Alors, si c'était Madame Gorman sur Watt et non pas Watt sur Madame Gorman, alors il la délo- geait doucement de son giron jusqu'à ce qu'elle soit debout, sur les carreaux, et aussitôt se levait à son tour, si bien que tous les deux ce tantôt assis, elle sur lui, lui sur la chaise,
étaient
maintenant debout, côte à côte, sur les car- reaux, de la cuisine.
Samuel Beckett
quand la vraie réponse était, Non!
ou, Non!
quand la vraie réponse était, Oui!
, ou il aurait pu répondre la vérité, Oui!
ou, Non!
sans que Watt puisse y ajouter foi.
Et alors Watt n'aurait pas été plus avancé, mais plutôt moins, car il aurait mis Erskine sur ses gardes.
Or la chambre d'Erskine était toujours fermée à clef, et la clef toujours dans la poche d'Erskine. Ou plutôt la chambre d'Erskine n'était jamais ouverte, ni la clef hors de la poche d'Erskine, plus de deux ou trois secondes de suite, soit le temps que mettait Erskine à glisser la clef hors de sa poche, à ouvrir sa porte de l'extérieur, à se cou- ler dans sa chambre, à refermer la porte à clef de l'intérieur et à reglisser la clef dans sa poche, ou alternativement à glisser la clef hors de sa poche, à ouvrir sa porte de l'inté- rieur, à se couler hors de sa chambre, à refermer sa porte
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à clef de l'extérieur et à reglisser la clef dans sa poche. Car si la chambre d'Erskine avait été toujours fermée à clef, et la clef toujours dans la poche d'Erskine, alors Erskine lui-même, malgré toute son agilité, aurait eu du mal à se couler dans sa chambre, et hors de sa chambre, comme il le faisait, à moins de se couler par la fenêtre, ou par la cheminée. Mais ni dans sa chambre, ni hors de sa chambre, par -Ïa fenêtre il n'aurait pu se couler, sans se rompre le cou, ni par la cheminée, sans s'écraser à mort. Et Watt était logé à la même enseigne.
La serrure était de celles que Watt ne pouvait crocheter. Watt pouvait crocheter les serrures simples, mais il ne pou- vait crocheter les serrures complexes.
La clef était de celles que Watt ne pouvait contrefaire. Watt pouvait contrefaire les clefs simples, dans un atelier, dans un étau, avec une lime et de la soudure, à partir d'autres clefs simples aussi, mais à leur manière à elles, retranchant ici, rajoutant là, jusqu'à obtenir des simplicités identiques. Mais Watt ne pouvait contrefaire les clefs com- plexes.
Une autre raison pour laquelle Watt ne pouvait contre- faire la clef d'Erskine était peut-être ceci, qu'il ne pouvait s'en emparer, ne fût-ce qu'un instant.
Alors comment Watt pouvait-il savoir que la clef d'Ers- kine manquait de simplicité? Mais pour avoir trifouillé dans le trou avec son perit crochet.
Alors Watt dit, A serrure simplette clef complexe par- fois, mais jamais clef simplette à complexe serrure. Mais à peine dits ces mots, Watt les regretta. Mais trop tard, ils étaient dits et ne pouvaient jamais être oubliés, jamais dédits. Mais un peu plus tard il les regretta moins. Et un peu plus tard il ne les regretta plus du tout. Et un peu plus tard il les goûta de nouveau, comme s'il les entendait pour la première fois, si suaves, si câlins, dans son crâne. Et un peu plus tard il les regretta de nouveau, amèrement.
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Et ainsi de suite. Tant et si bien qu'il finit par parcourir, à l'égard de ces mots, toute la gamme, ou peu s'en faut, du remords et de l'euphorie, mais surtout du remords. Et il n'est sans doute pas sans intérêt de constater ce compor- tement, dans la mesure où Watt en était coutumier, dans ses rapports avec les mots. Et si quelquefois il suffisait d'un moment de réflexion pour fixer son attitude, une fois pour toutes, envers les mots qu'il lui arrivait d'entendre, dans son crâne, de sorte qu'il les aimait, ou ne les aimait pas, plus ou moins, d'un amour inaltérable, ou d'une inalté- rable aversion, cependant le cas n'était pas fréquent, non, mais à force de penser tantôt une chose, tantôt une autre, il finissait le plus souvent par ne plus savoir que penser des mots entendus, dans son crâne, et fussent-ils aussi clairs et modestes que ceux précités, d'une signification aussi évidente et d'une forme aussi inoffensive, ça n'y faisait rien, il ne savait plus qu'en penser, d'un bout de l'année à l'autre, s'il fallait en penser du mal, ou du bien, ou rien du tout.
Et si Watt n'avait pas su que la clef d'Erskine n'était pas une clef simple, alors moi non plus je ne l'aurais pas su, ni le monde. Car tout ce que je sais au sujet de Monsieur Knott, et de tout ce qui touchait à Monsieur Knott, et au sujet de Watt, et de tout ce qui touchait à Watt, c'est de Watt que je le tiens, et de Watt seul. Et si je n'ai pas l'air d'en savoir long au sujet de Monsieur Knott, et de Watt, et de tout ce qui touchait à eux, c'est parce que Watt n'en savait pas long, sur ces sujets, ou qu'il préfé- rait ne pas le dire. Mais il m'assura à l'époque, quand il commença à dévider son histoire, qu'il me dirait tout, et puis plus tard, quelques années plus tard, quand il eut fini de la dévider, qu'il m'avait tout dit. Et l'ayant cru à l'époque, et puis plus tard, je n'avais qu'à continuer, l'histoire depuis longtemps dévidée, et Watt disparu. Non qu'il y eût la moindre preuve permettant d'assurer que Watt avait dit en effet tout ce qu'il savait, sur ces sujets, ou même qu'il
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s'était proposé de le faire, et cela pour la bonne raison que moi je ne savais rien, sur ces sujets, en dehors de ce que Watt voulait bien me dire. Car Erskine, Arsene, Walter, Vincent et les autres avaient tous disparu, bien avant mon entrée en scène. Non que Vincent, Walter, Arsene et Ers- kine eussent pu dire quoi que ce soit au sujet de Watt, sauf peut-être Arsene un peu, et Erskine un peu plus,
loin de là. Mais ils auraient pu dire quelque chose au sujet de Monsieur Knott. Alors nous aurions eu le Monsieur Knott d 'Erskine, et le Monsieur Knott d 'Arsene, et le Monsieur Knott de Walter, et le Monsieur Knott de Vin- cent, à mettre en regard avec le Monsieur Knott de Watt.
Ce qui aurait été un exercice plein d'intérêt. Mais ils avaient tous disparu, bien avant ma parution.
Cela ne veut pas dire que Watt n'ait pu omettre cer- taines choses qui étaient arrivées, ou qui avaient existé, ou en rajouter d'autres qui n'étaient jamais arrivées, ou qui n'avaient jamais existé. Il a déjà été fait état du mal qu'éprou- vait Watt à distinguer entre ce qui arrivait et ce qui n'arri- vait pas, entre ce qui existait et ce qui n'existait pas, dans la maison de Monsieur Knott. Et Watt ne faisait aucun
mystère, dans ses conversations avec moi, de ce que maintes choses présentées comme étant arrivées, dans la maison de Monsieur Knott, et naturellement sur ses terres, n'étaient peut-être jamais arrivées du tout, ou étaient peut-être arri- vées tout autrement, et que maintes choses présentées comme ayant existé, ou plutôt comme n'ayant jamais existé, car celles-ci étaient les plus marquantes, n'avaient peut-être jamais existé du tout , ou plutôt avaient existé tout le temps. Mais cela mis à part, il est difficile à quelqu'un comme Watt de raconter une longue histoire comme celle de Watt sans omettre certaines choses, et sans en rajouter d'autres. Et cela ne veut pas dire non plus que moi je n'aie pu omettre certaines choses que Watt m'avait dites, ou en rajouter d'autres que Watt ne m'avait jamais dites, malgré tout le
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soin que je prenais de tout noter sur-le-champ, dans mon petit calepin. Il est si difficile, s'agissant d'une longue his- toire comme l'histoire de Watt, malgré tout le soin qu'on prend à tout noter sur-le-champ, dans son petit calepin, de ne pas omettre certaines choses qui furent dites, et de ne pas en rajouter d'autres qui ne furent jamais dites, jamais jamais dites du tout.
La clef n'était pas davantage de celles dont l'empreinte pouvait être prise, en cire, en plâtre, en mastic ou en beurre, et la raison de cela était ceci, qu'il n'était pas possible de s'emparer de la clef, ne fût-ce qu'un instant.
Car la poche où Erskine gardait cette clef n'était pas de celles que Watt pouvait lui faire. Car ce n'était pas une poche ordinaire, non, mais une poche dérobée, cousue sur le devant du caleçon d'Erskine. Si la poche où Erskine gardait cette clef avait été une poche ordinaire, telle une poche de veste, ou une poche de pantalon, ou même une poche de gilet, alors Watt n'aurait eu qu'à attendre qu'Ers- kine ait le dos tourné pour la lui faire et ainsi s'emparer de la clef le temps d'en fixer l'empreinte, en cire, en plâtre, en mastic ou en beurre. Puis, l'empreinte une fois fixée, il n'aurait plus eu qu'à remettre la clef dans la poche où il l'aurait prise, ayant pris soin au préalable de l'essuyer avec un chiffon humide. Mais faire à quelqu'un une poche cousue sur le devant de son caleçon, et quand même il aurait eu le dos tourné, sans lui mettre la puce à l'oreille, Watt le savait au-dessus de ses forces.
Maintenant si Erskine avait été une dame. . . Mais voilà, Erskine n'était pas une dame.
Et si l'on demandait comment on peut savoir que la poche où Erskine gardait cette clef était cousue sur le devant de son caleçon, on pourrait peut-être répondre ceci, qu'un jour où Erskine faisait sa petite commission contre un buisson, au moment même où Watt, comme le voulait Lachésis, faisait la sienne contre le même, mais de l'autre côté,
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Watt entrevit à travers le buisson, par bonheur à feuilles caduques, la clef qui luisait parmi les boutons de la patte.
Ainsi toujours, quand l'impossibilité où je me trouve, où Watt se trouvait, moi de savoir ce que je sais, Watt de savoir ce qu'il savait, semble absolue, et insurmontable, et indéniable, et incoercible, on pourrait démontrer par A plus B que moi je le sais parce que Watt me l'a dit, et que Watt le,savait parce que quelqu'un le lui avait dit, ou parce qu'il l'avait trouvé tout seul. Car moi je ne sais rien, à ce propos, sauf ce que Watt m'a dit. Et Watt ne savait rien, à ce sujet, sauf ce qu'on lui avait dit, ou qu'il avait trouvé tout seul, d'une façon ou d'une autre.
Watt aurait pu enfoncer la porte, avec une hache, ou une petite charge d'explosifs, ou la forcer avec un monseigneur, mais à l'oreille d'Erskine cela aurait mis la puce, et Watt ne tenait pas à cela.
Si bien que, les choses étant ce qu'elles étaient, et Watt étant ce qu'il était, ne tenant pas à ceci, ne souhaitant pas cela, il semblait acquis que Watt, tel qu'il était alors, ne pourrait jamais entrer dans la chambre d'Erskine, jamais jamais entrer dans la chambre d'Erskine, telle qu'elle était alors, et que pour que Watt puisse entrer dans la chambre d'Erskine, tels qu'ils étaient alors, il aurait fallu que Watt soit un autre homme, ou la chambre d'Erskine une autre chambre, ou les deux.
Et pourtant, sans que Watt cessât d'être ce qu'il était, ni la chambre d'être ce qu'elle était, ni les deux, Watt entra bel et bien dans la chambre d'Erskine et y apprit ce qu'il voulait savoir.
Ruse une à grâce, dit-il, et tout en disant, Ruse une à grâce, il rougit, jusqu'à faire paraître normale la couleur de son nez, et baissa la tête, et tordit et détordit ses grandes pattes rouges.
Il y avait une sonnette dans la chambre d'Erskine, mais elle était cassée.
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Le seul autre objet digne de remarque dans la chambre d'Erskine était un tableau, accroché au mur, à un clou. Un cercle, visiblement tracé au compas, et troué à son point le plus bas, occupait le centre du premier plan, de ce tableau. S'éloignait-il? Watt en avait l'impression. A l'ar- rière-plan à l'est apparaissait un point, ou tache. La circon- férence était noire. Le point était bleu, mais bleu! Le reste était blanc. Par quel artifice l'effet de perspective était obtenu, Watt l'ignorait, mais il était obtenu. Par quel pro- cédé l'illusion de mouvement dans l'espace, et presque comme qui dirait dans le temps, était donnée, Watt n'aurait pas su le dire. Mais elle était donnée. Watt se demandait combien de temps ils mettraient, ce point et ce cercle, à atteindre de concert le même plan. Ou n'était-ce pas déjà chose faite, ou presque? Et n'était-ce pas plutôt le cercle à l'arrière-plan, et le point au premier plan? Watt se deman- dait s'ils s'étaient repérés l'un l'autre, ou si c'était aveuglé- ment qu'ils volaient ainsi, talonnés par quelque force d'at- traction mutuelle purement mécanique, ou jouets du hasard. Il se demandait s'ils allaient un jour se mettre en panne et échanger des signaux, peut-être même s'unir, ou tran- quillement poursuivre leurs routes respectives, comme des bateaux dans la nuit avant l'invention de la télégraphie sans fil. Ils pourraient même, qui sait, entrer en collision. Et il se demandait ce que l'artiste avait voulu représenter (Watt ne comprenait rien à la peinture), un cercle et son centre en quête l'un de l'autre, ou un cercle et son centre en quête d'un centre et d'un cercle respectivement, ou un cercle et son centre en quête de son centre et d'un cercle respective- ment, ou un cercle et son centre en quête d'un centre et de son cercle respectivement, ou un cercle et un centre pas le sien en quête de son centre et de son cercle respectivement, ou un cercle et un centre pas le sien en quête d'un centre et d'un cercle respectivement, ou un cercle et un centre pas le sien en quête de son centre et d'un cercle respec-
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tivement, ou un cercle et un centre pas le sien en quête d'un centre et de son cercle respectivement, dans l'espace infini, dans le temps éternel (Watt ne comprenait rien à la phy- sique), et à la pensée que c'était peut-être cela, un cercle et un centre pas le sien en quête d'un centre et de son cercle respectivement, dans l'espace infini, dans le temps éternel, alors les yeux de Watt s'emplirent de larmes irrépressibles et elles ruisselèrent sans retenue le long de ses joues ravi- nées, en un flot 'régulier on ne peut plus rafraîchissant.
Watt se demandait l'effet que ferait ce tableau la tête en bas, le point à l'ouest et le trou au nord, ou sur le côté droit, le point au sud et le trou à l'ouest, ou sur le côté gauche, le point au nord et le trou à l'est.
Il le décrocha donc et le tint devant ses yeux, à bout de bras, la tête en bas, sur le côté droit et sur le côté gauche.
Mais dans ces positions le tableau plaisait moins à Watt qu'il ne lui avait plu au mur, et la raison de cela était peut- être ceci, que le trou n'était plus en bas. Et la pensée du point s'y glissant enfin de bas en haut, quand il rentrerait enfin au bercail, ou dans un nouveau bercail, et la pensée du trou ouvert en bas peut-être à tout jamais en vain, ces pensées-là, pour plaire à Watt comme elles lui plaisaient, exigeaient que le trou soit en bas, et nulle part ailleurs. C'est par le nadir que nous venons, disait Watt, et c'est par le nadir que nous partons, comprenne qui pourra. Et l'artiste avait dû ressentir quelque chose de semblable, car le cercle ne tournait pas comme font les cercles, non, mais il voguait serein dans son blanc firmament, son trou patient en bas à jamais. Watt raccrocha donc le tableau dans la position où il l'avait trouvé.
Il va sans dire que Watt ne se posa pas toutes ces ques- tions au moment même, mais seulement les unes au moment même, et les autres par la suite. Mais celles qu'il se posa au moment même, il se les reposa par la suite, en même
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temps que celles qu'il ne se posa pas au moment même, infatigablement. Et bien d'autres questions aussi, à ce même sujet toujours, dont les unes au moment même, et les autres par la suite, Watt se les posa et reposa par la suite, inlassablement.
L'une de ces dernières portait sur l'appartenance. Le tableau appartenait-il à Erskine, ou à un autre domestique qui l'aurait apporté, dans ses bagages, et laissé là à son départ, ou enfin faisait-il partie intégrante de la maison de Monsieur Knott ?
Des méditations longues et laborieuses imposèrent à Watt la conclusion que le tableau faisait partie intégrante de la maison de Monsieur Knott.
La question à cette réponse était la suivante, d'une impor- tance capitale aux yeux de Watt. Le tableau était-il un élé- ment fixe et stable de l'édifice, au même titre que le lit de Monsieur Knott par exemple, ou seulement une manière de paradigme éphémère, un terme dans une série analogue à la série des chiens de Monsieur Knott, ou des hommes de Monsieur Knott, ou des siècles qui tombent, l'un après l'autre, de la gousse de l'éternité?
Un moment de réflexion imposa à Watt la conviction que le tableau n'était pas depuis longtemps dans la maison, et qu'il ne resterait pas longtemps dans la maison, et qu'il faisait partie d'une série.
Il y avait des moments où Watt avait le raisonnement vif, presque aussi vif que Monsieur Nackybal, et d'autres où sa pensée se mouvait avec une si extrême lenteur qu'elle semblait ne pas se mouvoir du tout, mais être à l'arrêt. Et
cependant elle se mouvait, comme le berceau de Galilée. Watt s'affligeait beaucoup de cette disparité. Et il y avait là en effet de quoi s'affliger.
Watt avait de plus en plus l'impression, à mesure que le temps passait, qu'à la maison de Monsieur Knott rien ne pouvait être ajouté, rien soustrait, mais que telle elle était
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alors, telle elle avait été au commencement, et telle elle resterait jusqu'à la fin, sous tous les rapports essentiels, et cela parce qu'ici à chaque instant toute présence significa- tive, et ici toute présence était significative, même si l'on ne pouvait dire de quoi, impliquait cette même présence à tout instant, ou une présence équivalente, et que seuls donc les dehors pouvaient varier, et variaient peut-être en effet sans cesse, comme. sans cesse variaient lentement les dehors
de Monsieur Knott.
Cette hypothèse, en ce qui concernait le tableau, ne tarda
pas à être confirmée avec éclat. Et des innombrables hypo- thèses échafaudées par Watt pendant son séjour chez Mon- sieur Knott, ce fut bien la seule à être confirmée, pour ne pas dire infirmée, par les événements (si l'on peut parler ici d'événements), ou plutôt le seul élément à être confirmé, le seul élément de la longue hypothèse languissante vécue par Watt dans la maison de Monsieur Knott, et bien sûr sur ses terres, à être confirmé.
Oui, rien ne changeait, dans la maison de Monsieur Knott, parce que rien n'y restait, et rien ne venait ni ne s'en allait, parce que tout n'y était qu'allée et venue.
W a t t semblait enchanté de cet aphorisme de dixième ordre. Il est vrai que dans sa bouche, débité à l'envers, il avait une certaine gueule.
Mais ce qui travaillait Watt le plus, vers la fin de son séjour au rez-dechaussée, était la question de savoir com- bien de temps il resterait au rez-de-chaussée, et dans la chambre à coucher y afférente, avant d'être muté au pre- mier étage, et à la chambre à coucher d'Erskine, et ensuite combien de temps il resterait au premier étage, et dans la chambre à coucher d'Erskine, avant de vider les lieux sans retour.
Watt ne douta pas un seul instant du jumelage du rez- de-chaussée avec sa chambre à lui, et du premier étage avec la chambre d'Erskine. Et cependant quoi de plus probléma-
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tique qu'une telle correspondance? Comme il ne semblait y avoir aucune commune mesure entre ce que Watt pouvait et ne pouvait comprendre, de même il ne semblait y en avoir aucune entre ce qu'il tenait pour certain et ce qu'il tenait pour douteux.
Watt avait le sentiment qu'il passerait, au service de Monsieur Knott, un an au rez-de-chaussée, ensuite un an au premier étage.
A l'appui de cette rocambolesque présomption il réunit les considérations suivantes.
Si la période de service, d'abord au rez-de-chaussée, ensuite au premier étage, n'était pas d'un an, alors elle était de moins d'un an, ou de plus d'un an. Mais moins d'un an signifiait carence, une page en moins du discours de la terre, puisqu'il passerait des saisons, ou une saison, ou un mois, ou une semaine, ou un jour, en entier ou en partie, sans que le service de Monsieur Knott y épande ses clartés et ténèbres. Car en l'espace d'un an tout est dit, dans une région déterminée. Mais plus d ' u n an signifiait excès, une
page du galimatias relue, puisqu'il passerait des saisons, ou une saison, ou un mois, ou une semaine, ou un jour, en entier ou en partie, ayant du service de Monsieur Knott reçu par deux fois la lumière et l'ombre. Car le nouvel an ne dit rien de neuf, à l'homme fixé dans l'espace. Donc un an au rez-de- chaussée, un autre au premier étage, car la lumière du jour du rez-de-chaussée n'était pas celle du premier étage (malgré leur proximité), pas plus que n'étaient les mêmes les lumières de leurs nuits.
Mais même Watt ne pouvait longtemps se cacher l'absur- dité de ces constructions, qui posaient comme postulat que la période de service était la même pour chaque servi- teur, et invariablement partagée en deux phases de durée égale. Et il lui semblait que la période de service et sa répartition devaient nécessairement dépendre du serviteur, de ses capacités et de ses besoins; qu'il y avait des stayers
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et des non-stayers, des étagicoles et des rez-de-chaussards ; qu'une chose que tel pourrait épuiser en deux mois, ou inver- sement, pourrait demander dix ans à tel autre pour le même résultat; que pour beaucoup en bas la proximité de Monsieur Knott devait être un long supplice, et un long supplice son éloignement pour beaucoup en haut. Mais il n'avait pas plus tôt ressenti l'absurdité de tout cela, d'une part, et la nécessité de tout ceci, de l'autre (car il est rare qu'un sentiment d'ab- surdité ne soit pas suivi d'un sentiment de nécessité), qu'il ressentit l'absurdité de ce dont il venait de ressentir la nécessité (car il est rare qu'un sentiment de nécessité ne soit pas suivi d'un sentiment d'absurdité). Car le service à considérer n'était pas le service d'un serviteur, mais de deux serviteurs, et même de trois serviteurs, et même d'une infinité de serviteurs, dont le premier ne pouvait partir qu'une fois le second monté, ni le second monter qu'une fois le troisième arrivé, ni le troisième arriver qu'une fois le premier parti, ni le premier partir qu'une fois le troisième arrivé, ni le troisième arriver qu'une fois le second monté, ni le second monter qu'une fois le premier parti, chaque arrivée, chaque séjour, chaque départ dépendant d'un séjour et d'une arrivée, d'une arrivée et d'un départ, d'un départ et d'un séjour, ou plutôt de tous les séjours et de toutes les arrivées, de toutes les arrivées et de tous les départs, de tous les départs et de tous les séjours, de tous les serviteurs de Monsieur Knott, passés, présents et à venir. Et dans cette longue chaîne d'interdépendances, allant de ceux depuis longtemps morts jusqu'à ceux pas de sitôt à naître, il ne pouvait y avoir d'arbitraire que préétabli. Car prenons trois ou quatre serviteurs quelconques, Tom, Dick, Harry et un autre, si Tom sert deux ans au premier étage, alors Dick sert deux ans au rez-de-chaussée, et puis Harry arrive, et si Dick sert dix ans au premier étage, alors Harry sert dix ans au rez-de-chaussée, et puis l'autre arrive, et ainsi de suite à perte de serviteurs, la période de service au rez-
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de-chaussée d'un serviteur donné coïncidant toujours avec la période de-service au premier étage de son prédécesseur, et se terminant toujours à l'arrivée sur les lieux de son suc- cesseur. Mais les deux ans de Tom au premier étage n'ont pas pour cause les deux ans de Dick au rez-de-chaussée, ou l'arrivée sur les lieux de Harry, et les deux ans de Dick au rez-de-chaussée n'ont pas pour cause les deux ans de Tom au premier étage, ou l'arrivée sur les lieux de Harry, et l'ar- rivée sur les lieux de Harry n'a pas pour cause les deux ans de Tom au premier étage, ou les deux ans de Dick au rez-de-chaussée, et les dix ans de Dick au premier étage n'ont pas pour cause les dix ans de Harry au rez-de-chaussée, ou l'arrivée sur les lieux de l'autre, et les dix ans de Harry au rez-de-chaussée n'ont pas pour cause les dix ans de Dick au premier étage, ou l'arrivée sur les lieux de l'autre, et l'arrivée sur les lieux de l'autre n'a pas pour cause (marre de souligner ce foutu vocable) les dix ans de Dick au pre- mier étage, ou les dix ans de Harry au rez-de-chaussée, non, ça serait trop horrible à contempler, mais les deux ans de Tom au premier étage, et les deux ans de Dick au rez-de- chaussée, et l'arrivée sur les lieux de Harry, et les dix ans de Dick au premier étage, et les dix ans de Harry au rez-de- chaussée, et l'arrivée sur les lieux de l'autre, ont pour cause le fait que Tom est Tom, et Dick Dick, et Harry Harry, et cet autre cet autre, de cela le malheureux Watt ne pou- vait douter. Car sinon dans la maison de Monsieur Knott, et à la porte de Monsieur Knott, et sur le chemin qui y conduisait, et sur le chemin qui en éloignait, il y aurait lan- gueur, il y aurait fièvre, langueur de qui poursuit sa tâche accomplie, fièvre de qui abandonne sa tâche inachevée, lan- gueur et fièvre de qui arrive et part trop tard, langueur et fièvre de qui part et arrive trop tôt. Mais Monsieur Knott
était celui à qui l'on venait, chez qui l'on restait, de qui l'on se séparait, sans langueur ni fièvre, sa maison le port et le havre que l'on gagnait calmement, où l'on relâchait libre-
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ment, que l'on quittait gaîment. Drossés, bloqués, chassés, par les tempêtes du dehors, les tempêtes du dedans? Les tempêtes du dehors ! Les tempêtes du dedans ! Des hommes comme Vincent et Walter et Arsene et Erskine et Watt! Ha ! Non. Mais sous la poussée, la menace, le charme des tempêtes, dans le besoin, la possession, la perte du refuge, des cœurs calmes et libres et gais. Non que Watt eût l'im- pression d'être calme et libre et gai, ou de l'avoir jamais été, loin de là. Mais il disait qu'il l'était peut-être, calme et libre et gai, ou sinon calme et libre et gai, tout au moins calme et libre, ou libre et gai, ou gai et calme, ou sinon calme et libre, ni libre et gai, ni gai et calme, tout au moins calme, ou libre, ou gai, à son insu. Mais pourquoi Tom Tom? Et Dick Dick? Et Harry Harry? Parce que Dick Dick et Harry Harry? Parce que Harry Harry et Tom Tom? Parce que Tom Tom et Dick Dick? Watt n'y voyait pas d'inconvénient. Mais c'était une conception dont pour le moment il n'avait pas besoin, et les conceptions dont pour le moment Watt n'avait pas besoin, il avait coutume de ne pas les développer pour le moment, mais de les laisser tran- quilles, de même qu'on ne développe pas sans motif son parapluie, non, mais on le laisse tranquille, dans le porte- parapluies, en attendant qu'il pleuve. Et la raison pour laquelle Watt n'avait pas besoin pour le moment de cette conception était peut-être ceci, que lorsqu'on a les bras pleins de lis virginaux on ne s'attarde pas à cueillir, ou à humer, ou à tapoter, ou à gratifier d'une autre marque d'af- fection quelconque, une pâquerette, ou une primevère, ou un coucou, ou un bouton d'or, ou une violette, ou un pissen- lit, ou une pâquerette, ou une primevère, ou n'importe quelle autre fleur des champs, ou n'importe quelle autre mau- vaise herbe, non, mais on marche dessus, et une fois la masse éloignée, et la tête aveugle plongée dans la blan- cheur mielleuse, alors peu à peu sous le poids de leurs pétales les tiges froissées se redressent, c'est-à-dire celles
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ayant eu la fortune de ne pas se rompre. Car ce qui préoc- cupait Watt, pour le moment, ce n'était pas tant la Toméité de Tom, la Dickéité de Dick, la Harryéité de Harry (remar- quables certes en elles-mêmes) que leur Toméité, leur Die- kéité, leur Harryéité à l'époque, leur chronotoméité, chrono- dickéité, chronoharryéité; non pas tant la détermination d'un être à venir par un être passé, d'un être passé par un être à venir (étude certes fascinante en elle-même), comme dans une composition musicale de la mesure cent mettons par la mesure mettons dix et de la mesure mettons dix par la mesure cent mettons, que l'intervalle entre les deux, les quatre-vingt-dix mesures, le temps mis par le vrai à avoir été vrai, le temps mis par le vrai à s'avérer vrai, comprenne qui pourra. Ou bien sûr faux, comprenne qui voudra.
Ainsi au début, esprit et corps, Watt besognait à sa vieille besogne.
Et ainsi Watt, ayant ouvert avec son chalumeau cette boîte en fer blanc, vit qu'elle était vide.
Dans le fait Watt ne saurait jamais combien de temps il avait passé dans la maison de Monsieur Knott, combien au rez-de-chaussée, combien au premier étage, combien au total. Tout ce qu'il pouvait dire, c'est que ça lui avait paru long.
Songeant alors, en quête de repos, aux rapports possibles entre de telles séries, la série des chiens, la série des hommes, la série des tableaux, pour s'en tenir à ces séries-là, Watt se rappela une nuit lointaine dans un non moins lointain pays, et Watt dans l'éclat de sa jeunesse allongé tout seul dans un fossé, sans avoir bu, se demandant s'il ne la tenait pas déjà, l'impossible conjonction du lieu, de I'heure et du bien- aimé, et les trois grenouilles qui croassaient Krak! , Krek ! et Krik ! , sur un, neuf, dix-sept, vingt-cinq, etc. , et sur un, six, onze, seize, etc. , et sur un, quatre, sept, dix, etc. , res- pectivement, et comme il entendit
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La poissonnière plaisait beaucoup à Watt. Watt n'était pas un homme à femmes, mais la poissonnière lui plaisait beaucoup. D'autres femmes lui plairaient peut-être davan- tage, plus tard. Mais de toutes les femmes qui lui avaient jamais plu jusqu'alors, aucune ne pouvait se comparer aux yeux de Watt, même de loin, avec cette poissonnière. Et Watt plaisait à la poissonnière. C'était là une coïncidence providentielle, qu'ils se fussent plu l'un à l'autre. Car si la poissonnière avait plu à W att sans que W att eût plu à la poissonnière, ou si W a t t avait plu à la poissonnière sans que la poissonnière eût plu à Watt, alors qu'en serait- il advenu, de Watt, ou de la poissonnière? Non que la
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poissonnière fût une femme à hommes, loin de là. étant d'un âge avancé et privée au surplus par la nature des pro- priétés qui attirent les hommes vers les femmes, hormis peut-être les restes d'une démarche distinguée due à l'habi- tude de porter son panier à poisson sur la tête, sur de lon- gues distances. Non qu'un homme, sans posséder une seule des propriétés qui attirent les femmes vers les hommes, ne puisse être un homme à femmes, ni qu'une femme, sans posséder une seule des propriétés qui attirent les hommes vers les femmes, ne puisse être une femme à hommes, loin de là. A telle enseigne que Madame Gorman avait eu plusieurs admirateurs, aussi bien avant qu'après Monsieur Gorman, et même pendant Monsieur Gorman, et Watt au moins deux affaires de cœur caractérisées au cours de son célibat. Watt n'était pas un homme à hommes non plus, dénué qu'il était de toutes les propriétés qui attirent les hommes vers les hommes, tout en ayant eu bien sûr des amis masculins (qui peut y couper? ) en plus d'une occa- sion. Non que Watt n'eût pu être un homme à hommes, sans posséder une seule des propriétés qui attirent les hommes vers les hommes, loin de là. Mais il se trouvait qu'il ne l'était pas. Quant à savoir si Madame Gorman était une femme à femmes, ou non, c'est là une des choses que l'on ignore. D'un côté elle l'était peut-être, de l'autre elle ne l'était peut-être pas. Mais il semble probable qu'elle ne l'était pas. Non qu'il soit le moins du monde impossible qu'un homme soit à la fois un homme à femmes et un homme à hommes, ni qu'une femme soit à la fois une femme à hommes et une femme à femmes, pour ainsi dire d ' u n seul et même mouvement. Car chez les hommes et les femmes, chez les hommes à femmes et les hommes à hommes, chez les femmes à hommes et les femmes à femmes, chez les hommes à femmes et à hommes, chez les femmes à hommes et à femmes, tout est possible, jusqu'à preuve du contraire, dans ce domaine.
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Madame Gorman passait tous les jeudis, sauf indisposi- tion. En ce cas elle restait chez elle, au lit, ou dans un fau- teuil moelleux, au coin du feu s'il faisait froid, devant la fenêtre ouverte s'il faisait chaud, et s'il ne faisait ni froid ni chaud devant la fenêtre fermée, ou l'âtre vide. Aussi le jeudi était le jour que Watt préférait à tous les autres jours. Dans ce domaine les hommes sont très divers. Qui préfère le dimanche, qui le lundi, qui le mardi, qui le mercredi, qui le jeudi, qui le vendredi, qui enfin le samedi. Mais Watt préférait le jeudi, parce que Madame Gorman passait le jeudi. Alors il l'introduisait dans la cuisine, et lui débou- chait une bouteille de stout, et l'asseyait sur son genou, et de son bras droit lui ceignait la taille, et appuyait sa tête contre son sein gauche (le droit lui ayant été mal- heureusement retiré dans l'enthousiasme d'une interven- tion chirurgicale), et demeurait ainsi sans bouger, ou en bougeant le moins possible, oublieux de ses malheurs, pendant dix bonnes minutes, ou un quart d'heure. Et Madame Gorman aussi, tout en lui taquinant de la main gauche les touffes gris-roux et en portant de la droite à des intervalles étudiés la bouteille à ses lèvres, était à sa modeste façon elle aussi en paix, pour un temps.
Redressant de temps en temps sa tête molle, de la taille au cou sa molle étreinte transférant, Watt baisait Madame Gorman sur la bouche ou environs, à la désespérée, avant de se replier dans sa pose post-crucifiée. Et ces baisers, sitôt qu'en venait à faiblir la première fièvre, c'est-à-dire peu de temps après leur application, Madame Gorman ne laissait pas de les rattraper, pour ainsi dire, sur ses propres lèvres, et de les retourner avec une paisible urbanité, comme on ramasse un journal ou un gant dans un lieu public pour le rendre en souriant, sinon en s'inclinant, à son légitime propriétaire. Si bien que, tout compte fait, chaque baiser était deux baisers, d'abord le baiser de
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Watt, timide et velléitaire, puis celui de Madame Gorman, onctueux et civil.
Mais Madame Gorman n'était pas toujours assise sur Watt, car quelquefois Watt était assis sur Madame Gor- man. Certains jours Madame Gorman était sur \"latt tout le temps, d'autres Watt sur Madame Gorman. Et il ne manquait pas de jours où Madame Gorman commençait par être assise sur Watt et finissait par voir Watt assis
sur elle, et où Watt commençait par être assis sur Madame Gorman et finissait par voir Madame Gorman assise sur lui. Car Watt avait tendance à se lasser, avant que vienne pour Madame Gorman le moment du départ, de sentir Madame Gorman assise sur lui ou de se sentir assis sur Madame Gorman.
Alors, si c'était Madame Gorman sur Watt et non pas Watt sur Madame Gorman, alors il la délo- geait doucement de son giron jusqu'à ce qu'elle soit debout, sur les carreaux, et aussitôt se levait à son tour, si bien que tous les deux ce tantôt assis, elle sur lui, lui sur la chaise, étaient maintenant debout, côte à côte, sur les car- reaux, de la cuisine. Puis de concert ils retrouvaient le repos, Watt et Madame Gorman, celui-là sur celle-ci, celle-ci
sur la chaise. Mais si ce n'était pas Madame Gorman sur W att, mais W att sur Madame Gorman, alors il redescen- dait de ses genoux, et d'une main douce l'aidait à se rele- ver, et prenait sa place (en ployant les genoux) sur la chaise, et l'asseyait (en déployant les cuisses) parmi son giron. Et Watt supportait si mal, certains jours, d'une part la poussée de Madame German d'en dessus, d'autre part la poussée de Madame Gorman d'en dessous, qu'il ne fallait pas moins de deux, ou trois, ou quatre, ou cinq, ou six, ou sept, ou huit, ou neuf, ou dix, ou onze, ou même douze, ou même treize changements de position, avant que vienne pour Madame Gorman le moment du départ. Ce qui donne, en comptant une minute pour l'interversion, une séance moyenne de quinze secondes seulement et, sur la base
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modeste d'un baiser d'une minute toutes les minutes et demie, un total pour la journée d'un seul baiser, d'un seul double baiser, amorcé pendant la première séance et con- sommé au cours de la dernière, car pas question de baisers pendant l'interversion, tant celle-ci les tenait en haleine.
Plus loin que cela hélas ils n'allaient jamais, quoique plus d'une fois tentés de le faire. Pour quelle raison? Etait-ce dans leurs cœurs, dans le cœur de Watt, dans le cœur de Madame Gorman, le lointain écho d'une passion révolue, d'un naufrage ancien, leur murmurant de ne pas souiller, de ne pas traîner, dans le cloaque de la délectation clonique, une fleur si belle, si rare, si suave, si frêle? Rien n'oblige à le supposer. Car Watt n'avait pas la force, Madame Gor- man n'avait pas le temps, indispensables à même la plus fugitive des coalescences. Ironie de la vie! Paradoxe de l'amour! Qu'à celui qui a le temps soit déniée la force ! Qu'à celle qui a la force soit dénié le temps! Que l'obstruc- tion insignifiante et sans doute réductible de quelque
Bandusie endocrinale, qu'une simple question de quarante- cinq ou cinquante minutes à l'horloge, aient le pouvoir aussi sûrement que la mort elle-même, ou que l'Helles- pont, de séparer les amants! Car si Watt avait eu un peu plus de vigueur, Madame Gorman aurait eu juste le temps, et si Madame Gorman avait eu un peu plus de temps, Watt aurait pu sans doute, en conduisant avec art ses ondes languides, soulever une vague à la hauteur de l'occa- sion. Mais les choses étant ce qu'elles étaient on voit diffi-
cilement comment ils auraient pu faire mieux que ce qu'ils faisaient, assis l'un sur l'autre à tour de rôle en passant du baiser au repos, du repos au baiser, jusqu'à ce que vienne pour Madame Gorman le moment de reprendre sa tournée.
Qu'avait donc Madame Gorman, Watt qu'avait-il donc, pour tant séduire Watt, tant attendrir Madame Gorman ? Entre quel abysses l'appel, le contre-appel? Entre Watt pas un homme à hommes et Madame Gorman pas une femme à
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femmes? Entre Watt pas un homme à femmes et Madame Gorman pas une femme à hommes? Entre Watt pas un homme à hommes et Madame Gorman pas une femme à hommes ? Entre Watt pas un homme à femmes et Madame Gorman pas une femme à femmes ? Entre Watt homme ni à hommes ni à femmes et Madame Gorman femme ni à femmes ni à hommes ? Nucléaires au profond de lui il les sentait accouplés, les hommes ni à hommes ni à femmes qu'il était. Et Madame Gorman était sans doute le théâtre d'une conglutination semblable. Mais cela ne signifiait rien. Et n'étaient-ils pas plutôt attirés, Madame Gorman vers Watt, Watt vers Madame Gorman, elle par la bouteille de stout, lui par l'odeur du poisson? C'est pour cette hypothèse, bien des années plus tard, quand Madame Gor- man n'était plus qu'un pâle souvenir, qu'un parfum éventé, que penchait Watt.
Monsieur Graves se présentait à la porte de derrière quatre fois par jour. Le matin, dès son arrivée, pour prendre la clef de sa remise, et à midi pour prendre sa théière pleine, et l'après-midi pour rapporter la théière vide et prendre sa bouteille de stout et le soir pour rapporter la clef et la bou- teille vide. Monsieur Graves avait beaucoup à dire sur Mon- sieur Knott, sur Erskine, Arsene, Walter, Vincent et les autres dont il avait oublié, ou n'avait jamais su, les noms. Mais rien d'intéressant. Il alléguait aussi bien l'expérience de ses ancêtres que la sienne. Car son père avait travaillé pour Monsieur Knott, et le père de son père, et ainsi de suite. Voici donc une autre série. Sa famille, dit-il, avait fait du jardin ce qu'il était. Il n'avait que du bien à dire de Monsieur Knott et de ses jeunes messieurs. C'était la première fois que Watt se voyait assimiler à la classe des jeunes messieurs. Pour Monsieur Graves, à l'entendre, ceux- ci étaient dans l'ordre des choses au même titre que ses compagnons de taverne.
Mais le thème favori de Monsieur Graves était ses ennuis
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domestiques. Il ne s'entendait pas bien, à ce qu'il parais- sait, avec sa femme, et cela depuis quelque temps déjà. Même qu'il ne s'entendait pas du tout avec sa femme. Mon- sieur Graves semblait avoir atteint l'âge où l'impossibilité de s'entendre avec sa femme est une source plus souvent de satisfaction que de regret. Mais Monsieur Graves s'en trou- vait profondément affecté. Tout au long de sa vie conjugale il s'était entendu avec sa femme, comme l'ormeau avec la vigne, et voilà que depuis quelque temps il n'y arrivait plus. Pour Madame Graves aussi c'était très pénible, que son mari n'arrive plus à s'entendre avec elle, car Madame Graves n'aimait rien tant que de se faire bien entendre avec.
Watt n'était pas le premier devant qui Monsieur Graves se fût déboutonné, à ce sujet. Car il s'était déjà déboutonné devant Arsene, voilà bien des années, alors que ses ennuis étaient encore verts, et Arsene lui avait prodigué des conseils que Monsieur Graves avait suivis à la lettre. Mais il n'en était jamais rien sorti.
Erskine aussi avait été admis, par Monsieur Graves, dans sa confidence, et Erskine s'était confondu en conseils. Ce n'étaient pas les mêmes conseils que ceux d'Arsene, et Mon- sieur Graves s'y était conformé de son mieux. Mais il n'en était rien sorti.
A Watt cependant Monsieur Graves ne demanda pas, tout de go et sans ambages, Dites-moi comment faire, Monsieur Watt, pour que je puisse m'entendre avec ma femme, comme jadis. Et ça valait sans doute mieux. Car Watt n'aurait pas su répondre, à une telle question. Et son silence aurait pu être mal compris, par Monsieur Graves, et interprété comme signifiant qu'à Watt cela était indifférent, que Monsieur Graves s'entende avec sa femme ou non.
La question était néanmoins sous-entendue, et cela de façon flagrante. Car Monsieur Graves, ayant terminé pour la première fois le récit de ses ennuis, ne s'en alla point,
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mais resta là où il était, dans une attente muette, en tour- mentant son chapeau melon (Monsieur Graves se découvrait toujours, même en plein air, lorsqu'il s'entretenait avec ses supérieurs) et le visage levé vers Watt debout sur le seuil. Et comme le visage de Watt portait son expression habi- tuelle, celle du Juge Jeffreys en train de présider la Com- mission Ecclésiastique, Monsieur Graves avait bon espoir de bénéficier d'une parole secourable. Malheureusement à ce moment-là Watt pensait aux oiseaux, leur vol sol sol, leur chant de lancement. Mais s'en lassant vite il rentra dans la maison et ferma la porte derrière lui.
Mais bientôt Watt se prit à sortir la clef le matin, devant la porte, sous une pierre, et à sortir la théière à midi, devant la porte, sous une têtière, et à sortir la bouteille de stout l'après-midi, avec un tire-bouchon, devant la porte, à l'ombre. Et le soir, une fois Monsieur Graves parti, alors Watt ren- trait la clef, et la théière, et la bouteille, remises par Mon- sieur Graves là où il les avait trouvées. Mais un peu plus tard Watt renonça à rentrer la clef. Car à quoi bon rentrer
le soir une clef que le matin il faudrait ressortir? De sorte que la clef n'allait plus à son clou, dans la cuisine, mais seulement sous la pierre, ou dans la poche de Monsieur Gra- ves. Mais si Watt ne rentrait plus la clef, le soir, une fois Monsieur Graves parti, mais seulement la théière et la bouteille, néanmoins il ne rentrait jamais la théière et la bouteille sans regarder, sous la pierre, pour s'assurer que la clef y était.
Puis par une nuit glaciale Watt quitta son lit douillet, descendit, rentra la clef et l'enveloppa dans une rognure de couverture rognée au préalable sur sa propre couverture. Puis il ressortit la clef, sous la pierre. Et le lendemain soir, quand il regarda, sous la pierre, il retrouva la clef comme il l'avait laissée, dans sa petite couverture, sous la pierre. Car Monsieur Graves était un homme très compréhensif.
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W a t t se demandait si Monsieur Graves avait un fils, à l'exemple de Monsieur Gall, à qui passer le flambeau, au moment de mourir. Watt le jugeait très probable. Car peut-on s'entendre avec sa femme, tout au long d'une vie conjugale, comme l'ormeau avec la vigne, sans avoir au moins un fils à qui passer le flambeau, au moment de mourir, ou de prendre sa retraite?
Quelquefois Watt entrevoyait Monsieur Knott, dans le vestibule, ou dans le jardin, rivé sur place, ou circulant len- tement.
Un jour Watt, au débouché d'un buisson, faillit heurter Monsieur Knott, ce qui lui fit perdre contenance un instant, car il n'avait pas tout à fait fini d'ajuster ses vêtements. Mais il n'y avait pas de quoi perdre contenance, car les mains de Monsieur Knott étaient derrière son dos, et sa tête pen- chait profondément vers la terre. Puis Watt, baissant les yeux à son tour, ne vit d'abord que l'herbe verte et rase, mais à force de regarder il finit par voir une petite fleur bleue et à côté un gros ver en train de rentrer sous terre. C'était donc cela qui avait attiré l'attention de Monsieur Knott, peut-être. Et les deux de rester là ainsi un petit moment ensemble, le maître et le serviteur, les têtes pen-
chées se touchant presque (ce qui donne la taille approxima- tive de Monsieur Knott, n'est-ce pas, à supposer le sol hori- zontal), jusqu'à ce que le ver eût disparu et que seule la fleur demeurât. Un jour ce serait à la fleur de disparaître et au ver de demeurer, mais ce jour-là ce fut à la fleur de demeurer et au ver de disparaître. Et puis Watt, levant les yeux, vit que les yeux de Monsieur Knott étaient fermés, et il entendit son souffle, doux et léger, comme le souffle de l'enfant qui dort.
Watt ne savait pas s'il était content ou mécontent de ne pas voir Monsieur Knott plus souvent. En un sens il était mécontent, en un autre content. Il était mécontent en ce sens, qu'il avait envie de voir Monsieur Knott face à
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face, et il était content en ce sens, qu'il en avait peur. Hé oui, dans la mesure où il avait envie, dans la mesure où il avait peur, de voir Monsieur Knott face à face, son envie le rendait mécontent, sa peur content, de le voir si peu, et de si loin en général, et si fugitivement, et souvent de biais, voire de dos.
Watt se demandait si, à ce point de vue, Erskine était mieux loti que lui.
Mais à mesure que passait le temps, comme il se doit, et que touchait à son terme la période de service de Watt au rez-de-chaussée, alors cette envie et cette crainte, et par conséquent ce mécontentement et ce contentement, comme tant d'autes envies et craintes, tant d'autres mécontente-
ments et contentements, s'émoussaient peu à peu, toujours davantage, jusqu'à ne plus se faire sentir du tout. Et la raison de cela était peut-être ceci, que peu à peu Watt perdait tout espoir, toute crainte, de jamais voir Mon- sier Knott face à face, ou peut-être ceci, que Watt, tout
en croyant toujours à la possibilité de voir Monsieur Knott face à face, finissait par en considérer la réalisation comme sans importance, ou peut-être ceci, qu'à mesure qu'allait croissant chez Watt l'intérêt qu'il portait à l'âme, comme on dit, de Monsieur Knott, l'intérêt qu'il portait au corps, comme on l'appelle, allait diminuant (car il est fréquent, quand une chose va croissant quelque part, qu'ailleurs une autre aille diminuant), ou peut-être tout autre chose, Ia
simple fatigue par exemple, n'ayant avec les raisons précitées rien à voir.
Ajoutez que les rares fois où Watt entrevoyait Monsieur Knott, il ne l'entrevoyait pas clairement, mais comme dans une glace, une glace sans tain, une fenêtre à l'est le matin, une fenêtre à l'ouest le soir.
Ajoutez que la forme que Watt entrevoyait parfois, dans le vestibule, dans le jardin, était rarement la même d'une entrevision à l'autre, mais variait tellement, à en croire les
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yeux de Watt, en corpulence, taille, teint et même chevelure, et bien sûr dans sa façon de circuler, et de rester sur place, que Watt ne l'aurait jamais crue la même, s'il n'avait su que c'était Monsieur Knott.
Watt n'avait jamais entendu Monsieur Knott non plus, entendu parler s'entend, ou rire, ou pleurer. Mais une fois il crut l'entendre dire, Cui! Cui! à un petit oiseau, et une autre fois il l'entendit faire un bruit étrange, PLOPFPLOPF Plop] Plopf plop] plopf plop plo pl. Cela se passa parmi les fleurs.
Watt se demandait si Erskine était mieux partagé, à cet égard. Lui et son maître conversaient-ils ? Watt ne les avait jamais entendu le faire, comme il l'aurait certaine- ment fait, s'ils l'avaient fait. Dans un murmure peut-être. Oui, peut-être conversaient-ils dans un murmure, le maître et le serviteur, dans deux murmures, le murmure du maître, le murmure du serviteur.
Un jour, vers la fin du séjour de Watt au rez-de-chaussée, le téléphone sonna et une voix demanda comment Monsieur Knott allait. De quoi coller le meilleur. La voix dit en outre, Une connaissance. Cela pouvait être une voix d'homme aiguë, comme cela pouvait être une voix de femme grave.
Watt formula cet incident comme suit :
Une connaissance de Monsieur Knott, sexe incertain, téléphone pour savoir comment il va.
Cette formulation ne tarda pas à se lézarder.
Mais Watt était trop fatigué pour la réparer, Watt n'osait se fatiguer davantage.
Que de fois il en avait fait fi, du danger qu'il courait en se fatiguant davantage. Fi-fi, disait-il, fi-fi, et de s'y mettre dare-dare, à réparer les lézardes. Mais plus maintenant.
Watt était maintenant fatigué du rez-de-chaussée, le rez- de-chaussée l'avait fatigué pour de bon.
Qu'avait-il appris? Rien.
Que savait-il de Monsieur Knott ? Rien.
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De son désir de s'améliorer, de son désir d'apprendre, de son désir de guérir, que restait-il? Rien.
Mais n'était-ce pas là quelque chose?
Il se voyait comme il avait été alors, si petit, si pauvre. Et maintenant? Plus petit, plus pauvre. N'était-ce pas là quelque chose ?
Si malade, si seul.
Et maintenant?
Plus malade, plus seul.
N'était-ce pas là quelque chose?
Comme le comparatif est quelque chose. Qu'il soit plus
que son positif ou moins. Qu'il soit moins que son superlatif ou plus.
Rouge, plus bleu, le plus jaune, ce vieux rêve était achevé, à demi achevé, achevé. Encore.
Un peu avant l'aube.
Mais enfin il se réveilla pour trouver, s'étant levé, étant descendu, Erskine parti et, descendu un peu plus, un étran- ger dans la cuisine.
Il ne savait pas quand c'était. C'était quand l'if était vert sombre, presque noir. C'était un matin blanc et mou et la terre semblait parée pour la tombe. C'était au son des cloches, cloches de temple, cloches d'église. C'était un matin où le garçon laitier arriva en chantant, faux à la porte son chant aigu, et en chantant repartit, ayant mesuré le lait, de son bidon, dans le pot, royalement, comme à son accoutu- mée.
L'étranger ressemblait à Arsene et à Erskine, au phy- sique. Il se présenta sous le nom d'Arthur. Arthur.
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III
C'est vers cette époque que W a t t fut transféré dans un autre pavillon, me laissant seul dans l'ancien. En consé- quence de quoi il nous arrivait moins souvent que par le passé de nous rencontrer, et de converser. Non que cela nous fût jamais arrivé souvent, de nous rencontrer, et de conver- ser, loin de là. Mais maintenant moins que jamais. Car nous quittions rarement nos pavillons, Watt quittait rarement le sien et je quittais rarement le mien. Et lorsque exception-
nellement nous étions amenés, par le temps que nous aimions, à quitter nos pavillons, et à sortir dans le parc, nous ne l'étions pas toujours au même moment. Car le temps que j'aimais moi, tout en ressemblant au temps qu'aimait Watt, avait certaines caractéristiques que le temps qu'ai- mait Watt n'avait pas, et manquait de certaines carac- téristiques que le temps qu'aimait Watt avait. Ainsi lors- qu'il nous arrivait, attirés au même moment hors de nos pavillons par ce que chacun croyait être le temps aimé, de nous rencontrer dans le petit parc, et peut-être de conver-
ser (car si nous ne pouvions converser sans nous rencontrer, nous pouvions, et c'était souvent le cas, nous rencontrer sans converser), il était presque fatal qu'au moins l'un des deux soit déçu, et se repente amèrement d'avoir quitté son pavillon, et fasse le vain serment de ne plus quitter son pavillon, plus jamais quitter son pavillon, pour rien au monde. Si bien que nous connaissions la résistance aussi,
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la résistance à l'appel du temps aimé, mais rarement au même instant. Non qu'il y eût le moindre rapport entre le fait de résister au même instant et celui de nous rencontrer, et de converser, loin de là. Car lorsque nous résistions tous les deux, alors il ne nous arrivait pas davantage de nous rencontrer, et de converser, que lorsque l'un résistait et l'autre cédait. Mais ah lorsque nous cédions tous les deux, alors il nous. arrivait de nous rencontrer, et peut-être de converser, dans le petit parc.
Le oui est si facile, le non est si facile, quand l'appel se fait entendre, si facile, si facile. Mais à nous dans notre monde sans fenêtres, à la température du corps, fermé aux bruits du dehors, à qui nous ne pouvions entendre le vent, ni voir le soleil, quel appel pouvait parvenir, du temps que nous aimions, sinon un appel d'une faiblesse à se gausser de oui et de non? Et il était manifestement impossible d'avoir la moindre confiance dans les renseignements météorolo- giques de nos surveillants. Rien d'étonnant dans ces condi- tions si, par pure ignorance de ce qui se faisait dehors, nous passions enfermés, tantôt Watt, tantôt moi, tantôt Watt et moi, maintes heures fugitives qui auraient fui tout aussi bien, sinon mieux, certainement pas plus mal, loin de nous, avec nous, lors d'une promenade, solitaire ou à deux, avec ou sans colloque, dans le petit parc. Non, mais l'éton- nant c'est qu'à nous, disposés à céder, chacun à part dans sa tiédeur feutrée et sombre, l'appel ait pu tant de fois par- venir, quelquefois parvenir, assez clair pour nous attirer dehors, dans le petit parc. Oui, que nous ayons jamais pu nous rencontrer, et nous parler, et nous écouter, et que mon bras ait jamais pu reposer sur son bras, et le sien sur le mien, et que nos épaules aient jamais pu se toucher, et nos jambes tricoter en cadence, en ne laissant pour ainsi
dire qu'une seule trace, parallèlement les droites en avant, les gauches en arrière, puis sans hésitation l'inverse, et que penchés en avant, poitrine contre poitrine, nous ayons jamais
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pu nous embrasser (oh exceptionnellement et jamais sur la bouche bien sûr), cela m'a semblé, la dernière fois que j'y ai pensé, étonnant, étonnant. Car nous ne quittions jamais nos pavillons, jamais, sinon à l'appel du temps aimé, Watt ne quittait jamais le sien à cause de moi, je ne quittais jamais le mien à cause de lui, mais les quittant chacun de son côté à l'appel du temps aimé il nous arrivait de nous rencontrer, et même parfois de converser, de la façon la plus amicale, pour ne pas dire tendre, dans le petit parc.
Aucun contact avec la canaille, grouillant dans les cou- loirs, sottement braillarde, bruyamment morose, et jouant à la balle, toujours jouant à la balle, mais à petits pas raides et délicats, à travers ce pullulement de pitres ricanants, hors de nos pavillons vers le temps que nous aimions, et retour de même.
Vent fort avec soleil brillant, voilà le temps que nous aimions (l). Mais tandis que pour Watt l'essentiel était le vent, le soleil était l'essentiel pour Sam. Il s'ensuivait que Watt, donné un vent fort à souhait, ne pestait pas trop contre un soleil qui sans laisser d'être brillant aurait pu l'être encore plus, et que Sam, illuminé de façon adéquate, pouvait passer sur un vent qui sans manquer de force aurait gagné à en avoir davantage. Il est donc évident que les occasions étaient rarissimes où, nous promenant et peut- être conversant dans le petit parc, il nous était donné de nous y promener et peut-être d'y converser avec une joie égale. Car lorsque au soleil Sam resplendissait, alors Watt
pouvait haleter dans un vide, et lorsque comme une feuille
Watt était secoué, alors Sam pouvait trébucher dans le
noir. Mais ah lorsque exceptionnellement les degrés rêvés
de ventilation et de rayonnement étaient réunis, dans le
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(1) Watt aimait le soleil à cette époque ou tout au moins le suppor- tait. On ne sait rien de cette volte-face. Que bougent toutes les ombres, et non seulement lui-même, semblait lui faire plaisir.
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petit parc, alors nous jouissions d'une paix égale, chacun à sa manière, jusqu'à ce que tombe le vent, décline le soleil.
Non que le parc fût si petit, loin de là, puisqu'il s'éten- dait sur cinq ou sept hectares. Mais à nous il semblait petit, après nos pavillons.
Il poussait là d'immenses trembles blêmes et des ifs éternellement sombres, avec une luxuriance tropicale, et d'autres essences aussi, en nombre moindre, si bien que nous marchions souvent dans l'ombre, épaisse, frémissante, sau- vage, tumultueuse.
En hiver les ombres maigres se tordaient, sous nos pas, dans l'herbe folle flétrie.
De fleurs pas trace, sinon des fleurs qui se sèment toutes seules, ou qui ne meurent jamais, ou qui ne meurent qu'après bien des saisons, victimes de l'herbe dévorante. En tête le pissenlit.
De légumes pas signe.
Il y avait un petit ruisseau, ou ru, jamais à sec, qui cou- lait tantôt lent, tantôt torrentiel, captif à jamais de son lit étroit.
Instable un pont rustique enjambait ses eaux sombres, un pont rustique à dos d'âne, dans un état d'extrême déla- brement.
C'est à travers la bosse de cet ouvrage que Watt un jour, allant d'un pas plus lourd que d'ordinaire, ou moins précautionneux que d'habitude, enfonça le pied, et une par- tie de la jambe. Et il n'aurait pas manqué de tomber, et peut-être d'être emporté par l'onde subfluente, si je n'avais été là pour le retenir. Pour ce menu service, je m'en souviens, je n'eus droit à aucun remerciement. Mais comme un seul homme nous nous mîmes aussitôt, Watt depuis une berge, moi depuis l'autre, au moyen de branches robustes et de brins d'osier, à parer au sinistre. Couchés de tout notre long sur le ventre, moi de tout mon long sur le mien, Watt sur le sien de tout le sien, moitié (pour plus de sûreté)
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sur la berge, moitié sur un versant de l'arche, nous tra- vaillâmes d'arrache-pied à bout de bras jusqu'à ce que notre tâche fût terminée, et l'endroit remis en état, et aussi solide qu'avant, sinon davantage. Puis, nos regards s'étant rencon- trés, nous échangeâmes un sourire, chose rare chez nous, quand nous étions ensemble. Et au bout d'un moment ainsi, couchés de tout notre long, sur nos lèvres ce sourire insolite, nous commençâmes à nous en tirer en avant, et vers le haut, tant et si bien que nos têtes finirent par se toucher, et nos nobles fronts bombés, le noble front de Watt, mon noble front à moi. Et enfin ce fut cette chose si rare entre nous, le baiser. Watt posa ses mains sur mes épaules, je posai les miennes sur les siennes (je ne pouvais guère faire autrement), puis j'effleurai de mes lèvres la joue gauche de Watt, puis il effleura des siennes ma joue gauche à moi (il ne pouvait guère faire moins),
tout cela sans passion, sous la voûte tourmentée des branches. C'est que nous y tenions, au petit pont. Car sans lui comment passer d'une partie du parc à l'autre, sans nous mouiller les pieds, et peut-être attraper un refroidissement, susceptible de dégénérer en pneumonie, avec issue proba-
blement fatale.
De sièges, où s'asseoir et reposer, pas le moindre vestige. Buissons et arbustes, à proprement parler, brillaient par
leur absence. Mais de toutes parts se dressaient des taillis, des fourrés d'une densité impénétrable et des ronces géantes en masses arrondies.
Des oiseaux de toute espèce abondaient, et nous nous faisions une joie de les poursuivre, avec des pierres et des mottes de terre. Chez les rouges-gorges notamment, grâce à leur familiarité, nous faisions des ravages, Et les nids d'alouette, chargés d'œufs encore tièdes de la gorge mater- nelle, nous les foulions aux pieds avec une satisfaction toute particulière, au début de la belle saison.
Mais nos meilleurs amis étaient les rats, longs et noirs, 159
qui hantaient les berges du ruisseau. Nous leur apportions de notre ordinaire des morceaux de choix tels que croûtes de fromage et filandres d'agneau, et nous leur apportions en supplément des œufs d'oiseau, des grenouilles et des oisillons. Sensibles à ces attentions ils accouraient au-devant de nous, avec force marques d'affection et de confiance, et se coulaient le long de nos pantalons, et se pendaient à nos poitrines.
Or la chambre d'Erskine était toujours fermée à clef, et la clef toujours dans la poche d'Erskine. Ou plutôt la chambre d'Erskine n'était jamais ouverte, ni la clef hors de la poche d'Erskine, plus de deux ou trois secondes de suite, soit le temps que mettait Erskine à glisser la clef hors de sa poche, à ouvrir sa porte de l'extérieur, à se cou- ler dans sa chambre, à refermer la porte à clef de l'intérieur et à reglisser la clef dans sa poche, ou alternativement à glisser la clef hors de sa poche, à ouvrir sa porte de l'inté- rieur, à se couler hors de sa chambre, à refermer sa porte
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à clef de l'extérieur et à reglisser la clef dans sa poche. Car si la chambre d'Erskine avait été toujours fermée à clef, et la clef toujours dans la poche d'Erskine, alors Erskine lui-même, malgré toute son agilité, aurait eu du mal à se couler dans sa chambre, et hors de sa chambre, comme il le faisait, à moins de se couler par la fenêtre, ou par la cheminée. Mais ni dans sa chambre, ni hors de sa chambre, par -Ïa fenêtre il n'aurait pu se couler, sans se rompre le cou, ni par la cheminée, sans s'écraser à mort. Et Watt était logé à la même enseigne.
La serrure était de celles que Watt ne pouvait crocheter. Watt pouvait crocheter les serrures simples, mais il ne pou- vait crocheter les serrures complexes.
La clef était de celles que Watt ne pouvait contrefaire. Watt pouvait contrefaire les clefs simples, dans un atelier, dans un étau, avec une lime et de la soudure, à partir d'autres clefs simples aussi, mais à leur manière à elles, retranchant ici, rajoutant là, jusqu'à obtenir des simplicités identiques. Mais Watt ne pouvait contrefaire les clefs com- plexes.
Une autre raison pour laquelle Watt ne pouvait contre- faire la clef d'Erskine était peut-être ceci, qu'il ne pouvait s'en emparer, ne fût-ce qu'un instant.
Alors comment Watt pouvait-il savoir que la clef d'Ers- kine manquait de simplicité? Mais pour avoir trifouillé dans le trou avec son perit crochet.
Alors Watt dit, A serrure simplette clef complexe par- fois, mais jamais clef simplette à complexe serrure. Mais à peine dits ces mots, Watt les regretta. Mais trop tard, ils étaient dits et ne pouvaient jamais être oubliés, jamais dédits. Mais un peu plus tard il les regretta moins. Et un peu plus tard il ne les regretta plus du tout. Et un peu plus tard il les goûta de nouveau, comme s'il les entendait pour la première fois, si suaves, si câlins, dans son crâne. Et un peu plus tard il les regretta de nouveau, amèrement.
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Et ainsi de suite. Tant et si bien qu'il finit par parcourir, à l'égard de ces mots, toute la gamme, ou peu s'en faut, du remords et de l'euphorie, mais surtout du remords. Et il n'est sans doute pas sans intérêt de constater ce compor- tement, dans la mesure où Watt en était coutumier, dans ses rapports avec les mots. Et si quelquefois il suffisait d'un moment de réflexion pour fixer son attitude, une fois pour toutes, envers les mots qu'il lui arrivait d'entendre, dans son crâne, de sorte qu'il les aimait, ou ne les aimait pas, plus ou moins, d'un amour inaltérable, ou d'une inalté- rable aversion, cependant le cas n'était pas fréquent, non, mais à force de penser tantôt une chose, tantôt une autre, il finissait le plus souvent par ne plus savoir que penser des mots entendus, dans son crâne, et fussent-ils aussi clairs et modestes que ceux précités, d'une signification aussi évidente et d'une forme aussi inoffensive, ça n'y faisait rien, il ne savait plus qu'en penser, d'un bout de l'année à l'autre, s'il fallait en penser du mal, ou du bien, ou rien du tout.
Et si Watt n'avait pas su que la clef d'Erskine n'était pas une clef simple, alors moi non plus je ne l'aurais pas su, ni le monde. Car tout ce que je sais au sujet de Monsieur Knott, et de tout ce qui touchait à Monsieur Knott, et au sujet de Watt, et de tout ce qui touchait à Watt, c'est de Watt que je le tiens, et de Watt seul. Et si je n'ai pas l'air d'en savoir long au sujet de Monsieur Knott, et de Watt, et de tout ce qui touchait à eux, c'est parce que Watt n'en savait pas long, sur ces sujets, ou qu'il préfé- rait ne pas le dire. Mais il m'assura à l'époque, quand il commença à dévider son histoire, qu'il me dirait tout, et puis plus tard, quelques années plus tard, quand il eut fini de la dévider, qu'il m'avait tout dit. Et l'ayant cru à l'époque, et puis plus tard, je n'avais qu'à continuer, l'histoire depuis longtemps dévidée, et Watt disparu. Non qu'il y eût la moindre preuve permettant d'assurer que Watt avait dit en effet tout ce qu'il savait, sur ces sujets, ou même qu'il
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s'était proposé de le faire, et cela pour la bonne raison que moi je ne savais rien, sur ces sujets, en dehors de ce que Watt voulait bien me dire. Car Erskine, Arsene, Walter, Vincent et les autres avaient tous disparu, bien avant mon entrée en scène. Non que Vincent, Walter, Arsene et Ers- kine eussent pu dire quoi que ce soit au sujet de Watt, sauf peut-être Arsene un peu, et Erskine un peu plus,
loin de là. Mais ils auraient pu dire quelque chose au sujet de Monsieur Knott. Alors nous aurions eu le Monsieur Knott d 'Erskine, et le Monsieur Knott d 'Arsene, et le Monsieur Knott de Walter, et le Monsieur Knott de Vin- cent, à mettre en regard avec le Monsieur Knott de Watt.
Ce qui aurait été un exercice plein d'intérêt. Mais ils avaient tous disparu, bien avant ma parution.
Cela ne veut pas dire que Watt n'ait pu omettre cer- taines choses qui étaient arrivées, ou qui avaient existé, ou en rajouter d'autres qui n'étaient jamais arrivées, ou qui n'avaient jamais existé. Il a déjà été fait état du mal qu'éprou- vait Watt à distinguer entre ce qui arrivait et ce qui n'arri- vait pas, entre ce qui existait et ce qui n'existait pas, dans la maison de Monsieur Knott. Et Watt ne faisait aucun
mystère, dans ses conversations avec moi, de ce que maintes choses présentées comme étant arrivées, dans la maison de Monsieur Knott, et naturellement sur ses terres, n'étaient peut-être jamais arrivées du tout, ou étaient peut-être arri- vées tout autrement, et que maintes choses présentées comme ayant existé, ou plutôt comme n'ayant jamais existé, car celles-ci étaient les plus marquantes, n'avaient peut-être jamais existé du tout , ou plutôt avaient existé tout le temps. Mais cela mis à part, il est difficile à quelqu'un comme Watt de raconter une longue histoire comme celle de Watt sans omettre certaines choses, et sans en rajouter d'autres. Et cela ne veut pas dire non plus que moi je n'aie pu omettre certaines choses que Watt m'avait dites, ou en rajouter d'autres que Watt ne m'avait jamais dites, malgré tout le
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soin que je prenais de tout noter sur-le-champ, dans mon petit calepin. Il est si difficile, s'agissant d'une longue his- toire comme l'histoire de Watt, malgré tout le soin qu'on prend à tout noter sur-le-champ, dans son petit calepin, de ne pas omettre certaines choses qui furent dites, et de ne pas en rajouter d'autres qui ne furent jamais dites, jamais jamais dites du tout.
La clef n'était pas davantage de celles dont l'empreinte pouvait être prise, en cire, en plâtre, en mastic ou en beurre, et la raison de cela était ceci, qu'il n'était pas possible de s'emparer de la clef, ne fût-ce qu'un instant.
Car la poche où Erskine gardait cette clef n'était pas de celles que Watt pouvait lui faire. Car ce n'était pas une poche ordinaire, non, mais une poche dérobée, cousue sur le devant du caleçon d'Erskine. Si la poche où Erskine gardait cette clef avait été une poche ordinaire, telle une poche de veste, ou une poche de pantalon, ou même une poche de gilet, alors Watt n'aurait eu qu'à attendre qu'Ers- kine ait le dos tourné pour la lui faire et ainsi s'emparer de la clef le temps d'en fixer l'empreinte, en cire, en plâtre, en mastic ou en beurre. Puis, l'empreinte une fois fixée, il n'aurait plus eu qu'à remettre la clef dans la poche où il l'aurait prise, ayant pris soin au préalable de l'essuyer avec un chiffon humide. Mais faire à quelqu'un une poche cousue sur le devant de son caleçon, et quand même il aurait eu le dos tourné, sans lui mettre la puce à l'oreille, Watt le savait au-dessus de ses forces.
Maintenant si Erskine avait été une dame. . . Mais voilà, Erskine n'était pas une dame.
Et si l'on demandait comment on peut savoir que la poche où Erskine gardait cette clef était cousue sur le devant de son caleçon, on pourrait peut-être répondre ceci, qu'un jour où Erskine faisait sa petite commission contre un buisson, au moment même où Watt, comme le voulait Lachésis, faisait la sienne contre le même, mais de l'autre côté,
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Watt entrevit à travers le buisson, par bonheur à feuilles caduques, la clef qui luisait parmi les boutons de la patte.
Ainsi toujours, quand l'impossibilité où je me trouve, où Watt se trouvait, moi de savoir ce que je sais, Watt de savoir ce qu'il savait, semble absolue, et insurmontable, et indéniable, et incoercible, on pourrait démontrer par A plus B que moi je le sais parce que Watt me l'a dit, et que Watt le,savait parce que quelqu'un le lui avait dit, ou parce qu'il l'avait trouvé tout seul. Car moi je ne sais rien, à ce propos, sauf ce que Watt m'a dit. Et Watt ne savait rien, à ce sujet, sauf ce qu'on lui avait dit, ou qu'il avait trouvé tout seul, d'une façon ou d'une autre.
Watt aurait pu enfoncer la porte, avec une hache, ou une petite charge d'explosifs, ou la forcer avec un monseigneur, mais à l'oreille d'Erskine cela aurait mis la puce, et Watt ne tenait pas à cela.
Si bien que, les choses étant ce qu'elles étaient, et Watt étant ce qu'il était, ne tenant pas à ceci, ne souhaitant pas cela, il semblait acquis que Watt, tel qu'il était alors, ne pourrait jamais entrer dans la chambre d'Erskine, jamais jamais entrer dans la chambre d'Erskine, telle qu'elle était alors, et que pour que Watt puisse entrer dans la chambre d'Erskine, tels qu'ils étaient alors, il aurait fallu que Watt soit un autre homme, ou la chambre d'Erskine une autre chambre, ou les deux.
Et pourtant, sans que Watt cessât d'être ce qu'il était, ni la chambre d'être ce qu'elle était, ni les deux, Watt entra bel et bien dans la chambre d'Erskine et y apprit ce qu'il voulait savoir.
Ruse une à grâce, dit-il, et tout en disant, Ruse une à grâce, il rougit, jusqu'à faire paraître normale la couleur de son nez, et baissa la tête, et tordit et détordit ses grandes pattes rouges.
Il y avait une sonnette dans la chambre d'Erskine, mais elle était cassée.
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Le seul autre objet digne de remarque dans la chambre d'Erskine était un tableau, accroché au mur, à un clou. Un cercle, visiblement tracé au compas, et troué à son point le plus bas, occupait le centre du premier plan, de ce tableau. S'éloignait-il? Watt en avait l'impression. A l'ar- rière-plan à l'est apparaissait un point, ou tache. La circon- férence était noire. Le point était bleu, mais bleu! Le reste était blanc. Par quel artifice l'effet de perspective était obtenu, Watt l'ignorait, mais il était obtenu. Par quel pro- cédé l'illusion de mouvement dans l'espace, et presque comme qui dirait dans le temps, était donnée, Watt n'aurait pas su le dire. Mais elle était donnée. Watt se demandait combien de temps ils mettraient, ce point et ce cercle, à atteindre de concert le même plan. Ou n'était-ce pas déjà chose faite, ou presque? Et n'était-ce pas plutôt le cercle à l'arrière-plan, et le point au premier plan? Watt se deman- dait s'ils s'étaient repérés l'un l'autre, ou si c'était aveuglé- ment qu'ils volaient ainsi, talonnés par quelque force d'at- traction mutuelle purement mécanique, ou jouets du hasard. Il se demandait s'ils allaient un jour se mettre en panne et échanger des signaux, peut-être même s'unir, ou tran- quillement poursuivre leurs routes respectives, comme des bateaux dans la nuit avant l'invention de la télégraphie sans fil. Ils pourraient même, qui sait, entrer en collision. Et il se demandait ce que l'artiste avait voulu représenter (Watt ne comprenait rien à la peinture), un cercle et son centre en quête l'un de l'autre, ou un cercle et son centre en quête d'un centre et d'un cercle respectivement, ou un cercle et son centre en quête de son centre et d'un cercle respective- ment, ou un cercle et son centre en quête d'un centre et de son cercle respectivement, ou un cercle et un centre pas le sien en quête de son centre et de son cercle respectivement, ou un cercle et un centre pas le sien en quête d'un centre et d'un cercle respectivement, ou un cercle et un centre pas le sien en quête de son centre et d'un cercle respec-
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tivement, ou un cercle et un centre pas le sien en quête d'un centre et de son cercle respectivement, dans l'espace infini, dans le temps éternel (Watt ne comprenait rien à la phy- sique), et à la pensée que c'était peut-être cela, un cercle et un centre pas le sien en quête d'un centre et de son cercle respectivement, dans l'espace infini, dans le temps éternel, alors les yeux de Watt s'emplirent de larmes irrépressibles et elles ruisselèrent sans retenue le long de ses joues ravi- nées, en un flot 'régulier on ne peut plus rafraîchissant.
Watt se demandait l'effet que ferait ce tableau la tête en bas, le point à l'ouest et le trou au nord, ou sur le côté droit, le point au sud et le trou à l'ouest, ou sur le côté gauche, le point au nord et le trou à l'est.
Il le décrocha donc et le tint devant ses yeux, à bout de bras, la tête en bas, sur le côté droit et sur le côté gauche.
Mais dans ces positions le tableau plaisait moins à Watt qu'il ne lui avait plu au mur, et la raison de cela était peut- être ceci, que le trou n'était plus en bas. Et la pensée du point s'y glissant enfin de bas en haut, quand il rentrerait enfin au bercail, ou dans un nouveau bercail, et la pensée du trou ouvert en bas peut-être à tout jamais en vain, ces pensées-là, pour plaire à Watt comme elles lui plaisaient, exigeaient que le trou soit en bas, et nulle part ailleurs. C'est par le nadir que nous venons, disait Watt, et c'est par le nadir que nous partons, comprenne qui pourra. Et l'artiste avait dû ressentir quelque chose de semblable, car le cercle ne tournait pas comme font les cercles, non, mais il voguait serein dans son blanc firmament, son trou patient en bas à jamais. Watt raccrocha donc le tableau dans la position où il l'avait trouvé.
Il va sans dire que Watt ne se posa pas toutes ces ques- tions au moment même, mais seulement les unes au moment même, et les autres par la suite. Mais celles qu'il se posa au moment même, il se les reposa par la suite, en même
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temps que celles qu'il ne se posa pas au moment même, infatigablement. Et bien d'autres questions aussi, à ce même sujet toujours, dont les unes au moment même, et les autres par la suite, Watt se les posa et reposa par la suite, inlassablement.
L'une de ces dernières portait sur l'appartenance. Le tableau appartenait-il à Erskine, ou à un autre domestique qui l'aurait apporté, dans ses bagages, et laissé là à son départ, ou enfin faisait-il partie intégrante de la maison de Monsieur Knott ?
Des méditations longues et laborieuses imposèrent à Watt la conclusion que le tableau faisait partie intégrante de la maison de Monsieur Knott.
La question à cette réponse était la suivante, d'une impor- tance capitale aux yeux de Watt. Le tableau était-il un élé- ment fixe et stable de l'édifice, au même titre que le lit de Monsieur Knott par exemple, ou seulement une manière de paradigme éphémère, un terme dans une série analogue à la série des chiens de Monsieur Knott, ou des hommes de Monsieur Knott, ou des siècles qui tombent, l'un après l'autre, de la gousse de l'éternité?
Un moment de réflexion imposa à Watt la conviction que le tableau n'était pas depuis longtemps dans la maison, et qu'il ne resterait pas longtemps dans la maison, et qu'il faisait partie d'une série.
Il y avait des moments où Watt avait le raisonnement vif, presque aussi vif que Monsieur Nackybal, et d'autres où sa pensée se mouvait avec une si extrême lenteur qu'elle semblait ne pas se mouvoir du tout, mais être à l'arrêt. Et
cependant elle se mouvait, comme le berceau de Galilée. Watt s'affligeait beaucoup de cette disparité. Et il y avait là en effet de quoi s'affliger.
Watt avait de plus en plus l'impression, à mesure que le temps passait, qu'à la maison de Monsieur Knott rien ne pouvait être ajouté, rien soustrait, mais que telle elle était
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alors, telle elle avait été au commencement, et telle elle resterait jusqu'à la fin, sous tous les rapports essentiels, et cela parce qu'ici à chaque instant toute présence significa- tive, et ici toute présence était significative, même si l'on ne pouvait dire de quoi, impliquait cette même présence à tout instant, ou une présence équivalente, et que seuls donc les dehors pouvaient varier, et variaient peut-être en effet sans cesse, comme. sans cesse variaient lentement les dehors
de Monsieur Knott.
Cette hypothèse, en ce qui concernait le tableau, ne tarda
pas à être confirmée avec éclat. Et des innombrables hypo- thèses échafaudées par Watt pendant son séjour chez Mon- sieur Knott, ce fut bien la seule à être confirmée, pour ne pas dire infirmée, par les événements (si l'on peut parler ici d'événements), ou plutôt le seul élément à être confirmé, le seul élément de la longue hypothèse languissante vécue par Watt dans la maison de Monsieur Knott, et bien sûr sur ses terres, à être confirmé.
Oui, rien ne changeait, dans la maison de Monsieur Knott, parce que rien n'y restait, et rien ne venait ni ne s'en allait, parce que tout n'y était qu'allée et venue.
W a t t semblait enchanté de cet aphorisme de dixième ordre. Il est vrai que dans sa bouche, débité à l'envers, il avait une certaine gueule.
Mais ce qui travaillait Watt le plus, vers la fin de son séjour au rez-dechaussée, était la question de savoir com- bien de temps il resterait au rez-de-chaussée, et dans la chambre à coucher y afférente, avant d'être muté au pre- mier étage, et à la chambre à coucher d'Erskine, et ensuite combien de temps il resterait au premier étage, et dans la chambre à coucher d'Erskine, avant de vider les lieux sans retour.
Watt ne douta pas un seul instant du jumelage du rez- de-chaussée avec sa chambre à lui, et du premier étage avec la chambre d'Erskine. Et cependant quoi de plus probléma-
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tique qu'une telle correspondance? Comme il ne semblait y avoir aucune commune mesure entre ce que Watt pouvait et ne pouvait comprendre, de même il ne semblait y en avoir aucune entre ce qu'il tenait pour certain et ce qu'il tenait pour douteux.
Watt avait le sentiment qu'il passerait, au service de Monsieur Knott, un an au rez-de-chaussée, ensuite un an au premier étage.
A l'appui de cette rocambolesque présomption il réunit les considérations suivantes.
Si la période de service, d'abord au rez-de-chaussée, ensuite au premier étage, n'était pas d'un an, alors elle était de moins d'un an, ou de plus d'un an. Mais moins d'un an signifiait carence, une page en moins du discours de la terre, puisqu'il passerait des saisons, ou une saison, ou un mois, ou une semaine, ou un jour, en entier ou en partie, sans que le service de Monsieur Knott y épande ses clartés et ténèbres. Car en l'espace d'un an tout est dit, dans une région déterminée. Mais plus d ' u n an signifiait excès, une
page du galimatias relue, puisqu'il passerait des saisons, ou une saison, ou un mois, ou une semaine, ou un jour, en entier ou en partie, ayant du service de Monsieur Knott reçu par deux fois la lumière et l'ombre. Car le nouvel an ne dit rien de neuf, à l'homme fixé dans l'espace. Donc un an au rez-de- chaussée, un autre au premier étage, car la lumière du jour du rez-de-chaussée n'était pas celle du premier étage (malgré leur proximité), pas plus que n'étaient les mêmes les lumières de leurs nuits.
Mais même Watt ne pouvait longtemps se cacher l'absur- dité de ces constructions, qui posaient comme postulat que la période de service était la même pour chaque servi- teur, et invariablement partagée en deux phases de durée égale. Et il lui semblait que la période de service et sa répartition devaient nécessairement dépendre du serviteur, de ses capacités et de ses besoins; qu'il y avait des stayers
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et des non-stayers, des étagicoles et des rez-de-chaussards ; qu'une chose que tel pourrait épuiser en deux mois, ou inver- sement, pourrait demander dix ans à tel autre pour le même résultat; que pour beaucoup en bas la proximité de Monsieur Knott devait être un long supplice, et un long supplice son éloignement pour beaucoup en haut. Mais il n'avait pas plus tôt ressenti l'absurdité de tout cela, d'une part, et la nécessité de tout ceci, de l'autre (car il est rare qu'un sentiment d'ab- surdité ne soit pas suivi d'un sentiment de nécessité), qu'il ressentit l'absurdité de ce dont il venait de ressentir la nécessité (car il est rare qu'un sentiment de nécessité ne soit pas suivi d'un sentiment d'absurdité). Car le service à considérer n'était pas le service d'un serviteur, mais de deux serviteurs, et même de trois serviteurs, et même d'une infinité de serviteurs, dont le premier ne pouvait partir qu'une fois le second monté, ni le second monter qu'une fois le troisième arrivé, ni le troisième arriver qu'une fois le premier parti, ni le premier partir qu'une fois le troisième arrivé, ni le troisième arriver qu'une fois le second monté, ni le second monter qu'une fois le premier parti, chaque arrivée, chaque séjour, chaque départ dépendant d'un séjour et d'une arrivée, d'une arrivée et d'un départ, d'un départ et d'un séjour, ou plutôt de tous les séjours et de toutes les arrivées, de toutes les arrivées et de tous les départs, de tous les départs et de tous les séjours, de tous les serviteurs de Monsieur Knott, passés, présents et à venir. Et dans cette longue chaîne d'interdépendances, allant de ceux depuis longtemps morts jusqu'à ceux pas de sitôt à naître, il ne pouvait y avoir d'arbitraire que préétabli. Car prenons trois ou quatre serviteurs quelconques, Tom, Dick, Harry et un autre, si Tom sert deux ans au premier étage, alors Dick sert deux ans au rez-de-chaussée, et puis Harry arrive, et si Dick sert dix ans au premier étage, alors Harry sert dix ans au rez-de-chaussée, et puis l'autre arrive, et ainsi de suite à perte de serviteurs, la période de service au rez-
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de-chaussée d'un serviteur donné coïncidant toujours avec la période de-service au premier étage de son prédécesseur, et se terminant toujours à l'arrivée sur les lieux de son suc- cesseur. Mais les deux ans de Tom au premier étage n'ont pas pour cause les deux ans de Dick au rez-de-chaussée, ou l'arrivée sur les lieux de Harry, et les deux ans de Dick au rez-de-chaussée n'ont pas pour cause les deux ans de Tom au premier étage, ou l'arrivée sur les lieux de Harry, et l'ar- rivée sur les lieux de Harry n'a pas pour cause les deux ans de Tom au premier étage, ou les deux ans de Dick au rez-de-chaussée, et les dix ans de Dick au premier étage n'ont pas pour cause les dix ans de Harry au rez-de-chaussée, ou l'arrivée sur les lieux de l'autre, et les dix ans de Harry au rez-de-chaussée n'ont pas pour cause les dix ans de Dick au premier étage, ou l'arrivée sur les lieux de l'autre, et l'arrivée sur les lieux de l'autre n'a pas pour cause (marre de souligner ce foutu vocable) les dix ans de Dick au pre- mier étage, ou les dix ans de Harry au rez-de-chaussée, non, ça serait trop horrible à contempler, mais les deux ans de Tom au premier étage, et les deux ans de Dick au rez-de- chaussée, et l'arrivée sur les lieux de Harry, et les dix ans de Dick au premier étage, et les dix ans de Harry au rez-de- chaussée, et l'arrivée sur les lieux de l'autre, ont pour cause le fait que Tom est Tom, et Dick Dick, et Harry Harry, et cet autre cet autre, de cela le malheureux Watt ne pou- vait douter. Car sinon dans la maison de Monsieur Knott, et à la porte de Monsieur Knott, et sur le chemin qui y conduisait, et sur le chemin qui en éloignait, il y aurait lan- gueur, il y aurait fièvre, langueur de qui poursuit sa tâche accomplie, fièvre de qui abandonne sa tâche inachevée, lan- gueur et fièvre de qui arrive et part trop tard, langueur et fièvre de qui part et arrive trop tôt. Mais Monsieur Knott
était celui à qui l'on venait, chez qui l'on restait, de qui l'on se séparait, sans langueur ni fièvre, sa maison le port et le havre que l'on gagnait calmement, où l'on relâchait libre-
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ment, que l'on quittait gaîment. Drossés, bloqués, chassés, par les tempêtes du dehors, les tempêtes du dedans? Les tempêtes du dehors ! Les tempêtes du dedans ! Des hommes comme Vincent et Walter et Arsene et Erskine et Watt! Ha ! Non. Mais sous la poussée, la menace, le charme des tempêtes, dans le besoin, la possession, la perte du refuge, des cœurs calmes et libres et gais. Non que Watt eût l'im- pression d'être calme et libre et gai, ou de l'avoir jamais été, loin de là. Mais il disait qu'il l'était peut-être, calme et libre et gai, ou sinon calme et libre et gai, tout au moins calme et libre, ou libre et gai, ou gai et calme, ou sinon calme et libre, ni libre et gai, ni gai et calme, tout au moins calme, ou libre, ou gai, à son insu. Mais pourquoi Tom Tom? Et Dick Dick? Et Harry Harry? Parce que Dick Dick et Harry Harry? Parce que Harry Harry et Tom Tom? Parce que Tom Tom et Dick Dick? Watt n'y voyait pas d'inconvénient. Mais c'était une conception dont pour le moment il n'avait pas besoin, et les conceptions dont pour le moment Watt n'avait pas besoin, il avait coutume de ne pas les développer pour le moment, mais de les laisser tran- quilles, de même qu'on ne développe pas sans motif son parapluie, non, mais on le laisse tranquille, dans le porte- parapluies, en attendant qu'il pleuve. Et la raison pour laquelle Watt n'avait pas besoin pour le moment de cette conception était peut-être ceci, que lorsqu'on a les bras pleins de lis virginaux on ne s'attarde pas à cueillir, ou à humer, ou à tapoter, ou à gratifier d'une autre marque d'af- fection quelconque, une pâquerette, ou une primevère, ou un coucou, ou un bouton d'or, ou une violette, ou un pissen- lit, ou une pâquerette, ou une primevère, ou n'importe quelle autre fleur des champs, ou n'importe quelle autre mau- vaise herbe, non, mais on marche dessus, et une fois la masse éloignée, et la tête aveugle plongée dans la blan- cheur mielleuse, alors peu à peu sous le poids de leurs pétales les tiges froissées se redressent, c'est-à-dire celles
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ayant eu la fortune de ne pas se rompre. Car ce qui préoc- cupait Watt, pour le moment, ce n'était pas tant la Toméité de Tom, la Dickéité de Dick, la Harryéité de Harry (remar- quables certes en elles-mêmes) que leur Toméité, leur Die- kéité, leur Harryéité à l'époque, leur chronotoméité, chrono- dickéité, chronoharryéité; non pas tant la détermination d'un être à venir par un être passé, d'un être passé par un être à venir (étude certes fascinante en elle-même), comme dans une composition musicale de la mesure cent mettons par la mesure mettons dix et de la mesure mettons dix par la mesure cent mettons, que l'intervalle entre les deux, les quatre-vingt-dix mesures, le temps mis par le vrai à avoir été vrai, le temps mis par le vrai à s'avérer vrai, comprenne qui pourra. Ou bien sûr faux, comprenne qui voudra.
Ainsi au début, esprit et corps, Watt besognait à sa vieille besogne.
Et ainsi Watt, ayant ouvert avec son chalumeau cette boîte en fer blanc, vit qu'elle était vide.
Dans le fait Watt ne saurait jamais combien de temps il avait passé dans la maison de Monsieur Knott, combien au rez-de-chaussée, combien au premier étage, combien au total. Tout ce qu'il pouvait dire, c'est que ça lui avait paru long.
Songeant alors, en quête de repos, aux rapports possibles entre de telles séries, la série des chiens, la série des hommes, la série des tableaux, pour s'en tenir à ces séries-là, Watt se rappela une nuit lointaine dans un non moins lointain pays, et Watt dans l'éclat de sa jeunesse allongé tout seul dans un fossé, sans avoir bu, se demandant s'il ne la tenait pas déjà, l'impossible conjonction du lieu, de I'heure et du bien- aimé, et les trois grenouilles qui croassaient Krak! , Krek ! et Krik ! , sur un, neuf, dix-sept, vingt-cinq, etc. , et sur un, six, onze, seize, etc. , et sur un, quatre, sept, dix, etc. , res- pectivement, et comme il entendit
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La poissonnière plaisait beaucoup à Watt. Watt n'était pas un homme à femmes, mais la poissonnière lui plaisait beaucoup. D'autres femmes lui plairaient peut-être davan- tage, plus tard. Mais de toutes les femmes qui lui avaient jamais plu jusqu'alors, aucune ne pouvait se comparer aux yeux de Watt, même de loin, avec cette poissonnière. Et Watt plaisait à la poissonnière. C'était là une coïncidence providentielle, qu'ils se fussent plu l'un à l'autre. Car si la poissonnière avait plu à W att sans que W att eût plu à la poissonnière, ou si W a t t avait plu à la poissonnière sans que la poissonnière eût plu à Watt, alors qu'en serait- il advenu, de Watt, ou de la poissonnière? Non que la
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poissonnière fût une femme à hommes, loin de là. étant d'un âge avancé et privée au surplus par la nature des pro- priétés qui attirent les hommes vers les femmes, hormis peut-être les restes d'une démarche distinguée due à l'habi- tude de porter son panier à poisson sur la tête, sur de lon- gues distances. Non qu'un homme, sans posséder une seule des propriétés qui attirent les femmes vers les hommes, ne puisse être un homme à femmes, ni qu'une femme, sans posséder une seule des propriétés qui attirent les hommes vers les femmes, ne puisse être une femme à hommes, loin de là. A telle enseigne que Madame Gorman avait eu plusieurs admirateurs, aussi bien avant qu'après Monsieur Gorman, et même pendant Monsieur Gorman, et Watt au moins deux affaires de cœur caractérisées au cours de son célibat. Watt n'était pas un homme à hommes non plus, dénué qu'il était de toutes les propriétés qui attirent les hommes vers les hommes, tout en ayant eu bien sûr des amis masculins (qui peut y couper? ) en plus d'une occa- sion. Non que Watt n'eût pu être un homme à hommes, sans posséder une seule des propriétés qui attirent les hommes vers les hommes, loin de là. Mais il se trouvait qu'il ne l'était pas. Quant à savoir si Madame Gorman était une femme à femmes, ou non, c'est là une des choses que l'on ignore. D'un côté elle l'était peut-être, de l'autre elle ne l'était peut-être pas. Mais il semble probable qu'elle ne l'était pas. Non qu'il soit le moins du monde impossible qu'un homme soit à la fois un homme à femmes et un homme à hommes, ni qu'une femme soit à la fois une femme à hommes et une femme à femmes, pour ainsi dire d ' u n seul et même mouvement. Car chez les hommes et les femmes, chez les hommes à femmes et les hommes à hommes, chez les femmes à hommes et les femmes à femmes, chez les hommes à femmes et à hommes, chez les femmes à hommes et à femmes, tout est possible, jusqu'à preuve du contraire, dans ce domaine.
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Madame Gorman passait tous les jeudis, sauf indisposi- tion. En ce cas elle restait chez elle, au lit, ou dans un fau- teuil moelleux, au coin du feu s'il faisait froid, devant la fenêtre ouverte s'il faisait chaud, et s'il ne faisait ni froid ni chaud devant la fenêtre fermée, ou l'âtre vide. Aussi le jeudi était le jour que Watt préférait à tous les autres jours. Dans ce domaine les hommes sont très divers. Qui préfère le dimanche, qui le lundi, qui le mardi, qui le mercredi, qui le jeudi, qui le vendredi, qui enfin le samedi. Mais Watt préférait le jeudi, parce que Madame Gorman passait le jeudi. Alors il l'introduisait dans la cuisine, et lui débou- chait une bouteille de stout, et l'asseyait sur son genou, et de son bras droit lui ceignait la taille, et appuyait sa tête contre son sein gauche (le droit lui ayant été mal- heureusement retiré dans l'enthousiasme d'une interven- tion chirurgicale), et demeurait ainsi sans bouger, ou en bougeant le moins possible, oublieux de ses malheurs, pendant dix bonnes minutes, ou un quart d'heure. Et Madame Gorman aussi, tout en lui taquinant de la main gauche les touffes gris-roux et en portant de la droite à des intervalles étudiés la bouteille à ses lèvres, était à sa modeste façon elle aussi en paix, pour un temps.
Redressant de temps en temps sa tête molle, de la taille au cou sa molle étreinte transférant, Watt baisait Madame Gorman sur la bouche ou environs, à la désespérée, avant de se replier dans sa pose post-crucifiée. Et ces baisers, sitôt qu'en venait à faiblir la première fièvre, c'est-à-dire peu de temps après leur application, Madame Gorman ne laissait pas de les rattraper, pour ainsi dire, sur ses propres lèvres, et de les retourner avec une paisible urbanité, comme on ramasse un journal ou un gant dans un lieu public pour le rendre en souriant, sinon en s'inclinant, à son légitime propriétaire. Si bien que, tout compte fait, chaque baiser était deux baisers, d'abord le baiser de
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Watt, timide et velléitaire, puis celui de Madame Gorman, onctueux et civil.
Mais Madame Gorman n'était pas toujours assise sur Watt, car quelquefois Watt était assis sur Madame Gor- man. Certains jours Madame Gorman était sur \"latt tout le temps, d'autres Watt sur Madame Gorman. Et il ne manquait pas de jours où Madame Gorman commençait par être assise sur Watt et finissait par voir Watt assis
sur elle, et où Watt commençait par être assis sur Madame Gorman et finissait par voir Madame Gorman assise sur lui. Car Watt avait tendance à se lasser, avant que vienne pour Madame Gorman le moment du départ, de sentir Madame Gorman assise sur lui ou de se sentir assis sur Madame Gorman.
Alors, si c'était Madame Gorman sur Watt et non pas Watt sur Madame Gorman, alors il la délo- geait doucement de son giron jusqu'à ce qu'elle soit debout, sur les carreaux, et aussitôt se levait à son tour, si bien que tous les deux ce tantôt assis, elle sur lui, lui sur la chaise, étaient maintenant debout, côte à côte, sur les car- reaux, de la cuisine. Puis de concert ils retrouvaient le repos, Watt et Madame Gorman, celui-là sur celle-ci, celle-ci
sur la chaise. Mais si ce n'était pas Madame Gorman sur W att, mais W att sur Madame Gorman, alors il redescen- dait de ses genoux, et d'une main douce l'aidait à se rele- ver, et prenait sa place (en ployant les genoux) sur la chaise, et l'asseyait (en déployant les cuisses) parmi son giron. Et Watt supportait si mal, certains jours, d'une part la poussée de Madame German d'en dessus, d'autre part la poussée de Madame Gorman d'en dessous, qu'il ne fallait pas moins de deux, ou trois, ou quatre, ou cinq, ou six, ou sept, ou huit, ou neuf, ou dix, ou onze, ou même douze, ou même treize changements de position, avant que vienne pour Madame Gorman le moment du départ. Ce qui donne, en comptant une minute pour l'interversion, une séance moyenne de quinze secondes seulement et, sur la base
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modeste d'un baiser d'une minute toutes les minutes et demie, un total pour la journée d'un seul baiser, d'un seul double baiser, amorcé pendant la première séance et con- sommé au cours de la dernière, car pas question de baisers pendant l'interversion, tant celle-ci les tenait en haleine.
Plus loin que cela hélas ils n'allaient jamais, quoique plus d'une fois tentés de le faire. Pour quelle raison? Etait-ce dans leurs cœurs, dans le cœur de Watt, dans le cœur de Madame Gorman, le lointain écho d'une passion révolue, d'un naufrage ancien, leur murmurant de ne pas souiller, de ne pas traîner, dans le cloaque de la délectation clonique, une fleur si belle, si rare, si suave, si frêle? Rien n'oblige à le supposer. Car Watt n'avait pas la force, Madame Gor- man n'avait pas le temps, indispensables à même la plus fugitive des coalescences. Ironie de la vie! Paradoxe de l'amour! Qu'à celui qui a le temps soit déniée la force ! Qu'à celle qui a la force soit dénié le temps! Que l'obstruc- tion insignifiante et sans doute réductible de quelque
Bandusie endocrinale, qu'une simple question de quarante- cinq ou cinquante minutes à l'horloge, aient le pouvoir aussi sûrement que la mort elle-même, ou que l'Helles- pont, de séparer les amants! Car si Watt avait eu un peu plus de vigueur, Madame Gorman aurait eu juste le temps, et si Madame Gorman avait eu un peu plus de temps, Watt aurait pu sans doute, en conduisant avec art ses ondes languides, soulever une vague à la hauteur de l'occa- sion. Mais les choses étant ce qu'elles étaient on voit diffi-
cilement comment ils auraient pu faire mieux que ce qu'ils faisaient, assis l'un sur l'autre à tour de rôle en passant du baiser au repos, du repos au baiser, jusqu'à ce que vienne pour Madame Gorman le moment de reprendre sa tournée.
Qu'avait donc Madame Gorman, Watt qu'avait-il donc, pour tant séduire Watt, tant attendrir Madame Gorman ? Entre quel abysses l'appel, le contre-appel? Entre Watt pas un homme à hommes et Madame Gorman pas une femme à
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femmes? Entre Watt pas un homme à femmes et Madame Gorman pas une femme à hommes? Entre Watt pas un homme à hommes et Madame Gorman pas une femme à hommes ? Entre Watt pas un homme à femmes et Madame Gorman pas une femme à femmes ? Entre Watt homme ni à hommes ni à femmes et Madame Gorman femme ni à femmes ni à hommes ? Nucléaires au profond de lui il les sentait accouplés, les hommes ni à hommes ni à femmes qu'il était. Et Madame Gorman était sans doute le théâtre d'une conglutination semblable. Mais cela ne signifiait rien. Et n'étaient-ils pas plutôt attirés, Madame Gorman vers Watt, Watt vers Madame Gorman, elle par la bouteille de stout, lui par l'odeur du poisson? C'est pour cette hypothèse, bien des années plus tard, quand Madame Gor- man n'était plus qu'un pâle souvenir, qu'un parfum éventé, que penchait Watt.
Monsieur Graves se présentait à la porte de derrière quatre fois par jour. Le matin, dès son arrivée, pour prendre la clef de sa remise, et à midi pour prendre sa théière pleine, et l'après-midi pour rapporter la théière vide et prendre sa bouteille de stout et le soir pour rapporter la clef et la bou- teille vide. Monsieur Graves avait beaucoup à dire sur Mon- sieur Knott, sur Erskine, Arsene, Walter, Vincent et les autres dont il avait oublié, ou n'avait jamais su, les noms. Mais rien d'intéressant. Il alléguait aussi bien l'expérience de ses ancêtres que la sienne. Car son père avait travaillé pour Monsieur Knott, et le père de son père, et ainsi de suite. Voici donc une autre série. Sa famille, dit-il, avait fait du jardin ce qu'il était. Il n'avait que du bien à dire de Monsieur Knott et de ses jeunes messieurs. C'était la première fois que Watt se voyait assimiler à la classe des jeunes messieurs. Pour Monsieur Graves, à l'entendre, ceux- ci étaient dans l'ordre des choses au même titre que ses compagnons de taverne.
Mais le thème favori de Monsieur Graves était ses ennuis
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domestiques. Il ne s'entendait pas bien, à ce qu'il parais- sait, avec sa femme, et cela depuis quelque temps déjà. Même qu'il ne s'entendait pas du tout avec sa femme. Mon- sieur Graves semblait avoir atteint l'âge où l'impossibilité de s'entendre avec sa femme est une source plus souvent de satisfaction que de regret. Mais Monsieur Graves s'en trou- vait profondément affecté. Tout au long de sa vie conjugale il s'était entendu avec sa femme, comme l'ormeau avec la vigne, et voilà que depuis quelque temps il n'y arrivait plus. Pour Madame Graves aussi c'était très pénible, que son mari n'arrive plus à s'entendre avec elle, car Madame Graves n'aimait rien tant que de se faire bien entendre avec.
Watt n'était pas le premier devant qui Monsieur Graves se fût déboutonné, à ce sujet. Car il s'était déjà déboutonné devant Arsene, voilà bien des années, alors que ses ennuis étaient encore verts, et Arsene lui avait prodigué des conseils que Monsieur Graves avait suivis à la lettre. Mais il n'en était jamais rien sorti.
Erskine aussi avait été admis, par Monsieur Graves, dans sa confidence, et Erskine s'était confondu en conseils. Ce n'étaient pas les mêmes conseils que ceux d'Arsene, et Mon- sieur Graves s'y était conformé de son mieux. Mais il n'en était rien sorti.
A Watt cependant Monsieur Graves ne demanda pas, tout de go et sans ambages, Dites-moi comment faire, Monsieur Watt, pour que je puisse m'entendre avec ma femme, comme jadis. Et ça valait sans doute mieux. Car Watt n'aurait pas su répondre, à une telle question. Et son silence aurait pu être mal compris, par Monsieur Graves, et interprété comme signifiant qu'à Watt cela était indifférent, que Monsieur Graves s'entende avec sa femme ou non.
La question était néanmoins sous-entendue, et cela de façon flagrante. Car Monsieur Graves, ayant terminé pour la première fois le récit de ses ennuis, ne s'en alla point,
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mais resta là où il était, dans une attente muette, en tour- mentant son chapeau melon (Monsieur Graves se découvrait toujours, même en plein air, lorsqu'il s'entretenait avec ses supérieurs) et le visage levé vers Watt debout sur le seuil. Et comme le visage de Watt portait son expression habi- tuelle, celle du Juge Jeffreys en train de présider la Com- mission Ecclésiastique, Monsieur Graves avait bon espoir de bénéficier d'une parole secourable. Malheureusement à ce moment-là Watt pensait aux oiseaux, leur vol sol sol, leur chant de lancement. Mais s'en lassant vite il rentra dans la maison et ferma la porte derrière lui.
Mais bientôt Watt se prit à sortir la clef le matin, devant la porte, sous une pierre, et à sortir la théière à midi, devant la porte, sous une têtière, et à sortir la bouteille de stout l'après-midi, avec un tire-bouchon, devant la porte, à l'ombre. Et le soir, une fois Monsieur Graves parti, alors Watt ren- trait la clef, et la théière, et la bouteille, remises par Mon- sieur Graves là où il les avait trouvées. Mais un peu plus tard Watt renonça à rentrer la clef. Car à quoi bon rentrer
le soir une clef que le matin il faudrait ressortir? De sorte que la clef n'allait plus à son clou, dans la cuisine, mais seulement sous la pierre, ou dans la poche de Monsieur Gra- ves. Mais si Watt ne rentrait plus la clef, le soir, une fois Monsieur Graves parti, mais seulement la théière et la bouteille, néanmoins il ne rentrait jamais la théière et la bouteille sans regarder, sous la pierre, pour s'assurer que la clef y était.
Puis par une nuit glaciale Watt quitta son lit douillet, descendit, rentra la clef et l'enveloppa dans une rognure de couverture rognée au préalable sur sa propre couverture. Puis il ressortit la clef, sous la pierre. Et le lendemain soir, quand il regarda, sous la pierre, il retrouva la clef comme il l'avait laissée, dans sa petite couverture, sous la pierre. Car Monsieur Graves était un homme très compréhensif.
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W a t t se demandait si Monsieur Graves avait un fils, à l'exemple de Monsieur Gall, à qui passer le flambeau, au moment de mourir. Watt le jugeait très probable. Car peut-on s'entendre avec sa femme, tout au long d'une vie conjugale, comme l'ormeau avec la vigne, sans avoir au moins un fils à qui passer le flambeau, au moment de mourir, ou de prendre sa retraite?
Quelquefois Watt entrevoyait Monsieur Knott, dans le vestibule, ou dans le jardin, rivé sur place, ou circulant len- tement.
Un jour Watt, au débouché d'un buisson, faillit heurter Monsieur Knott, ce qui lui fit perdre contenance un instant, car il n'avait pas tout à fait fini d'ajuster ses vêtements. Mais il n'y avait pas de quoi perdre contenance, car les mains de Monsieur Knott étaient derrière son dos, et sa tête pen- chait profondément vers la terre. Puis Watt, baissant les yeux à son tour, ne vit d'abord que l'herbe verte et rase, mais à force de regarder il finit par voir une petite fleur bleue et à côté un gros ver en train de rentrer sous terre. C'était donc cela qui avait attiré l'attention de Monsieur Knott, peut-être. Et les deux de rester là ainsi un petit moment ensemble, le maître et le serviteur, les têtes pen-
chées se touchant presque (ce qui donne la taille approxima- tive de Monsieur Knott, n'est-ce pas, à supposer le sol hori- zontal), jusqu'à ce que le ver eût disparu et que seule la fleur demeurât. Un jour ce serait à la fleur de disparaître et au ver de demeurer, mais ce jour-là ce fut à la fleur de demeurer et au ver de disparaître. Et puis Watt, levant les yeux, vit que les yeux de Monsieur Knott étaient fermés, et il entendit son souffle, doux et léger, comme le souffle de l'enfant qui dort.
Watt ne savait pas s'il était content ou mécontent de ne pas voir Monsieur Knott plus souvent. En un sens il était mécontent, en un autre content. Il était mécontent en ce sens, qu'il avait envie de voir Monsieur Knott face à
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face, et il était content en ce sens, qu'il en avait peur. Hé oui, dans la mesure où il avait envie, dans la mesure où il avait peur, de voir Monsieur Knott face à face, son envie le rendait mécontent, sa peur content, de le voir si peu, et de si loin en général, et si fugitivement, et souvent de biais, voire de dos.
Watt se demandait si, à ce point de vue, Erskine était mieux loti que lui.
Mais à mesure que passait le temps, comme il se doit, et que touchait à son terme la période de service de Watt au rez-de-chaussée, alors cette envie et cette crainte, et par conséquent ce mécontentement et ce contentement, comme tant d'autes envies et craintes, tant d'autres mécontente-
ments et contentements, s'émoussaient peu à peu, toujours davantage, jusqu'à ne plus se faire sentir du tout. Et la raison de cela était peut-être ceci, que peu à peu Watt perdait tout espoir, toute crainte, de jamais voir Mon- sier Knott face à face, ou peut-être ceci, que Watt, tout
en croyant toujours à la possibilité de voir Monsieur Knott face à face, finissait par en considérer la réalisation comme sans importance, ou peut-être ceci, qu'à mesure qu'allait croissant chez Watt l'intérêt qu'il portait à l'âme, comme on dit, de Monsieur Knott, l'intérêt qu'il portait au corps, comme on l'appelle, allait diminuant (car il est fréquent, quand une chose va croissant quelque part, qu'ailleurs une autre aille diminuant), ou peut-être tout autre chose, Ia
simple fatigue par exemple, n'ayant avec les raisons précitées rien à voir.
Ajoutez que les rares fois où Watt entrevoyait Monsieur Knott, il ne l'entrevoyait pas clairement, mais comme dans une glace, une glace sans tain, une fenêtre à l'est le matin, une fenêtre à l'ouest le soir.
Ajoutez que la forme que Watt entrevoyait parfois, dans le vestibule, dans le jardin, était rarement la même d'une entrevision à l'autre, mais variait tellement, à en croire les
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yeux de Watt, en corpulence, taille, teint et même chevelure, et bien sûr dans sa façon de circuler, et de rester sur place, que Watt ne l'aurait jamais crue la même, s'il n'avait su que c'était Monsieur Knott.
Watt n'avait jamais entendu Monsieur Knott non plus, entendu parler s'entend, ou rire, ou pleurer. Mais une fois il crut l'entendre dire, Cui! Cui! à un petit oiseau, et une autre fois il l'entendit faire un bruit étrange, PLOPFPLOPF Plop] Plopf plop] plopf plop plo pl. Cela se passa parmi les fleurs.
Watt se demandait si Erskine était mieux partagé, à cet égard. Lui et son maître conversaient-ils ? Watt ne les avait jamais entendu le faire, comme il l'aurait certaine- ment fait, s'ils l'avaient fait. Dans un murmure peut-être. Oui, peut-être conversaient-ils dans un murmure, le maître et le serviteur, dans deux murmures, le murmure du maître, le murmure du serviteur.
Un jour, vers la fin du séjour de Watt au rez-de-chaussée, le téléphone sonna et une voix demanda comment Monsieur Knott allait. De quoi coller le meilleur. La voix dit en outre, Une connaissance. Cela pouvait être une voix d'homme aiguë, comme cela pouvait être une voix de femme grave.
Watt formula cet incident comme suit :
Une connaissance de Monsieur Knott, sexe incertain, téléphone pour savoir comment il va.
Cette formulation ne tarda pas à se lézarder.
Mais Watt était trop fatigué pour la réparer, Watt n'osait se fatiguer davantage.
Que de fois il en avait fait fi, du danger qu'il courait en se fatiguant davantage. Fi-fi, disait-il, fi-fi, et de s'y mettre dare-dare, à réparer les lézardes. Mais plus maintenant.
Watt était maintenant fatigué du rez-de-chaussée, le rez- de-chaussée l'avait fatigué pour de bon.
Qu'avait-il appris? Rien.
Que savait-il de Monsieur Knott ? Rien.
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De son désir de s'améliorer, de son désir d'apprendre, de son désir de guérir, que restait-il? Rien.
Mais n'était-ce pas là quelque chose?
Il se voyait comme il avait été alors, si petit, si pauvre. Et maintenant? Plus petit, plus pauvre. N'était-ce pas là quelque chose ?
Si malade, si seul.
Et maintenant?
Plus malade, plus seul.
N'était-ce pas là quelque chose?
Comme le comparatif est quelque chose. Qu'il soit plus
que son positif ou moins. Qu'il soit moins que son superlatif ou plus.
Rouge, plus bleu, le plus jaune, ce vieux rêve était achevé, à demi achevé, achevé. Encore.
Un peu avant l'aube.
Mais enfin il se réveilla pour trouver, s'étant levé, étant descendu, Erskine parti et, descendu un peu plus, un étran- ger dans la cuisine.
Il ne savait pas quand c'était. C'était quand l'if était vert sombre, presque noir. C'était un matin blanc et mou et la terre semblait parée pour la tombe. C'était au son des cloches, cloches de temple, cloches d'église. C'était un matin où le garçon laitier arriva en chantant, faux à la porte son chant aigu, et en chantant repartit, ayant mesuré le lait, de son bidon, dans le pot, royalement, comme à son accoutu- mée.
L'étranger ressemblait à Arsene et à Erskine, au phy- sique. Il se présenta sous le nom d'Arthur. Arthur.
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III
C'est vers cette époque que W a t t fut transféré dans un autre pavillon, me laissant seul dans l'ancien. En consé- quence de quoi il nous arrivait moins souvent que par le passé de nous rencontrer, et de converser. Non que cela nous fût jamais arrivé souvent, de nous rencontrer, et de conver- ser, loin de là. Mais maintenant moins que jamais. Car nous quittions rarement nos pavillons, Watt quittait rarement le sien et je quittais rarement le mien. Et lorsque exception-
nellement nous étions amenés, par le temps que nous aimions, à quitter nos pavillons, et à sortir dans le parc, nous ne l'étions pas toujours au même moment. Car le temps que j'aimais moi, tout en ressemblant au temps qu'aimait Watt, avait certaines caractéristiques que le temps qu'ai- mait Watt n'avait pas, et manquait de certaines carac- téristiques que le temps qu'aimait Watt avait. Ainsi lors- qu'il nous arrivait, attirés au même moment hors de nos pavillons par ce que chacun croyait être le temps aimé, de nous rencontrer dans le petit parc, et peut-être de conver-
ser (car si nous ne pouvions converser sans nous rencontrer, nous pouvions, et c'était souvent le cas, nous rencontrer sans converser), il était presque fatal qu'au moins l'un des deux soit déçu, et se repente amèrement d'avoir quitté son pavillon, et fasse le vain serment de ne plus quitter son pavillon, plus jamais quitter son pavillon, pour rien au monde. Si bien que nous connaissions la résistance aussi,
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la résistance à l'appel du temps aimé, mais rarement au même instant. Non qu'il y eût le moindre rapport entre le fait de résister au même instant et celui de nous rencontrer, et de converser, loin de là. Car lorsque nous résistions tous les deux, alors il ne nous arrivait pas davantage de nous rencontrer, et de converser, que lorsque l'un résistait et l'autre cédait. Mais ah lorsque nous cédions tous les deux, alors il nous. arrivait de nous rencontrer, et peut-être de converser, dans le petit parc.
Le oui est si facile, le non est si facile, quand l'appel se fait entendre, si facile, si facile. Mais à nous dans notre monde sans fenêtres, à la température du corps, fermé aux bruits du dehors, à qui nous ne pouvions entendre le vent, ni voir le soleil, quel appel pouvait parvenir, du temps que nous aimions, sinon un appel d'une faiblesse à se gausser de oui et de non? Et il était manifestement impossible d'avoir la moindre confiance dans les renseignements météorolo- giques de nos surveillants. Rien d'étonnant dans ces condi- tions si, par pure ignorance de ce qui se faisait dehors, nous passions enfermés, tantôt Watt, tantôt moi, tantôt Watt et moi, maintes heures fugitives qui auraient fui tout aussi bien, sinon mieux, certainement pas plus mal, loin de nous, avec nous, lors d'une promenade, solitaire ou à deux, avec ou sans colloque, dans le petit parc. Non, mais l'éton- nant c'est qu'à nous, disposés à céder, chacun à part dans sa tiédeur feutrée et sombre, l'appel ait pu tant de fois par- venir, quelquefois parvenir, assez clair pour nous attirer dehors, dans le petit parc. Oui, que nous ayons jamais pu nous rencontrer, et nous parler, et nous écouter, et que mon bras ait jamais pu reposer sur son bras, et le sien sur le mien, et que nos épaules aient jamais pu se toucher, et nos jambes tricoter en cadence, en ne laissant pour ainsi
dire qu'une seule trace, parallèlement les droites en avant, les gauches en arrière, puis sans hésitation l'inverse, et que penchés en avant, poitrine contre poitrine, nous ayons jamais
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pu nous embrasser (oh exceptionnellement et jamais sur la bouche bien sûr), cela m'a semblé, la dernière fois que j'y ai pensé, étonnant, étonnant. Car nous ne quittions jamais nos pavillons, jamais, sinon à l'appel du temps aimé, Watt ne quittait jamais le sien à cause de moi, je ne quittais jamais le mien à cause de lui, mais les quittant chacun de son côté à l'appel du temps aimé il nous arrivait de nous rencontrer, et même parfois de converser, de la façon la plus amicale, pour ne pas dire tendre, dans le petit parc.
Aucun contact avec la canaille, grouillant dans les cou- loirs, sottement braillarde, bruyamment morose, et jouant à la balle, toujours jouant à la balle, mais à petits pas raides et délicats, à travers ce pullulement de pitres ricanants, hors de nos pavillons vers le temps que nous aimions, et retour de même.
Vent fort avec soleil brillant, voilà le temps que nous aimions (l). Mais tandis que pour Watt l'essentiel était le vent, le soleil était l'essentiel pour Sam. Il s'ensuivait que Watt, donné un vent fort à souhait, ne pestait pas trop contre un soleil qui sans laisser d'être brillant aurait pu l'être encore plus, et que Sam, illuminé de façon adéquate, pouvait passer sur un vent qui sans manquer de force aurait gagné à en avoir davantage. Il est donc évident que les occasions étaient rarissimes où, nous promenant et peut- être conversant dans le petit parc, il nous était donné de nous y promener et peut-être d'y converser avec une joie égale. Car lorsque au soleil Sam resplendissait, alors Watt
pouvait haleter dans un vide, et lorsque comme une feuille
Watt était secoué, alors Sam pouvait trébucher dans le
noir. Mais ah lorsque exceptionnellement les degrés rêvés
de ventilation et de rayonnement étaient réunis, dans le
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(1) Watt aimait le soleil à cette époque ou tout au moins le suppor- tait. On ne sait rien de cette volte-face. Que bougent toutes les ombres, et non seulement lui-même, semblait lui faire plaisir.
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petit parc, alors nous jouissions d'une paix égale, chacun à sa manière, jusqu'à ce que tombe le vent, décline le soleil.
Non que le parc fût si petit, loin de là, puisqu'il s'éten- dait sur cinq ou sept hectares. Mais à nous il semblait petit, après nos pavillons.
Il poussait là d'immenses trembles blêmes et des ifs éternellement sombres, avec une luxuriance tropicale, et d'autres essences aussi, en nombre moindre, si bien que nous marchions souvent dans l'ombre, épaisse, frémissante, sau- vage, tumultueuse.
En hiver les ombres maigres se tordaient, sous nos pas, dans l'herbe folle flétrie.
De fleurs pas trace, sinon des fleurs qui se sèment toutes seules, ou qui ne meurent jamais, ou qui ne meurent qu'après bien des saisons, victimes de l'herbe dévorante. En tête le pissenlit.
De légumes pas signe.
Il y avait un petit ruisseau, ou ru, jamais à sec, qui cou- lait tantôt lent, tantôt torrentiel, captif à jamais de son lit étroit.
Instable un pont rustique enjambait ses eaux sombres, un pont rustique à dos d'âne, dans un état d'extrême déla- brement.
C'est à travers la bosse de cet ouvrage que Watt un jour, allant d'un pas plus lourd que d'ordinaire, ou moins précautionneux que d'habitude, enfonça le pied, et une par- tie de la jambe. Et il n'aurait pas manqué de tomber, et peut-être d'être emporté par l'onde subfluente, si je n'avais été là pour le retenir. Pour ce menu service, je m'en souviens, je n'eus droit à aucun remerciement. Mais comme un seul homme nous nous mîmes aussitôt, Watt depuis une berge, moi depuis l'autre, au moyen de branches robustes et de brins d'osier, à parer au sinistre. Couchés de tout notre long sur le ventre, moi de tout mon long sur le mien, Watt sur le sien de tout le sien, moitié (pour plus de sûreté)
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sur la berge, moitié sur un versant de l'arche, nous tra- vaillâmes d'arrache-pied à bout de bras jusqu'à ce que notre tâche fût terminée, et l'endroit remis en état, et aussi solide qu'avant, sinon davantage. Puis, nos regards s'étant rencon- trés, nous échangeâmes un sourire, chose rare chez nous, quand nous étions ensemble. Et au bout d'un moment ainsi, couchés de tout notre long, sur nos lèvres ce sourire insolite, nous commençâmes à nous en tirer en avant, et vers le haut, tant et si bien que nos têtes finirent par se toucher, et nos nobles fronts bombés, le noble front de Watt, mon noble front à moi. Et enfin ce fut cette chose si rare entre nous, le baiser. Watt posa ses mains sur mes épaules, je posai les miennes sur les siennes (je ne pouvais guère faire autrement), puis j'effleurai de mes lèvres la joue gauche de Watt, puis il effleura des siennes ma joue gauche à moi (il ne pouvait guère faire moins),
tout cela sans passion, sous la voûte tourmentée des branches. C'est que nous y tenions, au petit pont. Car sans lui comment passer d'une partie du parc à l'autre, sans nous mouiller les pieds, et peut-être attraper un refroidissement, susceptible de dégénérer en pneumonie, avec issue proba-
blement fatale.
De sièges, où s'asseoir et reposer, pas le moindre vestige. Buissons et arbustes, à proprement parler, brillaient par
leur absence. Mais de toutes parts se dressaient des taillis, des fourrés d'une densité impénétrable et des ronces géantes en masses arrondies.
Des oiseaux de toute espèce abondaient, et nous nous faisions une joie de les poursuivre, avec des pierres et des mottes de terre. Chez les rouges-gorges notamment, grâce à leur familiarité, nous faisions des ravages, Et les nids d'alouette, chargés d'œufs encore tièdes de la gorge mater- nelle, nous les foulions aux pieds avec une satisfaction toute particulière, au début de la belle saison.
Mais nos meilleurs amis étaient les rats, longs et noirs, 159
qui hantaient les berges du ruisseau. Nous leur apportions de notre ordinaire des morceaux de choix tels que croûtes de fromage et filandres d'agneau, et nous leur apportions en supplément des œufs d'oiseau, des grenouilles et des oisillons. Sensibles à ces attentions ils accouraient au-devant de nous, avec force marques d'affection et de confiance, et se coulaient le long de nos pantalons, et se pendaient à nos poitrines.
