c’est
une personne très croyante!
une personne très croyante!
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Du Côté de Chez Swann - v1
la plus incolore, la
plus triste, au gré de beaucoup, de celles qui peuvent ramper sur le
mur ou décorer la croisée; pour moi, de toutes la plus chère depuis le
jour où elle était apparue sur notre balcon, comme l’ombre même de la
présence de Gilberte qui était peut-être déjà aux Champs-Élysées, et
dès que j’y arriverais, me dirait: «Commençons tout de suite à jouer
aux barres, vous êtes dans mon camp»; fragile, emportée par un
souffle, mais aussi en rapport non pas avec la saison, mais avec
l’heure; promesse du bonheur immédiat que la journée refuse ou
accomplira, et par là du bonheur immédiat par excellence, le bonheur
de l’amour; plus douce, plus chaude sur la pierre que n’est la mousse
même; vivace, à qui il suffit d’un rayon pour naître et faire éclore
de la joie, même au cœur de l’hiver.
Et jusque dans ces jours où toute autre végétation a disparu, où le
beau cuir vert qui enveloppe le tronc des vieux arbres est caché sous
la neige, quand celle-ci cessait de tomber, mais que le temps restait
trop couvert pour espérer que Gilberte sortît, alors tout d’un coup,
faisant dire à ma mère: «Tiens voilà justement qu’il fait beau, vous
pourriez peut-être essayer tout de même d’aller aux Champs-Élysées»,
sur le manteau de neige qui couvrait le balcon, le soleil apparu
entrelaçait des fils d’or et brodait des reflets noirs. Ce jour-là
nous ne trouvions personne ou une seule fillette prête à partir qui
m’assurait que Gilberte ne viendrait pas. Les chaises désertées par
l’assemblée imposante mais frileuse des institutrices étaient vides.
Seule, près de la pelouse, était assise une dame d’un certain âge qui
venait par tous les temps, toujours hanachée d’une toilette
identique, magnifique et sombre, et pour faire la connaissance de
laquelle j’aurais à cette époque sacrifié, si l’échange m’avait été
permis, tous les plus grands avantages futurs de ma vie. Car Gilberte
allait tous les jours la saluer; elle demandait à Gilberte des
nouvelles de «son amour de mère»; et il me semblait que si je l’avais
connue, j’avais été pour Gilberte quelqu’un de tout autre, quelqu’un
qui connaissait les relations de ses parents. Pendant que ses
petits-enfants jouaient plus loin, elle lisait toujours les Débats
qu’elle appelait «mes vieux Débats» et, par genre aristocratique,
disait en parlant du sergent de ville ou de la loueuse de chaises:
«Mon vieil ami le sergent de ville», «la loueuse de chaises et moi qui
sommes de vieux amis».
Françoise avait trop froid pour rester immobile, nous allâmes jusqu’au
pont de la Concorde voir la Seine prise, dont chacun et même les
enfants s’approchaient sans peur comme d’une immense baleine échouée,
sans défense, et qu’on allait dépecer. Nous revenions aux
Champs-Élysées; je languissais de douleur entre les chevaux de bois
immobiles et la pelouse blanche prise dans le réseau noir des allées
dont on avait enlevé la neige et sur laquelle la statue avait à la
main un jet de glace ajouté qui semblait l’explication de son geste.
La vieille dame elle-même ayant plié ses Débats, demanda l’heure à une
bonne d’enfants qui passait et qu’elle remercia en lui disant: «Comme
vous êtes aimable! » puis, priant le cantonnier de dire à ses petits
enfants de revenir, qu’elle avait froid, ajouta: «Vous serez mille
fois bon. Vous savez que je suis confuse! » Tout à coup l’air se
déchira: entre le guignol et le cirque, à l’horizon embelli, sur le
ciel entr’ouvert, je venais d’apercevoir, comme un signe fabuleux, le
plumet bleu de Mademoiselle. Et déjà Gilberte courait à toute vitesse
dans ma direction, étincelante et rouge sous un bonnet carré de
fourrure, animée par le froid, le retard et le désir du jeu; un peu
avant d’arriver à moi, elle se laissa glisser sur la glace et, soit
pour mieux garder son équilibre, soit parce qu’elle trouvait cela plus
gracieux, ou par affectation du maintien d’une patineuse, c’est les
bras grands ouverts qu’elle avançait en souriant, comme si elle avait
voulu m’y recevoir. «Brava! Brava! ça c’est très bien, je dirais comme
vous que c’est chic, que c’est crâne, si je n’étais pas d’un autre
temps, du temps de l’ancien régime, s’écria la vieille dame prenant la
parole au nom des Champs-Élysées silencieux pour remercier Gilberte
d’être venue sans se laisser intimider par le temps. Vous êtes comme
moi, fidèle quand même à nos vieux Champs-Élysées; nous sommes deux
intrépides. Si je vous disais que je les aime, même ainsi. Cette
neige, vous allez rire de moi, ça me fait penser à de l’hermine! » Et
la vieille dame se mit à rire.
Le premier de ces jours--auxquels la neige, image des puissances qui
pouvaient me priver de voir Gilberte, donnait la tristesse d’un jour
de séparation et jusqu’à l’aspect d’un jour de départ parce qu’il
changeait la figure et empêchait presque l’usage du lieu habituel de
nos seules entrevues maintenant changé, tout enveloppé de housses--, ce
jour fit pourtant faire un progrès à mon amour, car il fut comme un
premier chagrin qu’elle eût partagé avec moi. Il n’y avait que nous
deux de notre bande, et être ainsi le seul qui fût avec elle, c’était
non seulement comme un commencement d’intimité, mais aussi de sa
part,--comme si elle ne fût venue rien que pour moi par un temps
pareil--cela me semblait aussi touchant que si un de ces jours où elle
était invitée à une matinée, elle y avait renoncé pour venir me
retrouver aux Champs-Élysées; je prenais plus de confiance en la
vitalité et en l’avenir de notre amitié qui restait vivace au milieu
de l’engourdissement, de la solitude et de la ruine des choses
environnantes; et tandis qu’elle me mettait des boules de neige dans
le cou, je souriais avec attendrissement à ce qui me semblait à la
fois une prédilection qu’elle me marquait en me tolérant comme
compagnon de voyage dans ce pays hivernal et nouveau, et une sorte de
fidélité qu’elle me gardait au milieu du malheur. Bientôt l’une après
l’autre, comme des moineaux hésitants, ses amies arrivèrent toutes
noires sur la neige. Nous commençâmes à jouer et comme ce jour si
tristement commencé devait finir dans la joie, comme je m’approchais,
avant de jouer aux barres, de l’amie à la voix brève que j’avais
entendue le premier jour crier le nom de Gilberte, elle me dit: «Non,
non, on sait bien que vous aimez mieux être dans le camp de Gilberte,
d’ailleurs vous voyez elle vous fait signe. » Elle m’appelait en effet
pour que je vinsse sur la pelouse de neige, dans son camp, dont le
soleil en lui donnant les reflets roses, l’usure métallique des
brocarts anciens, faisait un camp du drap d’or.
Ce jour que j’avais tant redouté fut au contraire un des seuls où je
ne fus pas trop malheureux.
Car, moi qui ne pensais plus qu’à ne jamais rester un jour sans voir
Gilberte (au point qu’une fois ma grand’mère n’étant pas rentrée pour
l’heure du dîner, je ne pus m’empêcher de me dire tout de suite que si
elle avait été écrasée par une voiture, je ne pourrais pas aller de
quelque temps aux Champs-Élysées; on n’aime plus personne dès qu’on
aime) pourtant ces moments où j’étais auprès d’elle et que depuis la
veille j’avais si impatiemment attendus, pour lesquels j’avais
tremblé, auxquels j’aurais sacrifié tout le reste, n’étaient nullement
des moments heureux; et je le savais bien car c’était les seuls
moments de ma vie sur lesquels je concentrasse une attention
méticuleuse, acharnée, et elle ne découvrait pas en eux un atome de
plaisir.
Tout le temps que j’étais loin de Gilberte, j’avais besoin de la voir,
parce que cherchant sans cesse à me représenter son image, je
finissais par ne plus y réussir, et par ne plus savoir exactement à
quoi correspondait mon amour. Puis, elle ne m’avait encore jamais dit
qu’elle m’aimait. Bien au contraire, elle avait souvent prétendu
qu’elle avait des amis qu’elle me préférait, que j’étais un bon
camarade avec qui elle jouait volontiers quoique trop distrait, pas
assez au jeu; enfin elle m’avait donné souvent des marques apparentes
de froideur qui auraient pu ébranler ma croyance que j’étais pour elle
un être différent des autres, si cette croyance avait pris sa source
dans un amour que Gilberte aurait eu pour moi, et non pas, comme cela
était, dans l’amour que j’avais pour elle, ce qui la rendait autrement
résistante, puisque cela la faisait dépendre de la manière même dont
j’étais obligé, par une nécessité intérieure, de penser à Gilberte.
Mais les sentiments que je ressentais pour elle, moi-même je ne les
lui avais pas encore déclarés. Certes, à toutes les pages de mes
cahiers, j’écrivais indéfiniment son nom et son adresse, mais à la vue
de ces vagues lignes que je traçais sans qu’elle pensât pour cela à
moi, qui lui faisaient prendre autour de moi tant de place apparente
sans qu’elle fût mêlée davantage à ma vie, je me sentais découragé
parce qu’elles ne me parlaient pas de Gilberte qui ne les verrait même
pas, mais de mon propre désir qu’elles semblaient me montrer comme
quelque chose de purement personnel, d’irréel, de fastidieux et
d’impuissant. Le plus pressé était que nous nous vissions Gilberte et
moi, et que nous puissions nous faire l’aveu réciproque de notre
amour, qui jusque-là n’aurait pour ainsi dire pas commencé. Sans doute
les diverses raisons qui me rendaient si impatient de la voir auraient
été moins impérieuses pour un homme mûr. Plus tard, il arrive que
devenus habiles dans la culture de nos plaisirs, nous nous contentions
de celui que nous avons à penser à une femme comme je pensais à
Gilberte, sans être inquiets de savoir si cette image correspond à la
réalité, et aussi de celui de l’aimer sans avoir besoin d’être certain
qu’elle nous aime; ou encore que nous renoncions au plaisir de lui
avouer notre inclination pour elle, afin d’entretenir plus vivace
l’inclination qu’elle a pour nous, imitant ces jardiniers japonais qui
pour obtenir une plus belle fleur, en sacrifient plusieurs autres.
Mais à l’époque où j’aimais Gilberte, je croyais encore que l’Amour
existait réellement en dehors de nous; que, en permettant tout au plus
que nous écartions les obstacles, il offrait ses bonheurs dans un
ordre auquel on n’était pas libre de rien changer; il me semblait que
si j’avais, de mon chef, substitué à la douceur de l’aveu la
simulation de l’indifférence, je ne me serais pas seulement privé
d’une des joies dont j’avais le plus rêvé mais que je me serais
fabriqué à ma guise un amour factice et sans valeur, sans
communication avec le vrai, dont j’aurais renoncé à suivre les chemins
mystérieux et préexistants.
Mais quand j’arrivais aux Champs-Élysées,--et que d’abord j’allais
pouvoir confronter mon amour pour lui faire subir les rectifications
nécessaires à sa cause vivante, indépendante de moi--, dès que j’étais
en présence de cette Gilberte Swann sur la vue de laquelle j’avais
compté pour rafraîchir les images que ma mémoire fatiguée ne
retrouvait plus, de cette Gilberte Swann avec qui j’avais joué hier,
et que venait de me faire saluer et reconnaître un instinct aveugle
comme celui qui dans la marche nous met un pied devant l’autre avant
que nous ayons eu le temps de penser, aussitôt tout se passait comme
si elle et la fillette qui était l’objet de mes rêves avaient été deux
êtres différents. Par exemple si depuis la veille je portais dans ma
mémoire deux yeux de feu dans des joues pleines et brillantes, la
figure de Gilberte m’offrait maintenant avec insistance quelque chose
que précisément je ne m’étais pas rappelé, un certain effilement aigu
du nez qui, s’associant instantanément à d’autres traits, prenait
l’importance de ces caractères qui en histoire naturelle définissent
une espèce, et la transmuait en une fillette du genre de celles à
museau pointu. Tandis que je m’apprêtais à profiter de cet instant
désiré pour me livrer, sur l’image de Gilberte que j’avais préparée
avant de venir et que je ne retrouvais plus dans ma tête, à la mise au
point qui me permettrait dans les longues heures où j’étais seul
d’être sûr que c’était bien elle que je me rappelais, que c’était bien
mon amour pour elle que j’accroissais peu à peu comme un ouvrage qu’on
compose, elle me passait une balle; et comme le philosophe idéaliste
dont le corps tient compte du monde extérieur à la réalité duquel son
intelligence ne croit pas, le même moi qui m’avait fait la saluer
avant que je l’eusse identifiée, s’empressait de me faire saisir la
balle qu’elle me tendait (comme si elle était une camarade avec qui
j’étais venu jouer, et non une âme sœur que j’étais venu rejoindre),
me faisait lui tenir par bienséance jusqu’à l’heure où elle s’en
allait, mille propos aimables et insignifiants et m’empêchait ainsi,
ou de garder le silence pendant lequel j’aurais pu enfin remettre la
main sur l’image urgente et égarée, ou de lui dire les paroles qui
pouvaient faire faire à notre amour les progrès décisifs sur lesquels
j’étais chaque fois obligé de ne plus compter que pour l’après-midi
suivante. Il en faisait pourtant quelques-uns. Un jour que nous étions
allés avec Gilberte jusqu’à la baraque de notre marchande qui était
particulièrement aimable pour nous,--car c’était chez elle que M. Swann
faisait acheter son pain d’épices, et par hygiène, il en consommait
beaucoup, souffrant d’un eczéma ethnique et de la constipation des
Prophètes,--Gilberte me montrait en riant deux petits garçons qui
étaient comme le petit coloriste et le petit naturaliste des livres
d’enfants. Car l’un ne voulait pas d’un sucre d’orge rouge parce qu’il
préférait le violet et l’autre, les larmes aux yeux, refusait une
prune que voulait lui acheter sa bonne, parce que, finit-il par dire
d’une voix passionnée: «J’aime mieux l’autre prune, parce qu’elle a un
ver! » J’achetai deux billes d’un sou. Je regardais avec admiration,
lumineuses et captives dans une sébile isolée, les billes d’agate qui
me semblaient précieuses parce qu’elles étaient souriantes et blondes
comme des jeunes filles et parce qu’elles coûtaient cinquante centimes
pièce. Gilberte à qui on donnait beaucoup plus d’argent qu’à moi me
demanda laquelle je trouvais la plus belle. Elles avaient la
transparence et le fondu de la vie. Je n’aurais voulu lui en faire
sacrifier aucune. J’aurais aimé qu’elle pût les acheter, les délivrer
toutes. Pourtant je lui en désignai une qui avait la couleur de ses
yeux. Gilberte la prit, chercha son rayon doré, la caressa, paya sa
rançon, mais aussitôt me remit sa captive en me disant: «Tenez, elle
est à vous, je vous la donne, gardez-la comme souvenir. »
Une autre fois, toujours préoccupé du désir d’entendre la Berma dans
une pièce classique, je lui avais demandé si elle ne possédait pas une
brochure où Bergotte parlait de Racine, et qui ne se trouvait plus
dans le commerce. Elle m’avait prié de lui en rappeler le titre exact,
et le soir je lui avais adressé un petit télégramme en écrivant sur
l’enveloppe ce nom de Gilberte Swann que j’avais tant de fois tracé
sur mes cahiers. Le lendemain elle m’apporta dans un paquet noué de
faveurs mauves et scellé de cire blanche, la brochure qu’elle avait
fait chercher. «Vous voyez que c’est bien ce que vous m’avez demandé,
me dit-elle, tirant de son manchon le télégramme que je lui avais
envoyé. » Mais dans l’adresse de ce pneumatique,--qui, hier encore
n’était rien, n’était qu’un petit bleu que j’avais écrit, et qui
depuis qu’un télégraphiste l’avait remis au concierge de Gilberte et
qu’un domestique l’avait porté jusqu’à sa chambre, était devenu cette
chose sans prix, un des petits bleus qu’elle avait reçus ce
jour-là,--j’eus peine à reconnaître les lignes vaines et solitaires de
mon écriture sous les cercles imprimés qu’y avait apposés la poste,
sous les inscriptions qu’y avait ajoutées au crayon un des facteurs,
signes de réalisation effective, cachets du monde extérieur, violettes
ceintures symboliques de la vie, qui pour la première fois venaient
épouser, maintenir, relever, réjouir mon rêve.
Et il y eut un jour aussi où elle me dit: «Vous savez, vous pouvez
m’appeler Gilberte, en tous cas moi, je vous appellerai par votre nom
de baptême. C’est trop gênant. » Pourtant elle continua encore un
moment à se contenter de me dire «vous» et comme je le lui faisais
remarquer, elle sourit, et composant, construisant une phrase comme
celles qui dans les grammaires étrangères n’ont d’autre but que de
nous faire employer un mot nouveau, elle la termina par mon petit nom.
Et me souvenant plus tard de ce que j’avais senti alors, j’y ai démêlé
l’impression d’avoir été tenu un instant dans sa bouche, moi-même, nu,
sans plus aucune des modalités sociales qui appartenaient aussi, soit
à ses autres camarades, soit, quand elle disait mon nom de famille, à
mes parents, et dont ses lèvres--en l’effort qu’elle faisait, un peu
comme son père, pour articuler les mots qu’elle voulait mettre en
valeur--eurent l’air de me dépouiller, de me dévêtir, comme de sa peau
un fruit dont on ne peut avaler que la pulpe, tandis que son regard,
se mettant au même degré nouveau d’intimité que prenait sa parole,
m’atteignait aussi plus directement, non sans témoigner la conscience,
le plaisir et jusque la gratitude qu’il en avait, en se faisant
accompagner d’un sourire.
Mais au moment même, je ne pouvais apprécier la valeur de ces plaisirs
nouveaux. Ils n’étaient pas donnés par la fillette que j’aimais, au
moi qui l’aimait, mais par l’autre, par celle avec qui je jouais, à
cet autre moi qui ne possédait ni le souvenir de la vraie Gilberte, ni
le cœur indisponible qui seul aurait pu savoir le prix d’un bonheur,
parce que seul il l’avait désiré. Même après être rentré à la maison
je ne les goûtais pas, car, chaque jour, la nécessité qui me faisait
espérer que le lendemain j’aurais la contemplation exacte, calme,
heureuse de Gilberte, qu’elle m’avouerait enfin son amour, en
m’expliquant pour quelles raisons elle avait dû me le cacher
jusqu’ici, cette même nécessité me forçait à tenir le passé pour rien,
à ne jamais regarder que devant moi, à considérer les petits avantages
qu’elle m’avait donnés non pas en eux-mêmes et comme s’ils se
suffisaient, mais comme des échelons nouveaux où poser le pied, qui
allaient me permettre de faire un pas de plus en avant et d’atteindre
enfin le bonheur que je n’avais pas encore rencontré.
Si elle me donnait parfois de ces marques d’amitié, elle me faisait
aussi de la peine en ayant l’air de ne pas avoir de plaisir à me voir,
et cela arrivait souvent les jours mêmes sur lesquels j’avais le plus
compté pour réaliser mes espérances. J’étais sûr que Gilberte
viendrait aux Champs-Élysées et j’éprouvais une allégresse qui me
paraissait seulement la vague anticipation d’un grand bonheur
quand,--entrant dès le matin au salon pour embrasser maman déjà toute
prête, la tour de ses cheveux noirs entièrement construite, et ses
belles mains blanches et potelées sentant encore le savon,--j’avais
appris, en voyant une colonne de poussière se tenir debout toute seule
au-dessus du piano, et en entendant un orgue de Barbarie jouer sous la
fenêtre: «En revenant de la revue», que l’hiver recevait jusqu’au soir
la visite inopinée et radieuse d’une journée de printemps. Pendant que
nous déjeunions, en ouvrant sa croisée, la dame d’en face avait fait
décamper en un clin d’œil, d’à côté de ma chaise,--rayant d’un seul
bond toute la largeur de notre salle à manger--un rayon qui y avait
commencé sa sieste et était déjà revenu la continuer l’instant
d’après. Au collège, à la classe d’une heure, le soleil me faisait
languir d’impatience et d’ennui en laissant traîner une lueur dorée
jusque sur mon pupitre, comme une invitation à la fête où je ne
pourrais arriver avant trois heures, jusqu’au moment où Françoise
venait me chercher à la sortie, et où nous nous acheminions vers les
Champs-Élysées par les rues décorées de lumière, encombrées par la
foule, et où les balcons, descellés par le soleil et vaporeux,
flottaient devant les maisons comme des nuages d’or. Hélas! aux
Champs-Élysées je ne trouvais pas Gilberte, elle n’était pas encore
arrivée. Immobile sur la pelouse nourrie par le soleil invisible qui
çà et là faisait flamboyer la pointe d’un brin d’herbe, et sur
laquelle les pigeons qui s’y étaient posés avaient l’air de sculptures
antiques que la pioche du jardinier a ramenées à la surface d’un sol
auguste, je restais les yeux fixés sur l’horizon, je m’attendais à
tout moment à voir apparaître l’image de Gilberte suivant son
institutrice, derrière la statue qui semblait tendre l’enfant qu’elle
portait et qui ruisselait de rayons, à la bénédiction du soleil. La
vieille lectrice des Débats était assise sur son fauteuil, toujours à
la même place, elle interpellait un gardien à qui elle faisait un
geste amical de la main en lui criant: «Quel joli temps! » Et la
préposée s’étant approchée d’elle pour percevoir le prix du fauteuil,
elle faisait mille minauderies en mettant dans l’ouverture de son gant
le ticket de dix centimes comme si ç’avait été un bouquet, pour qui
elle cherchait, par amabilité pour le donateur, la place la plus
flatteuse possible. Quand elle l’avait trouvée, elle faisait exécuter
une évolution circulaire à son cou, redressait son boa, et plantait
sur la chaisière, en lui montrant le bout de papier jaune qui
dépassait sur son poignet, le beau sourire dont une femme, en
indiquant son corsage à un jeune homme, lui dit: «Vous reconnaissez
vos roses! »
J’emmenais Françoise au-devant de Gilberte jusqu’à l’Arc-de-Triomphe,
nous ne la rencontrions pas, et je revenais vers la pelouse persuadé
qu’elle ne viendrait plus, quand, devant les chevaux de bois, la
fillette à la voix brève se jetait sur moi: «Vite, vite, il y a déjà
un quart d’heure que Gilberte est arrivée. Elle va repartir bientôt.
On vous attend pour faire une partie de barres. » Pendant que je
montais l’avenue des Champs-Élysées, Gilberte était venue par la rue
Boissy-d’Anglas, Mademoiselle ayant profité du beau temps pour faire
des courses pour elle; et M. Swann allait venir chercher sa fille.
Aussi c’était ma faute; je n’aurais pas dû m’éloigner de la pelouse;
car on ne savait jamais sûrement par quel côté Gilberte viendrait, si
ce serait plus ou moins tard, et cette attente finissait par me rendre
plus émouvants, non seulement les Champs-Élysées entiers et toute la
durée de l’après-midi, comme une immense étendue d’espace et de temps
sur chacun des points et à chacun des moments de laquelle il était
possible qu’apparût l’image de Gilberte, mais encore cette image,
elle-même, parce que derrière cette image je sentais se cacher la
raison pour laquelle elle m’était décochée en plein cœur, à quatre
heures au lieu de deux heures et demie, surmontée d’un chapeau de
visite à la place d’un béret de jeu, devant les «Ambassadeurs» et non
entre les deux guignols, je devinais quelqu’une de ces occupations où
je ne pouvais suivre Gilberte et qui la forçaient à sortir ou à rester
à la maison, j’étais en contact avec le mystère de sa vie inconnue.
C’était ce mystère aussi qui me troublait quand, courant sur l’ordre
de la fillette à la voix brève pour commencer tout de suite notre
partie de barres, j’apercevais Gilberte, si vive et brusque avec nous,
faisant une révérence à la dame aux Débats (qui lui disait: «Quel beau
soleil, on dirait du feu»), lui parlant avec un sourire timide, d’un
air compassé qui m’évoquait la jeune fille différente que Gilberte
devait être chez ses parents, avec les amis de ses parents, en visite,
dans toute son autre existence qui m’échappait. Mais de cette
existence personne ne me donnait l’impression comme M. Swann qui
venait un peu après pour retrouver sa fille. C’est que lui et Mme
Swann,--parce que leur fille habitait chez eux, parce que ses études,
ses jeux, ses amitiés dépendaient d’eux--contenaient pour moi, comme
Gilberte, peut-être même plus que Gilberte, comme il convenait à des
lieux tout-puissants sur elle en qui il aurait eu sa source, un
inconnu inaccessible, un charme douloureux. Tout ce qui les concernait
était de ma part l’objet d’une préoccupation si constante que les
jours où, comme ceux-là, M. Swann (que j’avais vu si souvent autrefois
sans qu’il excitât ma curiosité, quand il était lié avec mes parents)
venait chercher Gilberte aux Champs-Élysées, une fois calmés les
battements de cœur qu’avait excités en moi l’apparition de son chapeau
gris et de son manteau à pèlerine, son aspect m’impressionnait encore
comme celui d’un personnage historique sur lequel nous venons de lire
une série d’ouvrages et dont les moindres particularités nous
passionnent. Ses relations avec le comte de Paris qui, quand j’en
entendais parler à Combray, me semblaient indifférentes, prenaient
maintenant pour moi quelque chose de merveilleux, comme si personne
d’autre n’eût jamais connu les Orléans; elles le faisaient se détacher
vivement sur le fond vulgaire des promeneurs de différentes classes
qui encombraient cette allée des Champs-Élysées, et au milieu desquels
j’admirais qu’il consentît à figurer sans réclamer d’eux d’égards
spéciaux, qu’aucun d’ailleurs ne songeait à lui rendre, tant était
profond l’incognito dont il était enveloppé.
Il répondait poliment aux saluts des camarades de Gilberte, même au
mien quoiqu’il fût brouillé avec ma famille, mais sans avoir l’air de
me connaître. (Cela me rappela qu’il m’avait pourtant vu bien souvent
à la campagne; souvenir que j’avais gardé mais dans l’ombre, parce que
depuis que j’avais revu Gilberte, pour moi Swann était surtout son
père, et non plus le Swann de Combray; comme les idées sur lesquelles
j’embranchais maintenant son nom étaient différentes des idées dans le
réseau desquelles il était autrefois compris et que je n’utilisais
plus jamais quand j’avais à penser à lui, il était devenu un
personnage nouveau; je le rattachai pourtant par une ligne
artificielle secondaire et transversale à notre invité d’autrefois; et
comme rien n’avait plus pour moi de prix que dans la mesure où mon
amour pouvait en profiter, ce fut avec un mouvement de honte et le
regret de ne pouvoir les effacer que je retrouvai les années où, aux
yeux de ce même Swann qui était en ce moment devant moi aux
Champs-Élysées et à qui heureusement Gilberte n’avait peut-être pas
dit mon nom, je m’étais si souvent le soir rendu ridicule en envoyant
demander à maman de monter dans ma chambre me dire bonsoir, pendant
qu’elle prenait le café avec lui, mon père et mes grands-parents à la
table du jardin. ) Il disait à Gilberte qu’il lui permettait de faire
une partie, qu’il pouvait attendre un quart d’heure, et s’asseyant
comme tout le monde sur une chaise de fer payait son ticket de cette
main que Philippe VII avait si souvent retenue dans la sienne, tandis
que nous commencions à jouer sur la pelouse, faisant envoler les
pigeons dont les beaux corps irisés qui ont la forme d’un cœur et sont
comme les lilas du règne des oiseaux, venaient se réfugier comme en
des lieux d’asile, tel sur le grand vase de pierre à qui son bec en y
disparaissant faisait faire le geste et assignait la destination
d’offrir en abondance les fruits ou les graines qu’il avait l’air d’y
picorer, tel autre sur le front de la statue, qu’il semblait surmonter
d’un de ces objets en émail desquels la polychromie varie dans
certaines œuvres antiques la monotonie de la pierre et d’un attribut
qui, quand la déesse le porte, lui vaut une épithète particulière et
en fait, comme pour une mortelle un prénom différent, une divinité
nouvelle.
Un de ces jours de soleil qui n’avait pas réalisé mes espérances, je
n’eus pas le courage de cacher ma déception à Gilberte.
--J’avais justement beaucoup de choses à vous demander, lui dis-je. Je
croyais que ce jour compterait beaucoup dans notre amitié. Et aussitôt
arrivée, vous allez partir! Tâchez de venir demain de bonne heure, que
je puisse enfin vous parler.
Sa figure resplendit et ce fut en sautant de joie qu’elle me répondit:
--Demain, comptez-y, mon bel ami, mais je ne viendrai pas! j’ai un
grand goûter; après-demain non plus, je vais chez une amie pour voir
de ses fenêtres l’arrivée du roi Théodose, ce sera superbe, et le
lendemain encore à Michel Strogoff et puis après, cela va être bientôt
Noël et les vacances du jour de l’An. Peut-être on va m’emmener dans
le midi. Ce que ce serait chic! quoique cela me fera manquer un arbre
de Noël; en tous cas si je reste à Paris, je ne viendrai pas ici car
j’irai faire des visites avec maman. Adieu, voilà papa qui m’appelle.
Je revins avec Françoise par les rues qui étaient encore pavoisées de
soleil, comme au soir d’une fête qui est finie. Je ne pouvais pas
traîner mes jambes.
--Ça n’est pas étonnant, dit Françoise, ce n’est pas un temps de
saison, il fait trop chaud. Hélas! mon Dieu, de partout il doit y
avoir bien des pauvres malades, c’est à croire que là-haut aussi tout
se détraque.
Je me redisais en étouffant mes sanglots les mots où Gilberte avait
laissé éclater sa joie de ne pas venir de longtemps aux
Champs-Élysées. Mais déjà le charme dont, par son simple
fonctionnement, se remplissait mon esprit dès qu’il songeait à elle,
la position particulière, unique,--fût elle affligeante,--où me plaçait
inévitablement par rapport à Gilberte, la contrainte interne d’un pli
mental, avaient commencé à ajouter, même à cette marque
d’indifférence, quelque chose de romanesque, et au milieu de mes
larmes se formait un sourire qui n’était que l’ébauche timide d’un
baiser. Et quand vint l’heure du courrier, je me dis ce soir-là comme
tous les autres: Je vais recevoir une lettre de Gilberte, elle va me
dire enfin qu’elle n’a jamais cessé de m’aimer, et m’expliquera la
raison mystérieuse pour laquelle elle a été forcée de me le cacher
jusqu’ici, de faire semblant de pouvoir être heureuse sans me voir, la
raison pour laquelle elle a pris l’apparence de la Gilberte simple
camarade.
Tous les soirs je me plaisais à imaginer cette lettre, je croyais la
lire, je m’en récitais chaque phrase. Tout d’un coup je m’arrêtais
effrayé. Je comprenais que si je devais recevoir une lettre de
Gilberte, ce ne pourrait pas en tous cas être celle-là puisque c’était
moi qui venais de la composer. Et dès lors, je m’efforçais de
détourner ma pensée des mots que j’aurais aimé qu’elle m’écrivît, par
peur en les énonçant, d’exclure justement ceux-là,--les plus chers, les
plus désirés--, du champ des réalisations possibles. Même si par une
invraisemblable coïncidence, c’eût été justement la lettre que j’avais
inventée que de son côté m’eût adressée Gilberte, y reconnaissant mon
œuvre je n’eusse pas eu l’impression de recevoir quelque chose qui ne
vînt pas de moi, quelque chose de réel, de nouveau, un bonheur
extérieur à mon esprit, indépendant de ma volonté, vraiment donné par
l’amour.
En attendant je relisais une page que ne m’avait pas écrite Gilberte,
mais qui du moins me venait d’elle, cette page de Bergotte sur la
beauté des vieux mythes dont s’est inspiré Racine, et que, à côté de
la bille d’agathe, je gardais toujours auprès de moi. J’étais attendri
par la bonté de mon amie qui me l’avait fait rechercher; et comme
chacun a besoin de trouver des raisons à sa passion, jusqu’à être
heureux de reconnaître dans l’être qu’il aime des qualités que la
littérature ou la conversation lui ont appris être de celles qui sont
dignes d’exciter l’amour, jusqu’à les assimiler par imitation et en
faire des raisons nouvelles de son amour, ces qualités fussent-elles
les plus oppressées à celles que cet amour eût recherchées tant qu’il
était spontané--comme Swann autrefois le caractère esthétique de la
beauté d’Odette,--moi, qui avais d’abord aimé Gilberte, dès Combray, à
cause de tout l’inconnu de sa vie, dans lequel j’aurais voulu me
précipiter, m’incarner, en délaissant la mienne qui ne m’était plus
rien, je pensais maintenant comme à un inestimable avantage, que de
cette mienne vie trop connue, dédaignée, Gilberte pourrait devenir un
jour l’humble servante, la commode et confortable collaboratrice, qui
le soir m’aidant dans mes travaux, collationnerait pour moi des
brochures. Quant à Bergotte, ce vieillard infiniment sage et presque
divin à cause de qui j’avais d’abord aimé Gilberte, avant même de
l’avoir vue, maintenant c’était surtout à cause de Gilberte que je
l’aimais. Avec autant de plaisir que les pages qu’il avait écrites sur
Racine, je regardais le papier fermé de grands cachets de cire blancs
et noué d’un flot de rubans mauves dans lequel elle me les avait
apportées. Je baisais la bille d’agate qui était la meilleure part du
cœur de mon amie, la part qui n’était pas frivole, mais fidèle, et qui
bien que parée du charme mystérieux de la vie de Gilberte demeurait
près de moi, habitait ma chambre, couchait dans mon lit. Mais la
beauté de cette pierre, et la beauté aussi de ces pages de Bergotte,
que j’étais heureux d’associer à l’idée de mon amour pour Gilberte
comme si dans les moments où celui-ci ne m’apparaissait plus que comme
un néant, elles lui donnaient une sorte de consistance, je
m’apercevais qu’elles étaient antérieures à cet amour, qu’elles ne lui
ressemblaient pas, que leurs éléments avaient été fixés par le talent
ou par les lois minéralogiques avant que Gilberte ne me connût, que
rien dans le livre ni dans la pierre n’eût été autre si Gilberte ne
m’avait pas aimé et que rien par conséquent ne m’autorisait à lire en
eux un message de bonheur. Et tandis que mon amour attendant sans
cesse du lendemain l’aveu de celui de Gilberte, annulait, défaisait
chaque soir le travail mal fait de la journée, dans l’ombre de
moi-même une ouvrière inconnue ne laissait pas au rebut les fils
arrachés et les disposait, sans souci de me plaire et de travailler à
mon bonheur, dans un ordre différent qu’elle donnait à tous ses
ouvrages. Ne portant aucun intérêt particulier à mon amour, ne
commençant pas par décider que j’étais aimé, elle recueillait les
actions de Gilberte qui m’avaient semblé inexplicables et ses fautes
que j’avais excusées. Alors les unes et les autres prenaient un sens.
Il semblait dire, cet ordre nouveau, qu’en voyant Gilberte, au lieu
qu’elle vînt aux Champs-Élysées, aller à une matinée, faire des
courses avec son institutrice et se préparer à une absence pour les
vacances du jour de l’an, j’avais tort de penser, me dire: «c’est
qu’elle est frivole ou docile. » Car elle eût cessé d’être l’un ou
l’autre si elle m’avait aimé, et si elle avait été forcée d’obéir
c’eût été avec le même désespoir que j’avais les jours où je ne la
voyais pas. Il disait encore, cet ordre nouveau, que je devais
pourtant savoir ce que c’était qu’aimer puisque j’aimais Gilberte; il
me faisait remarquer le souci perpétuel que j’avais de me faire valoir
à ses yeux, à cause duquel j’essayais de persuader à ma mère d’acheter
à Françoise un caoutchouc et un chapeau avec un plumet bleu, ou plutôt
de ne plus m’envoyer aux Champs-Élysées avec cette bonne dont je
rougissais (à quoi ma mère répondait que j’étais injuste pour
Françoise, que c’était une brave femme qui nous était dévouée), et
aussi ce besoin unique de voir Gilberte qui faisait que des mois
d’avance je ne pensais qu’à tâcher d’apprendre à quelle époque elle
quitterait Paris et où elle irait, trouvant le pays le plus agréable
un lieu d’exil si elle ne devait pas y être, et ne désirant que rester
toujours à Paris tant que je pourrais la voir aux Champs-Élysées; et
il n’avait pas de peine à me montrer que ce souci-là, ni ce besoin, je
ne les trouverais sous les actions de Gilberte. Elle au contraire
appréciait son institutrice, sans s’inquiéter de ce que j’en pensais.
Elle trouvait naturel de ne pas venir aux Champs-Élysées, si c’était
pour aller faire des emplettes avec Mademoiselle, agréable si c’était
pour sortir avec sa mère. Et à supposer même qu’elle m’eût permis
d’aller passer les vacances au même endroit qu’elle, du moins pour
choisir cet endroit elle s’occupait du désir de ses parents, de mille
amusements dont on lui avait parlé et nullement que ce fût celui où ma
famille avait l’intention de m’envoyer. Quand elle m’assurait parfois
qu’elle m’aimait moins qu’un de ses amis, moins qu’elle ne m’aimait la
veille parce que je lui avais fait perdre sa partie par une
négligence, je lui demandais pardon, je lui demandais ce qu’il fallait
faire pour qu’elle recommençât à m’aimer autant, pour qu’elle m’aimât
plus que les autres; je voulais qu’elle me dît que c’était déjà fait,
je l’en suppliais comme si elle avait pu modifier son affection pour
moi à son gré, au mien, pour me faire plaisir, rien que par les mots
qu’elle dirait, selon ma bonne ou ma mauvaise conduite. Ne savais-je
donc pas que ce que j’éprouvais, moi, pour elle, ne dépendait ni de
ses actions, ni de ma volonté?
Il disait enfin, l’ordre nouveau dessiné par l’ouvrière invisible, que
si nous pouvons désirer que les actions d’une personne qui nous a
peinés jusqu’ici n’aient pas été sincères, il y a dans leur suite une
clarté contre quoi notre désir ne peut rien et à laquelle, plutôt qu’à
lui, nous devons demander quelles seront ses actions de demain.
Ces paroles nouvelles, mon amour les entendait; elles le persuadaient
que le lendemain ne serait pas différent de ce qu’avaient été tous les
autres jours; que le sentiment de Gilberte pour moi, trop ancien déjà
pour pouvoir changer, c’était l’indifférence; que dans mon amitié avec
Gilberte, c’est moi seul qui aimais. «C’est vrai, répondait mon amour,
il n’y a plus rien à faire de cette amitié-là, elle ne changera pas. »
Alors dès le lendemain (ou attendant une fête s’il y en avait une
prochaine, un anniversaire, le nouvel an peut-être, un de ces jours
qui ne sont pas pareils aux autres, où le temps recommence sur de
nouveaux frais en rejetant l’héritage du passé, en n’acceptant pas le
legs de ses tristesses) je demandais à Gilberte de renoncer à notre
amitié ancienne et de jeter les bases d’une nouvelle amitié.
J’avais toujours à portée de ma main un plan de Paris qui, parce qu’on
pouvait y distinguer la rue où habitaient M. et Mme Swann, me semblait
contenir un trésor. Et par plaisir, par une sorte de fidélité
chevaleresque aussi, à propos de n’importe quoi, je disais le nom de
cette rue, si bien que mon père me demandait, n’étant pas comme ma
mère et ma grand’mère au courant de mon amour:
--Mais pourquoi parles-tu tout le temps de cette rue, elle n’a rien
d’extraordinaire, elle est très agréable à habiter parce qu’elle est à
deux pas du Bois, mais il y en a dix autres dans le même cas.
Je m’arrangeais à tout propos à faire prononcer à mes parents le nom
de Swann: certes je me le répétais mentalement sans cesse: mais
j’avais besoin aussi d’entendre sa sonorité délicieuse et de me faire
jouer cette musique dont la lecture muette ne me suffisait pas. Ce nom
de Swann d’ailleurs que je connaissais depuis si longtemps, était
maintenant pour moi, ainsi qu’il arrive à certains aphasiques à
l’égard des mots les plus usuels, un nom nouveau. Il était toujours
présent à ma pensée et pourtant elle ne pouvait pas s’habituer à lui.
Je le décomposais, je l’épelais, son orthographe était pour moi une
surprise. Et en même temps que d’être familier, il avait cessé de me
paraître innocent. Les joies que je prenais à l’entendre, je les
croyais si coupables, qu’il me semblait qu’on devinait ma pensée et
qu’on changeait la conversation si je cherchais à l’y amener. Je me
rabattais sur les sujets qui touchaient encore à Gilberte, je
rabâchais sans fin les mêmes paroles, et j’avais beau savoir que ce
n’était que des paroles,--des paroles prononcées loin d’elle, qu’elle
n’entendait pas, des paroles sans vertu qui répétaient ce qui était,
mais ne le pouvaient modifier,--pourtant il me semblait qu’à force de
manier, de brasser ainsi tout ce qui avoisinait Gilberte j’en ferais
peut-être sortir quelque chose d’heureux. Je redisais à mes parents
que Gilberte aimait bien son institutrice, comme si cette proposition
énoncée pour la centième fois allait avoir enfin pour effet de faire
brusquement entrer Gilberte venant à tout jamais vivre avec nous. Je
reprenais l’éloge de la vieille dame qui lisait les Débats (j’avais
insinué à mes parents que c’était une ambassadrice ou peut-être une
altesse) et je continuais à célébrer sa beauté, sa magnificence, sa
noblesse, jusqu’au jour où je dis que d’après le nom qu’avait prononcé
Gilberte elle devait s’appeler Mme Blatin.
--Oh! mais je vois ce que c’est, s’écria ma mère tandis que je me
sentais rougir de honte. À la garde! À la garde! comme aurait dit ton
pauvre grand-père. Et c’est elle que tu trouves belle! Mais elle est
horrible et elle l’a toujours été. C’est la veuve d’un huissier. Tu ne
te rappelles pas quand tu étais enfant les manèges que je faisais pour
l’éviter à la leçon de gymnastique où, sans me connaître, elle voulait
venir me parler sous prétexte de me dire que tu étais «trop beau pour
un garçon». Elle a toujours eu la rage de connaître du monde et il
faut bien qu’elle soit une espèce de folle comme j’ai toujours pensé,
si elle connaît vraiment Mme Swann. Car si elle était d’un milieu fort
commun, au moins il n’y a jamais rien eu que je sache à dire sur elle.
Mais il fallait toujours qu’elle se fasse des relations. Elle est
horrible, affreusement vulgaire, et avec cela faiseuse d’embarras. »
Quant à Swann, pour tâcher de lui ressembler, je passais tout mon
temps à table, à me tirer sur le nez et à me frotter les yeux. Mon
père disait: «cet enfant est idiot, il deviendra affreux. » J’aurais
surtout voulu être aussi chauve que Swann. Il me semblait un être si
extraordinaire que je trouvais merveilleux que des personnes que je
fréquentais le connussent aussi et que dans les hasards d’une journée
quelconque on pût être amené à le rencontrer. Et une fois, ma mère, en
train de nous raconter comme chaque soir à dîner, les courses qu’elle
avait faites dans l’après-midi, rien qu’en disant: «A ce propos,
devinez qui j’ai rencontré aux Trois Quartiers, au rayon des
parapluies: Swann», fit éclore au milieu de son récit, fort aride pour
moi, une fleur mystérieuse. Quelle mélancolique volupté, d’apprendre
que cet après-midi-là, profilant dans la foule sa forme surnaturelle,
Swann avait été acheter un parapluie. Au milieu des événements grands
et minimes, également indifférents, celui-là éveillait en moi ces
vibrations particulières dont était perpétuellement ému mon amour pour
Gilberte. Mon père disait que je ne m’intéressais à rien parce que je
n’écoutais pas quand on parlait des conséquences politiques que
pouvait avoir la visite du roi Théodose, en ce moment l’hôte de la
France et, prétendait-on, son allié. Mais combien en revanche, j’avais
envie de savoir si Swann avait son manteau à pèlerine!
--Est-ce que vous vous êtes dit bonjour? demandai-je.
--Mais naturellement, répondit ma mère qui avait toujours l’air de
craindre que si elle eût avoué que nous étions en froid avec Swann, on
eût cherché à les réconcilier plus qu’elle ne souhaitait, à cause de
Mme Swann qu’elle ne voulait pas connaître. «C’est lui qui est venu me
saluer, je ne le voyais pas.
--Mais alors, vous n’êtes pas brouillés?
--Brouillés? mais pourquoi veux-tu que nous soyons brouillés»,
répondit-elle vivement comme si j’avais attenté à la fiction de ses
bons rapports avec Swann et essayé de travailler à un «rapprochement».
--Il pourrait t’en vouloir de ne plus l’inviter.
--On n’est pas obligé d’inviter tout le monde; est-ce qu’il m’invite?
Je ne connais pas sa femme.
--Mais il venait bien à Combray.
--Eh bien oui! il venait à Combray, et puis à Paris il a autre chose à
faire et moi aussi. Mais je t’assure que nous n’avions pas du tout
l’air de deux personnes brouillées. Nous sommes restés un moment
ensemble parce qu’on ne lui apportait pas son paquet. Il m’a demandé
de tes nouvelles, il m’a dit que tu jouais avec sa fille, ajouta ma
mère, m’émerveillant du prodige que j’existasse dans l’esprit de
Swann, bien plus, que ce fût d’une façon assez complète, pour que,
quand je tremblais d’amour devant lui aux Champs-Élysées, il sût mon
nom, qui était ma mère, et pût amalgamer autour de ma qualité de
camarade de sa fille quelques renseignements sur mes grands-parents,
leur famille, l’endroit que nous habitions, certaines particularités
de notre vie d’autrefois, peut-être même inconnues de moi. Mais ma
mère ne paraissait pas avoir trouvé un charme particulier à ce rayon
des Trois Quartiers où elle avait représenté pour Swann, au moment où
il l’avait vue, une personne définie avec qui il avait des souvenirs
communs qui avaient motivé chez lui le mouvement de s’approcher
d’elle, le geste de la saluer.
Ni elle d’ailleurs ni mon père ne semblaient non plus trouver à parler
des grands-parents de Swann, du titre d’agent de change honoraire, un
plaisir qui passât tous les autres. Mon imagination avait isolé et
consacré dans le Paris social une certaine famille comme elle avait
fait dans le Paris de pierre pour une certaine maison dont elle avait
sculpté la porte cochère et rendu précieuses les fenêtres. Mais ces
ornements, j’étais seul à les voir. De même que mon père et ma mère
trouvaient la maison qu’habitait Swann pareille aux autres maisons
construites en même temps dans le quartier du Bois, de même la famille
de Swann leur semblait du même genre que beaucoup d’autres familles
d’agents de change. Ils la jugeaient plus ou moins favorablement selon
le degré où elle avait participé à des mérites communs au reste de
l’univers et ne lui trouvaient rien d’unique. Ce qu’au contraire ils y
appréciaient, ils le rencontraient à un degré égal, ou plus élevé,
ailleurs. Aussi après avoir trouvé la maison bien située, ils
parlaient d’une autre qui l’était mieux, mais qui n’avait rien à voir
avec Gilberte, ou de financiers d’un cran supérieur à son grand-père;
et s’ils avaient eu l’air un moment d’être du même avis que moi,
c’était par un malentendu qui ne tardait pas à se dissiper. C’est que,
pour percevoir dans tout ce qui entourait Gilberte, une qualité
inconnue analogue dans le monde des émotions à ce que peut être dans
celui des couleurs l’infra-rouge, mes parents étaient dépourvus de ce
sens supplémentaire et momentané dont m’avait doté l’amour.
Les jours où Gilberte m’avait annoncé qu’elle ne devait pas venir aux
Champs-Élysées, je tâchais de faire des promenades qui me
rapprochassent un peu d’elle. Parfois j’emmenais Françoise en
pèlerinage devant la maison qu’habitaient les Swann. Je lui faisais
répéter sans fin ce que, par l’institutrice, elle avait appris
relativement à Mme Swann. «Il paraît qu’elle a bien confiance à des
médailles. Jamais elle ne partira en voyage si elle a entendu la
chouette, ou bien comme un tic-tac d’horloge dans le mur, ou si elle a
vu un chat à minuit, ou si le bois d’un meuble, il a craqué. Ah!
c’est
une personne très croyante! » J’étais si amoureux de Gilberte que si
sur le chemin j’apercevais leur vieux maître d’hôtel promenant un
chien, l’émotion m’obligeait à m’arrêter, j’attachais sur ses favoris
blancs des regards pleins de passion. Françoise me disait:
--Qu’est-ce que vous avez?
Puis, nous poursuivions notre route jusque devant leur porte cochère
où un concierge différent de tout concierge, et pénétré jusque dans
les galons de sa livrée du même charme douloureux que j’avais ressenti
dans le nom de Gilberte, avait l’air de savoir que j’étais de ceux à
qui une indignité originelle interdirait toujours de pénétrer dans la
vie mystérieuse qu’il était chargé de garder et sur laquelle les
fenêtres de l’entre-sol paraissaient conscientes d’être refermées,
ressemblant beaucoup moins entre la noble retombée de leurs rideaux de
mousseline à n’importe quelles autres fenêtres, qu’aux regards de
Gilberte. D’autres fois nous allions sur les boulevards et je me
postais à l’entrée de la rue Duphot; on m’avait dit qu’on pouvait
souvent y voir passer Swann se rendant chez son dentiste; et mon
imagination différenciait tellement le père de Gilberte du reste de
l’humanité, sa présence au milieu du monde réel y introduisait tant de
merveilleux, que, avant même d’arriver à la Madeleine, j’étais ému à
la pensée d’approcher d’une rue où pouvait se produire inopinément
l’apparition surnaturelle.
Mais le plus souvent,--quand je ne devais pas voir Gilberte--comme
j’avais appris que Mme Swann se promenait presque chaque jour dans
l’allée «des Acacias», autour du grand Lac, et dans l’allée de la
«Reine Marguerite», je dirigeais Françoise du côté du bois de
Boulogne. Il était pour moi comme ces jardins zoologiques où l’on voit
rassemblés des flores diverses et des paysages opposés; où, après une
colline on trouve une grotte, un pré, des rochers, une rivière, une
fosse, une colline, un marais, mais où l’on sait qu’ils ne sont là que
pour fournir aux ébats de l’hippopotame, des zèbres, des crocodiles,
des lapins russes, des ours et du héron, un milieu approprié ou un
cadre pittoresque; lui, le Bois, complexe aussi, réunissant des petits
mondes divers et clos,--faisant succéder quelque ferme plantée d’arbres
rouges, de chênes d’Amérique, comme une exploitation agricole dans la
Virginie, à une sapinière au bord du lac, ou à une futaie d’où surgit
tout à coup dans sa souple fourrure, avec les beaux yeux d’une bête,
quelque promeneuse rapide,--il était le Jardin des femmes; et,--comme
l’allée de Myrtes de l’Enéide,--plantée pour elles d’arbres d’une seule
essence, l’allée des Acacias était fréquentée par les Beautés
célèbres. Comme, de loin, la culmination du rocher d’où elle se jette
dans l’eau, transporte de joie les enfants qui savent qu’ils vont voir
l’otarie, bien avant d’arriver à l’allée des Acacias, leur parfum qui,
irradiant alentour, faisait sentir de loin l’approche et la
singularité d’une puissante et molle individualité végétale; puis,
quand je me rapprochais, le faîte aperçu de leur frondaison légère et
mièvre, d’une élégance facile, d’une coupe coquette et d’un mince
tissu, sur laquelle des centaines de fleurs s’étaient abattues comme
des colonies ailées et vibratiles de parasites précieux; enfin jusqu’à
leur nom féminin, désœuvré et doux, me faisaient battre le cœur mais
d’un désir mondain, comme ces valses qui ne nous évoquent plus que le
nom des belles invitées que l’huissier annonce à l’entrée d’un bal. On
m’avait dit que je verrais dans l’allée certaines élégantes que, bien
qu’elles n’eussent pas toutes été épousées, l’on citait habituellement
à côté de Mme Swann, mais le plus souvent sous leur nom de guerre;
leur nouveau nom, quand il y en avait un, n’était qu’une sorte
d’incognito que ceux qui voulaient parler d’elles avaient soin de
lever pour se faire comprendre. Pensant que le Beau--dans l’ordre des
élégances féminines--était régi par des lois occultes à la connaissance
desquelles elles avaient été initiées, et qu’elles avaient le pouvoir
de le réaliser, j’acceptais d’avance comme une révélation l’apparition
de leur toilette, de leur attelage, de mille détails au sein desquels
je mettais ma croyance comme une âme intérieure qui donnait la
cohésion d’un chef-d’œuvre à cet ensemble éphémère et mouvant. Mais
c’est Mme Swann que je voulais voir, et j’attendais qu’elle passât,
ému comme si ç’avait été Gilberte, dont les parents, imprégnés comme
tout ce qui l’entourait, de son charme, excitaient en moi autant
d’amour qu’elle, même un trouble plus douloureux (parce que leur point
de contact avec elle était cette partie intestine de sa vie qui
m’était interdite), et enfin (car je sus bientôt, comme on le verra,
qu’ils n’aimaient pas que je jouasse avec elle), ce sentiment de
vénération que nous vouons toujours à ceux qui exercent sans frein la
puissance de nous faire du mal.
J’assignais la première place à la simplicité, dans l’ordre des
mérites esthétiques et des grandeurs mondaines quand j’apercevais Mme
Swann à pied, dans une polonaise de drap, sur la tête un petit toquet
agrémenté d’une aile de lophophore, un bouquet de violettes au
corsage, pressée, traversant l’allée des Acacias comme si ç’avait été
seulement le chemin le plus court pour rentrer chez elle et répondant
d’un clin d’œil aux messieurs en voiture qui, reconnaissant de loin
sa silhouette, la saluaient et se disaient que personne n’avait autant
de chic. Mais au lieu de la simplicité, c’est le faste que je mettais
au plus haut rang, si, après que j’avais forcé Françoise, qui n’en
pouvait plus et disait que les jambes «lui rentraient», à faire les
cent pas pendant une heure, je voyais enfin, débouchant de l’allée qui
vient de la Porte Dauphine--image pour moi d’un prestige royal, d’une
arrivée souveraine telle qu’aucune reine véritable n’a pu m’en donner
l’impression dans la suite, parce que j’avais de leur pouvoir une
notion moins vague et plus expérimentale,--emportée par le vol de deux
chevaux ardents, minces et contournés comme on en voit dans les
dessins de Constantin Guys, portant établi sur son siège un énorme
cocher fourré comme un cosaque, à côté d’un petit groom rappelant le
«tigre» de «feu Baudenord», je voyais--ou plutôt je sentais imprimer sa
forme dans mon cœur par une nette et épuisante blessure--une
incomparable victoria, à dessein un peu haute et laissant passer à
travers son luxe «dernier cri» des allusions aux formes anciennes, au
fond de laquelle reposait avec abandon Mme Swann, ses cheveux
maintenant blonds avec une seule mèche grise ceints d’un mince bandeau
de fleurs, le plus souvent des violettes, d’où descendaient de longs
voiles, à la main une ombrelle mauve, aux lèvres un sourire ambigu où
je ne voyais que la bienveillance d’une Majesté et où il y avait
surtout la provocation de la cocotte, et qu’elle inclinait avec
douceur sur les personnes qui la saluaient. Ce sourire en réalité
disait aux uns: «Je me rappelle très bien, c’était exquis! »; à
d’autres: «Comme j’aurais aimé! ç’a été la mauvaise chance! »; à
d’autres: «Mais si vous voulez! Je vais suivre encore un moment la
file et dès que je pourrai, je couperai. » Quand passaient des
inconnus, elle laissait cependant autour de ses lèvres un sourire
oisif, comme tourné vers l’attente ou le souvenir d’un ami et qui
faisait dire: «Comme elle est belle! » Et pour certains hommes
seulement elle avait un sourire aigre, contraint, timide et froid et
qui signifiait: «Oui, rosse, je sais que vous avez une langue de
vipère, que vous ne pouvez pas vous tenir de parler! Est-ce que je
m’occupe de vous, moi! » Coquelin passait en discourant au milieu
d’amis qui l’écoutaient et faisait avec la main à des personnes en
voiture, un large bonjour de théâtre. Mais je ne pensais qu’à Mme
Swann et je faisais semblant de ne pas l’avoir vue, car je savais
qu’arrivée à la hauteur du Tir aux pigeons elle dirait à son cocher de
couper la file et de l’arrêter pour qu’elle pût descendre l’allée à
pied. Et les jours où je me sentais le courage de passer à côté
d’elle, j’entraînais Françoise dans cette direction. A un moment en
effet, c’est dans l’allée des piétons, marchant vers nous que
j’apercevais Mme Swann laissant s’étaler derrière elle la longue
traîne de sa robe mauve, vêtue, comme le peuple imagine les reines,
d’étoffes et de riches atours que les autres femmes ne portaient pas,
abaissant parfois son regard sur le manche de son ombrelle, faisant
peu attention aux personnes qui passaient, comme si sa grande affaire
et son but avaient été de prendre de l’exercice, sans penser qu’elle
était vue et que toutes les têtes étaient tournées vers elle. Parfois
pourtant quand elle s’était retournée pour appeler son lévrier, elle
jetait imperceptiblement un regard circulaire autour d’elle.
Ceux même qui ne la connaissaient pas étaient avertis par quelque
chose de singulier et d’excessif--ou peut-être par une radiation
télépathique comme celles qui déchaînaient des applaudissements dans
la foule ignorante aux moments où la Berma était sublime,--que ce
devait être quelque personne connue. Ils se demandaient: «Qui
est-ce? », interrogeaient quelquefois un passant, ou se promettaient de
se rappeler la toilette comme un point de repère pour des amis plus
instruits qui les renseigneraient aussitôt. D’autres promeneurs,
s’arrêtant à demi, disaient:
--«Vous savez qui c’est? Mme Swann! Cela ne vous dit rien? Odette de
Crécy? »
--«Odette de Crécy? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes. . . Mais
savez-vous qu’elle ne doit plus être de la première jeunesse! Je me
rappelle que j’ai couché avec elle le jour de la démission de
Mac-Mahon. »
--«Je crois que vous ferez bien de ne pas le lui rappeler. Elle est
maintenant Mme Swann, la femme d’un monsieur du Jockey, ami du prince
de Galles. Elle est du reste encore superbe. »
--«Oui, mais si vous l’aviez connue à ce moment-là, ce qu’elle était
jolie! Elle habitait un petit hôtel très étrange avec des
chinoiseries. Je me rappelle que nous étions embêtés par le bruit des
crieurs de journaux, elle a fini par me faire lever. »
Sans entendre les réflexions, je percevais autour d’elle le murmure
indistinct de la célébrité. Mon cœur battait d’impatience quand je
pensais qu’il allait se passer un instant encore avant que tous ces
gens, au milieu desquels je remarquais avec désolation que n’était pas
un banquier mulâtre par lequel je me sentais méprisé, vissent le jeune
homme inconnu auquel ils ne prêtaient aucune attention, saluer (sans
la connaître, à vrai dire, mais je m’y croyais autorisé parce que mes
parents connaissaient son mari et que j’étais le camarade de sa
fille), cette femme dont la réputation de beauté, d’inconduite et
d’élégance était universelle. Mais déjà j’étais tout près de Mme
Swann, alors je lui tirais un si grand coup de chapeau, si étendu, si
prolongé, qu’elle ne pouvait s’empêcher de sourire. Des gens riaient.
Quant à elle, elle ne m’avait jamais vu avec Gilberte, elle ne savait
pas mon nom, mais j’étais pour elle--comme un des gardes du Bois, ou le
batelier ou les canards du lac à qui elle jetait du pain--un des
personnages secondaires, familiers, anonymes, aussi dénués de
caractères individuels qu’un «emploi de théâtre», de ses promenades au
bois. Certains jours où je ne l’avais pas vue allée des Acacias, il
m’arrivait de la rencontrer dans l’allée de la Reine-Marguerite où
vont les femmes qui cherchent à être seules, ou à avoir l’air de
chercher à l’être; elle ne le restait pas longtemps, bientôt rejointe
par quelque ami, souvent coiffé d’un «tube» gris, que je ne
connaissais pas et qui causait longuement avec elle, tandis que leurs
deux voitures suivaient.
Cette complexité du bois de Boulogne qui en fait un lieu factice et,
dans le sens zoologique ou mythologique du mot, un Jardin, je l’ai
retrouvée cette année comme je le traversais pour aller à Trianon, un
des premiers matins de ce mois de novembre où, à Paris, dans les
maisons, la proximité et la privation du spectacle de l’automne qui
s’achève si vite sans qu’on y assiste, donnent une nostalgie, une
véritable fièvre des feuilles mortes qui peut aller jusqu’à empêcher
de dormir. Dans ma chambre fermée, elles s’interposaient depuis un
mois, évoquées par mon désir de les voir, entre ma pensée et n’importe
quel objet auquel je m’appliquais, et tourbillonnaient comme ces
taches jaunes qui parfois, quoi que nous regardions, dansent devant
nos yeux. Et ce matin-là, n’entendant plus la pluie tomber comme les
jours précédents, voyant le beau temps sourire aux coins des rideaux
fermés comme aux coins d’une bouche close qui laisse échapper le
secret de son bonheur, j’avais senti que ces feuilles jaunes, je
pourrais les regarder traversées par la lumière, dans leur suprême
beauté; et ne pouvant pas davantage me tenir d’aller voir des arbres
qu’autrefois, quand le vent soufflait trop fort dans ma cheminée, de
partir pour le bord de la mer, j’étais sorti pour aller à Trianon, en
passant par le bois de Boulogne. C’était l’heure et c’était la saison
où le Bois semble peut-être le plus multiple, non seulement parce
qu’il est plus subdivisé, mais encore parce qu’il l’est autrement.
Même dans les parties découvertes où l’on embrasse un grand espace, çà
et là, en face des sombres masses lointaines des arbres qui n’avaient
pas de feuilles ou qui avaient encore leurs feuilles de l’été, un
double rang de marronniers orangés semblait, comme dans un tableau à
peine commencé, avoir seul encore été peint par le décorateur qui
n’aurait pas mis de couleur sur le reste, et tendait son allée en
pleine lumière pour la promenade épisodique de personnages qui ne
seraient ajoutés que plus tard.
Plus loin, là où toutes leurs feuilles vertes couvraient les arbres,
un seul, petit, trapu, étêté et têtu, secouait au vent une vilaine
chevelure rouge. Ailleurs encore c’était le premier éveil de ce mois
de mai des feuilles, et celles d’un empelopsis merveilleux et
souriant, comme une épine rose de l’hiver, depuis le matin même
étaient tout en fleur. Et le Bois avait l’aspect provisoire et factice
d’une pépinière ou d’un parc, où soit dans un intérêt botanique, soit
pour la préparation d’une fête, on vient d’installer, au milieu des
arbres de sorte commune qui n’ont pas encore été déplantés, deux ou
trois espèces précieuses aux feuillages fantastiques et qui semblent
autour d’eux réserver du vide, donner de l’air, faire de la clarté.
Ainsi c’était la saison où le Bois de Boulogne trahit le plus
d’essences diverses et juxtapose le plus de parties distinctes en un
assemblage composite. Et c’était aussi l’heure. Dans les endroits où
les arbres gardaient encore leurs feuilles, ils semblaient subir une
altération de leur matière à partir du point où ils étaient touchés
par la lumière du soleil, presque horizontale le matin comme elle le
redeviendrait quelques heures plus tard au moment où dans le
crépuscule commençant, elle s’allume comme une lampe, projette à
distance sur le feuillage un reflet artificiel et chaud, et fait
flamber les suprêmes feuilles d’un arbre qui reste le candélabre
incombustible et terne de son faîte incendié. Ici, elle épaississait
comme des briques, et, comme une jaune maçonnerie persane à dessins
bleus, cimentait grossièrement contre le ciel les feuilles des
marronniers, là au contraire les détachait de lui, vers qui elles
crispaient leurs doigts d’or. A mi-hauteur d’un arbre habillé de vigne
vierge, elle greffait et faisait épanouir, impossible à discerner
nettement dans l’éblouissement, un immense bouquet comme de fleurs
rouges, peut-être une variété d’œillet. Les différentes parties du
Bois, mieux confondues l’été dans l’épaisseur et la monotonie des
verdures se trouvaient dégagées. Des espaces plus éclaircis laissaient
voir l’entrée de presque toutes, ou bien un feuillage somptueux la
désignait comme une oriflamme. On distinguait, comme sur une carte en
couleur, Armenonville, le Pré Catelan, Madrid, le Champ de courses,
les bords du Lac. Par moments apparaissait quelque construction
inutile, une fausse grotte, un moulin à qui les arbres en s’écartant
faisaient place ou qu’une pelouse portait en avant sur sa moelleuse
plateforme. On sentait que le Bois n’était pas qu’un bois, qu’il
répondait à une destination étrangère à la vie de ses arbres,
l’exaltation que j’éprouvais n’était pas causée que par l’admiration
de l’automne, mais par un désir. Grande source d’une joie que l’âme
ressent d’abord sans en reconnaître la cause, sans comprendre que rien
au dehors ne la motive. Ainsi regardais-je les arbres avec une
tendresse insatisfaite qui les dépassait et se portait à mon insu vers
ce chef-d’œuvre des belles promeneuses qu’ils enferment chaque jour
pendant quelques heures. J’allais vers l’allée des Acacias. Je
traversais des futaies où la lumière du matin qui leur imposait des
divisions nouvelles, émondait les arbres, mariait ensemble les tiges
diverses et composait des bouquets. Elle attirait adroitement à elle
deux arbres; s’aidant du ciseau puissant du rayon et de l’ombre, elle
retranchait à chacun une moitié de son tronc et de ses branches, et,
tressant ensemble les deux moitiés qui restaient, en faisait soit un
seul pilier d’ombre, que délimitait l’ensoleillement d’alentour, soit
un seul fantôme de clarté dont un réseau d’ombre noire cernait le
factice et tremblant contour. Quand un rayon de soleil dorait les plus
hautes branches, elles semblaient, trempées d’une humidité
étincelante, émerger seules de l’atmosphère liquide et couleur
d’émeraude où la futaie tout entière était plongée comme sous la mer.
Car les arbres continuaient à vivre de leur vie propre et quand ils
n’avaient plus de feuilles, elle brillait mieux sur le fourreau de
velours vert qui enveloppait leurs troncs ou dans l’émail blanc des
sphères de gui qui étaient semées au faîte des peupliers, rondes comme
le soleil et la lune dans la Création de Michel-Ange. Mais forcés
depuis tant d’années par une sorte de greffe à vivre en commun avec la
femme, ils m’évoquaient la dryade, la belle mondaine rapide et colorée
qu’au passage ils couvrent de leurs branches et obligent à ressentir
comme eux la puissance de la saison; ils me rappelaient le temps
heureux de ma croyante jeunesse, quand je venais avidement aux lieux
où des chefs-d’œuvre d’élégance féminine se réaliseraient pour
quelques instants entre les feuillages inconscients et complices. Mais
la beauté que faisaient désirer les sapins et les acacias du bois de
Boulogne, plus troublants en cela que les marronniers et les lilas de
Trianon que j’allais voir, n’était pas fixée en dehors de moi dans les
souvenirs d’une époque historique, dans des œuvres d’art, dans un
petit temple à l’amour au pied duquel s’amoncellent les feuilles
palmées d’or. Je rejoignis les bords du Lac, j’allai jusqu’au Tir aux
pigeons. L’idée de perfection que je portais en moi, je l’avais prêtée
alors à la hauteur d’une victoria, à la maigreur de ces chevaux
furieux et légers comme des guêpes, les yeux injectés de sang comme
les cruels chevaux de Diomède, et que maintenant, pris d’un désir de
revoir ce que j’avais aimé, aussi ardent que celui qui me poussait
bien des années auparavant dans ces mêmes chemins, je voulais avoir de
nouveau sous les yeux au moment où l’énorme cocher de Mme Swann,
surveillé par un petit groom gros comme le poing et aussi enfantin que
saint Georges, essayait de maîtriser leurs ailes d’acier qui se
débattaient effarouchées et palpitantes. Hélas! il n’y avait plus que
des automobiles conduites par des mécaniciens moustachus
qu’accompagnaient de grands valets de pied. Je voulais tenir sous les
yeux de mon corps pour savoir s’ils étaient aussi charmants que les
voyaient les yeux de ma mémoire, de petits chapeaux de femmes si bas
qu’ils semblaient une simple couronne. Tous maintenant étaient
immenses, couverts de fruits et de fleurs et d’oiseaux variés. Au lieu
des belles robes dans lesquelles Mme Swann avait l’air d’une reine,
des tuniques gréco-saxonnes relevaient avec les plis des Tanagra, et
quelquefois dans le style du Directoire, des chiffrons liberty semés
de fleurs comme un papier peint. Sur la tête des messieurs qui
auraient pu se promener avec Mme Swann dans l’allée de la
Reine-Marguerite, je ne trouvais pas le chapeau gris d’autrefois, ni
même un autre. Ils sortaient nu-tête. Et toutes ces parties nouvelles
du spectacle, je n’avais plus de croyance à y introduire pour leur
donner la consistance, l’unité, l’existence; elles passaient éparses
devant moi, au hasard, sans vérité, ne contenant en elles aucune
beauté que mes yeux eussent pu essayer comme autrefois de composer.
C’étaient des femmes quelconques, en l’élégance desquelles je n’avais
aucune foi et dont les toilettes me semblaient sans importance. Mais
quand disparaît une croyance, il lui survit--et de plus en plus vivace
pour masquer le manque de la puissance que nous avons perdue de donner
de la réalité à des choses nouvelles--un attachement fétichiste aux
anciennes qu’elle avait animées, comme si c’était en elles et non en
nous que le divin résidait et si notre incrédulité actuelle avait une
cause contingente, la mort des Dieux.
Quelle horreur! me disais-je: peut-on trouver ces automobiles
élégantes comme étaient les anciens attelages? je suis sans doute déjà
trop vieux--mais je ne suis pas fait pour un monde où les femmes
s’entravent dans des robes qui ne sont pas même en étoffe. A quoi bon
venir sous ces arbres, si rien n’est plus de ce qui s’assemblait sous
ces délicats feuillages rougissants, si la vulgarité et la folie ont
remplacé ce qu’ils encadraient d’exquis. Quelle horreur! Ma
consolation c’est de penser aux femmes que j’ai connues, aujourd’hui
qu’il n’y a plus d’élégance. Mais comment des gens qui contemplent ces
horribles créatures sous leurs chapeaux couverts d’une volière ou d’un
potager, pourraient-ils même sentir ce qu’il y avait de charmant à
voir Mme Swann coiffée d’une simple capote mauve ou d’un petit chapeau
que dépassait une seule fleur d’iris toute droite. Aurais-je même pu
leur faire comprendre l’émotion que j’éprouvais par les matins d’hiver
à rencontrer Mme Swann à pied, en paletot de loutre, coiffée d’un
simple béret que dépassaient deux couteaux de plumes de perdrix, mais
autour de laquelle la tiédeur factice de son appartement était
évoquée, rien que par le bouquet de violettes qui s’écrasait à son
corsage et dont le fleurissement vivant et bleu en face du ciel gris,
de l’air glacé, des arbres aux branches nues, avait le même charme de
ne prendre la saison et le temps que comme un cadre, et de vivre dans
une atmosphère humaine, dans l’atmosphère de cette femme, qu’avaient
dans les vases et les jardinières de son salon, près du feu allumé,
devant le canapé de soie, les fleurs qui regardaient par la fenêtre
close la neige tomber? D’ailleurs il ne m’eût pas suffi que les
toilettes fussent les mêmes qu’en ces années-là. A cause de la
solidarité qu’ont entre elles les différentes parties d’un souvenir et
que notre mémoire maintient équilibrées dans un assemblage où il ne
nous est pas permis de rien distraire, ni refuser, j’aurais voulu
pouvoir aller finir la journée chez une de ces femmes, devant une
tasse de thé, dans un appartement aux murs peints de couleurs sombres,
comme était encore celui de Mme Swann (l’année d’après celle où se
termine la première partie de ce récit) et où luiraient les feux
orangés, la rouge combustion, la flamme rose et blanche des
chrysanthèmes dans le crépuscule de novembre pendant des instants
pareils à ceux où (comme on le verra plus tard) je n’avais pas su
découvrir les plaisirs que je désirais. Mais maintenant, même ne me
conduisant à rien, ces instants me semblaient avoir eu eux-mêmes assez
de charme. Je voudrais les retrouver tels que je me les rappelais.
Hélas! il n’y avait plus que des appartements Louis XVI tout blancs,
émaillés d’hortensias bleus. D’ailleurs, on ne revenait plus à Paris
que très tard. Mme Swann m’eût répondu d’un château qu’elle ne
rentrerait qu’en février, bien après le temps des chrysanthèmes, si je
lui avais demandé de reconstituer pour moi les éléments de ce souvenir
que je sentais attaché à une année lointaine, à un millésime vers
lequel il ne m’était pas permis de remonter, les éléments de ce désir
devenu lui-même inaccessible comme le plaisir qu’il avait jadis
vainement poursuivi. Et il m’eût fallu aussi que ce fussent les mêmes
femmes, celles dont la toilette m’intéressait parce que, au temps où
je croyais encore, mon imagination les avait individualisées et les
avait pourvues d’une légende. Hélas! dans l’avenue des Acacias--l’allée
de Myrtes--j’en revis quelques-unes, vieilles, et qui n’étaient plus
que les ombres terribles de ce qu’elles avaient été, errant, cherchant
désespérément on ne sait quoi dans les bosquets virgiliens. Elles
avaient fui depuis longtemps que j’étais encore à interroger vainement
les chemins désertés. Le soleil s’était caché. La nature recommençait
à régner sur le Bois d’où s’était envolée l’idée qu’il était le Jardin
élyséen de la Femme; au-dessus du moulin factice le vrai ciel était
gris; le vent ridait le Grand Lac de petites vaguelettes, comme un
lac; de gros oiseaux parcouraient rapidement le Bois, comme un bois,
et poussant des cris aigus se posaient l’un après l’autre sur les
grands chênes qui sous leur couronne druidique et avec une majesté
dodonéenne semblaient proclamer le vide inhumain de la forêt
désaffectée, et m’aidaient à mieux comprendre la contradiction que
c’est de chercher dans la réalité les tableaux de la mémoire, auxquels
manquerait toujours le charme qui leur vient de la mémoire même et de
n’être pas perçus par les sens. La réalité que j’avais connue
n’existait plus. Il suffisait que Mme Swann n’arrivât pas toute
pareille au même moment, pour que l’Avenue fût autre. Les lieux que
nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace où nous
les situons pour plus de facilité. Ils n’étaient qu’une mince tranche
au milieu d’impressions contiguës qui formaient notre vie d’alors; le
souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain
instant; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives,
hélas, comme les années.
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN ***
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plus triste, au gré de beaucoup, de celles qui peuvent ramper sur le
mur ou décorer la croisée; pour moi, de toutes la plus chère depuis le
jour où elle était apparue sur notre balcon, comme l’ombre même de la
présence de Gilberte qui était peut-être déjà aux Champs-Élysées, et
dès que j’y arriverais, me dirait: «Commençons tout de suite à jouer
aux barres, vous êtes dans mon camp»; fragile, emportée par un
souffle, mais aussi en rapport non pas avec la saison, mais avec
l’heure; promesse du bonheur immédiat que la journée refuse ou
accomplira, et par là du bonheur immédiat par excellence, le bonheur
de l’amour; plus douce, plus chaude sur la pierre que n’est la mousse
même; vivace, à qui il suffit d’un rayon pour naître et faire éclore
de la joie, même au cœur de l’hiver.
Et jusque dans ces jours où toute autre végétation a disparu, où le
beau cuir vert qui enveloppe le tronc des vieux arbres est caché sous
la neige, quand celle-ci cessait de tomber, mais que le temps restait
trop couvert pour espérer que Gilberte sortît, alors tout d’un coup,
faisant dire à ma mère: «Tiens voilà justement qu’il fait beau, vous
pourriez peut-être essayer tout de même d’aller aux Champs-Élysées»,
sur le manteau de neige qui couvrait le balcon, le soleil apparu
entrelaçait des fils d’or et brodait des reflets noirs. Ce jour-là
nous ne trouvions personne ou une seule fillette prête à partir qui
m’assurait que Gilberte ne viendrait pas. Les chaises désertées par
l’assemblée imposante mais frileuse des institutrices étaient vides.
Seule, près de la pelouse, était assise une dame d’un certain âge qui
venait par tous les temps, toujours hanachée d’une toilette
identique, magnifique et sombre, et pour faire la connaissance de
laquelle j’aurais à cette époque sacrifié, si l’échange m’avait été
permis, tous les plus grands avantages futurs de ma vie. Car Gilberte
allait tous les jours la saluer; elle demandait à Gilberte des
nouvelles de «son amour de mère»; et il me semblait que si je l’avais
connue, j’avais été pour Gilberte quelqu’un de tout autre, quelqu’un
qui connaissait les relations de ses parents. Pendant que ses
petits-enfants jouaient plus loin, elle lisait toujours les Débats
qu’elle appelait «mes vieux Débats» et, par genre aristocratique,
disait en parlant du sergent de ville ou de la loueuse de chaises:
«Mon vieil ami le sergent de ville», «la loueuse de chaises et moi qui
sommes de vieux amis».
Françoise avait trop froid pour rester immobile, nous allâmes jusqu’au
pont de la Concorde voir la Seine prise, dont chacun et même les
enfants s’approchaient sans peur comme d’une immense baleine échouée,
sans défense, et qu’on allait dépecer. Nous revenions aux
Champs-Élysées; je languissais de douleur entre les chevaux de bois
immobiles et la pelouse blanche prise dans le réseau noir des allées
dont on avait enlevé la neige et sur laquelle la statue avait à la
main un jet de glace ajouté qui semblait l’explication de son geste.
La vieille dame elle-même ayant plié ses Débats, demanda l’heure à une
bonne d’enfants qui passait et qu’elle remercia en lui disant: «Comme
vous êtes aimable! » puis, priant le cantonnier de dire à ses petits
enfants de revenir, qu’elle avait froid, ajouta: «Vous serez mille
fois bon. Vous savez que je suis confuse! » Tout à coup l’air se
déchira: entre le guignol et le cirque, à l’horizon embelli, sur le
ciel entr’ouvert, je venais d’apercevoir, comme un signe fabuleux, le
plumet bleu de Mademoiselle. Et déjà Gilberte courait à toute vitesse
dans ma direction, étincelante et rouge sous un bonnet carré de
fourrure, animée par le froid, le retard et le désir du jeu; un peu
avant d’arriver à moi, elle se laissa glisser sur la glace et, soit
pour mieux garder son équilibre, soit parce qu’elle trouvait cela plus
gracieux, ou par affectation du maintien d’une patineuse, c’est les
bras grands ouverts qu’elle avançait en souriant, comme si elle avait
voulu m’y recevoir. «Brava! Brava! ça c’est très bien, je dirais comme
vous que c’est chic, que c’est crâne, si je n’étais pas d’un autre
temps, du temps de l’ancien régime, s’écria la vieille dame prenant la
parole au nom des Champs-Élysées silencieux pour remercier Gilberte
d’être venue sans se laisser intimider par le temps. Vous êtes comme
moi, fidèle quand même à nos vieux Champs-Élysées; nous sommes deux
intrépides. Si je vous disais que je les aime, même ainsi. Cette
neige, vous allez rire de moi, ça me fait penser à de l’hermine! » Et
la vieille dame se mit à rire.
Le premier de ces jours--auxquels la neige, image des puissances qui
pouvaient me priver de voir Gilberte, donnait la tristesse d’un jour
de séparation et jusqu’à l’aspect d’un jour de départ parce qu’il
changeait la figure et empêchait presque l’usage du lieu habituel de
nos seules entrevues maintenant changé, tout enveloppé de housses--, ce
jour fit pourtant faire un progrès à mon amour, car il fut comme un
premier chagrin qu’elle eût partagé avec moi. Il n’y avait que nous
deux de notre bande, et être ainsi le seul qui fût avec elle, c’était
non seulement comme un commencement d’intimité, mais aussi de sa
part,--comme si elle ne fût venue rien que pour moi par un temps
pareil--cela me semblait aussi touchant que si un de ces jours où elle
était invitée à une matinée, elle y avait renoncé pour venir me
retrouver aux Champs-Élysées; je prenais plus de confiance en la
vitalité et en l’avenir de notre amitié qui restait vivace au milieu
de l’engourdissement, de la solitude et de la ruine des choses
environnantes; et tandis qu’elle me mettait des boules de neige dans
le cou, je souriais avec attendrissement à ce qui me semblait à la
fois une prédilection qu’elle me marquait en me tolérant comme
compagnon de voyage dans ce pays hivernal et nouveau, et une sorte de
fidélité qu’elle me gardait au milieu du malheur. Bientôt l’une après
l’autre, comme des moineaux hésitants, ses amies arrivèrent toutes
noires sur la neige. Nous commençâmes à jouer et comme ce jour si
tristement commencé devait finir dans la joie, comme je m’approchais,
avant de jouer aux barres, de l’amie à la voix brève que j’avais
entendue le premier jour crier le nom de Gilberte, elle me dit: «Non,
non, on sait bien que vous aimez mieux être dans le camp de Gilberte,
d’ailleurs vous voyez elle vous fait signe. » Elle m’appelait en effet
pour que je vinsse sur la pelouse de neige, dans son camp, dont le
soleil en lui donnant les reflets roses, l’usure métallique des
brocarts anciens, faisait un camp du drap d’or.
Ce jour que j’avais tant redouté fut au contraire un des seuls où je
ne fus pas trop malheureux.
Car, moi qui ne pensais plus qu’à ne jamais rester un jour sans voir
Gilberte (au point qu’une fois ma grand’mère n’étant pas rentrée pour
l’heure du dîner, je ne pus m’empêcher de me dire tout de suite que si
elle avait été écrasée par une voiture, je ne pourrais pas aller de
quelque temps aux Champs-Élysées; on n’aime plus personne dès qu’on
aime) pourtant ces moments où j’étais auprès d’elle et que depuis la
veille j’avais si impatiemment attendus, pour lesquels j’avais
tremblé, auxquels j’aurais sacrifié tout le reste, n’étaient nullement
des moments heureux; et je le savais bien car c’était les seuls
moments de ma vie sur lesquels je concentrasse une attention
méticuleuse, acharnée, et elle ne découvrait pas en eux un atome de
plaisir.
Tout le temps que j’étais loin de Gilberte, j’avais besoin de la voir,
parce que cherchant sans cesse à me représenter son image, je
finissais par ne plus y réussir, et par ne plus savoir exactement à
quoi correspondait mon amour. Puis, elle ne m’avait encore jamais dit
qu’elle m’aimait. Bien au contraire, elle avait souvent prétendu
qu’elle avait des amis qu’elle me préférait, que j’étais un bon
camarade avec qui elle jouait volontiers quoique trop distrait, pas
assez au jeu; enfin elle m’avait donné souvent des marques apparentes
de froideur qui auraient pu ébranler ma croyance que j’étais pour elle
un être différent des autres, si cette croyance avait pris sa source
dans un amour que Gilberte aurait eu pour moi, et non pas, comme cela
était, dans l’amour que j’avais pour elle, ce qui la rendait autrement
résistante, puisque cela la faisait dépendre de la manière même dont
j’étais obligé, par une nécessité intérieure, de penser à Gilberte.
Mais les sentiments que je ressentais pour elle, moi-même je ne les
lui avais pas encore déclarés. Certes, à toutes les pages de mes
cahiers, j’écrivais indéfiniment son nom et son adresse, mais à la vue
de ces vagues lignes que je traçais sans qu’elle pensât pour cela à
moi, qui lui faisaient prendre autour de moi tant de place apparente
sans qu’elle fût mêlée davantage à ma vie, je me sentais découragé
parce qu’elles ne me parlaient pas de Gilberte qui ne les verrait même
pas, mais de mon propre désir qu’elles semblaient me montrer comme
quelque chose de purement personnel, d’irréel, de fastidieux et
d’impuissant. Le plus pressé était que nous nous vissions Gilberte et
moi, et que nous puissions nous faire l’aveu réciproque de notre
amour, qui jusque-là n’aurait pour ainsi dire pas commencé. Sans doute
les diverses raisons qui me rendaient si impatient de la voir auraient
été moins impérieuses pour un homme mûr. Plus tard, il arrive que
devenus habiles dans la culture de nos plaisirs, nous nous contentions
de celui que nous avons à penser à une femme comme je pensais à
Gilberte, sans être inquiets de savoir si cette image correspond à la
réalité, et aussi de celui de l’aimer sans avoir besoin d’être certain
qu’elle nous aime; ou encore que nous renoncions au plaisir de lui
avouer notre inclination pour elle, afin d’entretenir plus vivace
l’inclination qu’elle a pour nous, imitant ces jardiniers japonais qui
pour obtenir une plus belle fleur, en sacrifient plusieurs autres.
Mais à l’époque où j’aimais Gilberte, je croyais encore que l’Amour
existait réellement en dehors de nous; que, en permettant tout au plus
que nous écartions les obstacles, il offrait ses bonheurs dans un
ordre auquel on n’était pas libre de rien changer; il me semblait que
si j’avais, de mon chef, substitué à la douceur de l’aveu la
simulation de l’indifférence, je ne me serais pas seulement privé
d’une des joies dont j’avais le plus rêvé mais que je me serais
fabriqué à ma guise un amour factice et sans valeur, sans
communication avec le vrai, dont j’aurais renoncé à suivre les chemins
mystérieux et préexistants.
Mais quand j’arrivais aux Champs-Élysées,--et que d’abord j’allais
pouvoir confronter mon amour pour lui faire subir les rectifications
nécessaires à sa cause vivante, indépendante de moi--, dès que j’étais
en présence de cette Gilberte Swann sur la vue de laquelle j’avais
compté pour rafraîchir les images que ma mémoire fatiguée ne
retrouvait plus, de cette Gilberte Swann avec qui j’avais joué hier,
et que venait de me faire saluer et reconnaître un instinct aveugle
comme celui qui dans la marche nous met un pied devant l’autre avant
que nous ayons eu le temps de penser, aussitôt tout se passait comme
si elle et la fillette qui était l’objet de mes rêves avaient été deux
êtres différents. Par exemple si depuis la veille je portais dans ma
mémoire deux yeux de feu dans des joues pleines et brillantes, la
figure de Gilberte m’offrait maintenant avec insistance quelque chose
que précisément je ne m’étais pas rappelé, un certain effilement aigu
du nez qui, s’associant instantanément à d’autres traits, prenait
l’importance de ces caractères qui en histoire naturelle définissent
une espèce, et la transmuait en une fillette du genre de celles à
museau pointu. Tandis que je m’apprêtais à profiter de cet instant
désiré pour me livrer, sur l’image de Gilberte que j’avais préparée
avant de venir et que je ne retrouvais plus dans ma tête, à la mise au
point qui me permettrait dans les longues heures où j’étais seul
d’être sûr que c’était bien elle que je me rappelais, que c’était bien
mon amour pour elle que j’accroissais peu à peu comme un ouvrage qu’on
compose, elle me passait une balle; et comme le philosophe idéaliste
dont le corps tient compte du monde extérieur à la réalité duquel son
intelligence ne croit pas, le même moi qui m’avait fait la saluer
avant que je l’eusse identifiée, s’empressait de me faire saisir la
balle qu’elle me tendait (comme si elle était une camarade avec qui
j’étais venu jouer, et non une âme sœur que j’étais venu rejoindre),
me faisait lui tenir par bienséance jusqu’à l’heure où elle s’en
allait, mille propos aimables et insignifiants et m’empêchait ainsi,
ou de garder le silence pendant lequel j’aurais pu enfin remettre la
main sur l’image urgente et égarée, ou de lui dire les paroles qui
pouvaient faire faire à notre amour les progrès décisifs sur lesquels
j’étais chaque fois obligé de ne plus compter que pour l’après-midi
suivante. Il en faisait pourtant quelques-uns. Un jour que nous étions
allés avec Gilberte jusqu’à la baraque de notre marchande qui était
particulièrement aimable pour nous,--car c’était chez elle que M. Swann
faisait acheter son pain d’épices, et par hygiène, il en consommait
beaucoup, souffrant d’un eczéma ethnique et de la constipation des
Prophètes,--Gilberte me montrait en riant deux petits garçons qui
étaient comme le petit coloriste et le petit naturaliste des livres
d’enfants. Car l’un ne voulait pas d’un sucre d’orge rouge parce qu’il
préférait le violet et l’autre, les larmes aux yeux, refusait une
prune que voulait lui acheter sa bonne, parce que, finit-il par dire
d’une voix passionnée: «J’aime mieux l’autre prune, parce qu’elle a un
ver! » J’achetai deux billes d’un sou. Je regardais avec admiration,
lumineuses et captives dans une sébile isolée, les billes d’agate qui
me semblaient précieuses parce qu’elles étaient souriantes et blondes
comme des jeunes filles et parce qu’elles coûtaient cinquante centimes
pièce. Gilberte à qui on donnait beaucoup plus d’argent qu’à moi me
demanda laquelle je trouvais la plus belle. Elles avaient la
transparence et le fondu de la vie. Je n’aurais voulu lui en faire
sacrifier aucune. J’aurais aimé qu’elle pût les acheter, les délivrer
toutes. Pourtant je lui en désignai une qui avait la couleur de ses
yeux. Gilberte la prit, chercha son rayon doré, la caressa, paya sa
rançon, mais aussitôt me remit sa captive en me disant: «Tenez, elle
est à vous, je vous la donne, gardez-la comme souvenir. »
Une autre fois, toujours préoccupé du désir d’entendre la Berma dans
une pièce classique, je lui avais demandé si elle ne possédait pas une
brochure où Bergotte parlait de Racine, et qui ne se trouvait plus
dans le commerce. Elle m’avait prié de lui en rappeler le titre exact,
et le soir je lui avais adressé un petit télégramme en écrivant sur
l’enveloppe ce nom de Gilberte Swann que j’avais tant de fois tracé
sur mes cahiers. Le lendemain elle m’apporta dans un paquet noué de
faveurs mauves et scellé de cire blanche, la brochure qu’elle avait
fait chercher. «Vous voyez que c’est bien ce que vous m’avez demandé,
me dit-elle, tirant de son manchon le télégramme que je lui avais
envoyé. » Mais dans l’adresse de ce pneumatique,--qui, hier encore
n’était rien, n’était qu’un petit bleu que j’avais écrit, et qui
depuis qu’un télégraphiste l’avait remis au concierge de Gilberte et
qu’un domestique l’avait porté jusqu’à sa chambre, était devenu cette
chose sans prix, un des petits bleus qu’elle avait reçus ce
jour-là,--j’eus peine à reconnaître les lignes vaines et solitaires de
mon écriture sous les cercles imprimés qu’y avait apposés la poste,
sous les inscriptions qu’y avait ajoutées au crayon un des facteurs,
signes de réalisation effective, cachets du monde extérieur, violettes
ceintures symboliques de la vie, qui pour la première fois venaient
épouser, maintenir, relever, réjouir mon rêve.
Et il y eut un jour aussi où elle me dit: «Vous savez, vous pouvez
m’appeler Gilberte, en tous cas moi, je vous appellerai par votre nom
de baptême. C’est trop gênant. » Pourtant elle continua encore un
moment à se contenter de me dire «vous» et comme je le lui faisais
remarquer, elle sourit, et composant, construisant une phrase comme
celles qui dans les grammaires étrangères n’ont d’autre but que de
nous faire employer un mot nouveau, elle la termina par mon petit nom.
Et me souvenant plus tard de ce que j’avais senti alors, j’y ai démêlé
l’impression d’avoir été tenu un instant dans sa bouche, moi-même, nu,
sans plus aucune des modalités sociales qui appartenaient aussi, soit
à ses autres camarades, soit, quand elle disait mon nom de famille, à
mes parents, et dont ses lèvres--en l’effort qu’elle faisait, un peu
comme son père, pour articuler les mots qu’elle voulait mettre en
valeur--eurent l’air de me dépouiller, de me dévêtir, comme de sa peau
un fruit dont on ne peut avaler que la pulpe, tandis que son regard,
se mettant au même degré nouveau d’intimité que prenait sa parole,
m’atteignait aussi plus directement, non sans témoigner la conscience,
le plaisir et jusque la gratitude qu’il en avait, en se faisant
accompagner d’un sourire.
Mais au moment même, je ne pouvais apprécier la valeur de ces plaisirs
nouveaux. Ils n’étaient pas donnés par la fillette que j’aimais, au
moi qui l’aimait, mais par l’autre, par celle avec qui je jouais, à
cet autre moi qui ne possédait ni le souvenir de la vraie Gilberte, ni
le cœur indisponible qui seul aurait pu savoir le prix d’un bonheur,
parce que seul il l’avait désiré. Même après être rentré à la maison
je ne les goûtais pas, car, chaque jour, la nécessité qui me faisait
espérer que le lendemain j’aurais la contemplation exacte, calme,
heureuse de Gilberte, qu’elle m’avouerait enfin son amour, en
m’expliquant pour quelles raisons elle avait dû me le cacher
jusqu’ici, cette même nécessité me forçait à tenir le passé pour rien,
à ne jamais regarder que devant moi, à considérer les petits avantages
qu’elle m’avait donnés non pas en eux-mêmes et comme s’ils se
suffisaient, mais comme des échelons nouveaux où poser le pied, qui
allaient me permettre de faire un pas de plus en avant et d’atteindre
enfin le bonheur que je n’avais pas encore rencontré.
Si elle me donnait parfois de ces marques d’amitié, elle me faisait
aussi de la peine en ayant l’air de ne pas avoir de plaisir à me voir,
et cela arrivait souvent les jours mêmes sur lesquels j’avais le plus
compté pour réaliser mes espérances. J’étais sûr que Gilberte
viendrait aux Champs-Élysées et j’éprouvais une allégresse qui me
paraissait seulement la vague anticipation d’un grand bonheur
quand,--entrant dès le matin au salon pour embrasser maman déjà toute
prête, la tour de ses cheveux noirs entièrement construite, et ses
belles mains blanches et potelées sentant encore le savon,--j’avais
appris, en voyant une colonne de poussière se tenir debout toute seule
au-dessus du piano, et en entendant un orgue de Barbarie jouer sous la
fenêtre: «En revenant de la revue», que l’hiver recevait jusqu’au soir
la visite inopinée et radieuse d’une journée de printemps. Pendant que
nous déjeunions, en ouvrant sa croisée, la dame d’en face avait fait
décamper en un clin d’œil, d’à côté de ma chaise,--rayant d’un seul
bond toute la largeur de notre salle à manger--un rayon qui y avait
commencé sa sieste et était déjà revenu la continuer l’instant
d’après. Au collège, à la classe d’une heure, le soleil me faisait
languir d’impatience et d’ennui en laissant traîner une lueur dorée
jusque sur mon pupitre, comme une invitation à la fête où je ne
pourrais arriver avant trois heures, jusqu’au moment où Françoise
venait me chercher à la sortie, et où nous nous acheminions vers les
Champs-Élysées par les rues décorées de lumière, encombrées par la
foule, et où les balcons, descellés par le soleil et vaporeux,
flottaient devant les maisons comme des nuages d’or. Hélas! aux
Champs-Élysées je ne trouvais pas Gilberte, elle n’était pas encore
arrivée. Immobile sur la pelouse nourrie par le soleil invisible qui
çà et là faisait flamboyer la pointe d’un brin d’herbe, et sur
laquelle les pigeons qui s’y étaient posés avaient l’air de sculptures
antiques que la pioche du jardinier a ramenées à la surface d’un sol
auguste, je restais les yeux fixés sur l’horizon, je m’attendais à
tout moment à voir apparaître l’image de Gilberte suivant son
institutrice, derrière la statue qui semblait tendre l’enfant qu’elle
portait et qui ruisselait de rayons, à la bénédiction du soleil. La
vieille lectrice des Débats était assise sur son fauteuil, toujours à
la même place, elle interpellait un gardien à qui elle faisait un
geste amical de la main en lui criant: «Quel joli temps! » Et la
préposée s’étant approchée d’elle pour percevoir le prix du fauteuil,
elle faisait mille minauderies en mettant dans l’ouverture de son gant
le ticket de dix centimes comme si ç’avait été un bouquet, pour qui
elle cherchait, par amabilité pour le donateur, la place la plus
flatteuse possible. Quand elle l’avait trouvée, elle faisait exécuter
une évolution circulaire à son cou, redressait son boa, et plantait
sur la chaisière, en lui montrant le bout de papier jaune qui
dépassait sur son poignet, le beau sourire dont une femme, en
indiquant son corsage à un jeune homme, lui dit: «Vous reconnaissez
vos roses! »
J’emmenais Françoise au-devant de Gilberte jusqu’à l’Arc-de-Triomphe,
nous ne la rencontrions pas, et je revenais vers la pelouse persuadé
qu’elle ne viendrait plus, quand, devant les chevaux de bois, la
fillette à la voix brève se jetait sur moi: «Vite, vite, il y a déjà
un quart d’heure que Gilberte est arrivée. Elle va repartir bientôt.
On vous attend pour faire une partie de barres. » Pendant que je
montais l’avenue des Champs-Élysées, Gilberte était venue par la rue
Boissy-d’Anglas, Mademoiselle ayant profité du beau temps pour faire
des courses pour elle; et M. Swann allait venir chercher sa fille.
Aussi c’était ma faute; je n’aurais pas dû m’éloigner de la pelouse;
car on ne savait jamais sûrement par quel côté Gilberte viendrait, si
ce serait plus ou moins tard, et cette attente finissait par me rendre
plus émouvants, non seulement les Champs-Élysées entiers et toute la
durée de l’après-midi, comme une immense étendue d’espace et de temps
sur chacun des points et à chacun des moments de laquelle il était
possible qu’apparût l’image de Gilberte, mais encore cette image,
elle-même, parce que derrière cette image je sentais se cacher la
raison pour laquelle elle m’était décochée en plein cœur, à quatre
heures au lieu de deux heures et demie, surmontée d’un chapeau de
visite à la place d’un béret de jeu, devant les «Ambassadeurs» et non
entre les deux guignols, je devinais quelqu’une de ces occupations où
je ne pouvais suivre Gilberte et qui la forçaient à sortir ou à rester
à la maison, j’étais en contact avec le mystère de sa vie inconnue.
C’était ce mystère aussi qui me troublait quand, courant sur l’ordre
de la fillette à la voix brève pour commencer tout de suite notre
partie de barres, j’apercevais Gilberte, si vive et brusque avec nous,
faisant une révérence à la dame aux Débats (qui lui disait: «Quel beau
soleil, on dirait du feu»), lui parlant avec un sourire timide, d’un
air compassé qui m’évoquait la jeune fille différente que Gilberte
devait être chez ses parents, avec les amis de ses parents, en visite,
dans toute son autre existence qui m’échappait. Mais de cette
existence personne ne me donnait l’impression comme M. Swann qui
venait un peu après pour retrouver sa fille. C’est que lui et Mme
Swann,--parce que leur fille habitait chez eux, parce que ses études,
ses jeux, ses amitiés dépendaient d’eux--contenaient pour moi, comme
Gilberte, peut-être même plus que Gilberte, comme il convenait à des
lieux tout-puissants sur elle en qui il aurait eu sa source, un
inconnu inaccessible, un charme douloureux. Tout ce qui les concernait
était de ma part l’objet d’une préoccupation si constante que les
jours où, comme ceux-là, M. Swann (que j’avais vu si souvent autrefois
sans qu’il excitât ma curiosité, quand il était lié avec mes parents)
venait chercher Gilberte aux Champs-Élysées, une fois calmés les
battements de cœur qu’avait excités en moi l’apparition de son chapeau
gris et de son manteau à pèlerine, son aspect m’impressionnait encore
comme celui d’un personnage historique sur lequel nous venons de lire
une série d’ouvrages et dont les moindres particularités nous
passionnent. Ses relations avec le comte de Paris qui, quand j’en
entendais parler à Combray, me semblaient indifférentes, prenaient
maintenant pour moi quelque chose de merveilleux, comme si personne
d’autre n’eût jamais connu les Orléans; elles le faisaient se détacher
vivement sur le fond vulgaire des promeneurs de différentes classes
qui encombraient cette allée des Champs-Élysées, et au milieu desquels
j’admirais qu’il consentît à figurer sans réclamer d’eux d’égards
spéciaux, qu’aucun d’ailleurs ne songeait à lui rendre, tant était
profond l’incognito dont il était enveloppé.
Il répondait poliment aux saluts des camarades de Gilberte, même au
mien quoiqu’il fût brouillé avec ma famille, mais sans avoir l’air de
me connaître. (Cela me rappela qu’il m’avait pourtant vu bien souvent
à la campagne; souvenir que j’avais gardé mais dans l’ombre, parce que
depuis que j’avais revu Gilberte, pour moi Swann était surtout son
père, et non plus le Swann de Combray; comme les idées sur lesquelles
j’embranchais maintenant son nom étaient différentes des idées dans le
réseau desquelles il était autrefois compris et que je n’utilisais
plus jamais quand j’avais à penser à lui, il était devenu un
personnage nouveau; je le rattachai pourtant par une ligne
artificielle secondaire et transversale à notre invité d’autrefois; et
comme rien n’avait plus pour moi de prix que dans la mesure où mon
amour pouvait en profiter, ce fut avec un mouvement de honte et le
regret de ne pouvoir les effacer que je retrouvai les années où, aux
yeux de ce même Swann qui était en ce moment devant moi aux
Champs-Élysées et à qui heureusement Gilberte n’avait peut-être pas
dit mon nom, je m’étais si souvent le soir rendu ridicule en envoyant
demander à maman de monter dans ma chambre me dire bonsoir, pendant
qu’elle prenait le café avec lui, mon père et mes grands-parents à la
table du jardin. ) Il disait à Gilberte qu’il lui permettait de faire
une partie, qu’il pouvait attendre un quart d’heure, et s’asseyant
comme tout le monde sur une chaise de fer payait son ticket de cette
main que Philippe VII avait si souvent retenue dans la sienne, tandis
que nous commencions à jouer sur la pelouse, faisant envoler les
pigeons dont les beaux corps irisés qui ont la forme d’un cœur et sont
comme les lilas du règne des oiseaux, venaient se réfugier comme en
des lieux d’asile, tel sur le grand vase de pierre à qui son bec en y
disparaissant faisait faire le geste et assignait la destination
d’offrir en abondance les fruits ou les graines qu’il avait l’air d’y
picorer, tel autre sur le front de la statue, qu’il semblait surmonter
d’un de ces objets en émail desquels la polychromie varie dans
certaines œuvres antiques la monotonie de la pierre et d’un attribut
qui, quand la déesse le porte, lui vaut une épithète particulière et
en fait, comme pour une mortelle un prénom différent, une divinité
nouvelle.
Un de ces jours de soleil qui n’avait pas réalisé mes espérances, je
n’eus pas le courage de cacher ma déception à Gilberte.
--J’avais justement beaucoup de choses à vous demander, lui dis-je. Je
croyais que ce jour compterait beaucoup dans notre amitié. Et aussitôt
arrivée, vous allez partir! Tâchez de venir demain de bonne heure, que
je puisse enfin vous parler.
Sa figure resplendit et ce fut en sautant de joie qu’elle me répondit:
--Demain, comptez-y, mon bel ami, mais je ne viendrai pas! j’ai un
grand goûter; après-demain non plus, je vais chez une amie pour voir
de ses fenêtres l’arrivée du roi Théodose, ce sera superbe, et le
lendemain encore à Michel Strogoff et puis après, cela va être bientôt
Noël et les vacances du jour de l’An. Peut-être on va m’emmener dans
le midi. Ce que ce serait chic! quoique cela me fera manquer un arbre
de Noël; en tous cas si je reste à Paris, je ne viendrai pas ici car
j’irai faire des visites avec maman. Adieu, voilà papa qui m’appelle.
Je revins avec Françoise par les rues qui étaient encore pavoisées de
soleil, comme au soir d’une fête qui est finie. Je ne pouvais pas
traîner mes jambes.
--Ça n’est pas étonnant, dit Françoise, ce n’est pas un temps de
saison, il fait trop chaud. Hélas! mon Dieu, de partout il doit y
avoir bien des pauvres malades, c’est à croire que là-haut aussi tout
se détraque.
Je me redisais en étouffant mes sanglots les mots où Gilberte avait
laissé éclater sa joie de ne pas venir de longtemps aux
Champs-Élysées. Mais déjà le charme dont, par son simple
fonctionnement, se remplissait mon esprit dès qu’il songeait à elle,
la position particulière, unique,--fût elle affligeante,--où me plaçait
inévitablement par rapport à Gilberte, la contrainte interne d’un pli
mental, avaient commencé à ajouter, même à cette marque
d’indifférence, quelque chose de romanesque, et au milieu de mes
larmes se formait un sourire qui n’était que l’ébauche timide d’un
baiser. Et quand vint l’heure du courrier, je me dis ce soir-là comme
tous les autres: Je vais recevoir une lettre de Gilberte, elle va me
dire enfin qu’elle n’a jamais cessé de m’aimer, et m’expliquera la
raison mystérieuse pour laquelle elle a été forcée de me le cacher
jusqu’ici, de faire semblant de pouvoir être heureuse sans me voir, la
raison pour laquelle elle a pris l’apparence de la Gilberte simple
camarade.
Tous les soirs je me plaisais à imaginer cette lettre, je croyais la
lire, je m’en récitais chaque phrase. Tout d’un coup je m’arrêtais
effrayé. Je comprenais que si je devais recevoir une lettre de
Gilberte, ce ne pourrait pas en tous cas être celle-là puisque c’était
moi qui venais de la composer. Et dès lors, je m’efforçais de
détourner ma pensée des mots que j’aurais aimé qu’elle m’écrivît, par
peur en les énonçant, d’exclure justement ceux-là,--les plus chers, les
plus désirés--, du champ des réalisations possibles. Même si par une
invraisemblable coïncidence, c’eût été justement la lettre que j’avais
inventée que de son côté m’eût adressée Gilberte, y reconnaissant mon
œuvre je n’eusse pas eu l’impression de recevoir quelque chose qui ne
vînt pas de moi, quelque chose de réel, de nouveau, un bonheur
extérieur à mon esprit, indépendant de ma volonté, vraiment donné par
l’amour.
En attendant je relisais une page que ne m’avait pas écrite Gilberte,
mais qui du moins me venait d’elle, cette page de Bergotte sur la
beauté des vieux mythes dont s’est inspiré Racine, et que, à côté de
la bille d’agathe, je gardais toujours auprès de moi. J’étais attendri
par la bonté de mon amie qui me l’avait fait rechercher; et comme
chacun a besoin de trouver des raisons à sa passion, jusqu’à être
heureux de reconnaître dans l’être qu’il aime des qualités que la
littérature ou la conversation lui ont appris être de celles qui sont
dignes d’exciter l’amour, jusqu’à les assimiler par imitation et en
faire des raisons nouvelles de son amour, ces qualités fussent-elles
les plus oppressées à celles que cet amour eût recherchées tant qu’il
était spontané--comme Swann autrefois le caractère esthétique de la
beauté d’Odette,--moi, qui avais d’abord aimé Gilberte, dès Combray, à
cause de tout l’inconnu de sa vie, dans lequel j’aurais voulu me
précipiter, m’incarner, en délaissant la mienne qui ne m’était plus
rien, je pensais maintenant comme à un inestimable avantage, que de
cette mienne vie trop connue, dédaignée, Gilberte pourrait devenir un
jour l’humble servante, la commode et confortable collaboratrice, qui
le soir m’aidant dans mes travaux, collationnerait pour moi des
brochures. Quant à Bergotte, ce vieillard infiniment sage et presque
divin à cause de qui j’avais d’abord aimé Gilberte, avant même de
l’avoir vue, maintenant c’était surtout à cause de Gilberte que je
l’aimais. Avec autant de plaisir que les pages qu’il avait écrites sur
Racine, je regardais le papier fermé de grands cachets de cire blancs
et noué d’un flot de rubans mauves dans lequel elle me les avait
apportées. Je baisais la bille d’agate qui était la meilleure part du
cœur de mon amie, la part qui n’était pas frivole, mais fidèle, et qui
bien que parée du charme mystérieux de la vie de Gilberte demeurait
près de moi, habitait ma chambre, couchait dans mon lit. Mais la
beauté de cette pierre, et la beauté aussi de ces pages de Bergotte,
que j’étais heureux d’associer à l’idée de mon amour pour Gilberte
comme si dans les moments où celui-ci ne m’apparaissait plus que comme
un néant, elles lui donnaient une sorte de consistance, je
m’apercevais qu’elles étaient antérieures à cet amour, qu’elles ne lui
ressemblaient pas, que leurs éléments avaient été fixés par le talent
ou par les lois minéralogiques avant que Gilberte ne me connût, que
rien dans le livre ni dans la pierre n’eût été autre si Gilberte ne
m’avait pas aimé et que rien par conséquent ne m’autorisait à lire en
eux un message de bonheur. Et tandis que mon amour attendant sans
cesse du lendemain l’aveu de celui de Gilberte, annulait, défaisait
chaque soir le travail mal fait de la journée, dans l’ombre de
moi-même une ouvrière inconnue ne laissait pas au rebut les fils
arrachés et les disposait, sans souci de me plaire et de travailler à
mon bonheur, dans un ordre différent qu’elle donnait à tous ses
ouvrages. Ne portant aucun intérêt particulier à mon amour, ne
commençant pas par décider que j’étais aimé, elle recueillait les
actions de Gilberte qui m’avaient semblé inexplicables et ses fautes
que j’avais excusées. Alors les unes et les autres prenaient un sens.
Il semblait dire, cet ordre nouveau, qu’en voyant Gilberte, au lieu
qu’elle vînt aux Champs-Élysées, aller à une matinée, faire des
courses avec son institutrice et se préparer à une absence pour les
vacances du jour de l’an, j’avais tort de penser, me dire: «c’est
qu’elle est frivole ou docile. » Car elle eût cessé d’être l’un ou
l’autre si elle m’avait aimé, et si elle avait été forcée d’obéir
c’eût été avec le même désespoir que j’avais les jours où je ne la
voyais pas. Il disait encore, cet ordre nouveau, que je devais
pourtant savoir ce que c’était qu’aimer puisque j’aimais Gilberte; il
me faisait remarquer le souci perpétuel que j’avais de me faire valoir
à ses yeux, à cause duquel j’essayais de persuader à ma mère d’acheter
à Françoise un caoutchouc et un chapeau avec un plumet bleu, ou plutôt
de ne plus m’envoyer aux Champs-Élysées avec cette bonne dont je
rougissais (à quoi ma mère répondait que j’étais injuste pour
Françoise, que c’était une brave femme qui nous était dévouée), et
aussi ce besoin unique de voir Gilberte qui faisait que des mois
d’avance je ne pensais qu’à tâcher d’apprendre à quelle époque elle
quitterait Paris et où elle irait, trouvant le pays le plus agréable
un lieu d’exil si elle ne devait pas y être, et ne désirant que rester
toujours à Paris tant que je pourrais la voir aux Champs-Élysées; et
il n’avait pas de peine à me montrer que ce souci-là, ni ce besoin, je
ne les trouverais sous les actions de Gilberte. Elle au contraire
appréciait son institutrice, sans s’inquiéter de ce que j’en pensais.
Elle trouvait naturel de ne pas venir aux Champs-Élysées, si c’était
pour aller faire des emplettes avec Mademoiselle, agréable si c’était
pour sortir avec sa mère. Et à supposer même qu’elle m’eût permis
d’aller passer les vacances au même endroit qu’elle, du moins pour
choisir cet endroit elle s’occupait du désir de ses parents, de mille
amusements dont on lui avait parlé et nullement que ce fût celui où ma
famille avait l’intention de m’envoyer. Quand elle m’assurait parfois
qu’elle m’aimait moins qu’un de ses amis, moins qu’elle ne m’aimait la
veille parce que je lui avais fait perdre sa partie par une
négligence, je lui demandais pardon, je lui demandais ce qu’il fallait
faire pour qu’elle recommençât à m’aimer autant, pour qu’elle m’aimât
plus que les autres; je voulais qu’elle me dît que c’était déjà fait,
je l’en suppliais comme si elle avait pu modifier son affection pour
moi à son gré, au mien, pour me faire plaisir, rien que par les mots
qu’elle dirait, selon ma bonne ou ma mauvaise conduite. Ne savais-je
donc pas que ce que j’éprouvais, moi, pour elle, ne dépendait ni de
ses actions, ni de ma volonté?
Il disait enfin, l’ordre nouveau dessiné par l’ouvrière invisible, que
si nous pouvons désirer que les actions d’une personne qui nous a
peinés jusqu’ici n’aient pas été sincères, il y a dans leur suite une
clarté contre quoi notre désir ne peut rien et à laquelle, plutôt qu’à
lui, nous devons demander quelles seront ses actions de demain.
Ces paroles nouvelles, mon amour les entendait; elles le persuadaient
que le lendemain ne serait pas différent de ce qu’avaient été tous les
autres jours; que le sentiment de Gilberte pour moi, trop ancien déjà
pour pouvoir changer, c’était l’indifférence; que dans mon amitié avec
Gilberte, c’est moi seul qui aimais. «C’est vrai, répondait mon amour,
il n’y a plus rien à faire de cette amitié-là, elle ne changera pas. »
Alors dès le lendemain (ou attendant une fête s’il y en avait une
prochaine, un anniversaire, le nouvel an peut-être, un de ces jours
qui ne sont pas pareils aux autres, où le temps recommence sur de
nouveaux frais en rejetant l’héritage du passé, en n’acceptant pas le
legs de ses tristesses) je demandais à Gilberte de renoncer à notre
amitié ancienne et de jeter les bases d’une nouvelle amitié.
J’avais toujours à portée de ma main un plan de Paris qui, parce qu’on
pouvait y distinguer la rue où habitaient M. et Mme Swann, me semblait
contenir un trésor. Et par plaisir, par une sorte de fidélité
chevaleresque aussi, à propos de n’importe quoi, je disais le nom de
cette rue, si bien que mon père me demandait, n’étant pas comme ma
mère et ma grand’mère au courant de mon amour:
--Mais pourquoi parles-tu tout le temps de cette rue, elle n’a rien
d’extraordinaire, elle est très agréable à habiter parce qu’elle est à
deux pas du Bois, mais il y en a dix autres dans le même cas.
Je m’arrangeais à tout propos à faire prononcer à mes parents le nom
de Swann: certes je me le répétais mentalement sans cesse: mais
j’avais besoin aussi d’entendre sa sonorité délicieuse et de me faire
jouer cette musique dont la lecture muette ne me suffisait pas. Ce nom
de Swann d’ailleurs que je connaissais depuis si longtemps, était
maintenant pour moi, ainsi qu’il arrive à certains aphasiques à
l’égard des mots les plus usuels, un nom nouveau. Il était toujours
présent à ma pensée et pourtant elle ne pouvait pas s’habituer à lui.
Je le décomposais, je l’épelais, son orthographe était pour moi une
surprise. Et en même temps que d’être familier, il avait cessé de me
paraître innocent. Les joies que je prenais à l’entendre, je les
croyais si coupables, qu’il me semblait qu’on devinait ma pensée et
qu’on changeait la conversation si je cherchais à l’y amener. Je me
rabattais sur les sujets qui touchaient encore à Gilberte, je
rabâchais sans fin les mêmes paroles, et j’avais beau savoir que ce
n’était que des paroles,--des paroles prononcées loin d’elle, qu’elle
n’entendait pas, des paroles sans vertu qui répétaient ce qui était,
mais ne le pouvaient modifier,--pourtant il me semblait qu’à force de
manier, de brasser ainsi tout ce qui avoisinait Gilberte j’en ferais
peut-être sortir quelque chose d’heureux. Je redisais à mes parents
que Gilberte aimait bien son institutrice, comme si cette proposition
énoncée pour la centième fois allait avoir enfin pour effet de faire
brusquement entrer Gilberte venant à tout jamais vivre avec nous. Je
reprenais l’éloge de la vieille dame qui lisait les Débats (j’avais
insinué à mes parents que c’était une ambassadrice ou peut-être une
altesse) et je continuais à célébrer sa beauté, sa magnificence, sa
noblesse, jusqu’au jour où je dis que d’après le nom qu’avait prononcé
Gilberte elle devait s’appeler Mme Blatin.
--Oh! mais je vois ce que c’est, s’écria ma mère tandis que je me
sentais rougir de honte. À la garde! À la garde! comme aurait dit ton
pauvre grand-père. Et c’est elle que tu trouves belle! Mais elle est
horrible et elle l’a toujours été. C’est la veuve d’un huissier. Tu ne
te rappelles pas quand tu étais enfant les manèges que je faisais pour
l’éviter à la leçon de gymnastique où, sans me connaître, elle voulait
venir me parler sous prétexte de me dire que tu étais «trop beau pour
un garçon». Elle a toujours eu la rage de connaître du monde et il
faut bien qu’elle soit une espèce de folle comme j’ai toujours pensé,
si elle connaît vraiment Mme Swann. Car si elle était d’un milieu fort
commun, au moins il n’y a jamais rien eu que je sache à dire sur elle.
Mais il fallait toujours qu’elle se fasse des relations. Elle est
horrible, affreusement vulgaire, et avec cela faiseuse d’embarras. »
Quant à Swann, pour tâcher de lui ressembler, je passais tout mon
temps à table, à me tirer sur le nez et à me frotter les yeux. Mon
père disait: «cet enfant est idiot, il deviendra affreux. » J’aurais
surtout voulu être aussi chauve que Swann. Il me semblait un être si
extraordinaire que je trouvais merveilleux que des personnes que je
fréquentais le connussent aussi et que dans les hasards d’une journée
quelconque on pût être amené à le rencontrer. Et une fois, ma mère, en
train de nous raconter comme chaque soir à dîner, les courses qu’elle
avait faites dans l’après-midi, rien qu’en disant: «A ce propos,
devinez qui j’ai rencontré aux Trois Quartiers, au rayon des
parapluies: Swann», fit éclore au milieu de son récit, fort aride pour
moi, une fleur mystérieuse. Quelle mélancolique volupté, d’apprendre
que cet après-midi-là, profilant dans la foule sa forme surnaturelle,
Swann avait été acheter un parapluie. Au milieu des événements grands
et minimes, également indifférents, celui-là éveillait en moi ces
vibrations particulières dont était perpétuellement ému mon amour pour
Gilberte. Mon père disait que je ne m’intéressais à rien parce que je
n’écoutais pas quand on parlait des conséquences politiques que
pouvait avoir la visite du roi Théodose, en ce moment l’hôte de la
France et, prétendait-on, son allié. Mais combien en revanche, j’avais
envie de savoir si Swann avait son manteau à pèlerine!
--Est-ce que vous vous êtes dit bonjour? demandai-je.
--Mais naturellement, répondit ma mère qui avait toujours l’air de
craindre que si elle eût avoué que nous étions en froid avec Swann, on
eût cherché à les réconcilier plus qu’elle ne souhaitait, à cause de
Mme Swann qu’elle ne voulait pas connaître. «C’est lui qui est venu me
saluer, je ne le voyais pas.
--Mais alors, vous n’êtes pas brouillés?
--Brouillés? mais pourquoi veux-tu que nous soyons brouillés»,
répondit-elle vivement comme si j’avais attenté à la fiction de ses
bons rapports avec Swann et essayé de travailler à un «rapprochement».
--Il pourrait t’en vouloir de ne plus l’inviter.
--On n’est pas obligé d’inviter tout le monde; est-ce qu’il m’invite?
Je ne connais pas sa femme.
--Mais il venait bien à Combray.
--Eh bien oui! il venait à Combray, et puis à Paris il a autre chose à
faire et moi aussi. Mais je t’assure que nous n’avions pas du tout
l’air de deux personnes brouillées. Nous sommes restés un moment
ensemble parce qu’on ne lui apportait pas son paquet. Il m’a demandé
de tes nouvelles, il m’a dit que tu jouais avec sa fille, ajouta ma
mère, m’émerveillant du prodige que j’existasse dans l’esprit de
Swann, bien plus, que ce fût d’une façon assez complète, pour que,
quand je tremblais d’amour devant lui aux Champs-Élysées, il sût mon
nom, qui était ma mère, et pût amalgamer autour de ma qualité de
camarade de sa fille quelques renseignements sur mes grands-parents,
leur famille, l’endroit que nous habitions, certaines particularités
de notre vie d’autrefois, peut-être même inconnues de moi. Mais ma
mère ne paraissait pas avoir trouvé un charme particulier à ce rayon
des Trois Quartiers où elle avait représenté pour Swann, au moment où
il l’avait vue, une personne définie avec qui il avait des souvenirs
communs qui avaient motivé chez lui le mouvement de s’approcher
d’elle, le geste de la saluer.
Ni elle d’ailleurs ni mon père ne semblaient non plus trouver à parler
des grands-parents de Swann, du titre d’agent de change honoraire, un
plaisir qui passât tous les autres. Mon imagination avait isolé et
consacré dans le Paris social une certaine famille comme elle avait
fait dans le Paris de pierre pour une certaine maison dont elle avait
sculpté la porte cochère et rendu précieuses les fenêtres. Mais ces
ornements, j’étais seul à les voir. De même que mon père et ma mère
trouvaient la maison qu’habitait Swann pareille aux autres maisons
construites en même temps dans le quartier du Bois, de même la famille
de Swann leur semblait du même genre que beaucoup d’autres familles
d’agents de change. Ils la jugeaient plus ou moins favorablement selon
le degré où elle avait participé à des mérites communs au reste de
l’univers et ne lui trouvaient rien d’unique. Ce qu’au contraire ils y
appréciaient, ils le rencontraient à un degré égal, ou plus élevé,
ailleurs. Aussi après avoir trouvé la maison bien située, ils
parlaient d’une autre qui l’était mieux, mais qui n’avait rien à voir
avec Gilberte, ou de financiers d’un cran supérieur à son grand-père;
et s’ils avaient eu l’air un moment d’être du même avis que moi,
c’était par un malentendu qui ne tardait pas à se dissiper. C’est que,
pour percevoir dans tout ce qui entourait Gilberte, une qualité
inconnue analogue dans le monde des émotions à ce que peut être dans
celui des couleurs l’infra-rouge, mes parents étaient dépourvus de ce
sens supplémentaire et momentané dont m’avait doté l’amour.
Les jours où Gilberte m’avait annoncé qu’elle ne devait pas venir aux
Champs-Élysées, je tâchais de faire des promenades qui me
rapprochassent un peu d’elle. Parfois j’emmenais Françoise en
pèlerinage devant la maison qu’habitaient les Swann. Je lui faisais
répéter sans fin ce que, par l’institutrice, elle avait appris
relativement à Mme Swann. «Il paraît qu’elle a bien confiance à des
médailles. Jamais elle ne partira en voyage si elle a entendu la
chouette, ou bien comme un tic-tac d’horloge dans le mur, ou si elle a
vu un chat à minuit, ou si le bois d’un meuble, il a craqué. Ah!
c’est
une personne très croyante! » J’étais si amoureux de Gilberte que si
sur le chemin j’apercevais leur vieux maître d’hôtel promenant un
chien, l’émotion m’obligeait à m’arrêter, j’attachais sur ses favoris
blancs des regards pleins de passion. Françoise me disait:
--Qu’est-ce que vous avez?
Puis, nous poursuivions notre route jusque devant leur porte cochère
où un concierge différent de tout concierge, et pénétré jusque dans
les galons de sa livrée du même charme douloureux que j’avais ressenti
dans le nom de Gilberte, avait l’air de savoir que j’étais de ceux à
qui une indignité originelle interdirait toujours de pénétrer dans la
vie mystérieuse qu’il était chargé de garder et sur laquelle les
fenêtres de l’entre-sol paraissaient conscientes d’être refermées,
ressemblant beaucoup moins entre la noble retombée de leurs rideaux de
mousseline à n’importe quelles autres fenêtres, qu’aux regards de
Gilberte. D’autres fois nous allions sur les boulevards et je me
postais à l’entrée de la rue Duphot; on m’avait dit qu’on pouvait
souvent y voir passer Swann se rendant chez son dentiste; et mon
imagination différenciait tellement le père de Gilberte du reste de
l’humanité, sa présence au milieu du monde réel y introduisait tant de
merveilleux, que, avant même d’arriver à la Madeleine, j’étais ému à
la pensée d’approcher d’une rue où pouvait se produire inopinément
l’apparition surnaturelle.
Mais le plus souvent,--quand je ne devais pas voir Gilberte--comme
j’avais appris que Mme Swann se promenait presque chaque jour dans
l’allée «des Acacias», autour du grand Lac, et dans l’allée de la
«Reine Marguerite», je dirigeais Françoise du côté du bois de
Boulogne. Il était pour moi comme ces jardins zoologiques où l’on voit
rassemblés des flores diverses et des paysages opposés; où, après une
colline on trouve une grotte, un pré, des rochers, une rivière, une
fosse, une colline, un marais, mais où l’on sait qu’ils ne sont là que
pour fournir aux ébats de l’hippopotame, des zèbres, des crocodiles,
des lapins russes, des ours et du héron, un milieu approprié ou un
cadre pittoresque; lui, le Bois, complexe aussi, réunissant des petits
mondes divers et clos,--faisant succéder quelque ferme plantée d’arbres
rouges, de chênes d’Amérique, comme une exploitation agricole dans la
Virginie, à une sapinière au bord du lac, ou à une futaie d’où surgit
tout à coup dans sa souple fourrure, avec les beaux yeux d’une bête,
quelque promeneuse rapide,--il était le Jardin des femmes; et,--comme
l’allée de Myrtes de l’Enéide,--plantée pour elles d’arbres d’une seule
essence, l’allée des Acacias était fréquentée par les Beautés
célèbres. Comme, de loin, la culmination du rocher d’où elle se jette
dans l’eau, transporte de joie les enfants qui savent qu’ils vont voir
l’otarie, bien avant d’arriver à l’allée des Acacias, leur parfum qui,
irradiant alentour, faisait sentir de loin l’approche et la
singularité d’une puissante et molle individualité végétale; puis,
quand je me rapprochais, le faîte aperçu de leur frondaison légère et
mièvre, d’une élégance facile, d’une coupe coquette et d’un mince
tissu, sur laquelle des centaines de fleurs s’étaient abattues comme
des colonies ailées et vibratiles de parasites précieux; enfin jusqu’à
leur nom féminin, désœuvré et doux, me faisaient battre le cœur mais
d’un désir mondain, comme ces valses qui ne nous évoquent plus que le
nom des belles invitées que l’huissier annonce à l’entrée d’un bal. On
m’avait dit que je verrais dans l’allée certaines élégantes que, bien
qu’elles n’eussent pas toutes été épousées, l’on citait habituellement
à côté de Mme Swann, mais le plus souvent sous leur nom de guerre;
leur nouveau nom, quand il y en avait un, n’était qu’une sorte
d’incognito que ceux qui voulaient parler d’elles avaient soin de
lever pour se faire comprendre. Pensant que le Beau--dans l’ordre des
élégances féminines--était régi par des lois occultes à la connaissance
desquelles elles avaient été initiées, et qu’elles avaient le pouvoir
de le réaliser, j’acceptais d’avance comme une révélation l’apparition
de leur toilette, de leur attelage, de mille détails au sein desquels
je mettais ma croyance comme une âme intérieure qui donnait la
cohésion d’un chef-d’œuvre à cet ensemble éphémère et mouvant. Mais
c’est Mme Swann que je voulais voir, et j’attendais qu’elle passât,
ému comme si ç’avait été Gilberte, dont les parents, imprégnés comme
tout ce qui l’entourait, de son charme, excitaient en moi autant
d’amour qu’elle, même un trouble plus douloureux (parce que leur point
de contact avec elle était cette partie intestine de sa vie qui
m’était interdite), et enfin (car je sus bientôt, comme on le verra,
qu’ils n’aimaient pas que je jouasse avec elle), ce sentiment de
vénération que nous vouons toujours à ceux qui exercent sans frein la
puissance de nous faire du mal.
J’assignais la première place à la simplicité, dans l’ordre des
mérites esthétiques et des grandeurs mondaines quand j’apercevais Mme
Swann à pied, dans une polonaise de drap, sur la tête un petit toquet
agrémenté d’une aile de lophophore, un bouquet de violettes au
corsage, pressée, traversant l’allée des Acacias comme si ç’avait été
seulement le chemin le plus court pour rentrer chez elle et répondant
d’un clin d’œil aux messieurs en voiture qui, reconnaissant de loin
sa silhouette, la saluaient et se disaient que personne n’avait autant
de chic. Mais au lieu de la simplicité, c’est le faste que je mettais
au plus haut rang, si, après que j’avais forcé Françoise, qui n’en
pouvait plus et disait que les jambes «lui rentraient», à faire les
cent pas pendant une heure, je voyais enfin, débouchant de l’allée qui
vient de la Porte Dauphine--image pour moi d’un prestige royal, d’une
arrivée souveraine telle qu’aucune reine véritable n’a pu m’en donner
l’impression dans la suite, parce que j’avais de leur pouvoir une
notion moins vague et plus expérimentale,--emportée par le vol de deux
chevaux ardents, minces et contournés comme on en voit dans les
dessins de Constantin Guys, portant établi sur son siège un énorme
cocher fourré comme un cosaque, à côté d’un petit groom rappelant le
«tigre» de «feu Baudenord», je voyais--ou plutôt je sentais imprimer sa
forme dans mon cœur par une nette et épuisante blessure--une
incomparable victoria, à dessein un peu haute et laissant passer à
travers son luxe «dernier cri» des allusions aux formes anciennes, au
fond de laquelle reposait avec abandon Mme Swann, ses cheveux
maintenant blonds avec une seule mèche grise ceints d’un mince bandeau
de fleurs, le plus souvent des violettes, d’où descendaient de longs
voiles, à la main une ombrelle mauve, aux lèvres un sourire ambigu où
je ne voyais que la bienveillance d’une Majesté et où il y avait
surtout la provocation de la cocotte, et qu’elle inclinait avec
douceur sur les personnes qui la saluaient. Ce sourire en réalité
disait aux uns: «Je me rappelle très bien, c’était exquis! »; à
d’autres: «Comme j’aurais aimé! ç’a été la mauvaise chance! »; à
d’autres: «Mais si vous voulez! Je vais suivre encore un moment la
file et dès que je pourrai, je couperai. » Quand passaient des
inconnus, elle laissait cependant autour de ses lèvres un sourire
oisif, comme tourné vers l’attente ou le souvenir d’un ami et qui
faisait dire: «Comme elle est belle! » Et pour certains hommes
seulement elle avait un sourire aigre, contraint, timide et froid et
qui signifiait: «Oui, rosse, je sais que vous avez une langue de
vipère, que vous ne pouvez pas vous tenir de parler! Est-ce que je
m’occupe de vous, moi! » Coquelin passait en discourant au milieu
d’amis qui l’écoutaient et faisait avec la main à des personnes en
voiture, un large bonjour de théâtre. Mais je ne pensais qu’à Mme
Swann et je faisais semblant de ne pas l’avoir vue, car je savais
qu’arrivée à la hauteur du Tir aux pigeons elle dirait à son cocher de
couper la file et de l’arrêter pour qu’elle pût descendre l’allée à
pied. Et les jours où je me sentais le courage de passer à côté
d’elle, j’entraînais Françoise dans cette direction. A un moment en
effet, c’est dans l’allée des piétons, marchant vers nous que
j’apercevais Mme Swann laissant s’étaler derrière elle la longue
traîne de sa robe mauve, vêtue, comme le peuple imagine les reines,
d’étoffes et de riches atours que les autres femmes ne portaient pas,
abaissant parfois son regard sur le manche de son ombrelle, faisant
peu attention aux personnes qui passaient, comme si sa grande affaire
et son but avaient été de prendre de l’exercice, sans penser qu’elle
était vue et que toutes les têtes étaient tournées vers elle. Parfois
pourtant quand elle s’était retournée pour appeler son lévrier, elle
jetait imperceptiblement un regard circulaire autour d’elle.
Ceux même qui ne la connaissaient pas étaient avertis par quelque
chose de singulier et d’excessif--ou peut-être par une radiation
télépathique comme celles qui déchaînaient des applaudissements dans
la foule ignorante aux moments où la Berma était sublime,--que ce
devait être quelque personne connue. Ils se demandaient: «Qui
est-ce? », interrogeaient quelquefois un passant, ou se promettaient de
se rappeler la toilette comme un point de repère pour des amis plus
instruits qui les renseigneraient aussitôt. D’autres promeneurs,
s’arrêtant à demi, disaient:
--«Vous savez qui c’est? Mme Swann! Cela ne vous dit rien? Odette de
Crécy? »
--«Odette de Crécy? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes. . . Mais
savez-vous qu’elle ne doit plus être de la première jeunesse! Je me
rappelle que j’ai couché avec elle le jour de la démission de
Mac-Mahon. »
--«Je crois que vous ferez bien de ne pas le lui rappeler. Elle est
maintenant Mme Swann, la femme d’un monsieur du Jockey, ami du prince
de Galles. Elle est du reste encore superbe. »
--«Oui, mais si vous l’aviez connue à ce moment-là, ce qu’elle était
jolie! Elle habitait un petit hôtel très étrange avec des
chinoiseries. Je me rappelle que nous étions embêtés par le bruit des
crieurs de journaux, elle a fini par me faire lever. »
Sans entendre les réflexions, je percevais autour d’elle le murmure
indistinct de la célébrité. Mon cœur battait d’impatience quand je
pensais qu’il allait se passer un instant encore avant que tous ces
gens, au milieu desquels je remarquais avec désolation que n’était pas
un banquier mulâtre par lequel je me sentais méprisé, vissent le jeune
homme inconnu auquel ils ne prêtaient aucune attention, saluer (sans
la connaître, à vrai dire, mais je m’y croyais autorisé parce que mes
parents connaissaient son mari et que j’étais le camarade de sa
fille), cette femme dont la réputation de beauté, d’inconduite et
d’élégance était universelle. Mais déjà j’étais tout près de Mme
Swann, alors je lui tirais un si grand coup de chapeau, si étendu, si
prolongé, qu’elle ne pouvait s’empêcher de sourire. Des gens riaient.
Quant à elle, elle ne m’avait jamais vu avec Gilberte, elle ne savait
pas mon nom, mais j’étais pour elle--comme un des gardes du Bois, ou le
batelier ou les canards du lac à qui elle jetait du pain--un des
personnages secondaires, familiers, anonymes, aussi dénués de
caractères individuels qu’un «emploi de théâtre», de ses promenades au
bois. Certains jours où je ne l’avais pas vue allée des Acacias, il
m’arrivait de la rencontrer dans l’allée de la Reine-Marguerite où
vont les femmes qui cherchent à être seules, ou à avoir l’air de
chercher à l’être; elle ne le restait pas longtemps, bientôt rejointe
par quelque ami, souvent coiffé d’un «tube» gris, que je ne
connaissais pas et qui causait longuement avec elle, tandis que leurs
deux voitures suivaient.
Cette complexité du bois de Boulogne qui en fait un lieu factice et,
dans le sens zoologique ou mythologique du mot, un Jardin, je l’ai
retrouvée cette année comme je le traversais pour aller à Trianon, un
des premiers matins de ce mois de novembre où, à Paris, dans les
maisons, la proximité et la privation du spectacle de l’automne qui
s’achève si vite sans qu’on y assiste, donnent une nostalgie, une
véritable fièvre des feuilles mortes qui peut aller jusqu’à empêcher
de dormir. Dans ma chambre fermée, elles s’interposaient depuis un
mois, évoquées par mon désir de les voir, entre ma pensée et n’importe
quel objet auquel je m’appliquais, et tourbillonnaient comme ces
taches jaunes qui parfois, quoi que nous regardions, dansent devant
nos yeux. Et ce matin-là, n’entendant plus la pluie tomber comme les
jours précédents, voyant le beau temps sourire aux coins des rideaux
fermés comme aux coins d’une bouche close qui laisse échapper le
secret de son bonheur, j’avais senti que ces feuilles jaunes, je
pourrais les regarder traversées par la lumière, dans leur suprême
beauté; et ne pouvant pas davantage me tenir d’aller voir des arbres
qu’autrefois, quand le vent soufflait trop fort dans ma cheminée, de
partir pour le bord de la mer, j’étais sorti pour aller à Trianon, en
passant par le bois de Boulogne. C’était l’heure et c’était la saison
où le Bois semble peut-être le plus multiple, non seulement parce
qu’il est plus subdivisé, mais encore parce qu’il l’est autrement.
Même dans les parties découvertes où l’on embrasse un grand espace, çà
et là, en face des sombres masses lointaines des arbres qui n’avaient
pas de feuilles ou qui avaient encore leurs feuilles de l’été, un
double rang de marronniers orangés semblait, comme dans un tableau à
peine commencé, avoir seul encore été peint par le décorateur qui
n’aurait pas mis de couleur sur le reste, et tendait son allée en
pleine lumière pour la promenade épisodique de personnages qui ne
seraient ajoutés que plus tard.
Plus loin, là où toutes leurs feuilles vertes couvraient les arbres,
un seul, petit, trapu, étêté et têtu, secouait au vent une vilaine
chevelure rouge. Ailleurs encore c’était le premier éveil de ce mois
de mai des feuilles, et celles d’un empelopsis merveilleux et
souriant, comme une épine rose de l’hiver, depuis le matin même
étaient tout en fleur. Et le Bois avait l’aspect provisoire et factice
d’une pépinière ou d’un parc, où soit dans un intérêt botanique, soit
pour la préparation d’une fête, on vient d’installer, au milieu des
arbres de sorte commune qui n’ont pas encore été déplantés, deux ou
trois espèces précieuses aux feuillages fantastiques et qui semblent
autour d’eux réserver du vide, donner de l’air, faire de la clarté.
Ainsi c’était la saison où le Bois de Boulogne trahit le plus
d’essences diverses et juxtapose le plus de parties distinctes en un
assemblage composite. Et c’était aussi l’heure. Dans les endroits où
les arbres gardaient encore leurs feuilles, ils semblaient subir une
altération de leur matière à partir du point où ils étaient touchés
par la lumière du soleil, presque horizontale le matin comme elle le
redeviendrait quelques heures plus tard au moment où dans le
crépuscule commençant, elle s’allume comme une lampe, projette à
distance sur le feuillage un reflet artificiel et chaud, et fait
flamber les suprêmes feuilles d’un arbre qui reste le candélabre
incombustible et terne de son faîte incendié. Ici, elle épaississait
comme des briques, et, comme une jaune maçonnerie persane à dessins
bleus, cimentait grossièrement contre le ciel les feuilles des
marronniers, là au contraire les détachait de lui, vers qui elles
crispaient leurs doigts d’or. A mi-hauteur d’un arbre habillé de vigne
vierge, elle greffait et faisait épanouir, impossible à discerner
nettement dans l’éblouissement, un immense bouquet comme de fleurs
rouges, peut-être une variété d’œillet. Les différentes parties du
Bois, mieux confondues l’été dans l’épaisseur et la monotonie des
verdures se trouvaient dégagées. Des espaces plus éclaircis laissaient
voir l’entrée de presque toutes, ou bien un feuillage somptueux la
désignait comme une oriflamme. On distinguait, comme sur une carte en
couleur, Armenonville, le Pré Catelan, Madrid, le Champ de courses,
les bords du Lac. Par moments apparaissait quelque construction
inutile, une fausse grotte, un moulin à qui les arbres en s’écartant
faisaient place ou qu’une pelouse portait en avant sur sa moelleuse
plateforme. On sentait que le Bois n’était pas qu’un bois, qu’il
répondait à une destination étrangère à la vie de ses arbres,
l’exaltation que j’éprouvais n’était pas causée que par l’admiration
de l’automne, mais par un désir. Grande source d’une joie que l’âme
ressent d’abord sans en reconnaître la cause, sans comprendre que rien
au dehors ne la motive. Ainsi regardais-je les arbres avec une
tendresse insatisfaite qui les dépassait et se portait à mon insu vers
ce chef-d’œuvre des belles promeneuses qu’ils enferment chaque jour
pendant quelques heures. J’allais vers l’allée des Acacias. Je
traversais des futaies où la lumière du matin qui leur imposait des
divisions nouvelles, émondait les arbres, mariait ensemble les tiges
diverses et composait des bouquets. Elle attirait adroitement à elle
deux arbres; s’aidant du ciseau puissant du rayon et de l’ombre, elle
retranchait à chacun une moitié de son tronc et de ses branches, et,
tressant ensemble les deux moitiés qui restaient, en faisait soit un
seul pilier d’ombre, que délimitait l’ensoleillement d’alentour, soit
un seul fantôme de clarté dont un réseau d’ombre noire cernait le
factice et tremblant contour. Quand un rayon de soleil dorait les plus
hautes branches, elles semblaient, trempées d’une humidité
étincelante, émerger seules de l’atmosphère liquide et couleur
d’émeraude où la futaie tout entière était plongée comme sous la mer.
Car les arbres continuaient à vivre de leur vie propre et quand ils
n’avaient plus de feuilles, elle brillait mieux sur le fourreau de
velours vert qui enveloppait leurs troncs ou dans l’émail blanc des
sphères de gui qui étaient semées au faîte des peupliers, rondes comme
le soleil et la lune dans la Création de Michel-Ange. Mais forcés
depuis tant d’années par une sorte de greffe à vivre en commun avec la
femme, ils m’évoquaient la dryade, la belle mondaine rapide et colorée
qu’au passage ils couvrent de leurs branches et obligent à ressentir
comme eux la puissance de la saison; ils me rappelaient le temps
heureux de ma croyante jeunesse, quand je venais avidement aux lieux
où des chefs-d’œuvre d’élégance féminine se réaliseraient pour
quelques instants entre les feuillages inconscients et complices. Mais
la beauté que faisaient désirer les sapins et les acacias du bois de
Boulogne, plus troublants en cela que les marronniers et les lilas de
Trianon que j’allais voir, n’était pas fixée en dehors de moi dans les
souvenirs d’une époque historique, dans des œuvres d’art, dans un
petit temple à l’amour au pied duquel s’amoncellent les feuilles
palmées d’or. Je rejoignis les bords du Lac, j’allai jusqu’au Tir aux
pigeons. L’idée de perfection que je portais en moi, je l’avais prêtée
alors à la hauteur d’une victoria, à la maigreur de ces chevaux
furieux et légers comme des guêpes, les yeux injectés de sang comme
les cruels chevaux de Diomède, et que maintenant, pris d’un désir de
revoir ce que j’avais aimé, aussi ardent que celui qui me poussait
bien des années auparavant dans ces mêmes chemins, je voulais avoir de
nouveau sous les yeux au moment où l’énorme cocher de Mme Swann,
surveillé par un petit groom gros comme le poing et aussi enfantin que
saint Georges, essayait de maîtriser leurs ailes d’acier qui se
débattaient effarouchées et palpitantes. Hélas! il n’y avait plus que
des automobiles conduites par des mécaniciens moustachus
qu’accompagnaient de grands valets de pied. Je voulais tenir sous les
yeux de mon corps pour savoir s’ils étaient aussi charmants que les
voyaient les yeux de ma mémoire, de petits chapeaux de femmes si bas
qu’ils semblaient une simple couronne. Tous maintenant étaient
immenses, couverts de fruits et de fleurs et d’oiseaux variés. Au lieu
des belles robes dans lesquelles Mme Swann avait l’air d’une reine,
des tuniques gréco-saxonnes relevaient avec les plis des Tanagra, et
quelquefois dans le style du Directoire, des chiffrons liberty semés
de fleurs comme un papier peint. Sur la tête des messieurs qui
auraient pu se promener avec Mme Swann dans l’allée de la
Reine-Marguerite, je ne trouvais pas le chapeau gris d’autrefois, ni
même un autre. Ils sortaient nu-tête. Et toutes ces parties nouvelles
du spectacle, je n’avais plus de croyance à y introduire pour leur
donner la consistance, l’unité, l’existence; elles passaient éparses
devant moi, au hasard, sans vérité, ne contenant en elles aucune
beauté que mes yeux eussent pu essayer comme autrefois de composer.
C’étaient des femmes quelconques, en l’élégance desquelles je n’avais
aucune foi et dont les toilettes me semblaient sans importance. Mais
quand disparaît une croyance, il lui survit--et de plus en plus vivace
pour masquer le manque de la puissance que nous avons perdue de donner
de la réalité à des choses nouvelles--un attachement fétichiste aux
anciennes qu’elle avait animées, comme si c’était en elles et non en
nous que le divin résidait et si notre incrédulité actuelle avait une
cause contingente, la mort des Dieux.
Quelle horreur! me disais-je: peut-on trouver ces automobiles
élégantes comme étaient les anciens attelages? je suis sans doute déjà
trop vieux--mais je ne suis pas fait pour un monde où les femmes
s’entravent dans des robes qui ne sont pas même en étoffe. A quoi bon
venir sous ces arbres, si rien n’est plus de ce qui s’assemblait sous
ces délicats feuillages rougissants, si la vulgarité et la folie ont
remplacé ce qu’ils encadraient d’exquis. Quelle horreur! Ma
consolation c’est de penser aux femmes que j’ai connues, aujourd’hui
qu’il n’y a plus d’élégance. Mais comment des gens qui contemplent ces
horribles créatures sous leurs chapeaux couverts d’une volière ou d’un
potager, pourraient-ils même sentir ce qu’il y avait de charmant à
voir Mme Swann coiffée d’une simple capote mauve ou d’un petit chapeau
que dépassait une seule fleur d’iris toute droite. Aurais-je même pu
leur faire comprendre l’émotion que j’éprouvais par les matins d’hiver
à rencontrer Mme Swann à pied, en paletot de loutre, coiffée d’un
simple béret que dépassaient deux couteaux de plumes de perdrix, mais
autour de laquelle la tiédeur factice de son appartement était
évoquée, rien que par le bouquet de violettes qui s’écrasait à son
corsage et dont le fleurissement vivant et bleu en face du ciel gris,
de l’air glacé, des arbres aux branches nues, avait le même charme de
ne prendre la saison et le temps que comme un cadre, et de vivre dans
une atmosphère humaine, dans l’atmosphère de cette femme, qu’avaient
dans les vases et les jardinières de son salon, près du feu allumé,
devant le canapé de soie, les fleurs qui regardaient par la fenêtre
close la neige tomber? D’ailleurs il ne m’eût pas suffi que les
toilettes fussent les mêmes qu’en ces années-là. A cause de la
solidarité qu’ont entre elles les différentes parties d’un souvenir et
que notre mémoire maintient équilibrées dans un assemblage où il ne
nous est pas permis de rien distraire, ni refuser, j’aurais voulu
pouvoir aller finir la journée chez une de ces femmes, devant une
tasse de thé, dans un appartement aux murs peints de couleurs sombres,
comme était encore celui de Mme Swann (l’année d’après celle où se
termine la première partie de ce récit) et où luiraient les feux
orangés, la rouge combustion, la flamme rose et blanche des
chrysanthèmes dans le crépuscule de novembre pendant des instants
pareils à ceux où (comme on le verra plus tard) je n’avais pas su
découvrir les plaisirs que je désirais. Mais maintenant, même ne me
conduisant à rien, ces instants me semblaient avoir eu eux-mêmes assez
de charme. Je voudrais les retrouver tels que je me les rappelais.
Hélas! il n’y avait plus que des appartements Louis XVI tout blancs,
émaillés d’hortensias bleus. D’ailleurs, on ne revenait plus à Paris
que très tard. Mme Swann m’eût répondu d’un château qu’elle ne
rentrerait qu’en février, bien après le temps des chrysanthèmes, si je
lui avais demandé de reconstituer pour moi les éléments de ce souvenir
que je sentais attaché à une année lointaine, à un millésime vers
lequel il ne m’était pas permis de remonter, les éléments de ce désir
devenu lui-même inaccessible comme le plaisir qu’il avait jadis
vainement poursuivi. Et il m’eût fallu aussi que ce fussent les mêmes
femmes, celles dont la toilette m’intéressait parce que, au temps où
je croyais encore, mon imagination les avait individualisées et les
avait pourvues d’une légende. Hélas! dans l’avenue des Acacias--l’allée
de Myrtes--j’en revis quelques-unes, vieilles, et qui n’étaient plus
que les ombres terribles de ce qu’elles avaient été, errant, cherchant
désespérément on ne sait quoi dans les bosquets virgiliens. Elles
avaient fui depuis longtemps que j’étais encore à interroger vainement
les chemins désertés. Le soleil s’était caché. La nature recommençait
à régner sur le Bois d’où s’était envolée l’idée qu’il était le Jardin
élyséen de la Femme; au-dessus du moulin factice le vrai ciel était
gris; le vent ridait le Grand Lac de petites vaguelettes, comme un
lac; de gros oiseaux parcouraient rapidement le Bois, comme un bois,
et poussant des cris aigus se posaient l’un après l’autre sur les
grands chênes qui sous leur couronne druidique et avec une majesté
dodonéenne semblaient proclamer le vide inhumain de la forêt
désaffectée, et m’aidaient à mieux comprendre la contradiction que
c’est de chercher dans la réalité les tableaux de la mémoire, auxquels
manquerait toujours le charme qui leur vient de la mémoire même et de
n’être pas perçus par les sens. La réalité que j’avais connue
n’existait plus. Il suffisait que Mme Swann n’arrivât pas toute
pareille au même moment, pour que l’Avenue fût autre. Les lieux que
nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace où nous
les situons pour plus de facilité. Ils n’étaient qu’une mince tranche
au milieu d’impressions contiguës qui formaient notre vie d’alors; le
souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain
instant; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives,
hélas, comme les années.
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN ***
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