<< Non, je ne me suis point
compare?
Madame de Stael - De l'Allegmagne
crit le chaos
mate? riel, le Faust de Goethe devrait avoir e? te? compose? a` cette
e? poque. On ne saurait aller au-dela`, en fait de hardiesse de pen-
se? e , et le souvenir qui reste de cet e? crit tient toujours un peu
du vertige. Le diable est le he? ros de cette pie`ce; l'auteur ne l'a
point conc? u comme un fanto^me hideux, tel qu'on a coutume de
le repre? senter aux enfants; il en a fait, si l'on peut s'exprimer
ainsi, le me? chant par excellence, aupre`s duquel tous les me? -
chants, et celui de Gresset en particulier, ne sont que des novi-
ces , a` peine dignes d'e^tre les serviteurs de Me? phistophe? le`s ( c'est
le nom du de? mon qui se fait l'ami de Faust). Goethe a voulu
montrer dans ce personnage, re? el et fantastique tout a` la fois, la
plus ame`re plaisanterie que le de? dain puisse inspirer, et ne? an-
moins une audace de gaiete? qui amuse. Il y a dans les discours
de Me? phistophe? le`s une ironie infernale, qui porte sur la cre? ation
tout entie`re, et juge l'univers comme un mauvais livre dont le
diable se fait le censeur.
Me? phistophe? le`s se moque de l'esprit lui-me^me, comme du
plus grand des ridicules, quand il fait prendre un inte? re^t se? rieux
a` quoi que ce soit au monde, et surtout quand il nous donne de
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? FALST. S(7f
In confiance en nos propres forces. C'est une chose singulie`re ,
que la me? chancete? supre^me et la sagesse divine s'accordent en
ceci, qu'elles reconnaissent e? galement l'une et l'autre le vide et
la faiblesse de tout ce qui existe sur la terre: mais l'une ne pro-
clame cette ve? rite? que pour de? gou^terdu bien, et l'autre que pour
e? lever au-dessus du mal.
S'il n'y avait dans la pie`ce de Faust que de la plaisanterie p -quante et philosophique, on pourrait trouver dans plusieurs
e? crits de Voltaire un genre d'esprit analogue; mais on sent dans
cette pie`ce une imagination d'une tout autre nature. Ce n'est
pas seulement le monde moral tel qu'il est qu'on y voit ane? anti,
mais c'est l'enfer qui est mis a` sa place. Il y a une puissance
de sorcellerie, une poe? sie du mauvais principe, un enivrement
du mal, un e? garement de la pense? e, qui font frissonner, rire
et pleurer tout a` la fois. Il semble que, pour un moment, le gou-
vernement dela terre soit entre les mains du de? mon. Vous
tremblez, parce qu'il est impitoyable ; vous riez, parce qu'il
humilie tous les amours-propres satisfaits; vous pleurez, parce
que la nature humaine, ainsi vue des profondeurs de l'enfer,
inspire une pitie? douloureuse.
Milton a fait Satan plus grand que l'homme; Michel-Ange et
le Dante lui ont donne? les traits hideux de l'animal, combine? s
avec la figure humaine. Le Me? phistophe? le`s de Goethe est un
diable civilise? . Il manie avec art cette moquerie le? ge`re en appa-
rence, qui peut si bien s'accorder avec une grande profondeur
de perversite? ; il traite de niaiserie ou d'affectation tout ce qui
est sensible; sa figure est me? chante, basse et fausse; il a de la
gaucherie sans timidite? , du de? dain sans fierte? , quelque chose
de doucereux aupre`s des femmes , parce que, dans cette seule
circonstance , il a besoin de tromper pour se? duire: et ce qu'il
entend par se? duire, c'est servir les passions d'un autre ; car il ne peut me^me faire semblant d'aimer: c'est la seule dissimulation
qui lui soit impossible.
Le caracte`re de Me? phistophe? le`s suppose une ine? puisable con-
naissance de la socie? te? , de la nature et du merveilleux. C'est
le cauchemar de l'esprit que cette pie`ce de Faust, mais un cau-
chemar qui double sa force. On y trouve la re? ve? lation diaboli-
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? ? 72 FAUST.
que de l'incre? dulite? , de celle qui s'applique a` tout ce qu'il peut y avoir de bon dans ce monde; et peut-e^tre cette re? ve? lation se-
rait-elle dangereuse, si les circonstances amene? es par les per-
fides intentions de Me? phistophe? le`s n'inspiraient pas de l'horreur
pour son arrogant langage, et ne faisaient pas connai^tre la sce? -
le? ratesse qu'il renferme.
Faust rassemble dans son caracte`re toutes les faiblesses de
l'humanite? : de? sir de savoir et fatigue du travail; besoin du suc-
ce`s, satie? te? du plaisir. C'est un parfait mode`le de l'e^tre chan-
geant et mobile , dont les sentiments sont plus e? phe? me`res en-
core que la courte vie dont il se plaint. Faust a plus d'ambition
que de force; et cette agitation inte? rieure le re? volte contre la
nature, et le fait recourir a` tous les sortile? ges pour e? chapper
aux conditions dures, mais ne? cessaires, impose? es a` l'homme
mortel. On le voit, dans la premie`re sce`ne, au milieu de ses li-
vres et d'un nombre infini d'instruments de physique et de fioles
de chimie. Son pe`re s'occupait aussi des sciences, et lui en a
transmis le gou^t et l'habitude. Une seule lampe e? claire cette
retraite sombre, et Faust e? tudie sans rela^che la nature, surtout
la magie, dont il posse`de de? ja` quelques secrets.
Il veut faire apparai^tre un des ge? nies cre? ateurs du second
ordre; le ge? nie vient, et lui conseille de ne point s'e? lever au-
dessus de la sphe`re de l'esprit humain. -- << C'est a` nous, lui
<< dit-il, c'est a` nous de nous plonger dans le tumulte de l'acti-
<< vite? , dans ces vagues e? ternelles de la vie, que la naissance et
<< la mort e? le`vent et pre? cipitent, repoussent et rame`nent : nous
sommes faits pour travailler a` l'oeuvre que Dieu nous com-
<<mande, et dont le temps accomplit la trame. Mais toi, qui
<< nfe peux concevoir que toi-me^me, toi, qui trembles en appro-
<< fondissant ta destine? e. et que mon souffle fait tressaillir,
<< laisse-moi, ne me rappelle plus. >> -- Quand le ge? nie dispa-
rai^t, un de? sespoir profond s'empare de Faust, et il veut s'em-
poisonner.
<< Moi, dit-il, l'image de la Divinite? , je me croyais si pre`s
<< de gou^ter l'e? ternelle ve? rite? dans tout l'e? clat de Sa lumie`re ce? -
<< leste ! je n'e? tais de? ja` plus le fils de la terre, je me sentais l'e? gal
<< des che? rubins, qui, cre? ateurs a` leur tour, peuvent gou^ter
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? FAUST. 273
<< les jouissances de Dieu me^me. Ah! combien je dois expier mes
<< pressentiments pre? somptueux! une parole foudroyante les a
de? truits pour jamais. Esprit divin, j'ai eu la force de t'attirer,
>> mais je n'ai pas eu celle de te retenir. Pendant l'instant heu-
<< reux ou` je t'ai vu, je me sentais a` la fois si grand et si petit!
<< mais tu m'as repousse? violemment dans le sort incertain de
<< l'humanite? .
<< Qui m'instruira maintenant? Que dois-je e? viter ? Dois-je ce? -
<< der a` l'impulsion qui me presse? Nos actions, comme nos
? souffrances, arre^tent la marche de la pense? e. Des pen-
<< chants grossiers s'opposent a` ce que l'esprit concoit de plus
<< magnifique. Quand nous atteignons un certain bonheur ici-
<< bas, nous traitons d'illusion et de mensonge tout ce qui vaut
<< mieux que ce bonheur; et les sentiments sublimes que le Cre? a-
<< leur nous avait donne? s se perdent dans les inte? re^ts de la terre.
D'abord l'imagination, avec ses ailes hardies, aspire a` l'e? -
<<ternite? ; puis un petit espace suffit biento^t aux de? bris de tou-
<< tes nos espe? rances trompe? es. L'inquie? tude s'empare de notre
<< coeur : elle y produit des douleurs secre`tes ; elle y de? truit le
<< repos et le plaisir. Elle se pre? sente a` nous sous mille formes;
<< tanto^t la fortune, tanto^t une femme, des enfants, lepoignard ,
<< le poison, le feu, la mer, nous agitent. L'homme tremble
<< devant tout ce qui n'arrivera pas, et pleure sans cesse ce qu'il
n'a point perdu.
<< Non, je ne me suis point compare? a` la Divinite? ; non, je
<< sens ma mise`re: c'est a` l'insecte que je ressemble. Il s'agite
<< dans la poussie`re, il se nourrit d'elle, et le voyageur, en pas-
<< saut, l'e? crase et le de? truit.
<< N'est-ce pas de la poussie`re en effet, que ces livres dont
<< je suis environne? ? Ne suis-je pas enferme? dans le cachot de
? la science? Ces murs, ces vitraux qui m'entourent, laissent-ils
<< pe? ne? trer seulement jusqu'a` moi la lumie`re du jour sans l'al-
<<te? rer? Que dois-je faire de ces innombrables volumes, de ces
niaiseries sans fin qui remplissent ma te^te? Y trouverai-je
ce qui me manque? Si je parcours ces pages, qu'y lirai-je?
? Que partout les hommes se sont tourmente? s sur leur sort;
<< que de temps en temps un heureux a paru, et qu'il a fait le
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? 274 FAUST.
<< de? sespoir du reste de la terre. ( Une te? le de mort est sur la
<< table. ) Et toi, qui sembles m'adresser un ricanement si
<< terrible, l'esprit qui habitait jadis ton cerveau n'a-t-il pas erre?
<< comme le mien ? n'a t-il pas cherche? la lumie`re, et succombe?
sous le poids des te? ne`bres? Ces machines de tout genre que
mon pe`re avait rassemble? es pour servir a` ses vains travaux,
<< ces roues, ces cylindres, ces leviers, me re? ve`leront-ils le
<< secret de la nature? Non, elle est myste? rieuse, bien qu'elle
<< semble se montrer au jour; et ce qu'elle veut cacher, tous les
<< efforts de la science ne l'arracheront jamais de son sein. << C'est donc vers toi que mes regards sont attire? s, liqueur
<< empoisonne? e ! Toi qui donnes la mort, je te salue comme une
<< pa^le lueur dans la fore^t sombre. En toi j'honore la science et
l'esprit de l'homme. Tu es la plus douce essence des sucs qui
procurent le sommeil; tu contiens toutes les forces qui tuent.
Viens a` mon secours. Je sens de? ja` l'agitation de mon esprit qui
se calme; je vais m'e? lancer dans la haute mer Les flots lim-
<< pides brillent comme un miroir a` mes pieds. Un nouveau jour
<< m'appelle vers l'autre bord. Un char de feu plane de? ja` sur ma
<< te^te: j'y vais monter; je saurai parcourir les sphe`res e? the? re? es,
<< et gou^ter les de? lices des cieux.
<< Mais dans mon abaissement, comment les me? riter ? Oui, je
<< le puis, si je l'ose ; si j'enfonce avec courage ces portes de la
mort, devant lesquelles chacun passe en fre? missant. 11 est
<< temps de montrer la dignite? de l'homme. Il ne faut plus qu'il
tremble au bord de cet abi^me, ou` son imagination se con-
<< damue elle-me^me a` ses propres tourments, et dont les flammes
de l'enfer semblent de? fendre l'approche. C'estdans cette coupe
<< d'un pur cristal, que je vais verser le poison mortel. He? las ! ja-
<< dis elle servait pour un autre usage : on la passait de main en
main dans les festins joyeux de nos pe`res, et le convive, en la
<< prenant, ce? le? brait en vers sa beaute? . Coupe dore? e! tu me rap-
<< pelles les nuits bruyantes de ma jeunesse. Je ne t'offrirai plus
<< a` mon voisin, je ne vanterai plus l'artiste qui sut t'embellir.
<< Une liqueur sombre te remplit, je l'ai pre? pare? e, je la choisis.
<< Ah ! qu'elle soit pour moi la libation solennelle que je consa-
<< cre au matin d'une nouvelle vie! >>
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? FAUST. 275
Au moment ou` Faust va prendre le poison , il entend les clo-
ches qui annoncent dans la ville lejour de Pa^ques, et les choeurs,
qui, dans l'e? glise voisine, ce? le`brent cette sainte fe^te. LE CHCEUR.
<< Le Christ est ressuscite? . Que les mortels de? ge? ne? re? s, faibles
<< et tremblants, s'en re? jouissent!
FAUST.
<< Comme le bruit imposant de l'airain m'e? branle jusqu'au
<< fond de l'a^me! Quelles voix pures font tomber la coupe empoi-
<< sonne? e de ma main! Annoncez-vous, cloches retentissantes, la
<< premie`re heure du jour de Pa^ques? Vous , choeur! ce? le? brez-
<< vous de? ja` les chants consolateurs, ces chants que, dans la
<< nuit du tombeau, les anges firent entendre, quand ils descen-
<<dirent du ciel pour commencer la nouvelle alliance? >>
Le choeur re? pe`te une seconde fois : Le Christ, etc. FAUST.
<< Chants ce? lestes, puissants et doux, pourquoi me cherchez-
<< vous dans la poussie`re? faites-vous entendre aux humains que
vous pouvez consoler. J'e? coute le message que vous m'appor-
<<tez, mais la foi me manque pour y croire. Le miracle est l'en-
<<fant che? ri de la foi. Je ne puis m'e? lancer dans la sphe`re d'ou`
votre auguste nouvelle est descendue; et cependant, accoutume?
<< des l'enfance a` ces chants, ils me rappellent a` la vie. Autre-
<<fois un rayon de l'amour divin descendait sur moi, pendant la
<< solennite? tranquille du dimanche. Le bourdonnement sourd de
<< la cloche remplissait mon a^me du pressentiment de l'avenir,
<< et ma prie`re e? tait une jouissance ardente. Cette me^me cloche
<< annonc? ait aussi les jeux de la jeunesse, et la fe^te du printemps.
Le souvenir ranime en moi les sentiments enfantins qui nous
de? tournent de la mort. Oh! faites-vous entendre encore, chants
<< ce? lestes, la terre m'a reconquis? <<
Ce moment d'exaltation ne dure pas; Faust est un caracte`re
inconstant, les passions du monde le reprennent. Il cherche a`
les satisfaire, il souhaite de s'y livrer; et le diable, sous le nom
de Me? phistophe? le`s, vient et lui promet de le mettre en posses-
sion de toutes les jouissances de la terre; mais en me^me temps
il sait le de? gou^ter de toutes, car la vraie me? chancete? desse`che
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 276 FAUST.
tellement l'a^me, qu'elle finit par inspirer une indiffe? rence pro-
fonde pour les plaisirs aussi bien que pour les vertus.
Me? phistophe? le`s conduit Faust chez une sorcie`re, qui tient a`
ses ordres des animaux moitie? singes et moitie? chats (Meer-
katzen}. On peut conside? rer cette sce`ne, a` quelques e? gards,
comme la parodie des Sorcie`res de Macbeth. Les Sorcie`res de
Macbeth chantent des paroles myste? rieuses, dont les sons extra-
ordinaires font de? ja` l'effet d'un sortile? ge; les Sorcie`res de Goethe
prononcent aussi des mots bizarres, dontles consonnances sont
artistement multiplie? es; ces mots excitent l'imagination a` la
gaiete? , par la singularite? me^me de leur structure; et le dialogue
de cette sce`ne, qui ne serait que burlesque en prose, prend un
caracte`re plus releve? par le charme de la poe? sie.
On croit de? couvrir, en e? coutant le langage comique de ces chats-singes, quelles seraient les ide? es des animaux s'ils pouvaient les
exprimer, quelle image grossie`re et ridicule ils se feraient de la
nature et de l'homme.
Il n'y a gue`re d'exemples dans les pie`ces franc? aises de ces plai-
santeries fonde? es sur le merveilleux, les prodiges, les sorcie`res,
les me? tamorphoses, etc. :c'est jouer avec la nature, comme dans
la come? die de moeurs on joue avec les hommes. Mais il faut, pour
se plaire a` ce comique, n'y point appliquer le raisonnement, et
regarder les plaisirs de l'imagination comme un jeu libre et sans
but. Ne? anmoins ce jeu n'en est pas pour cela plus facile, car les
barrie`res sont souvent des appuis; et quand on se livre en lit-
te? rature a` des inventions sans bornes, il n'y a que l'exce`s et l'em-
portement me^me du talent qui puissent leur donner quelque me? -
rite; l'union du bizarre et du me? diocre ne serait pas tole? rable.
Me? phistophe? le`s conduit Faust dans les socie? te? s des jeunes gens
de toutes les classes, et subjugue de diffe? rentes manie`res les di-
vers esprits qu'il rencontre. Il ne les subjugue jamais par l'ad-
miration , mais par l'e? tonnement. Il captive toujours par quel-
que chose d'inattendu et de de?
mate? riel, le Faust de Goethe devrait avoir e? te? compose? a` cette
e? poque. On ne saurait aller au-dela`, en fait de hardiesse de pen-
se? e , et le souvenir qui reste de cet e? crit tient toujours un peu
du vertige. Le diable est le he? ros de cette pie`ce; l'auteur ne l'a
point conc? u comme un fanto^me hideux, tel qu'on a coutume de
le repre? senter aux enfants; il en a fait, si l'on peut s'exprimer
ainsi, le me? chant par excellence, aupre`s duquel tous les me? -
chants, et celui de Gresset en particulier, ne sont que des novi-
ces , a` peine dignes d'e^tre les serviteurs de Me? phistophe? le`s ( c'est
le nom du de? mon qui se fait l'ami de Faust). Goethe a voulu
montrer dans ce personnage, re? el et fantastique tout a` la fois, la
plus ame`re plaisanterie que le de? dain puisse inspirer, et ne? an-
moins une audace de gaiete? qui amuse. Il y a dans les discours
de Me? phistophe? le`s une ironie infernale, qui porte sur la cre? ation
tout entie`re, et juge l'univers comme un mauvais livre dont le
diable se fait le censeur.
Me? phistophe? le`s se moque de l'esprit lui-me^me, comme du
plus grand des ridicules, quand il fait prendre un inte? re^t se? rieux
a` quoi que ce soit au monde, et surtout quand il nous donne de
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? FALST. S(7f
In confiance en nos propres forces. C'est une chose singulie`re ,
que la me? chancete? supre^me et la sagesse divine s'accordent en
ceci, qu'elles reconnaissent e? galement l'une et l'autre le vide et
la faiblesse de tout ce qui existe sur la terre: mais l'une ne pro-
clame cette ve? rite? que pour de? gou^terdu bien, et l'autre que pour
e? lever au-dessus du mal.
S'il n'y avait dans la pie`ce de Faust que de la plaisanterie p -quante et philosophique, on pourrait trouver dans plusieurs
e? crits de Voltaire un genre d'esprit analogue; mais on sent dans
cette pie`ce une imagination d'une tout autre nature. Ce n'est
pas seulement le monde moral tel qu'il est qu'on y voit ane? anti,
mais c'est l'enfer qui est mis a` sa place. Il y a une puissance
de sorcellerie, une poe? sie du mauvais principe, un enivrement
du mal, un e? garement de la pense? e, qui font frissonner, rire
et pleurer tout a` la fois. Il semble que, pour un moment, le gou-
vernement dela terre soit entre les mains du de? mon. Vous
tremblez, parce qu'il est impitoyable ; vous riez, parce qu'il
humilie tous les amours-propres satisfaits; vous pleurez, parce
que la nature humaine, ainsi vue des profondeurs de l'enfer,
inspire une pitie? douloureuse.
Milton a fait Satan plus grand que l'homme; Michel-Ange et
le Dante lui ont donne? les traits hideux de l'animal, combine? s
avec la figure humaine. Le Me? phistophe? le`s de Goethe est un
diable civilise? . Il manie avec art cette moquerie le? ge`re en appa-
rence, qui peut si bien s'accorder avec une grande profondeur
de perversite? ; il traite de niaiserie ou d'affectation tout ce qui
est sensible; sa figure est me? chante, basse et fausse; il a de la
gaucherie sans timidite? , du de? dain sans fierte? , quelque chose
de doucereux aupre`s des femmes , parce que, dans cette seule
circonstance , il a besoin de tromper pour se? duire: et ce qu'il
entend par se? duire, c'est servir les passions d'un autre ; car il ne peut me^me faire semblant d'aimer: c'est la seule dissimulation
qui lui soit impossible.
Le caracte`re de Me? phistophe? le`s suppose une ine? puisable con-
naissance de la socie? te? , de la nature et du merveilleux. C'est
le cauchemar de l'esprit que cette pie`ce de Faust, mais un cau-
chemar qui double sa force. On y trouve la re? ve? lation diaboli-
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? ? 72 FAUST.
que de l'incre? dulite? , de celle qui s'applique a` tout ce qu'il peut y avoir de bon dans ce monde; et peut-e^tre cette re? ve? lation se-
rait-elle dangereuse, si les circonstances amene? es par les per-
fides intentions de Me? phistophe? le`s n'inspiraient pas de l'horreur
pour son arrogant langage, et ne faisaient pas connai^tre la sce? -
le? ratesse qu'il renferme.
Faust rassemble dans son caracte`re toutes les faiblesses de
l'humanite? : de? sir de savoir et fatigue du travail; besoin du suc-
ce`s, satie? te? du plaisir. C'est un parfait mode`le de l'e^tre chan-
geant et mobile , dont les sentiments sont plus e? phe? me`res en-
core que la courte vie dont il se plaint. Faust a plus d'ambition
que de force; et cette agitation inte? rieure le re? volte contre la
nature, et le fait recourir a` tous les sortile? ges pour e? chapper
aux conditions dures, mais ne? cessaires, impose? es a` l'homme
mortel. On le voit, dans la premie`re sce`ne, au milieu de ses li-
vres et d'un nombre infini d'instruments de physique et de fioles
de chimie. Son pe`re s'occupait aussi des sciences, et lui en a
transmis le gou^t et l'habitude. Une seule lampe e? claire cette
retraite sombre, et Faust e? tudie sans rela^che la nature, surtout
la magie, dont il posse`de de? ja` quelques secrets.
Il veut faire apparai^tre un des ge? nies cre? ateurs du second
ordre; le ge? nie vient, et lui conseille de ne point s'e? lever au-
dessus de la sphe`re de l'esprit humain. -- << C'est a` nous, lui
<< dit-il, c'est a` nous de nous plonger dans le tumulte de l'acti-
<< vite? , dans ces vagues e? ternelles de la vie, que la naissance et
<< la mort e? le`vent et pre? cipitent, repoussent et rame`nent : nous
sommes faits pour travailler a` l'oeuvre que Dieu nous com-
<<mande, et dont le temps accomplit la trame. Mais toi, qui
<< nfe peux concevoir que toi-me^me, toi, qui trembles en appro-
<< fondissant ta destine? e. et que mon souffle fait tressaillir,
<< laisse-moi, ne me rappelle plus. >> -- Quand le ge? nie dispa-
rai^t, un de? sespoir profond s'empare de Faust, et il veut s'em-
poisonner.
<< Moi, dit-il, l'image de la Divinite? , je me croyais si pre`s
<< de gou^ter l'e? ternelle ve? rite? dans tout l'e? clat de Sa lumie`re ce? -
<< leste ! je n'e? tais de? ja` plus le fils de la terre, je me sentais l'e? gal
<< des che? rubins, qui, cre? ateurs a` leur tour, peuvent gou^ter
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? FAUST. 273
<< les jouissances de Dieu me^me. Ah! combien je dois expier mes
<< pressentiments pre? somptueux! une parole foudroyante les a
de? truits pour jamais. Esprit divin, j'ai eu la force de t'attirer,
>> mais je n'ai pas eu celle de te retenir. Pendant l'instant heu-
<< reux ou` je t'ai vu, je me sentais a` la fois si grand et si petit!
<< mais tu m'as repousse? violemment dans le sort incertain de
<< l'humanite? .
<< Qui m'instruira maintenant? Que dois-je e? viter ? Dois-je ce? -
<< der a` l'impulsion qui me presse? Nos actions, comme nos
? souffrances, arre^tent la marche de la pense? e. Des pen-
<< chants grossiers s'opposent a` ce que l'esprit concoit de plus
<< magnifique. Quand nous atteignons un certain bonheur ici-
<< bas, nous traitons d'illusion et de mensonge tout ce qui vaut
<< mieux que ce bonheur; et les sentiments sublimes que le Cre? a-
<< leur nous avait donne? s se perdent dans les inte? re^ts de la terre.
D'abord l'imagination, avec ses ailes hardies, aspire a` l'e? -
<<ternite? ; puis un petit espace suffit biento^t aux de? bris de tou-
<< tes nos espe? rances trompe? es. L'inquie? tude s'empare de notre
<< coeur : elle y produit des douleurs secre`tes ; elle y de? truit le
<< repos et le plaisir. Elle se pre? sente a` nous sous mille formes;
<< tanto^t la fortune, tanto^t une femme, des enfants, lepoignard ,
<< le poison, le feu, la mer, nous agitent. L'homme tremble
<< devant tout ce qui n'arrivera pas, et pleure sans cesse ce qu'il
n'a point perdu.
<< Non, je ne me suis point compare? a` la Divinite? ; non, je
<< sens ma mise`re: c'est a` l'insecte que je ressemble. Il s'agite
<< dans la poussie`re, il se nourrit d'elle, et le voyageur, en pas-
<< saut, l'e? crase et le de? truit.
<< N'est-ce pas de la poussie`re en effet, que ces livres dont
<< je suis environne? ? Ne suis-je pas enferme? dans le cachot de
? la science? Ces murs, ces vitraux qui m'entourent, laissent-ils
<< pe? ne? trer seulement jusqu'a` moi la lumie`re du jour sans l'al-
<<te? rer? Que dois-je faire de ces innombrables volumes, de ces
niaiseries sans fin qui remplissent ma te^te? Y trouverai-je
ce qui me manque? Si je parcours ces pages, qu'y lirai-je?
? Que partout les hommes se sont tourmente? s sur leur sort;
<< que de temps en temps un heureux a paru, et qu'il a fait le
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? 274 FAUST.
<< de? sespoir du reste de la terre. ( Une te? le de mort est sur la
<< table. ) Et toi, qui sembles m'adresser un ricanement si
<< terrible, l'esprit qui habitait jadis ton cerveau n'a-t-il pas erre?
<< comme le mien ? n'a t-il pas cherche? la lumie`re, et succombe?
sous le poids des te? ne`bres? Ces machines de tout genre que
mon pe`re avait rassemble? es pour servir a` ses vains travaux,
<< ces roues, ces cylindres, ces leviers, me re? ve`leront-ils le
<< secret de la nature? Non, elle est myste? rieuse, bien qu'elle
<< semble se montrer au jour; et ce qu'elle veut cacher, tous les
<< efforts de la science ne l'arracheront jamais de son sein. << C'est donc vers toi que mes regards sont attire? s, liqueur
<< empoisonne? e ! Toi qui donnes la mort, je te salue comme une
<< pa^le lueur dans la fore^t sombre. En toi j'honore la science et
l'esprit de l'homme. Tu es la plus douce essence des sucs qui
procurent le sommeil; tu contiens toutes les forces qui tuent.
Viens a` mon secours. Je sens de? ja` l'agitation de mon esprit qui
se calme; je vais m'e? lancer dans la haute mer Les flots lim-
<< pides brillent comme un miroir a` mes pieds. Un nouveau jour
<< m'appelle vers l'autre bord. Un char de feu plane de? ja` sur ma
<< te^te: j'y vais monter; je saurai parcourir les sphe`res e? the? re? es,
<< et gou^ter les de? lices des cieux.
<< Mais dans mon abaissement, comment les me? riter ? Oui, je
<< le puis, si je l'ose ; si j'enfonce avec courage ces portes de la
mort, devant lesquelles chacun passe en fre? missant. 11 est
<< temps de montrer la dignite? de l'homme. Il ne faut plus qu'il
tremble au bord de cet abi^me, ou` son imagination se con-
<< damue elle-me^me a` ses propres tourments, et dont les flammes
de l'enfer semblent de? fendre l'approche. C'estdans cette coupe
<< d'un pur cristal, que je vais verser le poison mortel. He? las ! ja-
<< dis elle servait pour un autre usage : on la passait de main en
main dans les festins joyeux de nos pe`res, et le convive, en la
<< prenant, ce? le? brait en vers sa beaute? . Coupe dore? e! tu me rap-
<< pelles les nuits bruyantes de ma jeunesse. Je ne t'offrirai plus
<< a` mon voisin, je ne vanterai plus l'artiste qui sut t'embellir.
<< Une liqueur sombre te remplit, je l'ai pre? pare? e, je la choisis.
<< Ah ! qu'elle soit pour moi la libation solennelle que je consa-
<< cre au matin d'une nouvelle vie! >>
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? FAUST. 275
Au moment ou` Faust va prendre le poison , il entend les clo-
ches qui annoncent dans la ville lejour de Pa^ques, et les choeurs,
qui, dans l'e? glise voisine, ce? le`brent cette sainte fe^te. LE CHCEUR.
<< Le Christ est ressuscite? . Que les mortels de? ge? ne? re? s, faibles
<< et tremblants, s'en re? jouissent!
FAUST.
<< Comme le bruit imposant de l'airain m'e? branle jusqu'au
<< fond de l'a^me! Quelles voix pures font tomber la coupe empoi-
<< sonne? e de ma main! Annoncez-vous, cloches retentissantes, la
<< premie`re heure du jour de Pa^ques? Vous , choeur! ce? le? brez-
<< vous de? ja` les chants consolateurs, ces chants que, dans la
<< nuit du tombeau, les anges firent entendre, quand ils descen-
<<dirent du ciel pour commencer la nouvelle alliance? >>
Le choeur re? pe`te une seconde fois : Le Christ, etc. FAUST.
<< Chants ce? lestes, puissants et doux, pourquoi me cherchez-
<< vous dans la poussie`re? faites-vous entendre aux humains que
vous pouvez consoler. J'e? coute le message que vous m'appor-
<<tez, mais la foi me manque pour y croire. Le miracle est l'en-
<<fant che? ri de la foi. Je ne puis m'e? lancer dans la sphe`re d'ou`
votre auguste nouvelle est descendue; et cependant, accoutume?
<< des l'enfance a` ces chants, ils me rappellent a` la vie. Autre-
<<fois un rayon de l'amour divin descendait sur moi, pendant la
<< solennite? tranquille du dimanche. Le bourdonnement sourd de
<< la cloche remplissait mon a^me du pressentiment de l'avenir,
<< et ma prie`re e? tait une jouissance ardente. Cette me^me cloche
<< annonc? ait aussi les jeux de la jeunesse, et la fe^te du printemps.
Le souvenir ranime en moi les sentiments enfantins qui nous
de? tournent de la mort. Oh! faites-vous entendre encore, chants
<< ce? lestes, la terre m'a reconquis? <<
Ce moment d'exaltation ne dure pas; Faust est un caracte`re
inconstant, les passions du monde le reprennent. Il cherche a`
les satisfaire, il souhaite de s'y livrer; et le diable, sous le nom
de Me? phistophe? le`s, vient et lui promet de le mettre en posses-
sion de toutes les jouissances de la terre; mais en me^me temps
il sait le de? gou^ter de toutes, car la vraie me? chancete? desse`che
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? 276 FAUST.
tellement l'a^me, qu'elle finit par inspirer une indiffe? rence pro-
fonde pour les plaisirs aussi bien que pour les vertus.
Me? phistophe? le`s conduit Faust chez une sorcie`re, qui tient a`
ses ordres des animaux moitie? singes et moitie? chats (Meer-
katzen}. On peut conside? rer cette sce`ne, a` quelques e? gards,
comme la parodie des Sorcie`res de Macbeth. Les Sorcie`res de
Macbeth chantent des paroles myste? rieuses, dont les sons extra-
ordinaires font de? ja` l'effet d'un sortile? ge; les Sorcie`res de Goethe
prononcent aussi des mots bizarres, dontles consonnances sont
artistement multiplie? es; ces mots excitent l'imagination a` la
gaiete? , par la singularite? me^me de leur structure; et le dialogue
de cette sce`ne, qui ne serait que burlesque en prose, prend un
caracte`re plus releve? par le charme de la poe? sie.
On croit de? couvrir, en e? coutant le langage comique de ces chats-singes, quelles seraient les ide? es des animaux s'ils pouvaient les
exprimer, quelle image grossie`re et ridicule ils se feraient de la
nature et de l'homme.
Il n'y a gue`re d'exemples dans les pie`ces franc? aises de ces plai-
santeries fonde? es sur le merveilleux, les prodiges, les sorcie`res,
les me? tamorphoses, etc. :c'est jouer avec la nature, comme dans
la come? die de moeurs on joue avec les hommes. Mais il faut, pour
se plaire a` ce comique, n'y point appliquer le raisonnement, et
regarder les plaisirs de l'imagination comme un jeu libre et sans
but. Ne? anmoins ce jeu n'en est pas pour cela plus facile, car les
barrie`res sont souvent des appuis; et quand on se livre en lit-
te? rature a` des inventions sans bornes, il n'y a que l'exce`s et l'em-
portement me^me du talent qui puissent leur donner quelque me? -
rite; l'union du bizarre et du me? diocre ne serait pas tole? rable.
Me? phistophe? le`s conduit Faust dans les socie? te? s des jeunes gens
de toutes les classes, et subjugue de diffe? rentes manie`res les di-
vers esprits qu'il rencontre. Il ne les subjugue jamais par l'ad-
miration , mais par l'e? tonnement. Il captive toujours par quel-
que chose d'inattendu et de de?