Mais c'était dans sa chambre, même s'il lui arrivait de vouloir en sortir par la porte du placard, gue Monsieur Knott semblait le moins perdu, et se montrait sous son
meilleur
jour.
Samuel Beckett
Et la racine quatrième?
dit Monsieur Fitzwein, se piquant au jeu.
Louit répondit.
Et la racine cinquième?
dit Monsieur Fitzwein.
Ainsi de suite.
Rose et sombre, adieu et avé, s'affrontaient confondus, vainqueur, vaincu, vaincu, vain- queur, dans la vaste salle indifférente.
Et la racine treizième?
dit Monsieur Fitzwein.
Pitié!
dit Monsieur Magershon.
Vous dites?
dit Monsieur Fitzwein.
Pitié, dit Monsieur Mager- shon.
De quoi vous mêlez-vous?
dit Monsieur Fitzwein.
Messieurs messieurs, dit Monsieur MacStern.
Monsieur O'Meldon leva le nez de son papier et dit, Monsieur Louit, en examinant de près ces colonnes de chiffres j'ai pu cons- tater que l'une, ou colonne racines, ne comporte aucun nombre de plus de deux chiffres, et l'autre, ou colonne cubes,
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aucun de plus de six. Colonne cubes! s'écria Monsieur Mac- Stern. Qu'est-ce qui ne va pas maintenant? dit Monsieur Fitzwein. Comme c'est beau, dit Monsieur MacStern. Vous êtes d'accord, Monsieur L o u i t ? dit Monsieur O'Meldon. Je suis fermé à la musique, dit Louit. Je ne parle pas de ça, dit Monsieur O'Meldon. De quoi parleriez-vous? dit Mon- sieur Fitzwein. Je parle, dit Monsieur O'Meldon, d'une part de l'absence. dans l'une des colonnes, ou colonne raci- nes, de tout nombre de plus de deux chiffres, et de l'autre, dans l'autre, ou colonne cubes, de l'absence de tout nombre de plus de six chiffres. Est-ce que je me trompe, Monsieur Louit? Vous avez la liste sous les yeux, dit Louit. Colonne racines, c'est joli aussi, non? dit Monsieur de Baker. Oui, mais moins que colonne cubes, dit Monsieur MacStern. Peut- être, dit Monsieur de Baker, un peu moins peut-être, mais guère. Monsieur de Baker chanta :
Colonne cubes dit à colonnes racines, Que veux-tu boire, ma chère? Colonne cubes dit à colonne racines, Que veux-tu boire, ma chère? Colonne cubes dit à colonne racines, Que veux-tu boire, ma chère?
Je boirais bien un pot, dit colonne racines, De ton extrait mortuaire.
Hahahaha, haha, ha, hum, dit Monsieur de Baker. Pas d'autres questions, dit Monsieur Fitzwein, avant que je rentre me coucher? J'en soulevais une, dit Monsieur O'Mel- don, quand on m'a interrompu. Peut-être qu'il pourrait reprendre là où il s'est arrêté, dit Monsieur Magershon. La question que je soulevais, dit Monsieur O'Meldon, quand on m'a interrompu, est celle-ci : en examinant de près ces colonnes de chiffres j'ai pu constater que l'une, ou - . Il
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l'a déjà dit deux fois, dit Monsieur MacStern. Sinon trois, dit Monsieur de Baker. Monsieur Magershon dit, Reprenez là où vous vous êtes arrêté, non pas là où vous avez com- mencé. Ou êtes-vous comme la chenille de Darwin? La quoi de qui? dit Monsieur de Baker. La chenille de Darwin, dit Monsieur Magershon. Qu'est-ce qu'elle avait qui n'allait pas? dit Monsieur MacStern. Elle avait ceci, dit Monsieur Magershon, que lorsqu'elle filait son enveloppe, si on la dérangeait - . Sommes-nous ici pour parler chenilles ? dit Monsieur O'Meldon. Soulevez votre question pour l'amour
de Dieu, dit Monsieur Fitzwein, que j'aille retrouver ma femme. Il ajouta, Et mes enfants. La question que j'étais en train de soulever, dit Monsieur O'Meldon, quond on m'a si grossièrement interrompu, est celle-ci : si dans la colonne de gauche, ou colonne racines, il y avait des nombres non plus de deux chiffres au plus, mais de trois chiffres, voire de quatre chiffres, pour nous en tenir là, alors dans la colonne de droite, ou colonne cubes, il y aurait des nom- bres non plus de six chiffres au plus, mais de sept, huit, neuf, dix, onze, voire douze chiffres. Un silence s'ensuivit. Oui ou non, Monsieur Louit? dit Monsieur O'Meldon. C'est probable, dit Louit. Alors pourquoi, dit Monsieur O'Meldon, se penchant en avant et écrasant son poing sur la table, pourquoi n'yen a-t-il pas? Pourquoi n'y a-t-il pas q u o i ? dit Monsieur Fitzwein. Ce que je viens de dire, dit Monsieur O'Meldon. Pitié, dit Monsieur Magershon. C'est-à-dire P, dit Monsieur Fitzwein. Mon- sieur O'Meldon répondit, D'une part, dans l'une des colon- nes - . Ou colonne racines, dit Monsieur de Baker. Mon- sieur O'Meldon reprit, Des nombres de trois chiffres, voire de - . Pour nous en tenir là, dit Monsieur MacStern. Monsieur O'Meldon reprit, Et de l'autre; dans l'autre - . Ou colonne cubes, dit Monsieur Magershon. Monsieur O'Meldon reprit, Des nombres de sept - . Huit, dit Mon- sieur de Baker. Neuf, dit Monsieur MacStern. Dix, dit
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Monsieur Magershon. Onze, dit Monsieur de Baker. Voire Gouze, dit Monsieur MacStern. Chiffres, dit Monsieur Magers- shon. Pourquoi y en aurait-Il ? dit Monsieur Fitzwein. Petit à petit l'oiseau, dit Louit. Dois-je donc supposer, Monsieur Louit, dit Monsieur O'Meldon, que si je demandais à cet individu la racine cubique de mettons - il se pencha sur son papier - mettons neuf cent soixante-treize millions deux cent cinquante-deux mille deux cent soixante-et-onze, il ne serait pas capable de la fournir? Pas ce soir, dit Louit.
Ou, poursuivit Monsieur O'Meldon, consultant de nouveau son papier, Neuf cent quatre-vingt-dix-huit billions sept cents millions cent vingt-neuf mille neuf cent quatre-vingt- dix-neuf, par exemple. Pas en ce moment, une autre fois, dit Louit. Aha, dit Monsieur O'Meldon. Votre question est- elle soulevée à présent? dit Monsieur Fitzwein. Elle l'est, dit Monsieur O'Meldon. A la bonne heure, dit Monsieur Fitzwein. Vous nous expliquerez ça plus tard, dit Monsieur Magershon. Ou ai-je déjà vu ce visage? dit Monsieur Fitz- wein. Une dernière chose, dit Monsieur MacStern. Le soleil s'est couché, au ponant, dit Monsieur de Baker, tournant la tête, étendant le bras, dans cette direction. Alors les autres de se tourner aussi, pour fixer d'un long regard l'endroit où, voilà un instant à peine, le soleil était. Mais Monsieur de Baker, d'une brusque virevolte, désigna la direction oppo- sée, en disant, Pendant qu'au levant la nuit tombe, à grand" pas. Alors les autres de se retourner aussi, face à ces fenê- tres luisantes, au ciel gris foncé en bas, gris plus clair en haut. Car la nuit semblait moins tomber que se lever, tel un jour nouveau. Mais comme à la fosse, Monsieur Graves, à la fosse pas encore comblée, ou au véhicule s'ébranlant avec la bien-aimée, je dis bien, au véhicule s'ébranlant avec la bien-aimée, en soupirant ils s'arrachèrent lentement à la nuit enfin, et Monsieur Fitzwein se mit à rassembler vive- ment ses papiers, car dans cette lumière finissante il avait retrouvé l'endroit, l'endroit ancien où déjà il avait vu ce
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visage, puis se leva et quitta rapidement la salle (comme s'il avait pu quitter rapidement la salle sans se lever), suivi plus mollement de ses aides dans l'ordre suivant, d'abord Monsieur O'Meldon, puis Monsieur MacStern, puis Mon- sieur de Baker, et enfin Monsieur Magershon, au gré du hasard, ou d'une autre force quelconque. Puis Monsieur O'Meldon, s'attardant pour serrer la main à Louit, et pour appliquer une tape sur le crâne de Monsieur Nackybal, tape preste que sournoisement aussitôt il essuya sur le fond de son pantalon, fut rattrapé et dépassé, d'abord par Monsieur MacStern, puis par Monsieur de Baker, et enfin par Mon- sieur Magershon. Puis Monsieur MacStern, s'immobilisant pour mieux formuler cette dernière chose, fut rattrapé et dépassé, d'abord par Monsieur de Baker, puis par Monsieur Magershon. Puis Monsieur de Baker, se baissant pour renouer son lacet qui s'était défait, à la manière des lacets, fut rattrapé et dépassé par Monsieur Magershon qui conti- nua sur son erre, lent et solitaire, comme dans une histoire de Poe, vers la porte, et l'aurait assurément atteinte, et même franchie, sans une pensée subite qui le figea sur place, au milieu d'un pas, en équilibre précaire sur la plante gauche et les orteils droits, image même de la consternation bipède. Voilà donc renversé l'ordre dans lequel, à la suite de Mon- sieur Fitzwein, déjà sur l'impériale du tram numéro onze, ils s'étaient élancés, si bien que le premier était dernier, et Je dernier premier, et le deuxième troisième, et le troisième deuxième, et que là où l'on avait pu voir, par ordre de marche, Monsieur O'Meldon, Monsieur MacStern, Monsieur de Baker et Monsieur Magershon, on voyait maintenant, étonné, baissé, songeur, saluant, Monsieur Magershon, Mon- sieur de Baker, Monsieur MacStern et Monsieur O'Meldon. Mais à peine Monsieur o'Meldon, cessant de saluer, eut-tl repris sa marche vers Monsieur MacStern que Monsieur MacStern, cessant de songer, reprit sa marche, accompagné de Monsieur O'Meldon, vers Monsieur de Baker. Mais à
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peine Monsieur O'Me1don et Monsieur MacStern, ayant cessé le premier de saluer, le deuxième de songer, eurent- ils repris ensemble leur marche vers Monsieur de Baker que Monsieur de Baker, cessant de se baisser, reprit sa marche, accompagné de Monsieur O'Meldon et de Mon- sieur MacStern, vers Monsieur Magershon. Mais à peine Monsieur O'Meldon et Monsieur MacStern et Monsieur de Baker, ayant cessé le premier de saluer, le deuxième de songer, le troisième de se baisser, eurent-ils repris ensemble leur marche vers Monsieur Magershon que Monsieur Magers- shon, cessant de s'étonner, reprit sa marche, accompagné de Monsieur O'Meldon et de Monsieur MacStern et de Mon- sieur de Baker, vers la porte. Ainsi à travers la porte, après la coagulation de rigueur, les dérobades, les recu- lades, les écartades, les bousculades, et par le petit palier, et par le noble escalier, et jusque dans la cour débor- dante de nuit, un à un ils passèrent, Monsieur MacStern, Monsieur O'Meldon, Monsieur Magershon et Monsieur de Baker, dans cet ordre, selon les exigences du hasard, ou d'une autre puissance quelconque. Ainsi celui qui avait été en premier premier, et en deuxième dernier, main- tenant était deuxième, et celui qui avait été en premier deuxième, et en deuxième troisième, maintenant était pre- mier, et celui qui avait été en premier troisième, et en deu- xième deuxième, maintenant était dernier, et celui qui avait été en premier dernier, et en deuxième premier, maintenant était troisième. Et peu après Monsieur Nackybal se leva, remit ses vêtements de dessus et s'en alla. Et peu après Louit s'en alla. Et comme Louit descendait l'escalier il croisa l'appariteur Power, moins aigre-doux que doux-amer, qui montait. Et comme ils se croisaient l'appariteur ôta sa cas- quette et Louit sourit. Et bien leur en prit. Car si Louit n'avait souri, alors Power n'aurait pas ôté sa casquette, et si Power n'avait ôté sa casquette, alors Louit n'aurait pas souri. Mais ils se seraient croisés, chacun poursuivant sa
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voie, Louis vers le bas, Power vers le haut, l'un impassible, l'autre couvert. Or le lendemain - .
Mais ici Arthur parut se lasser de son histoire, car il quitta Monsieur Graves et rentra dans la maison. Watt s'en réjouit, car lui aussi était las, de l'histoire d'Arthur, qu'il avait écoutée avec la plus grande attention. Et c'est sans mentir qu'il pouvait dire, comme il le faisait longtemps après, que de tout ce qu'il avait vu et entendu, pendant son séjour chez Monsieur Knott, il n'avait rien vu aussi clairement, rien entendu aussi nettement, qu'Arthur et Monsieur Graves par cet après-midi doré, sur la pelouse, et Louit, et Monsieur Nackybal, et Monsieur O'Meldon, et Monsieur Magershon, et Monsieur Fitzwein, et Monsieur de Baker, et Monsieur MacStern, et tout ce qu'ils avaient fait, et tout ce qu'ils avaient dit. Il avait tout compris aussi, très bien, même s'il ne pouvait garantir l'exactitude des chiffres, qu'il ne s'était pas donné la peine de vérifier, n'ayant pas la bosse des raci-
nes. Et s'il ne rapportait pas mot pour mot les propos tenus par Arthur, par Louit, par Monsieur Nackybal et par les autres, il ne s'en fallait pas de beaucoup. Il y prit plaisir aussi, à cet incident, tant qu'il dura, plus qu'il n'en avait pris à rien, depuis longtemps, plus qu'avant longtemps à rien il n'allait en prendre. Mais il finit par s'en lasser et vit avec satisfaction Arthur s'interrompre, et s'en aller. Puis Watt descendit, de son mamelon, songeant combien il ferait bon de retrouver l'ombre fraîche de la maison, devant un verre de lait. Mais il répugnait, à vrai dire sans motif, à laisser Monsieur Knott tout seul dans le jardin. Puis il vit s'agiter les branches d'un arbre et Monsieur Knott qui des- cendait parmi elles, on aurait dit presque de branche en branche, de plus en plus bas, jusqu'à toucher terre. Puis Monsieur Knott se dirigea vers la maison et Watt lui emboîta le pas, enchanté de son après-midi, sur le mame-
lon, et savourant à l'avance le bon verre de lait froid qu'il allait boire, au frais, à l'ombre, dans un instant. Et Monsieur
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Graves restait seul, appuyé sur sa fourche, tout seul, pendant que les ombres s'allongeaient.
Watt apprit plus tard, de la bouche d'Arthur, que la narration de cette histoire, tant qu'elle dura, jusqu'à Ct: qu'Arthur s'en lasse, avait transporté Arthur loin de Mon- sieur Knott et de son domaine dont les mystères, la fixité, l'existence tout court, lui étaient par moments insupportables.
Arthur était bien brave, ouvert et sans malice, tout le contraire d'Erskine.
Dans un autre endroit, dit-il, à partir d'un autre endroit, peut-être qu'il aurait pu finir son histoire, révéler la véri- table identité de Monsieur Nackybal (de son vrai nom Tisler,
il pourrissait dans une chambre sur le canal), expliquer sa méthode d'extraction mentale et relater les forfaits de Louit, sa chute et son ascension, grâce au trafic du Bando.
Mais dans le domaine de Monsieur Knott, à partir du domaine de Monsieur Knott, cela ne lui était pas possible, à Arthur.
Car si Arthur s'arrêta au milieu de son histoire, et se tut, ce n'est pas vraiment qu'il fût las de son histoire, car il ne l'était pas vraiment, c'est qu'il éprouvait le désir de revenir. de quitter Louit et de revenir, à la maison de Monsieur Knott, à ses mystères, à sa fixité. Car en rester absent plus longtemps lui était insupportable.
Mais dans un autre endroit, à partir d'un autre endroit, peut-être qu'il n'aurait jamais commencé cette histoire.
Car un endroit et un seul, là où était Monsieur Knott, recélait dans ses mystères, dans sa fixité, de quoi pousser l'âme dehors, d'une telle poussée.
Mais s'il avait commencé, dans un autre endroit, à partir d'un autre endroit, à raconter cette histoire, alors il l'aurait probablement finie.
Car un endroit et un seul, là où était Monsieur Knott, avait l'étrange propriété de pouvoir, ayant d'une telle poussée poussé l'âme dehors, la rappeler à lui, d'un tel rappel.
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Watt prenait part à ce dilemme. N'avait-il pas lui aussi, au début, eu recours à de semblables faux-fuyants?
En avait-il fini à présent? Eh bien presque.
Fixité n'est pas le terme qu'il aurait employé.
Watt n'avait pas grand'chose àdire au sujet de la seconde
ou dernière période de son séjour chez Monsieur Knott.
Au cours de la seconde ou dernière période du séjour de Watt chez Monsieur Knott les renseignements glanés par
Watt, à ce sujet, étaient maigres.
De la nature de Monsieur Knott en particulier il conti-
nuait de tout ignorer.
Il y avait à cela de nombreuses et excellentes raisons dont
deux au moins semblaient à Watt dignes d'être relevées : d'une part la pénurie des matériaux proposés à ses sens, de l'autre l'altération de ceux-ci. Le peu qu'il y avait à voir, à entendre, à sentir, à goûter, à toucher, comme frappé de stupeur il le voyait, l'entendait, le sentait, le goûtait, le tou- chait.
Dans le vide feutré, l'ombre close, de la vaste pièce réser- vée à la jouissance de Monsieur Knott et de son serviteur, Monsieur Knott demeurait. Et cette ambiance le suivait dehors et allait avec lui, partout où il allait, dans la maison, dans le jardin, assombrissant tout, affadissant tout, assour- dissant tout, engourdissant tout, partout où il passait.
Les vêtements que portait Monsieur Knott, dans sa cham bre, par sa maison, parmi son jardin, étaient d'une grande diversité, d'une très grande diversité. Tantôt lourds, tantôt légers; tantôt habillés, tantôt négligés; tantôt sobres, tantôt voyants; tantôt décents, tantôt osés (son costume de bain sans jupette, par exemple). Et souvent il portait, au coin du feu, ou quand il errait par les chambres, les escaliers, les couloirs de sa demeure, un chapeau, ou une casquette, ou, emprisonnant son cheveu folâtre et rare, un filet. Et tout aussi souvent sa tête était nue.
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Quant à ses pieds, tantôt il avait à chacun une chaussette, ou à l'un une chaussette et à l'autre un bas, ou un brode- quin, ou un soulier, ou un chausson, ou une chaussette et un brodequin, ou une chaussette et un soulier, ou une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun un bas, ou à l'un un bas et à l'autre un, brodequin, ou un soulier, ou un chausson, ou une chaussette et un brodequin, ou une chaussette et un soulier, ou une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun un brodequin, ou à l'un un brodequin et à l'autre un soulier, ou un chausson, ou une chaussette et un brodequin, ou une chaussette et un soulier, ou une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à cha- cun un soulier, ou à l'un un soulier et à l'autre un chausson, ou une chaussette et un brodequin, ou une chaussette et un soulier, ou une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun un chausson, ou à l'un un chausson et à l'autre une chaussette et un brodequin, ou une chaussette et un soulier, ou une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun une chaussette et un brode- quin, ou à l'un une chaussette et un brodequin et à l'autre
une chaussette et un soulier, ou une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un sou- lier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun une chaussette et un soulier, ou à l'un une chaussette et un soulier et à l'autre une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un sou- lier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il
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avait à chacun une chaussette et un chausson, ou à l'un une chaussette et un chausson et à l'autre un bas et un brode- quin, ou un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun un bas et un brode- quin, ou à l'un un bas et un brodequin et à l'autre un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun un bas et un soulier, ou à l'un un bas et un soulier et à l'autre un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun un bas et un chausson, ou à l'un un bas et un chausson et à l'autre rien du tout. Et tantôt il allait pieds nus.
Penser, quand on n'est plus jeune, quand on n'est pas encore vieux, qu'on n'est plus jeune, qu'on n'est pas encore vieux, ce n'est peut-être pas rien. Faire une pause, vers la fin de sa journée de trois heures, et considérer : l'aise tou-
jours plus sombre, la peine toujours plus claire; le plaisir là encore parce qu'il fut, la douleur là déjà parce qu'elle sera; l'acte joyeux devenu volontaire, en attendant de se faire acharné; le halètement, le tremblement, vers l'être révolu, devant l'être à venir; et le vrai qui ne l'est plus, et le faux qui ne l'est pas encore. Et décider de ne pas sourire après tout, assis à l'ombre à écouter les cigales, à réclamer la nuit, à réclamer le matin, à écouter le murmure, Non, ce n'est pas le cœur, non, ce n'est pas le foie, non, ce n'est pas la prostate, c'est musculaire, c'est nerveux. Puis la rage s'achève, ou elle continue, et l'on est au fond du trou, au- delà du désir du désir, de l'horreur de l'horreur, au fin fond du trou, au pied de toutes les pentes enfin, des chemins qui montent, des chemins qui descendent, et libre, libre enfin,
pour un instant libre enfin, rien enfin.
Mais quoi qu'il choisît en se levant, car minuit le voyait
toujours en chemise de nuit, quoi qu'il choisît alors, pour sa tête, pour son corps, pour ses pieds, il n'y touchait plus, mais le gardait toute la journée, dans sa chambre, par sa mai- son, parmi son jardin, jusqu'au moment où il mettait sa che-
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mise de nuit, une fois de plus. Oui, pas question de toucher au moindre bouton, pour le boutonner ou le déboutonner, sauf nécessité naturelle, et là il ne boutonnait jamais, depuis le moment où il mettait ses vêtements, en les ajustant à sa convenance, jusqu'au moment où il les enlevait, encore une fois. Si bien qu'il n'était pas rare de le voir, dans sa cham- bre, par sa maison, parmi son jardin, en tenue bizarre et hors de saison, comme s'il n'avait pas conscience du temps qu'il faisait, ou de l'époque de l'année. Et le voir quelque- fois ainsi, nu-pieds et accoutré pour le canotage, dans la neige, dans la gadoue, dans la bise glaciale de l'hiver, ou, l'été revenu, au coin du feu, chargé de fourrures, c'était se demander, Cherche-t-il à savoir de nouveau ce que c'est, le froid, le chaud? Mais c'était là une impertinence anthropo- morphique de courte durée.
Car sauf, primo, d'être sans besoin et, secundo, d'un témoin de son absence de besoin, Monsieur Knott n'avait besoin de rien, pour autant que Watt pût en juger.
S'il mangeait, et il mangeait copieusement; s'il buvait, et il buvait abondamment; s'il dormait, et il dormait pro- fondément; s'il faisait autre chose, et il faisait autre chose régulièrement, ce n'était pas par besoin de nourriture, ou de boisson, ou de sommeil, ou d'autre chose, non, mais par besoin d'être sans besoin, à tout jamais sans besoin, de nourriture, de boisson, de sommeil et d'autre chose.
Ce fut là, de la part de Watt, sur le compte de Monsieur Knott, la première conjecture non dépourvue d'intérêt.
Et Monsieur Knott n'ayant besoin de rien sinon, primo, d'être sans besoin et, secundo, d'un témoin de son absence de besoin, sur lui-même ne savait rien. D'où son besoin d'un témoin, non pas aux fins de savoir, non, mais aux fim de ne pas cesser.
Ce fut là, sur le compte de Monsieur Knott, de la part de Watt, la seconde et dernière hypothèse pas entièrement gratuite.
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Hésitantes, défaillantes d'incertitude, elles franchirent à peine ses lèvres.
Son ton habituel était celui de l'assurance.
Mais quelle sorte de témoin était Watt, dont la vue décli- nait, l'ouïe baissait, et même les sens autrement intimes laissaient sérieusement à désirer?
Un témoin tout besoin, tout insuffisance.
Pour mieux témoigner et plus mal.
Pour en tant que besoin témoigner de son absence.
Pour en tant qu'insuffisance en témoigner mal.
Pour gue sans jamais cesser Monsieur Knott aille sans
cesse cessant.
Tel semblait être le système.
Quand Monsieur Knott circulait par sa maison il le faisait
comme quelqu'un étranger aux lieux, tâtonnant à des portes immémorialement condamnées, regardant étonné par les fenêtres, trébuchant dans le noir de toujours, errant partout à la recherche des toilettes, se figeant perplexe au pied de l'escalier, se figeant perplexe en haut de l'escalier.
Quand Monsieur Knott circulait parmi son jardin il le faisait comme que1gu'un ignorant de ses beautés, tombant en arrêt devant les arbres, devant les fleurs, devant les buis- sons, devant les légumes, comme si leur création, ou la sienne, avait eu lieu dans la nuit.
Mais c'était dans sa chambre, même s'il lui arrivait de vouloir en sortir par la porte du placard, gue Monsieur Knott semblait le moins perdu, et se montrait sous son meilleur jour. \
Ici il se tenait immobile. Debout. Assis. A genoux. Cou- ché. Ici il allait et venait. De la porte à la fenêtre, de la fenêtre à la porte; de la fenêtre à la porte, de la porte à la fenêtre; du feu au lit, du lit au feu; du lit au feu, du feu au lit; de la porte au feu, du feu à la porte; du feu à la porte, de la porte au feu; de la fenêtre au lit, du lit à la fenêtre; du lit à la fenêtre, de la fenêtre au lit; du
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feu à la fenêtre, de la fenêtre au feu; de la fenêtre au feu, du feu à la fenêtre; du lit à la porte, de la porte au lit ; de la porte au lit, du lit à la porte; de la porte à la fenêtre, de la fenêtre au feu ; du feu à la fenêtre, de la fenêtre à la porte; de la fenêtre à la porte, de la porte au lit ; du lit à la porte, de la porte à la fenêtre; du feu au lit, du lit à la fenêtre; de la fenêtre au lit, du lit au feu; du lit au feu, du feu à la porte'; de la porte au feu, du feu au lit; de la porte à la fenêtre, de la fenêtre au lit; du lit à la fenêtre, de la fenêtre à la porte; de la fenêtre à la porte, de la porte au feu; du feu à la porte, de la porte à la fenêtre; du feu au lit, du lit à la porte; de la porte au lit, du lit au feu; du lit au feu, du feu à la fenêtre; de la fenêtre au feu, du feu au lit; de la porte au feu, du feu à la fenêtre; de la fenêtre au feu, du feu à la porte; de la fenêtre au lit, du lit à la porte; de la porte au lit, du lit à la fenêtre; du feu à la fenêtre, de la fenêtre au lit ; du lit à la fenêtre, de
la fenêtre au feu; du lit à la porte, de la porte au feu; du feu à la porte, de la porte au lit.
Cette chambre était meublée solidement et avec sobriété.
Ce mobilier solide et sobre était soumis par Monsieur Knott à de fréquents changements de position, tant absolus que relatifs. Ainsi il n'était pas rare de voir le dimanche la commode debout près du feu, et la coiffeuse pieds en l'air près du lit, et la table de nuit sur le ventre près de la porte, et la table de toilette sur le dos près de la fenê- tre; et le lundi la commode sur le dos près du lit, et la coiffeuse sur le ventre près de la porte, et la table de nuit sur le dos près de la fenêtre, et la table de toilette debout près du f e u ; et le mardi la commode sur le ventre près de la porte, et la coiffeuse sur le dos près de la fenêtre, et la table de nuit debout près du feu, et la table de toi- lette pieds en l'air près du lit; et le mercredi la commode sur le dos près de la fenêtre, et la coiffeuse debout près du feu, et la table de nuit pieds en l'air près du lit, et
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la table de toilette sur le ventre près de la porte; et le jeudi la commode sur le flanc près du feu, et la coiffeuse debout près du lit, et la table de nuit pieds en l'air près de la porte, et la table de toilette sur le ventre près de la fenêtre; et le vendredi la commode debout près du lit, et la coiffeuse pieds en l'air près de la porte, et la table
de nuit sur le ventre près de la fenêtre, et la table de toi- lette sur le flanc près du f e u ; et le samedi la commode pieds en l'air près de la porte, et la coiffeuse sur le ventre près de la fenêtre, et la table de nuit sur le flanc près du feu, et la table de toilette debout près du lit; et le dimanche suivant la commode sur le ventre près de la fenêtre, et la coiffeuse sur le flanc près du feu, et la table de nuit debout près du lit, et la table de toilette pieds en l'air près de la porte; et le lundi suivant la commode sur le dos près du feu, et la coiffeuse sur le flanc près du lit, et la table de nuit debout près de la porte, et la table de toilette pieds
en l'air près de la fenêtre; et le mardi suivant la commode sur le flanc près du lit, et la coiffeuse debout près de la porte, et la table de nuit pieds en l'air près de la fenêtre, et la table de toilette sur le dos près du feu; et le mercredi suivant la commode debout près de la porte, et la coif- feuse pieds en l'air près de la fenêtre, et la table de nuit sur le dos près du feu, et la table de toilette sur le flanc près du lit; et le jeudi suivant la commode pieds en l'air
près de la fenêtre, et la coiffeuse sur le dos près du feu, et la table de nuit sur le flanc près du lit, et la table de toilette debout près de la porte ; et le vendredi suivant la commode sur le ventre près du feu, et la coiffeuse sur le dos près du lit, et la table de nuit sur le flanc près de la porte, et la table de toilette debout près de la fenêtre; et le samedi suivant la commode sur le dos près du lit, et la
coiffeuse sur le flanc près de la porte, et la table de nuit debout près de la fenêtre, et la table de toilette sur le ventre près du f e u ; et le dimanche suivant la commode
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sur le flanc près de la porte, et la coiffeuse debout près de la fenêtre, et la table de nuit sur le ventre près du feu, et la table de toilette sur le dos près du lit; et le lundi suivant la commode debout près de la fenêtre, et la coif- feuse sur le ventre près du feu, et la table de nuit sur le dos près du lit, et la table de toilette sur le flanc près de la porte; et le mardi suivant la commode pieds en l'air près du feu, et la coiffeuse sur le ventre près du lit, et la table de nuit sur le dos près de la porte, et la table de toilette sur le flanc près de la fenêtre; et le mercredi suivant la commode sur le ventre près du lit, et la coif- feuse sur le dos près de la porte, et la table de nuit sur le flanc près de la fenêtre, et la table de toilette pieds
en l'air près du feu; et le jeudi suivant la commode sur le dos près de la porte, et la coiffeuse sur le flanc près de la fenêtre, et la table de nuit pieds en l'air près du feu, et la table de toilette sur le ventre près du lit; et le vendredi suivant la commode sur le flanc près de la fenêtre, et la coiffeuse pieds en l'air près du feu, et la table de nuit sur le ventre près du lit, et la table de toi- lette sur le dos près de la porte, par exemple, pas du tout rare, pour considérer seulement, sur une période de vingt jours seulement, la commode, la coiffeuse, la table de nuit et la table de toilette, et leurs pieds, leurs ventres, leurs dos et leurs flancs non précisés, et le feu, le lit, la porte et la fenêtre, pas du tout rare.
Car les sièges aussi, pour ne parler que des sièges aussi, voyageaient sans cesse.
Car les encoignures aussi, pour ne parler que des encoi- gnures aussi, étaient rarement dégagées.
Seul le lit donnait l'illusion de la fixité, le lit si sobre, le lit si solide, qu'il en était rond, et vissé au sol.
La tête de Monsieur Knott, les pieds de Monsieur Knott, à raison d'un déplacement de près d'un degré par nuit, bouclaient en douze mois le tour de cette couche
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solitaire. Son coccyx aussi, et appareil adjacent, accomplis- saient leur petite révolution annuelle, comme en faisaient foi les draps (changés régulièrement à la Saint-Lazare) et même le matelas.
Des étranges agissements dans les étages, qui avaient tant préoccupé Watt pendant son séjour au rez-de-chaussée, nulle explication ne se présentait. Mais ils ne le préoccu- paient plus.
De temps en temps Monsieur Knott disparaissait de sa chambre, laissant Watt tout seul. Un moment il était là, le moment d'après envolé. Mais Watt en ces occasions, à l'en- contre d'Erskine, ne se sentait pas tenu de partir à sa recher- che, dans les étages et au rez-de-chaussée, massacrant de ses pas le silence de la maison et importunant son collègue dans la cuisine, non, mais il demeurait tranquillement à sa place, ni tout à fait endormi, ni tout à fait éveillé, en atten- dant que Monsieur Knott revînt.
Watt ne souffrait ni de la présence de Monsieur Knott, ni de son absence. Quand il était avec lui il était content d'être avec lui, quand il était loin de lui il était content d'être loin de lui. Jamais avec soulagement, jamais à regret, il ne le quittait le soir, ni le matin ne le retrouvait.
Cette ataraxie s'étendait à la maison tout entière, au jardin de plaisance, au potager et bien sûr à Arthur.
De sorte que, venu pour Watt le moment du départ, il gagna la grille le plus sereinement du monde.
Mais il n'était pas plus tôt sur la voie publique qu'il fondit en larmes. Il se voyait encore, planté là, tête basse, un sac à chaque main, et ses larmes qui dégouttaient lentes et avares, pour se répandre sur la chaussée qui venait d'être refaite. Il n'aurait pas cru possible une chose pareille, s'il n'y avait assisté, De cette effusion, la source partie, il esti- mait que la route avait dû garder des traces pendant deux minutes au moins, sinon trois. Encore heureux que le temps fût au sec.
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La chambre de \Vatt ne recélait aucun indice. C'était un réduit sordide et, quoique Watt ne fût pas exactement sale de sa personne, malodorant. L'unique fenêtre avait une belle vue sur un champ de courses. La peinture, ou reproduction
en couleurs, ne livrait rien de plus. Au contraire, plus le temps passait, moins elle avait de sens.
De la voix de Monsieur Knott il n'y avait rien à tirer. Entre Monsieur' Knott et Watt, aucune conversation. Il arrivait à Monsieur Knott, sans raison apparente, d'ouvrir la bouche pour chanter. Il usait de tous les registres mâles, de la basse au ténor, avec un bonheur égal. Il ne chantait pas bien, à l'avis de Watt, mais Watt avait entendu de pires chanteurs. La musique de ces chants était d'une monotonie extrême. Car à part de temps en temps une échappée dis- cordante, aussi bien vers le haut que vers le bas, de la
valeur d'une dixième, et même d'une onzième, la voix ne quittait plus la note sur laquelle, l'ayant choisie pour com- mencer, elle semblait contrainte de continuer, et finalement de conclure. Quant aux paroles de ces chants de deux choses l'une, ou bien elles ne signifiaient rien, ou bien elles déri- vaient d'un idiome auquel Watt, linguiste plus que passable, n'avait pas accès. L'a ouvert prédominait, avec les explosives k et g. A noter aussi que Monsieur Knott parlait souvent tout seul, avec des accents et des gestes aussi variés que
véhéments, mais le tout si bas que Watt ne percevait, de ses oreilles déficientes, qu'un babil confus et sauvage, dépourvu de sens. C'était là un bruit dont Watt finit par être très friand. Non qu'il fût triste quand il s'arrêtait, ni heureux quand il reprenait, non, mais tant qu'il durait il se sentait réjoui, comme par la pluie sur les bambous, ou même sur les joncs, comme par la terre contre les vives eaux, vouées à cesser, vouées à revenir. Monsieur Knott était sujet aussi à de solitaires éjaculations dactyliques d'une rare vigueur, assorties de spasmes des membres. Revenaient le plus sou- vent : Exelmans! Cavendish! Habbakuk! Ecchymose!
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Sur la question si importante de l'aspect physique de Monsieur Knott Watt n'avait malheureusement rien à dire, ou si peu. Car un jour il pouvait être grand, gros, pâle et brun, et le lendemain sec, petit, rougeaud et blond. et le lendemain râblé, moyen, jaune et roux, et le lendemain petit, gros, pâle et blond, et le lendemain moyen, rougeaud, sec et roux, et le lendemain grand, jaune, brun et râblé, et le lendemain gros, moyen, roux et pâle, et le lendemain grand, sec, brun et rougeaud, et le lendemain petit, blond, râblé et jaune, et le lendemain grand, roux, pâle et gros, et le lendemain sec, rougeaud, petit et brun, et le lendemain blond, râblé, moyen et jaune, et le lendemain brun, petit, gros et pâle, et le lendemain blond, moyen, rougeaud et sec, et le lendemain râblé, roux, grand et jaune, et le lendemain pâle, gros, moyen et blond, et le lendemain rougeaud, grand, sec et roux, et le lendemain jaune, petit, brun et râblé, et le lendemain gros, rougeaud, roux et grand, et le lendemain brun, sec, jaune et petit, et le lendemain blond, pâle, râblé et moyen, et le lendemain brun, rougeaud, petit et gros, et le lendemain sec, blond, jaune et moyen, et le lendemain pâle, râblé, roux et grand, et le lendemain rou- geaud, blond, gros et moyen, et le lendemain jaune, roux, grand et sec, et le lendemain râblé, petit, pâle et brun, et le lendemain grand, gros, jaune et blond, et le lendemain petit, pâle, sec et roux, et le lendemain moyen, rougeaud, brun et râblé, et le lendemain gros, petit, roux et jaune, et le lendemain moyen, sec, brun et pâle, et le lendemain grand, blond, râblé et rougeaud, et le lendemain . noyen, brun, jaune et gros, et le lendemain sec, pâle, grand et blond, et le lendemain roux, râblé, petit et rougeaud, et
le lendemain brun, grand, gros et jaune, et le lendemain blond, petit, pâle et sec, et le lendemain râblé, roux, moyen et rougeaud, et le lendemain jaune, gros, petit et blond, et le lendemain pâle, moyen, sec et lOUX, et le lendemain rou- geaud, grand, brun et râblé, et le lendemain gros, jaune,
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roux et moyen, et le lendemain brun, sec, pâle et grand, et le lendemain blond, rougeaud, râblé et petit, et le lende- main roux, jaune, grand et gros, et le lendemain sec, brun, pâle et petit, et le lendemain rougeaud, râblé, blond et moyen, et le lendemain jaune, brun, gros et petit, et le len- demain pâle, blond, moyen et sec, et le lendemain râblé, grand, rougeaud et roux, et le lendemain moyen, gros, jaune et blond, et le lendemain grand, pâle, sec et roux, et le lendemain petit, rougeaud, brun et râblé, et le lendemain gros, grand, blond et pâle, et le lendemain petit, sec, roux et rougeaud, et le lendemain moyen, brun, râblé et jaune, et le lendemain petit, roux, pâle et gros, et le lendemain
sec, rougeaud, moyen et brun, et le lendemain blond, râblé, grand et jaune, et le lendemain brun, moyen, gros et pâle, et le lendemain blond, grand, rougeaud et sec, et le lende- main râblé, roux, petit et jaune, et le lendemain rougeaud, gros, grand et blond, et le lendemain jaune, petit, sec et roux, et le lendemain pâle, moyen, brun et râblé, et le len- demain gros, rougeaud, roux et petit, et le lendemain brun, sec, jaune et moyen, et le lendemain blond, pâle, râblé et grand, et le lendemain brun, rougeaud, moyen et gros, et le lendemain sec, blond, jaune et grand, et le lendemain pâle, râblé, roux et petit, et le lendemain rougeaud, brun, gros et grand, et le lendemain jaune, blond, petit et sec,
et le lendemain râblé, moyen, pâle et roux, et le lendemain petit, gros, rougeaud et blond, et le lendemain moyen, jaune, sec et roux, et le lendemain grand, pâle, brun et râblé, et le lendemain gros, moyen, roux et rougeaud, et le lende- main grand, sec, brun et jaune, et le lendemain petit, blond, râblé et pâle, du moins Watt en avait l'impression, pour ne parler que de la taille, de la corpulence, du teint et des cheveux.
Car changeaient en outre tous les jours, quant au port, à l'expression, à la forme, à la taille, les pieds, les jambes, les mains, les bras, la bouche, le nez, les yeux, les oreilles,
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pour ne parler que des pieds, des jambes, des mains, des bras, de la bouche, du nez, des yeux, des oreilles, et du port, de l'expression, de la forme, de la taille.
Car le maintien, la voix, l'odeur, la coiffure étaient rare- ment les mêmes d'un jour à l'autre, pour ne parler que du maintien, de la voix, de l'odeur, de la coiffure.
Car la façon de graillonner, la façon de cracher, était sujette à des fluctuations journalières, pour ne considérer que la façon de graillonner, la façon de cracher.
Car le rot n'était jamais pareil deux jours de suite, pour se borner au rot.
Watt n'avait aucune part à ces transformations et ignorait à quel moment du jour ou de la nuit elles pouvaient bien s'effectuer. Il soupçonnait toutefois qu'elles s'effectuaient entre minuit, heure à laquelle Watt terminait sa journée en aidant Monsieur Knott à se glisser, d'abord dans sa che- mise de nuit (1), ensuite dans son lit, et les huit heures du matin, heure à laquelle Watt commençait sa journée en aidant Monsieur Knott à s'extraire, d'abord de son lit,
ensuite de sa chemise de nuit. Car si Monsieur Knott avait modifié ses dehors pendant les heures de service de Watt, alors il aurait difficilement pu le faire sans attirer l'atten- tion de Watt, sinon à l'instant même, du moins dans les heures qui suivaient. Ainsi Watt soupçonnait que c'était
1. Pour la gouverne du lecteur attentif, en peine de comprendre comment cette routine de la chemise de nuit, sans cesse revêtue et dépouillée, ne finit pas par révéler à Watt le véritable aspect de Mon- sieur Knotr, il n'est peut-être pas superflu de signaler ici que l'altitude de Monsieur Knott envers la chemise de nuit n'était pas celle généralement reçue. Car il ne suivait pas l'exemple de la plupart des hommes, et de bon nombre de femmes, qui la nuit venue, avant de revêtir leurs vête- ments de nuit, retirent leurs vêtements de jour, et derechef quand le matin revient, encore une fois, ne songent pas à revêtir leurs vêtements de jour avant d'avoir retiré leurs vêtements de nuit défraîchis, non, mais il se couchait ses vêtements de nuit par-dessus ses vêtements de jour et se levait ses vêtements de jour par-dessous ses vêtements de nuir.
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au plus profond de la nuit, où le risque d'être dérangé . était minime, que Monsieur Knott organisait son extérieur pour la journée à venir. Et ce qui contribuait à renforcer ce soup- çon dans le cœur de W a t t était ceci, que lorsque, passé minuit, ne pouvant ou ne voulant pas dormir, il se levait et allait à la fenêtre, pour regarder les étoiles qu'il avait si bien connues, et jusqu'à leurs noms, à l'époque où il se mourait à Londres, et pour respirer l'air de la nuit, et pour écouter les rumeurs de la nuit dont il était toujours très amateur, il voyait quelquefois qui pâlissait l'obscurité, grisaillait les feuilles et, quand il pleuvait, argentait la pluie, entre lui et le sol un faisceau de lumière blanche.
Aucun des gestes de Monsieur Knott ne pouvait passer pour caractéristique sinon peut-être celui qui consistait en l'obturation simultanée des cavités de la face, les pouces dans la bouche, les index dans les oreilles, les auriculaires dans les narines, les annulaires dans les yeux et les majeurs, aptes en temps de crise à activer la cérébration, posés contre les tempes. Mais c'était là moins un geste qu'une attitude, soutenue par Monsieur Knott pendant de longs moments, sans gêne apparente.
Watt avait remarqué d'autres traits chez Monsieur Knott, d'autres petits tours, petits tours pour tuer les petits jours, et aurait pu les rapporter s'il avait voulu, s'il n'avait pas été las, si las, après tout ce qu'il avait rapporté déjà, las d'ajouter, las de retrancher, aux mêmes vieilleries les mêmes vieilleries.
Mais il ne pouvait supporter que nous nous séparions, pour ne plus jamais nous voir (ici bas), et moi dans l'igno- rance de comment Monsieur Knott s'y prenait pour chausser ses brodequins, ou ses souliers, ou ses chaussons, ou son brodequin et son soulier, ou son brodequin et son chausson, ou son soulier et son chausson, quand cela lui arrivait, car il lui arrivait aussi de ne chausser qu'un brodequin, qu'un soulier, qu'un chausson, sans plus. Détachant donc ses
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mains de mes épaules, et les attachant à mes poignets, il raconta comment Monsieur Knott, quand il sentait le moment venu, prenait soudain un air rusé et commençait en douceur à se couler vers les brodequins, vers les souliers, vers les chaussons, vers le brodequin et le soulier, vers le brodequin et le chausson, vers le soulier et le chausson, tout doucement en tapinois mine de rien de plus en plus près du râtelier où ils étaient rangés, jusqu'à en être assez près pour pouvoir bing, d'un bond, s'en saisir. Et alors pendant qu'il en mettait un, le brodequin noir, le soulier marron, le chausson noir, le brodequin marron, le soulier noir, le chausson marron, à un pied, il tenait l'autre serré dans la main, de peur qu'il ne se sauve, ou le mettait dans sa poche, ou mettait le pied dessus, ou l'enfermait dans un tiroir, ou le serrait dans ses dents, jusqu'au moment de le mettre à l'autre pied.
Pour continuer donc, quand il m'eut dit tout cela, alors il dégagea mes mains de ses épaules et repassa à reculons par la brèche de son parc à lui, me laissant seul, n'ayant pour le suivre que mes tristes yeux, cette dernière fois après tant et tant de fois, pour le suivre qui allait trébu- chant, par l'herbe folle où les grandes ombres se tordaient, à reculons vers son pavillon. Et souvent il se heurtait aux troncs des arbres, et dans l'enchevêtrement du sous-bois se prenait le pied, et s'étalait par terre, sur le dos, sur le ventre, sur le flanc, ou dans un grand fouillis de ronces, ou d'épines, ou de chardons, ou d'orties. Mais toujours il se relevait et repartait sans murmure, vers son pavillon, si bien que je finis par ne plus le voir, mais seuls les trem- bles. Et montant des pavillons invisibles, du sien, du mien, où déjà on apprêtait le dîner, les fumées s'en allaient au gré du vent, tantôt loin l'une de l'autre, mais tantôt ensem- ble, pour s'évanouir confondues.
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IV
De même que Watt raconta le début de son histoire, non pas primo, mais secundo, de même tertio, et non pas quarto, il en raconta maintenant la fin. Deux, un, quatre, trois, voilà l'ordre dans lequel Watt raconta son histoire. Les quatrains héroïques ne sont pas autrement élaborés.
De même que Watt arriva, de même maintenant il s'en alla, la nuit, qui couvre tout de son manteau, surtout par temps couvert.
Il lui semblait que c'était l'été, car l'air n'était pas exac- tement froid. De même qu'à son arrivée, de même main- tenant à son départ, ça semblait être une douce nuit d'été Et elle venait à la fin d'une journée pareille aux autres journées. Pareille pour Watt. Car de Monsieur Knott ij ne pouvait répondre.
Dans la chambre, passablement éclairée par la lune, et par de nombreuses étoiles, Monsieur Knott se tenait à peu près comme d'habitude apparemment, couché, à genoux, assis et debout, circulait, poussait ses cris, marmonnait et se taisait. Et à côté de la fenêtre ouverte Watt assis, comme c'était son habitude quand le temps était . propice , entendait confusément les premières rumeurs de la nuit, voyait con- fusément les premiers feux de la nuit, tant humains que célestes.
A dix heures ce furent les pas, de plus en plus forts,
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de plus en plus faibles, dans l'escalier, sur le palier, dans l'escalier de nouveau, et par la porte ouverte la lumière, de l'obscurité lentement émergeant, dans l'obscurité len- tement se perdant, les pas d'Arthur, la lumière du pauvre Arthur, qui montait petit à petit vers son repos, à son heure habituelle.
A onze heures la chambre s'obscurcit, la lune montante s'étant cachée derrière un arbre. Mais l'arbre était petit, et l'ascension de la lune rapide, de sorte que cette éclipse dura peu, et cette enténébration.
De même qu'à la faveur des pas, de la lumière, crois- sant, décroissant, Watt sut qu'il était dix heures, de même il sut, quand la chambre s'obscurcit, qu'il était onze heures: environ .
Mais quand il jugea qu'il était minuit , environ , et une fois Monsieur Knott introduit, d'abord dans sa chemise de nuit, ensuite dans son lit , alors W a t t descendit à la cuisine, comme chaque nuit il le faisait, boire son dernier verre de lait, fumer son dernier quart de cigare.
Mais dans la cuisine un étranger était assis, à la lueur du fourneau mourant, sur une chaise.
Watt demanda à cet homme qui il était et comment il avait fait pour entrer dans la maison. Il sentait que c'était là son devoir.
Je m'appelle Micks, dit l'étranger. A un moment donné j'étais dehors, le moment d'après dedans.
Ainsi le moment était venu. Watt souleva de dessus le verre le disque de liège et but. Le lait tournait. Il alluma son quart de cigare et en tira une bouffée. C'était un cigare inférieur.
Je viens de - , dit Monsieur Micks, et il célébra l'endroit d'où il venait. Je suis né à - , dit-il, et le site et les cir- constances de son éjection furent divulgués. Mes chers parents, dit-il, et Monsieur et Madame Micks, couple héroï- que sans précédent dans les annales de la fornication claus-
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trale, envahirent la cuisine. Il dit encore, A l'âge de quinze ans, Mon épouse bien-aimée, Mon chien bien-aimé, Jusqu'à ce qu'enfin. Heureusement que Monsieur Micks n'avait pas d'enfants.
Watt écouta un moment, car la voix ne manquait pas de suavité. Les fricatives en particulier étaient plaisantes. Mais comme sur le chemin du proscrit une musique de nuit, ainsi s'éloigna la voix de Micks, la voix plaisante du pauvre Micks, et se perdit, dans le tumulte muet de la lamentation intérieure.
Ayant bu son lait et fumé son cigare, jusqu'à s'en brûler les lèvres, Watt quitta la cuisine. Mais peu après il réappa- rut, devant Micks, un petit sac dans chaque main, soit deux petits sacs en tout.
Watt préférait, quand il voyageait, deux petits sacs à un grand sac. Il préférait même, quand il se déplaçait, deux petits sacs, un dans chaque main, à un petit sac, tantôt dans une main, tantôt dans l'autre. Aucun sac, ni grand ni petit, ni dans une main ni dans l'autre, c'est ce qu'il aurait préféré à tout, cela va de soi, quand il prenait la route. Mais alors que seraient devenus ses effets, ses objets de toilette, son linge de rechange?
L'un de ces sacs était la gibecière déjà évoquée peut- être. Au mépris des courroies et des boucles dont elle était généreusement pourvue, Watt la tenait par l'oreille, à la manière d'un sac de sable.
L'autre de ces sacs était une autre gibecière, semblable en tous points à la première. Elle aussi Watt la tenait par l'oreille, à la manière d'un gourdin.
Ces deux sacs étaient aux trois quarts vides.
Watt portait un grand manteau, encore vert par endroits. Ce manteau, la dernière fois que Watt l'avait pesé, pesait entre quinze et seize livres, poids commerce, Watt en avait la certitude, pour être monté sur la bascule, d'abord avec le manteau, puis sans le manteau, laissé en tas par terre, à
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ses pieds. Mais il y avait longtemps de cela et le manteau avait pu prendre du poids, comme il avait pu en perdre, entre-temps. Ce manteau était si long que le pantalon de Watt, qu'il portait très flottant afin de dissimuler la forme de ses jambes, en était dérobé à la vue. Ce manteau était d'un âge très respectable, pour un manteau de son espèce, ayant été acheté d'occasion, pour une somme dérisoire, à une veuve méritante, par le père de Watt à une époque où le père de Watt était encore jeune et l'automobile dans
son enfance encore, c'est-à-dire quelque soixante-dix ans plus tôt. Ce manteau n'avait jamais, depuis lors, à aucun moment été lavé, sinon imparfaitement par la pluie, et la neige, et la grêle, et bien entendu par d'occasionnelles et fugitives immersions dans les eaux du canal, ni nettoyé à sec, ni retourné, ni brossé, et c'est sans doute à ces pré- cautions qu'il devait d'être resté, sinon entier, du moins un. L'étoffe de ce manteau, quoique abondamment éraflée et meurtrie, surtout par derrière, était si épaisse, si résistante, qu'elle restait exempte de perforation, au sens strict du terme, et que sa trame n'était nulle part mise à nu sinon à l'endroit du séant, et des coudes. Ce manteau se boutonnait encore, d'un bout à l'autre du devant, au moyen de treize boutons très divers quant à la forme et à la couleur, mais
sans exception assez volumineux pour rester, une fois bou- tonnés, boutonnés. Tout en haut dans la fente à fleur lan- guissaient les restes d'un chrysanthème artificiel lie-de-vin. Des débris de velours s'accrochaient au col. Les basques n'étaient pas fendues.
Watt portait, sur la tête, un feutre rigide, de couleur poivre. Cet excellent chapeau avait appartenu à son grand- père qui l'avait ramassé sur un champ de courses, là où il gisait à même le sol, et ramené à la maison. De moutarde alors, il était devenu poivre.
Il était à remarquer que les couleurs, d'une part de ce manteau, de l'autre de ce chapeau, se rapprochaient de plus
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en plus l'une de l'autre, avec chaque lustre qui passait. Et pourtant quelle différence à leurs débuts! L'un vert! L'autre jaune! Ainsi le veut le temps qui éclaircit le sombre, assombrit le clair.
Il était à prévoir qu'une fois leur jonction faite ils n'en resteraient pas là, non, mais qu'ils continueraient à vieillir, chacun selon sa loi, jusqu'à ce que le manteau soit jaune, le chapeau vert, et qu'ensuite, franchis les derniers parallèles, l'un pâlissant, l'autre fonçant, ils finissent par cesser, le manteau d'être manteau, le chapeau d'être chapeau. Car ainsi le préfère le temps.
Watt portait, aux pieds, un brodequin jaune et un soulier par bonheur jaunâtre aussi. Ce brodequin avait été acheté par Watt, pour huit pence, à un unijambiste qui, ayant perdu la jambe, et à plus forte raison le pied, dans un accident stupide, était heureux de pouvoir monnayer, à sa libération de l'hôpital, l'unique bien négociable resté en sa possession. Il était loin de se douter qu'il devait ce bonheur à l'invention par Watt, quelques jours plus tôt, sur la grève marine, d'un soulier raide de sel, mais au demeurant en état de marche.
Ce brodequin et ce soulier étaient si proches, quant à la couleur, et quant à l'empeigne si cachés, d'abord par le pantalon, ensuite par le manteau, qu'on aurait pu presque y voir, non pas un brodequin d'une part, et de l'autre un soulier, mais une vraie paire de brodequins, ou de souliers, n'eussent été les bouts dépareillés, celui du brodequin pointu, celui du soulier rond.
Chaussé de ce brodequin, un quarante-neuf, et de ce soulier, un quarante-cinq, Watt qui chaussait du quarante- sept souffrait sinon mille morts, tout au moins le martyre avec ses pieds, dont chacun aurait volontiers cédé sa place à l'autre, même l'espace d'un instant.
En portant au pied trop petit non pas une de ses deux chaussettes, mais les deux, et au pied trop grand non pas
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l'autre, mais aucune, Watt s'évertuait en vain à corriger cette dissymétrie. Mais la logique était pour lui et il restait fidèle, sur les grandes et moyennes distances, à cette répar- tition de ses chaussettes, de préférence aux trois autres.
Au sujet de la veste et du gilet de Watt, de sa chemise, de sa flanelle et de son caleçon, il y aurait beaucoup de choses à dire, d'une portée et d'une signification certaines. Le caleçon en particulier était remarquable, à plus d'un point de vue. Mais ils étaient dissimulés, veste et gilet, chemise et sous-vêtements, tous dissimulés à la vue.
Watt ne portait pas de faux-col, ni cravate aucune. S'il avait eu un faux-col il aurait sans doute trouvé une cra- vate, pour l'accompagner. Et s'il avait eu une cravate il se serait peut-être procuré un faux-col, pour la recevoir. Mais n'ayant ni faux-col, ni cravate, il n'avait ni cravate, ni faux- col.
Ainsi vêtu, et un sac dans chaque main, Watt se tenait debout dans la cuisine et l'expression de son visage devint peu à peu d'une telle vacuité que Micks, portant épouvanté sa main stupéfaite à sa bouche ahurie, recula jusqu'au mur et ne bougea plus, tout tassé sur lui-même, le dos collé au mur, le revers d'une main collé à ses lèvres, le revers de l'autre collé à la paume de l'une. Ou c'était peut-être autre chose qui obligea Micks à reculer, de la sorte, et à se tas- ser contre le mur, les mains sur le visage, de la sorte, autre chose que le visage de Watt. Car on a du mal à croire que le visage de Watt, tout horrible assurément qu'il était alors, pût être horrible assurément assez pour obliger un homme tel que Micks, puissant et lymphatique, à reculer jusqu'au mur en portant les mains au visage, de la sorte, comme pour parer un coup, ou étouffer un cri, et à blémir, car il blémit, comme de juste. Car le visage de Watt, tout horrible assurément qu'il était certes, surtout quand il prenait cette expression, pouvait difficilement être horrible assurément à ce point-là. D'autant que Micks n'était
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pas une fillette, ni un innocent petit enfant de chœur, non, mais un gros pépère placide qui avait roulé sa bosse, dans la merde natale et d'outre-mer. Mais alors qu'est-ce qui avait bien pu, si ce n'était le visage de Watt, révulser Micks à ce point, et drainer ses joues de leur incarnat coutumier? Le manteau? Le chapeau? Le soulier et le brodequin? Oui, le soulier et le brodequin peut-être, pris conjointement, si jaunes, si furtifs, si rond et si pointu, talons joints et bouts écartés dans un garde-à-vous obscène, et d'un jaune, d'un jaune. Ou enfin quelque chose qui n'était pas Watt, ni à Watt, mais derrière Watt, ou à côté de Watt, ou devant W att, ou au-dessous de W att, ou au-dessus de W att, ou autour de Watt, une ombre sans rien pour la jeter, une
lumière sans rien pour la verser, ou dans l'air gris le tour- billon des vaines entéléchies.
Mais si la bouche de Watt était ouverte, et sa mâchoire pendante, et ses yeux vitreux, et sa tête basse, et ses genoux fléchis, et son dos courbé, son esprit était tout à son pro- blème, au problème de savoir ce qui était préférable, fermer la porte, d'où lui venait un vent coulis, sur la peau du cou, et déposer ses sacs, et s'asseoir, ou fermer la porte, et déposer ses sacs, sans s'asseoir, ou fermer la porte, et s'asseoir, sans déposer ses sacs, ou déposer ses sacs, et s'asseoir, sans fermer la porte, ou fermer la porte, d'où lui venait la bise, sur la peau du cou, sans déposer ses sacs, ni s'asseoir, ou déposer ses sacs, sans se donner la peine de fermer la porte, ou de s'asseoir, ou s'asseoir, sans se mêler de déposer ses sacs, ou
de fermer la porte, ou ne rien changer à rien, ni à la traction des sacs dans ses mains, ni à la poussée du sol sous ses pieds, ni à l'air qui lui venait par bouffées, à travers la porte, sur la peau du cou. Et les réflexions de \X'att aboutirent à ceci, que si une seule de ces choses en valait la peine, alors toutes en valaient la peine, mais qu'aucune n'en valait la peine, non, pas une seule, mais que toutes étaient à déconseiller, sans exception. Car il n'aurait pas le temps de se reposer, de
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se réchauffer. Car s'asseoir signifiait avoir encore à se mettre debout, et le fardeau déposé encore un fardeau à soulever, et la porte fermée encore une porte à ouvrir, si peu après la dernière fois, si peu avant la prochaine, qu'il risquait d'en éprouver, en fin de compte, plus de fatigue que de réconfort. Et il dit aussi, en guise de corollaire, que même s'il avait toute la nuit devant lui, pour se reposer, pour se réchauffer, sur une chaise, dans la cuisine, ce n'en serait pas moins un piètre repos, et une dérisoire chaleur, à côté du repos et de la chaleur qu'il se rappelait, à côté du repos et de la chaleur qu'il attendait, un piètre repos en vérité, et une lamentable chaleur, et source par conséquent en tout état de cause, très probablement, en fin de compte, moins de satisfaction que de désagrément. Mais sa lassitude était telle, au terme de cette longue jour- née, et l'heure de son coucher passée depuis si longtemps, et son besoin de repos si pressant en conséquence, et son
besoin de chaleur, qu'il se pencha un peu plus, sans doute avec l'intention de déposer ses sacs, par terre, et de fermer la porte, et de s'asseoir à la table, et de poser ses bras sur ja table, et d'ensevelir, oui, d'ensevelir sa tête dans ses bras, et peut-être même qui sait de tomber, au bout d'un moment, dans un sommeil agité, lacéré de songes, de plongeons depuis des hauteurs terrifiantes dans des eaux hérissées d'écueils, devant une nombreuse assistance. Il se pencha donc, mais il ne se pencha pas loin, car l'inclination n'avait pas plus tôt commencé qu'elle finit, et il n'avait pas plus tôt mis en mar- che son programme de repos, de repos agité, qu'il y coupa court et resta figé, dans une pose qui semblait la caricature de sa précédente station semi-debout, pose si pitoyable qu'il s'en aperçut, et aurait souri, s'il n'avait été trop faible pour sourire, ou franchement ri, s'il avait été assez fort pour rire franchement. Intérieurement il se dérida bien sûr, et oublia un instant ses soucis, mais moins que s'il avait eu la force de sourire, ou franchement de rire.
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Dans l'allée, quelque part entre la maison et la route, Watt se rappela, avec regret, qu'il n'avait pas pris congé de Micks, comme il aurait dû le faire. Les quelques simples mots, au moment de se quitter, qui comptent tant, pour celui qui reste, pour celui qui s'en va, il n'avait pas eu l'élémen- taire politesse de les dire, avant de quitter la maison. Une vague envie de revenir sur ses pas, et de réparer cette mu- flerie, le fit s'arrêter. Mais il ne s'arrêta pas longtemps, mais reprit son chemin, vers la grille, et la route. Et il fit bien, car Micks avait quitté la cuisine, avant Watt. Mais Watt ignorait ce détail, le départ de la cuisine de Micks avant le sien, car il ne devait s'en rendre compte que beaucoup plus tard, quand ce serait trop tard, et put par conséquent se repentir, chemin faisant vers la grille, et la route, de ne pas avoir pris congé de Micks, même brièvement.
La nuit était d'une splendeur inaccoutumée. La lune, sans être pleine, n'était pas loin de l'être, dans un jour ou deux elle serait pleine, pour ensuite décroître, jusqu'à prendre dans le ciel, au dire de certains auteurs, l'aspect d'un crois- sant, ou d'une faucille. Les autres corps célestes à leur tour, quoique situés pour la plupart à une grande distance, déver- saient sur Watt, et sur les beautés jardinières qu'il traversait, une pointe de remords au cœur pour sa négligence envers Micks, au grand dégoût de Watt une lumière si forte, si pure, si constante et si blanche que sa progression, toute pénible et incertaine qu'elle était, était moins pénible, moins incertaine, qu'il ne l'avait craint au moment de partir.
Watt avait toujours de la chance, avec le temps.
Il marcha sur la bordure herbeuse, parce qu'il n'aimait pas la sensation du gravier sous les pieds, et les fleurs, et les hautes herbes, et les branches, tant d'arbres que d'arbris- seaux, le frôlaient d'une façon qui ne lui déplaisait pas. La caresse, contre le dôme de son chapeau, de quelque ombelle pendante, peut-être d'un charme, lui procura un plaisir tout particulier, et il ne s'était pas beaucoup éloigné, de
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l'endroit, qu'il fit demi-tour et retourna, à l'endroit, et s'immobilisa sous la branche, tout entier aux pédicelles, au va-et-vient des pédicelles, contre le dôme de son chapeau.
Il remarqua qu'il n'y avait pas de vent, pas un souffle. Et pourtant, dans la cuisine, il avait senti l'air frais, sur la peau du cou.
Il fut surpris, sur la route, par la défaillance passagère déjà signalée. Mais elle passa et il put reprendre son chemin, vers la gare.
Il marcha au milieu de la route, à cause des gravillons qui jonchaient le bas-côté.
Il ne rencontra âme qui vive, sur son chemin. Une bourri- que égarée, ou une chèvre, couchée dans le fossé, leva la tête sur son passage. Watt ne vit pas la bourrique, ou la chèvre, mais la bourrique, ou la chèvre, vit Watt. Elle le regarda s'éloigner, à pas lents, sur la route, et finalement disparaître. Elle se figurait peut-être qu'il y avait dans les sacs quelque bonne provende pour elle. Sitôt les sacs hors de vue, elle laissa retomber sa tête, parmi les orties.
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aucun de plus de six. Colonne cubes! s'écria Monsieur Mac- Stern. Qu'est-ce qui ne va pas maintenant? dit Monsieur Fitzwein. Comme c'est beau, dit Monsieur MacStern. Vous êtes d'accord, Monsieur L o u i t ? dit Monsieur O'Meldon. Je suis fermé à la musique, dit Louit. Je ne parle pas de ça, dit Monsieur O'Meldon. De quoi parleriez-vous? dit Mon- sieur Fitzwein. Je parle, dit Monsieur O'Meldon, d'une part de l'absence. dans l'une des colonnes, ou colonne raci- nes, de tout nombre de plus de deux chiffres, et de l'autre, dans l'autre, ou colonne cubes, de l'absence de tout nombre de plus de six chiffres. Est-ce que je me trompe, Monsieur Louit? Vous avez la liste sous les yeux, dit Louit. Colonne racines, c'est joli aussi, non? dit Monsieur de Baker. Oui, mais moins que colonne cubes, dit Monsieur MacStern. Peut- être, dit Monsieur de Baker, un peu moins peut-être, mais guère. Monsieur de Baker chanta :
Colonne cubes dit à colonnes racines, Que veux-tu boire, ma chère? Colonne cubes dit à colonne racines, Que veux-tu boire, ma chère? Colonne cubes dit à colonne racines, Que veux-tu boire, ma chère?
Je boirais bien un pot, dit colonne racines, De ton extrait mortuaire.
Hahahaha, haha, ha, hum, dit Monsieur de Baker. Pas d'autres questions, dit Monsieur Fitzwein, avant que je rentre me coucher? J'en soulevais une, dit Monsieur O'Mel- don, quand on m'a interrompu. Peut-être qu'il pourrait reprendre là où il s'est arrêté, dit Monsieur Magershon. La question que je soulevais, dit Monsieur O'Meldon, quand on m'a interrompu, est celle-ci : en examinant de près ces colonnes de chiffres j'ai pu constater que l'une, ou - . Il
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l'a déjà dit deux fois, dit Monsieur MacStern. Sinon trois, dit Monsieur de Baker. Monsieur Magershon dit, Reprenez là où vous vous êtes arrêté, non pas là où vous avez com- mencé. Ou êtes-vous comme la chenille de Darwin? La quoi de qui? dit Monsieur de Baker. La chenille de Darwin, dit Monsieur Magershon. Qu'est-ce qu'elle avait qui n'allait pas? dit Monsieur MacStern. Elle avait ceci, dit Monsieur Magershon, que lorsqu'elle filait son enveloppe, si on la dérangeait - . Sommes-nous ici pour parler chenilles ? dit Monsieur O'Meldon. Soulevez votre question pour l'amour
de Dieu, dit Monsieur Fitzwein, que j'aille retrouver ma femme. Il ajouta, Et mes enfants. La question que j'étais en train de soulever, dit Monsieur O'Meldon, quond on m'a si grossièrement interrompu, est celle-ci : si dans la colonne de gauche, ou colonne racines, il y avait des nombres non plus de deux chiffres au plus, mais de trois chiffres, voire de quatre chiffres, pour nous en tenir là, alors dans la colonne de droite, ou colonne cubes, il y aurait des nom- bres non plus de six chiffres au plus, mais de sept, huit, neuf, dix, onze, voire douze chiffres. Un silence s'ensuivit. Oui ou non, Monsieur Louit? dit Monsieur O'Meldon. C'est probable, dit Louit. Alors pourquoi, dit Monsieur O'Meldon, se penchant en avant et écrasant son poing sur la table, pourquoi n'yen a-t-il pas? Pourquoi n'y a-t-il pas q u o i ? dit Monsieur Fitzwein. Ce que je viens de dire, dit Monsieur O'Meldon. Pitié, dit Monsieur Magershon. C'est-à-dire P, dit Monsieur Fitzwein. Mon- sieur O'Meldon répondit, D'une part, dans l'une des colon- nes - . Ou colonne racines, dit Monsieur de Baker. Mon- sieur O'Meldon reprit, Des nombres de trois chiffres, voire de - . Pour nous en tenir là, dit Monsieur MacStern. Monsieur O'Meldon reprit, Et de l'autre; dans l'autre - . Ou colonne cubes, dit Monsieur Magershon. Monsieur O'Meldon reprit, Des nombres de sept - . Huit, dit Mon- sieur de Baker. Neuf, dit Monsieur MacStern. Dix, dit
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Monsieur Magershon. Onze, dit Monsieur de Baker. Voire Gouze, dit Monsieur MacStern. Chiffres, dit Monsieur Magers- shon. Pourquoi y en aurait-Il ? dit Monsieur Fitzwein. Petit à petit l'oiseau, dit Louit. Dois-je donc supposer, Monsieur Louit, dit Monsieur O'Meldon, que si je demandais à cet individu la racine cubique de mettons - il se pencha sur son papier - mettons neuf cent soixante-treize millions deux cent cinquante-deux mille deux cent soixante-et-onze, il ne serait pas capable de la fournir? Pas ce soir, dit Louit.
Ou, poursuivit Monsieur O'Meldon, consultant de nouveau son papier, Neuf cent quatre-vingt-dix-huit billions sept cents millions cent vingt-neuf mille neuf cent quatre-vingt- dix-neuf, par exemple. Pas en ce moment, une autre fois, dit Louit. Aha, dit Monsieur O'Meldon. Votre question est- elle soulevée à présent? dit Monsieur Fitzwein. Elle l'est, dit Monsieur O'Meldon. A la bonne heure, dit Monsieur Fitzwein. Vous nous expliquerez ça plus tard, dit Monsieur Magershon. Ou ai-je déjà vu ce visage? dit Monsieur Fitz- wein. Une dernière chose, dit Monsieur MacStern. Le soleil s'est couché, au ponant, dit Monsieur de Baker, tournant la tête, étendant le bras, dans cette direction. Alors les autres de se tourner aussi, pour fixer d'un long regard l'endroit où, voilà un instant à peine, le soleil était. Mais Monsieur de Baker, d'une brusque virevolte, désigna la direction oppo- sée, en disant, Pendant qu'au levant la nuit tombe, à grand" pas. Alors les autres de se retourner aussi, face à ces fenê- tres luisantes, au ciel gris foncé en bas, gris plus clair en haut. Car la nuit semblait moins tomber que se lever, tel un jour nouveau. Mais comme à la fosse, Monsieur Graves, à la fosse pas encore comblée, ou au véhicule s'ébranlant avec la bien-aimée, je dis bien, au véhicule s'ébranlant avec la bien-aimée, en soupirant ils s'arrachèrent lentement à la nuit enfin, et Monsieur Fitzwein se mit à rassembler vive- ment ses papiers, car dans cette lumière finissante il avait retrouvé l'endroit, l'endroit ancien où déjà il avait vu ce
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visage, puis se leva et quitta rapidement la salle (comme s'il avait pu quitter rapidement la salle sans se lever), suivi plus mollement de ses aides dans l'ordre suivant, d'abord Monsieur O'Meldon, puis Monsieur MacStern, puis Mon- sieur de Baker, et enfin Monsieur Magershon, au gré du hasard, ou d'une autre force quelconque. Puis Monsieur O'Meldon, s'attardant pour serrer la main à Louit, et pour appliquer une tape sur le crâne de Monsieur Nackybal, tape preste que sournoisement aussitôt il essuya sur le fond de son pantalon, fut rattrapé et dépassé, d'abord par Monsieur MacStern, puis par Monsieur de Baker, et enfin par Mon- sieur Magershon. Puis Monsieur MacStern, s'immobilisant pour mieux formuler cette dernière chose, fut rattrapé et dépassé, d'abord par Monsieur de Baker, puis par Monsieur Magershon. Puis Monsieur de Baker, se baissant pour renouer son lacet qui s'était défait, à la manière des lacets, fut rattrapé et dépassé par Monsieur Magershon qui conti- nua sur son erre, lent et solitaire, comme dans une histoire de Poe, vers la porte, et l'aurait assurément atteinte, et même franchie, sans une pensée subite qui le figea sur place, au milieu d'un pas, en équilibre précaire sur la plante gauche et les orteils droits, image même de la consternation bipède. Voilà donc renversé l'ordre dans lequel, à la suite de Mon- sieur Fitzwein, déjà sur l'impériale du tram numéro onze, ils s'étaient élancés, si bien que le premier était dernier, et Je dernier premier, et le deuxième troisième, et le troisième deuxième, et que là où l'on avait pu voir, par ordre de marche, Monsieur O'Meldon, Monsieur MacStern, Monsieur de Baker et Monsieur Magershon, on voyait maintenant, étonné, baissé, songeur, saluant, Monsieur Magershon, Mon- sieur de Baker, Monsieur MacStern et Monsieur O'Meldon. Mais à peine Monsieur o'Meldon, cessant de saluer, eut-tl repris sa marche vers Monsieur MacStern que Monsieur MacStern, cessant de songer, reprit sa marche, accompagné de Monsieur O'Meldon, vers Monsieur de Baker. Mais à
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peine Monsieur O'Me1don et Monsieur MacStern, ayant cessé le premier de saluer, le deuxième de songer, eurent- ils repris ensemble leur marche vers Monsieur de Baker que Monsieur de Baker, cessant de se baisser, reprit sa marche, accompagné de Monsieur O'Meldon et de Mon- sieur MacStern, vers Monsieur Magershon. Mais à peine Monsieur O'Meldon et Monsieur MacStern et Monsieur de Baker, ayant cessé le premier de saluer, le deuxième de songer, le troisième de se baisser, eurent-ils repris ensemble leur marche vers Monsieur Magershon que Monsieur Magers- shon, cessant de s'étonner, reprit sa marche, accompagné de Monsieur O'Meldon et de Monsieur MacStern et de Mon- sieur de Baker, vers la porte. Ainsi à travers la porte, après la coagulation de rigueur, les dérobades, les recu- lades, les écartades, les bousculades, et par le petit palier, et par le noble escalier, et jusque dans la cour débor- dante de nuit, un à un ils passèrent, Monsieur MacStern, Monsieur O'Meldon, Monsieur Magershon et Monsieur de Baker, dans cet ordre, selon les exigences du hasard, ou d'une autre puissance quelconque. Ainsi celui qui avait été en premier premier, et en deuxième dernier, main- tenant était deuxième, et celui qui avait été en premier deuxième, et en deuxième troisième, maintenant était pre- mier, et celui qui avait été en premier troisième, et en deu- xième deuxième, maintenant était dernier, et celui qui avait été en premier dernier, et en deuxième premier, maintenant était troisième. Et peu après Monsieur Nackybal se leva, remit ses vêtements de dessus et s'en alla. Et peu après Louit s'en alla. Et comme Louit descendait l'escalier il croisa l'appariteur Power, moins aigre-doux que doux-amer, qui montait. Et comme ils se croisaient l'appariteur ôta sa cas- quette et Louit sourit. Et bien leur en prit. Car si Louit n'avait souri, alors Power n'aurait pas ôté sa casquette, et si Power n'avait ôté sa casquette, alors Louit n'aurait pas souri. Mais ils se seraient croisés, chacun poursuivant sa
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voie, Louis vers le bas, Power vers le haut, l'un impassible, l'autre couvert. Or le lendemain - .
Mais ici Arthur parut se lasser de son histoire, car il quitta Monsieur Graves et rentra dans la maison. Watt s'en réjouit, car lui aussi était las, de l'histoire d'Arthur, qu'il avait écoutée avec la plus grande attention. Et c'est sans mentir qu'il pouvait dire, comme il le faisait longtemps après, que de tout ce qu'il avait vu et entendu, pendant son séjour chez Monsieur Knott, il n'avait rien vu aussi clairement, rien entendu aussi nettement, qu'Arthur et Monsieur Graves par cet après-midi doré, sur la pelouse, et Louit, et Monsieur Nackybal, et Monsieur O'Meldon, et Monsieur Magershon, et Monsieur Fitzwein, et Monsieur de Baker, et Monsieur MacStern, et tout ce qu'ils avaient fait, et tout ce qu'ils avaient dit. Il avait tout compris aussi, très bien, même s'il ne pouvait garantir l'exactitude des chiffres, qu'il ne s'était pas donné la peine de vérifier, n'ayant pas la bosse des raci-
nes. Et s'il ne rapportait pas mot pour mot les propos tenus par Arthur, par Louit, par Monsieur Nackybal et par les autres, il ne s'en fallait pas de beaucoup. Il y prit plaisir aussi, à cet incident, tant qu'il dura, plus qu'il n'en avait pris à rien, depuis longtemps, plus qu'avant longtemps à rien il n'allait en prendre. Mais il finit par s'en lasser et vit avec satisfaction Arthur s'interrompre, et s'en aller. Puis Watt descendit, de son mamelon, songeant combien il ferait bon de retrouver l'ombre fraîche de la maison, devant un verre de lait. Mais il répugnait, à vrai dire sans motif, à laisser Monsieur Knott tout seul dans le jardin. Puis il vit s'agiter les branches d'un arbre et Monsieur Knott qui des- cendait parmi elles, on aurait dit presque de branche en branche, de plus en plus bas, jusqu'à toucher terre. Puis Monsieur Knott se dirigea vers la maison et Watt lui emboîta le pas, enchanté de son après-midi, sur le mame-
lon, et savourant à l'avance le bon verre de lait froid qu'il allait boire, au frais, à l'ombre, dans un instant. Et Monsieur
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Graves restait seul, appuyé sur sa fourche, tout seul, pendant que les ombres s'allongeaient.
Watt apprit plus tard, de la bouche d'Arthur, que la narration de cette histoire, tant qu'elle dura, jusqu'à Ct: qu'Arthur s'en lasse, avait transporté Arthur loin de Mon- sieur Knott et de son domaine dont les mystères, la fixité, l'existence tout court, lui étaient par moments insupportables.
Arthur était bien brave, ouvert et sans malice, tout le contraire d'Erskine.
Dans un autre endroit, dit-il, à partir d'un autre endroit, peut-être qu'il aurait pu finir son histoire, révéler la véri- table identité de Monsieur Nackybal (de son vrai nom Tisler,
il pourrissait dans une chambre sur le canal), expliquer sa méthode d'extraction mentale et relater les forfaits de Louit, sa chute et son ascension, grâce au trafic du Bando.
Mais dans le domaine de Monsieur Knott, à partir du domaine de Monsieur Knott, cela ne lui était pas possible, à Arthur.
Car si Arthur s'arrêta au milieu de son histoire, et se tut, ce n'est pas vraiment qu'il fût las de son histoire, car il ne l'était pas vraiment, c'est qu'il éprouvait le désir de revenir. de quitter Louit et de revenir, à la maison de Monsieur Knott, à ses mystères, à sa fixité. Car en rester absent plus longtemps lui était insupportable.
Mais dans un autre endroit, à partir d'un autre endroit, peut-être qu'il n'aurait jamais commencé cette histoire.
Car un endroit et un seul, là où était Monsieur Knott, recélait dans ses mystères, dans sa fixité, de quoi pousser l'âme dehors, d'une telle poussée.
Mais s'il avait commencé, dans un autre endroit, à partir d'un autre endroit, à raconter cette histoire, alors il l'aurait probablement finie.
Car un endroit et un seul, là où était Monsieur Knott, avait l'étrange propriété de pouvoir, ayant d'une telle poussée poussé l'âme dehors, la rappeler à lui, d'un tel rappel.
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Watt prenait part à ce dilemme. N'avait-il pas lui aussi, au début, eu recours à de semblables faux-fuyants?
En avait-il fini à présent? Eh bien presque.
Fixité n'est pas le terme qu'il aurait employé.
Watt n'avait pas grand'chose àdire au sujet de la seconde
ou dernière période de son séjour chez Monsieur Knott.
Au cours de la seconde ou dernière période du séjour de Watt chez Monsieur Knott les renseignements glanés par
Watt, à ce sujet, étaient maigres.
De la nature de Monsieur Knott en particulier il conti-
nuait de tout ignorer.
Il y avait à cela de nombreuses et excellentes raisons dont
deux au moins semblaient à Watt dignes d'être relevées : d'une part la pénurie des matériaux proposés à ses sens, de l'autre l'altération de ceux-ci. Le peu qu'il y avait à voir, à entendre, à sentir, à goûter, à toucher, comme frappé de stupeur il le voyait, l'entendait, le sentait, le goûtait, le tou- chait.
Dans le vide feutré, l'ombre close, de la vaste pièce réser- vée à la jouissance de Monsieur Knott et de son serviteur, Monsieur Knott demeurait. Et cette ambiance le suivait dehors et allait avec lui, partout où il allait, dans la maison, dans le jardin, assombrissant tout, affadissant tout, assour- dissant tout, engourdissant tout, partout où il passait.
Les vêtements que portait Monsieur Knott, dans sa cham bre, par sa maison, parmi son jardin, étaient d'une grande diversité, d'une très grande diversité. Tantôt lourds, tantôt légers; tantôt habillés, tantôt négligés; tantôt sobres, tantôt voyants; tantôt décents, tantôt osés (son costume de bain sans jupette, par exemple). Et souvent il portait, au coin du feu, ou quand il errait par les chambres, les escaliers, les couloirs de sa demeure, un chapeau, ou une casquette, ou, emprisonnant son cheveu folâtre et rare, un filet. Et tout aussi souvent sa tête était nue.
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Quant à ses pieds, tantôt il avait à chacun une chaussette, ou à l'un une chaussette et à l'autre un bas, ou un brode- quin, ou un soulier, ou un chausson, ou une chaussette et un brodequin, ou une chaussette et un soulier, ou une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun un bas, ou à l'un un bas et à l'autre un, brodequin, ou un soulier, ou un chausson, ou une chaussette et un brodequin, ou une chaussette et un soulier, ou une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun un brodequin, ou à l'un un brodequin et à l'autre un soulier, ou un chausson, ou une chaussette et un brodequin, ou une chaussette et un soulier, ou une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à cha- cun un soulier, ou à l'un un soulier et à l'autre un chausson, ou une chaussette et un brodequin, ou une chaussette et un soulier, ou une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun un chausson, ou à l'un un chausson et à l'autre une chaussette et un brodequin, ou une chaussette et un soulier, ou une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun une chaussette et un brode- quin, ou à l'un une chaussette et un brodequin et à l'autre
une chaussette et un soulier, ou une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un sou- lier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun une chaussette et un soulier, ou à l'un une chaussette et un soulier et à l'autre une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un sou- lier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il
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avait à chacun une chaussette et un chausson, ou à l'un une chaussette et un chausson et à l'autre un bas et un brode- quin, ou un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun un bas et un brode- quin, ou à l'un un bas et un brodequin et à l'autre un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun un bas et un soulier, ou à l'un un bas et un soulier et à l'autre un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun un bas et un chausson, ou à l'un un bas et un chausson et à l'autre rien du tout. Et tantôt il allait pieds nus.
Penser, quand on n'est plus jeune, quand on n'est pas encore vieux, qu'on n'est plus jeune, qu'on n'est pas encore vieux, ce n'est peut-être pas rien. Faire une pause, vers la fin de sa journée de trois heures, et considérer : l'aise tou-
jours plus sombre, la peine toujours plus claire; le plaisir là encore parce qu'il fut, la douleur là déjà parce qu'elle sera; l'acte joyeux devenu volontaire, en attendant de se faire acharné; le halètement, le tremblement, vers l'être révolu, devant l'être à venir; et le vrai qui ne l'est plus, et le faux qui ne l'est pas encore. Et décider de ne pas sourire après tout, assis à l'ombre à écouter les cigales, à réclamer la nuit, à réclamer le matin, à écouter le murmure, Non, ce n'est pas le cœur, non, ce n'est pas le foie, non, ce n'est pas la prostate, c'est musculaire, c'est nerveux. Puis la rage s'achève, ou elle continue, et l'on est au fond du trou, au- delà du désir du désir, de l'horreur de l'horreur, au fin fond du trou, au pied de toutes les pentes enfin, des chemins qui montent, des chemins qui descendent, et libre, libre enfin,
pour un instant libre enfin, rien enfin.
Mais quoi qu'il choisît en se levant, car minuit le voyait
toujours en chemise de nuit, quoi qu'il choisît alors, pour sa tête, pour son corps, pour ses pieds, il n'y touchait plus, mais le gardait toute la journée, dans sa chambre, par sa mai- son, parmi son jardin, jusqu'au moment où il mettait sa che-
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mise de nuit, une fois de plus. Oui, pas question de toucher au moindre bouton, pour le boutonner ou le déboutonner, sauf nécessité naturelle, et là il ne boutonnait jamais, depuis le moment où il mettait ses vêtements, en les ajustant à sa convenance, jusqu'au moment où il les enlevait, encore une fois. Si bien qu'il n'était pas rare de le voir, dans sa cham- bre, par sa maison, parmi son jardin, en tenue bizarre et hors de saison, comme s'il n'avait pas conscience du temps qu'il faisait, ou de l'époque de l'année. Et le voir quelque- fois ainsi, nu-pieds et accoutré pour le canotage, dans la neige, dans la gadoue, dans la bise glaciale de l'hiver, ou, l'été revenu, au coin du feu, chargé de fourrures, c'était se demander, Cherche-t-il à savoir de nouveau ce que c'est, le froid, le chaud? Mais c'était là une impertinence anthropo- morphique de courte durée.
Car sauf, primo, d'être sans besoin et, secundo, d'un témoin de son absence de besoin, Monsieur Knott n'avait besoin de rien, pour autant que Watt pût en juger.
S'il mangeait, et il mangeait copieusement; s'il buvait, et il buvait abondamment; s'il dormait, et il dormait pro- fondément; s'il faisait autre chose, et il faisait autre chose régulièrement, ce n'était pas par besoin de nourriture, ou de boisson, ou de sommeil, ou d'autre chose, non, mais par besoin d'être sans besoin, à tout jamais sans besoin, de nourriture, de boisson, de sommeil et d'autre chose.
Ce fut là, de la part de Watt, sur le compte de Monsieur Knott, la première conjecture non dépourvue d'intérêt.
Et Monsieur Knott n'ayant besoin de rien sinon, primo, d'être sans besoin et, secundo, d'un témoin de son absence de besoin, sur lui-même ne savait rien. D'où son besoin d'un témoin, non pas aux fins de savoir, non, mais aux fim de ne pas cesser.
Ce fut là, sur le compte de Monsieur Knott, de la part de Watt, la seconde et dernière hypothèse pas entièrement gratuite.
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Hésitantes, défaillantes d'incertitude, elles franchirent à peine ses lèvres.
Son ton habituel était celui de l'assurance.
Mais quelle sorte de témoin était Watt, dont la vue décli- nait, l'ouïe baissait, et même les sens autrement intimes laissaient sérieusement à désirer?
Un témoin tout besoin, tout insuffisance.
Pour mieux témoigner et plus mal.
Pour en tant que besoin témoigner de son absence.
Pour en tant qu'insuffisance en témoigner mal.
Pour gue sans jamais cesser Monsieur Knott aille sans
cesse cessant.
Tel semblait être le système.
Quand Monsieur Knott circulait par sa maison il le faisait
comme quelqu'un étranger aux lieux, tâtonnant à des portes immémorialement condamnées, regardant étonné par les fenêtres, trébuchant dans le noir de toujours, errant partout à la recherche des toilettes, se figeant perplexe au pied de l'escalier, se figeant perplexe en haut de l'escalier.
Quand Monsieur Knott circulait parmi son jardin il le faisait comme que1gu'un ignorant de ses beautés, tombant en arrêt devant les arbres, devant les fleurs, devant les buis- sons, devant les légumes, comme si leur création, ou la sienne, avait eu lieu dans la nuit.
Mais c'était dans sa chambre, même s'il lui arrivait de vouloir en sortir par la porte du placard, gue Monsieur Knott semblait le moins perdu, et se montrait sous son meilleur jour. \
Ici il se tenait immobile. Debout. Assis. A genoux. Cou- ché. Ici il allait et venait. De la porte à la fenêtre, de la fenêtre à la porte; de la fenêtre à la porte, de la porte à la fenêtre; du feu au lit, du lit au feu; du lit au feu, du feu au lit; de la porte au feu, du feu à la porte; du feu à la porte, de la porte au feu; de la fenêtre au lit, du lit à la fenêtre; du lit à la fenêtre, de la fenêtre au lit; du
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feu à la fenêtre, de la fenêtre au feu; de la fenêtre au feu, du feu à la fenêtre; du lit à la porte, de la porte au lit ; de la porte au lit, du lit à la porte; de la porte à la fenêtre, de la fenêtre au feu ; du feu à la fenêtre, de la fenêtre à la porte; de la fenêtre à la porte, de la porte au lit ; du lit à la porte, de la porte à la fenêtre; du feu au lit, du lit à la fenêtre; de la fenêtre au lit, du lit au feu; du lit au feu, du feu à la porte'; de la porte au feu, du feu au lit; de la porte à la fenêtre, de la fenêtre au lit; du lit à la fenêtre, de la fenêtre à la porte; de la fenêtre à la porte, de la porte au feu; du feu à la porte, de la porte à la fenêtre; du feu au lit, du lit à la porte; de la porte au lit, du lit au feu; du lit au feu, du feu à la fenêtre; de la fenêtre au feu, du feu au lit; de la porte au feu, du feu à la fenêtre; de la fenêtre au feu, du feu à la porte; de la fenêtre au lit, du lit à la porte; de la porte au lit, du lit à la fenêtre; du feu à la fenêtre, de la fenêtre au lit ; du lit à la fenêtre, de
la fenêtre au feu; du lit à la porte, de la porte au feu; du feu à la porte, de la porte au lit.
Cette chambre était meublée solidement et avec sobriété.
Ce mobilier solide et sobre était soumis par Monsieur Knott à de fréquents changements de position, tant absolus que relatifs. Ainsi il n'était pas rare de voir le dimanche la commode debout près du feu, et la coiffeuse pieds en l'air près du lit, et la table de nuit sur le ventre près de la porte, et la table de toilette sur le dos près de la fenê- tre; et le lundi la commode sur le dos près du lit, et la coiffeuse sur le ventre près de la porte, et la table de nuit sur le dos près de la fenêtre, et la table de toilette debout près du f e u ; et le mardi la commode sur le ventre près de la porte, et la coiffeuse sur le dos près de la fenêtre, et la table de nuit debout près du feu, et la table de toi- lette pieds en l'air près du lit; et le mercredi la commode sur le dos près de la fenêtre, et la coiffeuse debout près du feu, et la table de nuit pieds en l'air près du lit, et
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la table de toilette sur le ventre près de la porte; et le jeudi la commode sur le flanc près du feu, et la coiffeuse debout près du lit, et la table de nuit pieds en l'air près de la porte, et la table de toilette sur le ventre près de la fenêtre; et le vendredi la commode debout près du lit, et la coiffeuse pieds en l'air près de la porte, et la table
de nuit sur le ventre près de la fenêtre, et la table de toi- lette sur le flanc près du f e u ; et le samedi la commode pieds en l'air près de la porte, et la coiffeuse sur le ventre près de la fenêtre, et la table de nuit sur le flanc près du feu, et la table de toilette debout près du lit; et le dimanche suivant la commode sur le ventre près de la fenêtre, et la coiffeuse sur le flanc près du feu, et la table de nuit debout près du lit, et la table de toilette pieds en l'air près de la porte; et le lundi suivant la commode sur le dos près du feu, et la coiffeuse sur le flanc près du lit, et la table de nuit debout près de la porte, et la table de toilette pieds
en l'air près de la fenêtre; et le mardi suivant la commode sur le flanc près du lit, et la coiffeuse debout près de la porte, et la table de nuit pieds en l'air près de la fenêtre, et la table de toilette sur le dos près du feu; et le mercredi suivant la commode debout près de la porte, et la coif- feuse pieds en l'air près de la fenêtre, et la table de nuit sur le dos près du feu, et la table de toilette sur le flanc près du lit; et le jeudi suivant la commode pieds en l'air
près de la fenêtre, et la coiffeuse sur le dos près du feu, et la table de nuit sur le flanc près du lit, et la table de toilette debout près de la porte ; et le vendredi suivant la commode sur le ventre près du feu, et la coiffeuse sur le dos près du lit, et la table de nuit sur le flanc près de la porte, et la table de toilette debout près de la fenêtre; et le samedi suivant la commode sur le dos près du lit, et la
coiffeuse sur le flanc près de la porte, et la table de nuit debout près de la fenêtre, et la table de toilette sur le ventre près du f e u ; et le dimanche suivant la commode
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sur le flanc près de la porte, et la coiffeuse debout près de la fenêtre, et la table de nuit sur le ventre près du feu, et la table de toilette sur le dos près du lit; et le lundi suivant la commode debout près de la fenêtre, et la coif- feuse sur le ventre près du feu, et la table de nuit sur le dos près du lit, et la table de toilette sur le flanc près de la porte; et le mardi suivant la commode pieds en l'air près du feu, et la coiffeuse sur le ventre près du lit, et la table de nuit sur le dos près de la porte, et la table de toilette sur le flanc près de la fenêtre; et le mercredi suivant la commode sur le ventre près du lit, et la coif- feuse sur le dos près de la porte, et la table de nuit sur le flanc près de la fenêtre, et la table de toilette pieds
en l'air près du feu; et le jeudi suivant la commode sur le dos près de la porte, et la coiffeuse sur le flanc près de la fenêtre, et la table de nuit pieds en l'air près du feu, et la table de toilette sur le ventre près du lit; et le vendredi suivant la commode sur le flanc près de la fenêtre, et la coiffeuse pieds en l'air près du feu, et la table de nuit sur le ventre près du lit, et la table de toi- lette sur le dos près de la porte, par exemple, pas du tout rare, pour considérer seulement, sur une période de vingt jours seulement, la commode, la coiffeuse, la table de nuit et la table de toilette, et leurs pieds, leurs ventres, leurs dos et leurs flancs non précisés, et le feu, le lit, la porte et la fenêtre, pas du tout rare.
Car les sièges aussi, pour ne parler que des sièges aussi, voyageaient sans cesse.
Car les encoignures aussi, pour ne parler que des encoi- gnures aussi, étaient rarement dégagées.
Seul le lit donnait l'illusion de la fixité, le lit si sobre, le lit si solide, qu'il en était rond, et vissé au sol.
La tête de Monsieur Knott, les pieds de Monsieur Knott, à raison d'un déplacement de près d'un degré par nuit, bouclaient en douze mois le tour de cette couche
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solitaire. Son coccyx aussi, et appareil adjacent, accomplis- saient leur petite révolution annuelle, comme en faisaient foi les draps (changés régulièrement à la Saint-Lazare) et même le matelas.
Des étranges agissements dans les étages, qui avaient tant préoccupé Watt pendant son séjour au rez-de-chaussée, nulle explication ne se présentait. Mais ils ne le préoccu- paient plus.
De temps en temps Monsieur Knott disparaissait de sa chambre, laissant Watt tout seul. Un moment il était là, le moment d'après envolé. Mais Watt en ces occasions, à l'en- contre d'Erskine, ne se sentait pas tenu de partir à sa recher- che, dans les étages et au rez-de-chaussée, massacrant de ses pas le silence de la maison et importunant son collègue dans la cuisine, non, mais il demeurait tranquillement à sa place, ni tout à fait endormi, ni tout à fait éveillé, en atten- dant que Monsieur Knott revînt.
Watt ne souffrait ni de la présence de Monsieur Knott, ni de son absence. Quand il était avec lui il était content d'être avec lui, quand il était loin de lui il était content d'être loin de lui. Jamais avec soulagement, jamais à regret, il ne le quittait le soir, ni le matin ne le retrouvait.
Cette ataraxie s'étendait à la maison tout entière, au jardin de plaisance, au potager et bien sûr à Arthur.
De sorte que, venu pour Watt le moment du départ, il gagna la grille le plus sereinement du monde.
Mais il n'était pas plus tôt sur la voie publique qu'il fondit en larmes. Il se voyait encore, planté là, tête basse, un sac à chaque main, et ses larmes qui dégouttaient lentes et avares, pour se répandre sur la chaussée qui venait d'être refaite. Il n'aurait pas cru possible une chose pareille, s'il n'y avait assisté, De cette effusion, la source partie, il esti- mait que la route avait dû garder des traces pendant deux minutes au moins, sinon trois. Encore heureux que le temps fût au sec.
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La chambre de \Vatt ne recélait aucun indice. C'était un réduit sordide et, quoique Watt ne fût pas exactement sale de sa personne, malodorant. L'unique fenêtre avait une belle vue sur un champ de courses. La peinture, ou reproduction
en couleurs, ne livrait rien de plus. Au contraire, plus le temps passait, moins elle avait de sens.
De la voix de Monsieur Knott il n'y avait rien à tirer. Entre Monsieur' Knott et Watt, aucune conversation. Il arrivait à Monsieur Knott, sans raison apparente, d'ouvrir la bouche pour chanter. Il usait de tous les registres mâles, de la basse au ténor, avec un bonheur égal. Il ne chantait pas bien, à l'avis de Watt, mais Watt avait entendu de pires chanteurs. La musique de ces chants était d'une monotonie extrême. Car à part de temps en temps une échappée dis- cordante, aussi bien vers le haut que vers le bas, de la
valeur d'une dixième, et même d'une onzième, la voix ne quittait plus la note sur laquelle, l'ayant choisie pour com- mencer, elle semblait contrainte de continuer, et finalement de conclure. Quant aux paroles de ces chants de deux choses l'une, ou bien elles ne signifiaient rien, ou bien elles déri- vaient d'un idiome auquel Watt, linguiste plus que passable, n'avait pas accès. L'a ouvert prédominait, avec les explosives k et g. A noter aussi que Monsieur Knott parlait souvent tout seul, avec des accents et des gestes aussi variés que
véhéments, mais le tout si bas que Watt ne percevait, de ses oreilles déficientes, qu'un babil confus et sauvage, dépourvu de sens. C'était là un bruit dont Watt finit par être très friand. Non qu'il fût triste quand il s'arrêtait, ni heureux quand il reprenait, non, mais tant qu'il durait il se sentait réjoui, comme par la pluie sur les bambous, ou même sur les joncs, comme par la terre contre les vives eaux, vouées à cesser, vouées à revenir. Monsieur Knott était sujet aussi à de solitaires éjaculations dactyliques d'une rare vigueur, assorties de spasmes des membres. Revenaient le plus sou- vent : Exelmans! Cavendish! Habbakuk! Ecchymose!
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Sur la question si importante de l'aspect physique de Monsieur Knott Watt n'avait malheureusement rien à dire, ou si peu. Car un jour il pouvait être grand, gros, pâle et brun, et le lendemain sec, petit, rougeaud et blond. et le lendemain râblé, moyen, jaune et roux, et le lendemain petit, gros, pâle et blond, et le lendemain moyen, rougeaud, sec et roux, et le lendemain grand, jaune, brun et râblé, et le lendemain gros, moyen, roux et pâle, et le lendemain grand, sec, brun et rougeaud, et le lendemain petit, blond, râblé et jaune, et le lendemain grand, roux, pâle et gros, et le lendemain sec, rougeaud, petit et brun, et le lendemain blond, râblé, moyen et jaune, et le lendemain brun, petit, gros et pâle, et le lendemain blond, moyen, rougeaud et sec, et le lendemain râblé, roux, grand et jaune, et le lendemain pâle, gros, moyen et blond, et le lendemain rougeaud, grand, sec et roux, et le lendemain jaune, petit, brun et râblé, et le lendemain gros, rougeaud, roux et grand, et le lendemain brun, sec, jaune et petit, et le lendemain blond, pâle, râblé et moyen, et le lendemain brun, rougeaud, petit et gros, et le lendemain sec, blond, jaune et moyen, et le lendemain pâle, râblé, roux et grand, et le lendemain rou- geaud, blond, gros et moyen, et le lendemain jaune, roux, grand et sec, et le lendemain râblé, petit, pâle et brun, et le lendemain grand, gros, jaune et blond, et le lendemain petit, pâle, sec et roux, et le lendemain moyen, rougeaud, brun et râblé, et le lendemain gros, petit, roux et jaune, et le lendemain moyen, sec, brun et pâle, et le lendemain grand, blond, râblé et rougeaud, et le lendemain . noyen, brun, jaune et gros, et le lendemain sec, pâle, grand et blond, et le lendemain roux, râblé, petit et rougeaud, et
le lendemain brun, grand, gros et jaune, et le lendemain blond, petit, pâle et sec, et le lendemain râblé, roux, moyen et rougeaud, et le lendemain jaune, gros, petit et blond, et le lendemain pâle, moyen, sec et lOUX, et le lendemain rou- geaud, grand, brun et râblé, et le lendemain gros, jaune,
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roux et moyen, et le lendemain brun, sec, pâle et grand, et le lendemain blond, rougeaud, râblé et petit, et le lende- main roux, jaune, grand et gros, et le lendemain sec, brun, pâle et petit, et le lendemain rougeaud, râblé, blond et moyen, et le lendemain jaune, brun, gros et petit, et le len- demain pâle, blond, moyen et sec, et le lendemain râblé, grand, rougeaud et roux, et le lendemain moyen, gros, jaune et blond, et le lendemain grand, pâle, sec et roux, et le lendemain petit, rougeaud, brun et râblé, et le lendemain gros, grand, blond et pâle, et le lendemain petit, sec, roux et rougeaud, et le lendemain moyen, brun, râblé et jaune, et le lendemain petit, roux, pâle et gros, et le lendemain
sec, rougeaud, moyen et brun, et le lendemain blond, râblé, grand et jaune, et le lendemain brun, moyen, gros et pâle, et le lendemain blond, grand, rougeaud et sec, et le lende- main râblé, roux, petit et jaune, et le lendemain rougeaud, gros, grand et blond, et le lendemain jaune, petit, sec et roux, et le lendemain pâle, moyen, brun et râblé, et le len- demain gros, rougeaud, roux et petit, et le lendemain brun, sec, jaune et moyen, et le lendemain blond, pâle, râblé et grand, et le lendemain brun, rougeaud, moyen et gros, et le lendemain sec, blond, jaune et grand, et le lendemain pâle, râblé, roux et petit, et le lendemain rougeaud, brun, gros et grand, et le lendemain jaune, blond, petit et sec,
et le lendemain râblé, moyen, pâle et roux, et le lendemain petit, gros, rougeaud et blond, et le lendemain moyen, jaune, sec et roux, et le lendemain grand, pâle, brun et râblé, et le lendemain gros, moyen, roux et rougeaud, et le lende- main grand, sec, brun et jaune, et le lendemain petit, blond, râblé et pâle, du moins Watt en avait l'impression, pour ne parler que de la taille, de la corpulence, du teint et des cheveux.
Car changeaient en outre tous les jours, quant au port, à l'expression, à la forme, à la taille, les pieds, les jambes, les mains, les bras, la bouche, le nez, les yeux, les oreilles,
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pour ne parler que des pieds, des jambes, des mains, des bras, de la bouche, du nez, des yeux, des oreilles, et du port, de l'expression, de la forme, de la taille.
Car le maintien, la voix, l'odeur, la coiffure étaient rare- ment les mêmes d'un jour à l'autre, pour ne parler que du maintien, de la voix, de l'odeur, de la coiffure.
Car la façon de graillonner, la façon de cracher, était sujette à des fluctuations journalières, pour ne considérer que la façon de graillonner, la façon de cracher.
Car le rot n'était jamais pareil deux jours de suite, pour se borner au rot.
Watt n'avait aucune part à ces transformations et ignorait à quel moment du jour ou de la nuit elles pouvaient bien s'effectuer. Il soupçonnait toutefois qu'elles s'effectuaient entre minuit, heure à laquelle Watt terminait sa journée en aidant Monsieur Knott à se glisser, d'abord dans sa che- mise de nuit (1), ensuite dans son lit, et les huit heures du matin, heure à laquelle Watt commençait sa journée en aidant Monsieur Knott à s'extraire, d'abord de son lit,
ensuite de sa chemise de nuit. Car si Monsieur Knott avait modifié ses dehors pendant les heures de service de Watt, alors il aurait difficilement pu le faire sans attirer l'atten- tion de Watt, sinon à l'instant même, du moins dans les heures qui suivaient. Ainsi Watt soupçonnait que c'était
1. Pour la gouverne du lecteur attentif, en peine de comprendre comment cette routine de la chemise de nuit, sans cesse revêtue et dépouillée, ne finit pas par révéler à Watt le véritable aspect de Mon- sieur Knotr, il n'est peut-être pas superflu de signaler ici que l'altitude de Monsieur Knott envers la chemise de nuit n'était pas celle généralement reçue. Car il ne suivait pas l'exemple de la plupart des hommes, et de bon nombre de femmes, qui la nuit venue, avant de revêtir leurs vête- ments de nuit, retirent leurs vêtements de jour, et derechef quand le matin revient, encore une fois, ne songent pas à revêtir leurs vêtements de jour avant d'avoir retiré leurs vêtements de nuit défraîchis, non, mais il se couchait ses vêtements de nuit par-dessus ses vêtements de jour et se levait ses vêtements de jour par-dessous ses vêtements de nuir.
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au plus profond de la nuit, où le risque d'être dérangé . était minime, que Monsieur Knott organisait son extérieur pour la journée à venir. Et ce qui contribuait à renforcer ce soup- çon dans le cœur de W a t t était ceci, que lorsque, passé minuit, ne pouvant ou ne voulant pas dormir, il se levait et allait à la fenêtre, pour regarder les étoiles qu'il avait si bien connues, et jusqu'à leurs noms, à l'époque où il se mourait à Londres, et pour respirer l'air de la nuit, et pour écouter les rumeurs de la nuit dont il était toujours très amateur, il voyait quelquefois qui pâlissait l'obscurité, grisaillait les feuilles et, quand il pleuvait, argentait la pluie, entre lui et le sol un faisceau de lumière blanche.
Aucun des gestes de Monsieur Knott ne pouvait passer pour caractéristique sinon peut-être celui qui consistait en l'obturation simultanée des cavités de la face, les pouces dans la bouche, les index dans les oreilles, les auriculaires dans les narines, les annulaires dans les yeux et les majeurs, aptes en temps de crise à activer la cérébration, posés contre les tempes. Mais c'était là moins un geste qu'une attitude, soutenue par Monsieur Knott pendant de longs moments, sans gêne apparente.
Watt avait remarqué d'autres traits chez Monsieur Knott, d'autres petits tours, petits tours pour tuer les petits jours, et aurait pu les rapporter s'il avait voulu, s'il n'avait pas été las, si las, après tout ce qu'il avait rapporté déjà, las d'ajouter, las de retrancher, aux mêmes vieilleries les mêmes vieilleries.
Mais il ne pouvait supporter que nous nous séparions, pour ne plus jamais nous voir (ici bas), et moi dans l'igno- rance de comment Monsieur Knott s'y prenait pour chausser ses brodequins, ou ses souliers, ou ses chaussons, ou son brodequin et son soulier, ou son brodequin et son chausson, ou son soulier et son chausson, quand cela lui arrivait, car il lui arrivait aussi de ne chausser qu'un brodequin, qu'un soulier, qu'un chausson, sans plus. Détachant donc ses
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mains de mes épaules, et les attachant à mes poignets, il raconta comment Monsieur Knott, quand il sentait le moment venu, prenait soudain un air rusé et commençait en douceur à se couler vers les brodequins, vers les souliers, vers les chaussons, vers le brodequin et le soulier, vers le brodequin et le chausson, vers le soulier et le chausson, tout doucement en tapinois mine de rien de plus en plus près du râtelier où ils étaient rangés, jusqu'à en être assez près pour pouvoir bing, d'un bond, s'en saisir. Et alors pendant qu'il en mettait un, le brodequin noir, le soulier marron, le chausson noir, le brodequin marron, le soulier noir, le chausson marron, à un pied, il tenait l'autre serré dans la main, de peur qu'il ne se sauve, ou le mettait dans sa poche, ou mettait le pied dessus, ou l'enfermait dans un tiroir, ou le serrait dans ses dents, jusqu'au moment de le mettre à l'autre pied.
Pour continuer donc, quand il m'eut dit tout cela, alors il dégagea mes mains de ses épaules et repassa à reculons par la brèche de son parc à lui, me laissant seul, n'ayant pour le suivre que mes tristes yeux, cette dernière fois après tant et tant de fois, pour le suivre qui allait trébu- chant, par l'herbe folle où les grandes ombres se tordaient, à reculons vers son pavillon. Et souvent il se heurtait aux troncs des arbres, et dans l'enchevêtrement du sous-bois se prenait le pied, et s'étalait par terre, sur le dos, sur le ventre, sur le flanc, ou dans un grand fouillis de ronces, ou d'épines, ou de chardons, ou d'orties. Mais toujours il se relevait et repartait sans murmure, vers son pavillon, si bien que je finis par ne plus le voir, mais seuls les trem- bles. Et montant des pavillons invisibles, du sien, du mien, où déjà on apprêtait le dîner, les fumées s'en allaient au gré du vent, tantôt loin l'une de l'autre, mais tantôt ensem- ble, pour s'évanouir confondues.
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IV
De même que Watt raconta le début de son histoire, non pas primo, mais secundo, de même tertio, et non pas quarto, il en raconta maintenant la fin. Deux, un, quatre, trois, voilà l'ordre dans lequel Watt raconta son histoire. Les quatrains héroïques ne sont pas autrement élaborés.
De même que Watt arriva, de même maintenant il s'en alla, la nuit, qui couvre tout de son manteau, surtout par temps couvert.
Il lui semblait que c'était l'été, car l'air n'était pas exac- tement froid. De même qu'à son arrivée, de même main- tenant à son départ, ça semblait être une douce nuit d'été Et elle venait à la fin d'une journée pareille aux autres journées. Pareille pour Watt. Car de Monsieur Knott ij ne pouvait répondre.
Dans la chambre, passablement éclairée par la lune, et par de nombreuses étoiles, Monsieur Knott se tenait à peu près comme d'habitude apparemment, couché, à genoux, assis et debout, circulait, poussait ses cris, marmonnait et se taisait. Et à côté de la fenêtre ouverte Watt assis, comme c'était son habitude quand le temps était . propice , entendait confusément les premières rumeurs de la nuit, voyait con- fusément les premiers feux de la nuit, tant humains que célestes.
A dix heures ce furent les pas, de plus en plus forts,
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de plus en plus faibles, dans l'escalier, sur le palier, dans l'escalier de nouveau, et par la porte ouverte la lumière, de l'obscurité lentement émergeant, dans l'obscurité len- tement se perdant, les pas d'Arthur, la lumière du pauvre Arthur, qui montait petit à petit vers son repos, à son heure habituelle.
A onze heures la chambre s'obscurcit, la lune montante s'étant cachée derrière un arbre. Mais l'arbre était petit, et l'ascension de la lune rapide, de sorte que cette éclipse dura peu, et cette enténébration.
De même qu'à la faveur des pas, de la lumière, crois- sant, décroissant, Watt sut qu'il était dix heures, de même il sut, quand la chambre s'obscurcit, qu'il était onze heures: environ .
Mais quand il jugea qu'il était minuit , environ , et une fois Monsieur Knott introduit, d'abord dans sa chemise de nuit, ensuite dans son lit , alors W a t t descendit à la cuisine, comme chaque nuit il le faisait, boire son dernier verre de lait, fumer son dernier quart de cigare.
Mais dans la cuisine un étranger était assis, à la lueur du fourneau mourant, sur une chaise.
Watt demanda à cet homme qui il était et comment il avait fait pour entrer dans la maison. Il sentait que c'était là son devoir.
Je m'appelle Micks, dit l'étranger. A un moment donné j'étais dehors, le moment d'après dedans.
Ainsi le moment était venu. Watt souleva de dessus le verre le disque de liège et but. Le lait tournait. Il alluma son quart de cigare et en tira une bouffée. C'était un cigare inférieur.
Je viens de - , dit Monsieur Micks, et il célébra l'endroit d'où il venait. Je suis né à - , dit-il, et le site et les cir- constances de son éjection furent divulgués. Mes chers parents, dit-il, et Monsieur et Madame Micks, couple héroï- que sans précédent dans les annales de la fornication claus-
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trale, envahirent la cuisine. Il dit encore, A l'âge de quinze ans, Mon épouse bien-aimée, Mon chien bien-aimé, Jusqu'à ce qu'enfin. Heureusement que Monsieur Micks n'avait pas d'enfants.
Watt écouta un moment, car la voix ne manquait pas de suavité. Les fricatives en particulier étaient plaisantes. Mais comme sur le chemin du proscrit une musique de nuit, ainsi s'éloigna la voix de Micks, la voix plaisante du pauvre Micks, et se perdit, dans le tumulte muet de la lamentation intérieure.
Ayant bu son lait et fumé son cigare, jusqu'à s'en brûler les lèvres, Watt quitta la cuisine. Mais peu après il réappa- rut, devant Micks, un petit sac dans chaque main, soit deux petits sacs en tout.
Watt préférait, quand il voyageait, deux petits sacs à un grand sac. Il préférait même, quand il se déplaçait, deux petits sacs, un dans chaque main, à un petit sac, tantôt dans une main, tantôt dans l'autre. Aucun sac, ni grand ni petit, ni dans une main ni dans l'autre, c'est ce qu'il aurait préféré à tout, cela va de soi, quand il prenait la route. Mais alors que seraient devenus ses effets, ses objets de toilette, son linge de rechange?
L'un de ces sacs était la gibecière déjà évoquée peut- être. Au mépris des courroies et des boucles dont elle était généreusement pourvue, Watt la tenait par l'oreille, à la manière d'un sac de sable.
L'autre de ces sacs était une autre gibecière, semblable en tous points à la première. Elle aussi Watt la tenait par l'oreille, à la manière d'un gourdin.
Ces deux sacs étaient aux trois quarts vides.
Watt portait un grand manteau, encore vert par endroits. Ce manteau, la dernière fois que Watt l'avait pesé, pesait entre quinze et seize livres, poids commerce, Watt en avait la certitude, pour être monté sur la bascule, d'abord avec le manteau, puis sans le manteau, laissé en tas par terre, à
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ses pieds. Mais il y avait longtemps de cela et le manteau avait pu prendre du poids, comme il avait pu en perdre, entre-temps. Ce manteau était si long que le pantalon de Watt, qu'il portait très flottant afin de dissimuler la forme de ses jambes, en était dérobé à la vue. Ce manteau était d'un âge très respectable, pour un manteau de son espèce, ayant été acheté d'occasion, pour une somme dérisoire, à une veuve méritante, par le père de Watt à une époque où le père de Watt était encore jeune et l'automobile dans
son enfance encore, c'est-à-dire quelque soixante-dix ans plus tôt. Ce manteau n'avait jamais, depuis lors, à aucun moment été lavé, sinon imparfaitement par la pluie, et la neige, et la grêle, et bien entendu par d'occasionnelles et fugitives immersions dans les eaux du canal, ni nettoyé à sec, ni retourné, ni brossé, et c'est sans doute à ces pré- cautions qu'il devait d'être resté, sinon entier, du moins un. L'étoffe de ce manteau, quoique abondamment éraflée et meurtrie, surtout par derrière, était si épaisse, si résistante, qu'elle restait exempte de perforation, au sens strict du terme, et que sa trame n'était nulle part mise à nu sinon à l'endroit du séant, et des coudes. Ce manteau se boutonnait encore, d'un bout à l'autre du devant, au moyen de treize boutons très divers quant à la forme et à la couleur, mais
sans exception assez volumineux pour rester, une fois bou- tonnés, boutonnés. Tout en haut dans la fente à fleur lan- guissaient les restes d'un chrysanthème artificiel lie-de-vin. Des débris de velours s'accrochaient au col. Les basques n'étaient pas fendues.
Watt portait, sur la tête, un feutre rigide, de couleur poivre. Cet excellent chapeau avait appartenu à son grand- père qui l'avait ramassé sur un champ de courses, là où il gisait à même le sol, et ramené à la maison. De moutarde alors, il était devenu poivre.
Il était à remarquer que les couleurs, d'une part de ce manteau, de l'autre de ce chapeau, se rapprochaient de plus
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en plus l'une de l'autre, avec chaque lustre qui passait. Et pourtant quelle différence à leurs débuts! L'un vert! L'autre jaune! Ainsi le veut le temps qui éclaircit le sombre, assombrit le clair.
Il était à prévoir qu'une fois leur jonction faite ils n'en resteraient pas là, non, mais qu'ils continueraient à vieillir, chacun selon sa loi, jusqu'à ce que le manteau soit jaune, le chapeau vert, et qu'ensuite, franchis les derniers parallèles, l'un pâlissant, l'autre fonçant, ils finissent par cesser, le manteau d'être manteau, le chapeau d'être chapeau. Car ainsi le préfère le temps.
Watt portait, aux pieds, un brodequin jaune et un soulier par bonheur jaunâtre aussi. Ce brodequin avait été acheté par Watt, pour huit pence, à un unijambiste qui, ayant perdu la jambe, et à plus forte raison le pied, dans un accident stupide, était heureux de pouvoir monnayer, à sa libération de l'hôpital, l'unique bien négociable resté en sa possession. Il était loin de se douter qu'il devait ce bonheur à l'invention par Watt, quelques jours plus tôt, sur la grève marine, d'un soulier raide de sel, mais au demeurant en état de marche.
Ce brodequin et ce soulier étaient si proches, quant à la couleur, et quant à l'empeigne si cachés, d'abord par le pantalon, ensuite par le manteau, qu'on aurait pu presque y voir, non pas un brodequin d'une part, et de l'autre un soulier, mais une vraie paire de brodequins, ou de souliers, n'eussent été les bouts dépareillés, celui du brodequin pointu, celui du soulier rond.
Chaussé de ce brodequin, un quarante-neuf, et de ce soulier, un quarante-cinq, Watt qui chaussait du quarante- sept souffrait sinon mille morts, tout au moins le martyre avec ses pieds, dont chacun aurait volontiers cédé sa place à l'autre, même l'espace d'un instant.
En portant au pied trop petit non pas une de ses deux chaussettes, mais les deux, et au pied trop grand non pas
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l'autre, mais aucune, Watt s'évertuait en vain à corriger cette dissymétrie. Mais la logique était pour lui et il restait fidèle, sur les grandes et moyennes distances, à cette répar- tition de ses chaussettes, de préférence aux trois autres.
Au sujet de la veste et du gilet de Watt, de sa chemise, de sa flanelle et de son caleçon, il y aurait beaucoup de choses à dire, d'une portée et d'une signification certaines. Le caleçon en particulier était remarquable, à plus d'un point de vue. Mais ils étaient dissimulés, veste et gilet, chemise et sous-vêtements, tous dissimulés à la vue.
Watt ne portait pas de faux-col, ni cravate aucune. S'il avait eu un faux-col il aurait sans doute trouvé une cra- vate, pour l'accompagner. Et s'il avait eu une cravate il se serait peut-être procuré un faux-col, pour la recevoir. Mais n'ayant ni faux-col, ni cravate, il n'avait ni cravate, ni faux- col.
Ainsi vêtu, et un sac dans chaque main, Watt se tenait debout dans la cuisine et l'expression de son visage devint peu à peu d'une telle vacuité que Micks, portant épouvanté sa main stupéfaite à sa bouche ahurie, recula jusqu'au mur et ne bougea plus, tout tassé sur lui-même, le dos collé au mur, le revers d'une main collé à ses lèvres, le revers de l'autre collé à la paume de l'une. Ou c'était peut-être autre chose qui obligea Micks à reculer, de la sorte, et à se tas- ser contre le mur, les mains sur le visage, de la sorte, autre chose que le visage de Watt. Car on a du mal à croire que le visage de Watt, tout horrible assurément qu'il était alors, pût être horrible assurément assez pour obliger un homme tel que Micks, puissant et lymphatique, à reculer jusqu'au mur en portant les mains au visage, de la sorte, comme pour parer un coup, ou étouffer un cri, et à blémir, car il blémit, comme de juste. Car le visage de Watt, tout horrible assurément qu'il était certes, surtout quand il prenait cette expression, pouvait difficilement être horrible assurément à ce point-là. D'autant que Micks n'était
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pas une fillette, ni un innocent petit enfant de chœur, non, mais un gros pépère placide qui avait roulé sa bosse, dans la merde natale et d'outre-mer. Mais alors qu'est-ce qui avait bien pu, si ce n'était le visage de Watt, révulser Micks à ce point, et drainer ses joues de leur incarnat coutumier? Le manteau? Le chapeau? Le soulier et le brodequin? Oui, le soulier et le brodequin peut-être, pris conjointement, si jaunes, si furtifs, si rond et si pointu, talons joints et bouts écartés dans un garde-à-vous obscène, et d'un jaune, d'un jaune. Ou enfin quelque chose qui n'était pas Watt, ni à Watt, mais derrière Watt, ou à côté de Watt, ou devant W att, ou au-dessous de W att, ou au-dessus de W att, ou autour de Watt, une ombre sans rien pour la jeter, une
lumière sans rien pour la verser, ou dans l'air gris le tour- billon des vaines entéléchies.
Mais si la bouche de Watt était ouverte, et sa mâchoire pendante, et ses yeux vitreux, et sa tête basse, et ses genoux fléchis, et son dos courbé, son esprit était tout à son pro- blème, au problème de savoir ce qui était préférable, fermer la porte, d'où lui venait un vent coulis, sur la peau du cou, et déposer ses sacs, et s'asseoir, ou fermer la porte, et déposer ses sacs, sans s'asseoir, ou fermer la porte, et s'asseoir, sans déposer ses sacs, ou déposer ses sacs, et s'asseoir, sans fermer la porte, ou fermer la porte, d'où lui venait la bise, sur la peau du cou, sans déposer ses sacs, ni s'asseoir, ou déposer ses sacs, sans se donner la peine de fermer la porte, ou de s'asseoir, ou s'asseoir, sans se mêler de déposer ses sacs, ou
de fermer la porte, ou ne rien changer à rien, ni à la traction des sacs dans ses mains, ni à la poussée du sol sous ses pieds, ni à l'air qui lui venait par bouffées, à travers la porte, sur la peau du cou. Et les réflexions de \X'att aboutirent à ceci, que si une seule de ces choses en valait la peine, alors toutes en valaient la peine, mais qu'aucune n'en valait la peine, non, pas une seule, mais que toutes étaient à déconseiller, sans exception. Car il n'aurait pas le temps de se reposer, de
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se réchauffer. Car s'asseoir signifiait avoir encore à se mettre debout, et le fardeau déposé encore un fardeau à soulever, et la porte fermée encore une porte à ouvrir, si peu après la dernière fois, si peu avant la prochaine, qu'il risquait d'en éprouver, en fin de compte, plus de fatigue que de réconfort. Et il dit aussi, en guise de corollaire, que même s'il avait toute la nuit devant lui, pour se reposer, pour se réchauffer, sur une chaise, dans la cuisine, ce n'en serait pas moins un piètre repos, et une dérisoire chaleur, à côté du repos et de la chaleur qu'il se rappelait, à côté du repos et de la chaleur qu'il attendait, un piètre repos en vérité, et une lamentable chaleur, et source par conséquent en tout état de cause, très probablement, en fin de compte, moins de satisfaction que de désagrément. Mais sa lassitude était telle, au terme de cette longue jour- née, et l'heure de son coucher passée depuis si longtemps, et son besoin de repos si pressant en conséquence, et son
besoin de chaleur, qu'il se pencha un peu plus, sans doute avec l'intention de déposer ses sacs, par terre, et de fermer la porte, et de s'asseoir à la table, et de poser ses bras sur ja table, et d'ensevelir, oui, d'ensevelir sa tête dans ses bras, et peut-être même qui sait de tomber, au bout d'un moment, dans un sommeil agité, lacéré de songes, de plongeons depuis des hauteurs terrifiantes dans des eaux hérissées d'écueils, devant une nombreuse assistance. Il se pencha donc, mais il ne se pencha pas loin, car l'inclination n'avait pas plus tôt commencé qu'elle finit, et il n'avait pas plus tôt mis en mar- che son programme de repos, de repos agité, qu'il y coupa court et resta figé, dans une pose qui semblait la caricature de sa précédente station semi-debout, pose si pitoyable qu'il s'en aperçut, et aurait souri, s'il n'avait été trop faible pour sourire, ou franchement ri, s'il avait été assez fort pour rire franchement. Intérieurement il se dérida bien sûr, et oublia un instant ses soucis, mais moins que s'il avait eu la force de sourire, ou franchement de rire.
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Dans l'allée, quelque part entre la maison et la route, Watt se rappela, avec regret, qu'il n'avait pas pris congé de Micks, comme il aurait dû le faire. Les quelques simples mots, au moment de se quitter, qui comptent tant, pour celui qui reste, pour celui qui s'en va, il n'avait pas eu l'élémen- taire politesse de les dire, avant de quitter la maison. Une vague envie de revenir sur ses pas, et de réparer cette mu- flerie, le fit s'arrêter. Mais il ne s'arrêta pas longtemps, mais reprit son chemin, vers la grille, et la route. Et il fit bien, car Micks avait quitté la cuisine, avant Watt. Mais Watt ignorait ce détail, le départ de la cuisine de Micks avant le sien, car il ne devait s'en rendre compte que beaucoup plus tard, quand ce serait trop tard, et put par conséquent se repentir, chemin faisant vers la grille, et la route, de ne pas avoir pris congé de Micks, même brièvement.
La nuit était d'une splendeur inaccoutumée. La lune, sans être pleine, n'était pas loin de l'être, dans un jour ou deux elle serait pleine, pour ensuite décroître, jusqu'à prendre dans le ciel, au dire de certains auteurs, l'aspect d'un crois- sant, ou d'une faucille. Les autres corps célestes à leur tour, quoique situés pour la plupart à une grande distance, déver- saient sur Watt, et sur les beautés jardinières qu'il traversait, une pointe de remords au cœur pour sa négligence envers Micks, au grand dégoût de Watt une lumière si forte, si pure, si constante et si blanche que sa progression, toute pénible et incertaine qu'elle était, était moins pénible, moins incertaine, qu'il ne l'avait craint au moment de partir.
Watt avait toujours de la chance, avec le temps.
Il marcha sur la bordure herbeuse, parce qu'il n'aimait pas la sensation du gravier sous les pieds, et les fleurs, et les hautes herbes, et les branches, tant d'arbres que d'arbris- seaux, le frôlaient d'une façon qui ne lui déplaisait pas. La caresse, contre le dôme de son chapeau, de quelque ombelle pendante, peut-être d'un charme, lui procura un plaisir tout particulier, et il ne s'était pas beaucoup éloigné, de
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l'endroit, qu'il fit demi-tour et retourna, à l'endroit, et s'immobilisa sous la branche, tout entier aux pédicelles, au va-et-vient des pédicelles, contre le dôme de son chapeau.
Il remarqua qu'il n'y avait pas de vent, pas un souffle. Et pourtant, dans la cuisine, il avait senti l'air frais, sur la peau du cou.
Il fut surpris, sur la route, par la défaillance passagère déjà signalée. Mais elle passa et il put reprendre son chemin, vers la gare.
Il marcha au milieu de la route, à cause des gravillons qui jonchaient le bas-côté.
Il ne rencontra âme qui vive, sur son chemin. Une bourri- que égarée, ou une chèvre, couchée dans le fossé, leva la tête sur son passage. Watt ne vit pas la bourrique, ou la chèvre, mais la bourrique, ou la chèvre, vit Watt. Elle le regarda s'éloigner, à pas lents, sur la route, et finalement disparaître. Elle se figurait peut-être qu'il y avait dans les sacs quelque bonne provende pour elle. Sitôt les sacs hors de vue, elle laissa retomber sa tête, parmi les orties.
