Cette
formulation
ne tarda pas à se lézarder.
Samuel Beckett
sans cesse variaient lentement les dehors
de Monsieur Knott.
Cette hypothèse, en ce qui concernait le tableau, ne tarda
pas à être confirmée avec éclat. Et des innombrables hypo- thèses échafaudées par Watt pendant son séjour chez Mon- sieur Knott, ce fut bien la seule à être confirmée, pour ne pas dire infirmée, par les événements (si l'on peut parler ici d'événements), ou plutôt le seul élément à être confirmé, le seul élément de la longue hypothèse languissante vécue par Watt dans la maison de Monsieur Knott, et bien sûr sur ses terres, à être confirmé.
Oui, rien ne changeait, dans la maison de Monsieur Knott, parce que rien n'y restait, et rien ne venait ni ne s'en allait, parce que tout n'y était qu'allée et venue.
W a t t semblait enchanté de cet aphorisme de dixième ordre. Il est vrai que dans sa bouche, débité à l'envers, il avait une certaine gueule.
Mais ce qui travaillait Watt le plus, vers la fin de son séjour au rez-dechaussée, était la question de savoir com- bien de temps il resterait au rez-de-chaussée, et dans la chambre à coucher y afférente, avant d'être muté au pre- mier étage, et à la chambre à coucher d'Erskine, et ensuite combien de temps il resterait au premier étage, et dans la chambre à coucher d'Erskine, avant de vider les lieux sans retour.
Watt ne douta pas un seul instant du jumelage du rez- de-chaussée avec sa chambre à lui, et du premier étage avec la chambre d'Erskine. Et cependant quoi de plus probléma-
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tique qu'une telle correspondance? Comme il ne semblait y avoir aucune commune mesure entre ce que Watt pouvait et ne pouvait comprendre, de même il ne semblait y en avoir aucune entre ce qu'il tenait pour certain et ce qu'il tenait pour douteux.
Watt avait le sentiment qu'il passerait, au service de Monsieur Knott, un an au rez-de-chaussée, ensuite un an au premier étage.
A l'appui de cette rocambolesque présomption il réunit les considérations suivantes.
Si la période de service, d'abord au rez-de-chaussée, ensuite au premier étage, n'était pas d'un an, alors elle était de moins d'un an, ou de plus d'un an. Mais moins d'un an signifiait carence, une page en moins du discours de la terre, puisqu'il passerait des saisons, ou une saison, ou un mois, ou une semaine, ou un jour, en entier ou en partie, sans que le service de Monsieur Knott y épande ses clartés et ténèbres. Car en l'espace d'un an tout est dit, dans une région déterminée. Mais plus d ' u n an signifiait excès, une
page du galimatias relue, puisqu'il passerait des saisons, ou une saison, ou un mois, ou une semaine, ou un jour, en entier ou en partie, ayant du service de Monsieur Knott reçu par deux fois la lumière et l'ombre. Car le nouvel an ne dit rien de neuf, à l'homme fixé dans l'espace. Donc un an au rez-de- chaussée, un autre au premier étage, car la lumière du jour du rez-de-chaussée n'était pas celle du premier étage (malgré leur proximité), pas plus que n'étaient les mêmes les lumières de leurs nuits.
Mais même Watt ne pouvait longtemps se cacher l'absur- dité de ces constructions, qui posaient comme postulat que la période de service était la même pour chaque servi- teur, et invariablement partagée en deux phases de durée égale. Et il lui semblait que la période de service et sa répartition devaient nécessairement dépendre du serviteur, de ses capacités et de ses besoins; qu'il y avait des stayers
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et des non-stayers, des étagicoles et des rez-de-chaussards ; qu'une chose que tel pourrait épuiser en deux mois, ou inver- sement, pourrait demander dix ans à tel autre pour le même résultat; que pour beaucoup en bas la proximité de Monsieur Knott devait être un long supplice, et un long supplice son éloignement pour beaucoup en haut. Mais il n'avait pas plus tôt ressenti l'absurdité de tout cela, d'une part, et la nécessité de tout ceci, de l'autre (car il est rare qu'un sentiment d'ab- surdité ne soit pas suivi d'un sentiment de nécessité), qu'il ressentit l'absurdité de ce dont il venait de ressentir la nécessité (car il est rare qu'un sentiment de nécessité ne soit pas suivi d'un sentiment d'absurdité). Car le service à considérer n'était pas le service d'un serviteur, mais de deux serviteurs, et même de trois serviteurs, et même d'une infinité de serviteurs, dont le premier ne pouvait partir qu'une fois le second monté, ni le second monter qu'une fois le troisième arrivé, ni le troisième arriver qu'une fois le premier parti, ni le premier partir qu'une fois le troisième arrivé, ni le troisième arriver qu'une fois le second monté, ni le second monter qu'une fois le premier parti, chaque arrivée, chaque séjour, chaque départ dépendant d'un séjour et d'une arrivée, d'une arrivée et d'un départ, d'un départ et d'un séjour, ou plutôt de tous les séjours et de toutes les arrivées, de toutes les arrivées et de tous les départs, de tous les départs et de tous les séjours, de tous les serviteurs de Monsieur Knott, passés, présents et à venir. Et dans cette longue chaîne d'interdépendances, allant de ceux depuis longtemps morts jusqu'à ceux pas de sitôt à naître, il ne pouvait y avoir d'arbitraire que préétabli. Car prenons trois ou quatre serviteurs quelconques, Tom, Dick, Harry et un autre, si Tom sert deux ans au premier étage, alors Dick sert deux ans au rez-de-chaussée, et puis Harry arrive, et si Dick sert dix ans au premier étage, alors Harry sert dix ans au rez-de-chaussée, et puis l'autre arrive, et ainsi de suite à perte de serviteurs, la période de service au rez-
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de-chaussée d'un serviteur donné coïncidant toujours avec la période de-service au premier étage de son prédécesseur, et se terminant toujours à l'arrivée sur les lieux de son suc- cesseur. Mais les deux ans de Tom au premier étage n'ont pas pour cause les deux ans de Dick au rez-de-chaussée, ou l'arrivée sur les lieux de Harry, et les deux ans de Dick au rez-de-chaussée n'ont pas pour cause les deux ans de Tom au premier étage, ou l'arrivée sur les lieux de Harry, et l'ar- rivée sur les lieux de Harry n'a pas pour cause les deux ans de Tom au premier étage, ou les deux ans de Dick au rez-de-chaussée, et les dix ans de Dick au premier étage n'ont pas pour cause les dix ans de Harry au rez-de-chaussée, ou l'arrivée sur les lieux de l'autre, et les dix ans de Harry au rez-de-chaussée n'ont pas pour cause les dix ans de Dick au premier étage, ou l'arrivée sur les lieux de l'autre, et l'arrivée sur les lieux de l'autre n'a pas pour cause (marre de souligner ce foutu vocable) les dix ans de Dick au pre- mier étage, ou les dix ans de Harry au rez-de-chaussée, non, ça serait trop horrible à contempler, mais les deux ans de Tom au premier étage, et les deux ans de Dick au rez-de- chaussée, et l'arrivée sur les lieux de Harry, et les dix ans de Dick au premier étage, et les dix ans de Harry au rez-de- chaussée, et l'arrivée sur les lieux de l'autre, ont pour cause le fait que Tom est Tom, et Dick Dick, et Harry Harry, et cet autre cet autre, de cela le malheureux Watt ne pou- vait douter. Car sinon dans la maison de Monsieur Knott, et à la porte de Monsieur Knott, et sur le chemin qui y conduisait, et sur le chemin qui en éloignait, il y aurait lan- gueur, il y aurait fièvre, langueur de qui poursuit sa tâche accomplie, fièvre de qui abandonne sa tâche inachevée, lan- gueur et fièvre de qui arrive et part trop tard, langueur et fièvre de qui part et arrive trop tôt. Mais Monsieur Knott
était celui à qui l'on venait, chez qui l'on restait, de qui l'on se séparait, sans langueur ni fièvre, sa maison le port et le havre que l'on gagnait calmement, où l'on relâchait libre-
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ment, que l'on quittait gaîment. Drossés, bloqués, chassés, par les tempêtes du dehors, les tempêtes du dedans? Les tempêtes du dehors ! Les tempêtes du dedans ! Des hommes comme Vincent et Walter et Arsene et Erskine et Watt! Ha ! Non. Mais sous la poussée, la menace, le charme des tempêtes, dans le besoin, la possession, la perte du refuge, des cœurs calmes et libres et gais. Non que Watt eût l'im- pression d'être calme et libre et gai, ou de l'avoir jamais été, loin de là. Mais il disait qu'il l'était peut-être, calme et libre et gai, ou sinon calme et libre et gai, tout au moins calme et libre, ou libre et gai, ou gai et calme, ou sinon calme et libre, ni libre et gai, ni gai et calme, tout au moins calme, ou libre, ou gai, à son insu. Mais pourquoi Tom Tom? Et Dick Dick? Et Harry Harry? Parce que Dick Dick et Harry Harry? Parce que Harry Harry et Tom Tom? Parce que Tom Tom et Dick Dick? Watt n'y voyait pas d'inconvénient. Mais c'était une conception dont pour le moment il n'avait pas besoin, et les conceptions dont pour le moment Watt n'avait pas besoin, il avait coutume de ne pas les développer pour le moment, mais de les laisser tran- quilles, de même qu'on ne développe pas sans motif son parapluie, non, mais on le laisse tranquille, dans le porte- parapluies, en attendant qu'il pleuve. Et la raison pour laquelle Watt n'avait pas besoin pour le moment de cette conception était peut-être ceci, que lorsqu'on a les bras pleins de lis virginaux on ne s'attarde pas à cueillir, ou à humer, ou à tapoter, ou à gratifier d'une autre marque d'af- fection quelconque, une pâquerette, ou une primevère, ou un coucou, ou un bouton d'or, ou une violette, ou un pissen- lit, ou une pâquerette, ou une primevère, ou n'importe quelle autre fleur des champs, ou n'importe quelle autre mau- vaise herbe, non, mais on marche dessus, et une fois la masse éloignée, et la tête aveugle plongée dans la blan- cheur mielleuse, alors peu à peu sous le poids de leurs pétales les tiges froissées se redressent, c'est-à-dire celles
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ayant eu la fortune de ne pas se rompre. Car ce qui préoc- cupait Watt, pour le moment, ce n'était pas tant la Toméité de Tom, la Dickéité de Dick, la Harryéité de Harry (remar- quables certes en elles-mêmes) que leur Toméité, leur Die- kéité, leur Harryéité à l'époque, leur chronotoméité, chrono- dickéité, chronoharryéité; non pas tant la détermination d'un être à venir par un être passé, d'un être passé par un être à venir (étude certes fascinante en elle-même), comme dans une composition musicale de la mesure cent mettons par la mesure mettons dix et de la mesure mettons dix par la mesure cent mettons, que l'intervalle entre les deux, les quatre-vingt-dix mesures, le temps mis par le vrai à avoir été vrai, le temps mis par le vrai à s'avérer vrai, comprenne qui pourra. Ou bien sûr faux, comprenne qui voudra.
Ainsi au début, esprit et corps, Watt besognait à sa vieille besogne.
Et ainsi Watt, ayant ouvert avec son chalumeau cette boîte en fer blanc, vit qu'elle était vide.
Dans le fait Watt ne saurait jamais combien de temps il avait passé dans la maison de Monsieur Knott, combien au rez-de-chaussée, combien au premier étage, combien au total. Tout ce qu'il pouvait dire, c'est que ça lui avait paru long.
Songeant alors, en quête de repos, aux rapports possibles entre de telles séries, la série des chiens, la série des hommes, la série des tableaux, pour s'en tenir à ces séries-là, Watt se rappela une nuit lointaine dans un non moins lointain pays, et Watt dans l'éclat de sa jeunesse allongé tout seul dans un fossé, sans avoir bu, se demandant s'il ne la tenait pas déjà, l'impossible conjonction du lieu, de I'heure et du bien- aimé, et les trois grenouilles qui croassaient Krak! , Krek ! et Krik ! , sur un, neuf, dix-sept, vingt-cinq, etc. , et sur un, six, onze, seize, etc. , et sur un, quatre, sept, dix, etc. , res- pectivement, et comme il entendit
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La poissonnière plaisait beaucoup à Watt. Watt n'était pas un homme à femmes, mais la poissonnière lui plaisait beaucoup. D'autres femmes lui plairaient peut-être davan- tage, plus tard. Mais de toutes les femmes qui lui avaient jamais plu jusqu'alors, aucune ne pouvait se comparer aux yeux de Watt, même de loin, avec cette poissonnière. Et Watt plaisait à la poissonnière. C'était là une coïncidence providentielle, qu'ils se fussent plu l'un à l'autre. Car si la poissonnière avait plu à W att sans que W att eût plu à la poissonnière, ou si W a t t avait plu à la poissonnière sans que la poissonnière eût plu à Watt, alors qu'en serait- il advenu, de Watt, ou de la poissonnière? Non que la
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poissonnière fût une femme à hommes, loin de là. étant d'un âge avancé et privée au surplus par la nature des pro- priétés qui attirent les hommes vers les femmes, hormis peut-être les restes d'une démarche distinguée due à l'habi- tude de porter son panier à poisson sur la tête, sur de lon- gues distances. Non qu'un homme, sans posséder une seule des propriétés qui attirent les femmes vers les hommes, ne puisse être un homme à femmes, ni qu'une femme, sans posséder une seule des propriétés qui attirent les hommes vers les femmes, ne puisse être une femme à hommes, loin de là. A telle enseigne que Madame Gorman avait eu plusieurs admirateurs, aussi bien avant qu'après Monsieur Gorman, et même pendant Monsieur Gorman, et Watt au moins deux affaires de cœur caractérisées au cours de son célibat. Watt n'était pas un homme à hommes non plus, dénué qu'il était de toutes les propriétés qui attirent les hommes vers les hommes, tout en ayant eu bien sûr des amis masculins (qui peut y couper? ) en plus d'une occa- sion. Non que Watt n'eût pu être un homme à hommes, sans posséder une seule des propriétés qui attirent les hommes vers les hommes, loin de là. Mais il se trouvait qu'il ne l'était pas. Quant à savoir si Madame Gorman était une femme à femmes, ou non, c'est là une des choses que l'on ignore. D'un côté elle l'était peut-être, de l'autre elle ne l'était peut-être pas. Mais il semble probable qu'elle ne l'était pas. Non qu'il soit le moins du monde impossible qu'un homme soit à la fois un homme à femmes et un homme à hommes, ni qu'une femme soit à la fois une femme à hommes et une femme à femmes, pour ainsi dire d ' u n seul et même mouvement. Car chez les hommes et les femmes, chez les hommes à femmes et les hommes à hommes, chez les femmes à hommes et les femmes à femmes, chez les hommes à femmes et à hommes, chez les femmes à hommes et à femmes, tout est possible, jusqu'à preuve du contraire, dans ce domaine.
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Madame Gorman passait tous les jeudis, sauf indisposi- tion. En ce cas elle restait chez elle, au lit, ou dans un fau- teuil moelleux, au coin du feu s'il faisait froid, devant la fenêtre ouverte s'il faisait chaud, et s'il ne faisait ni froid ni chaud devant la fenêtre fermée, ou l'âtre vide. Aussi le jeudi était le jour que Watt préférait à tous les autres jours. Dans ce domaine les hommes sont très divers. Qui préfère le dimanche, qui le lundi, qui le mardi, qui le mercredi, qui le jeudi, qui le vendredi, qui enfin le samedi. Mais Watt préférait le jeudi, parce que Madame Gorman passait le jeudi. Alors il l'introduisait dans la cuisine, et lui débou- chait une bouteille de stout, et l'asseyait sur son genou, et de son bras droit lui ceignait la taille, et appuyait sa tête contre son sein gauche (le droit lui ayant été mal- heureusement retiré dans l'enthousiasme d'une interven- tion chirurgicale), et demeurait ainsi sans bouger, ou en bougeant le moins possible, oublieux de ses malheurs, pendant dix bonnes minutes, ou un quart d'heure. Et Madame Gorman aussi, tout en lui taquinant de la main gauche les touffes gris-roux et en portant de la droite à des intervalles étudiés la bouteille à ses lèvres, était à sa modeste façon elle aussi en paix, pour un temps.
Redressant de temps en temps sa tête molle, de la taille au cou sa molle étreinte transférant, Watt baisait Madame Gorman sur la bouche ou environs, à la désespérée, avant de se replier dans sa pose post-crucifiée. Et ces baisers, sitôt qu'en venait à faiblir la première fièvre, c'est-à-dire peu de temps après leur application, Madame Gorman ne laissait pas de les rattraper, pour ainsi dire, sur ses propres lèvres, et de les retourner avec une paisible urbanité, comme on ramasse un journal ou un gant dans un lieu public pour le rendre en souriant, sinon en s'inclinant, à son légitime propriétaire. Si bien que, tout compte fait, chaque baiser était deux baisers, d'abord le baiser de
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Watt, timide et velléitaire, puis celui de Madame Gorman, onctueux et civil.
Mais Madame Gorman n'était pas toujours assise sur Watt, car quelquefois Watt était assis sur Madame Gor- man. Certains jours Madame Gorman était sur \"latt tout le temps, d'autres Watt sur Madame Gorman. Et il ne manquait pas de jours où Madame Gorman commençait par être assise sur Watt et finissait par voir Watt assis
sur elle, et où Watt commençait par être assis sur Madame Gorman et finissait par voir Madame Gorman assise sur lui. Car Watt avait tendance à se lasser, avant que vienne pour Madame Gorman le moment du départ, de sentir Madame Gorman assise sur lui ou de se sentir assis sur Madame Gorman. Alors, si c'était Madame Gorman sur Watt et non pas Watt sur Madame Gorman, alors il la délo- geait doucement de son giron jusqu'à ce qu'elle soit debout, sur les carreaux, et aussitôt se levait à son tour, si bien que tous les deux ce tantôt assis, elle sur lui, lui sur la chaise, étaient maintenant debout, côte à côte, sur les car- reaux, de la cuisine. Puis de concert ils retrouvaient le repos, Watt et Madame Gorman, celui-là sur celle-ci, celle-ci
sur la chaise. Mais si ce n'était pas Madame Gorman sur W att, mais W att sur Madame Gorman, alors il redescen- dait de ses genoux, et d'une main douce l'aidait à se rele- ver, et prenait sa place (en ployant les genoux) sur la chaise, et l'asseyait (en déployant les cuisses) parmi son giron. Et Watt supportait si mal, certains jours, d'une part la poussée de Madame German d'en dessus, d'autre part la poussée de Madame Gorman d'en dessous, qu'il ne fallait pas moins de deux, ou trois, ou quatre, ou cinq, ou six, ou sept, ou huit, ou neuf, ou dix, ou onze, ou même douze, ou même treize changements de position, avant que vienne pour Madame Gorman le moment du départ. Ce qui donne, en comptant une minute pour l'interversion, une séance moyenne de quinze secondes seulement et, sur la base
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modeste d'un baiser d'une minute toutes les minutes et demie, un total pour la journée d'un seul baiser, d'un seul double baiser, amorcé pendant la première séance et con- sommé au cours de la dernière, car pas question de baisers pendant l'interversion, tant celle-ci les tenait en haleine.
Plus loin que cela hélas ils n'allaient jamais, quoique plus d'une fois tentés de le faire. Pour quelle raison? Etait-ce dans leurs cœurs, dans le cœur de Watt, dans le cœur de Madame Gorman, le lointain écho d'une passion révolue, d'un naufrage ancien, leur murmurant de ne pas souiller, de ne pas traîner, dans le cloaque de la délectation clonique, une fleur si belle, si rare, si suave, si frêle? Rien n'oblige à le supposer. Car Watt n'avait pas la force, Madame Gor- man n'avait pas le temps, indispensables à même la plus fugitive des coalescences. Ironie de la vie! Paradoxe de l'amour! Qu'à celui qui a le temps soit déniée la force ! Qu'à celle qui a la force soit dénié le temps! Que l'obstruc- tion insignifiante et sans doute réductible de quelque
Bandusie endocrinale, qu'une simple question de quarante- cinq ou cinquante minutes à l'horloge, aient le pouvoir aussi sûrement que la mort elle-même, ou que l'Helles- pont, de séparer les amants! Car si Watt avait eu un peu plus de vigueur, Madame Gorman aurait eu juste le temps, et si Madame Gorman avait eu un peu plus de temps, Watt aurait pu sans doute, en conduisant avec art ses ondes languides, soulever une vague à la hauteur de l'occa- sion. Mais les choses étant ce qu'elles étaient on voit diffi-
cilement comment ils auraient pu faire mieux que ce qu'ils faisaient, assis l'un sur l'autre à tour de rôle en passant du baiser au repos, du repos au baiser, jusqu'à ce que vienne pour Madame Gorman le moment de reprendre sa tournée.
Qu'avait donc Madame Gorman, Watt qu'avait-il donc, pour tant séduire Watt, tant attendrir Madame Gorman ? Entre quel abysses l'appel, le contre-appel? Entre Watt pas un homme à hommes et Madame Gorman pas une femme à
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femmes? Entre Watt pas un homme à femmes et Madame Gorman pas une femme à hommes? Entre Watt pas un homme à hommes et Madame Gorman pas une femme à hommes ? Entre Watt pas un homme à femmes et Madame Gorman pas une femme à femmes ? Entre Watt homme ni à hommes ni à femmes et Madame Gorman femme ni à femmes ni à hommes ? Nucléaires au profond de lui il les sentait accouplés, les hommes ni à hommes ni à femmes qu'il était. Et Madame Gorman était sans doute le théâtre d'une conglutination semblable. Mais cela ne signifiait rien. Et n'étaient-ils pas plutôt attirés, Madame Gorman vers Watt, Watt vers Madame Gorman, elle par la bouteille de stout, lui par l'odeur du poisson? C'est pour cette hypothèse, bien des années plus tard, quand Madame Gor- man n'était plus qu'un pâle souvenir, qu'un parfum éventé, que penchait Watt.
Monsieur Graves se présentait à la porte de derrière quatre fois par jour. Le matin, dès son arrivée, pour prendre la clef de sa remise, et à midi pour prendre sa théière pleine, et l'après-midi pour rapporter la théière vide et prendre sa bouteille de stout et le soir pour rapporter la clef et la bou- teille vide. Monsieur Graves avait beaucoup à dire sur Mon- sieur Knott, sur Erskine, Arsene, Walter, Vincent et les autres dont il avait oublié, ou n'avait jamais su, les noms. Mais rien d'intéressant. Il alléguait aussi bien l'expérience de ses ancêtres que la sienne. Car son père avait travaillé pour Monsieur Knott, et le père de son père, et ainsi de suite. Voici donc une autre série. Sa famille, dit-il, avait fait du jardin ce qu'il était. Il n'avait que du bien à dire de Monsieur Knott et de ses jeunes messieurs. C'était la première fois que Watt se voyait assimiler à la classe des jeunes messieurs. Pour Monsieur Graves, à l'entendre, ceux- ci étaient dans l'ordre des choses au même titre que ses compagnons de taverne.
Mais le thème favori de Monsieur Graves était ses ennuis
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domestiques. Il ne s'entendait pas bien, à ce qu'il parais- sait, avec sa femme, et cela depuis quelque temps déjà. Même qu'il ne s'entendait pas du tout avec sa femme. Mon- sieur Graves semblait avoir atteint l'âge où l'impossibilité de s'entendre avec sa femme est une source plus souvent de satisfaction que de regret. Mais Monsieur Graves s'en trou- vait profondément affecté. Tout au long de sa vie conjugale il s'était entendu avec sa femme, comme l'ormeau avec la vigne, et voilà que depuis quelque temps il n'y arrivait plus. Pour Madame Graves aussi c'était très pénible, que son mari n'arrive plus à s'entendre avec elle, car Madame Graves n'aimait rien tant que de se faire bien entendre avec.
Watt n'était pas le premier devant qui Monsieur Graves se fût déboutonné, à ce sujet. Car il s'était déjà déboutonné devant Arsene, voilà bien des années, alors que ses ennuis étaient encore verts, et Arsene lui avait prodigué des conseils que Monsieur Graves avait suivis à la lettre. Mais il n'en était jamais rien sorti.
Erskine aussi avait été admis, par Monsieur Graves, dans sa confidence, et Erskine s'était confondu en conseils. Ce n'étaient pas les mêmes conseils que ceux d'Arsene, et Mon- sieur Graves s'y était conformé de son mieux. Mais il n'en était rien sorti.
A Watt cependant Monsieur Graves ne demanda pas, tout de go et sans ambages, Dites-moi comment faire, Monsieur Watt, pour que je puisse m'entendre avec ma femme, comme jadis. Et ça valait sans doute mieux. Car Watt n'aurait pas su répondre, à une telle question. Et son silence aurait pu être mal compris, par Monsieur Graves, et interprété comme signifiant qu'à Watt cela était indifférent, que Monsieur Graves s'entende avec sa femme ou non.
La question était néanmoins sous-entendue, et cela de façon flagrante. Car Monsieur Graves, ayant terminé pour la première fois le récit de ses ennuis, ne s'en alla point,
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mais resta là où il était, dans une attente muette, en tour- mentant son chapeau melon (Monsieur Graves se découvrait toujours, même en plein air, lorsqu'il s'entretenait avec ses supérieurs) et le visage levé vers Watt debout sur le seuil. Et comme le visage de Watt portait son expression habi- tuelle, celle du Juge Jeffreys en train de présider la Com- mission Ecclésiastique, Monsieur Graves avait bon espoir de bénéficier d'une parole secourable. Malheureusement à ce moment-là Watt pensait aux oiseaux, leur vol sol sol, leur chant de lancement. Mais s'en lassant vite il rentra dans la maison et ferma la porte derrière lui.
Mais bientôt Watt se prit à sortir la clef le matin, devant la porte, sous une pierre, et à sortir la théière à midi, devant la porte, sous une têtière, et à sortir la bouteille de stout l'après-midi, avec un tire-bouchon, devant la porte, à l'ombre. Et le soir, une fois Monsieur Graves parti, alors Watt ren- trait la clef, et la théière, et la bouteille, remises par Mon- sieur Graves là où il les avait trouvées. Mais un peu plus tard Watt renonça à rentrer la clef. Car à quoi bon rentrer
le soir une clef que le matin il faudrait ressortir? De sorte que la clef n'allait plus à son clou, dans la cuisine, mais seulement sous la pierre, ou dans la poche de Monsieur Gra- ves. Mais si Watt ne rentrait plus la clef, le soir, une fois Monsieur Graves parti, mais seulement la théière et la bouteille, néanmoins il ne rentrait jamais la théière et la bouteille sans regarder, sous la pierre, pour s'assurer que la clef y était.
Puis par une nuit glaciale Watt quitta son lit douillet, descendit, rentra la clef et l'enveloppa dans une rognure de couverture rognée au préalable sur sa propre couverture. Puis il ressortit la clef, sous la pierre. Et le lendemain soir, quand il regarda, sous la pierre, il retrouva la clef comme il l'avait laissée, dans sa petite couverture, sous la pierre. Car Monsieur Graves était un homme très compréhensif.
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W a t t se demandait si Monsieur Graves avait un fils, à l'exemple de Monsieur Gall, à qui passer le flambeau, au moment de mourir. Watt le jugeait très probable. Car peut-on s'entendre avec sa femme, tout au long d'une vie conjugale, comme l'ormeau avec la vigne, sans avoir au moins un fils à qui passer le flambeau, au moment de mourir, ou de prendre sa retraite?
Quelquefois Watt entrevoyait Monsieur Knott, dans le vestibule, ou dans le jardin, rivé sur place, ou circulant len- tement.
Un jour Watt, au débouché d'un buisson, faillit heurter Monsieur Knott, ce qui lui fit perdre contenance un instant, car il n'avait pas tout à fait fini d'ajuster ses vêtements. Mais il n'y avait pas de quoi perdre contenance, car les mains de Monsieur Knott étaient derrière son dos, et sa tête pen- chait profondément vers la terre. Puis Watt, baissant les yeux à son tour, ne vit d'abord que l'herbe verte et rase, mais à force de regarder il finit par voir une petite fleur bleue et à côté un gros ver en train de rentrer sous terre. C'était donc cela qui avait attiré l'attention de Monsieur Knott, peut-être. Et les deux de rester là ainsi un petit moment ensemble, le maître et le serviteur, les têtes pen-
chées se touchant presque (ce qui donne la taille approxima- tive de Monsieur Knott, n'est-ce pas, à supposer le sol hori- zontal), jusqu'à ce que le ver eût disparu et que seule la fleur demeurât. Un jour ce serait à la fleur de disparaître et au ver de demeurer, mais ce jour-là ce fut à la fleur de demeurer et au ver de disparaître. Et puis Watt, levant les yeux, vit que les yeux de Monsieur Knott étaient fermés, et il entendit son souffle, doux et léger, comme le souffle de l'enfant qui dort.
Watt ne savait pas s'il était content ou mécontent de ne pas voir Monsieur Knott plus souvent. En un sens il était mécontent, en un autre content. Il était mécontent en ce sens, qu'il avait envie de voir Monsieur Knott face à
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face, et il était content en ce sens, qu'il en avait peur. Hé oui, dans la mesure où il avait envie, dans la mesure où il avait peur, de voir Monsieur Knott face à face, son envie le rendait mécontent, sa peur content, de le voir si peu, et de si loin en général, et si fugitivement, et souvent de biais, voire de dos.
Watt se demandait si, à ce point de vue, Erskine était mieux loti que lui.
Mais à mesure que passait le temps, comme il se doit, et que touchait à son terme la période de service de Watt au rez-de-chaussée, alors cette envie et cette crainte, et par conséquent ce mécontentement et ce contentement, comme tant d'autes envies et craintes, tant d'autres mécontente-
ments et contentements, s'émoussaient peu à peu, toujours davantage, jusqu'à ne plus se faire sentir du tout. Et la raison de cela était peut-être ceci, que peu à peu Watt perdait tout espoir, toute crainte, de jamais voir Mon- sier Knott face à face, ou peut-être ceci, que Watt, tout
en croyant toujours à la possibilité de voir Monsieur Knott face à face, finissait par en considérer la réalisation comme sans importance, ou peut-être ceci, qu'à mesure qu'allait croissant chez Watt l'intérêt qu'il portait à l'âme, comme on dit, de Monsieur Knott, l'intérêt qu'il portait au corps, comme on l'appelle, allait diminuant (car il est fréquent, quand une chose va croissant quelque part, qu'ailleurs une autre aille diminuant), ou peut-être tout autre chose, Ia
simple fatigue par exemple, n'ayant avec les raisons précitées rien à voir.
Ajoutez que les rares fois où Watt entrevoyait Monsieur Knott, il ne l'entrevoyait pas clairement, mais comme dans une glace, une glace sans tain, une fenêtre à l'est le matin, une fenêtre à l'ouest le soir.
Ajoutez que la forme que Watt entrevoyait parfois, dans le vestibule, dans le jardin, était rarement la même d'une entrevision à l'autre, mais variait tellement, à en croire les
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yeux de Watt, en corpulence, taille, teint et même chevelure, et bien sûr dans sa façon de circuler, et de rester sur place, que Watt ne l'aurait jamais crue la même, s'il n'avait su que c'était Monsieur Knott.
Watt n'avait jamais entendu Monsieur Knott non plus, entendu parler s'entend, ou rire, ou pleurer. Mais une fois il crut l'entendre dire, Cui! Cui! à un petit oiseau, et une autre fois il l'entendit faire un bruit étrange, PLOPFPLOPF Plop] Plopf plop] plopf plop plo pl. Cela se passa parmi les fleurs.
Watt se demandait si Erskine était mieux partagé, à cet égard. Lui et son maître conversaient-ils ? Watt ne les avait jamais entendu le faire, comme il l'aurait certaine- ment fait, s'ils l'avaient fait. Dans un murmure peut-être. Oui, peut-être conversaient-ils dans un murmure, le maître et le serviteur, dans deux murmures, le murmure du maître, le murmure du serviteur.
Un jour, vers la fin du séjour de Watt au rez-de-chaussée, le téléphone sonna et une voix demanda comment Monsieur Knott allait. De quoi coller le meilleur. La voix dit en outre, Une connaissance. Cela pouvait être une voix d'homme aiguë, comme cela pouvait être une voix de femme grave.
Watt formula cet incident comme suit :
Une connaissance de Monsieur Knott, sexe incertain, téléphone pour savoir comment il va.
Cette formulation ne tarda pas à se lézarder.
Mais Watt était trop fatigué pour la réparer, Watt n'osait se fatiguer davantage.
Que de fois il en avait fait fi, du danger qu'il courait en se fatiguant davantage. Fi-fi, disait-il, fi-fi, et de s'y mettre dare-dare, à réparer les lézardes. Mais plus maintenant.
Watt était maintenant fatigué du rez-de-chaussée, le rez- de-chaussée l'avait fatigué pour de bon.
Qu'avait-il appris? Rien.
Que savait-il de Monsieur Knott ? Rien.
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De son désir de s'améliorer, de son désir d'apprendre, de son désir de guérir, que restait-il? Rien.
Mais n'était-ce pas là quelque chose?
Il se voyait comme il avait été alors, si petit, si pauvre. Et maintenant? Plus petit, plus pauvre. N'était-ce pas là quelque chose ?
Si malade, si seul.
Et maintenant?
Plus malade, plus seul.
N'était-ce pas là quelque chose?
Comme le comparatif est quelque chose. Qu'il soit plus
que son positif ou moins. Qu'il soit moins que son superlatif ou plus.
Rouge, plus bleu, le plus jaune, ce vieux rêve était achevé, à demi achevé, achevé. Encore.
Un peu avant l'aube.
Mais enfin il se réveilla pour trouver, s'étant levé, étant descendu, Erskine parti et, descendu un peu plus, un étran- ger dans la cuisine.
Il ne savait pas quand c'était. C'était quand l'if était vert sombre, presque noir. C'était un matin blanc et mou et la terre semblait parée pour la tombe. C'était au son des cloches, cloches de temple, cloches d'église. C'était un matin où le garçon laitier arriva en chantant, faux à la porte son chant aigu, et en chantant repartit, ayant mesuré le lait, de son bidon, dans le pot, royalement, comme à son accoutu- mée.
L'étranger ressemblait à Arsene et à Erskine, au phy- sique. Il se présenta sous le nom d'Arthur. Arthur.
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III
C'est vers cette époque que W a t t fut transféré dans un autre pavillon, me laissant seul dans l'ancien. En consé- quence de quoi il nous arrivait moins souvent que par le passé de nous rencontrer, et de converser. Non que cela nous fût jamais arrivé souvent, de nous rencontrer, et de conver- ser, loin de là. Mais maintenant moins que jamais. Car nous quittions rarement nos pavillons, Watt quittait rarement le sien et je quittais rarement le mien. Et lorsque exception-
nellement nous étions amenés, par le temps que nous aimions, à quitter nos pavillons, et à sortir dans le parc, nous ne l'étions pas toujours au même moment. Car le temps que j'aimais moi, tout en ressemblant au temps qu'aimait Watt, avait certaines caractéristiques que le temps qu'ai- mait Watt n'avait pas, et manquait de certaines carac- téristiques que le temps qu'aimait Watt avait. Ainsi lors- qu'il nous arrivait, attirés au même moment hors de nos pavillons par ce que chacun croyait être le temps aimé, de nous rencontrer dans le petit parc, et peut-être de conver-
ser (car si nous ne pouvions converser sans nous rencontrer, nous pouvions, et c'était souvent le cas, nous rencontrer sans converser), il était presque fatal qu'au moins l'un des deux soit déçu, et se repente amèrement d'avoir quitté son pavillon, et fasse le vain serment de ne plus quitter son pavillon, plus jamais quitter son pavillon, pour rien au monde. Si bien que nous connaissions la résistance aussi,
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la résistance à l'appel du temps aimé, mais rarement au même instant. Non qu'il y eût le moindre rapport entre le fait de résister au même instant et celui de nous rencontrer, et de converser, loin de là. Car lorsque nous résistions tous les deux, alors il ne nous arrivait pas davantage de nous rencontrer, et de converser, que lorsque l'un résistait et l'autre cédait. Mais ah lorsque nous cédions tous les deux, alors il nous. arrivait de nous rencontrer, et peut-être de converser, dans le petit parc.
Le oui est si facile, le non est si facile, quand l'appel se fait entendre, si facile, si facile. Mais à nous dans notre monde sans fenêtres, à la température du corps, fermé aux bruits du dehors, à qui nous ne pouvions entendre le vent, ni voir le soleil, quel appel pouvait parvenir, du temps que nous aimions, sinon un appel d'une faiblesse à se gausser de oui et de non? Et il était manifestement impossible d'avoir la moindre confiance dans les renseignements météorolo- giques de nos surveillants. Rien d'étonnant dans ces condi- tions si, par pure ignorance de ce qui se faisait dehors, nous passions enfermés, tantôt Watt, tantôt moi, tantôt Watt et moi, maintes heures fugitives qui auraient fui tout aussi bien, sinon mieux, certainement pas plus mal, loin de nous, avec nous, lors d'une promenade, solitaire ou à deux, avec ou sans colloque, dans le petit parc. Non, mais l'éton- nant c'est qu'à nous, disposés à céder, chacun à part dans sa tiédeur feutrée et sombre, l'appel ait pu tant de fois par- venir, quelquefois parvenir, assez clair pour nous attirer dehors, dans le petit parc. Oui, que nous ayons jamais pu nous rencontrer, et nous parler, et nous écouter, et que mon bras ait jamais pu reposer sur son bras, et le sien sur le mien, et que nos épaules aient jamais pu se toucher, et nos jambes tricoter en cadence, en ne laissant pour ainsi
dire qu'une seule trace, parallèlement les droites en avant, les gauches en arrière, puis sans hésitation l'inverse, et que penchés en avant, poitrine contre poitrine, nous ayons jamais
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pu nous embrasser (oh exceptionnellement et jamais sur la bouche bien sûr), cela m'a semblé, la dernière fois que j'y ai pensé, étonnant, étonnant. Car nous ne quittions jamais nos pavillons, jamais, sinon à l'appel du temps aimé, Watt ne quittait jamais le sien à cause de moi, je ne quittais jamais le mien à cause de lui, mais les quittant chacun de son côté à l'appel du temps aimé il nous arrivait de nous rencontrer, et même parfois de converser, de la façon la plus amicale, pour ne pas dire tendre, dans le petit parc.
Aucun contact avec la canaille, grouillant dans les cou- loirs, sottement braillarde, bruyamment morose, et jouant à la balle, toujours jouant à la balle, mais à petits pas raides et délicats, à travers ce pullulement de pitres ricanants, hors de nos pavillons vers le temps que nous aimions, et retour de même.
Vent fort avec soleil brillant, voilà le temps que nous aimions (l). Mais tandis que pour Watt l'essentiel était le vent, le soleil était l'essentiel pour Sam. Il s'ensuivait que Watt, donné un vent fort à souhait, ne pestait pas trop contre un soleil qui sans laisser d'être brillant aurait pu l'être encore plus, et que Sam, illuminé de façon adéquate, pouvait passer sur un vent qui sans manquer de force aurait gagné à en avoir davantage. Il est donc évident que les occasions étaient rarissimes où, nous promenant et peut- être conversant dans le petit parc, il nous était donné de nous y promener et peut-être d'y converser avec une joie égale. Car lorsque au soleil Sam resplendissait, alors Watt
pouvait haleter dans un vide, et lorsque comme une feuille
Watt était secoué, alors Sam pouvait trébucher dans le
noir. Mais ah lorsque exceptionnellement les degrés rêvés
de ventilation et de rayonnement étaient réunis, dans le
r
(1) Watt aimait le soleil à cette époque ou tout au moins le suppor- tait. On ne sait rien de cette volte-face. Que bougent toutes les ombres, et non seulement lui-même, semblait lui faire plaisir.
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petit parc, alors nous jouissions d'une paix égale, chacun à sa manière, jusqu'à ce que tombe le vent, décline le soleil.
Non que le parc fût si petit, loin de là, puisqu'il s'éten- dait sur cinq ou sept hectares. Mais à nous il semblait petit, après nos pavillons.
Il poussait là d'immenses trembles blêmes et des ifs éternellement sombres, avec une luxuriance tropicale, et d'autres essences aussi, en nombre moindre, si bien que nous marchions souvent dans l'ombre, épaisse, frémissante, sau- vage, tumultueuse.
En hiver les ombres maigres se tordaient, sous nos pas, dans l'herbe folle flétrie.
De fleurs pas trace, sinon des fleurs qui se sèment toutes seules, ou qui ne meurent jamais, ou qui ne meurent qu'après bien des saisons, victimes de l'herbe dévorante. En tête le pissenlit.
De légumes pas signe.
Il y avait un petit ruisseau, ou ru, jamais à sec, qui cou- lait tantôt lent, tantôt torrentiel, captif à jamais de son lit étroit.
Instable un pont rustique enjambait ses eaux sombres, un pont rustique à dos d'âne, dans un état d'extrême déla- brement.
C'est à travers la bosse de cet ouvrage que Watt un jour, allant d'un pas plus lourd que d'ordinaire, ou moins précautionneux que d'habitude, enfonça le pied, et une par- tie de la jambe. Et il n'aurait pas manqué de tomber, et peut-être d'être emporté par l'onde subfluente, si je n'avais été là pour le retenir. Pour ce menu service, je m'en souviens, je n'eus droit à aucun remerciement. Mais comme un seul homme nous nous mîmes aussitôt, Watt depuis une berge, moi depuis l'autre, au moyen de branches robustes et de brins d'osier, à parer au sinistre. Couchés de tout notre long sur le ventre, moi de tout mon long sur le mien, Watt sur le sien de tout le sien, moitié (pour plus de sûreté)
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sur la berge, moitié sur un versant de l'arche, nous tra- vaillâmes d'arrache-pied à bout de bras jusqu'à ce que notre tâche fût terminée, et l'endroit remis en état, et aussi solide qu'avant, sinon davantage. Puis, nos regards s'étant rencon- trés, nous échangeâmes un sourire, chose rare chez nous, quand nous étions ensemble. Et au bout d'un moment ainsi, couchés de tout notre long, sur nos lèvres ce sourire insolite, nous commençâmes à nous en tirer en avant, et vers le haut, tant et si bien que nos têtes finirent par se toucher, et nos nobles fronts bombés, le noble front de Watt, mon noble front à moi. Et enfin ce fut cette chose si rare entre nous, le baiser. Watt posa ses mains sur mes épaules, je posai les miennes sur les siennes (je ne pouvais guère faire autrement), puis j'effleurai de mes lèvres la joue gauche de Watt, puis il effleura des siennes ma joue gauche à moi (il ne pouvait guère faire moins),
tout cela sans passion, sous la voûte tourmentée des branches. C'est que nous y tenions, au petit pont. Car sans lui comment passer d'une partie du parc à l'autre, sans nous mouiller les pieds, et peut-être attraper un refroidissement, susceptible de dégénérer en pneumonie, avec issue proba-
blement fatale.
De sièges, où s'asseoir et reposer, pas le moindre vestige. Buissons et arbustes, à proprement parler, brillaient par
leur absence. Mais de toutes parts se dressaient des taillis, des fourrés d'une densité impénétrable et des ronces géantes en masses arrondies.
Des oiseaux de toute espèce abondaient, et nous nous faisions une joie de les poursuivre, avec des pierres et des mottes de terre. Chez les rouges-gorges notamment, grâce à leur familiarité, nous faisions des ravages, Et les nids d'alouette, chargés d'œufs encore tièdes de la gorge mater- nelle, nous les foulions aux pieds avec une satisfaction toute particulière, au début de la belle saison.
Mais nos meilleurs amis étaient les rats, longs et noirs, 159
qui hantaient les berges du ruisseau. Nous leur apportions de notre ordinaire des morceaux de choix tels que croûtes de fromage et filandres d'agneau, et nous leur apportions en supplément des œufs d'oiseau, des grenouilles et des oisillons. Sensibles à ces attentions ils accouraient au-devant de nous, avec force marques d'affection et de confiance, et se coulaient le long de nos pantalons, et se pendaient à nos poitrines. Alors nous nous asseyions au milieu d'eux, et leur donnions à manger, à même la main, d'une bonne grenouille bien grasse ou d'un bébé grive. Ou attrapant soudain un raton bien en chair, assoupi dans notre sein à la suite de son repas, nous le donnions en pâture à son père, ou à sa mère, ou à son frère, ou à sa sœur, ou à quelque parent moins fortuné.
C'était en ces occasions, nous en sommes convenus, après un bref échange de vues, que nous nous trouvions le plus près de Dieu.
Quand Watt parlait il parlait d'une voix basse et rapide. Il y a eu des voix, il y en aura encore, plus basses que celle de Watt, plus que la sienne rapides, c'est une affaire enten- due. Mais que d'un gosier humain ait jamais pu sortir, puisse jamais sortir un jour, sauf dans le délire, ou pendant le saint sacrifice, une voix à la fois si basse et si rapide, on a peine à le croire. W a t t parlait aussi avec peu d'égards pour la grammaire, la syntaxe, la prononciation, l'élocution
et sans doute, on peut le craindre, l'orthographe, telles qu'on les reçoit communément. Les noms propres cependant, tant de lieu que de personne, tels que Knott, Christ, Gomorrhe, Cork, il les articulait avec une grand netteté, et de son dis- cours ils émergeaient, palmiers, atolls, de loin en loin, car il précisait peu, avec un effet fort vivifiant. Le labeur de la composition, l'incertitude quant à la façon de continuer, ou à l'opportunité de continuer, inséparables de nos impro- visations les plus heureuses, et dont ne sont exempts ni le chant de l'oiseau, ni même le cri du quadrupède, n'avaient
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ici nulle part, apparemment. Mais Watt parlait comme quel- qu'un en train de parler sous la dictée, ou de réciter, comme un perroquet, un texte devenu familier à force de répétition. De ce murmure impétueux une grande partie sollicitait en vain mon oreille et mon intelligence défaillantes, et le vent en furie en emportait autant sans espoir de retour.
Le parc était entouré d'une haute clôture de fil de fer barbelé ayant grand besoin de réfection, de nouveau fil, de barbes nouvelles. A travers cette clôture, là où elle n'était pas aveuglée par des ronces et des orties géantes, se voyaient distinctement de toutes parts des parcs semblables, semblablement enclos, chacun avec son pavillon. Tantôt divergeant, tantôt convergeant, ces clôtures dessinaient des lacis d'une irrégularité frappante. Nulle clôture n'était mitoyenne, ne fût-ce qu'en partie. Mais leur proximité était telle, à certains endroits, qu'un homme large d'épaules ou de bassin, enfilant cette passe étroite, le ferait avec plus de facilité, et avec moins de danger pour sa veste, et peut- être pour son pantalon, de biais que de front. En revanche, pour un homme gros de fesses ou de ventre, l'attaque directe s'imposerait, sous peine de se voir perforer l'estomac, ou le cul, peut-être les deux, d'une ou de plusieurs bar- bes rouillées. Pour une femme grosse de fesses et de poi- trine, une nourrice obèse par exemple, la nécessité serait la même. Quant aux personnes à la fois larges d'épaules et grosses de ventre, ou larges de bassin et grosses de fesses, ou larges de bassin et grosses de ventre, ou larges d'épaules et grosses de fesses, ou grosses de poitrine et larges d'épau- les, ou larges de bassin et grosses de poitrine, elles feraient mieux de ne s'engager à aucun prix, à moins d'avoir perdu la tête, dans ce chenal perfide, mais de faire demi-tour, et de battre en retraite, sous peine de se voir empaler, en plu- sieurs points à la fois, et peut-être saigner à mort, ou manger vives par les rats, ou succomber aux intempéries, long-
temps avant que leurs cris se fassent entendre, et encore
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plus longtemps avant que les sauveteurs accourent, avec les ciseaux, le cognac et la teinture d'iode. Car si leurs cris ne devaient se faire entendre, alors leurs chances d'être sauvées étaient minces, tant ces parcs étaient vastes, tant déserts, en temps normal.
Il s'écoula un certain temps, après le transfert de Watt, avant la nouvelle rencontre, Je me promenais dans mon parc comme d'habitude, c'est. à-dire quand je cédais à l'appel du temps que j'aimais, et Watt se promenait de même dans le sien. Mais comme ce n'était plus le même parc, pas ques- tion de nous rencontrer. Cette nouvelle rencontre, quand elle se produisit enfin, de la façon décrite plus loin, nous fit comprendre à tous les deux, à moi, à Watt, que nous aurions pu nous rencontrer bien plus tôt, si nous l'avions désiré. Mais voilà, le désir de nous rencontrer nous faisait défaut. Watt ne désirait pas me rencontrer, je ne désirais
pas rencontrer Watt. Dire que nous y étions franchement hostiles, à l'idée de nous rencontrer, de reprendre nos pro- menades, et éventuellement nos conversations, non, loin de là, c'était seulement que le désir ne s'en faisait pas sentir, chez Watt, chez moi.
Un jour donc, par un vent et un soleil inouïs, je me sentis poussé vers la clôture, comme par une force extérieure; et cette impulsion me porta sans faiblir jusqu'au point où je n'aurais pu lui céder davantage sans m'infliger une blessure grave, sinon mortelle; là par bonheur elle m'abandonna et je pus regarder autour de moi, chose que je ne faisais jamais, sous aucun prétexte, en temps normal. Quelle horreur que le point et virgule. J'ai dit une force extérieure; car de mon propre chef qui, sans être robuste, n'en possédait pas moins à cette époque une espèce d'opiniâtreté féline, je ne me serais jamais approché de la clôture, pour rien au monde; car j'avais un faible pour les clôtures, pour les clôtures de fil de fer, un grand faible; pas pour les murs, ni pour les palissades, ni pour les haies opaques, non; mais
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pour tout ce qui limitait le mouvement, sans pour autant limiter la vue, pour le fossé, la fosse, la fenêtre à barreaux, le marécage, le sable mouvant, la claire-voie, pour tous j'avais de la tendresse, à cette époque, une grande tendresse. Et (ce qui rend, si c'est possible, la suite encore plus sin- gulière qu'elle ne l'est déjà), je crois bien que Watt était dans le même cas. Car lorsque, avant son transfert, nous nous promenions ensemble dans notre parc, pas une seule fois nous ne nous sommes approchés de la clôture, comme nous n'aurions pu manquer de le faire, au moins une fois ou deux, si le hasard seul nous avait conduits. W a t t ne me dirigeait pas, je ne dirigeais pas Watt, mais d'un commun accord, comme par connivence tacite, nous ne nous appro- chions jamais de la clôture à moins de cent ou de cinq cents
mètres. Quelquefois nous la voyions au loin, à peine, au fond d'une clairière, flageolante, les vieux fils affaissés, les poteaux penchés. Ou nous voyions un gros oiseau noir perché dans le vide, peut-être croassant, ou se lissant les plumes.
Si près maintenant de la clôture que j'aurais pu la toucher, avec un bâton, si j'avais voulu, et regardant ainsi autour de moi comme qui aurait perdu la raison, je m'aperçus, sans aucune possibilité d'erreur, que je me trouvais en pré- sence d'un de ces chenaux ou détroits décrits plus haut, où la limite de mon parc et celle d'un autre suivaient le même tracé, si près l'une de l'autre et sur une distance si grande que des doutes ne pouvaient manquer de s'élever, dans tout esprit raisonnable, quant à la santé mentale de celui respon- sable de l'implantation. Poursuivant mon inspection, comme qui n'aurait pas toute sa tête, je reconnus, avec une netteté ne laissant aucune place au doute, dans' le parc voisin, en marche vers moi à reculons. . . qui? Vous avez deviné. Watt en personne. Sa rétrogression était lente et ondoyante, du fait sans doute qu'il n'avait pas d'yeux derrière la tête, et pénible aussi, je le crois volontiers, car souvent il butait
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contre les fûts, ou dans le fouillis de broussailles se prenait le pied, et s'étalait par terre, sur le dos, ou dans un amas de ronces, ou d'épines, ou d'orties, ou de chardons. Mais tou- jours sans murmure il reculait, jusqu'à s'affaler contre la clôture, les bras en croix et les mains serrant le fil. Puis il fit demi-tour, avec l'intention probablement de repartir comme il était venu, et je vis son visage, avec tout le devant de son corps. Il avait le visage en sang, les mains aussi, et la tête pleine d'épines. Sa ressemblance, à ce moment-là, avec le Christ dit de Bosch (National Gallery No ? ), était si frappante que j'en fus frappé. Et dans le même instant j'eus soudain l'impression de me trouver devant un vaste miroir qui me renvoyait mon parc, et ma clôture, et moi- même, et jusqu'aux oiseaux ballotés dans le vent, au point que je regardai mes mains, et me tâtai le visage, et le crâne luisant, avec une inquiétude aussi réelle qu'injustifiée. Car s'il y avait quelqu'un sur terre, à cette époque, digne d'être jugé sans ressemblance avec le Christ dit de Bosch (National Gallery No ? ), sans vouloir me flatter c'était bien moi. Tiens, Watt, m'écriai-je, te voilà bien arrangé, pas d'erreur. Pas ce-n'est oui, répondit Watt. Cette courte phrase m'occasion- na, je le jure, plus d'effroi, plus de douleur, que si j'avais reçu, inopinément, à bout portant, une giclée de plomb en plein dans la raie. Cette impression fut renforcée par la suite. Pitié par, dit Watt, nez-mouche prête, sang essuyer. Attends, attends, j'arrive, m'écriai-je. Et je crois vraiment, tant j'avais hâte alors d'arriver jusqu'à Watt, que je me serais rué sur la clôture, à corps perdu, au besoin. J'allais
même, avec cette idée en tête, jusqu'à m'en éloigner vive- ment d'une dizaine ou d'une quinzaine de pas et à chercher du regard un jeune arbre, ou une vieille branche, susceptible de se laisser convertir, rapidement, et sans le secours d'une lame, en gaule, ou en perche. Et pendant que je m'employais mollement ainsi, je crus apercevoir, dans la clôture, sur ma droite, une brèche, large et irrégulière. Jugez donc de mon
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étonnement lorsque, m'en étant approché, je dus m'avouer que j'avais vu juste. C'était une brèche, dans la clôture, une large brèche irrégulière, ouverte par des vents sans nombre, des pluies sans nombre, ou par un sanglier, ou par un taureau, un sanglier sauvage, un taureau sauvage, en pleine fuite, en pleine poursuite, aveuglé par la colère, ou par la peur, ou sait-on jamais par le désir charnel, au point de se ruer à cet endroit à travers la clôture, minée par des vents sans nombre, des pluies sans nombre. C'est par cette brèche que je passai, sans mal, ni dommage pour mon uniforme joli, et me voilà dans le couloir, en train de regarder autour de moi, car je n'avais pas encore retrouvé mon aplomb. Mes sens étant maintenant aiguisés jusqu'à dix ou quinze fois leur acuité normale, je ne tardai pas à distinguer, dans l'autre clôture, une autre brèche, opposée quant à l'emplacement et quant à la forme semblable à celle par où, voilà à peine dix ou quinze minutes, je m'étais frayé un chemin. Ce qui me fit dire que nul sanglier n'avait ouvert ces brèches, ni nul taureau, mais l'action du temps, particulièrement sévère à cet endroit. Car où était le san- glier, ou le taureau capable, après avoir ouvert de vive force une brèche dans la première clôture, d'en ouvrir une seconde. en tous points semblable, dans la seconde? Car l'ouverture
de la première brèche ne freinerait-elle pas la masse en furie au point d'interdire, au cours de la même charge, l'ouver- ture de la seconde? Ajoutez qu'un mètre à peine séparait les deux clôtures, à cet endroit, de sorte que le groin, ou mufle, serait forcément en contact avec la seconde avant que l'arrière-train soit dégagé de la première et que par consé- quent, une fois ouverte la première brèche, I'espace man- querait où reprendre l'élan nécessaire à ' l'ouverture de la seconde. En plus il était peu probable que le sanglier, ou le taureau, une fois ouverte la première brèche, ait reculé à une distance suffisante pour pouvoir, en récidivant, dévelop- per la poussée nécessaire à l'ouverture de la seconde, via
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la première. Car une fois ouverte la première brèche, alors de deux choses l'une, ou bien l'animal était toujours aveuglé par la passion, ou bien il ne l'était plus. S'il l'était toujours, alors il y avait peu de chances pour qu'il puisse viser la première brèche avec assez de précision pour pouvoir la franchir avec assez de vélocité pour pouvoir ouvrir la seconde. Et s'il ne l'était plus, mais par l'ouverture de la première brèche' calmé, et ses yeux dessillés, eh bien alors il serait bien étonnant qu'il eût envie d'en ouvrir une autre. En plus il était peu probable que la seconde brèche, ou encore mieux la brèche Watt (rien n'empêchant, jusqu'à preuve du contraire, la brèche dite seconde d'être antérieure à la brèche dite première et la brèche dite première d'être postérieure à la brèche dite seconde), ait été ouverte indé-
pendamment, à une tout autre époque, du côté de chez Watt. Car si les deux brèches avaient été ouvertes indépen- damment, l'une du côté de chez Watt, l'autre du côté de chez moi, par deux sangliers en furie, ou par deux taureaux en furie, tout à fait distincts (à moins de supposer l'une ouverte par un sanglier en furie et l'autre par un taureau en furie, chose peu probable), et à deux époques tout à fait différentes, alors leur conjonction à cet endroit était incom- préhensible, pour le moins. En plus il était peu probable
que les deux brèches, celle dans la clôture W a t t et celle dans la mienne, aient été ouvertes, en la même occasion, par deux sangliers en furie, ou par deux taureaux en furie, ou par un sanglier en furie et une laie en furie, ou par un taureau en furie et une vache en furie (à moins de les supposer ouvertes simultanément, l'une par un sanglier en furie et l'autre par une vache en furie, ou l'une par un tau- reau en furie et l'autre par une laie en furie, chose peu croyable), lancés à toute allure l'un vers l'autre, sous l'empire de la colère ou de la chaleur, l'un du côté de chez Watt, l'autre du côté de chez moi, jusqu'à se heurter de plein fouet, une fois les brèches ouvertes, à l'endroit même où
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alors je me tenais, la bouche ouverte, essayant d'y voir clair. Car cela supposait l'ouverture des brèches, par les sangliers, ou par les taureaux, ou par le sanglier et la laie, ou par le taureau et la vache, au même instant exactement, et non pas d'abord l'une, puis l'autre un instant plus tard. Car si d'abord l'une, puis l'autre un instant plus tard, alors le sanglier, la laie, le taureau, la vache, ayant défoncé sa clôture en premier, et donnant déjà de la tête contre l'autre, empêcherait fatalement, bon gré mal gré, le passage à tra- vers cette dernière, à cet endroit, du sanglier, de la laie, du sanglier, du taureau, de la vache, du taureau, se préci- pitant en sens inverse avec toute la furie de la haine, ou de l'amour. Et j'avais beau chercher, à genoux, en écar- tant délicatement les herbes folles, je ne trouvais nulle trace ni de conflit ni d'accouplement. Ces brèches donc n'étaient l'œuvre ni d'un sanglier, ni d'un taureau, ni d'une laie, ni d'une vache, ni de deux sangliers, ni de deux taureaux, ni de deux laies, ni de deux vaches, ni d'un couple sanglier-laie, ni d'un couple taureau-vache, ni d'un couple taureau-laie, ni d'un couple sanglier-vache, mais dues à l'action du temps, aux vents et pluies sans nombre, et aux soleils, et aux neiges, et aux gels, et dégels, particulière- ment rigoureux à cet endroit. Ou enfin tout compte fait ne fallait-il pas y voir, comme une chose tout juste possible, le fait d'une bête solitaire, sa puissance naturelle décuplée par la colère ou la peur, sanglier, taureau, laie ou vache, capable de défoncer les deux clôtures, ainsi minées par les intempéries, d'abord celle de Watt et ensuite la mienne, ou d'abord la mienne et ensuite celle de Watt, peu im- porte, dans une seule et même charge et avec autant de facilité que si elles n'en faisaient qu'une?
Me tournant alors vers l'endroit où j'avais eu le plaisir de voir Watt pour la dernière fois, je m'aperçus qu'il n'y était plus, ni même à aucun des autres endroits, et ils étaient nombreux, accessibles à mon regard. Mais quand
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j'appelai, W att! W att! alors il surgit, tout en rebouton- nant gauchement son pantalon qu'il portait devant der- rière, de derrière un arbre, et s'avança à reculons, guidé par mes cris, lentement, péniblement, tombant souvent, mais non moins souvent se ramassant, sans un murmure, vers l'endroit où j'étais, tant et si bien qu'enfin, après si longtemps, je pus le toucher de nouveau, de la main. Puis j'avançai la main, par la brèche, et l'attirai, par la brèche, à moi. Puis je pris dans ma poche un petit linge que j'avais dans ma poche et essuyai son visage, et ses mains. Puis je pris dans ma poche une petite boîte d'onguent que j'avais dans ma poche et oignis son visage, et ses mains. Puis je pris dans ma poche un petit peigne de poche et lissai ses touffes, et ses moustaches. Puis je pris dans ma poche une petite brosse à habits et brossai sa veste, et son pantalon. Puis je le fis pivoter jusqu'à ce qu'il me fît face. Puis je
posai ses mains sur mes épaules, sa main gauche sur mon épaule droite, sa main droite sur mon épaule gauche. Puis je posai mes mains sur ses épaules, sur son épaule gauche ma main droite, sur son épaule droite ma main gauche. Puis je fis un demi-pas en avant, de la jambe gauche, et lui un demi-pas en arrière, de la jambe droite (il ne pouvait guère faire autrement). Puis je fis un pas entier en avant, de la jambe droite, et lui bien sûr un pas entier en arrière, de la jambe gauche. Et ainsi de passer ensemble entre les clô- tures, moi en avançant, lui en reculant, jusqu'à l'endroit où les clôtures divergeaient de nouveau. Puis faisant demi- tour, moi faisant demi-tour, lui faisant demi-tour, de repas- ser par le chemin où nous venions de passer, moi en avan- çant et lui bien sûr en reculant, les quatre mains sur les quatre épaules toujours. Et ainsi repassant par le chemin où nous venions de passer, de passer devant les brèches et au-delà jusqu'à l'endroit où les clôtures divergeaient de nou- véau. Puis faisant demi-tour, comme un seul homme, de repasser par le chemin où nous venions de passer et de repas-
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ser par le chemin où nous venions de passer, devant mes yeux là où nous allions, devant les siens là d'où nous venions. Et ainsi, allant et venant, allant et venant, nous passions et repassions entre les clôtures, ensemble de nouveau après si longtemps, sous le soleil ardent, dans le vent impétueux.
Etre ensemble de nouveau, amis du soleil venté, du vent ensoleillé, en plein vent, en plein soleil, c'est peut-être quelque chose, peut-être quelque chose.
Pour nous qui allions ainsi, entre les clôtures, allions et venions, d'un point de divergence à l'autre, il y avait juste la place.
Dans le parc de Watt, dans mon parc à moi, nous aurions été plus à l'aise. Mais il ne me vint jamais à l'esprit de ramener Watt dans mon parc à moi ou dans le sien de le suivre. Mais il ne vint jamais à l'esprit de Watt de me ramener dans son parc à lui ou dans le mien de me suivre. Car mon parc était mon parc à moi, et le parc de Watt était le parc de Watt, nous n'avions plus de parc commun. Ainsi nous allions et venions, de la manière décrite, ni l'un ni l'autre dans son parc à lui.
de Monsieur Knott.
Cette hypothèse, en ce qui concernait le tableau, ne tarda
pas à être confirmée avec éclat. Et des innombrables hypo- thèses échafaudées par Watt pendant son séjour chez Mon- sieur Knott, ce fut bien la seule à être confirmée, pour ne pas dire infirmée, par les événements (si l'on peut parler ici d'événements), ou plutôt le seul élément à être confirmé, le seul élément de la longue hypothèse languissante vécue par Watt dans la maison de Monsieur Knott, et bien sûr sur ses terres, à être confirmé.
Oui, rien ne changeait, dans la maison de Monsieur Knott, parce que rien n'y restait, et rien ne venait ni ne s'en allait, parce que tout n'y était qu'allée et venue.
W a t t semblait enchanté de cet aphorisme de dixième ordre. Il est vrai que dans sa bouche, débité à l'envers, il avait une certaine gueule.
Mais ce qui travaillait Watt le plus, vers la fin de son séjour au rez-dechaussée, était la question de savoir com- bien de temps il resterait au rez-de-chaussée, et dans la chambre à coucher y afférente, avant d'être muté au pre- mier étage, et à la chambre à coucher d'Erskine, et ensuite combien de temps il resterait au premier étage, et dans la chambre à coucher d'Erskine, avant de vider les lieux sans retour.
Watt ne douta pas un seul instant du jumelage du rez- de-chaussée avec sa chambre à lui, et du premier étage avec la chambre d'Erskine. Et cependant quoi de plus probléma-
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tique qu'une telle correspondance? Comme il ne semblait y avoir aucune commune mesure entre ce que Watt pouvait et ne pouvait comprendre, de même il ne semblait y en avoir aucune entre ce qu'il tenait pour certain et ce qu'il tenait pour douteux.
Watt avait le sentiment qu'il passerait, au service de Monsieur Knott, un an au rez-de-chaussée, ensuite un an au premier étage.
A l'appui de cette rocambolesque présomption il réunit les considérations suivantes.
Si la période de service, d'abord au rez-de-chaussée, ensuite au premier étage, n'était pas d'un an, alors elle était de moins d'un an, ou de plus d'un an. Mais moins d'un an signifiait carence, une page en moins du discours de la terre, puisqu'il passerait des saisons, ou une saison, ou un mois, ou une semaine, ou un jour, en entier ou en partie, sans que le service de Monsieur Knott y épande ses clartés et ténèbres. Car en l'espace d'un an tout est dit, dans une région déterminée. Mais plus d ' u n an signifiait excès, une
page du galimatias relue, puisqu'il passerait des saisons, ou une saison, ou un mois, ou une semaine, ou un jour, en entier ou en partie, ayant du service de Monsieur Knott reçu par deux fois la lumière et l'ombre. Car le nouvel an ne dit rien de neuf, à l'homme fixé dans l'espace. Donc un an au rez-de- chaussée, un autre au premier étage, car la lumière du jour du rez-de-chaussée n'était pas celle du premier étage (malgré leur proximité), pas plus que n'étaient les mêmes les lumières de leurs nuits.
Mais même Watt ne pouvait longtemps se cacher l'absur- dité de ces constructions, qui posaient comme postulat que la période de service était la même pour chaque servi- teur, et invariablement partagée en deux phases de durée égale. Et il lui semblait que la période de service et sa répartition devaient nécessairement dépendre du serviteur, de ses capacités et de ses besoins; qu'il y avait des stayers
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et des non-stayers, des étagicoles et des rez-de-chaussards ; qu'une chose que tel pourrait épuiser en deux mois, ou inver- sement, pourrait demander dix ans à tel autre pour le même résultat; que pour beaucoup en bas la proximité de Monsieur Knott devait être un long supplice, et un long supplice son éloignement pour beaucoup en haut. Mais il n'avait pas plus tôt ressenti l'absurdité de tout cela, d'une part, et la nécessité de tout ceci, de l'autre (car il est rare qu'un sentiment d'ab- surdité ne soit pas suivi d'un sentiment de nécessité), qu'il ressentit l'absurdité de ce dont il venait de ressentir la nécessité (car il est rare qu'un sentiment de nécessité ne soit pas suivi d'un sentiment d'absurdité). Car le service à considérer n'était pas le service d'un serviteur, mais de deux serviteurs, et même de trois serviteurs, et même d'une infinité de serviteurs, dont le premier ne pouvait partir qu'une fois le second monté, ni le second monter qu'une fois le troisième arrivé, ni le troisième arriver qu'une fois le premier parti, ni le premier partir qu'une fois le troisième arrivé, ni le troisième arriver qu'une fois le second monté, ni le second monter qu'une fois le premier parti, chaque arrivée, chaque séjour, chaque départ dépendant d'un séjour et d'une arrivée, d'une arrivée et d'un départ, d'un départ et d'un séjour, ou plutôt de tous les séjours et de toutes les arrivées, de toutes les arrivées et de tous les départs, de tous les départs et de tous les séjours, de tous les serviteurs de Monsieur Knott, passés, présents et à venir. Et dans cette longue chaîne d'interdépendances, allant de ceux depuis longtemps morts jusqu'à ceux pas de sitôt à naître, il ne pouvait y avoir d'arbitraire que préétabli. Car prenons trois ou quatre serviteurs quelconques, Tom, Dick, Harry et un autre, si Tom sert deux ans au premier étage, alors Dick sert deux ans au rez-de-chaussée, et puis Harry arrive, et si Dick sert dix ans au premier étage, alors Harry sert dix ans au rez-de-chaussée, et puis l'autre arrive, et ainsi de suite à perte de serviteurs, la période de service au rez-
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de-chaussée d'un serviteur donné coïncidant toujours avec la période de-service au premier étage de son prédécesseur, et se terminant toujours à l'arrivée sur les lieux de son suc- cesseur. Mais les deux ans de Tom au premier étage n'ont pas pour cause les deux ans de Dick au rez-de-chaussée, ou l'arrivée sur les lieux de Harry, et les deux ans de Dick au rez-de-chaussée n'ont pas pour cause les deux ans de Tom au premier étage, ou l'arrivée sur les lieux de Harry, et l'ar- rivée sur les lieux de Harry n'a pas pour cause les deux ans de Tom au premier étage, ou les deux ans de Dick au rez-de-chaussée, et les dix ans de Dick au premier étage n'ont pas pour cause les dix ans de Harry au rez-de-chaussée, ou l'arrivée sur les lieux de l'autre, et les dix ans de Harry au rez-de-chaussée n'ont pas pour cause les dix ans de Dick au premier étage, ou l'arrivée sur les lieux de l'autre, et l'arrivée sur les lieux de l'autre n'a pas pour cause (marre de souligner ce foutu vocable) les dix ans de Dick au pre- mier étage, ou les dix ans de Harry au rez-de-chaussée, non, ça serait trop horrible à contempler, mais les deux ans de Tom au premier étage, et les deux ans de Dick au rez-de- chaussée, et l'arrivée sur les lieux de Harry, et les dix ans de Dick au premier étage, et les dix ans de Harry au rez-de- chaussée, et l'arrivée sur les lieux de l'autre, ont pour cause le fait que Tom est Tom, et Dick Dick, et Harry Harry, et cet autre cet autre, de cela le malheureux Watt ne pou- vait douter. Car sinon dans la maison de Monsieur Knott, et à la porte de Monsieur Knott, et sur le chemin qui y conduisait, et sur le chemin qui en éloignait, il y aurait lan- gueur, il y aurait fièvre, langueur de qui poursuit sa tâche accomplie, fièvre de qui abandonne sa tâche inachevée, lan- gueur et fièvre de qui arrive et part trop tard, langueur et fièvre de qui part et arrive trop tôt. Mais Monsieur Knott
était celui à qui l'on venait, chez qui l'on restait, de qui l'on se séparait, sans langueur ni fièvre, sa maison le port et le havre que l'on gagnait calmement, où l'on relâchait libre-
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ment, que l'on quittait gaîment. Drossés, bloqués, chassés, par les tempêtes du dehors, les tempêtes du dedans? Les tempêtes du dehors ! Les tempêtes du dedans ! Des hommes comme Vincent et Walter et Arsene et Erskine et Watt! Ha ! Non. Mais sous la poussée, la menace, le charme des tempêtes, dans le besoin, la possession, la perte du refuge, des cœurs calmes et libres et gais. Non que Watt eût l'im- pression d'être calme et libre et gai, ou de l'avoir jamais été, loin de là. Mais il disait qu'il l'était peut-être, calme et libre et gai, ou sinon calme et libre et gai, tout au moins calme et libre, ou libre et gai, ou gai et calme, ou sinon calme et libre, ni libre et gai, ni gai et calme, tout au moins calme, ou libre, ou gai, à son insu. Mais pourquoi Tom Tom? Et Dick Dick? Et Harry Harry? Parce que Dick Dick et Harry Harry? Parce que Harry Harry et Tom Tom? Parce que Tom Tom et Dick Dick? Watt n'y voyait pas d'inconvénient. Mais c'était une conception dont pour le moment il n'avait pas besoin, et les conceptions dont pour le moment Watt n'avait pas besoin, il avait coutume de ne pas les développer pour le moment, mais de les laisser tran- quilles, de même qu'on ne développe pas sans motif son parapluie, non, mais on le laisse tranquille, dans le porte- parapluies, en attendant qu'il pleuve. Et la raison pour laquelle Watt n'avait pas besoin pour le moment de cette conception était peut-être ceci, que lorsqu'on a les bras pleins de lis virginaux on ne s'attarde pas à cueillir, ou à humer, ou à tapoter, ou à gratifier d'une autre marque d'af- fection quelconque, une pâquerette, ou une primevère, ou un coucou, ou un bouton d'or, ou une violette, ou un pissen- lit, ou une pâquerette, ou une primevère, ou n'importe quelle autre fleur des champs, ou n'importe quelle autre mau- vaise herbe, non, mais on marche dessus, et une fois la masse éloignée, et la tête aveugle plongée dans la blan- cheur mielleuse, alors peu à peu sous le poids de leurs pétales les tiges froissées se redressent, c'est-à-dire celles
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ayant eu la fortune de ne pas se rompre. Car ce qui préoc- cupait Watt, pour le moment, ce n'était pas tant la Toméité de Tom, la Dickéité de Dick, la Harryéité de Harry (remar- quables certes en elles-mêmes) que leur Toméité, leur Die- kéité, leur Harryéité à l'époque, leur chronotoméité, chrono- dickéité, chronoharryéité; non pas tant la détermination d'un être à venir par un être passé, d'un être passé par un être à venir (étude certes fascinante en elle-même), comme dans une composition musicale de la mesure cent mettons par la mesure mettons dix et de la mesure mettons dix par la mesure cent mettons, que l'intervalle entre les deux, les quatre-vingt-dix mesures, le temps mis par le vrai à avoir été vrai, le temps mis par le vrai à s'avérer vrai, comprenne qui pourra. Ou bien sûr faux, comprenne qui voudra.
Ainsi au début, esprit et corps, Watt besognait à sa vieille besogne.
Et ainsi Watt, ayant ouvert avec son chalumeau cette boîte en fer blanc, vit qu'elle était vide.
Dans le fait Watt ne saurait jamais combien de temps il avait passé dans la maison de Monsieur Knott, combien au rez-de-chaussée, combien au premier étage, combien au total. Tout ce qu'il pouvait dire, c'est que ça lui avait paru long.
Songeant alors, en quête de repos, aux rapports possibles entre de telles séries, la série des chiens, la série des hommes, la série des tableaux, pour s'en tenir à ces séries-là, Watt se rappela une nuit lointaine dans un non moins lointain pays, et Watt dans l'éclat de sa jeunesse allongé tout seul dans un fossé, sans avoir bu, se demandant s'il ne la tenait pas déjà, l'impossible conjonction du lieu, de I'heure et du bien- aimé, et les trois grenouilles qui croassaient Krak! , Krek ! et Krik ! , sur un, neuf, dix-sept, vingt-cinq, etc. , et sur un, six, onze, seize, etc. , et sur un, quatre, sept, dix, etc. , res- pectivement, et comme il entendit
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La poissonnière plaisait beaucoup à Watt. Watt n'était pas un homme à femmes, mais la poissonnière lui plaisait beaucoup. D'autres femmes lui plairaient peut-être davan- tage, plus tard. Mais de toutes les femmes qui lui avaient jamais plu jusqu'alors, aucune ne pouvait se comparer aux yeux de Watt, même de loin, avec cette poissonnière. Et Watt plaisait à la poissonnière. C'était là une coïncidence providentielle, qu'ils se fussent plu l'un à l'autre. Car si la poissonnière avait plu à W att sans que W att eût plu à la poissonnière, ou si W a t t avait plu à la poissonnière sans que la poissonnière eût plu à Watt, alors qu'en serait- il advenu, de Watt, ou de la poissonnière? Non que la
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poissonnière fût une femme à hommes, loin de là. étant d'un âge avancé et privée au surplus par la nature des pro- priétés qui attirent les hommes vers les femmes, hormis peut-être les restes d'une démarche distinguée due à l'habi- tude de porter son panier à poisson sur la tête, sur de lon- gues distances. Non qu'un homme, sans posséder une seule des propriétés qui attirent les femmes vers les hommes, ne puisse être un homme à femmes, ni qu'une femme, sans posséder une seule des propriétés qui attirent les hommes vers les femmes, ne puisse être une femme à hommes, loin de là. A telle enseigne que Madame Gorman avait eu plusieurs admirateurs, aussi bien avant qu'après Monsieur Gorman, et même pendant Monsieur Gorman, et Watt au moins deux affaires de cœur caractérisées au cours de son célibat. Watt n'était pas un homme à hommes non plus, dénué qu'il était de toutes les propriétés qui attirent les hommes vers les hommes, tout en ayant eu bien sûr des amis masculins (qui peut y couper? ) en plus d'une occa- sion. Non que Watt n'eût pu être un homme à hommes, sans posséder une seule des propriétés qui attirent les hommes vers les hommes, loin de là. Mais il se trouvait qu'il ne l'était pas. Quant à savoir si Madame Gorman était une femme à femmes, ou non, c'est là une des choses que l'on ignore. D'un côté elle l'était peut-être, de l'autre elle ne l'était peut-être pas. Mais il semble probable qu'elle ne l'était pas. Non qu'il soit le moins du monde impossible qu'un homme soit à la fois un homme à femmes et un homme à hommes, ni qu'une femme soit à la fois une femme à hommes et une femme à femmes, pour ainsi dire d ' u n seul et même mouvement. Car chez les hommes et les femmes, chez les hommes à femmes et les hommes à hommes, chez les femmes à hommes et les femmes à femmes, chez les hommes à femmes et à hommes, chez les femmes à hommes et à femmes, tout est possible, jusqu'à preuve du contraire, dans ce domaine.
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Madame Gorman passait tous les jeudis, sauf indisposi- tion. En ce cas elle restait chez elle, au lit, ou dans un fau- teuil moelleux, au coin du feu s'il faisait froid, devant la fenêtre ouverte s'il faisait chaud, et s'il ne faisait ni froid ni chaud devant la fenêtre fermée, ou l'âtre vide. Aussi le jeudi était le jour que Watt préférait à tous les autres jours. Dans ce domaine les hommes sont très divers. Qui préfère le dimanche, qui le lundi, qui le mardi, qui le mercredi, qui le jeudi, qui le vendredi, qui enfin le samedi. Mais Watt préférait le jeudi, parce que Madame Gorman passait le jeudi. Alors il l'introduisait dans la cuisine, et lui débou- chait une bouteille de stout, et l'asseyait sur son genou, et de son bras droit lui ceignait la taille, et appuyait sa tête contre son sein gauche (le droit lui ayant été mal- heureusement retiré dans l'enthousiasme d'une interven- tion chirurgicale), et demeurait ainsi sans bouger, ou en bougeant le moins possible, oublieux de ses malheurs, pendant dix bonnes minutes, ou un quart d'heure. Et Madame Gorman aussi, tout en lui taquinant de la main gauche les touffes gris-roux et en portant de la droite à des intervalles étudiés la bouteille à ses lèvres, était à sa modeste façon elle aussi en paix, pour un temps.
Redressant de temps en temps sa tête molle, de la taille au cou sa molle étreinte transférant, Watt baisait Madame Gorman sur la bouche ou environs, à la désespérée, avant de se replier dans sa pose post-crucifiée. Et ces baisers, sitôt qu'en venait à faiblir la première fièvre, c'est-à-dire peu de temps après leur application, Madame Gorman ne laissait pas de les rattraper, pour ainsi dire, sur ses propres lèvres, et de les retourner avec une paisible urbanité, comme on ramasse un journal ou un gant dans un lieu public pour le rendre en souriant, sinon en s'inclinant, à son légitime propriétaire. Si bien que, tout compte fait, chaque baiser était deux baisers, d'abord le baiser de
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Watt, timide et velléitaire, puis celui de Madame Gorman, onctueux et civil.
Mais Madame Gorman n'était pas toujours assise sur Watt, car quelquefois Watt était assis sur Madame Gor- man. Certains jours Madame Gorman était sur \"latt tout le temps, d'autres Watt sur Madame Gorman. Et il ne manquait pas de jours où Madame Gorman commençait par être assise sur Watt et finissait par voir Watt assis
sur elle, et où Watt commençait par être assis sur Madame Gorman et finissait par voir Madame Gorman assise sur lui. Car Watt avait tendance à se lasser, avant que vienne pour Madame Gorman le moment du départ, de sentir Madame Gorman assise sur lui ou de se sentir assis sur Madame Gorman. Alors, si c'était Madame Gorman sur Watt et non pas Watt sur Madame Gorman, alors il la délo- geait doucement de son giron jusqu'à ce qu'elle soit debout, sur les carreaux, et aussitôt se levait à son tour, si bien que tous les deux ce tantôt assis, elle sur lui, lui sur la chaise, étaient maintenant debout, côte à côte, sur les car- reaux, de la cuisine. Puis de concert ils retrouvaient le repos, Watt et Madame Gorman, celui-là sur celle-ci, celle-ci
sur la chaise. Mais si ce n'était pas Madame Gorman sur W att, mais W att sur Madame Gorman, alors il redescen- dait de ses genoux, et d'une main douce l'aidait à se rele- ver, et prenait sa place (en ployant les genoux) sur la chaise, et l'asseyait (en déployant les cuisses) parmi son giron. Et Watt supportait si mal, certains jours, d'une part la poussée de Madame German d'en dessus, d'autre part la poussée de Madame Gorman d'en dessous, qu'il ne fallait pas moins de deux, ou trois, ou quatre, ou cinq, ou six, ou sept, ou huit, ou neuf, ou dix, ou onze, ou même douze, ou même treize changements de position, avant que vienne pour Madame Gorman le moment du départ. Ce qui donne, en comptant une minute pour l'interversion, une séance moyenne de quinze secondes seulement et, sur la base
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modeste d'un baiser d'une minute toutes les minutes et demie, un total pour la journée d'un seul baiser, d'un seul double baiser, amorcé pendant la première séance et con- sommé au cours de la dernière, car pas question de baisers pendant l'interversion, tant celle-ci les tenait en haleine.
Plus loin que cela hélas ils n'allaient jamais, quoique plus d'une fois tentés de le faire. Pour quelle raison? Etait-ce dans leurs cœurs, dans le cœur de Watt, dans le cœur de Madame Gorman, le lointain écho d'une passion révolue, d'un naufrage ancien, leur murmurant de ne pas souiller, de ne pas traîner, dans le cloaque de la délectation clonique, une fleur si belle, si rare, si suave, si frêle? Rien n'oblige à le supposer. Car Watt n'avait pas la force, Madame Gor- man n'avait pas le temps, indispensables à même la plus fugitive des coalescences. Ironie de la vie! Paradoxe de l'amour! Qu'à celui qui a le temps soit déniée la force ! Qu'à celle qui a la force soit dénié le temps! Que l'obstruc- tion insignifiante et sans doute réductible de quelque
Bandusie endocrinale, qu'une simple question de quarante- cinq ou cinquante minutes à l'horloge, aient le pouvoir aussi sûrement que la mort elle-même, ou que l'Helles- pont, de séparer les amants! Car si Watt avait eu un peu plus de vigueur, Madame Gorman aurait eu juste le temps, et si Madame Gorman avait eu un peu plus de temps, Watt aurait pu sans doute, en conduisant avec art ses ondes languides, soulever une vague à la hauteur de l'occa- sion. Mais les choses étant ce qu'elles étaient on voit diffi-
cilement comment ils auraient pu faire mieux que ce qu'ils faisaient, assis l'un sur l'autre à tour de rôle en passant du baiser au repos, du repos au baiser, jusqu'à ce que vienne pour Madame Gorman le moment de reprendre sa tournée.
Qu'avait donc Madame Gorman, Watt qu'avait-il donc, pour tant séduire Watt, tant attendrir Madame Gorman ? Entre quel abysses l'appel, le contre-appel? Entre Watt pas un homme à hommes et Madame Gorman pas une femme à
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femmes? Entre Watt pas un homme à femmes et Madame Gorman pas une femme à hommes? Entre Watt pas un homme à hommes et Madame Gorman pas une femme à hommes ? Entre Watt pas un homme à femmes et Madame Gorman pas une femme à femmes ? Entre Watt homme ni à hommes ni à femmes et Madame Gorman femme ni à femmes ni à hommes ? Nucléaires au profond de lui il les sentait accouplés, les hommes ni à hommes ni à femmes qu'il était. Et Madame Gorman était sans doute le théâtre d'une conglutination semblable. Mais cela ne signifiait rien. Et n'étaient-ils pas plutôt attirés, Madame Gorman vers Watt, Watt vers Madame Gorman, elle par la bouteille de stout, lui par l'odeur du poisson? C'est pour cette hypothèse, bien des années plus tard, quand Madame Gor- man n'était plus qu'un pâle souvenir, qu'un parfum éventé, que penchait Watt.
Monsieur Graves se présentait à la porte de derrière quatre fois par jour. Le matin, dès son arrivée, pour prendre la clef de sa remise, et à midi pour prendre sa théière pleine, et l'après-midi pour rapporter la théière vide et prendre sa bouteille de stout et le soir pour rapporter la clef et la bou- teille vide. Monsieur Graves avait beaucoup à dire sur Mon- sieur Knott, sur Erskine, Arsene, Walter, Vincent et les autres dont il avait oublié, ou n'avait jamais su, les noms. Mais rien d'intéressant. Il alléguait aussi bien l'expérience de ses ancêtres que la sienne. Car son père avait travaillé pour Monsieur Knott, et le père de son père, et ainsi de suite. Voici donc une autre série. Sa famille, dit-il, avait fait du jardin ce qu'il était. Il n'avait que du bien à dire de Monsieur Knott et de ses jeunes messieurs. C'était la première fois que Watt se voyait assimiler à la classe des jeunes messieurs. Pour Monsieur Graves, à l'entendre, ceux- ci étaient dans l'ordre des choses au même titre que ses compagnons de taverne.
Mais le thème favori de Monsieur Graves était ses ennuis
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domestiques. Il ne s'entendait pas bien, à ce qu'il parais- sait, avec sa femme, et cela depuis quelque temps déjà. Même qu'il ne s'entendait pas du tout avec sa femme. Mon- sieur Graves semblait avoir atteint l'âge où l'impossibilité de s'entendre avec sa femme est une source plus souvent de satisfaction que de regret. Mais Monsieur Graves s'en trou- vait profondément affecté. Tout au long de sa vie conjugale il s'était entendu avec sa femme, comme l'ormeau avec la vigne, et voilà que depuis quelque temps il n'y arrivait plus. Pour Madame Graves aussi c'était très pénible, que son mari n'arrive plus à s'entendre avec elle, car Madame Graves n'aimait rien tant que de se faire bien entendre avec.
Watt n'était pas le premier devant qui Monsieur Graves se fût déboutonné, à ce sujet. Car il s'était déjà déboutonné devant Arsene, voilà bien des années, alors que ses ennuis étaient encore verts, et Arsene lui avait prodigué des conseils que Monsieur Graves avait suivis à la lettre. Mais il n'en était jamais rien sorti.
Erskine aussi avait été admis, par Monsieur Graves, dans sa confidence, et Erskine s'était confondu en conseils. Ce n'étaient pas les mêmes conseils que ceux d'Arsene, et Mon- sieur Graves s'y était conformé de son mieux. Mais il n'en était rien sorti.
A Watt cependant Monsieur Graves ne demanda pas, tout de go et sans ambages, Dites-moi comment faire, Monsieur Watt, pour que je puisse m'entendre avec ma femme, comme jadis. Et ça valait sans doute mieux. Car Watt n'aurait pas su répondre, à une telle question. Et son silence aurait pu être mal compris, par Monsieur Graves, et interprété comme signifiant qu'à Watt cela était indifférent, que Monsieur Graves s'entende avec sa femme ou non.
La question était néanmoins sous-entendue, et cela de façon flagrante. Car Monsieur Graves, ayant terminé pour la première fois le récit de ses ennuis, ne s'en alla point,
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mais resta là où il était, dans une attente muette, en tour- mentant son chapeau melon (Monsieur Graves se découvrait toujours, même en plein air, lorsqu'il s'entretenait avec ses supérieurs) et le visage levé vers Watt debout sur le seuil. Et comme le visage de Watt portait son expression habi- tuelle, celle du Juge Jeffreys en train de présider la Com- mission Ecclésiastique, Monsieur Graves avait bon espoir de bénéficier d'une parole secourable. Malheureusement à ce moment-là Watt pensait aux oiseaux, leur vol sol sol, leur chant de lancement. Mais s'en lassant vite il rentra dans la maison et ferma la porte derrière lui.
Mais bientôt Watt se prit à sortir la clef le matin, devant la porte, sous une pierre, et à sortir la théière à midi, devant la porte, sous une têtière, et à sortir la bouteille de stout l'après-midi, avec un tire-bouchon, devant la porte, à l'ombre. Et le soir, une fois Monsieur Graves parti, alors Watt ren- trait la clef, et la théière, et la bouteille, remises par Mon- sieur Graves là où il les avait trouvées. Mais un peu plus tard Watt renonça à rentrer la clef. Car à quoi bon rentrer
le soir une clef que le matin il faudrait ressortir? De sorte que la clef n'allait plus à son clou, dans la cuisine, mais seulement sous la pierre, ou dans la poche de Monsieur Gra- ves. Mais si Watt ne rentrait plus la clef, le soir, une fois Monsieur Graves parti, mais seulement la théière et la bouteille, néanmoins il ne rentrait jamais la théière et la bouteille sans regarder, sous la pierre, pour s'assurer que la clef y était.
Puis par une nuit glaciale Watt quitta son lit douillet, descendit, rentra la clef et l'enveloppa dans une rognure de couverture rognée au préalable sur sa propre couverture. Puis il ressortit la clef, sous la pierre. Et le lendemain soir, quand il regarda, sous la pierre, il retrouva la clef comme il l'avait laissée, dans sa petite couverture, sous la pierre. Car Monsieur Graves était un homme très compréhensif.
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W a t t se demandait si Monsieur Graves avait un fils, à l'exemple de Monsieur Gall, à qui passer le flambeau, au moment de mourir. Watt le jugeait très probable. Car peut-on s'entendre avec sa femme, tout au long d'une vie conjugale, comme l'ormeau avec la vigne, sans avoir au moins un fils à qui passer le flambeau, au moment de mourir, ou de prendre sa retraite?
Quelquefois Watt entrevoyait Monsieur Knott, dans le vestibule, ou dans le jardin, rivé sur place, ou circulant len- tement.
Un jour Watt, au débouché d'un buisson, faillit heurter Monsieur Knott, ce qui lui fit perdre contenance un instant, car il n'avait pas tout à fait fini d'ajuster ses vêtements. Mais il n'y avait pas de quoi perdre contenance, car les mains de Monsieur Knott étaient derrière son dos, et sa tête pen- chait profondément vers la terre. Puis Watt, baissant les yeux à son tour, ne vit d'abord que l'herbe verte et rase, mais à force de regarder il finit par voir une petite fleur bleue et à côté un gros ver en train de rentrer sous terre. C'était donc cela qui avait attiré l'attention de Monsieur Knott, peut-être. Et les deux de rester là ainsi un petit moment ensemble, le maître et le serviteur, les têtes pen-
chées se touchant presque (ce qui donne la taille approxima- tive de Monsieur Knott, n'est-ce pas, à supposer le sol hori- zontal), jusqu'à ce que le ver eût disparu et que seule la fleur demeurât. Un jour ce serait à la fleur de disparaître et au ver de demeurer, mais ce jour-là ce fut à la fleur de demeurer et au ver de disparaître. Et puis Watt, levant les yeux, vit que les yeux de Monsieur Knott étaient fermés, et il entendit son souffle, doux et léger, comme le souffle de l'enfant qui dort.
Watt ne savait pas s'il était content ou mécontent de ne pas voir Monsieur Knott plus souvent. En un sens il était mécontent, en un autre content. Il était mécontent en ce sens, qu'il avait envie de voir Monsieur Knott face à
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face, et il était content en ce sens, qu'il en avait peur. Hé oui, dans la mesure où il avait envie, dans la mesure où il avait peur, de voir Monsieur Knott face à face, son envie le rendait mécontent, sa peur content, de le voir si peu, et de si loin en général, et si fugitivement, et souvent de biais, voire de dos.
Watt se demandait si, à ce point de vue, Erskine était mieux loti que lui.
Mais à mesure que passait le temps, comme il se doit, et que touchait à son terme la période de service de Watt au rez-de-chaussée, alors cette envie et cette crainte, et par conséquent ce mécontentement et ce contentement, comme tant d'autes envies et craintes, tant d'autres mécontente-
ments et contentements, s'émoussaient peu à peu, toujours davantage, jusqu'à ne plus se faire sentir du tout. Et la raison de cela était peut-être ceci, que peu à peu Watt perdait tout espoir, toute crainte, de jamais voir Mon- sier Knott face à face, ou peut-être ceci, que Watt, tout
en croyant toujours à la possibilité de voir Monsieur Knott face à face, finissait par en considérer la réalisation comme sans importance, ou peut-être ceci, qu'à mesure qu'allait croissant chez Watt l'intérêt qu'il portait à l'âme, comme on dit, de Monsieur Knott, l'intérêt qu'il portait au corps, comme on l'appelle, allait diminuant (car il est fréquent, quand une chose va croissant quelque part, qu'ailleurs une autre aille diminuant), ou peut-être tout autre chose, Ia
simple fatigue par exemple, n'ayant avec les raisons précitées rien à voir.
Ajoutez que les rares fois où Watt entrevoyait Monsieur Knott, il ne l'entrevoyait pas clairement, mais comme dans une glace, une glace sans tain, une fenêtre à l'est le matin, une fenêtre à l'ouest le soir.
Ajoutez que la forme que Watt entrevoyait parfois, dans le vestibule, dans le jardin, était rarement la même d'une entrevision à l'autre, mais variait tellement, à en croire les
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yeux de Watt, en corpulence, taille, teint et même chevelure, et bien sûr dans sa façon de circuler, et de rester sur place, que Watt ne l'aurait jamais crue la même, s'il n'avait su que c'était Monsieur Knott.
Watt n'avait jamais entendu Monsieur Knott non plus, entendu parler s'entend, ou rire, ou pleurer. Mais une fois il crut l'entendre dire, Cui! Cui! à un petit oiseau, et une autre fois il l'entendit faire un bruit étrange, PLOPFPLOPF Plop] Plopf plop] plopf plop plo pl. Cela se passa parmi les fleurs.
Watt se demandait si Erskine était mieux partagé, à cet égard. Lui et son maître conversaient-ils ? Watt ne les avait jamais entendu le faire, comme il l'aurait certaine- ment fait, s'ils l'avaient fait. Dans un murmure peut-être. Oui, peut-être conversaient-ils dans un murmure, le maître et le serviteur, dans deux murmures, le murmure du maître, le murmure du serviteur.
Un jour, vers la fin du séjour de Watt au rez-de-chaussée, le téléphone sonna et une voix demanda comment Monsieur Knott allait. De quoi coller le meilleur. La voix dit en outre, Une connaissance. Cela pouvait être une voix d'homme aiguë, comme cela pouvait être une voix de femme grave.
Watt formula cet incident comme suit :
Une connaissance de Monsieur Knott, sexe incertain, téléphone pour savoir comment il va.
Cette formulation ne tarda pas à se lézarder.
Mais Watt était trop fatigué pour la réparer, Watt n'osait se fatiguer davantage.
Que de fois il en avait fait fi, du danger qu'il courait en se fatiguant davantage. Fi-fi, disait-il, fi-fi, et de s'y mettre dare-dare, à réparer les lézardes. Mais plus maintenant.
Watt était maintenant fatigué du rez-de-chaussée, le rez- de-chaussée l'avait fatigué pour de bon.
Qu'avait-il appris? Rien.
Que savait-il de Monsieur Knott ? Rien.
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De son désir de s'améliorer, de son désir d'apprendre, de son désir de guérir, que restait-il? Rien.
Mais n'était-ce pas là quelque chose?
Il se voyait comme il avait été alors, si petit, si pauvre. Et maintenant? Plus petit, plus pauvre. N'était-ce pas là quelque chose ?
Si malade, si seul.
Et maintenant?
Plus malade, plus seul.
N'était-ce pas là quelque chose?
Comme le comparatif est quelque chose. Qu'il soit plus
que son positif ou moins. Qu'il soit moins que son superlatif ou plus.
Rouge, plus bleu, le plus jaune, ce vieux rêve était achevé, à demi achevé, achevé. Encore.
Un peu avant l'aube.
Mais enfin il se réveilla pour trouver, s'étant levé, étant descendu, Erskine parti et, descendu un peu plus, un étran- ger dans la cuisine.
Il ne savait pas quand c'était. C'était quand l'if était vert sombre, presque noir. C'était un matin blanc et mou et la terre semblait parée pour la tombe. C'était au son des cloches, cloches de temple, cloches d'église. C'était un matin où le garçon laitier arriva en chantant, faux à la porte son chant aigu, et en chantant repartit, ayant mesuré le lait, de son bidon, dans le pot, royalement, comme à son accoutu- mée.
L'étranger ressemblait à Arsene et à Erskine, au phy- sique. Il se présenta sous le nom d'Arthur. Arthur.
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III
C'est vers cette époque que W a t t fut transféré dans un autre pavillon, me laissant seul dans l'ancien. En consé- quence de quoi il nous arrivait moins souvent que par le passé de nous rencontrer, et de converser. Non que cela nous fût jamais arrivé souvent, de nous rencontrer, et de conver- ser, loin de là. Mais maintenant moins que jamais. Car nous quittions rarement nos pavillons, Watt quittait rarement le sien et je quittais rarement le mien. Et lorsque exception-
nellement nous étions amenés, par le temps que nous aimions, à quitter nos pavillons, et à sortir dans le parc, nous ne l'étions pas toujours au même moment. Car le temps que j'aimais moi, tout en ressemblant au temps qu'aimait Watt, avait certaines caractéristiques que le temps qu'ai- mait Watt n'avait pas, et manquait de certaines carac- téristiques que le temps qu'aimait Watt avait. Ainsi lors- qu'il nous arrivait, attirés au même moment hors de nos pavillons par ce que chacun croyait être le temps aimé, de nous rencontrer dans le petit parc, et peut-être de conver-
ser (car si nous ne pouvions converser sans nous rencontrer, nous pouvions, et c'était souvent le cas, nous rencontrer sans converser), il était presque fatal qu'au moins l'un des deux soit déçu, et se repente amèrement d'avoir quitté son pavillon, et fasse le vain serment de ne plus quitter son pavillon, plus jamais quitter son pavillon, pour rien au monde. Si bien que nous connaissions la résistance aussi,
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la résistance à l'appel du temps aimé, mais rarement au même instant. Non qu'il y eût le moindre rapport entre le fait de résister au même instant et celui de nous rencontrer, et de converser, loin de là. Car lorsque nous résistions tous les deux, alors il ne nous arrivait pas davantage de nous rencontrer, et de converser, que lorsque l'un résistait et l'autre cédait. Mais ah lorsque nous cédions tous les deux, alors il nous. arrivait de nous rencontrer, et peut-être de converser, dans le petit parc.
Le oui est si facile, le non est si facile, quand l'appel se fait entendre, si facile, si facile. Mais à nous dans notre monde sans fenêtres, à la température du corps, fermé aux bruits du dehors, à qui nous ne pouvions entendre le vent, ni voir le soleil, quel appel pouvait parvenir, du temps que nous aimions, sinon un appel d'une faiblesse à se gausser de oui et de non? Et il était manifestement impossible d'avoir la moindre confiance dans les renseignements météorolo- giques de nos surveillants. Rien d'étonnant dans ces condi- tions si, par pure ignorance de ce qui se faisait dehors, nous passions enfermés, tantôt Watt, tantôt moi, tantôt Watt et moi, maintes heures fugitives qui auraient fui tout aussi bien, sinon mieux, certainement pas plus mal, loin de nous, avec nous, lors d'une promenade, solitaire ou à deux, avec ou sans colloque, dans le petit parc. Non, mais l'éton- nant c'est qu'à nous, disposés à céder, chacun à part dans sa tiédeur feutrée et sombre, l'appel ait pu tant de fois par- venir, quelquefois parvenir, assez clair pour nous attirer dehors, dans le petit parc. Oui, que nous ayons jamais pu nous rencontrer, et nous parler, et nous écouter, et que mon bras ait jamais pu reposer sur son bras, et le sien sur le mien, et que nos épaules aient jamais pu se toucher, et nos jambes tricoter en cadence, en ne laissant pour ainsi
dire qu'une seule trace, parallèlement les droites en avant, les gauches en arrière, puis sans hésitation l'inverse, et que penchés en avant, poitrine contre poitrine, nous ayons jamais
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pu nous embrasser (oh exceptionnellement et jamais sur la bouche bien sûr), cela m'a semblé, la dernière fois que j'y ai pensé, étonnant, étonnant. Car nous ne quittions jamais nos pavillons, jamais, sinon à l'appel du temps aimé, Watt ne quittait jamais le sien à cause de moi, je ne quittais jamais le mien à cause de lui, mais les quittant chacun de son côté à l'appel du temps aimé il nous arrivait de nous rencontrer, et même parfois de converser, de la façon la plus amicale, pour ne pas dire tendre, dans le petit parc.
Aucun contact avec la canaille, grouillant dans les cou- loirs, sottement braillarde, bruyamment morose, et jouant à la balle, toujours jouant à la balle, mais à petits pas raides et délicats, à travers ce pullulement de pitres ricanants, hors de nos pavillons vers le temps que nous aimions, et retour de même.
Vent fort avec soleil brillant, voilà le temps que nous aimions (l). Mais tandis que pour Watt l'essentiel était le vent, le soleil était l'essentiel pour Sam. Il s'ensuivait que Watt, donné un vent fort à souhait, ne pestait pas trop contre un soleil qui sans laisser d'être brillant aurait pu l'être encore plus, et que Sam, illuminé de façon adéquate, pouvait passer sur un vent qui sans manquer de force aurait gagné à en avoir davantage. Il est donc évident que les occasions étaient rarissimes où, nous promenant et peut- être conversant dans le petit parc, il nous était donné de nous y promener et peut-être d'y converser avec une joie égale. Car lorsque au soleil Sam resplendissait, alors Watt
pouvait haleter dans un vide, et lorsque comme une feuille
Watt était secoué, alors Sam pouvait trébucher dans le
noir. Mais ah lorsque exceptionnellement les degrés rêvés
de ventilation et de rayonnement étaient réunis, dans le
r
(1) Watt aimait le soleil à cette époque ou tout au moins le suppor- tait. On ne sait rien de cette volte-face. Que bougent toutes les ombres, et non seulement lui-même, semblait lui faire plaisir.
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petit parc, alors nous jouissions d'une paix égale, chacun à sa manière, jusqu'à ce que tombe le vent, décline le soleil.
Non que le parc fût si petit, loin de là, puisqu'il s'éten- dait sur cinq ou sept hectares. Mais à nous il semblait petit, après nos pavillons.
Il poussait là d'immenses trembles blêmes et des ifs éternellement sombres, avec une luxuriance tropicale, et d'autres essences aussi, en nombre moindre, si bien que nous marchions souvent dans l'ombre, épaisse, frémissante, sau- vage, tumultueuse.
En hiver les ombres maigres se tordaient, sous nos pas, dans l'herbe folle flétrie.
De fleurs pas trace, sinon des fleurs qui se sèment toutes seules, ou qui ne meurent jamais, ou qui ne meurent qu'après bien des saisons, victimes de l'herbe dévorante. En tête le pissenlit.
De légumes pas signe.
Il y avait un petit ruisseau, ou ru, jamais à sec, qui cou- lait tantôt lent, tantôt torrentiel, captif à jamais de son lit étroit.
Instable un pont rustique enjambait ses eaux sombres, un pont rustique à dos d'âne, dans un état d'extrême déla- brement.
C'est à travers la bosse de cet ouvrage que Watt un jour, allant d'un pas plus lourd que d'ordinaire, ou moins précautionneux que d'habitude, enfonça le pied, et une par- tie de la jambe. Et il n'aurait pas manqué de tomber, et peut-être d'être emporté par l'onde subfluente, si je n'avais été là pour le retenir. Pour ce menu service, je m'en souviens, je n'eus droit à aucun remerciement. Mais comme un seul homme nous nous mîmes aussitôt, Watt depuis une berge, moi depuis l'autre, au moyen de branches robustes et de brins d'osier, à parer au sinistre. Couchés de tout notre long sur le ventre, moi de tout mon long sur le mien, Watt sur le sien de tout le sien, moitié (pour plus de sûreté)
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sur la berge, moitié sur un versant de l'arche, nous tra- vaillâmes d'arrache-pied à bout de bras jusqu'à ce que notre tâche fût terminée, et l'endroit remis en état, et aussi solide qu'avant, sinon davantage. Puis, nos regards s'étant rencon- trés, nous échangeâmes un sourire, chose rare chez nous, quand nous étions ensemble. Et au bout d'un moment ainsi, couchés de tout notre long, sur nos lèvres ce sourire insolite, nous commençâmes à nous en tirer en avant, et vers le haut, tant et si bien que nos têtes finirent par se toucher, et nos nobles fronts bombés, le noble front de Watt, mon noble front à moi. Et enfin ce fut cette chose si rare entre nous, le baiser. Watt posa ses mains sur mes épaules, je posai les miennes sur les siennes (je ne pouvais guère faire autrement), puis j'effleurai de mes lèvres la joue gauche de Watt, puis il effleura des siennes ma joue gauche à moi (il ne pouvait guère faire moins),
tout cela sans passion, sous la voûte tourmentée des branches. C'est que nous y tenions, au petit pont. Car sans lui comment passer d'une partie du parc à l'autre, sans nous mouiller les pieds, et peut-être attraper un refroidissement, susceptible de dégénérer en pneumonie, avec issue proba-
blement fatale.
De sièges, où s'asseoir et reposer, pas le moindre vestige. Buissons et arbustes, à proprement parler, brillaient par
leur absence. Mais de toutes parts se dressaient des taillis, des fourrés d'une densité impénétrable et des ronces géantes en masses arrondies.
Des oiseaux de toute espèce abondaient, et nous nous faisions une joie de les poursuivre, avec des pierres et des mottes de terre. Chez les rouges-gorges notamment, grâce à leur familiarité, nous faisions des ravages, Et les nids d'alouette, chargés d'œufs encore tièdes de la gorge mater- nelle, nous les foulions aux pieds avec une satisfaction toute particulière, au début de la belle saison.
Mais nos meilleurs amis étaient les rats, longs et noirs, 159
qui hantaient les berges du ruisseau. Nous leur apportions de notre ordinaire des morceaux de choix tels que croûtes de fromage et filandres d'agneau, et nous leur apportions en supplément des œufs d'oiseau, des grenouilles et des oisillons. Sensibles à ces attentions ils accouraient au-devant de nous, avec force marques d'affection et de confiance, et se coulaient le long de nos pantalons, et se pendaient à nos poitrines. Alors nous nous asseyions au milieu d'eux, et leur donnions à manger, à même la main, d'une bonne grenouille bien grasse ou d'un bébé grive. Ou attrapant soudain un raton bien en chair, assoupi dans notre sein à la suite de son repas, nous le donnions en pâture à son père, ou à sa mère, ou à son frère, ou à sa sœur, ou à quelque parent moins fortuné.
C'était en ces occasions, nous en sommes convenus, après un bref échange de vues, que nous nous trouvions le plus près de Dieu.
Quand Watt parlait il parlait d'une voix basse et rapide. Il y a eu des voix, il y en aura encore, plus basses que celle de Watt, plus que la sienne rapides, c'est une affaire enten- due. Mais que d'un gosier humain ait jamais pu sortir, puisse jamais sortir un jour, sauf dans le délire, ou pendant le saint sacrifice, une voix à la fois si basse et si rapide, on a peine à le croire. W a t t parlait aussi avec peu d'égards pour la grammaire, la syntaxe, la prononciation, l'élocution
et sans doute, on peut le craindre, l'orthographe, telles qu'on les reçoit communément. Les noms propres cependant, tant de lieu que de personne, tels que Knott, Christ, Gomorrhe, Cork, il les articulait avec une grand netteté, et de son dis- cours ils émergeaient, palmiers, atolls, de loin en loin, car il précisait peu, avec un effet fort vivifiant. Le labeur de la composition, l'incertitude quant à la façon de continuer, ou à l'opportunité de continuer, inséparables de nos impro- visations les plus heureuses, et dont ne sont exempts ni le chant de l'oiseau, ni même le cri du quadrupède, n'avaient
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ici nulle part, apparemment. Mais Watt parlait comme quel- qu'un en train de parler sous la dictée, ou de réciter, comme un perroquet, un texte devenu familier à force de répétition. De ce murmure impétueux une grande partie sollicitait en vain mon oreille et mon intelligence défaillantes, et le vent en furie en emportait autant sans espoir de retour.
Le parc était entouré d'une haute clôture de fil de fer barbelé ayant grand besoin de réfection, de nouveau fil, de barbes nouvelles. A travers cette clôture, là où elle n'était pas aveuglée par des ronces et des orties géantes, se voyaient distinctement de toutes parts des parcs semblables, semblablement enclos, chacun avec son pavillon. Tantôt divergeant, tantôt convergeant, ces clôtures dessinaient des lacis d'une irrégularité frappante. Nulle clôture n'était mitoyenne, ne fût-ce qu'en partie. Mais leur proximité était telle, à certains endroits, qu'un homme large d'épaules ou de bassin, enfilant cette passe étroite, le ferait avec plus de facilité, et avec moins de danger pour sa veste, et peut- être pour son pantalon, de biais que de front. En revanche, pour un homme gros de fesses ou de ventre, l'attaque directe s'imposerait, sous peine de se voir perforer l'estomac, ou le cul, peut-être les deux, d'une ou de plusieurs bar- bes rouillées. Pour une femme grosse de fesses et de poi- trine, une nourrice obèse par exemple, la nécessité serait la même. Quant aux personnes à la fois larges d'épaules et grosses de ventre, ou larges de bassin et grosses de fesses, ou larges de bassin et grosses de ventre, ou larges d'épaules et grosses de fesses, ou grosses de poitrine et larges d'épau- les, ou larges de bassin et grosses de poitrine, elles feraient mieux de ne s'engager à aucun prix, à moins d'avoir perdu la tête, dans ce chenal perfide, mais de faire demi-tour, et de battre en retraite, sous peine de se voir empaler, en plu- sieurs points à la fois, et peut-être saigner à mort, ou manger vives par les rats, ou succomber aux intempéries, long-
temps avant que leurs cris se fassent entendre, et encore
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plus longtemps avant que les sauveteurs accourent, avec les ciseaux, le cognac et la teinture d'iode. Car si leurs cris ne devaient se faire entendre, alors leurs chances d'être sauvées étaient minces, tant ces parcs étaient vastes, tant déserts, en temps normal.
Il s'écoula un certain temps, après le transfert de Watt, avant la nouvelle rencontre, Je me promenais dans mon parc comme d'habitude, c'est. à-dire quand je cédais à l'appel du temps que j'aimais, et Watt se promenait de même dans le sien. Mais comme ce n'était plus le même parc, pas ques- tion de nous rencontrer. Cette nouvelle rencontre, quand elle se produisit enfin, de la façon décrite plus loin, nous fit comprendre à tous les deux, à moi, à Watt, que nous aurions pu nous rencontrer bien plus tôt, si nous l'avions désiré. Mais voilà, le désir de nous rencontrer nous faisait défaut. Watt ne désirait pas me rencontrer, je ne désirais
pas rencontrer Watt. Dire que nous y étions franchement hostiles, à l'idée de nous rencontrer, de reprendre nos pro- menades, et éventuellement nos conversations, non, loin de là, c'était seulement que le désir ne s'en faisait pas sentir, chez Watt, chez moi.
Un jour donc, par un vent et un soleil inouïs, je me sentis poussé vers la clôture, comme par une force extérieure; et cette impulsion me porta sans faiblir jusqu'au point où je n'aurais pu lui céder davantage sans m'infliger une blessure grave, sinon mortelle; là par bonheur elle m'abandonna et je pus regarder autour de moi, chose que je ne faisais jamais, sous aucun prétexte, en temps normal. Quelle horreur que le point et virgule. J'ai dit une force extérieure; car de mon propre chef qui, sans être robuste, n'en possédait pas moins à cette époque une espèce d'opiniâtreté féline, je ne me serais jamais approché de la clôture, pour rien au monde; car j'avais un faible pour les clôtures, pour les clôtures de fil de fer, un grand faible; pas pour les murs, ni pour les palissades, ni pour les haies opaques, non; mais
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pour tout ce qui limitait le mouvement, sans pour autant limiter la vue, pour le fossé, la fosse, la fenêtre à barreaux, le marécage, le sable mouvant, la claire-voie, pour tous j'avais de la tendresse, à cette époque, une grande tendresse. Et (ce qui rend, si c'est possible, la suite encore plus sin- gulière qu'elle ne l'est déjà), je crois bien que Watt était dans le même cas. Car lorsque, avant son transfert, nous nous promenions ensemble dans notre parc, pas une seule fois nous ne nous sommes approchés de la clôture, comme nous n'aurions pu manquer de le faire, au moins une fois ou deux, si le hasard seul nous avait conduits. W a t t ne me dirigeait pas, je ne dirigeais pas Watt, mais d'un commun accord, comme par connivence tacite, nous ne nous appro- chions jamais de la clôture à moins de cent ou de cinq cents
mètres. Quelquefois nous la voyions au loin, à peine, au fond d'une clairière, flageolante, les vieux fils affaissés, les poteaux penchés. Ou nous voyions un gros oiseau noir perché dans le vide, peut-être croassant, ou se lissant les plumes.
Si près maintenant de la clôture que j'aurais pu la toucher, avec un bâton, si j'avais voulu, et regardant ainsi autour de moi comme qui aurait perdu la raison, je m'aperçus, sans aucune possibilité d'erreur, que je me trouvais en pré- sence d'un de ces chenaux ou détroits décrits plus haut, où la limite de mon parc et celle d'un autre suivaient le même tracé, si près l'une de l'autre et sur une distance si grande que des doutes ne pouvaient manquer de s'élever, dans tout esprit raisonnable, quant à la santé mentale de celui respon- sable de l'implantation. Poursuivant mon inspection, comme qui n'aurait pas toute sa tête, je reconnus, avec une netteté ne laissant aucune place au doute, dans' le parc voisin, en marche vers moi à reculons. . . qui? Vous avez deviné. Watt en personne. Sa rétrogression était lente et ondoyante, du fait sans doute qu'il n'avait pas d'yeux derrière la tête, et pénible aussi, je le crois volontiers, car souvent il butait
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contre les fûts, ou dans le fouillis de broussailles se prenait le pied, et s'étalait par terre, sur le dos, ou dans un amas de ronces, ou d'épines, ou d'orties, ou de chardons. Mais tou- jours sans murmure il reculait, jusqu'à s'affaler contre la clôture, les bras en croix et les mains serrant le fil. Puis il fit demi-tour, avec l'intention probablement de repartir comme il était venu, et je vis son visage, avec tout le devant de son corps. Il avait le visage en sang, les mains aussi, et la tête pleine d'épines. Sa ressemblance, à ce moment-là, avec le Christ dit de Bosch (National Gallery No ? ), était si frappante que j'en fus frappé. Et dans le même instant j'eus soudain l'impression de me trouver devant un vaste miroir qui me renvoyait mon parc, et ma clôture, et moi- même, et jusqu'aux oiseaux ballotés dans le vent, au point que je regardai mes mains, et me tâtai le visage, et le crâne luisant, avec une inquiétude aussi réelle qu'injustifiée. Car s'il y avait quelqu'un sur terre, à cette époque, digne d'être jugé sans ressemblance avec le Christ dit de Bosch (National Gallery No ? ), sans vouloir me flatter c'était bien moi. Tiens, Watt, m'écriai-je, te voilà bien arrangé, pas d'erreur. Pas ce-n'est oui, répondit Watt. Cette courte phrase m'occasion- na, je le jure, plus d'effroi, plus de douleur, que si j'avais reçu, inopinément, à bout portant, une giclée de plomb en plein dans la raie. Cette impression fut renforcée par la suite. Pitié par, dit Watt, nez-mouche prête, sang essuyer. Attends, attends, j'arrive, m'écriai-je. Et je crois vraiment, tant j'avais hâte alors d'arriver jusqu'à Watt, que je me serais rué sur la clôture, à corps perdu, au besoin. J'allais
même, avec cette idée en tête, jusqu'à m'en éloigner vive- ment d'une dizaine ou d'une quinzaine de pas et à chercher du regard un jeune arbre, ou une vieille branche, susceptible de se laisser convertir, rapidement, et sans le secours d'une lame, en gaule, ou en perche. Et pendant que je m'employais mollement ainsi, je crus apercevoir, dans la clôture, sur ma droite, une brèche, large et irrégulière. Jugez donc de mon
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étonnement lorsque, m'en étant approché, je dus m'avouer que j'avais vu juste. C'était une brèche, dans la clôture, une large brèche irrégulière, ouverte par des vents sans nombre, des pluies sans nombre, ou par un sanglier, ou par un taureau, un sanglier sauvage, un taureau sauvage, en pleine fuite, en pleine poursuite, aveuglé par la colère, ou par la peur, ou sait-on jamais par le désir charnel, au point de se ruer à cet endroit à travers la clôture, minée par des vents sans nombre, des pluies sans nombre. C'est par cette brèche que je passai, sans mal, ni dommage pour mon uniforme joli, et me voilà dans le couloir, en train de regarder autour de moi, car je n'avais pas encore retrouvé mon aplomb. Mes sens étant maintenant aiguisés jusqu'à dix ou quinze fois leur acuité normale, je ne tardai pas à distinguer, dans l'autre clôture, une autre brèche, opposée quant à l'emplacement et quant à la forme semblable à celle par où, voilà à peine dix ou quinze minutes, je m'étais frayé un chemin. Ce qui me fit dire que nul sanglier n'avait ouvert ces brèches, ni nul taureau, mais l'action du temps, particulièrement sévère à cet endroit. Car où était le san- glier, ou le taureau capable, après avoir ouvert de vive force une brèche dans la première clôture, d'en ouvrir une seconde. en tous points semblable, dans la seconde? Car l'ouverture
de la première brèche ne freinerait-elle pas la masse en furie au point d'interdire, au cours de la même charge, l'ouver- ture de la seconde? Ajoutez qu'un mètre à peine séparait les deux clôtures, à cet endroit, de sorte que le groin, ou mufle, serait forcément en contact avec la seconde avant que l'arrière-train soit dégagé de la première et que par consé- quent, une fois ouverte la première brèche, I'espace man- querait où reprendre l'élan nécessaire à ' l'ouverture de la seconde. En plus il était peu probable que le sanglier, ou le taureau, une fois ouverte la première brèche, ait reculé à une distance suffisante pour pouvoir, en récidivant, dévelop- per la poussée nécessaire à l'ouverture de la seconde, via
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la première. Car une fois ouverte la première brèche, alors de deux choses l'une, ou bien l'animal était toujours aveuglé par la passion, ou bien il ne l'était plus. S'il l'était toujours, alors il y avait peu de chances pour qu'il puisse viser la première brèche avec assez de précision pour pouvoir la franchir avec assez de vélocité pour pouvoir ouvrir la seconde. Et s'il ne l'était plus, mais par l'ouverture de la première brèche' calmé, et ses yeux dessillés, eh bien alors il serait bien étonnant qu'il eût envie d'en ouvrir une autre. En plus il était peu probable que la seconde brèche, ou encore mieux la brèche Watt (rien n'empêchant, jusqu'à preuve du contraire, la brèche dite seconde d'être antérieure à la brèche dite première et la brèche dite première d'être postérieure à la brèche dite seconde), ait été ouverte indé-
pendamment, à une tout autre époque, du côté de chez Watt. Car si les deux brèches avaient été ouvertes indépen- damment, l'une du côté de chez Watt, l'autre du côté de chez moi, par deux sangliers en furie, ou par deux taureaux en furie, tout à fait distincts (à moins de supposer l'une ouverte par un sanglier en furie et l'autre par un taureau en furie, chose peu probable), et à deux époques tout à fait différentes, alors leur conjonction à cet endroit était incom- préhensible, pour le moins. En plus il était peu probable
que les deux brèches, celle dans la clôture W a t t et celle dans la mienne, aient été ouvertes, en la même occasion, par deux sangliers en furie, ou par deux taureaux en furie, ou par un sanglier en furie et une laie en furie, ou par un taureau en furie et une vache en furie (à moins de les supposer ouvertes simultanément, l'une par un sanglier en furie et l'autre par une vache en furie, ou l'une par un tau- reau en furie et l'autre par une laie en furie, chose peu croyable), lancés à toute allure l'un vers l'autre, sous l'empire de la colère ou de la chaleur, l'un du côté de chez Watt, l'autre du côté de chez moi, jusqu'à se heurter de plein fouet, une fois les brèches ouvertes, à l'endroit même où
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alors je me tenais, la bouche ouverte, essayant d'y voir clair. Car cela supposait l'ouverture des brèches, par les sangliers, ou par les taureaux, ou par le sanglier et la laie, ou par le taureau et la vache, au même instant exactement, et non pas d'abord l'une, puis l'autre un instant plus tard. Car si d'abord l'une, puis l'autre un instant plus tard, alors le sanglier, la laie, le taureau, la vache, ayant défoncé sa clôture en premier, et donnant déjà de la tête contre l'autre, empêcherait fatalement, bon gré mal gré, le passage à tra- vers cette dernière, à cet endroit, du sanglier, de la laie, du sanglier, du taureau, de la vache, du taureau, se préci- pitant en sens inverse avec toute la furie de la haine, ou de l'amour. Et j'avais beau chercher, à genoux, en écar- tant délicatement les herbes folles, je ne trouvais nulle trace ni de conflit ni d'accouplement. Ces brèches donc n'étaient l'œuvre ni d'un sanglier, ni d'un taureau, ni d'une laie, ni d'une vache, ni de deux sangliers, ni de deux taureaux, ni de deux laies, ni de deux vaches, ni d'un couple sanglier-laie, ni d'un couple taureau-vache, ni d'un couple taureau-laie, ni d'un couple sanglier-vache, mais dues à l'action du temps, aux vents et pluies sans nombre, et aux soleils, et aux neiges, et aux gels, et dégels, particulière- ment rigoureux à cet endroit. Ou enfin tout compte fait ne fallait-il pas y voir, comme une chose tout juste possible, le fait d'une bête solitaire, sa puissance naturelle décuplée par la colère ou la peur, sanglier, taureau, laie ou vache, capable de défoncer les deux clôtures, ainsi minées par les intempéries, d'abord celle de Watt et ensuite la mienne, ou d'abord la mienne et ensuite celle de Watt, peu im- porte, dans une seule et même charge et avec autant de facilité que si elles n'en faisaient qu'une?
Me tournant alors vers l'endroit où j'avais eu le plaisir de voir Watt pour la dernière fois, je m'aperçus qu'il n'y était plus, ni même à aucun des autres endroits, et ils étaient nombreux, accessibles à mon regard. Mais quand
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j'appelai, W att! W att! alors il surgit, tout en rebouton- nant gauchement son pantalon qu'il portait devant der- rière, de derrière un arbre, et s'avança à reculons, guidé par mes cris, lentement, péniblement, tombant souvent, mais non moins souvent se ramassant, sans un murmure, vers l'endroit où j'étais, tant et si bien qu'enfin, après si longtemps, je pus le toucher de nouveau, de la main. Puis j'avançai la main, par la brèche, et l'attirai, par la brèche, à moi. Puis je pris dans ma poche un petit linge que j'avais dans ma poche et essuyai son visage, et ses mains. Puis je pris dans ma poche une petite boîte d'onguent que j'avais dans ma poche et oignis son visage, et ses mains. Puis je pris dans ma poche un petit peigne de poche et lissai ses touffes, et ses moustaches. Puis je pris dans ma poche une petite brosse à habits et brossai sa veste, et son pantalon. Puis je le fis pivoter jusqu'à ce qu'il me fît face. Puis je
posai ses mains sur mes épaules, sa main gauche sur mon épaule droite, sa main droite sur mon épaule gauche. Puis je posai mes mains sur ses épaules, sur son épaule gauche ma main droite, sur son épaule droite ma main gauche. Puis je fis un demi-pas en avant, de la jambe gauche, et lui un demi-pas en arrière, de la jambe droite (il ne pouvait guère faire autrement). Puis je fis un pas entier en avant, de la jambe droite, et lui bien sûr un pas entier en arrière, de la jambe gauche. Et ainsi de passer ensemble entre les clô- tures, moi en avançant, lui en reculant, jusqu'à l'endroit où les clôtures divergeaient de nouveau. Puis faisant demi- tour, moi faisant demi-tour, lui faisant demi-tour, de repas- ser par le chemin où nous venions de passer, moi en avan- çant et lui bien sûr en reculant, les quatre mains sur les quatre épaules toujours. Et ainsi repassant par le chemin où nous venions de passer, de passer devant les brèches et au-delà jusqu'à l'endroit où les clôtures divergeaient de nou- véau. Puis faisant demi-tour, comme un seul homme, de repasser par le chemin où nous venions de passer et de repas-
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ser par le chemin où nous venions de passer, devant mes yeux là où nous allions, devant les siens là d'où nous venions. Et ainsi, allant et venant, allant et venant, nous passions et repassions entre les clôtures, ensemble de nouveau après si longtemps, sous le soleil ardent, dans le vent impétueux.
Etre ensemble de nouveau, amis du soleil venté, du vent ensoleillé, en plein vent, en plein soleil, c'est peut-être quelque chose, peut-être quelque chose.
Pour nous qui allions ainsi, entre les clôtures, allions et venions, d'un point de divergence à l'autre, il y avait juste la place.
Dans le parc de Watt, dans mon parc à moi, nous aurions été plus à l'aise. Mais il ne me vint jamais à l'esprit de ramener Watt dans mon parc à moi ou dans le sien de le suivre. Mais il ne vint jamais à l'esprit de Watt de me ramener dans son parc à lui ou dans le mien de me suivre. Car mon parc était mon parc à moi, et le parc de Watt était le parc de Watt, nous n'avions plus de parc commun. Ainsi nous allions et venions, de la manière décrite, ni l'un ni l'autre dans son parc à lui.
