Les
Allemands
de la nouvelle e?
Madame de Stael - De l'Allegmagne
sor actuel est assez
pauvre, du moins si l'on en juge par l'usage qu'elle en fait.
En lisant le compte que je viens de rendre des ide? es princi-
pales de quelques philosophes allemands, leurs partisans, d'une
part, trouveront avec raison que j'ai indique? bien superficielle-
ment des recherches tre`s importantes, et de l'autre, les gens du
monde se demanderont a` quoi sert tout cela? Mais a` quoi ser-
vent l'Apollon du Belve? de`re, les tableaux de Raphae? l, les tra-
ge? dies de Racine? a` quoi sert tout ce qui est beau, si ce n'esta`
l'a^me? Il en est de me^me de la philosophie, elle est la beaute?
de la pense? e, elle atteste la dignite? de l'homme , qui peut s'oc-
cuper de l'E? ternel et de l'invisible, quoique tout ce qu'il y a de
grossier dans sa nature l'en e? loigne.
Je pourrais encore citer beaucoup d'autres noms justement
honore? s dans la carrie`re de la philosophie; mais il me semble
que cette esquisse, quelque imparfaite qu'elle soit, suffit pour
servir d'introduction a` l'examen de l'influence que la philoso-
phie transcendante des Allemands a exerce? e sur le de? veloppe-
ment de l'esprit, et sur le caracte`re et la moralite? de la nation
ou` re`gne cette philosophie; et c'est la` surtout le but que je me
suis propose? .
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? NOUVELLE PHILOSOPHIE ALLEMANDE. '(45
CHAPITRE VIII.
Influence de la nouvelle philosophie allemande sur le de? veloppement de l'esprit.
L'attention est peut-e^tre de toutes les faculte? s de l'esprit hu-
main celle qui a le plus de pouvoir; et l'on ne saurait nier que la
me? taphysique ide? aliste ne la fortifie d'une manie`re e? tonnante.
M. de Buffon pre? tendait que le ge? nie pouvait s'acque? rir par la
patience, c'e? tait trop dire; mais cet hommage rendu a` l'atten-
tion, sous le nom dela patience, honore beaucoup un homme
d'une imagination aussi brillante. Les ide? es abstraites exigent
de? ja` un grand effort de me? ditation; mais quand on y joint l'ob-
servation la plus exacte et la plus perse? ve? rante des actes inte? -
rieurs de la volonte? , toute la force de l'intelligence y est em-
ploye? e. La subtilite? de l'esprit est un grand de? faut dans les af-
faires de ce monde; mais certes les Allemands n'en sont pas
soupc? onne? s. La subtilite? philosophique qui nous fait de? me^ler
les moindres fils de nos pense? es, est pre? cise? ment ce qui doit
porter le plus loin le ge? nie, car une re? flexion dont il re? sulterait
peut-e^tre les plus sublimes inventions, les plus e? tonnantes de? -
couvertes, passe en nous-me^mes inaperc? ue, si nous n'avons
pas pris l'habitude d'examiner avec sagacite? les conse? quences et
les liaisons des ide? es les plus e? loigne? es en apparence.
En Allemagne, un homme supe? rieur se borne rarement a` une
seule carrie`re. Goethe fait des de? couvertes dans les sciences,
Schelling est un excellentlitte? rateur, Fre? de? ricSchlegel un poe`te
plein d'originalite? . On ne saurait peut-e^tre re? unir un grand
nombre de talents divers, mais la vue de l'entendement doit tout
embrasser.
La nouvelle philosophie allemande est ne? cessairement plus
favorable qu'aucune autre a` l'e? tendue de l'esprit; car, rapportant
tout au foyer de l'a^me, et conside? rant le monde lui-me^me comme
re? gi par des lois dont le type est en nous, elle ne saurait admettre
le pre? juge? qui destine chaque homme d'une manie`re exclusive a`
telle ou telle branche d'e? tudes. Les philosophes ide? alistes croient
qu'un art, qu'une science, qu'une partie quelconque ne saurait
e^tre comprise sans des connaissances universelles, etque, depuis 38
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? 4-16 NOUVELLE PHILOSOPHIE ALLEMANDE.
le moindre phe? nome`ne jusqu'au plus grand, rien ne peut e^tre
savamment examine? , ou poe? tiquement de? peint, sans cette hau-
teur d'esprit qui fait voir l'ensemble en de? crivant les de? tails.
Montesquieu dit que l'esprit consiste a` connai^tre la ressem-
blance des choses diverses et la diffe? rence des choses sembla-
bles. S'il pouvait exister une the? orie qui appri^t a` devenir un
homme d'esprit, ce serait celle de l'entendement telle que les
Allemands la conc? oivent; il n'en est pas de plus favorable aux
rapprochements inge? nieux entre les objets exte? rieurs etles facul-
te? s de l'esprit; ce sont les divers rayons d'un me^me centre. La
plupart des axiomes physiques correspondent a` des ve? rite? s mo-
rales, et la philosophie universelle pre? sente de mille manie`res
la nature toujours une et toujours varie? e, qui se re? fle? chit tout
entie`re dans chacun deses ouvrages,etfaitporteraubrind'herbe,
comme au ce`dre, l'empreinte de l'univers.
Cette philosophie donne un attrait singulier pour tous les gen-
res d'e? tude. Les de? couvertes qu'on fait en soi-me^me sont tou-
jours inte? ressantes; mais, s'il est vrai qu'elles doivent nous
e? clairer sur les myste`res me^mes du monde cre? e? a` notre image ,
quelle curiosite? n'inspirent-elles pas! L'entretien d'un philosophe
allemand, tel que ceux que j'ai nomme? s, rappelle les dialogues
de Platon, et quand vous interrogez un de ces hommes sur un
sujet quelconque, il y re? pand tant de lumie`res qu'en l'e? coutant
vous croyez penser pour la premie`re fois, si penser est, comme
le dit Spinosa, s'identifier avec la nature par l'intelligence, et
devenir un avec elle.
Il circule en Allemagne, depuis quelques anne? es, une telle
quantite? d'ide? es neuves sur les sujets litte? raires et philosophi-
ques, qu'un e? tranger pourrait tre`s-bien prendre pour un ge? nie
supe? rieur celui qui ne ferait que re? pe? ter ces ide? es. Il m'est quel-
quefois arrive? de croire un esprit prodigieux a` des hommes d'ail-
leurs assez communs, seulement parce qu'ils s'e? taient familia-
rise? s avec les syste`mes ide? alistes, aurore d'une vie nouvelle.
Les de? fauts qu'on reproche d'ordinaire aux Allemands dans la
conversation, la lenteur et la pe? danterie, se remarquent infini-
ment moins dans les disciples de l'e? cole moderne; les personnes
du premier rang, en Allemagne, se sont forme? es pour la plu-
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? NOUVELLE PHILOSOPHIE ALLEMANDE. -4^7
part d'apre`s les bonnes manie`res franc? aises; mais il s'e? tablit
maintenant parmi les philosophes hommes de lettres une e? duca-
tion qui est aussi de bon gou^t, quoique dans un tout autre genre.
On y conside`re la ve? ritable e? le? gance comme inse? parable de l'i-
magination poe? tique et de l'attrait pour les beaux-arts, et la po-
litesse comme fonde? e sur la connaissance et l'appre? ciation des
talents et du me? rite.
On ne saurait nier cependant que les nouveaux syste`mes philosophiques et litte? raires n'aient inspire? a` leurs partisans un
grand me? pris pourceux qui ne les comprennent pas. La plaisan-
terie franc? aise veut toujours humilier par le ridicule; sa tacti-
que est d'e? viter l'ide? e pour attaquer la personne, et le fond pour
se moquer de la forme. Les Allemands de la nouvelle e? cole con-
side`rent l'ignorance et la frivolite? comme les maladies d'une
enfance prolonge? e; ils ne s'en sont pas tenus a` combattre les
e? trangers, ils s'attaquent aussi eux-me^mes les unsles autres
avec amertume, et l'on dirait, a` les entendre, qu'un degre? de
plus en fait d'abstraction ou de profondeur, donne le droit de
traiter en esprit vulgaire et borne? quiconque ne voudrait pas ou
ne pourrait pas y atteindre.
Quand les obstacles ont irrite? les esprits, l'exage? ration s'est
me^le? e a` cette re? volution philosophique, d'ailleurs si salutaire.
Les Allemands de la nouvelle e? cole pe? ne`trent avec le flambeau
du ge? nie dans l'inte? rieur de l'a^me. Mais quand il s'agit de faire
entrer leurs ide? es dans la te^te des autres, ils en connaissent mal
les moyens; ils se mettent a` de? daigner, parce qu'ils ignorent,
non la ve? rite? , mais la manie`re de la dire. Le de? dain, excepte?
pour le vice, indique presque toujours une borne dans l'esprit;
car, avec plus d'esprit encore, on se serait fait comprendre me^me
des esprits vulgaires, ou du moins on l'aurait essaye? de bonne
foi.
Le talent de s'exprimer avec me? thode et clarte? est assez rare
en Allemagne: les e? tudes spe? culatives ne le donnent pas. Il faut
se placer, pour ainsi dire, en dehors de ses propres pense? es,
pour juger de la forme qu'on doit leur donner. La philosophie
fait connai^tre l'homme pluto^t que les hommes. C'est l'habitude
de la socie? te? qui seule nous apprend quels sont les rapports de
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? ? 448 NOUVELLE PHILOSOPHIE ALI. EMAiVDE.
notre esprit avec celui des autres. La candeur d'abord , et l'or-
gueil ensuite, portent les philosophes since`res et se? rieux a` s'in-
digner contre ceux qui ne pensent pas ou ne sentent pas comme
eux. Les Allemands recherchent le vrai consciencieusement;
mais ils ont un esprit de secte tre`s-ardent en faveur de la doc-
trine qu'ils adoptent; car tout se change en passion dans le coeur
de l'homme.
Cependant, malgre? les diversite? s d'opinions qui forment en
Allemagne diffe? rentes e? coles oppose? es l'une a` l'autre, elles ten-
dent e? galement, pour la plupart, a` de? velopper l'activite? de l'a^me:
aussi n'est-il point de pays ou` chaque homme tire plus de parti
de lui-me^me, au moins sous le rapport des travaux intellectuels.
CHAPITRE IX.
Influence de la nouvelle philosophie allemande sur la litte? rature et les arts.
Ce que je viens dedire sur le de? veloppement de l'esprit s'ap-
plique aussi a` la litte? rature; cependant il est peut-e^tre inte? res-
sant d'ajouterquelques observations particulie`res a` ces re? flexions
ge? ne? rales.
Dans les pays ou` l'on croit que toutes les ide? es nous viennent
par les objets exte? rieurs, il est naturel d'attacher un plus grand
prix aux convenances, dont l'empire est au dehors; mais lors-
qu'au contraire on est convaincu des lois immuables del'existence
morale, la socie? te? a moins de pouvoir sur chaque homme: l'on
traite de tout avec soi-me^me; et l'essentiel, dans les productions
de la pense? e comme dans les actions de la vie, c'est de s'assurer
qu'elles partent de notre conviction intime et de nos e? motions
spontane? es.
Il y a dans le style des qualite? s qui tiennent a` la ve? rite? me^me du
sentiment, il y en a qui de? pendent de la correction grammaticale.
On aurait de la peine a` faire comprendre a` des Allemands que
la premie`re chose a` examiner dans un ouvrage, c'est la manie`re dont il est e? crit, et que l'exe? cution doit l'emporter sur la concep-
tion. La philosophie expe? rimentale estime un ouvrage surtout
par la forme inge? nieuse et lucide sous laquelle il est pre? sente? ; la
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? . NOUVELLE PHILOSOPHIE ALLEMANDE. 449
philosophie ide? aliste, au contraire, toujours attire? e vers le foyer
de l'a^me, n'admire que les e? crivains qui s'en rapprochent.
Il faut l'avouer aussi, l'habitude de creuser dans les myste`res
les plus cache? s de notre e^tre donne du penchant pour ce qu'il y
a de plus profond et quelquefois de plus obscur dans la pense? e.
Aussi les Allemands me^lent-ils trop souvent la me? taphysique a` la ?
poe? sie,
? La nouvelle philosophie inspire le besoin de s'e? lever jusqu'aux
pense? es et aux sentiments sans bornes. Cette impulsion peut e^tre
favorable au ge? nie, mais elle ne l'est qu'a` lui, et souvent elle
donne a` ceux qui n'en ont pas des pre? tentions assez ridicules. En
France,la me? diocrite? trouve tout trop fort et trop exalte? ; en
Allemagne, rien ne lui parai^ta` la hauteur de la nouvelle doctrine.
EnFrance, la me? diocrite? se moque de l'enthousiasme; en Alle-
magne, ellede? daigne un certain genre de raison. Un e? crivain n'en
saurait jamais faire assez pour convaincre les lecteurs allemands
qu'il n'est pas superficiel, qu'il s'occupe en toutes choses de l'im-
mortel et de l'infini. Mais comme les faculte? s de l'esprit ne re? -
pondent pas toujours a` de si vastes de? sirs, il arrive souvent que
des efforts gigantesques ne conduisent qu'a` des re? sultats com-
muns. Ne? anmoins cette disposition ge? ne? rale seconde l'essor de la pense? e; et il est plus facile, en litte? rature, de poser des limites
que de donner de l'e? mulation.
Legou^tque les Allemands manifestent pour legenre nai? f, et dont
j'ai de? ja` eu l'occasion de parler, semble en contradiction avec
leur penchant pour la me? taphysique, penchant qui nai^t du be-
soin de se connai^tre et de s'analyser soi-me^me; cependant c'est
aussi a` l'influence d'un syste`me qu'il faut rapporter ce gou^t pour
le nai? f; car il y a de la philosophie dans tout en Allemagne,
me^me dans l'imagination. L'un des premiers caracte`res du nai? f,
c'est d'exprimer ce qu'on sent ou ce qu'on pense, sans re? fle? chir
a` aucun re? sultat ni tendre vers aucun but; et c'est en cela qu'il
s'accorde avec la the? orie des Allemands sur la litte? rature.
Kant, en se? parant le beau de l'utile, prouve clairement qu'il
n'est point du tout dans la nature des beaux-arts de donner
des lec? ons. Sans doute tout ce qui est beau doit faire nai^tre des
sentiments ge? ne? reux, et ces sentiments excitent a` la vertu; mais 38.
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? 450 NOUVELLE PHILOSOPHIE \LI. EM\NUE.
de`s qu'on a pour objet de mettre en e? vidence un pre? cepte de mo-
rale, la libre impression que produisent les chefs-d'oeuvre de
l'art est ne? cessairement de? truite; car le but, quel qu'il soit, quand
il est connu, borne et ge^ne l'imagination. On pre? tend que
Louis XIV disait a` un pre? dicateur qui avait dirige? son sermon
contre lui: << Je veux bien me faire ma part; mais je ne veux pas
<< qu'on me la fasse. >> L'on pourrait appliquer ces paroles aux
beaux-arts en ge? ne? ral: ils doivent e? lever l'a^me, et non pas
l'endoctriner.
La nature de? ploie ses magnificences souvent sans but, souvent
avec un luxe que les partisans de l'utilite? appelleraient prodigue.
Elle semble se plaire a` donner plus d'e? clat aux fleurs, aux arbres
des fore^ts, qu'aux ve? ge? taux qui servent d'aliment a` l'homme. Si
l'utile avait le premier rang dans la nature, ne reve^tirait-elle pas
de plus de charmes les plantes nutritives que les roses, qui ne sont
que belles? Et d'ou` vient cependant que, pour parer l'autel de la
Divinite? , l'on chercherait pluto^t les inutiles fleurs que les pro-
ductions ne? cessaires? D'ou` vient que ce qui sert au maintien de
notre vie a moins de dignite? que les beaute? s sans but? C'est que le
beau nous rappelle une existence immortelle et divine, dont le
souvenir et le regret vivent a` la fois dans notre coeur.
Ce n'est certainement pas pour me? connai^tre la valeur morale
de ce qui est utile que Kant en a se? pare? le beau ; c'est pour fonder
l'admiration en tout genre sur un de? sinte? ressement absolu; c'est
pour donner aux sentiments qui rendent le vice impossible la pre? -
fe? rence sur les lec? ons qui servent a`le corriger.
Rarement les fables mythologiques des anciens ont e? te? dirige? es
dans le sens des exhortations de morale ou des exemples e? difiants,
et ce n'est pas du tout parce que les modernes valent mieux
qu'eux qu'ils cherchent souvent a` donner a` leurs fictions un re? -
sultat utile; c'est pluto^t parce qu'ils ont moins d'imagination, et
qu'ils transportent dans la litte? rature l'habitude que donnent les
affaires, de toujours tendre vers un but. Les e? ve?
pauvre, du moins si l'on en juge par l'usage qu'elle en fait.
En lisant le compte que je viens de rendre des ide? es princi-
pales de quelques philosophes allemands, leurs partisans, d'une
part, trouveront avec raison que j'ai indique? bien superficielle-
ment des recherches tre`s importantes, et de l'autre, les gens du
monde se demanderont a` quoi sert tout cela? Mais a` quoi ser-
vent l'Apollon du Belve? de`re, les tableaux de Raphae? l, les tra-
ge? dies de Racine? a` quoi sert tout ce qui est beau, si ce n'esta`
l'a^me? Il en est de me^me de la philosophie, elle est la beaute?
de la pense? e, elle atteste la dignite? de l'homme , qui peut s'oc-
cuper de l'E? ternel et de l'invisible, quoique tout ce qu'il y a de
grossier dans sa nature l'en e? loigne.
Je pourrais encore citer beaucoup d'autres noms justement
honore? s dans la carrie`re de la philosophie; mais il me semble
que cette esquisse, quelque imparfaite qu'elle soit, suffit pour
servir d'introduction a` l'examen de l'influence que la philoso-
phie transcendante des Allemands a exerce? e sur le de? veloppe-
ment de l'esprit, et sur le caracte`re et la moralite? de la nation
ou` re`gne cette philosophie; et c'est la` surtout le but que je me
suis propose? .
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? NOUVELLE PHILOSOPHIE ALLEMANDE. '(45
CHAPITRE VIII.
Influence de la nouvelle philosophie allemande sur le de? veloppement de l'esprit.
L'attention est peut-e^tre de toutes les faculte? s de l'esprit hu-
main celle qui a le plus de pouvoir; et l'on ne saurait nier que la
me? taphysique ide? aliste ne la fortifie d'une manie`re e? tonnante.
M. de Buffon pre? tendait que le ge? nie pouvait s'acque? rir par la
patience, c'e? tait trop dire; mais cet hommage rendu a` l'atten-
tion, sous le nom dela patience, honore beaucoup un homme
d'une imagination aussi brillante. Les ide? es abstraites exigent
de? ja` un grand effort de me? ditation; mais quand on y joint l'ob-
servation la plus exacte et la plus perse? ve? rante des actes inte? -
rieurs de la volonte? , toute la force de l'intelligence y est em-
ploye? e. La subtilite? de l'esprit est un grand de? faut dans les af-
faires de ce monde; mais certes les Allemands n'en sont pas
soupc? onne? s. La subtilite? philosophique qui nous fait de? me^ler
les moindres fils de nos pense? es, est pre? cise? ment ce qui doit
porter le plus loin le ge? nie, car une re? flexion dont il re? sulterait
peut-e^tre les plus sublimes inventions, les plus e? tonnantes de? -
couvertes, passe en nous-me^mes inaperc? ue, si nous n'avons
pas pris l'habitude d'examiner avec sagacite? les conse? quences et
les liaisons des ide? es les plus e? loigne? es en apparence.
En Allemagne, un homme supe? rieur se borne rarement a` une
seule carrie`re. Goethe fait des de? couvertes dans les sciences,
Schelling est un excellentlitte? rateur, Fre? de? ricSchlegel un poe`te
plein d'originalite? . On ne saurait peut-e^tre re? unir un grand
nombre de talents divers, mais la vue de l'entendement doit tout
embrasser.
La nouvelle philosophie allemande est ne? cessairement plus
favorable qu'aucune autre a` l'e? tendue de l'esprit; car, rapportant
tout au foyer de l'a^me, et conside? rant le monde lui-me^me comme
re? gi par des lois dont le type est en nous, elle ne saurait admettre
le pre? juge? qui destine chaque homme d'une manie`re exclusive a`
telle ou telle branche d'e? tudes. Les philosophes ide? alistes croient
qu'un art, qu'une science, qu'une partie quelconque ne saurait
e^tre comprise sans des connaissances universelles, etque, depuis 38
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:50 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 4-16 NOUVELLE PHILOSOPHIE ALLEMANDE.
le moindre phe? nome`ne jusqu'au plus grand, rien ne peut e^tre
savamment examine? , ou poe? tiquement de? peint, sans cette hau-
teur d'esprit qui fait voir l'ensemble en de? crivant les de? tails.
Montesquieu dit que l'esprit consiste a` connai^tre la ressem-
blance des choses diverses et la diffe? rence des choses sembla-
bles. S'il pouvait exister une the? orie qui appri^t a` devenir un
homme d'esprit, ce serait celle de l'entendement telle que les
Allemands la conc? oivent; il n'en est pas de plus favorable aux
rapprochements inge? nieux entre les objets exte? rieurs etles facul-
te? s de l'esprit; ce sont les divers rayons d'un me^me centre. La
plupart des axiomes physiques correspondent a` des ve? rite? s mo-
rales, et la philosophie universelle pre? sente de mille manie`res
la nature toujours une et toujours varie? e, qui se re? fle? chit tout
entie`re dans chacun deses ouvrages,etfaitporteraubrind'herbe,
comme au ce`dre, l'empreinte de l'univers.
Cette philosophie donne un attrait singulier pour tous les gen-
res d'e? tude. Les de? couvertes qu'on fait en soi-me^me sont tou-
jours inte? ressantes; mais, s'il est vrai qu'elles doivent nous
e? clairer sur les myste`res me^mes du monde cre? e? a` notre image ,
quelle curiosite? n'inspirent-elles pas! L'entretien d'un philosophe
allemand, tel que ceux que j'ai nomme? s, rappelle les dialogues
de Platon, et quand vous interrogez un de ces hommes sur un
sujet quelconque, il y re? pand tant de lumie`res qu'en l'e? coutant
vous croyez penser pour la premie`re fois, si penser est, comme
le dit Spinosa, s'identifier avec la nature par l'intelligence, et
devenir un avec elle.
Il circule en Allemagne, depuis quelques anne? es, une telle
quantite? d'ide? es neuves sur les sujets litte? raires et philosophi-
ques, qu'un e? tranger pourrait tre`s-bien prendre pour un ge? nie
supe? rieur celui qui ne ferait que re? pe? ter ces ide? es. Il m'est quel-
quefois arrive? de croire un esprit prodigieux a` des hommes d'ail-
leurs assez communs, seulement parce qu'ils s'e? taient familia-
rise? s avec les syste`mes ide? alistes, aurore d'une vie nouvelle.
Les de? fauts qu'on reproche d'ordinaire aux Allemands dans la
conversation, la lenteur et la pe? danterie, se remarquent infini-
ment moins dans les disciples de l'e? cole moderne; les personnes
du premier rang, en Allemagne, se sont forme? es pour la plu-
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? NOUVELLE PHILOSOPHIE ALLEMANDE. -4^7
part d'apre`s les bonnes manie`res franc? aises; mais il s'e? tablit
maintenant parmi les philosophes hommes de lettres une e? duca-
tion qui est aussi de bon gou^t, quoique dans un tout autre genre.
On y conside`re la ve? ritable e? le? gance comme inse? parable de l'i-
magination poe? tique et de l'attrait pour les beaux-arts, et la po-
litesse comme fonde? e sur la connaissance et l'appre? ciation des
talents et du me? rite.
On ne saurait nier cependant que les nouveaux syste`mes philosophiques et litte? raires n'aient inspire? a` leurs partisans un
grand me? pris pourceux qui ne les comprennent pas. La plaisan-
terie franc? aise veut toujours humilier par le ridicule; sa tacti-
que est d'e? viter l'ide? e pour attaquer la personne, et le fond pour
se moquer de la forme. Les Allemands de la nouvelle e? cole con-
side`rent l'ignorance et la frivolite? comme les maladies d'une
enfance prolonge? e; ils ne s'en sont pas tenus a` combattre les
e? trangers, ils s'attaquent aussi eux-me^mes les unsles autres
avec amertume, et l'on dirait, a` les entendre, qu'un degre? de
plus en fait d'abstraction ou de profondeur, donne le droit de
traiter en esprit vulgaire et borne? quiconque ne voudrait pas ou
ne pourrait pas y atteindre.
Quand les obstacles ont irrite? les esprits, l'exage? ration s'est
me^le? e a` cette re? volution philosophique, d'ailleurs si salutaire.
Les Allemands de la nouvelle e? cole pe? ne`trent avec le flambeau
du ge? nie dans l'inte? rieur de l'a^me. Mais quand il s'agit de faire
entrer leurs ide? es dans la te^te des autres, ils en connaissent mal
les moyens; ils se mettent a` de? daigner, parce qu'ils ignorent,
non la ve? rite? , mais la manie`re de la dire. Le de? dain, excepte?
pour le vice, indique presque toujours une borne dans l'esprit;
car, avec plus d'esprit encore, on se serait fait comprendre me^me
des esprits vulgaires, ou du moins on l'aurait essaye? de bonne
foi.
Le talent de s'exprimer avec me? thode et clarte? est assez rare
en Allemagne: les e? tudes spe? culatives ne le donnent pas. Il faut
se placer, pour ainsi dire, en dehors de ses propres pense? es,
pour juger de la forme qu'on doit leur donner. La philosophie
fait connai^tre l'homme pluto^t que les hommes. C'est l'habitude
de la socie? te? qui seule nous apprend quels sont les rapports de
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? ? 448 NOUVELLE PHILOSOPHIE ALI. EMAiVDE.
notre esprit avec celui des autres. La candeur d'abord , et l'or-
gueil ensuite, portent les philosophes since`res et se? rieux a` s'in-
digner contre ceux qui ne pensent pas ou ne sentent pas comme
eux. Les Allemands recherchent le vrai consciencieusement;
mais ils ont un esprit de secte tre`s-ardent en faveur de la doc-
trine qu'ils adoptent; car tout se change en passion dans le coeur
de l'homme.
Cependant, malgre? les diversite? s d'opinions qui forment en
Allemagne diffe? rentes e? coles oppose? es l'une a` l'autre, elles ten-
dent e? galement, pour la plupart, a` de? velopper l'activite? de l'a^me:
aussi n'est-il point de pays ou` chaque homme tire plus de parti
de lui-me^me, au moins sous le rapport des travaux intellectuels.
CHAPITRE IX.
Influence de la nouvelle philosophie allemande sur la litte? rature et les arts.
Ce que je viens dedire sur le de? veloppement de l'esprit s'ap-
plique aussi a` la litte? rature; cependant il est peut-e^tre inte? res-
sant d'ajouterquelques observations particulie`res a` ces re? flexions
ge? ne? rales.
Dans les pays ou` l'on croit que toutes les ide? es nous viennent
par les objets exte? rieurs, il est naturel d'attacher un plus grand
prix aux convenances, dont l'empire est au dehors; mais lors-
qu'au contraire on est convaincu des lois immuables del'existence
morale, la socie? te? a moins de pouvoir sur chaque homme: l'on
traite de tout avec soi-me^me; et l'essentiel, dans les productions
de la pense? e comme dans les actions de la vie, c'est de s'assurer
qu'elles partent de notre conviction intime et de nos e? motions
spontane? es.
Il y a dans le style des qualite? s qui tiennent a` la ve? rite? me^me du
sentiment, il y en a qui de? pendent de la correction grammaticale.
On aurait de la peine a` faire comprendre a` des Allemands que
la premie`re chose a` examiner dans un ouvrage, c'est la manie`re dont il est e? crit, et que l'exe? cution doit l'emporter sur la concep-
tion. La philosophie expe? rimentale estime un ouvrage surtout
par la forme inge? nieuse et lucide sous laquelle il est pre? sente? ; la
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? . NOUVELLE PHILOSOPHIE ALLEMANDE. 449
philosophie ide? aliste, au contraire, toujours attire? e vers le foyer
de l'a^me, n'admire que les e? crivains qui s'en rapprochent.
Il faut l'avouer aussi, l'habitude de creuser dans les myste`res
les plus cache? s de notre e^tre donne du penchant pour ce qu'il y
a de plus profond et quelquefois de plus obscur dans la pense? e.
Aussi les Allemands me^lent-ils trop souvent la me? taphysique a` la ?
poe? sie,
? La nouvelle philosophie inspire le besoin de s'e? lever jusqu'aux
pense? es et aux sentiments sans bornes. Cette impulsion peut e^tre
favorable au ge? nie, mais elle ne l'est qu'a` lui, et souvent elle
donne a` ceux qui n'en ont pas des pre? tentions assez ridicules. En
France,la me? diocrite? trouve tout trop fort et trop exalte? ; en
Allemagne, rien ne lui parai^ta` la hauteur de la nouvelle doctrine.
EnFrance, la me? diocrite? se moque de l'enthousiasme; en Alle-
magne, ellede? daigne un certain genre de raison. Un e? crivain n'en
saurait jamais faire assez pour convaincre les lecteurs allemands
qu'il n'est pas superficiel, qu'il s'occupe en toutes choses de l'im-
mortel et de l'infini. Mais comme les faculte? s de l'esprit ne re? -
pondent pas toujours a` de si vastes de? sirs, il arrive souvent que
des efforts gigantesques ne conduisent qu'a` des re? sultats com-
muns. Ne? anmoins cette disposition ge? ne? rale seconde l'essor de la pense? e; et il est plus facile, en litte? rature, de poser des limites
que de donner de l'e? mulation.
Legou^tque les Allemands manifestent pour legenre nai? f, et dont
j'ai de? ja` eu l'occasion de parler, semble en contradiction avec
leur penchant pour la me? taphysique, penchant qui nai^t du be-
soin de se connai^tre et de s'analyser soi-me^me; cependant c'est
aussi a` l'influence d'un syste`me qu'il faut rapporter ce gou^t pour
le nai? f; car il y a de la philosophie dans tout en Allemagne,
me^me dans l'imagination. L'un des premiers caracte`res du nai? f,
c'est d'exprimer ce qu'on sent ou ce qu'on pense, sans re? fle? chir
a` aucun re? sultat ni tendre vers aucun but; et c'est en cela qu'il
s'accorde avec la the? orie des Allemands sur la litte? rature.
Kant, en se? parant le beau de l'utile, prouve clairement qu'il
n'est point du tout dans la nature des beaux-arts de donner
des lec? ons. Sans doute tout ce qui est beau doit faire nai^tre des
sentiments ge? ne? reux, et ces sentiments excitent a` la vertu; mais 38.
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? 450 NOUVELLE PHILOSOPHIE \LI. EM\NUE.
de`s qu'on a pour objet de mettre en e? vidence un pre? cepte de mo-
rale, la libre impression que produisent les chefs-d'oeuvre de
l'art est ne? cessairement de? truite; car le but, quel qu'il soit, quand
il est connu, borne et ge^ne l'imagination. On pre? tend que
Louis XIV disait a` un pre? dicateur qui avait dirige? son sermon
contre lui: << Je veux bien me faire ma part; mais je ne veux pas
<< qu'on me la fasse. >> L'on pourrait appliquer ces paroles aux
beaux-arts en ge? ne? ral: ils doivent e? lever l'a^me, et non pas
l'endoctriner.
La nature de? ploie ses magnificences souvent sans but, souvent
avec un luxe que les partisans de l'utilite? appelleraient prodigue.
Elle semble se plaire a` donner plus d'e? clat aux fleurs, aux arbres
des fore^ts, qu'aux ve? ge? taux qui servent d'aliment a` l'homme. Si
l'utile avait le premier rang dans la nature, ne reve^tirait-elle pas
de plus de charmes les plantes nutritives que les roses, qui ne sont
que belles? Et d'ou` vient cependant que, pour parer l'autel de la
Divinite? , l'on chercherait pluto^t les inutiles fleurs que les pro-
ductions ne? cessaires? D'ou` vient que ce qui sert au maintien de
notre vie a moins de dignite? que les beaute? s sans but? C'est que le
beau nous rappelle une existence immortelle et divine, dont le
souvenir et le regret vivent a` la fois dans notre coeur.
Ce n'est certainement pas pour me? connai^tre la valeur morale
de ce qui est utile que Kant en a se? pare? le beau ; c'est pour fonder
l'admiration en tout genre sur un de? sinte? ressement absolu; c'est
pour donner aux sentiments qui rendent le vice impossible la pre? -
fe? rence sur les lec? ons qui servent a`le corriger.
Rarement les fables mythologiques des anciens ont e? te? dirige? es
dans le sens des exhortations de morale ou des exemples e? difiants,
et ce n'est pas du tout parce que les modernes valent mieux
qu'eux qu'ils cherchent souvent a` donner a` leurs fictions un re? -
sultat utile; c'est pluto^t parce qu'ils ont moins d'imagination, et
qu'ils transportent dans la litte? rature l'habitude que donnent les
affaires, de toujours tendre vers un but. Les e? ve?
