Dis-lui que -
Je théâtre d'événements épouvantables, mais
tout est bien.
Je théâtre d'événements épouvantables, mais
tout est bien.
Samuel Beckett
Elle lui tournait le des.
Peu à peu, à mesure que la lumière croissait, il fit avec cette chaise si ample connais- sance qu'à la fin il la connaissait mieux que maintes chaises sur lesquelles il s'était assis, ou était monté, quand l'objet se trouvait hors de sa portée, ou avait posé les pieds, l'un après l'autre, pour les chausser, ou pour faire leur toilette, en curant et en rognant les ongles et en curetant les entre- doigts, avec une cuiller.
C'était une chaise en bois, haute, étroite et noire, munie d'accoudoirs et nantie de roulettes.
Un de ses pieds était vissé au plancher, à l'aide d'un cram- pon, ou cornière. Non pas qu'un seul, mais tous les autres pieds, portaient des fers semblables, sinon identiques. Non pas qu'un seul, mais tous! Mais les vis qui sans doute jadis avaient fixé ceux-ci au plancher , on avait eu l'amabilité de les retirer. A travers les barreaux, verticaux, du dossier, Watt
distinguait les sections d'un âtre, comblé de cendres et de poussière de cendres, d'une belle couleur grise.
Cette chaise était restée donc avec Watt, pendant tout ce temps, dans la salle d'attente, pendant toutes ces heures, heures presque sans lumière, heures sans lumière, et elle restait avec lui encore, dans l'aube exaltante. Il ne serait pas impossible, après tout, de l'enlever, et de la mettre ailleurs, ou de la vendre aux enchères, ou d'en faire cadeau.
A part cette chaise, pour autant que Watt pût voir, tout n'était que mur, ou plancher , ou plafond.
245
Emergea ensuite du mur, sans hâte, un grand chromo de l'illustre cheval Joss, vu de profil debout dans un champ. Watt identifia d'abord le champ, puis le cheval, puis l'illustre cheval Joss, grâce à une légende de grand ? . Ce cheval, ses quatre fers solidement ancrés au sol, tête basse, semblait considérer, sans appétit, l'herbe. Watt avança la tête pour essayer de voir si c'était vraiment un cheval, entier, et non pas une jument; ou un hongre. Mais cet intéressant détail était caché, de justesse, par un grasset, doublé d'une queue, moins pur sang que père la vertu. La lumière était celle des approches de la nuit, ou de l'imminence de l'orage, ou des deux. L'herbe était rare, flétrie et envahie par ce que Watt prenait pour une sorte d'ivraie.
Le cheval semblait à peine capable de tenir debout, sans parler de courir.
Cet objet non plus n'avait pas toujours été là, n'y serait peut-être pas toujours.
Les mouches, d'une maigreur squelettique, excitées à de nouveaux efforts par l'aube, encore une, quittaient les murs, le plafond, Watt et même le plancher, et se hâtaient nom- breuses vers la fenêtre. Là, pressées contre la vitre impéné- trable, elles jouiraient de la lumière, et de la chaleur, de la longue journée d'été.
Un sifflotement joyeux se fit maintenant entendre, au loin, et plus il approchait plus il devenait joyeux. Car le moral de Monsieur Nolan montait toujours, à mesure qu'il approchait de la gare, le matin. Il montait aussi, invariable- ment, le soir, à mesure qu'il s'en éloignait. Ainsi Monsieur Nolan était assuré, deux fois par jour, d'une montée de moral. Et quand le moral de Monsieur Nolan montait il ne pouvait pas plus s'empêcher de siffloter, joyeusement, qu'une alouette de chanter, quand elle monte dans le ciel,
Monsieur Nolan avait l'habitude, après avoir ouvert à toute volée toutes les portes de la gare, avec l'air de quelqu'un qui donne l'assaut à une bastille, de se retirer dans le foyer du
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porteur et d'y boire une bouteille de stout, la toute première de la journée, en lisant le journal de la veille au soir. Mon- sieur Nolan était lecteur acharné du journal du soir. Il le lisait cinq fois, à l'heure du thé, du souper, du petit déjeuner, du stout matinal et du déjeuner. Dans le courant de l'après- midi, étant d'un naturel très galant, il le portait aux commo- dités des dames et l'y laissait, bien en évidence. Peu d'achats donnaient plus de joie, compte tenu de son prix modique, que le journal du soir de Monsieur Nolan.
Monsieur Nolan donc, ayant déverrouillé et envoyé din- guer contre leurs chambranles le portillon et la porte des pas perdus, arriva devant la porte de la salle d'attente. Son sifflotement aurait été moins perçant, et son entrée moins retentissante, qu'il aurait pu entendre, derrière cette porte, un bruit inquiétant, celui du soliloque sous dictée, et freiner son ardeur. Mais non, il tourna la clef et expédia son brode- quin dans la porte avec une violence qui la fit voler, vers l'intérieur, à une vitesse foudroyante.
Les innombrables demi-cercles si brillamment amorcés de la sorte n'aboutirent pas, comme tous les autres matins, au bang que Monsieur Nolan aimait tant, non, mais tous furent brutalement stoppés, tous sans exception, au même point de leur parcours. Et la raison de cela était ceci, que Watt, là où il se tenait, vacillant, murmurant, se trouvait plus près de la porte d'attente que la porte d'attente n'était large.
Monsieur Nolan trouva Monsieur Gorman sur le pas de sa porte, qui prenait congé de sa mère.
Maintenant je suis en liberté, dit Watt, je suis libre d'aller et venir, à ma guise.
Il y avait quatre aisselles, là où les frises se rejoignaient, quatre belles aisselles. Watt voyait le plafond avec une grande netteté. Il était d'une blancheur qu'il n'aurait pas cru pos- sible, si on la lui avait décrite. Cela le reposait, après le mur. Cela le reposait aussi, après le plancher. Cela le reposait tellement, après le mur, et le plancher, et la chaise, et le
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cheval, et les mouches, que les yeux de Watt se fermèrent, chose que normalement ils ne se permettaient jamais, dans la journée, sous aucun prétexte, sinon très rapidement de loin en loin, pour éviter de devenir trop secs.
Le pauvre, dit Monsieur Gorman, si on appelait les gen- darmes.
Monsieur Nolan était partisan d'appeler les gendarmes, par téléphone. .
Aide-le à se lever, dit Monsieur Gorman, des fois qu'il se serait cassé un os.
Mais Monsieur Nolan ne pouvait s'y résoudre. Il restait planté au milieu des pas perdus, incapable de faire un mou- vement.
Tu te figures pas que je vais l'aider à se lever tout seul, dit Monsieur Gorman.
Monsieur Nolan ne se figurait rien.
Ho hisse à nous deux, dit Monsieur Gorman, soulevons-le. Puis tu appelleras les gendarmes, si ça se trouve.
Monsieur Nolan adorait téléphoner. C'était une joie qui lui était rarement accordée. Mais à la porte de la salle d'at- tente il s'arrêta pile et dit qu'il ne pouvait pas. Il était navré, dit-il, mais il ne pouvait pas.
Tu as peut-être raison, dit Monsieur Gorman. (Hiatus dans le manuscrit. )
Mais on ne peut pas le laisser là comme ça, dit Monsieur Gorman. Le cinq heures cinquante-cinq va nous tomber dessus - il consulta sa montre - dans trente-sept minutes et. . . (Hiatus dans le manuscrit) . . . plus bas, Et le six heures quatre le suit de près. L'idée du six heures quatre semblait le troubler particulièrement, pour une raison inconnue. Il n'y a pas un moment à perdre, s'écria-t-il, Il se redressa, rejeta la tête en arrière, baissa la main qui tenait la montre jusqu'au niveau du membre (il avait le bras très long)
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viril (1), se posa l'autre sur la tempe et prit l'heure. Puis il se ramassa sur lui-même, les genoux ployés, le dos rond, la tête rentrée, la montre collée à son oreille, dans l'attitude de l'enfant qui se fait tout petit.
Il était, comme il le craignait, plus tard qu'il ne l'espé- rait.
Cours chercher un seau d'eau, dit Monsieur Gorman, un bon arrosage comme il faut et il est fichu de se lever tout seul.
Peut-être que le tuyau - , dit Monsieur Nolan.
Le seau, je te dis, dit Monsieur Gorman, au robinet. Quel seau? dit Monsieur Nolan.
Tu sais foutrement bien quel seau, vociféra Monsieur Gor-
man, dans un mouvement d'impatience rare chez lui, le foutu seau à ordures, espèce de -. Il s'interrompit. On était samedi. Espèce de demeuré, dit-il.
Watt percevait les bribes d'un chant
. . . . . . Klippe zu Klippe geworfen
Endlos hinab.
Monsieur Gorman et Monsieur Nolan avancèrent de
concert, tenant à eux deux le seau lourd de fange.
Sœur} sœur gare aux tristes taciturnes. . . . . . toujours dans leurs songes pensent jamais.
Vas-y mollo, dit Monsieur Gorman. C'est ça la tronche? dit Monsieur Nolan.
Mollo mollo, dit Monsieur Gorman. Tu l'as bien en main? Tu veux rire, dit Monsieur Nolan.
Lâche pas pour l'amour du ciel, dit Monsieur Gorman. Ou un trou dans son froc? dit Monsieur Nolan. T'occupe pas, dit Monsieur Gorman. On y va ? Attention à l'anse, dit Monsieur Nolan.
Merde pour l'anse, dit Monsieur Gorman. Penche le seau quand je te le dirai.
1. Et la chaine?
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Le pencher avec quoi? dit Monsieur Nolan. On n'est pas des bœufs.
Monsieur Gorman cracha dans le seau avec violence, Monsieur Gorman qui ne crachait jamais, en temps normal, sinon dans son mouchoir de poche.
Pose le seau, dit Monsieur Gorman.
Ils posèrent le seau. Monsieur Gorman reprit l'heure, comme précédemment.
Dans dix minutes, dit Monsieur Gorman, on a Lady McCann dans les pattes.
Lady McCann était une lady qui tous les jours quittait les parages par le premier train du matin et y retournait par le dernier du soir. Ses raisons pour ce faire n'étaient pas connues. Le dimanche elle restait au lit où elle recevait, entre autres nourritures et visites, le saint sacrement.
Qu'elle crève, dit Monsieur Gorman. Belle journée, Mon- sieur German, encore une belle journée} Monsieur Gorman. Belle journée !
Et Cox les Miches, dit Monsieur Nolan.
Et Waller l'Eventré, dit Monsieur Gorman.
Et Miller Cacagueule, dit Monsieur Nolan.
Et Madame Quat'Sous le Coup Pim, dit Monsieur Gor-
man.
Cette vieille pute, dit Monsieur Nolan.
Tu sais ce qu'elle me sort l'autre jour? dit Monsieur
Gorman.
Raconte, dit Monsieur Nolan.
Dans mon bureau particulier, dit Monsieur Gorman. Po-
sant pouce et index sur ses pommettes il retroussa sa longue moustache pisseuse. Peu après le départ du onze heures vingt-quatre, dit-il. Monsieur Gorman, dit-elle, qu'importe la cime chenue si la verdeur demeure dans la vallée et dans - mais vous m'avez compris.
(Manuscrit illisible. )
250
La main droite ferme sur le bord, dit Monsieur Gorman, les doigts de la gauche accrochés - .
Je vous ai compris, dit Monsieur Nolan.
Ils se courbèrent.
Dieu sait pourquoi je me donne tout ce mal, dit Monsieur
Gorman. Penche quand je te le dirai.
Le seau s'éleva lentement.
Pas d'une seule giclée, dit Monsieur Gorman, pas la peine
de saloper le plancher plus qu'il ne faut.
C'est à cet instant que Monsieur Nolan lâcha le seau, ce
gui obligea Monsieur Gorman, qui n'aimait pas mouiller le dehors de son pantalon, à en faire autant. Vivement comme un seul homme ils se mirent en lieu sûr à la porte.
Il m'a sauté tout vif des mains, dit Monsieur Nolan, aussi vrai que Dieu me voit.
Si ça ne le remet pas sur pied c'est à désespérer, dit Monsieur Gorman.
Du sang se mêlait maintenant à la fange. Monsieur Gor- man et Monsieur Nolan ne se troublaient pas pour autant. Il y avait peu de chance pour qu'un organe vital soit touché.
Monsieur Case arriva. Sa nuit ne l'avait pas exactement reposé, mais il était d'excellente humeur. Il tenait, dans une main, un petit bidon de thé chaud et, dans l'autre, les Chants d'un chemineau, qu'à cause des événements fâcheux du petit matin il avait négligé de laisser, comme c'était son habitude, sur l'étagère de sa cabine.
Il souhaita le bonjour, et serra chaleureusement la main, d'abord à Monsieur Gorman, ensuite à Monsieur Nolan, qui à leur tour, et dans cet ordre, lui souhaitèrent bien le bon- jour et lui serrèrent cordialement la main. Se souvenant alors, Monsieur Gorman et Monsieur Nolan, que dans la chaleur des péripéties matinales ils avaient omis de se souhai- ter le bonjour, et de se serrer la main, ils s'empressèrent de le faire, avec chaleur, sans plus tarder.
La narration de Monsieur Case intéressa vivement Mon-
251
sieur Gorman, et Monsieur Nolan, par la lumière qu'elle jeta, et elle en jeta, là où jusqu'à présent tout avait été obscur. Il restait encore cependant beaucoup à tirer au clair. Tu es sûr que c'est le même? dit Monsieur Gorman.
Monsieur Case avança avec précaution jusqu'à l'endroit où Watt gisait. Il se pencha pour gratter, avec son livre, dans Ir> vase qui recouvrait le visage.
Oh tu vas abîmer ton beau volume, dit Monsieur Nolan.
Les vêtements me semblent les mêmes, dit Monsieur Case. Il alla à la fenêtre et retourna, du bout de sa chaussure, le chapeau. Je remets le chapeau, dit-il. Il rejoignit Monsieur Gorman et Monsieur Nolan à la porte. Je revois les sacs, dit-il, mais je ne peux pas dire que je reconnais le visage. Il est vrai, si c'est le même, que je ne l'ai vu que deux fois, jusqu'à ce jour, et que les deux fois la lumière était mau- vaise, très mauvaise. Et cependant j'ai la mémoire des visages, en règle générale.
Surtout d'un visage pareil, dit Monsieur Nolan.
Et des culs, ajouta Monsieur Case. Que seulement j'en- trevoie un cul dans de bonnes conditions et je vous lui mettrai le doigt dessus, entre mille.
Monsieur Nolan chuchota à l'oreille de Monsieur Gorman. Tu vas fort, dit Monsieur Gorman.
Pour le reste j'ai des trous, dit Monsieur Case, des trous
énormes, demandez à ma femme.
Lady McCann s'unit au groupe. Il y eut échange de salu-
tations, et de saluts. Monsieur Gorman lui raconta le peu qu'on savait.
C'est du sang que je vois? dit Lady McCann.
Rien qu'un :filet, milady, dit Monsieur Case, du nez, ou d'une oreille.
Cox les Miches et Waller l'Eventré arrivèrent ensemble. S'ensuivirent les compliments d'usage et mouvements de rigueur de la tête et des mains. Lady McCann les éclaira sur ce qui s'était passé.
252
Il faut faire quelque chose, dit Monsieur Cox.
Tout de suite, dit Monsieur Waller.
Un garçon parut, hors d'haleine. Il se dit dépêché par
Monsieur Cole.
Monsieur Cole? dit Lady McCann.
Du passage à niveau, milady, dit Monsieur Case. Monsieur Cole désirait savoir pourquoi les sémaphores
de Monsieur Case s'opposaient au passage du cinq heures cinquante-sept de Monsieur Cole qui en ce moment même arrivait à vive allure, du sud-est.
Miséricorde, dit Monsieur Case, où avais-je la tête?
Mais il n'avait pas atteint la porte que Monsieur Gorman, alerté par le garçon, le pria de rester.
Monsieur Cole, dit le garçon, serait en outre très heureux d'apprendre pourquoi les sémaphores de Mon- sieur Case s'opposaient au passage du six heures six de
Monsieur Cole qui à l'instant même fonçait nord-ouest.
Retourne, mon petit bonhomme, dit Lady
tourne vers celui qui t'a envoyé.
Dis-lui que -
Je théâtre d'événements épouvantables, mais
tout est bien. Maintenant répète après moi. d'événements. . . épouvantables. . . mais qu'à présent. . . tout est bien. . . Parfait. Voici un penny.
Miller Cacagueule arriva. Miller Cacagueule ne saluait ja- mais personne, ni oralement ni autrement, et très peu de personnes saluaient Miller Cacagueule. Il s'agenouilla auprès de Watt et glissa la main sous sa tête. Il garda un bon mo- ment cette touchante attitude, Puis il se leva et s'éloigna. Il s'arrêta sur le quai, le dos à la voie, face au portillon. Le soleil ne s'était pas encore levé, au-dessus de la mer. Il ne s'était pas encore levé, mais ça ne tarderait pas. Et voilà en effet qu'il. se leva, suivi du regard patient, et luisit, de sa pâle luisance matinale, sur le visage.
Et voilà que Watt aussi se leva, à la joie non dissimulée 253
vers lui, du
McCann, re- vient d'être qu'à présent Le théâtre. . .
de Messieurs Gorman, Nolan, Cox et Waller. Lady McCann trouvait ça moins drôle.
Qui êtes-vous bon Dieu, dit Monsieur Gorman, et que diable voulez-vous ?
Watt retrouva son chapeau et le mit.
Monsieur Gorman réitéra sa question.
Watt retrouva ses sacs, d'abord l'un, puis l'autre, et les
prit dans ses mains de la façon qui le gênait le moins. Le groupe s'écarta de la porte et Watt la franchit, pour gagner les pas perdus.
Qui est-il? dit Monsieur Cox.
Et que veut-il? dit Monsieur Waller.
Parlez, dit Lady McCann.
Watt s'immobilisa devant le guichet, déposa ses sacs une
fois de plus, et frappa à la guillotine de bois.
Va voir ce qu'il veut, dit Monsieur Gorman.
Dès gue Watt vit une tête dans la lunette il dit: Donnez-moi un billet, je vous prie.
Il veut un billet, cria Monsieur Nolan.
Un billet pour où ? dit Monsieur Gorman.
Pour où ? dit Monsieur Nolan.
Pour le bout de la ligne, dit Watt.
Il veut un billet pour le bout de la ligne, cria Monsieur
Nolan.
Est-ce un blanc? dit Lady McCann.
Quel bout? dit Monsieur Gorman.
Quel bout? dit Monsieur Nolan.
Watt ne répondit pas.
Le bout rond ou le bout carré? dit Monsieur Nolan. Watt réfléchit un moment encore. Puis il dit :
Le bout le plus proche.
Le bout le plus proche, cria Monsieur Nolan.
Inutile de gueuler, dit Monsieur Cox.
La voix est voilée, et en même temps nette, dit Monsieur
'\Qaller.
254
Mais quel accent extraordinaire, dit Lady McCann.
Je vous demande pardon, dit Watt, je veux dire le bout le plus éloigné.
Ce qu'il vous faut, c'est un laisser-passer, dit Monsieur Nolan.
Donne-lui un troisième sans retour pour dit Mon- sieur Gorman, et finissons-en.
Un shilling trois, dit Monsieur Nolan.
Watt versa une à une, dans la coquille striée, une pièce d ' u n shilling, deux de six pence, trois de trois pence et quatre d'un penny.
Qu'est-ce que vous me donnez là? dit Monsieur Nolan. Trois shillings un, dit Watt.
Un shilling trois, hurla Monsieur Nolan.
Watt empocha la différence.
Le convoi! s'écria Lady McCann.
Vite, dit Monsieur Cox, deux retours.
Monsieur Cox et Monsieur Waller, quoique de santé
robuste, et tout en empruntant cette ligne tous les jours pour se rendre à la cité et pour en revenir, avaient coutume de renouveler chaque matin leurs titres de transport. Un jour c'était Monsieur Cox qui payait, le lendemain Mon- sieur Waller. Les raisons de cela ne sont pas connues.
Quelques minutes plus tard le six heures quatre entra en gare. Il ne ramassa pas un seul passager, en l'absence de Madame Pim. Mais il déchargea une bicyclette, pour une demoiselle Walker.
Monsieur Case, libre de nouveau de quitter sa cabine, rejoignit Monsieur Gorman et Monsieur Nolan, devant le portillon. D'ores et déjà le soleil était nettement au-dessus de l'horizon visible. Monsieur Gorman, Monsieur Case et Monsieur Nolan se tournèrent vers lui, comme souvent le font les hommes, de bon matin, en toute innocence. Grise, déserte, la route dormait encore, à cette heure, entre ses haies et ses fossés. De l'un de ces derniers une chèvre sortit, traî-
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nant son piquet et sa chaîne. Elle hésita au milieu de la route, avant de s'éloigner. De plus en plus faible, par l'air tranquille, le cliquetis leur parvenait et, le piquet happé par le creux, leur parvenait faiblement encore. On ne pouvait qu'admirer la mer tremblotante. Les feuilles frémissaient, ou donnaient cette impression, et les hautes herbes aussi, sous les gouttes, ou perles, d'une rosée ivre d'être bue. La longue journée d'été commençait bien. . Si elle continuait ainsi sa fin vaudrait le déplacement.
Tout de même, dit Monsieur Gorman, elle a du bon, cette putain de vie. Il éleva les mains et les écarta, dans un geste d'adoration. Puis il les remit dans les poches de son pantalon. Tout compte fait, dit-il.
Encore ce bouc du père Riley, dit Monsieur Nolan, je le sens d'ici.
Et on dit qu'il n'y a pas de bon Dieu, dit Monsieur Case.
Ils s'esclaffèrent tous les trois à la pensée de cette énor- mité.
Monsieur Gorman consulta sa montre.
Au boulot, dit-il.
Ils se quittèrent. Monsieur Gorman partit dans une direc-
tion, Monsieur Case dans une autre et Monsieur Nolan dans une troisième. Mais ils n'étaient pas allés loin que Mon- sieur Case hésita, repartit, hésita de nouveau, s'arrêta, fit demi-tour et cria :
Et notre ami?
Monsieur Gorman et Monsieur Nolan s'arrêtèrent et firent demi-tour.
Ami? dit Monsieur Gorman.
Monsieur Gorman se trouvait entre Monsieur Case et Monsieur Nolan et par conséquent n'avait pas besoin de hausser le ton.
Tu veux dire cette rigole de foutre à la manque avec les sacs et le chapeau? cria Monsieur Nolan.
Monsieur Nolan regarda Monsieur Case, Monsieur Case
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Monsieur Nolan, Monsieur Gorman Monsieur Case, Mon. sieur Gorman Monsieur Nolan, Monsieur Nolan Monsieur Gorman, Monsieur Case Monsieur Gorman, Monsieur Gor. man de nouveau Monsieur Case, de nouveau Monsieur Nolan, puis droit devant lui, dans le vide. Et ils restèrent ainsi un bon moment, Monsieur Case et Monsieur Nolan regardant Monsieur Gorman et Monsieur Gorman droit devant lui, dans le vide, aveugle aux charmes de la nature, au grand glisse- ment du ciel vers la montagne, de la montagne vers la plaine, d'une beauté dans le jour naissant telle qu'il est rare de s'en voir offrir, dût-on cheminer du matin au soir.
257
17
ADDENDA (1)
sa vie d'épouse une longue alaise
qui du vieillard l'histoire contera ? dans une balance absence pesera? avec une règle manque mesurera? des maux du monde la somme chiffrera ? dans des mots
néant enfermera ?
les boutons de chaleur du judicieux Hooker
des limites à l'égalité de la partie avec Je tout
1. On étudiera avec soin les matériaux precieux et éclairants qui suivent et que seuls le dégoût et l'épuisement ont exilés du corps de l'ouvrage.
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calme de mort, puis un murmure, un nom, un nom murmuré, dans le doute, la crainte, l'amour, la crainte, le doute, vent d'hiver dans les branches noires, calme mer froide qui blanchit murmurant vers la grève, qui glisse, se précipite, s'enfle, passe, trépasse, issue de rien, à rien rendue
soupirer de jour en jour
et rêver rêver l'âme partie jusques adieu jeunesse bonheur et de la vie toute la vie
Walt apprit à accepter etc. Utiliser pour expliquer la pau- vreté de la troisième partie. Watt ne peut pas parler de ce qui se passait au premier étage, parce que la plupart du temps rien ne s'y passait, sans protestation de sa part.
noter que la déclaration d'Arsene n'est revenue à Watt que peu à peu
une nuit Watt monte sur le toit
mouchage digital de Watt
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Repas. Chaque jour l'écuelle de Monsieur Knott à une autre place. W a t t marque à la crare,
plan d'eau noire, frisson des rides qui gagne, rives tampons, retour au calme
naître sans être né
âge adulte de l'âme fœtale (voir Embryologie sacrée de Can- giamila et De Synodo Diocesana, livre 7, chapitre 4, section 6, du Pape Benoît XIV)
sempiternelle pénombre
pour le bien que lui avaient valu ses fréquentes absences d'Irlande il aurait fait tout aussi bien d'y rester
une table ronde en bois, d'ample diamètre, reposant sur un lourd support tronconique, accaparait l'espace central
zitto! zitto! dass nur das Publikum nichts merke!
261
Dans le désert, sous le ciel, différenciés par Watt comme étant l'un au-dessous, l'autre au-dessus, de Watt. Que devant lui, derrière lui, tout autour de lui, il y eût autre chose, ni désert ni ciel, Watt n'en éprouvait pas la sensation. Et il n'avait tou- jours devant lui, de quelque côté qu'il se tourne, que leur longue et 'sombre coulée de concert vers un mirage d'union. Le ciel était de couleur 'sombre, d'où on serait tenté d'inférer que les feux habi- tuels en étaient absents. Ils l'étaient. Le désert lui aussi, inutile de dire, était de couleur sombre. A vrai dire ciel et désert étaient de la même couleur sombre, ce qui n'a rien d'étonnant. Watt lui aussi, comme de juste, était de la même couleur sombre. Cette couleur sombre était si sombre que sa couleur ne se laissait pas identifier avec certitude. Par moments on aurait dit
une sombre absence de couleur, ou un sombre mélange de toutes les couleurs, un blanc sombre. Mais comme Watt n'aimait pas l'expression blanc sombre il continuait d'appeler son sombre une couleur sombre tout court, ce qu'à strictement parler il n'était pas, vu que la couleur était sombre au point de défier toute identification comme telle.
La source de la faible lumière répandue sur cette scène est inconnue.
D'autres particularités de ce paysage d'âme :
La température était douce.
Au-dessous de Watt le désert se soulevait et retombait. Tout était silencieux.
Au-dessus de Watt le ciel retombait et se soulevait. Watt était rivé sur place.
tout cela Watt le dira mais quel cela
Knott comment par Watt trouvé comment vécu comment quitté
262
le long chemin le bref séjour le long chemin à rebours
les mains vides
le cœur vide l'esprit errant
dans l'ombre aride
le feu de noirs orages ceint
qui va s'éteignant qui s'éteint
les maU1S vides
le cœur vide l'esprit perdu
dans la nuit aride
c'est ce cela que Watt dira tout ce cela
die Merde hat mich wieder
pereant qui ante nos nostra dixerunt
Second tableau dans la chambre d'Erskine représentant mon- sieur en pied quoique assis, au piano, profil droit perdu, nu à part le giron caché par du papier à musique. De la main droite il plaque un accord que Watt n'a aucun mal à identifier comme
263
le deuxième renversement de la fondamentale de do majeur, pendant que de l'autre il amplifie le pavillon de l'oreille gauche. Le pied droit, renforcé de l'autre appuyé dessus, écrase la pédale forte. Aux muscles épais du cou, du bras, du torse, de l'abdomen, du lombe, de la cuisse et du mollet, saillant comme des cordes sous l'effort, Monsieur O'Connery avait prodigué toutes les ressources de la tactilité jésuite. Des perles de sueur, exécutées avec un fini que, n'aurait pas désavoué Heem, se répandaient généreusement sur les surfaces pectorales, subaxillaires et hypo- gastriques. Le tétin droit, d'où jaillissait long et roux un poil solitaire, était en état de tumescence manifeste, détail charmant. Le buste était penché sur le clavier et l'expression du visage, tourné légèrement vers le connaisseur, était celle de quelqu'un sur le point d'accoucher, après bien des jours, d'une selle excep- tionnellement coriace, c'est-à-dire le front profondément plissé, les paupières serrées, les narines dilatées, les lèvres entrouvertes et la mâchoire tombante, dans une synthèse jolie à souhait faite d'angoisse, de concentration, d'effort, de délivrance et d'abandon, image de l'effet extraordinaire produit sur un tempérament de musicien par la faible cacophonie d'harmoniques lointains se mêlant à l'accord qui meurt. Le goût de Monsieur O'Connery pour le détail significatif se faisait jour encore dans le traitement des ongles de pied, d'une luxuriance remarquable et truffés de ce qui semblait être de la crasse. Les pieds eux-mêmes auraient gagné à un lavement, les jambes n'étaient pas exactement de la première fraîcheur, fesses et ventre appelaient un bain de siège à tout le moins, la poitrine était franchement dégoûtante, le cou tout simplement immonde, et on aurait pu semer dans les oreilles avec bon espoir d'une germination rapide.
Que cependant un chiffon mouillé eût été vivement passé à une époque récente sur les parties les plus voyantes du facies (mot latin signifiant face) ne semblait pas impropable.
(Citation latine. )
La moustache, roux pâle sauf là où décolorée par le tabac, l'usure du temps, la mastication nerveuse, les ennuis de famille, les débordements du nez et de la bouche, tombait en cascade sur les lèvres molles et rouges, et hors de la mâchoire molle et
264
rouge, et de même hors du fanon idem, pointaient pâlement roux les débuts sans avenir d'une barbe drue roux pâle.
telle une fleur des taillis à jamais tue
complexe de Davus de W a t t (crainte morbide des sphynges)
Une nuit Arthur vint dans la chambre de Watt. Il était agité. Il pensait qu'il avait été pris pour Monsieur Knott. Il ne savait pas s'il s'en sentait honoré ou non.
Se promenant dans le jardin il dit, Me voilà qui me promène dans le jardin, sans grand plaisir certes, mais néanmoins, de long en large, je me promène dans le jardin.
Il regarda ses jambes se mouvoir sous lui, en avant, en arrière.
Je m'installe d'abord sur une jambe, dit-il, puis sur l'autre, comme ça, et de cette façon je vais de l'avant.
Admire comme sans y penser tu évites les pâquerettes, dit-il. Quelle sensibilité.
Il s'arrêta pour contempler l'herbe, à ses pieds.
Ce gazon trempé de rosée n'est pas à toi, dit-il. Il joignit les mains devant la poitrine. Il les éleva vers le créateur et donateur de toutes choses, de lui, des pâquerettes, de l'herbe. Merci, chef, dit-il. Il se mit au repos. Il repartit.
Ceci est censé être bon pour la santé, dit-il.
Il ne s'était pas écoulé beaucoup de temps depuis cet apho- risme qu'Arthur fut pris d'un rire si fou qu'il dut, pour ne pas tomber, s'appuyer contre un buisson, ou arbuste, qui passait par là et qui entra de bon cœur dans la plaisanterie.
Dès qu'il eut retrouvé son calme, il se retourna pour exa- miner l'arbuste, ou buisson. Ce n'était pas un genêt d'Espagne, c'est tout ce qu'il pouvait en dire.
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Mais voilà qu'il aperçoit, avançant vers lui à travers l'herbe, une masse confuse. Un moment plus tard c'était un vieillard, tout de haillons vêtu.
Celui-là alors, dit-il, qui diantre peut-il bien être, je me le demande.
Un penny pour un pauvre vieux, dit le vieillard. Arthur lui donna un penny.
Dieu te le rendra, dit le vieillard.
Amen, dit Arthur, et adieu.
Je me rappelle de toi petit merdeux, dit le vieillard, j'étais petit merdeux moi-même.
Alors nous étions merdeux ensemble, dit Arthur.
Tu étais mignon comme tout, dit le vieillard, et moi aussi. Regarde-nous à présent, dit Arthur.
Tu étais toujours à t'oublier dans ton froc, dit le vieillard. Je m'y oublie toujours, dit Arthur.
Je cirais les chaussures, dit le vieillard.
Si ce n'avait pas été toi, ç'aurait été un autre, dit Arthur. Ton père était très bon pour moi, dit le vieillard.
Tel père tel fils, dit Arthur. Adieu.
C'est un beau coin, dit le vieillard, j'y ai donné un coup de
main.
C'était une chaise en bois, haute, étroite et noire, munie d'accoudoirs et nantie de roulettes.
Un de ses pieds était vissé au plancher, à l'aide d'un cram- pon, ou cornière. Non pas qu'un seul, mais tous les autres pieds, portaient des fers semblables, sinon identiques. Non pas qu'un seul, mais tous! Mais les vis qui sans doute jadis avaient fixé ceux-ci au plancher , on avait eu l'amabilité de les retirer. A travers les barreaux, verticaux, du dossier, Watt
distinguait les sections d'un âtre, comblé de cendres et de poussière de cendres, d'une belle couleur grise.
Cette chaise était restée donc avec Watt, pendant tout ce temps, dans la salle d'attente, pendant toutes ces heures, heures presque sans lumière, heures sans lumière, et elle restait avec lui encore, dans l'aube exaltante. Il ne serait pas impossible, après tout, de l'enlever, et de la mettre ailleurs, ou de la vendre aux enchères, ou d'en faire cadeau.
A part cette chaise, pour autant que Watt pût voir, tout n'était que mur, ou plancher , ou plafond.
245
Emergea ensuite du mur, sans hâte, un grand chromo de l'illustre cheval Joss, vu de profil debout dans un champ. Watt identifia d'abord le champ, puis le cheval, puis l'illustre cheval Joss, grâce à une légende de grand ? . Ce cheval, ses quatre fers solidement ancrés au sol, tête basse, semblait considérer, sans appétit, l'herbe. Watt avança la tête pour essayer de voir si c'était vraiment un cheval, entier, et non pas une jument; ou un hongre. Mais cet intéressant détail était caché, de justesse, par un grasset, doublé d'une queue, moins pur sang que père la vertu. La lumière était celle des approches de la nuit, ou de l'imminence de l'orage, ou des deux. L'herbe était rare, flétrie et envahie par ce que Watt prenait pour une sorte d'ivraie.
Le cheval semblait à peine capable de tenir debout, sans parler de courir.
Cet objet non plus n'avait pas toujours été là, n'y serait peut-être pas toujours.
Les mouches, d'une maigreur squelettique, excitées à de nouveaux efforts par l'aube, encore une, quittaient les murs, le plafond, Watt et même le plancher, et se hâtaient nom- breuses vers la fenêtre. Là, pressées contre la vitre impéné- trable, elles jouiraient de la lumière, et de la chaleur, de la longue journée d'été.
Un sifflotement joyeux se fit maintenant entendre, au loin, et plus il approchait plus il devenait joyeux. Car le moral de Monsieur Nolan montait toujours, à mesure qu'il approchait de la gare, le matin. Il montait aussi, invariable- ment, le soir, à mesure qu'il s'en éloignait. Ainsi Monsieur Nolan était assuré, deux fois par jour, d'une montée de moral. Et quand le moral de Monsieur Nolan montait il ne pouvait pas plus s'empêcher de siffloter, joyeusement, qu'une alouette de chanter, quand elle monte dans le ciel,
Monsieur Nolan avait l'habitude, après avoir ouvert à toute volée toutes les portes de la gare, avec l'air de quelqu'un qui donne l'assaut à une bastille, de se retirer dans le foyer du
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porteur et d'y boire une bouteille de stout, la toute première de la journée, en lisant le journal de la veille au soir. Mon- sieur Nolan était lecteur acharné du journal du soir. Il le lisait cinq fois, à l'heure du thé, du souper, du petit déjeuner, du stout matinal et du déjeuner. Dans le courant de l'après- midi, étant d'un naturel très galant, il le portait aux commo- dités des dames et l'y laissait, bien en évidence. Peu d'achats donnaient plus de joie, compte tenu de son prix modique, que le journal du soir de Monsieur Nolan.
Monsieur Nolan donc, ayant déverrouillé et envoyé din- guer contre leurs chambranles le portillon et la porte des pas perdus, arriva devant la porte de la salle d'attente. Son sifflotement aurait été moins perçant, et son entrée moins retentissante, qu'il aurait pu entendre, derrière cette porte, un bruit inquiétant, celui du soliloque sous dictée, et freiner son ardeur. Mais non, il tourna la clef et expédia son brode- quin dans la porte avec une violence qui la fit voler, vers l'intérieur, à une vitesse foudroyante.
Les innombrables demi-cercles si brillamment amorcés de la sorte n'aboutirent pas, comme tous les autres matins, au bang que Monsieur Nolan aimait tant, non, mais tous furent brutalement stoppés, tous sans exception, au même point de leur parcours. Et la raison de cela était ceci, que Watt, là où il se tenait, vacillant, murmurant, se trouvait plus près de la porte d'attente que la porte d'attente n'était large.
Monsieur Nolan trouva Monsieur Gorman sur le pas de sa porte, qui prenait congé de sa mère.
Maintenant je suis en liberté, dit Watt, je suis libre d'aller et venir, à ma guise.
Il y avait quatre aisselles, là où les frises se rejoignaient, quatre belles aisselles. Watt voyait le plafond avec une grande netteté. Il était d'une blancheur qu'il n'aurait pas cru pos- sible, si on la lui avait décrite. Cela le reposait, après le mur. Cela le reposait aussi, après le plancher. Cela le reposait tellement, après le mur, et le plancher, et la chaise, et le
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cheval, et les mouches, que les yeux de Watt se fermèrent, chose que normalement ils ne se permettaient jamais, dans la journée, sous aucun prétexte, sinon très rapidement de loin en loin, pour éviter de devenir trop secs.
Le pauvre, dit Monsieur Gorman, si on appelait les gen- darmes.
Monsieur Nolan était partisan d'appeler les gendarmes, par téléphone. .
Aide-le à se lever, dit Monsieur Gorman, des fois qu'il se serait cassé un os.
Mais Monsieur Nolan ne pouvait s'y résoudre. Il restait planté au milieu des pas perdus, incapable de faire un mou- vement.
Tu te figures pas que je vais l'aider à se lever tout seul, dit Monsieur Gorman.
Monsieur Nolan ne se figurait rien.
Ho hisse à nous deux, dit Monsieur Gorman, soulevons-le. Puis tu appelleras les gendarmes, si ça se trouve.
Monsieur Nolan adorait téléphoner. C'était une joie qui lui était rarement accordée. Mais à la porte de la salle d'at- tente il s'arrêta pile et dit qu'il ne pouvait pas. Il était navré, dit-il, mais il ne pouvait pas.
Tu as peut-être raison, dit Monsieur Gorman. (Hiatus dans le manuscrit. )
Mais on ne peut pas le laisser là comme ça, dit Monsieur Gorman. Le cinq heures cinquante-cinq va nous tomber dessus - il consulta sa montre - dans trente-sept minutes et. . . (Hiatus dans le manuscrit) . . . plus bas, Et le six heures quatre le suit de près. L'idée du six heures quatre semblait le troubler particulièrement, pour une raison inconnue. Il n'y a pas un moment à perdre, s'écria-t-il, Il se redressa, rejeta la tête en arrière, baissa la main qui tenait la montre jusqu'au niveau du membre (il avait le bras très long)
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viril (1), se posa l'autre sur la tempe et prit l'heure. Puis il se ramassa sur lui-même, les genoux ployés, le dos rond, la tête rentrée, la montre collée à son oreille, dans l'attitude de l'enfant qui se fait tout petit.
Il était, comme il le craignait, plus tard qu'il ne l'espé- rait.
Cours chercher un seau d'eau, dit Monsieur Gorman, un bon arrosage comme il faut et il est fichu de se lever tout seul.
Peut-être que le tuyau - , dit Monsieur Nolan.
Le seau, je te dis, dit Monsieur Gorman, au robinet. Quel seau? dit Monsieur Nolan.
Tu sais foutrement bien quel seau, vociféra Monsieur Gor-
man, dans un mouvement d'impatience rare chez lui, le foutu seau à ordures, espèce de -. Il s'interrompit. On était samedi. Espèce de demeuré, dit-il.
Watt percevait les bribes d'un chant
. . . . . . Klippe zu Klippe geworfen
Endlos hinab.
Monsieur Gorman et Monsieur Nolan avancèrent de
concert, tenant à eux deux le seau lourd de fange.
Sœur} sœur gare aux tristes taciturnes. . . . . . toujours dans leurs songes pensent jamais.
Vas-y mollo, dit Monsieur Gorman. C'est ça la tronche? dit Monsieur Nolan.
Mollo mollo, dit Monsieur Gorman. Tu l'as bien en main? Tu veux rire, dit Monsieur Nolan.
Lâche pas pour l'amour du ciel, dit Monsieur Gorman. Ou un trou dans son froc? dit Monsieur Nolan. T'occupe pas, dit Monsieur Gorman. On y va ? Attention à l'anse, dit Monsieur Nolan.
Merde pour l'anse, dit Monsieur Gorman. Penche le seau quand je te le dirai.
1. Et la chaine?
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Le pencher avec quoi? dit Monsieur Nolan. On n'est pas des bœufs.
Monsieur Gorman cracha dans le seau avec violence, Monsieur Gorman qui ne crachait jamais, en temps normal, sinon dans son mouchoir de poche.
Pose le seau, dit Monsieur Gorman.
Ils posèrent le seau. Monsieur Gorman reprit l'heure, comme précédemment.
Dans dix minutes, dit Monsieur Gorman, on a Lady McCann dans les pattes.
Lady McCann était une lady qui tous les jours quittait les parages par le premier train du matin et y retournait par le dernier du soir. Ses raisons pour ce faire n'étaient pas connues. Le dimanche elle restait au lit où elle recevait, entre autres nourritures et visites, le saint sacrement.
Qu'elle crève, dit Monsieur Gorman. Belle journée, Mon- sieur German, encore une belle journée} Monsieur Gorman. Belle journée !
Et Cox les Miches, dit Monsieur Nolan.
Et Waller l'Eventré, dit Monsieur Gorman.
Et Miller Cacagueule, dit Monsieur Nolan.
Et Madame Quat'Sous le Coup Pim, dit Monsieur Gor-
man.
Cette vieille pute, dit Monsieur Nolan.
Tu sais ce qu'elle me sort l'autre jour? dit Monsieur
Gorman.
Raconte, dit Monsieur Nolan.
Dans mon bureau particulier, dit Monsieur Gorman. Po-
sant pouce et index sur ses pommettes il retroussa sa longue moustache pisseuse. Peu après le départ du onze heures vingt-quatre, dit-il. Monsieur Gorman, dit-elle, qu'importe la cime chenue si la verdeur demeure dans la vallée et dans - mais vous m'avez compris.
(Manuscrit illisible. )
250
La main droite ferme sur le bord, dit Monsieur Gorman, les doigts de la gauche accrochés - .
Je vous ai compris, dit Monsieur Nolan.
Ils se courbèrent.
Dieu sait pourquoi je me donne tout ce mal, dit Monsieur
Gorman. Penche quand je te le dirai.
Le seau s'éleva lentement.
Pas d'une seule giclée, dit Monsieur Gorman, pas la peine
de saloper le plancher plus qu'il ne faut.
C'est à cet instant que Monsieur Nolan lâcha le seau, ce
gui obligea Monsieur Gorman, qui n'aimait pas mouiller le dehors de son pantalon, à en faire autant. Vivement comme un seul homme ils se mirent en lieu sûr à la porte.
Il m'a sauté tout vif des mains, dit Monsieur Nolan, aussi vrai que Dieu me voit.
Si ça ne le remet pas sur pied c'est à désespérer, dit Monsieur Gorman.
Du sang se mêlait maintenant à la fange. Monsieur Gor- man et Monsieur Nolan ne se troublaient pas pour autant. Il y avait peu de chance pour qu'un organe vital soit touché.
Monsieur Case arriva. Sa nuit ne l'avait pas exactement reposé, mais il était d'excellente humeur. Il tenait, dans une main, un petit bidon de thé chaud et, dans l'autre, les Chants d'un chemineau, qu'à cause des événements fâcheux du petit matin il avait négligé de laisser, comme c'était son habitude, sur l'étagère de sa cabine.
Il souhaita le bonjour, et serra chaleureusement la main, d'abord à Monsieur Gorman, ensuite à Monsieur Nolan, qui à leur tour, et dans cet ordre, lui souhaitèrent bien le bon- jour et lui serrèrent cordialement la main. Se souvenant alors, Monsieur Gorman et Monsieur Nolan, que dans la chaleur des péripéties matinales ils avaient omis de se souhai- ter le bonjour, et de se serrer la main, ils s'empressèrent de le faire, avec chaleur, sans plus tarder.
La narration de Monsieur Case intéressa vivement Mon-
251
sieur Gorman, et Monsieur Nolan, par la lumière qu'elle jeta, et elle en jeta, là où jusqu'à présent tout avait été obscur. Il restait encore cependant beaucoup à tirer au clair. Tu es sûr que c'est le même? dit Monsieur Gorman.
Monsieur Case avança avec précaution jusqu'à l'endroit où Watt gisait. Il se pencha pour gratter, avec son livre, dans Ir> vase qui recouvrait le visage.
Oh tu vas abîmer ton beau volume, dit Monsieur Nolan.
Les vêtements me semblent les mêmes, dit Monsieur Case. Il alla à la fenêtre et retourna, du bout de sa chaussure, le chapeau. Je remets le chapeau, dit-il. Il rejoignit Monsieur Gorman et Monsieur Nolan à la porte. Je revois les sacs, dit-il, mais je ne peux pas dire que je reconnais le visage. Il est vrai, si c'est le même, que je ne l'ai vu que deux fois, jusqu'à ce jour, et que les deux fois la lumière était mau- vaise, très mauvaise. Et cependant j'ai la mémoire des visages, en règle générale.
Surtout d'un visage pareil, dit Monsieur Nolan.
Et des culs, ajouta Monsieur Case. Que seulement j'en- trevoie un cul dans de bonnes conditions et je vous lui mettrai le doigt dessus, entre mille.
Monsieur Nolan chuchota à l'oreille de Monsieur Gorman. Tu vas fort, dit Monsieur Gorman.
Pour le reste j'ai des trous, dit Monsieur Case, des trous
énormes, demandez à ma femme.
Lady McCann s'unit au groupe. Il y eut échange de salu-
tations, et de saluts. Monsieur Gorman lui raconta le peu qu'on savait.
C'est du sang que je vois? dit Lady McCann.
Rien qu'un :filet, milady, dit Monsieur Case, du nez, ou d'une oreille.
Cox les Miches et Waller l'Eventré arrivèrent ensemble. S'ensuivirent les compliments d'usage et mouvements de rigueur de la tête et des mains. Lady McCann les éclaira sur ce qui s'était passé.
252
Il faut faire quelque chose, dit Monsieur Cox.
Tout de suite, dit Monsieur Waller.
Un garçon parut, hors d'haleine. Il se dit dépêché par
Monsieur Cole.
Monsieur Cole? dit Lady McCann.
Du passage à niveau, milady, dit Monsieur Case. Monsieur Cole désirait savoir pourquoi les sémaphores
de Monsieur Case s'opposaient au passage du cinq heures cinquante-sept de Monsieur Cole qui en ce moment même arrivait à vive allure, du sud-est.
Miséricorde, dit Monsieur Case, où avais-je la tête?
Mais il n'avait pas atteint la porte que Monsieur Gorman, alerté par le garçon, le pria de rester.
Monsieur Cole, dit le garçon, serait en outre très heureux d'apprendre pourquoi les sémaphores de Mon- sieur Case s'opposaient au passage du six heures six de
Monsieur Cole qui à l'instant même fonçait nord-ouest.
Retourne, mon petit bonhomme, dit Lady
tourne vers celui qui t'a envoyé.
Dis-lui que -
Je théâtre d'événements épouvantables, mais
tout est bien. Maintenant répète après moi. d'événements. . . épouvantables. . . mais qu'à présent. . . tout est bien. . . Parfait. Voici un penny.
Miller Cacagueule arriva. Miller Cacagueule ne saluait ja- mais personne, ni oralement ni autrement, et très peu de personnes saluaient Miller Cacagueule. Il s'agenouilla auprès de Watt et glissa la main sous sa tête. Il garda un bon mo- ment cette touchante attitude, Puis il se leva et s'éloigna. Il s'arrêta sur le quai, le dos à la voie, face au portillon. Le soleil ne s'était pas encore levé, au-dessus de la mer. Il ne s'était pas encore levé, mais ça ne tarderait pas. Et voilà en effet qu'il. se leva, suivi du regard patient, et luisit, de sa pâle luisance matinale, sur le visage.
Et voilà que Watt aussi se leva, à la joie non dissimulée 253
vers lui, du
McCann, re- vient d'être qu'à présent Le théâtre. . .
de Messieurs Gorman, Nolan, Cox et Waller. Lady McCann trouvait ça moins drôle.
Qui êtes-vous bon Dieu, dit Monsieur Gorman, et que diable voulez-vous ?
Watt retrouva son chapeau et le mit.
Monsieur Gorman réitéra sa question.
Watt retrouva ses sacs, d'abord l'un, puis l'autre, et les
prit dans ses mains de la façon qui le gênait le moins. Le groupe s'écarta de la porte et Watt la franchit, pour gagner les pas perdus.
Qui est-il? dit Monsieur Cox.
Et que veut-il? dit Monsieur Waller.
Parlez, dit Lady McCann.
Watt s'immobilisa devant le guichet, déposa ses sacs une
fois de plus, et frappa à la guillotine de bois.
Va voir ce qu'il veut, dit Monsieur Gorman.
Dès gue Watt vit une tête dans la lunette il dit: Donnez-moi un billet, je vous prie.
Il veut un billet, cria Monsieur Nolan.
Un billet pour où ? dit Monsieur Gorman.
Pour où ? dit Monsieur Nolan.
Pour le bout de la ligne, dit Watt.
Il veut un billet pour le bout de la ligne, cria Monsieur
Nolan.
Est-ce un blanc? dit Lady McCann.
Quel bout? dit Monsieur Gorman.
Quel bout? dit Monsieur Nolan.
Watt ne répondit pas.
Le bout rond ou le bout carré? dit Monsieur Nolan. Watt réfléchit un moment encore. Puis il dit :
Le bout le plus proche.
Le bout le plus proche, cria Monsieur Nolan.
Inutile de gueuler, dit Monsieur Cox.
La voix est voilée, et en même temps nette, dit Monsieur
'\Qaller.
254
Mais quel accent extraordinaire, dit Lady McCann.
Je vous demande pardon, dit Watt, je veux dire le bout le plus éloigné.
Ce qu'il vous faut, c'est un laisser-passer, dit Monsieur Nolan.
Donne-lui un troisième sans retour pour dit Mon- sieur Gorman, et finissons-en.
Un shilling trois, dit Monsieur Nolan.
Watt versa une à une, dans la coquille striée, une pièce d ' u n shilling, deux de six pence, trois de trois pence et quatre d'un penny.
Qu'est-ce que vous me donnez là? dit Monsieur Nolan. Trois shillings un, dit Watt.
Un shilling trois, hurla Monsieur Nolan.
Watt empocha la différence.
Le convoi! s'écria Lady McCann.
Vite, dit Monsieur Cox, deux retours.
Monsieur Cox et Monsieur Waller, quoique de santé
robuste, et tout en empruntant cette ligne tous les jours pour se rendre à la cité et pour en revenir, avaient coutume de renouveler chaque matin leurs titres de transport. Un jour c'était Monsieur Cox qui payait, le lendemain Mon- sieur Waller. Les raisons de cela ne sont pas connues.
Quelques minutes plus tard le six heures quatre entra en gare. Il ne ramassa pas un seul passager, en l'absence de Madame Pim. Mais il déchargea une bicyclette, pour une demoiselle Walker.
Monsieur Case, libre de nouveau de quitter sa cabine, rejoignit Monsieur Gorman et Monsieur Nolan, devant le portillon. D'ores et déjà le soleil était nettement au-dessus de l'horizon visible. Monsieur Gorman, Monsieur Case et Monsieur Nolan se tournèrent vers lui, comme souvent le font les hommes, de bon matin, en toute innocence. Grise, déserte, la route dormait encore, à cette heure, entre ses haies et ses fossés. De l'un de ces derniers une chèvre sortit, traî-
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nant son piquet et sa chaîne. Elle hésita au milieu de la route, avant de s'éloigner. De plus en plus faible, par l'air tranquille, le cliquetis leur parvenait et, le piquet happé par le creux, leur parvenait faiblement encore. On ne pouvait qu'admirer la mer tremblotante. Les feuilles frémissaient, ou donnaient cette impression, et les hautes herbes aussi, sous les gouttes, ou perles, d'une rosée ivre d'être bue. La longue journée d'été commençait bien. . Si elle continuait ainsi sa fin vaudrait le déplacement.
Tout de même, dit Monsieur Gorman, elle a du bon, cette putain de vie. Il éleva les mains et les écarta, dans un geste d'adoration. Puis il les remit dans les poches de son pantalon. Tout compte fait, dit-il.
Encore ce bouc du père Riley, dit Monsieur Nolan, je le sens d'ici.
Et on dit qu'il n'y a pas de bon Dieu, dit Monsieur Case.
Ils s'esclaffèrent tous les trois à la pensée de cette énor- mité.
Monsieur Gorman consulta sa montre.
Au boulot, dit-il.
Ils se quittèrent. Monsieur Gorman partit dans une direc-
tion, Monsieur Case dans une autre et Monsieur Nolan dans une troisième. Mais ils n'étaient pas allés loin que Mon- sieur Case hésita, repartit, hésita de nouveau, s'arrêta, fit demi-tour et cria :
Et notre ami?
Monsieur Gorman et Monsieur Nolan s'arrêtèrent et firent demi-tour.
Ami? dit Monsieur Gorman.
Monsieur Gorman se trouvait entre Monsieur Case et Monsieur Nolan et par conséquent n'avait pas besoin de hausser le ton.
Tu veux dire cette rigole de foutre à la manque avec les sacs et le chapeau? cria Monsieur Nolan.
Monsieur Nolan regarda Monsieur Case, Monsieur Case
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Monsieur Nolan, Monsieur Gorman Monsieur Case, Mon. sieur Gorman Monsieur Nolan, Monsieur Nolan Monsieur Gorman, Monsieur Case Monsieur Gorman, Monsieur Gor. man de nouveau Monsieur Case, de nouveau Monsieur Nolan, puis droit devant lui, dans le vide. Et ils restèrent ainsi un bon moment, Monsieur Case et Monsieur Nolan regardant Monsieur Gorman et Monsieur Gorman droit devant lui, dans le vide, aveugle aux charmes de la nature, au grand glisse- ment du ciel vers la montagne, de la montagne vers la plaine, d'une beauté dans le jour naissant telle qu'il est rare de s'en voir offrir, dût-on cheminer du matin au soir.
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17
ADDENDA (1)
sa vie d'épouse une longue alaise
qui du vieillard l'histoire contera ? dans une balance absence pesera? avec une règle manque mesurera? des maux du monde la somme chiffrera ? dans des mots
néant enfermera ?
les boutons de chaleur du judicieux Hooker
des limites à l'égalité de la partie avec Je tout
1. On étudiera avec soin les matériaux precieux et éclairants qui suivent et que seuls le dégoût et l'épuisement ont exilés du corps de l'ouvrage.
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calme de mort, puis un murmure, un nom, un nom murmuré, dans le doute, la crainte, l'amour, la crainte, le doute, vent d'hiver dans les branches noires, calme mer froide qui blanchit murmurant vers la grève, qui glisse, se précipite, s'enfle, passe, trépasse, issue de rien, à rien rendue
soupirer de jour en jour
et rêver rêver l'âme partie jusques adieu jeunesse bonheur et de la vie toute la vie
Walt apprit à accepter etc. Utiliser pour expliquer la pau- vreté de la troisième partie. Watt ne peut pas parler de ce qui se passait au premier étage, parce que la plupart du temps rien ne s'y passait, sans protestation de sa part.
noter que la déclaration d'Arsene n'est revenue à Watt que peu à peu
une nuit Watt monte sur le toit
mouchage digital de Watt
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Repas. Chaque jour l'écuelle de Monsieur Knott à une autre place. W a t t marque à la crare,
plan d'eau noire, frisson des rides qui gagne, rives tampons, retour au calme
naître sans être né
âge adulte de l'âme fœtale (voir Embryologie sacrée de Can- giamila et De Synodo Diocesana, livre 7, chapitre 4, section 6, du Pape Benoît XIV)
sempiternelle pénombre
pour le bien que lui avaient valu ses fréquentes absences d'Irlande il aurait fait tout aussi bien d'y rester
une table ronde en bois, d'ample diamètre, reposant sur un lourd support tronconique, accaparait l'espace central
zitto! zitto! dass nur das Publikum nichts merke!
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Dans le désert, sous le ciel, différenciés par Watt comme étant l'un au-dessous, l'autre au-dessus, de Watt. Que devant lui, derrière lui, tout autour de lui, il y eût autre chose, ni désert ni ciel, Watt n'en éprouvait pas la sensation. Et il n'avait tou- jours devant lui, de quelque côté qu'il se tourne, que leur longue et 'sombre coulée de concert vers un mirage d'union. Le ciel était de couleur 'sombre, d'où on serait tenté d'inférer que les feux habi- tuels en étaient absents. Ils l'étaient. Le désert lui aussi, inutile de dire, était de couleur sombre. A vrai dire ciel et désert étaient de la même couleur sombre, ce qui n'a rien d'étonnant. Watt lui aussi, comme de juste, était de la même couleur sombre. Cette couleur sombre était si sombre que sa couleur ne se laissait pas identifier avec certitude. Par moments on aurait dit
une sombre absence de couleur, ou un sombre mélange de toutes les couleurs, un blanc sombre. Mais comme Watt n'aimait pas l'expression blanc sombre il continuait d'appeler son sombre une couleur sombre tout court, ce qu'à strictement parler il n'était pas, vu que la couleur était sombre au point de défier toute identification comme telle.
La source de la faible lumière répandue sur cette scène est inconnue.
D'autres particularités de ce paysage d'âme :
La température était douce.
Au-dessous de Watt le désert se soulevait et retombait. Tout était silencieux.
Au-dessus de Watt le ciel retombait et se soulevait. Watt était rivé sur place.
tout cela Watt le dira mais quel cela
Knott comment par Watt trouvé comment vécu comment quitté
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le long chemin le bref séjour le long chemin à rebours
les mains vides
le cœur vide l'esprit errant
dans l'ombre aride
le feu de noirs orages ceint
qui va s'éteignant qui s'éteint
les maU1S vides
le cœur vide l'esprit perdu
dans la nuit aride
c'est ce cela que Watt dira tout ce cela
die Merde hat mich wieder
pereant qui ante nos nostra dixerunt
Second tableau dans la chambre d'Erskine représentant mon- sieur en pied quoique assis, au piano, profil droit perdu, nu à part le giron caché par du papier à musique. De la main droite il plaque un accord que Watt n'a aucun mal à identifier comme
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le deuxième renversement de la fondamentale de do majeur, pendant que de l'autre il amplifie le pavillon de l'oreille gauche. Le pied droit, renforcé de l'autre appuyé dessus, écrase la pédale forte. Aux muscles épais du cou, du bras, du torse, de l'abdomen, du lombe, de la cuisse et du mollet, saillant comme des cordes sous l'effort, Monsieur O'Connery avait prodigué toutes les ressources de la tactilité jésuite. Des perles de sueur, exécutées avec un fini que, n'aurait pas désavoué Heem, se répandaient généreusement sur les surfaces pectorales, subaxillaires et hypo- gastriques. Le tétin droit, d'où jaillissait long et roux un poil solitaire, était en état de tumescence manifeste, détail charmant. Le buste était penché sur le clavier et l'expression du visage, tourné légèrement vers le connaisseur, était celle de quelqu'un sur le point d'accoucher, après bien des jours, d'une selle excep- tionnellement coriace, c'est-à-dire le front profondément plissé, les paupières serrées, les narines dilatées, les lèvres entrouvertes et la mâchoire tombante, dans une synthèse jolie à souhait faite d'angoisse, de concentration, d'effort, de délivrance et d'abandon, image de l'effet extraordinaire produit sur un tempérament de musicien par la faible cacophonie d'harmoniques lointains se mêlant à l'accord qui meurt. Le goût de Monsieur O'Connery pour le détail significatif se faisait jour encore dans le traitement des ongles de pied, d'une luxuriance remarquable et truffés de ce qui semblait être de la crasse. Les pieds eux-mêmes auraient gagné à un lavement, les jambes n'étaient pas exactement de la première fraîcheur, fesses et ventre appelaient un bain de siège à tout le moins, la poitrine était franchement dégoûtante, le cou tout simplement immonde, et on aurait pu semer dans les oreilles avec bon espoir d'une germination rapide.
Que cependant un chiffon mouillé eût été vivement passé à une époque récente sur les parties les plus voyantes du facies (mot latin signifiant face) ne semblait pas impropable.
(Citation latine. )
La moustache, roux pâle sauf là où décolorée par le tabac, l'usure du temps, la mastication nerveuse, les ennuis de famille, les débordements du nez et de la bouche, tombait en cascade sur les lèvres molles et rouges, et hors de la mâchoire molle et
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rouge, et de même hors du fanon idem, pointaient pâlement roux les débuts sans avenir d'une barbe drue roux pâle.
telle une fleur des taillis à jamais tue
complexe de Davus de W a t t (crainte morbide des sphynges)
Une nuit Arthur vint dans la chambre de Watt. Il était agité. Il pensait qu'il avait été pris pour Monsieur Knott. Il ne savait pas s'il s'en sentait honoré ou non.
Se promenant dans le jardin il dit, Me voilà qui me promène dans le jardin, sans grand plaisir certes, mais néanmoins, de long en large, je me promène dans le jardin.
Il regarda ses jambes se mouvoir sous lui, en avant, en arrière.
Je m'installe d'abord sur une jambe, dit-il, puis sur l'autre, comme ça, et de cette façon je vais de l'avant.
Admire comme sans y penser tu évites les pâquerettes, dit-il. Quelle sensibilité.
Il s'arrêta pour contempler l'herbe, à ses pieds.
Ce gazon trempé de rosée n'est pas à toi, dit-il. Il joignit les mains devant la poitrine. Il les éleva vers le créateur et donateur de toutes choses, de lui, des pâquerettes, de l'herbe. Merci, chef, dit-il. Il se mit au repos. Il repartit.
Ceci est censé être bon pour la santé, dit-il.
Il ne s'était pas écoulé beaucoup de temps depuis cet apho- risme qu'Arthur fut pris d'un rire si fou qu'il dut, pour ne pas tomber, s'appuyer contre un buisson, ou arbuste, qui passait par là et qui entra de bon cœur dans la plaisanterie.
Dès qu'il eut retrouvé son calme, il se retourna pour exa- miner l'arbuste, ou buisson. Ce n'était pas un genêt d'Espagne, c'est tout ce qu'il pouvait en dire.
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Mais voilà qu'il aperçoit, avançant vers lui à travers l'herbe, une masse confuse. Un moment plus tard c'était un vieillard, tout de haillons vêtu.
Celui-là alors, dit-il, qui diantre peut-il bien être, je me le demande.
Un penny pour un pauvre vieux, dit le vieillard. Arthur lui donna un penny.
Dieu te le rendra, dit le vieillard.
Amen, dit Arthur, et adieu.
Je me rappelle de toi petit merdeux, dit le vieillard, j'étais petit merdeux moi-même.
Alors nous étions merdeux ensemble, dit Arthur.
Tu étais mignon comme tout, dit le vieillard, et moi aussi. Regarde-nous à présent, dit Arthur.
Tu étais toujours à t'oublier dans ton froc, dit le vieillard. Je m'y oublie toujours, dit Arthur.
Je cirais les chaussures, dit le vieillard.
Si ce n'avait pas été toi, ç'aurait été un autre, dit Arthur. Ton père était très bon pour moi, dit le vieillard.
Tel père tel fils, dit Arthur. Adieu.
C'est un beau coin, dit le vieillard, j'y ai donné un coup de
main.