Nous sommes en train de faire des plaisanteries d’un goût
charmant, mon petit Charles, mais comme c’est ennuyeux de ne plus vous
voir, ajouta-t-elle d’un ton câlin, j’aime tant causer avec vous.
charmant, mon petit Charles, mais comme c’est ennuyeux de ne plus vous
voir, ajouta-t-elle d’un ton câlin, j’aime tant causer avec vous.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Du Côté de Chez Swann - v1
Elle ne savait
pas que sa cousine fût là. Un mouvement de tête de Mme de Franquetot
la lui découvrit. Aussitôt elle se précipita vers elle en dérangeant
tout le monde; mais désireuse de garder un air hautain et glacial qui
rappelât à tous qu’elle ne désirait pas avoir de relations avec une
personne chez qui on pouvait se trouver nez à nez avec la princesse
Mathilde, et au-devant de qui elle n’avait pas à aller car elle
n’était pas «sa contemporaine», elle voulut pourtant compenser cet air
de hauteur et de réserve par quelque propos qui justifiât sa démarche
et forçât la princesse à engager la conversation; aussi une fois
arrivée près de sa cousine, Mme de Gallardon, avec un visage dur, une
main tendue comme une carte forcée, lui dit: «Comment va ton mari? » de
la même voix soucieuse que si le prince avait été gravement malade. La
princesse éclatant d’un rire qui lui était particulier et qui était
destiné à la fois à montrer aux autres qu’elle se moquait de quelqu’un
et aussi à se faire paraître plus jolie en concentrant les traits de
son visage autour de sa bouche animée et de son regard brillant, lui
répondit:
--Mais le mieux du monde!
Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille et
refroidissant sa mine, inquiète encore pourtant de l’état du prince,
Mme de Gallardon dit à sa cousine:
--Oriane (ici Mme des Laumes regarda d’un air étonné et rieur un tiers
invisible vis-à-vis duquel elle semblait tenir à attester qu’elle
n’avait jamais autorisé Mme de Gallardon à l’appeler par son prénom),
je tiendrais beaucoup à ce que tu viennes un moment demain soir chez
moi entendre un quintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir
ton appréciation.
Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un
service, et avoir besoin de l’avis de la princesse sur le quintette de
Mozart comme si ç’avait été un plat de la composition d’une nouvelle
cuisinière sur les talents de laquelle il lui eût été précieux de
recueillir l’opinion d’un gourmet.
--Mais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite. . . que je
l’aime!
--Tu sais, mon mari n’est pas bien, son foie. . . , cela lui ferait grand
plaisir de te voir, reprit Mme de Gallardon, faisant maintenant à la
princesse une obligation de charité de paraître à sa soirée.
La princesse n’aimait pas à dire aux gens qu’elle ne voulait pas aller
chez eux. Tous les jours elle écrivait son regret d’avoir été
privée--par une visite inopinée de sa belle-mère, par une invitation de
son beau-frère, par l’Opéra, par une partie de campagne--d’une soirée à
laquelle elle n’aurait jamais songé à se rendre. Elle donnait ainsi à
beaucoup de gens la joie de croire qu’elle était de leurs relations,
qu’elle eût été volontiers chez eux, qu’elle n’avait été empêchée de
le faire que par les contretemps princiers qu’ils étaient flattés de
voir entrer en concurrence avec leur soirée. Puis, faisant partie de
cette spirituelle coterie des Guermantes où survivait quelque chose de
l’esprit alerte, dépouillé de lieux communs et de sentiments convenus,
qui descend de Mérimée,--et a trouvé sa dernière expression dans le
théâtre de Meilhac et Halévy,--elle l’adaptait même aux rapports
sociaux, le transposait jusque dans sa politesse qui s’efforçait
d’être positive, précise, de se rapprocher de l’humble vérité. Elle ne
développait pas longuement à une maîtresse de maison l’expression du
désir qu’elle avait d’aller à sa soirée; elle trouvait plus aimable de
lui exposer quelques petits faits d’où dépendrait qu’il lui fût ou non
possible de s’y rendre.
--Ecoute, je vais te dire, dit-elle à Mme de Gallardon, il faut demain
soir que j’aille chez une amie qui m’a demandé mon jour depuis
longtemps. Si elle nous emmène au théâtre, il n’y aura pas, avec la
meilleure volonté, possibilité que j’aille chez toi; mais si nous
restons chez elle, comme je sais que nous serons seuls, je pourrai la
quitter.
--Tiens, tu as vu ton ami M. Swann?
--Mais non, cet amour de Charles, je ne savais pas qu’il fût là, je
vais tâcher qu’il me voie.
--C’est drôle qu’il aille même chez la mère Saint-Euverte, dit Mme de
Gallardon. Oh! je sais qu’il est intelligent, ajouta-t-elle en voulant
dire par là intrigant, mais cela ne fait rien, un juif chez la sœur et
la belle-sœur de deux archevêques!
--J’avoue à ma honte que je n’en suis pas choquée, dit la princesse des
Laumes.
--Je sais qu’il est converti, et même déjà ses parents et ses
grands-parents. Mais on dit que les convertis restent plus attachés à
leur religion que les autres, que c’est une frime, est-ce vrai?
--Je suis sans lumières à ce sujet.
Le pianiste qui avait à jouer deux morceaux de Chopin, après avoir
terminé le prélude avait attaqué aussitôt une polonaise. Mais depuis
que Mme de Gallardon avait signalé à sa cousine la présence de Swann,
Chopin ressuscité aurait pu venir jouer lui-même toutes ses œuvres
sans que Mme des Laumes pût y faire attention. Elle faisait partie
d’une de ces deux moitiés de l’humanité chez qui la curiosité qu’a
l’autre moitié pour les êtres qu’elle ne connaît pas est remplacée par
l’intérêt pour les êtres qu’elle connaît. Comme beaucoup de femmes du
faubourg Saint-Germain la présence dans un endroit où elle se trouvait
de quelqu’un de sa coterie, et auquel d’ailleurs elle n’avait rien de
particulier à dire, accaparait exclusivement son attention aux dépens
de tout le reste. A partir de ce moment, dans l’espoir que Swann la
remarquerait, la princesse ne fit plus, comme une souris blanche
apprivoisée à qui on tend puis on retire un morceau de sucre, que
tourner sa figure, remplie de mille signes de connivence dénués de
rapports avec le sentiment de la polonaise de Chopin, dans la
direction où était Swann et si celui-ci changeait de place, elle
déplaçait parallèlement son sourire aimanté.
--Oriane, ne te fâche pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait
jamais s’empêcher de sacrifier ses plus grandes espérances sociales et
d’éblouir un jour le monde, au plaisir obscur, immédiat et privé, de
dire quelque chose de désagréable, il y a des gens qui prétendent que
ce M. Swann, c’est quelqu’un qu’on ne peut pas recevoir chez soi,
est-ce vrai?
--Mais. . . tu dois bien savoir que c’est vrai, répondit la princesse des
Laumes, puisque tu l’as invité cinquante fois et qu’il n’est jamais
venu.
Et quittant sa cousine mortifiée, elle éclata de nouveau d’un rire qui
scandalisa les personnes qui écoutaient la musique, mais attira
l’attention de Mme de Saint-Euverte, restée par politesse près du
piano et qui aperçut seulement alors la princesse. Mme de
Saint-Euverte était d’autant plus ravie de voir Mme des Laumes qu’elle
la croyait encore à Guermantes en train de soigner son beau-père
malade.
--Mais comment, princesse, vous étiez là?
--Oui, je m’étais mise dans un petit coin, j’ai entendu de belles
choses.
--Comment, vous êtes là depuis déjà un long moment!
--Mais oui, un très long moment qui m’a semblé très court, long
seulement parce que je ne vous voyais pas.
Mme de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil à la princesse qui
répondit:
--Mais pas du tout! Pourquoi? Je suis bien n’importe où!
Et, avisant avec intention, pour mieux manifester sa simplicité de
grande dame, un petit siège sans dossier:
--Tenez, ce pouf, c’est tout ce qu’il me faut. Cela me fera tenir
droite. Oh! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me faire
conspuer.
Cependant le pianiste redoublant de vitesse, l’émotion musicale était
à son comble, un domestique passait des rafraîchissements sur un
plateau et faisait tinter des cuillers et, comme chaque semaine, Mme
de Saint-Euverte lui faisait, sans qu’il la vît, des signes de s’en
aller. Une nouvelle mariée, à qui on avait appris qu’une jeune femme
ne doit pas avoir l’air blasé, souriait de plaisir, et cherchait des
yeux la maîtresse de maison pour lui témoigner par son regard sa
reconnaissance d’avoir «pensé à elle» pour un pareil régal. Pourtant,
quoique avec plus de calme que Mme de Franquetot, ce n’est pas sans
inquiétude qu’elle suivait le morceau; mais la sienne avait pour
objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant
à chaque fortissimo, risquait, sinon de mettre le feu à l’abat-jour,
du moins de faire des taches sur le palissandre. À la fin elle n’y
tint plus et, escaladant les deux marches de l’estrade, sur laquelle
était placé le piano, se précipita pour enlever la bobèche. Mais à
peine ses mains allaient-elles la toucher que sur un dernier accord,
le morceau finit et le pianiste se leva. Néanmoins l’initiative hardie
de cette jeune femme, la courte promiscuité qui en résulta entre elle
et l’instrumentiste, produisirent une impression généralement
favorable.
--Vous avez remarqué ce qu’a fait cette personne, princesse, dit le
général de Froberville à la princesse des Laumes qu’il était venu
saluer et que Mme de Saint-Euverte quitta un instant. C’est curieux.
Est-ce donc une artiste?
--Non, c’est une petite Mme de Cambremer, répondit étourdiment la
princesse et elle ajouta vivement: Je vous répète ce que j’ai entendu
dire, je n’ai aucune espèce de notion de qui c’est, on a dit derrière
moi que c’étaient des voisins de campagne de Mme de Saint-Euverte,
mais je ne crois pas que personne les connaisse. Ça doit être des
«gens de la campagne»! Du reste, je ne sais pas si vous êtes très
répandu dans la brillante société qui se trouve ici, mais je n’ai pas
idée du nom de toutes ces étonnantes personnes. A quoi pensez-vous
qu’ils passent leur vie en dehors des soirées de Mme de Saint-Euverte?
Elle a dû les faire venir avec les musiciens, les chaises et les
rafraîchissements. Avouez que ces «invités de chez Belloir» sont
magnifiques. Est-ce que vraiment elle a le courage de louer ces
figurants toutes les semaines. Ce n’est pas possible!
--Ah! Mais Cambremer, c’est un nom authentique et ancien, dit le
général.
--Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit sèchement la
princesse, mais en tous cas ce n’est-ce pas euphonique, ajouta-t-elle
en détachant le mot euphonique comme s’il était entre guillemets,
petite affectation de dépit qui était particulière à la coterie
Guermantes.
--Vous trouvez? Elle est jolie à croquer, dit le général qui ne perdait
pas Mme de Cambremer de vue. Ce n’est pas votre avis, princesse?
--Elle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, ce
n’est pas agréable, car je ne crois pas qu’elle soit ma contemporaine,
répondit Mme des Laumes (cette expression étant commune aux Gallardon
et aux Guermantes).
Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait à regarder
Mme de Cambremer, ajouta moitié par méchanceté pour celle-ci, moitié
par amabilité pour le général: «Pas agréable. . . pour son mari! Je
regrette de ne pas la connaître puisqu’elle vous tient à cœur, je vous
aurais présenté,» dit la princesse qui probablement n’en aurait rien
fait si elle avait connu la jeune femme. «Je vais être obligée de vous
dire bonsoir, parce que c’est la fête d’une amie à qui je dois aller
la souhaiter, dit-elle d’un ton modeste et vrai, réduisant la réunion
mondaine à laquelle elle se rendait à la simplicité d’une cérémonie
ennuyeuse mais où il était obligatoire et touchant d’aller. D’ailleurs
je dois y retrouver Basin qui, pendant que j’étais ici, est allé voir
ses amis que vous connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les
Iéna. »
--«Ç’a été d’abord un nom de victoire, princesse, dit le général.
Qu’est-ce que vous voulez, pour un vieux briscard comme moi,
ajouta-t-il en ôtant son monocle pour l’essuyer, comme il aurait
changé un pansement, tandis que la princesse détournait
instinctivement les yeux, cette noblesse d’Empire, c’est autre chose
bien entendu, mais enfin, pour ce que c’est, c’est très beau dans son
genre, ce sont des gens qui en somme se sont battus en héros. »
--Mais je suis pleine de respect pour les héros, dit la princesse, sur
un ton légèrement ironique: si je ne vais pas avec Basin chez cette
princesse d’Iéna, ce n’est pas du tout pour ça, c’est tout simplement
parce que je ne les connais pas. Basin les connaît, les chérit. Oh!
non, ce n’est pas ce que vous pouvez penser, ce n’est pas un flirt, je
n’ai pas à m’y opposer! Du reste, pour ce que cela sert quand je veux
m’y opposer! ajouta-t-elle d’une voix mélancolique, car tout le monde
savait que dès le lendemain du jour où le prince des Laumes avait
épousé sa ravissante cousine, il n’avait pas cessé de la tromper. Mais
enfin ce n’est pas le cas, ce sont des gens qu’il a connus autrefois,
il en fait ses choux gras, je trouve cela très bien. D’abord je vous
dirai que rien que ce qu’il m’a dit de leur maison. . . Pensez que tous
leurs meubles sont «Empire! »
--Mais, princesse, naturellement, c’est parce que c’est le mobilier de
leurs grands-parents.
--Mais je ne vous dis pas, mais ça n’est pas moins laid pour ça. Je
comprends très bien qu’on ne puisse pas avoir de jolies choses, mais
au moins qu’on n’ait pas de choses ridicules. Qu’est-ce que vous
voulez? je ne connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet
horrible style avec ces commodes qui ont des têtes de cygnes comme des
baignoires.
--Mais je crois même qu’ils ont de belles choses, ils doivent avoir la
fameuse table de mosaïque sur laquelle a été signé le traité de. . .
--Ah! Mais qu’ils aient des choses intéressantes au point de vue de
l’histoire, je ne vous dis pas. Mais ça ne peut pas être beau. . .
puisque c’est horrible! Moi j’ai aussi des choses comme ça que Basin a
héritées des Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de
Guermantes où personne ne les voit. Enfin, du reste, ce n’est pas la
question, je me précipiterais chez eux avec Basin, j’irais les voir
même au milieu de leurs sphinx et de leur cuivre si je les
connaissais, mais. . . je ne les connais pas! Moi, on m’a toujours dit
quand j’étais petite que ce n’était pas poli d’aller chez les gens
qu’on ne connaissait pas, dit-elle en prenant un ton puéril. Alors, je
fais ce qu’on m’a appris. Voyez-vous ces braves gens s’ils voyaient
entrer une personne qu’ils ne connaissent pas? Ils me recevraient
peut-être très mal! dit la princesse.
Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition lui
arrachait, en donnant à son regard fixé sur le général une expression
rêveuse et douce.
--«Ah! princesse, vous savez bien qu’ils ne se tiendraient pas de
joie. . . »
--«Mais non, pourquoi? » lui demanda-t-elle avec une extrême vivacité,
soit pour ne pas avoir l’air de savoir que c’est parce qu’elle était
une des plus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de
l’entendre dire au général. «Pourquoi? Qu’en savez-vous? Cela leur
serait peut-être tout ce qu’il y a de plus désagréable. Moi je ne sais
pas, mais si j’en juge par moi, cela m’ennuie déjà tant de voir les
personnes que je connais, je crois que s’il fallait voir des gens que
je ne connais pas, «même héroïques», je deviendrais folle. D’ailleurs,
voyons, sauf lorsqu’il s’agit de vieux amis comme vous qu’on connaît
sans cela, je ne sais pas si l’héroïsme serait d’un format très
portatif dans le monde. Ça m’ennuie déjà souvent de donner des dîners,
mais s’il fallait offrir le bras à Spartacus pour aller à table. . . Non
vraiment, ce ne serait jamais à Vercingétorix que je ferais signe
comme quatorzième. Je sens que je le réserverais pour les grandes
soirées. Et comme je n’en donne pas. . . »
--Ah! princesse, vous n’êtes pas Guermantes pour des prunes. Le
possédez-vous assez, l’esprit des Guermantes!
--Mais on dit toujours l’esprit des Guermantes, je n’ai jamais pu
comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc d’autres qui en aient,
ajouta-t-elle dans un éclat de rire écumant et joyeux, les traits de
son visage concentrés, accouplés dans le réseau de son animation, les
yeux étincelants, enflammés d’un ensoleillement radieux de gaîté que
seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos,
fussent-ils tenus par la princesse elle-même, qui étaient une louange
de son esprit ou de sa beauté. Tenez, voilà Swann qui a l’air de
saluer votre Cambremer; là. . . il est à côté de la mère Saint-Euverte,
vous ne voyez pas! Demandez-lui de vous présenter. Mais dépêchez-vous,
il cherche à s’en aller!
--Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a? dit le général.
--Mon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commençais à supposer qu’il
ne voulait pas me voir!
Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui
rappelait Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays qu’il
aimait tant et où il ne retournait plus pour ne pas s’éloigner
d’Odette. Usant des formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il
savait plaire à la princesse et qu’il retrouvait tout naturellement
quand il se retrempait un instant dans son ancien milieu,--et voulant
d’autre part pour lui-même exprimer la nostalgie qu’il avait de la
campagne:
--Ah! dit-il à la cantonade, pour être entendu à la fois de Mme de
Saint-Euverte à qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il
parlait, voici la charmante princesse! Voyez, elle est venue tout
exprès de Guermantes pour entendre le Saint-François d’Assise de Liszt
et elle n’a eu le temps, comme une jolie mésange, que d’aller piquer
pour les mettre sur sa tête quelques petits fruits de prunier des
oiseaux et d’aubépine; il y a même encore de petites gouttes de rosée,
un peu de la gelée blanche qui doit faire gémir la duchesse. C’est
très joli, ma chère princesse.
--Comment la princesse est venue exprès de Guermantes? Mais c’est trop!
Je ne savais pas, je suis confuse, s’écrie naïvement Mme de
Saint-Euverte qui était peu habituée au tour d’esprit de Swann. Et
examinant la coiffure de la princesse: Mais c’est vrai, cela imite. . .
comment dirais-je, pas les châtaignes, non, oh! c’est une idée
ravissante, mais comment la princesse pouvait-elle connaître mon
programme. Les musiciens ne me l’ont même pas communiqué à moi.
Swann, habitué quand il était auprès d’une femme avec qui il avait
gardé des habitudes galantes de langage, de dire des choses délicates
que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas
expliquer à Mme de Saint-Euverte qu’il n’avait parlé que par
métaphore. Quant à la princesse, elle se mit à rire aux éclats, parce
que l’esprit de Swann était extrêmement apprécié dans sa coterie et
aussi parce qu’elle ne pouvait entendre un compliment s’adressant à
elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une irrésistible
drôlerie.
--Hé bien! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits d’aubépine vous
plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce que
vous êtes aussi son voisin de campagne?
Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait l’air content de
causer avec Swann s’était éloignée.
--Mais vous l’êtes vous-même, princesse.
--Moi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens! Mais comme
j’aimerais être à leur place!
--Ce ne sont pas les Cambremer, c’étaient ses parents à elle; elle est
une demoiselle Legrandin qui venait à Combray. Je ne sais pas si vous
savez que vous êtes la comtesse de Combray et que le chapitre vous
doit une redevance.
--Je ne sais pas ce que me doit le chapitre mais je sais que je suis
tapée de cent francs tous les ans par le curé, ce dont je me
passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit
juste à temps, mais il finit mal! dit-elle en riant.
--Il ne commence pas mieux, répondit Swann.
--En effet cette double abréviation! . . .
--C’est quelqu’un de très en colère et de très convenable qui n’a pas
osé aller jusqu’au bout du premier mot.
--Mais puisqu’il ne devait pas pouvoir s’empêcher de commencer le
second, il aurait mieux fait d’achever le premier pour en finir une
bonne fois.
Nous sommes en train de faire des plaisanteries d’un goût
charmant, mon petit Charles, mais comme c’est ennuyeux de ne plus vous
voir, ajouta-t-elle d’un ton câlin, j’aime tant causer avec vous.
Pensez que je n’aurais même pas pu faire comprendre à cet idiot de
Froberville que le nom de Cambremer était étonnant. Avouez que la vie
est une chose affreuse. Il n’y a que quand je vous vois que je cesse
de m’ennuyer.
Et sans doute cela n’était pas vrai. Mais Swann et la princesse
avaient une même manière de juger les petites choses qui avait pour
effet--à moins que ce ne fût pour cause--une grande analogie dans la
façon de s’exprimer et jusque dans la prononciation. Cette
ressemblance ne frappait pas parce que rien n’était plus différent que
leurs deux voix. Mais si on parvenait par la pensée à ôter aux propos
de Swann la sonorité qui les enveloppait, les moustaches d’entre
lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que c’étaient les mêmes
phrases, les mêmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour
les choses importantes, Swann et la princesse n’avaient les mêmes
idées sur rien. Mais depuis que Swann était si triste, ressentant
toujours cette espèce de frisson qui précède le moment où l’on va
pleurer, il avait le même besoin de parler du chagrin qu’un assassin a
de parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que la vie
était une chose affreuse, il éprouva la même douceur que si elle lui
avait parlé d’Odette.
--Oh! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous
voyions, ma chère amie. Ce qu’il y a de gentil avec vous, c’est que
vous n’êtes pas gaie. On pourrait passer une soirée ensemble.
--Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas à Guermantes, ma
belle-mère serait folle de joie. Cela passe pour très laid, mais je
vous dirai que ce pays ne me déplaît pas, j’ai horreur des pays
«pittoresques».
--Je crois bien, c’est admirable, répondit Swann, c’est presque trop
beau, trop vivant pour moi, en ce moment; c’est un pays pour être
heureux. C’est peut-être parce que j’y ai vécu, mais les choses m’y
parlent tellement. Dès qu’il se lève un souffle d’air, que les blés
commencent à remuer, il me semble qu’il y a quelqu’un qui va arriver,
que je vais recevoir une nouvelle; et ces petites maisons au bord de
l’eau. . . je serais bien malheureux!
--Oh! mon petit Charles, prenez garde, voilà l’affreuse Rampillon qui
m’a vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivé, je
confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus;
peut-être les deux. . . et ensemble! . . . Ah! non, je me rappelle, elle a
été répudiée par son prince. . . ayez l’air de me parler pour que cette
Bérénice ne vienne pas m’inviter à dîner. Du reste, je me sauve.
Ecoutez, mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous ne
voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmène chez la
princesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi qui
doit m’y rejoindre. Si on n’avait pas de vos nouvelles par Mémé. . .
Pensez que je ne vous vois plus jamais!
Swann refusa; ayant prévenu M. de Charlus qu’en quittant de chez Mme
de Saint-Euverte il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait
pas en allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot
qu’il avait tout le temps espéré se voir remettre par un domestique
pendant la soirée, et que peut-être il allait trouver chez son
concierge. «Ce pauvre Swann, dit ce soir-là Mme des Laumes à son mari,
il est toujours gentil, mais il a l’air bien malheureux. Vous le
verrez, car il a promis de venir dîner un de ces jours. Je trouve
ridicule au fond qu’un homme de son intelligence souffre pour une
personne de ce genre et qui n’est même pas intéressante, car on la dit
idiote», ajouta-t-elle avec la sagesse des gens non amoureux qui
trouvent qu’un homme d’esprit ne devrait être malheureux que pour une
personne qui en valût la peine; c’est à peu près comme s’étonner qu’on
daigne souffrir du choléra par le fait d’un être aussi petit que le
bacille virgule.
Swann voulait partir, mais au moment où il allait enfin s’échapper, le
général de Froberville lui demanda à connaître Mme de Cambremer et il
fut obligé de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.
--Dites donc, Swann, j’aimerais mieux être le mari de cette femme-là
que d’être massacré par les sauvages, qu’en dites-vous?
Ces mots «massacré par les sauvages» percèrent douloureusement le cœur
de Swann; aussitôt il éprouva le besoin de continuer la conversation
avec le général:
--«Ah! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette
façon. . . Ainsi vous savez. . . ce navigateur dont Dumont d’Urville
ramena les cendres, La Pérouse. . . (et Swann était déjà heureux comme
s’il avait parlé d’Odette. ) «C’est un beau caractère et qui
m’intéresse beaucoup que celui de La Pérouse, ajouta-t-il d’un air
mélancolique. »
--Ah! parfaitement, La Pérouse, dit le général. C’est un nom connu. Il
a sa rue.
--Vous connaissez quelqu’un rue La Pérouse? demanda Swann d’un air
agité.
--Je ne connais que Mme de Chanlivault, la sœur de ce brave
Chaussepierre. Elle nous a donné une jolie soirée de comédie l’autre
jour. C’est un salon qui sera un jour très élégant, vous verrez!
--Ah! elle demeure rue La Pérouse. C’est sympathique, c’est une jolie
rue, si triste.
--Mais non; c’est que vous n’y êtes pas allé depuis quelque temps; ce
n’est plus triste, cela commence à se construire, tout ce quartier-là.
Quand enfin Swann présenta M. de Froberville à la jeune Mme de
Cambremer, comme c’était la première fois qu’elle entendait le nom du
général, elle esquissa le sourire de joie et de surprise qu’elle
aurait eu si on n’en avait jamais prononcé devant elle d’autre que
celui-là, car ne connaissant pas les amis de sa nouvelle famille, à
chaque personne qu’on lui amenait, elle croyait que c’était l’un
d’eux, et pensant qu’elle faisait preuve de tact en ayant l’air d’en
avoir tant entendu parler depuis qu’elle était mariée, elle tendait la
main d’un air hésitant destiné à prouver la réserve apprise qu’elle
avait à vaincre et la sympathie spontanée qui réussissait à en
triompher. Aussi ses beaux-parents, qu’elle croyait encore les gens
les plus brillants de France, déclaraient-ils qu’elle était un ange;
d’autant plus qu’ils préféraient paraître, en la faisant épouser à
leur fils, avoir cédé à l’attrait plutôt de ses qualités que de sa
grande fortune.
--On voit que vous êtes musicienne dans l’âme, madame, lui dit le
général en faisant inconsciemment allusion à l’incident de la bobèche.
Mais le concert recommença et Swann comprit qu’il ne pourrait pas s’en
aller avant la fin de ce nouveau numéro du programme. Il souffrait de
rester enfermé au milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules
le frappaient d’autant plus douloureusement qu’ignorant son amour,
incapables, s’ils l’avaient connu, de s’y intéresser et de faire autre
chose que d’en sourire comme d’un enfantillage ou de le déplorer comme
une folie, ils le lui faisaient apparaître sous l’aspect d’un état
subjectif qui n’existait que pour lui, dont rien d’extérieur ne lui
affirmait la réalité; il souffrait surtout, et au point que même le
son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil
dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la
connaissait, d’où elle était entièrement absente.
Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette
apparition lui fut une si déchirante souffrance qu’il dut porter la
main à son cœur. C’est que le violon était monté à des notes hautes où
il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans
qu’il cessât de les tenir, dans l’exaltation où il était d’apercevoir
déjà l’objet de son attente qui s’approchait, et avec un effort
désespéré pour tâcher de durer jusqu’à son arrivée, de l’accueillir
avant d’expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses
dernières forces le chemin ouvert pour qu’il pût passer, comme on
soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût
eu le temps de comprendre, et de se dire: «C’est la petite phrase de
la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas! » tous ses souvenirs du temps où
Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à
maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce
brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient
réveillés, et à tire d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument,
sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du
bonheur.
Au lieu des expressions abstraites «temps où j’étais heureux», «temps
où j’étais aimé», qu’il avait souvent prononcées jusque-là et sans
trop souffrir, car son intelligence n’y avait enfermé du passé que de
prétendus extraits qui n’en conservaient rien, il retrouva tout ce qui
de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile
essence; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème
qu’elle lui avait jeté dans sa voiture, qu’il avait gardé contre ses
lèvres--l’adresse en relief de la «Maison Dorée» sur la lettre où il
avait lu: «Ma main tremble si fort en vous écrivant»--le rapprochement
de ses sourcils quand elle lui avait dit d’un air suppliant: «Ce n’est
pas dans trop longtemps que vous me ferez signe? », il sentit l’odeur
du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa «brosse»
pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les pluies
d’orage qui tombèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial
dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles d’habitudes
mentales, d’impressions saisonnières, de créations cutanées, qui
avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans
lequel son corps se trouvait repris. A ce moment-là, il satisfaisait
une curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui
vivent par l’amour. Il avait cru qu’il pourrait s’en tenir là, qu’il
ne serait pas obligé d’en apprendre les douleurs; comme maintenant le
charme d’Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable
terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense
angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu’elle avait fait, de ne
pas la posséder partout et toujours! Hélas, il se rappela l’accent
dont elle s’était écriée: «Mais je pourrai toujours vous voir, je suis
toujours libre! » elle qui ne l’était plus jamais! l’intérêt, la
curiosité qu’elle avait eus pour sa vie à lui, le désir passionné
qu’il lui fit la faveur,--redoutée au contraire par lui en ce temps-là
comme une cause d’ennuyeux dérangements--de l’y laisser pénétrer; comme
elle avait été obligée de le prier pour qu’il se laissât mener chez
les Verdurin; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par
mois, comme il avait fallu, avant qu’il se laissât fléchir, qu’elle
lui répétât le délice que serait cette habitude de se voir tous les
jours dont elle rêvait alors qu’elle ne lui semblait à lui qu’un
fastidieux tracas, puis qu’elle avait prise en dégoût et
définitivement rompue, pendant qu’elle était devenue pour lui un si
invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai
quand, à la troisième fois qu’il l’avait vue, comme elle lui répétait:
«Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus souvent», il lui
avait dit en riant, avec galanterie: «par peur de souffrir».
Maintenant, hélas! il arrivait encore parfois qu’elle lui écrivît d’un
restaurant ou d’un hôtel sur du papier qui en portait le nom imprimé;
mais c’était comme des lettres de feu qui le brûlaient. «C’est écrit
de l’hôtel Vouillemont? Qu’y peut-elle être allée faire! avec qui? que
s’y est-il passé? » Il se rappela les becs de gaz qu’on éteignait
boulevard des Italiens quand il l’avait rencontrée contre tout espoir
parmi les ombres errantes dans cette nuit qui lui avait semblé presque
surnaturelle et qui en effet--nuit d’un temps où il n’avait même pas à
se demander s’il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la
retrouvant, tant il était sûr qu’elle n’avait pas de plus grande joie
que de le voir et de rentrer avec lui,--appartenait bien à un monde
mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s’en sont
refermées. Et Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un
malheureux qui lui fit pitié parce qu’il ne le reconnut pas tout de
suite, si bien qu’il dut baisser les yeux pour qu’on ne vît pas qu’ils
étaient pleins de larmes. C’était lui-même.
Quand il l’eut compris, sa pitié cessa, mais il fut jaloux de l’autre
lui-même qu’elle avait aimé, il fut jaloux de ceux dont il s’était dit
souvent sans trop souffrir, «elle les aime peut-être», maintenant
qu’il avait échangé l’idée vague d’aimer, dans laquelle il n’y a pas
d’amour, contre les pétales du chrysanthème et l’«en tête» de la
Maison d’Or, qui, eux en étaient pleins. Puis sa souffrance devenant
trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle,
en essuya le verre. Et sans doute s’il s’était vu à ce moment-là, il
eut ajouté à la collection de ceux qu’il avait distingués le monocle
qu’il déplaçait comme une pensée importune et sur la face embuée
duquel, avec un mouchoir, il cherchait à effacer des soucis.
Il y a dans le violon,--si ne voyant pas l’instrument, on ne peut pas
rapporter ce qu’on entend à son image laquelle modifie la sonorité--des
accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto,
qu’on a l’illusion qu’une chanteuse s’est ajoutée au concert. On lève
les yeux, on ne voit que les étuis, précieux comme des boîtes
chinoises, mais, par moment, on est encore trompé par l’appel décevant
de la sirène; parfois aussi on croit entendre un génie captif qui se
débat au fond de la docte boîte, ensorcelée et frémissante, comme un
diable dans un bénitier; parfois enfin, c’est, dans l’air, comme un
être surnaturel et pur qui passe en déroulant son message invisible.
Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase
qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle pour qu’elle apparût, et
procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger
quelques instants le prodige de son évocation, Swann, qui ne pouvait
pas plus la voir que si elle avait appartenu à un monde ultra-violet,
et qui goûtait comme le rafraîchissement d’une métamorphose dans la
cécité momentanée dont il était frappé en approchant d’elle, Swann la
sentait présente, comme une déesse protectrice et confidente de son
amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu’à lui devant la foule et
l’emmener à l’écart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de
cette apparence sonore. Et tandis qu’elle passait, légère, apaisante
et murmurée comme un parfum, lui disant ce qu’elle avait à lui dire et
dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir s’envoler si
vite, il faisait involontairement avec ses lèvres le mouvement de
baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus
exilé et seul puisque, elle, qui s’adressait à lui, lui parlait à
mi-voix d’Odette. Car il n’avait plus comme autrefois l’impression
qu’Odette et lui n’étaient pas connus de la petite phrase. C’est que
si souvent elle avait été témoin de leurs joies! Il est vrai que
souvent aussi elle l’avait averti de leur fragilité. Et même, alors
que dans ce temps-là il devinait de la souffrance dans son sourire,
dans son intonation limpide et désenchantée, aujourd’hui il y trouvait
plutôt la grâce d’une résignation presque gaie. De ces chagrins dont
elle lui parlait autrefois et qu’il la voyait, sans qu’il fût atteint
par eux, entraîner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de
ces chagrins qui maintenant étaient devenus les siens sans qu’il eût
l’espérance d’en être jamais délivré, elle semblait lui dire comme
jadis de son bonheur: «Qu’est-ce, cela? tout cela n’est rien. » Et la
pensée de Swann se porta pour la première fois dans un élan de pitié
et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frère inconnu et sublime qui
lui aussi avait dû tant souffrir; qu’avait pu être sa vie? au fond de
quelles douleurs avait-il puisé cette force de dieu, cette puissance
illimitée de créer? Quand c’était la petite phrase qui lui parlait de
la vanité de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette
même sagesse qui tout à l’heure pourtant lui avait paru intolérable,
quand il croyait la lire dans les visages des indifférents qui
considéraient son amour comme une divagation sans importance. C’est
que la petite phrase au contraire, quelque opinion qu’elle pût avoir
sur la brève durée de ces états de l’âme, y voyait quelque chose, non
pas comme faisaient tous ces gens, de moins sérieux que la vie
positive, mais au contraire de si supérieur à elle que seul il valait
la peine d’être exprimé. Ces charmes d’une tristesse intime, c’était
eux qu’elle essayait d’imiter, de recréer, et jusqu’à leur essence qui
est pourtant d’être incommunicables et de sembler frivoles à tout
autre qu’à celui qui les éprouve, la petite phrase l’avait captée,
rendue visible. Si bien qu’elle faisait confesser leur prix et goûter
leur douceur divine, par tous ces mêmes assistants--si seulement ils
étaient un peu musiciens--qui ensuite les méconnaîtraient dans la vie,
en chaque amour particulier qu’ils verraient naître près d’eux. Sans
doute la forme sous laquelle elle les avait codifiés ne pouvait pas se
résoudre en raisonnements. Mais depuis plus d’une année que lui
révélant à lui-même bien des richesses de son âme, l’amour de la
musique était pour quelque temps au moins né en lui, Swann tenait les
motifs musicaux pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre
ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à
l’intelligence, mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes
les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de
signification. Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la
petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon d’un
parfum, d’une caresse, elle le circonvenait, elle l’enveloppait, il
s’était rendu compte que c’était au faible écart entre les cinq notes
qui la composaient et au rappel constant de deux d’entre elles
qu’était due cette impression de douceur rétractée et frileuse; mais
en réalité il savait qu’il raisonnait ainsi non sur la phrase
elle-même mais sur de simples valeurs, substituées pour la commodité
de son intelligence à la mystérieuse entité qu’il avait perçue, avant
de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour la
première fois la sonate. Il savait que le souvenir même du piano
faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la
musique, que le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin
de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout
entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d’épaisses
ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de
tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent,
chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers,
ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le
service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont
trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre
insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que
nous prenons pour du vide et pour du néant. Vinteuil avait été l’un de
ces musiciens. En sa petite phrase, quoiqu’elle présentât à la raison
une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si
explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale,
que ceux qui l’avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied
avec les idées de l’intelligence. Swann s’y reportait comme à une
conception de l’amour et du bonheur dont immédiatement il savait aussi
bien en quoi elle était particulière, qu’il le savait pour la
«Princesse de Clèves», ou pour «René», quand leur nom se présentait à
sa mémoire. Même quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle
existait latente dans son esprit au même titre que certaines autres
notions sans équivalent, comme les notions de la lumière, du son, du
relief, de la volupté physique, qui sont les riches possessions dont
se diversifie et se pare notre domaine intérieur. Peut-être les
perdrons-nous, peut-être s’effaceront-elles, si nous retournons au
néant. Mais tant que nous vivons nous ne pouvons pas plus faire que
nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet
réel, que nous ne pouvons, par exemple, douter de la lumière de la
lampe qu’on allume devant les objets métamorphosés de notre chambre
d’où s’est échappé jusqu’au souvenir de l’obscurité. Par là, la phrase
de Vinteuil avait, comme tel thème de Tristan par exemple, qui nous
représente aussi une certaine acquisition sentimentale, épousé notre
condition mortelle, pris quelque chose d’humain qui était assez
touchant. Son sort était lié à l’avenir, à la réalité de notre âme
dont elle était un des ornements les plus particuliers, les mieux
différenciés. Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre
rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que ces
phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne
soient rien non plus. Nous périrons mais nous avons pour otages ces
captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a
quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins
probable.
Swann n’avait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate
existât réellement. Certes, humaine à ce point de vue, elle
appartenait pourtant à un ordre de créatures surnaturelles et que nous
n’avons jamais vues, mais que malgré cela nous reconnaissons avec
ravissement quand quelque explorateur de l’invisible arrive à en
capter une, à l’amener, du monde divin où il a accès, briller quelques
instants au-dessus du nôtre. C’est ce que Vinteuil avait fait pour la
petite phrase. Swann sentait que le compositeur s’était contenté, avec
ses instruments de musique, de la dévoiler, de la rendre visible, d’en
suivre et d’en respecter le dessin d’une main si tendre, si prudente,
si délicate et si sûre que le son s’altérait à tout moment,
s’estompant pour indiquer une ombre, revivifié quand il lui fallait
suivre à la piste un plus hardi contour. Et une preuve que Swann ne se
trompait pas quand il croyait à l’existence réelle de cette phrase,
c’est que tout amateur un peu fin se fût tout de suite aperçu de
l’imposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et
en rendre les formes, avait cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là
des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances de
sa main.
Elle avait disparu. Swann savait qu’elle reparaîtrait à la fin du
dernier mouvement, après tout un long morceau que le pianiste de Mme
Verdurin sautait toujours. Il y avait là d’admirables idées que Swann
n’avait pas distinguées à la première audition et qu’il percevait
maintenant, comme si elles se fussent, dans le vestiaire de sa
mémoire, débarrassées du déguisement uniforme de la nouveauté. Swann
écoutait tous les thèmes épars qui entreraient dans la composition de
la phrase, comme les prémisses dans la conclusion nécessaire, il
assistait à sa genèse. «O audace aussi géniale peut-être, se
disait-il, que celle d’un Lavoisier, d’un Ampère, l’audace d’un
Vinteuil expérimentant, découvrant les lois secrètes d’une force
inconnue, menant à travers l’inexploré, vers le seul but possible,
l’attelage invisible auquel il se fie et qu’il n’apercevra jamais. » Le
beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au
commencement du dernier morceau! La suppression des mots humains, loin
d’y laisser régner la fantaisie, comme on aurait pu croire, l’en avait
éliminée; jamais le langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité,
ne connut à ce point la pertinence des questions, l’évidence des
réponses. D’abord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau
abandonné de sa compagne; le violon l’entendit, lui répondit comme
d’un arbre voisin. C’était comme au commencement du monde, comme s’il
n’y avait encore eu qu’eux deux sur la terre, ou plutôt dans ce monde
fermé à tout le reste, construit par la logique d’un créateur et où
ils ne seraient jamais que tous les deux: cette sonate. Est-ce un
oiseau, est-ce l’âme incomplète encore de la petite phrase, est-ce une
fée, invisible et gémissant dont le piano ensuite redisait tendrement
la plainte? Ses cris étaient si soudains que le violoniste devait se
précipiter sur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau! le
violoniste semblait vouloir le charmer, l’apprivoiser, le capter. Déjà
il avait passé dans son âme, déjà la petite phrase évoquée agitait
comme celui d’un médium le corps vraiment possédé du violoniste. Swann
savait qu’elle allait parler encore une fois. Et il s’était si bien
dédoublé que l’attente de l’instant imminent où il allait se retrouver
en face d’elle le secoua d’un de ces sanglots qu’un beau vers ou une
triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes seuls,
mais si nous les apprenons à des amis en qui nous nous apercevons
comme un autre dont l’émotion probable les attendrit. Elle reparut,
mais cette fois pour se suspendre dans l’air et se jouer un instant
seulement, comme immobile, et pour expirer après. Aussi Swann ne
perdait-il rien du temps si court où elle se prorogeait. Elle était
encore là comme une bulle irisée qui se soutient. Tel un arc-en-ciel,
dont l’éclat faiblit, s’abaisse, puis se relève et avant de
s’éteindre, s’exalte un moment comme il n’avait pas encore fait: aux
deux couleurs qu’elle avait jusque-là laissé paraître, elle ajouta
d’autres cordes diaprées, toutes celles du prisme, et les fit chanter.
Swann n’osait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi
les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu
compromettre le prestige surnaturel, délicieux et fragile qui était si
près de s’évanouir. Personne, à dire vrai, ne songeait à parler. La
parole ineffable d’un seul absent, peut-être d’un mort (Swann ne
savait pas si Vinteuil vivait encore) s’exhalant au-dessus des rites
de ces officiants, suffisait à tenir en échec l’attention de trois
cents personnes, et faisait de cette estrade où une âme était ainsi
évoquée un des plus nobles autels où pût s’accomplir une cérémonie
surnaturelle. De sorte que quand la phrase se fut enfin défaite
flottant en lambeaux dans les motifs suivants qui déjà avaient pris sa
place, si Swann au premier instant fut irrité de voir la comtesse de
Monteriender, célèbre par ses naïvetés, se pencher vers lui pour lui
confier ses impressions avant même que la sonate fût finie, il ne put
s’empêcher de sourire, et peut-être de trouver aussi un sens profond
qu’elle n’y voyait pas, dans les mots dont elle se servit. Émerveillée
par la virtuosité des exécutants, la comtesse s’écria en s’adressant à
Swann: «C’est prodigieux, je n’ai jamais rien vu d’aussi fort. . . » Mais
un scrupule d’exactitude lui faisant corriger cette première
assertion, elle ajouta cette réserve: «rien d’aussi fort. . . depuis les
tables tournantes! »
A partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment qu’Odette
avait eu pour lui ne renaîtrait jamais, que ses espérances de bonheur
ne se réaliseraient plus. Et les jours où par hasard elle avait encore
été gentille et tendre avec lui, si elle avait eu quelque attention,
il notait ces signes apparents et menteurs d’un léger retour vers lui,
avec cette sollicitude attendrie et sceptique, cette joie désespérée
de ceux qui, soignant un ami arrivé aux derniers jours d’une maladie
incurable, relatent comme des faits précieux «hier, il a fait ses
comptes lui-même et c’est lui qui a relevé une erreur d’addition que
nous avions faite; il a mangé un œuf avec plaisir, s’il le digère bien
on essaiera demain d’une côtelette», quoiqu’ils les sachent dénués de
signification à la veille d’une mort inévitable. Sans doute Swann
était certain que s’il avait vécu maintenant loin d’Odette, elle
aurait fini par lui devenir indifférente, de sorte qu’il aurait été
content qu’elle quittât Paris pour toujours; il aurait eu le courage
de rester; mais il n’avait pas celui de partir.
Il en avait eu souvent la pensée. Maintenant qu’il s’était remis à son
étude sur Ver Meer il aurait eu besoin de retourner au moins quelques
jours à la Haye, à Dresde, à Brunswick. Il était persuadé qu’une
«Toilette de Diane» qui avait été achetée par le Mauritshuis à la
vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes était en réalité de Ver Meer.
Et il aurait voulu pouvoir étudier le tableau sur place pour étayer sa
conviction. Mais quitter Paris pendant qu’Odette y était et même quand
elle était absente--car dans des lieux nouveaux où les sensations ne
sont pas amorties par l’habitude, on retrempe, on ranime une
douleur--c’était pour lui un projet si cruel, qu’il ne se sentait
capable d’y penser sans cesse que parce qu’il se savait résolu à ne
l’exécuter jamais. Mais il arrivait qu’en dormant, l’intention du
voyage renaissait en lui,--sans qu’il se rappelât que ce voyage était
impossible--et elle s’y réalisait. Un jour il rêva qu’il partait pour
un an; penché à la portière du wagon vers un jeune homme qui sur le
quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait à le convaincre de
partir avec lui. Le train s’ébranlant, l’anxiété le réveilla, il se
rappela qu’il ne partait pas, qu’il verrait Odette ce soir-là, le
lendemain et presque chaque jour. Alors encore tout ému de son rêve,
il bénit les circonstances particulières qui le rendaient indépendant,
grâce auxquelles il pouvait rester près d’Odette, et aussi réussir à
ce qu’elle lui permît de la voir quelquefois; et, récapitulant tous
ces avantages: sa situation,--sa fortune, dont elle avait souvent trop
besoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant même, disait-on,
une arrière-pensée de se faire épouser par lui),--cette amitié de M. de
Charlus, qui à vrai dire ne lui avait jamais fait obtenir grand’chose
d’Odette, mais lui donnait la douceur de sentir qu’elle entendait
parler de lui d’une manière flatteuse par cet ami commun pour qui elle
avait une si grande estime--et jusqu’à son intelligence enfin, qu’il
employait tout entière à combiner chaque jour une intrigue nouvelle
qui rendît sa présence sinon agréable, du moins nécessaire à Odette--il
songea à ce qu’il serait devenu si tout cela lui avait manqué, il
songea que s’il avait été, comme tant d’autres, pauvre, humble, dénué,
obligé d’accepter toute besogne, ou lié à des parents, à une épouse,
il aurait pu être obligé de quitter Odette, que ce rêve dont l’effroi
était encore si proche aurait pu être vrai, et il se dit: «On ne
connaît pas son bonheur. On n’est jamais aussi malheureux qu’on
croit. » Mais il compta que cette existence durait déjà depuis
plusieurs années, que tout ce qu’il pouvait espérer c’est qu’elle
durât toujours, qu’il sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses
amis, finalement toute sa vie à l’attente quotidienne d’un rendez-vous
qui ne pouvait rien lui apporter d’heureux, et il se demanda s’il ne
se trompait pas, si ce qui avait favorisé sa liaison et en avait
empêché la rupture n’avait pas desservi sa destinée, si l’événement
désirable, ce n’aurait pas été celui dont il se réjouissait tant qu’il
n’eût eu lieu qu’en rêve: son départ; il se dit qu’on ne connaît pas
son malheur, qu’on n’est jamais si heureux qu’on croit.
Quelquefois il espérait qu’elle mourrait sans souffrances dans un
accident, elle qui était dehors, dans les rues, sur les routes, du
matin au soir. Et comme elle revenait saine et sauve, il admirait que
le corps humain fût si souple et si fort, qu’il pût continuellement
tenir en échec, déjouer tous les périls qui l’environnent (et que
Swann trouvait innombrables depuis que son secret désir les avait
supputés), et permît ainsi aux êtres de se livrer chaque jour et à peu
près impunément à leur œuvre de mensonge, à la poursuite du plaisir.
Et Swann sentait bien près de son cœur ce Mahomet II dont il aimait le
portrait par Bellini et qui, ayant senti qu’il était devenu amoureux
fou d’une de ses femmes la poignarda afin, dit naïvement son biographe
vénitien, de retrouver sa liberté d’esprit. Puis il s’indignait de ne
penser ainsi qu’à soi, et les souffrances qu’il avait éprouvées lui
semblaient ne mériter aucune pitié puisque lui-même faisait si bon
marché de la vie d’Odette.
Ne pouvant se séparer d’elle sans retour, du moins, s’il l’avait vue
sans séparations, sa douleur aurait fini par s’apaiser et peut-être
son amour par s’éteindre. Et du moment qu’elle ne voulait pas quitter
Paris à jamais, il eût souhaité qu’elle ne le quittât jamais. Du moins
comme il savait que la seule grande absence qu’elle faisait était tous
les ans celle d’août et septembre, il avait le loisir plusieurs mois
d’avance d’en dissoudre l’idée amère dans tout le Temps à venir qu’il
portait en lui par anticipation et qui, composé de jours homogènes aux
jours actuels, circulait transparent et froid en son esprit où il
entretenait la tristesse, mais sans lui causer de trop vives
souffrances. Mais cet avenir intérieur, ce fleuve, incolore, et libre,
voici qu’une seule parole d’Odette venait l’atteindre jusqu’en Swann
et, comme un morceau de glace, l’immobilisait, durcissait sa fluidité,
le faisait geler tout entier; et Swann s’était senti soudain rempli
d’une masse énorme et infrangible qui pesait sur les parois
intérieures de son être jusqu’à le faire éclater: c’est qu’Odette lui
avait dit, avec un regard souriant et sournois qui l’observait:
«Forcheville va faire un beau voyage, à la Pentecôte. Il va en
Égypte», et Swann avait aussitôt compris que cela signifiait: «Je vais
aller en Égypte à la Pentecôte avec Forcheville. » Et en effet, si
quelques jours après, Swann lui disait: «Voyons, à propos de ce voyage
que tu m’as dit que tu ferais avec Forcheville», elle répondait
étourdiment: «Oui, mon petit, nous partons le 19, on t’enverra une vue
des Pyramides. » Alors il voulait apprendre si elle était la maîtresse
de Forcheville, le lui demander à elle-même. Il savait que,
superstitieuse comme elle était, il y avait certains parjures qu’elle
ne ferait pas et puis la crainte, qui l’avait retenu jusqu’ici,
d’irriter Odette en l’interrogeant, de se faire détester d’elle,
n’existait plus maintenant qu’il avait perdu tout espoir d’en être
jamais aimé.
Un jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait qu’Odette avait
été la maîtresse d’innombrables hommes (dont on lui citait
quelques-uns parmi lesquels Forcheville, M.
pas que sa cousine fût là. Un mouvement de tête de Mme de Franquetot
la lui découvrit. Aussitôt elle se précipita vers elle en dérangeant
tout le monde; mais désireuse de garder un air hautain et glacial qui
rappelât à tous qu’elle ne désirait pas avoir de relations avec une
personne chez qui on pouvait se trouver nez à nez avec la princesse
Mathilde, et au-devant de qui elle n’avait pas à aller car elle
n’était pas «sa contemporaine», elle voulut pourtant compenser cet air
de hauteur et de réserve par quelque propos qui justifiât sa démarche
et forçât la princesse à engager la conversation; aussi une fois
arrivée près de sa cousine, Mme de Gallardon, avec un visage dur, une
main tendue comme une carte forcée, lui dit: «Comment va ton mari? » de
la même voix soucieuse que si le prince avait été gravement malade. La
princesse éclatant d’un rire qui lui était particulier et qui était
destiné à la fois à montrer aux autres qu’elle se moquait de quelqu’un
et aussi à se faire paraître plus jolie en concentrant les traits de
son visage autour de sa bouche animée et de son regard brillant, lui
répondit:
--Mais le mieux du monde!
Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille et
refroidissant sa mine, inquiète encore pourtant de l’état du prince,
Mme de Gallardon dit à sa cousine:
--Oriane (ici Mme des Laumes regarda d’un air étonné et rieur un tiers
invisible vis-à-vis duquel elle semblait tenir à attester qu’elle
n’avait jamais autorisé Mme de Gallardon à l’appeler par son prénom),
je tiendrais beaucoup à ce que tu viennes un moment demain soir chez
moi entendre un quintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir
ton appréciation.
Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un
service, et avoir besoin de l’avis de la princesse sur le quintette de
Mozart comme si ç’avait été un plat de la composition d’une nouvelle
cuisinière sur les talents de laquelle il lui eût été précieux de
recueillir l’opinion d’un gourmet.
--Mais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite. . . que je
l’aime!
--Tu sais, mon mari n’est pas bien, son foie. . . , cela lui ferait grand
plaisir de te voir, reprit Mme de Gallardon, faisant maintenant à la
princesse une obligation de charité de paraître à sa soirée.
La princesse n’aimait pas à dire aux gens qu’elle ne voulait pas aller
chez eux. Tous les jours elle écrivait son regret d’avoir été
privée--par une visite inopinée de sa belle-mère, par une invitation de
son beau-frère, par l’Opéra, par une partie de campagne--d’une soirée à
laquelle elle n’aurait jamais songé à se rendre. Elle donnait ainsi à
beaucoup de gens la joie de croire qu’elle était de leurs relations,
qu’elle eût été volontiers chez eux, qu’elle n’avait été empêchée de
le faire que par les contretemps princiers qu’ils étaient flattés de
voir entrer en concurrence avec leur soirée. Puis, faisant partie de
cette spirituelle coterie des Guermantes où survivait quelque chose de
l’esprit alerte, dépouillé de lieux communs et de sentiments convenus,
qui descend de Mérimée,--et a trouvé sa dernière expression dans le
théâtre de Meilhac et Halévy,--elle l’adaptait même aux rapports
sociaux, le transposait jusque dans sa politesse qui s’efforçait
d’être positive, précise, de se rapprocher de l’humble vérité. Elle ne
développait pas longuement à une maîtresse de maison l’expression du
désir qu’elle avait d’aller à sa soirée; elle trouvait plus aimable de
lui exposer quelques petits faits d’où dépendrait qu’il lui fût ou non
possible de s’y rendre.
--Ecoute, je vais te dire, dit-elle à Mme de Gallardon, il faut demain
soir que j’aille chez une amie qui m’a demandé mon jour depuis
longtemps. Si elle nous emmène au théâtre, il n’y aura pas, avec la
meilleure volonté, possibilité que j’aille chez toi; mais si nous
restons chez elle, comme je sais que nous serons seuls, je pourrai la
quitter.
--Tiens, tu as vu ton ami M. Swann?
--Mais non, cet amour de Charles, je ne savais pas qu’il fût là, je
vais tâcher qu’il me voie.
--C’est drôle qu’il aille même chez la mère Saint-Euverte, dit Mme de
Gallardon. Oh! je sais qu’il est intelligent, ajouta-t-elle en voulant
dire par là intrigant, mais cela ne fait rien, un juif chez la sœur et
la belle-sœur de deux archevêques!
--J’avoue à ma honte que je n’en suis pas choquée, dit la princesse des
Laumes.
--Je sais qu’il est converti, et même déjà ses parents et ses
grands-parents. Mais on dit que les convertis restent plus attachés à
leur religion que les autres, que c’est une frime, est-ce vrai?
--Je suis sans lumières à ce sujet.
Le pianiste qui avait à jouer deux morceaux de Chopin, après avoir
terminé le prélude avait attaqué aussitôt une polonaise. Mais depuis
que Mme de Gallardon avait signalé à sa cousine la présence de Swann,
Chopin ressuscité aurait pu venir jouer lui-même toutes ses œuvres
sans que Mme des Laumes pût y faire attention. Elle faisait partie
d’une de ces deux moitiés de l’humanité chez qui la curiosité qu’a
l’autre moitié pour les êtres qu’elle ne connaît pas est remplacée par
l’intérêt pour les êtres qu’elle connaît. Comme beaucoup de femmes du
faubourg Saint-Germain la présence dans un endroit où elle se trouvait
de quelqu’un de sa coterie, et auquel d’ailleurs elle n’avait rien de
particulier à dire, accaparait exclusivement son attention aux dépens
de tout le reste. A partir de ce moment, dans l’espoir que Swann la
remarquerait, la princesse ne fit plus, comme une souris blanche
apprivoisée à qui on tend puis on retire un morceau de sucre, que
tourner sa figure, remplie de mille signes de connivence dénués de
rapports avec le sentiment de la polonaise de Chopin, dans la
direction où était Swann et si celui-ci changeait de place, elle
déplaçait parallèlement son sourire aimanté.
--Oriane, ne te fâche pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait
jamais s’empêcher de sacrifier ses plus grandes espérances sociales et
d’éblouir un jour le monde, au plaisir obscur, immédiat et privé, de
dire quelque chose de désagréable, il y a des gens qui prétendent que
ce M. Swann, c’est quelqu’un qu’on ne peut pas recevoir chez soi,
est-ce vrai?
--Mais. . . tu dois bien savoir que c’est vrai, répondit la princesse des
Laumes, puisque tu l’as invité cinquante fois et qu’il n’est jamais
venu.
Et quittant sa cousine mortifiée, elle éclata de nouveau d’un rire qui
scandalisa les personnes qui écoutaient la musique, mais attira
l’attention de Mme de Saint-Euverte, restée par politesse près du
piano et qui aperçut seulement alors la princesse. Mme de
Saint-Euverte était d’autant plus ravie de voir Mme des Laumes qu’elle
la croyait encore à Guermantes en train de soigner son beau-père
malade.
--Mais comment, princesse, vous étiez là?
--Oui, je m’étais mise dans un petit coin, j’ai entendu de belles
choses.
--Comment, vous êtes là depuis déjà un long moment!
--Mais oui, un très long moment qui m’a semblé très court, long
seulement parce que je ne vous voyais pas.
Mme de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil à la princesse qui
répondit:
--Mais pas du tout! Pourquoi? Je suis bien n’importe où!
Et, avisant avec intention, pour mieux manifester sa simplicité de
grande dame, un petit siège sans dossier:
--Tenez, ce pouf, c’est tout ce qu’il me faut. Cela me fera tenir
droite. Oh! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me faire
conspuer.
Cependant le pianiste redoublant de vitesse, l’émotion musicale était
à son comble, un domestique passait des rafraîchissements sur un
plateau et faisait tinter des cuillers et, comme chaque semaine, Mme
de Saint-Euverte lui faisait, sans qu’il la vît, des signes de s’en
aller. Une nouvelle mariée, à qui on avait appris qu’une jeune femme
ne doit pas avoir l’air blasé, souriait de plaisir, et cherchait des
yeux la maîtresse de maison pour lui témoigner par son regard sa
reconnaissance d’avoir «pensé à elle» pour un pareil régal. Pourtant,
quoique avec plus de calme que Mme de Franquetot, ce n’est pas sans
inquiétude qu’elle suivait le morceau; mais la sienne avait pour
objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant
à chaque fortissimo, risquait, sinon de mettre le feu à l’abat-jour,
du moins de faire des taches sur le palissandre. À la fin elle n’y
tint plus et, escaladant les deux marches de l’estrade, sur laquelle
était placé le piano, se précipita pour enlever la bobèche. Mais à
peine ses mains allaient-elles la toucher que sur un dernier accord,
le morceau finit et le pianiste se leva. Néanmoins l’initiative hardie
de cette jeune femme, la courte promiscuité qui en résulta entre elle
et l’instrumentiste, produisirent une impression généralement
favorable.
--Vous avez remarqué ce qu’a fait cette personne, princesse, dit le
général de Froberville à la princesse des Laumes qu’il était venu
saluer et que Mme de Saint-Euverte quitta un instant. C’est curieux.
Est-ce donc une artiste?
--Non, c’est une petite Mme de Cambremer, répondit étourdiment la
princesse et elle ajouta vivement: Je vous répète ce que j’ai entendu
dire, je n’ai aucune espèce de notion de qui c’est, on a dit derrière
moi que c’étaient des voisins de campagne de Mme de Saint-Euverte,
mais je ne crois pas que personne les connaisse. Ça doit être des
«gens de la campagne»! Du reste, je ne sais pas si vous êtes très
répandu dans la brillante société qui se trouve ici, mais je n’ai pas
idée du nom de toutes ces étonnantes personnes. A quoi pensez-vous
qu’ils passent leur vie en dehors des soirées de Mme de Saint-Euverte?
Elle a dû les faire venir avec les musiciens, les chaises et les
rafraîchissements. Avouez que ces «invités de chez Belloir» sont
magnifiques. Est-ce que vraiment elle a le courage de louer ces
figurants toutes les semaines. Ce n’est pas possible!
--Ah! Mais Cambremer, c’est un nom authentique et ancien, dit le
général.
--Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit sèchement la
princesse, mais en tous cas ce n’est-ce pas euphonique, ajouta-t-elle
en détachant le mot euphonique comme s’il était entre guillemets,
petite affectation de dépit qui était particulière à la coterie
Guermantes.
--Vous trouvez? Elle est jolie à croquer, dit le général qui ne perdait
pas Mme de Cambremer de vue. Ce n’est pas votre avis, princesse?
--Elle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, ce
n’est pas agréable, car je ne crois pas qu’elle soit ma contemporaine,
répondit Mme des Laumes (cette expression étant commune aux Gallardon
et aux Guermantes).
Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait à regarder
Mme de Cambremer, ajouta moitié par méchanceté pour celle-ci, moitié
par amabilité pour le général: «Pas agréable. . . pour son mari! Je
regrette de ne pas la connaître puisqu’elle vous tient à cœur, je vous
aurais présenté,» dit la princesse qui probablement n’en aurait rien
fait si elle avait connu la jeune femme. «Je vais être obligée de vous
dire bonsoir, parce que c’est la fête d’une amie à qui je dois aller
la souhaiter, dit-elle d’un ton modeste et vrai, réduisant la réunion
mondaine à laquelle elle se rendait à la simplicité d’une cérémonie
ennuyeuse mais où il était obligatoire et touchant d’aller. D’ailleurs
je dois y retrouver Basin qui, pendant que j’étais ici, est allé voir
ses amis que vous connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les
Iéna. »
--«Ç’a été d’abord un nom de victoire, princesse, dit le général.
Qu’est-ce que vous voulez, pour un vieux briscard comme moi,
ajouta-t-il en ôtant son monocle pour l’essuyer, comme il aurait
changé un pansement, tandis que la princesse détournait
instinctivement les yeux, cette noblesse d’Empire, c’est autre chose
bien entendu, mais enfin, pour ce que c’est, c’est très beau dans son
genre, ce sont des gens qui en somme se sont battus en héros. »
--Mais je suis pleine de respect pour les héros, dit la princesse, sur
un ton légèrement ironique: si je ne vais pas avec Basin chez cette
princesse d’Iéna, ce n’est pas du tout pour ça, c’est tout simplement
parce que je ne les connais pas. Basin les connaît, les chérit. Oh!
non, ce n’est pas ce que vous pouvez penser, ce n’est pas un flirt, je
n’ai pas à m’y opposer! Du reste, pour ce que cela sert quand je veux
m’y opposer! ajouta-t-elle d’une voix mélancolique, car tout le monde
savait que dès le lendemain du jour où le prince des Laumes avait
épousé sa ravissante cousine, il n’avait pas cessé de la tromper. Mais
enfin ce n’est pas le cas, ce sont des gens qu’il a connus autrefois,
il en fait ses choux gras, je trouve cela très bien. D’abord je vous
dirai que rien que ce qu’il m’a dit de leur maison. . . Pensez que tous
leurs meubles sont «Empire! »
--Mais, princesse, naturellement, c’est parce que c’est le mobilier de
leurs grands-parents.
--Mais je ne vous dis pas, mais ça n’est pas moins laid pour ça. Je
comprends très bien qu’on ne puisse pas avoir de jolies choses, mais
au moins qu’on n’ait pas de choses ridicules. Qu’est-ce que vous
voulez? je ne connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet
horrible style avec ces commodes qui ont des têtes de cygnes comme des
baignoires.
--Mais je crois même qu’ils ont de belles choses, ils doivent avoir la
fameuse table de mosaïque sur laquelle a été signé le traité de. . .
--Ah! Mais qu’ils aient des choses intéressantes au point de vue de
l’histoire, je ne vous dis pas. Mais ça ne peut pas être beau. . .
puisque c’est horrible! Moi j’ai aussi des choses comme ça que Basin a
héritées des Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de
Guermantes où personne ne les voit. Enfin, du reste, ce n’est pas la
question, je me précipiterais chez eux avec Basin, j’irais les voir
même au milieu de leurs sphinx et de leur cuivre si je les
connaissais, mais. . . je ne les connais pas! Moi, on m’a toujours dit
quand j’étais petite que ce n’était pas poli d’aller chez les gens
qu’on ne connaissait pas, dit-elle en prenant un ton puéril. Alors, je
fais ce qu’on m’a appris. Voyez-vous ces braves gens s’ils voyaient
entrer une personne qu’ils ne connaissent pas? Ils me recevraient
peut-être très mal! dit la princesse.
Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition lui
arrachait, en donnant à son regard fixé sur le général une expression
rêveuse et douce.
--«Ah! princesse, vous savez bien qu’ils ne se tiendraient pas de
joie. . . »
--«Mais non, pourquoi? » lui demanda-t-elle avec une extrême vivacité,
soit pour ne pas avoir l’air de savoir que c’est parce qu’elle était
une des plus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de
l’entendre dire au général. «Pourquoi? Qu’en savez-vous? Cela leur
serait peut-être tout ce qu’il y a de plus désagréable. Moi je ne sais
pas, mais si j’en juge par moi, cela m’ennuie déjà tant de voir les
personnes que je connais, je crois que s’il fallait voir des gens que
je ne connais pas, «même héroïques», je deviendrais folle. D’ailleurs,
voyons, sauf lorsqu’il s’agit de vieux amis comme vous qu’on connaît
sans cela, je ne sais pas si l’héroïsme serait d’un format très
portatif dans le monde. Ça m’ennuie déjà souvent de donner des dîners,
mais s’il fallait offrir le bras à Spartacus pour aller à table. . . Non
vraiment, ce ne serait jamais à Vercingétorix que je ferais signe
comme quatorzième. Je sens que je le réserverais pour les grandes
soirées. Et comme je n’en donne pas. . . »
--Ah! princesse, vous n’êtes pas Guermantes pour des prunes. Le
possédez-vous assez, l’esprit des Guermantes!
--Mais on dit toujours l’esprit des Guermantes, je n’ai jamais pu
comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc d’autres qui en aient,
ajouta-t-elle dans un éclat de rire écumant et joyeux, les traits de
son visage concentrés, accouplés dans le réseau de son animation, les
yeux étincelants, enflammés d’un ensoleillement radieux de gaîté que
seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos,
fussent-ils tenus par la princesse elle-même, qui étaient une louange
de son esprit ou de sa beauté. Tenez, voilà Swann qui a l’air de
saluer votre Cambremer; là. . . il est à côté de la mère Saint-Euverte,
vous ne voyez pas! Demandez-lui de vous présenter. Mais dépêchez-vous,
il cherche à s’en aller!
--Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a? dit le général.
--Mon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commençais à supposer qu’il
ne voulait pas me voir!
Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui
rappelait Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays qu’il
aimait tant et où il ne retournait plus pour ne pas s’éloigner
d’Odette. Usant des formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il
savait plaire à la princesse et qu’il retrouvait tout naturellement
quand il se retrempait un instant dans son ancien milieu,--et voulant
d’autre part pour lui-même exprimer la nostalgie qu’il avait de la
campagne:
--Ah! dit-il à la cantonade, pour être entendu à la fois de Mme de
Saint-Euverte à qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il
parlait, voici la charmante princesse! Voyez, elle est venue tout
exprès de Guermantes pour entendre le Saint-François d’Assise de Liszt
et elle n’a eu le temps, comme une jolie mésange, que d’aller piquer
pour les mettre sur sa tête quelques petits fruits de prunier des
oiseaux et d’aubépine; il y a même encore de petites gouttes de rosée,
un peu de la gelée blanche qui doit faire gémir la duchesse. C’est
très joli, ma chère princesse.
--Comment la princesse est venue exprès de Guermantes? Mais c’est trop!
Je ne savais pas, je suis confuse, s’écrie naïvement Mme de
Saint-Euverte qui était peu habituée au tour d’esprit de Swann. Et
examinant la coiffure de la princesse: Mais c’est vrai, cela imite. . .
comment dirais-je, pas les châtaignes, non, oh! c’est une idée
ravissante, mais comment la princesse pouvait-elle connaître mon
programme. Les musiciens ne me l’ont même pas communiqué à moi.
Swann, habitué quand il était auprès d’une femme avec qui il avait
gardé des habitudes galantes de langage, de dire des choses délicates
que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas
expliquer à Mme de Saint-Euverte qu’il n’avait parlé que par
métaphore. Quant à la princesse, elle se mit à rire aux éclats, parce
que l’esprit de Swann était extrêmement apprécié dans sa coterie et
aussi parce qu’elle ne pouvait entendre un compliment s’adressant à
elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une irrésistible
drôlerie.
--Hé bien! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits d’aubépine vous
plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce que
vous êtes aussi son voisin de campagne?
Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait l’air content de
causer avec Swann s’était éloignée.
--Mais vous l’êtes vous-même, princesse.
--Moi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens! Mais comme
j’aimerais être à leur place!
--Ce ne sont pas les Cambremer, c’étaient ses parents à elle; elle est
une demoiselle Legrandin qui venait à Combray. Je ne sais pas si vous
savez que vous êtes la comtesse de Combray et que le chapitre vous
doit une redevance.
--Je ne sais pas ce que me doit le chapitre mais je sais que je suis
tapée de cent francs tous les ans par le curé, ce dont je me
passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit
juste à temps, mais il finit mal! dit-elle en riant.
--Il ne commence pas mieux, répondit Swann.
--En effet cette double abréviation! . . .
--C’est quelqu’un de très en colère et de très convenable qui n’a pas
osé aller jusqu’au bout du premier mot.
--Mais puisqu’il ne devait pas pouvoir s’empêcher de commencer le
second, il aurait mieux fait d’achever le premier pour en finir une
bonne fois.
Nous sommes en train de faire des plaisanteries d’un goût
charmant, mon petit Charles, mais comme c’est ennuyeux de ne plus vous
voir, ajouta-t-elle d’un ton câlin, j’aime tant causer avec vous.
Pensez que je n’aurais même pas pu faire comprendre à cet idiot de
Froberville que le nom de Cambremer était étonnant. Avouez que la vie
est une chose affreuse. Il n’y a que quand je vous vois que je cesse
de m’ennuyer.
Et sans doute cela n’était pas vrai. Mais Swann et la princesse
avaient une même manière de juger les petites choses qui avait pour
effet--à moins que ce ne fût pour cause--une grande analogie dans la
façon de s’exprimer et jusque dans la prononciation. Cette
ressemblance ne frappait pas parce que rien n’était plus différent que
leurs deux voix. Mais si on parvenait par la pensée à ôter aux propos
de Swann la sonorité qui les enveloppait, les moustaches d’entre
lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que c’étaient les mêmes
phrases, les mêmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour
les choses importantes, Swann et la princesse n’avaient les mêmes
idées sur rien. Mais depuis que Swann était si triste, ressentant
toujours cette espèce de frisson qui précède le moment où l’on va
pleurer, il avait le même besoin de parler du chagrin qu’un assassin a
de parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que la vie
était une chose affreuse, il éprouva la même douceur que si elle lui
avait parlé d’Odette.
--Oh! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous
voyions, ma chère amie. Ce qu’il y a de gentil avec vous, c’est que
vous n’êtes pas gaie. On pourrait passer une soirée ensemble.
--Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas à Guermantes, ma
belle-mère serait folle de joie. Cela passe pour très laid, mais je
vous dirai que ce pays ne me déplaît pas, j’ai horreur des pays
«pittoresques».
--Je crois bien, c’est admirable, répondit Swann, c’est presque trop
beau, trop vivant pour moi, en ce moment; c’est un pays pour être
heureux. C’est peut-être parce que j’y ai vécu, mais les choses m’y
parlent tellement. Dès qu’il se lève un souffle d’air, que les blés
commencent à remuer, il me semble qu’il y a quelqu’un qui va arriver,
que je vais recevoir une nouvelle; et ces petites maisons au bord de
l’eau. . . je serais bien malheureux!
--Oh! mon petit Charles, prenez garde, voilà l’affreuse Rampillon qui
m’a vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivé, je
confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus;
peut-être les deux. . . et ensemble! . . . Ah! non, je me rappelle, elle a
été répudiée par son prince. . . ayez l’air de me parler pour que cette
Bérénice ne vienne pas m’inviter à dîner. Du reste, je me sauve.
Ecoutez, mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous ne
voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmène chez la
princesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi qui
doit m’y rejoindre. Si on n’avait pas de vos nouvelles par Mémé. . .
Pensez que je ne vous vois plus jamais!
Swann refusa; ayant prévenu M. de Charlus qu’en quittant de chez Mme
de Saint-Euverte il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait
pas en allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot
qu’il avait tout le temps espéré se voir remettre par un domestique
pendant la soirée, et que peut-être il allait trouver chez son
concierge. «Ce pauvre Swann, dit ce soir-là Mme des Laumes à son mari,
il est toujours gentil, mais il a l’air bien malheureux. Vous le
verrez, car il a promis de venir dîner un de ces jours. Je trouve
ridicule au fond qu’un homme de son intelligence souffre pour une
personne de ce genre et qui n’est même pas intéressante, car on la dit
idiote», ajouta-t-elle avec la sagesse des gens non amoureux qui
trouvent qu’un homme d’esprit ne devrait être malheureux que pour une
personne qui en valût la peine; c’est à peu près comme s’étonner qu’on
daigne souffrir du choléra par le fait d’un être aussi petit que le
bacille virgule.
Swann voulait partir, mais au moment où il allait enfin s’échapper, le
général de Froberville lui demanda à connaître Mme de Cambremer et il
fut obligé de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.
--Dites donc, Swann, j’aimerais mieux être le mari de cette femme-là
que d’être massacré par les sauvages, qu’en dites-vous?
Ces mots «massacré par les sauvages» percèrent douloureusement le cœur
de Swann; aussitôt il éprouva le besoin de continuer la conversation
avec le général:
--«Ah! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette
façon. . . Ainsi vous savez. . . ce navigateur dont Dumont d’Urville
ramena les cendres, La Pérouse. . . (et Swann était déjà heureux comme
s’il avait parlé d’Odette. ) «C’est un beau caractère et qui
m’intéresse beaucoup que celui de La Pérouse, ajouta-t-il d’un air
mélancolique. »
--Ah! parfaitement, La Pérouse, dit le général. C’est un nom connu. Il
a sa rue.
--Vous connaissez quelqu’un rue La Pérouse? demanda Swann d’un air
agité.
--Je ne connais que Mme de Chanlivault, la sœur de ce brave
Chaussepierre. Elle nous a donné une jolie soirée de comédie l’autre
jour. C’est un salon qui sera un jour très élégant, vous verrez!
--Ah! elle demeure rue La Pérouse. C’est sympathique, c’est une jolie
rue, si triste.
--Mais non; c’est que vous n’y êtes pas allé depuis quelque temps; ce
n’est plus triste, cela commence à se construire, tout ce quartier-là.
Quand enfin Swann présenta M. de Froberville à la jeune Mme de
Cambremer, comme c’était la première fois qu’elle entendait le nom du
général, elle esquissa le sourire de joie et de surprise qu’elle
aurait eu si on n’en avait jamais prononcé devant elle d’autre que
celui-là, car ne connaissant pas les amis de sa nouvelle famille, à
chaque personne qu’on lui amenait, elle croyait que c’était l’un
d’eux, et pensant qu’elle faisait preuve de tact en ayant l’air d’en
avoir tant entendu parler depuis qu’elle était mariée, elle tendait la
main d’un air hésitant destiné à prouver la réserve apprise qu’elle
avait à vaincre et la sympathie spontanée qui réussissait à en
triompher. Aussi ses beaux-parents, qu’elle croyait encore les gens
les plus brillants de France, déclaraient-ils qu’elle était un ange;
d’autant plus qu’ils préféraient paraître, en la faisant épouser à
leur fils, avoir cédé à l’attrait plutôt de ses qualités que de sa
grande fortune.
--On voit que vous êtes musicienne dans l’âme, madame, lui dit le
général en faisant inconsciemment allusion à l’incident de la bobèche.
Mais le concert recommença et Swann comprit qu’il ne pourrait pas s’en
aller avant la fin de ce nouveau numéro du programme. Il souffrait de
rester enfermé au milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules
le frappaient d’autant plus douloureusement qu’ignorant son amour,
incapables, s’ils l’avaient connu, de s’y intéresser et de faire autre
chose que d’en sourire comme d’un enfantillage ou de le déplorer comme
une folie, ils le lui faisaient apparaître sous l’aspect d’un état
subjectif qui n’existait que pour lui, dont rien d’extérieur ne lui
affirmait la réalité; il souffrait surtout, et au point que même le
son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil
dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la
connaissait, d’où elle était entièrement absente.
Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette
apparition lui fut une si déchirante souffrance qu’il dut porter la
main à son cœur. C’est que le violon était monté à des notes hautes où
il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans
qu’il cessât de les tenir, dans l’exaltation où il était d’apercevoir
déjà l’objet de son attente qui s’approchait, et avec un effort
désespéré pour tâcher de durer jusqu’à son arrivée, de l’accueillir
avant d’expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses
dernières forces le chemin ouvert pour qu’il pût passer, comme on
soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût
eu le temps de comprendre, et de se dire: «C’est la petite phrase de
la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas! » tous ses souvenirs du temps où
Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à
maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce
brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient
réveillés, et à tire d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument,
sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du
bonheur.
Au lieu des expressions abstraites «temps où j’étais heureux», «temps
où j’étais aimé», qu’il avait souvent prononcées jusque-là et sans
trop souffrir, car son intelligence n’y avait enfermé du passé que de
prétendus extraits qui n’en conservaient rien, il retrouva tout ce qui
de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile
essence; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème
qu’elle lui avait jeté dans sa voiture, qu’il avait gardé contre ses
lèvres--l’adresse en relief de la «Maison Dorée» sur la lettre où il
avait lu: «Ma main tremble si fort en vous écrivant»--le rapprochement
de ses sourcils quand elle lui avait dit d’un air suppliant: «Ce n’est
pas dans trop longtemps que vous me ferez signe? », il sentit l’odeur
du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa «brosse»
pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les pluies
d’orage qui tombèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial
dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles d’habitudes
mentales, d’impressions saisonnières, de créations cutanées, qui
avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans
lequel son corps se trouvait repris. A ce moment-là, il satisfaisait
une curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui
vivent par l’amour. Il avait cru qu’il pourrait s’en tenir là, qu’il
ne serait pas obligé d’en apprendre les douleurs; comme maintenant le
charme d’Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable
terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense
angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu’elle avait fait, de ne
pas la posséder partout et toujours! Hélas, il se rappela l’accent
dont elle s’était écriée: «Mais je pourrai toujours vous voir, je suis
toujours libre! » elle qui ne l’était plus jamais! l’intérêt, la
curiosité qu’elle avait eus pour sa vie à lui, le désir passionné
qu’il lui fit la faveur,--redoutée au contraire par lui en ce temps-là
comme une cause d’ennuyeux dérangements--de l’y laisser pénétrer; comme
elle avait été obligée de le prier pour qu’il se laissât mener chez
les Verdurin; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par
mois, comme il avait fallu, avant qu’il se laissât fléchir, qu’elle
lui répétât le délice que serait cette habitude de se voir tous les
jours dont elle rêvait alors qu’elle ne lui semblait à lui qu’un
fastidieux tracas, puis qu’elle avait prise en dégoût et
définitivement rompue, pendant qu’elle était devenue pour lui un si
invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai
quand, à la troisième fois qu’il l’avait vue, comme elle lui répétait:
«Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus souvent», il lui
avait dit en riant, avec galanterie: «par peur de souffrir».
Maintenant, hélas! il arrivait encore parfois qu’elle lui écrivît d’un
restaurant ou d’un hôtel sur du papier qui en portait le nom imprimé;
mais c’était comme des lettres de feu qui le brûlaient. «C’est écrit
de l’hôtel Vouillemont? Qu’y peut-elle être allée faire! avec qui? que
s’y est-il passé? » Il se rappela les becs de gaz qu’on éteignait
boulevard des Italiens quand il l’avait rencontrée contre tout espoir
parmi les ombres errantes dans cette nuit qui lui avait semblé presque
surnaturelle et qui en effet--nuit d’un temps où il n’avait même pas à
se demander s’il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la
retrouvant, tant il était sûr qu’elle n’avait pas de plus grande joie
que de le voir et de rentrer avec lui,--appartenait bien à un monde
mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s’en sont
refermées. Et Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un
malheureux qui lui fit pitié parce qu’il ne le reconnut pas tout de
suite, si bien qu’il dut baisser les yeux pour qu’on ne vît pas qu’ils
étaient pleins de larmes. C’était lui-même.
Quand il l’eut compris, sa pitié cessa, mais il fut jaloux de l’autre
lui-même qu’elle avait aimé, il fut jaloux de ceux dont il s’était dit
souvent sans trop souffrir, «elle les aime peut-être», maintenant
qu’il avait échangé l’idée vague d’aimer, dans laquelle il n’y a pas
d’amour, contre les pétales du chrysanthème et l’«en tête» de la
Maison d’Or, qui, eux en étaient pleins. Puis sa souffrance devenant
trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle,
en essuya le verre. Et sans doute s’il s’était vu à ce moment-là, il
eut ajouté à la collection de ceux qu’il avait distingués le monocle
qu’il déplaçait comme une pensée importune et sur la face embuée
duquel, avec un mouchoir, il cherchait à effacer des soucis.
Il y a dans le violon,--si ne voyant pas l’instrument, on ne peut pas
rapporter ce qu’on entend à son image laquelle modifie la sonorité--des
accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto,
qu’on a l’illusion qu’une chanteuse s’est ajoutée au concert. On lève
les yeux, on ne voit que les étuis, précieux comme des boîtes
chinoises, mais, par moment, on est encore trompé par l’appel décevant
de la sirène; parfois aussi on croit entendre un génie captif qui se
débat au fond de la docte boîte, ensorcelée et frémissante, comme un
diable dans un bénitier; parfois enfin, c’est, dans l’air, comme un
être surnaturel et pur qui passe en déroulant son message invisible.
Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase
qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle pour qu’elle apparût, et
procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger
quelques instants le prodige de son évocation, Swann, qui ne pouvait
pas plus la voir que si elle avait appartenu à un monde ultra-violet,
et qui goûtait comme le rafraîchissement d’une métamorphose dans la
cécité momentanée dont il était frappé en approchant d’elle, Swann la
sentait présente, comme une déesse protectrice et confidente de son
amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu’à lui devant la foule et
l’emmener à l’écart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de
cette apparence sonore. Et tandis qu’elle passait, légère, apaisante
et murmurée comme un parfum, lui disant ce qu’elle avait à lui dire et
dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir s’envoler si
vite, il faisait involontairement avec ses lèvres le mouvement de
baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus
exilé et seul puisque, elle, qui s’adressait à lui, lui parlait à
mi-voix d’Odette. Car il n’avait plus comme autrefois l’impression
qu’Odette et lui n’étaient pas connus de la petite phrase. C’est que
si souvent elle avait été témoin de leurs joies! Il est vrai que
souvent aussi elle l’avait averti de leur fragilité. Et même, alors
que dans ce temps-là il devinait de la souffrance dans son sourire,
dans son intonation limpide et désenchantée, aujourd’hui il y trouvait
plutôt la grâce d’une résignation presque gaie. De ces chagrins dont
elle lui parlait autrefois et qu’il la voyait, sans qu’il fût atteint
par eux, entraîner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de
ces chagrins qui maintenant étaient devenus les siens sans qu’il eût
l’espérance d’en être jamais délivré, elle semblait lui dire comme
jadis de son bonheur: «Qu’est-ce, cela? tout cela n’est rien. » Et la
pensée de Swann se porta pour la première fois dans un élan de pitié
et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frère inconnu et sublime qui
lui aussi avait dû tant souffrir; qu’avait pu être sa vie? au fond de
quelles douleurs avait-il puisé cette force de dieu, cette puissance
illimitée de créer? Quand c’était la petite phrase qui lui parlait de
la vanité de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette
même sagesse qui tout à l’heure pourtant lui avait paru intolérable,
quand il croyait la lire dans les visages des indifférents qui
considéraient son amour comme une divagation sans importance. C’est
que la petite phrase au contraire, quelque opinion qu’elle pût avoir
sur la brève durée de ces états de l’âme, y voyait quelque chose, non
pas comme faisaient tous ces gens, de moins sérieux que la vie
positive, mais au contraire de si supérieur à elle que seul il valait
la peine d’être exprimé. Ces charmes d’une tristesse intime, c’était
eux qu’elle essayait d’imiter, de recréer, et jusqu’à leur essence qui
est pourtant d’être incommunicables et de sembler frivoles à tout
autre qu’à celui qui les éprouve, la petite phrase l’avait captée,
rendue visible. Si bien qu’elle faisait confesser leur prix et goûter
leur douceur divine, par tous ces mêmes assistants--si seulement ils
étaient un peu musiciens--qui ensuite les méconnaîtraient dans la vie,
en chaque amour particulier qu’ils verraient naître près d’eux. Sans
doute la forme sous laquelle elle les avait codifiés ne pouvait pas se
résoudre en raisonnements. Mais depuis plus d’une année que lui
révélant à lui-même bien des richesses de son âme, l’amour de la
musique était pour quelque temps au moins né en lui, Swann tenait les
motifs musicaux pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre
ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à
l’intelligence, mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes
les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de
signification. Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la
petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon d’un
parfum, d’une caresse, elle le circonvenait, elle l’enveloppait, il
s’était rendu compte que c’était au faible écart entre les cinq notes
qui la composaient et au rappel constant de deux d’entre elles
qu’était due cette impression de douceur rétractée et frileuse; mais
en réalité il savait qu’il raisonnait ainsi non sur la phrase
elle-même mais sur de simples valeurs, substituées pour la commodité
de son intelligence à la mystérieuse entité qu’il avait perçue, avant
de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour la
première fois la sonate. Il savait que le souvenir même du piano
faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la
musique, que le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin
de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout
entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d’épaisses
ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de
tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent,
chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers,
ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le
service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont
trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre
insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que
nous prenons pour du vide et pour du néant. Vinteuil avait été l’un de
ces musiciens. En sa petite phrase, quoiqu’elle présentât à la raison
une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si
explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale,
que ceux qui l’avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied
avec les idées de l’intelligence. Swann s’y reportait comme à une
conception de l’amour et du bonheur dont immédiatement il savait aussi
bien en quoi elle était particulière, qu’il le savait pour la
«Princesse de Clèves», ou pour «René», quand leur nom se présentait à
sa mémoire. Même quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle
existait latente dans son esprit au même titre que certaines autres
notions sans équivalent, comme les notions de la lumière, du son, du
relief, de la volupté physique, qui sont les riches possessions dont
se diversifie et se pare notre domaine intérieur. Peut-être les
perdrons-nous, peut-être s’effaceront-elles, si nous retournons au
néant. Mais tant que nous vivons nous ne pouvons pas plus faire que
nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet
réel, que nous ne pouvons, par exemple, douter de la lumière de la
lampe qu’on allume devant les objets métamorphosés de notre chambre
d’où s’est échappé jusqu’au souvenir de l’obscurité. Par là, la phrase
de Vinteuil avait, comme tel thème de Tristan par exemple, qui nous
représente aussi une certaine acquisition sentimentale, épousé notre
condition mortelle, pris quelque chose d’humain qui était assez
touchant. Son sort était lié à l’avenir, à la réalité de notre âme
dont elle était un des ornements les plus particuliers, les mieux
différenciés. Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre
rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que ces
phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne
soient rien non plus. Nous périrons mais nous avons pour otages ces
captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a
quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins
probable.
Swann n’avait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate
existât réellement. Certes, humaine à ce point de vue, elle
appartenait pourtant à un ordre de créatures surnaturelles et que nous
n’avons jamais vues, mais que malgré cela nous reconnaissons avec
ravissement quand quelque explorateur de l’invisible arrive à en
capter une, à l’amener, du monde divin où il a accès, briller quelques
instants au-dessus du nôtre. C’est ce que Vinteuil avait fait pour la
petite phrase. Swann sentait que le compositeur s’était contenté, avec
ses instruments de musique, de la dévoiler, de la rendre visible, d’en
suivre et d’en respecter le dessin d’une main si tendre, si prudente,
si délicate et si sûre que le son s’altérait à tout moment,
s’estompant pour indiquer une ombre, revivifié quand il lui fallait
suivre à la piste un plus hardi contour. Et une preuve que Swann ne se
trompait pas quand il croyait à l’existence réelle de cette phrase,
c’est que tout amateur un peu fin se fût tout de suite aperçu de
l’imposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et
en rendre les formes, avait cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là
des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances de
sa main.
Elle avait disparu. Swann savait qu’elle reparaîtrait à la fin du
dernier mouvement, après tout un long morceau que le pianiste de Mme
Verdurin sautait toujours. Il y avait là d’admirables idées que Swann
n’avait pas distinguées à la première audition et qu’il percevait
maintenant, comme si elles se fussent, dans le vestiaire de sa
mémoire, débarrassées du déguisement uniforme de la nouveauté. Swann
écoutait tous les thèmes épars qui entreraient dans la composition de
la phrase, comme les prémisses dans la conclusion nécessaire, il
assistait à sa genèse. «O audace aussi géniale peut-être, se
disait-il, que celle d’un Lavoisier, d’un Ampère, l’audace d’un
Vinteuil expérimentant, découvrant les lois secrètes d’une force
inconnue, menant à travers l’inexploré, vers le seul but possible,
l’attelage invisible auquel il se fie et qu’il n’apercevra jamais. » Le
beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au
commencement du dernier morceau! La suppression des mots humains, loin
d’y laisser régner la fantaisie, comme on aurait pu croire, l’en avait
éliminée; jamais le langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité,
ne connut à ce point la pertinence des questions, l’évidence des
réponses. D’abord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau
abandonné de sa compagne; le violon l’entendit, lui répondit comme
d’un arbre voisin. C’était comme au commencement du monde, comme s’il
n’y avait encore eu qu’eux deux sur la terre, ou plutôt dans ce monde
fermé à tout le reste, construit par la logique d’un créateur et où
ils ne seraient jamais que tous les deux: cette sonate. Est-ce un
oiseau, est-ce l’âme incomplète encore de la petite phrase, est-ce une
fée, invisible et gémissant dont le piano ensuite redisait tendrement
la plainte? Ses cris étaient si soudains que le violoniste devait se
précipiter sur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau! le
violoniste semblait vouloir le charmer, l’apprivoiser, le capter. Déjà
il avait passé dans son âme, déjà la petite phrase évoquée agitait
comme celui d’un médium le corps vraiment possédé du violoniste. Swann
savait qu’elle allait parler encore une fois. Et il s’était si bien
dédoublé que l’attente de l’instant imminent où il allait se retrouver
en face d’elle le secoua d’un de ces sanglots qu’un beau vers ou une
triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes seuls,
mais si nous les apprenons à des amis en qui nous nous apercevons
comme un autre dont l’émotion probable les attendrit. Elle reparut,
mais cette fois pour se suspendre dans l’air et se jouer un instant
seulement, comme immobile, et pour expirer après. Aussi Swann ne
perdait-il rien du temps si court où elle se prorogeait. Elle était
encore là comme une bulle irisée qui se soutient. Tel un arc-en-ciel,
dont l’éclat faiblit, s’abaisse, puis se relève et avant de
s’éteindre, s’exalte un moment comme il n’avait pas encore fait: aux
deux couleurs qu’elle avait jusque-là laissé paraître, elle ajouta
d’autres cordes diaprées, toutes celles du prisme, et les fit chanter.
Swann n’osait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi
les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu
compromettre le prestige surnaturel, délicieux et fragile qui était si
près de s’évanouir. Personne, à dire vrai, ne songeait à parler. La
parole ineffable d’un seul absent, peut-être d’un mort (Swann ne
savait pas si Vinteuil vivait encore) s’exhalant au-dessus des rites
de ces officiants, suffisait à tenir en échec l’attention de trois
cents personnes, et faisait de cette estrade où une âme était ainsi
évoquée un des plus nobles autels où pût s’accomplir une cérémonie
surnaturelle. De sorte que quand la phrase se fut enfin défaite
flottant en lambeaux dans les motifs suivants qui déjà avaient pris sa
place, si Swann au premier instant fut irrité de voir la comtesse de
Monteriender, célèbre par ses naïvetés, se pencher vers lui pour lui
confier ses impressions avant même que la sonate fût finie, il ne put
s’empêcher de sourire, et peut-être de trouver aussi un sens profond
qu’elle n’y voyait pas, dans les mots dont elle se servit. Émerveillée
par la virtuosité des exécutants, la comtesse s’écria en s’adressant à
Swann: «C’est prodigieux, je n’ai jamais rien vu d’aussi fort. . . » Mais
un scrupule d’exactitude lui faisant corriger cette première
assertion, elle ajouta cette réserve: «rien d’aussi fort. . . depuis les
tables tournantes! »
A partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment qu’Odette
avait eu pour lui ne renaîtrait jamais, que ses espérances de bonheur
ne se réaliseraient plus. Et les jours où par hasard elle avait encore
été gentille et tendre avec lui, si elle avait eu quelque attention,
il notait ces signes apparents et menteurs d’un léger retour vers lui,
avec cette sollicitude attendrie et sceptique, cette joie désespérée
de ceux qui, soignant un ami arrivé aux derniers jours d’une maladie
incurable, relatent comme des faits précieux «hier, il a fait ses
comptes lui-même et c’est lui qui a relevé une erreur d’addition que
nous avions faite; il a mangé un œuf avec plaisir, s’il le digère bien
on essaiera demain d’une côtelette», quoiqu’ils les sachent dénués de
signification à la veille d’une mort inévitable. Sans doute Swann
était certain que s’il avait vécu maintenant loin d’Odette, elle
aurait fini par lui devenir indifférente, de sorte qu’il aurait été
content qu’elle quittât Paris pour toujours; il aurait eu le courage
de rester; mais il n’avait pas celui de partir.
Il en avait eu souvent la pensée. Maintenant qu’il s’était remis à son
étude sur Ver Meer il aurait eu besoin de retourner au moins quelques
jours à la Haye, à Dresde, à Brunswick. Il était persuadé qu’une
«Toilette de Diane» qui avait été achetée par le Mauritshuis à la
vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes était en réalité de Ver Meer.
Et il aurait voulu pouvoir étudier le tableau sur place pour étayer sa
conviction. Mais quitter Paris pendant qu’Odette y était et même quand
elle était absente--car dans des lieux nouveaux où les sensations ne
sont pas amorties par l’habitude, on retrempe, on ranime une
douleur--c’était pour lui un projet si cruel, qu’il ne se sentait
capable d’y penser sans cesse que parce qu’il se savait résolu à ne
l’exécuter jamais. Mais il arrivait qu’en dormant, l’intention du
voyage renaissait en lui,--sans qu’il se rappelât que ce voyage était
impossible--et elle s’y réalisait. Un jour il rêva qu’il partait pour
un an; penché à la portière du wagon vers un jeune homme qui sur le
quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait à le convaincre de
partir avec lui. Le train s’ébranlant, l’anxiété le réveilla, il se
rappela qu’il ne partait pas, qu’il verrait Odette ce soir-là, le
lendemain et presque chaque jour. Alors encore tout ému de son rêve,
il bénit les circonstances particulières qui le rendaient indépendant,
grâce auxquelles il pouvait rester près d’Odette, et aussi réussir à
ce qu’elle lui permît de la voir quelquefois; et, récapitulant tous
ces avantages: sa situation,--sa fortune, dont elle avait souvent trop
besoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant même, disait-on,
une arrière-pensée de se faire épouser par lui),--cette amitié de M. de
Charlus, qui à vrai dire ne lui avait jamais fait obtenir grand’chose
d’Odette, mais lui donnait la douceur de sentir qu’elle entendait
parler de lui d’une manière flatteuse par cet ami commun pour qui elle
avait une si grande estime--et jusqu’à son intelligence enfin, qu’il
employait tout entière à combiner chaque jour une intrigue nouvelle
qui rendît sa présence sinon agréable, du moins nécessaire à Odette--il
songea à ce qu’il serait devenu si tout cela lui avait manqué, il
songea que s’il avait été, comme tant d’autres, pauvre, humble, dénué,
obligé d’accepter toute besogne, ou lié à des parents, à une épouse,
il aurait pu être obligé de quitter Odette, que ce rêve dont l’effroi
était encore si proche aurait pu être vrai, et il se dit: «On ne
connaît pas son bonheur. On n’est jamais aussi malheureux qu’on
croit. » Mais il compta que cette existence durait déjà depuis
plusieurs années, que tout ce qu’il pouvait espérer c’est qu’elle
durât toujours, qu’il sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses
amis, finalement toute sa vie à l’attente quotidienne d’un rendez-vous
qui ne pouvait rien lui apporter d’heureux, et il se demanda s’il ne
se trompait pas, si ce qui avait favorisé sa liaison et en avait
empêché la rupture n’avait pas desservi sa destinée, si l’événement
désirable, ce n’aurait pas été celui dont il se réjouissait tant qu’il
n’eût eu lieu qu’en rêve: son départ; il se dit qu’on ne connaît pas
son malheur, qu’on n’est jamais si heureux qu’on croit.
Quelquefois il espérait qu’elle mourrait sans souffrances dans un
accident, elle qui était dehors, dans les rues, sur les routes, du
matin au soir. Et comme elle revenait saine et sauve, il admirait que
le corps humain fût si souple et si fort, qu’il pût continuellement
tenir en échec, déjouer tous les périls qui l’environnent (et que
Swann trouvait innombrables depuis que son secret désir les avait
supputés), et permît ainsi aux êtres de se livrer chaque jour et à peu
près impunément à leur œuvre de mensonge, à la poursuite du plaisir.
Et Swann sentait bien près de son cœur ce Mahomet II dont il aimait le
portrait par Bellini et qui, ayant senti qu’il était devenu amoureux
fou d’une de ses femmes la poignarda afin, dit naïvement son biographe
vénitien, de retrouver sa liberté d’esprit. Puis il s’indignait de ne
penser ainsi qu’à soi, et les souffrances qu’il avait éprouvées lui
semblaient ne mériter aucune pitié puisque lui-même faisait si bon
marché de la vie d’Odette.
Ne pouvant se séparer d’elle sans retour, du moins, s’il l’avait vue
sans séparations, sa douleur aurait fini par s’apaiser et peut-être
son amour par s’éteindre. Et du moment qu’elle ne voulait pas quitter
Paris à jamais, il eût souhaité qu’elle ne le quittât jamais. Du moins
comme il savait que la seule grande absence qu’elle faisait était tous
les ans celle d’août et septembre, il avait le loisir plusieurs mois
d’avance d’en dissoudre l’idée amère dans tout le Temps à venir qu’il
portait en lui par anticipation et qui, composé de jours homogènes aux
jours actuels, circulait transparent et froid en son esprit où il
entretenait la tristesse, mais sans lui causer de trop vives
souffrances. Mais cet avenir intérieur, ce fleuve, incolore, et libre,
voici qu’une seule parole d’Odette venait l’atteindre jusqu’en Swann
et, comme un morceau de glace, l’immobilisait, durcissait sa fluidité,
le faisait geler tout entier; et Swann s’était senti soudain rempli
d’une masse énorme et infrangible qui pesait sur les parois
intérieures de son être jusqu’à le faire éclater: c’est qu’Odette lui
avait dit, avec un regard souriant et sournois qui l’observait:
«Forcheville va faire un beau voyage, à la Pentecôte. Il va en
Égypte», et Swann avait aussitôt compris que cela signifiait: «Je vais
aller en Égypte à la Pentecôte avec Forcheville. » Et en effet, si
quelques jours après, Swann lui disait: «Voyons, à propos de ce voyage
que tu m’as dit que tu ferais avec Forcheville», elle répondait
étourdiment: «Oui, mon petit, nous partons le 19, on t’enverra une vue
des Pyramides. » Alors il voulait apprendre si elle était la maîtresse
de Forcheville, le lui demander à elle-même. Il savait que,
superstitieuse comme elle était, il y avait certains parjures qu’elle
ne ferait pas et puis la crainte, qui l’avait retenu jusqu’ici,
d’irriter Odette en l’interrogeant, de se faire détester d’elle,
n’existait plus maintenant qu’il avait perdu tout espoir d’en être
jamais aimé.
Un jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait qu’Odette avait
été la maîtresse d’innombrables hommes (dont on lui citait
quelques-uns parmi lesquels Forcheville, M.
