,
L'homme, au bord du cercueil, par le doute arre^te?
L'homme, au bord du cercueil, par le doute arre^te?
Madame de Stael - De l'Allegmagne
dans
tous ses mouvements, comme s'il avait eu le temps de l'arran-
ger dans le plus parfait repos. L'expression de son visage, celle
de son regard, doivent e^tre l'e? tude de tous les peintres. Quelque-
fois il arrive les yeux a` demi ouverts, et tout a` coup le senti-
ment en fait jaillir des rayons de lumie`re qui semblent e? clairer
toute la sce`ne.
Le son de sa voix e? branle de`s qu'il parle, avant que le sens
me^me des paroles qu'il prononce ait excite? l'e? motion. Lorsque
dans les trage? dies il s'est trouve? par hasard quelques vers des-
criptifs, il a fait sentir les beaute? s de ce genre de poe? sie, comme
si Pindare avait re? cite? lui-me^me ses chants. D'autres ont be-
soin de temps pour e? mouvoir, et font bien d'en prendre; mais
il y a dans la voix de cet homme je ne sais quelle magie qui,
de`s les premiers accents, re? veille toute la sympathie du coeur.
Le charme de la musique, de la peinture, de la sculpture, de
la poe? sie, et par dessus tout du langage de l'a^me, voila` ses
moyens pour de? velopper dans celui qui l'e? coute toute la puis-
sance des passions ge? ne? reuses et terribles.
Quelle connaissance du coeur humain il montre dans sa ma-
nie`re de concevoir ses ro^les! il en est le second auteur par ses
accents et par sa physionomie. Lorsque OEdipe raconte a` Jocaste
comment il a tue? Lai? us, sans le connai^tre,son re? cit commence
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 332 DE LA DE? CLAMATION.
ainsi : J'e? tais jeune et superbe; la plupart des acteurs, avant
lui, croyaient devoir jouer le mot superbe , et relevaient la te^te
pour le signaler: Talma, qui sent que tous les souvenirs de
l'orgueilleux Olidipecommencenta` devenir pour lui des remords,
prononce d'une voix timide ces mots faits pour rappeler une
confiance qu'il n'a de? ja` plus. Phorbas arrive de Corinthe, au
moment ou` OEdipe vient de concevoir des craintes sur sa nais-
sance : il lui demande un entretien secret. Les autres acteurs,
avant Talma , se ha^taient de se retourner vers leur suite, et de
l'e? loigner avec un geste majestueux : Talma reste les yeux fixe? s
sur Phorbas; il ne peut le perdre de vue, et sa main agite? e fait
il 11 signe pour e? carter ce qui l'entoure. Il n'a rien dit encore ,
mais ses mouvements e? gare? s trahissent le trouble de son a^me;
et quand, au dernier acte, il s'e? crie en quittant Jocaste:
Oui, Lai? us est mon pe`re, et je suis votre fils,
on croit voir s'entr'ouvrir le se? jour du Te? nare, ou` le destin per-
fide entrai^ne les mortels.
Dans Andromaque, quand Hermione insense? e accuse Oreste
d'avoir assassine? Pyrrhus sans son aveu, Oreste re? pond:
Et ne m'avez-vous pas
Vous-me^me, ici, tanto^t, ordonne? son tre? pas?
ou dit que le Kain, quand il re? citait ces vers, appuyait sur
chaque mot, comme pour rappeler a` Hermione toutes les cir-
constances de l'ordre qu'il avait rec? u d'elle. Ce serait bien vis-a`-vis d'un juge; mais quand il s'agit de la femme qu'on aime, le
de? sespoir de la trouver injuste et cruelle est l'unique sentiment
qui remplisse l'a^me. C'est ainsi queTalma conc? oit la situation:
un cri s'e? chappe du coeur d'Oreste; il dit les premiers mots
avec force, et ceux qui suivent avec un abattement toujours
croissant: ses bras tombent, son visage devient en un instant
pa^le comme la mort, et l'e? motion des spectateurs s'augmente
a` mesure qu'il semble perdre la force de s'exprimer.
La manie`re dont Talma re? cite le monologue suivant est su-
blime. L'espe`ce d'innocence qui rentre dans l'a^me d'Oreste pour
la de? chirer, lorsqu'il dit ce vers:
J'assassine a` regret un roi que je <<Hi-n',
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DE LA DE? CLAMATION. 333
inspire une pitie? que le ge? nie me^me de Racine n'a pu pre? voir
tout entie`re. Les grands acteurs se sont presque tous essaye? s
dans les fureurs d'Oreste; mais c'est la` surtout que la noblesse
des gestes et des traits ajoute singulie`rement a` l'effet du de? ses-
poir. La puissance de la douleur est d'autant plus terrible,
qu'elle se montre a` travers le calme me^me et la dignite? d'une
belle nature. Dans les pie`ces tire? es de l'histoire romaine, Talma de? veloppe
un talent d'un tout autre genre, mais non moins remarquable.
On comprend mieux Tacite, apre`s l'avoir vu jouer le ro^le de
Ne? ron; il y manifeste un esprit d'une grande sagacite? ; car c'est
toujours avec de l'esprit qu'une a^me honne^te saisit les sympto^-
mes du crime; ne? anmoins il produit encore plus d'effet, ce me
semble, dans les ro^les ou` l'on aime a` s'abandonner, en l'e? cou-
tant, aux sentiments qu'il exprime. Il a rendu a` Bayard , dans
la pie`ce de du Belloy, le service de lui o^ter ces airs de fanfaron
que les autres acteurs croyaient devoir lui donner; ce he? ros
gascon est redevenu, gra^ce a` Talma, aussi simple dans la trage? -
die que dans l'histoire. Son costume dans ce ro^le, ses gestes
simples et rapproche? s, rappellent les statues des chevaliers qu'on
voitdans les anciennes e? glises, et l'on s'e? tonne qu'un homme
qui a si bien le sentiment de l'art antique sache aussi se trans-
porter dans le caracte`re du moyen a^ge.
Talma joue quelquefois le ro^le de Pharan dans une trage? die
de Ducis sur un sujet arabe, Abufar. Une foule de vers ravis-
sants re? pandent sur cette trage? die beaucoup de charme; les cou-
leurs de l'Orient, la me? lancolie re^veuse du midi asiatique, la
me? lancolie des contre? es ou` la chaleur consume la nature, au lieu
de l'embellir, se font admirablement sentir dans cet ouvrage.
Le me^me Talma, Grec, Romain et chevalier, est un Arabe du
de? sert, plein d'e? nergie et d'amour; ses regards sont voile? s comme
pour e? viter l'ardeur des rayons du soleil; il y a dans ses gestes
une alternative admirable d'indolence et d'impe? tuosite? ; tanto^t
le sort l'accable, tanto^t il parai^t plus puissant encore que la na-
ture, et semble triompher d'elle: la passion qui le de? vore, et
dont une femme qu'il croit sa soeur est l'objet, est renferme? e
dans son sein; on dirait, a` sa marche incertaine, que c'est lui-
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 334 DE LA DECLAMATION.
me^me qu'il veut fuir; ses yeux se de? tournent de ce qu'il aime,
ses mains repoussent une image qu'il croit toujours voir a` ses
co^te? s; et quand enfin il presse Sale? ma sur son coeur, en lui disant
ce simple mot, J'ai froid, il sait exprimer tout a` la fois le fris-
son de l'a^me et la de? vorante ardeur qu'il veut cacher.
On peut trouver beaucoup de de? fauts dans les pie`ces de Sha-
kespeare adapte? es par Ducis a` notre the? a^tre; mais il serait bien
injuste de n'y pas reconnai^tre des beaute? s du premier ordre;
Ducis a son ge? nie dans son coeur, et c'est la` qu'il est bien.
Talma joue ses pie`ces en ami du beau talent de ce noble vieil-
lard. La sce`ne des sorcie`res, dans Macbeth, est mise en re? cit
dans la pie`ce franc? aise. Il faut voir Talma s'essayer a` rendre
quelque chose de vulgaire et de bizarre dans l'accent des sorcie`-
res, et conserver cependant dans cette imitation toute la dignite?
que notre the? a^tre exige.
Par des mots inconnus, ces e^tres monstrueux
S'appelaient tour a` tour, s'applaudissaient entre eux,
S'approchaient, me montraient avec un ris farouche:
Leur doigt myste? rieux se posait sur leur bouche.
Je leur parle, et dans l'ombre ils s'e? chappent soudain,
L'un avec un poignard, l'autre un sceptre a` la main,
L'autre d'un long serpent serrait son corps livide:
Tous trois vers ce palais ont pris un vol rapide,
Et tous trois dans les airs, en fuyant loin de moi,
M'ont laisse? pour adieu ces mots: Tu seras roi.
La voix basse et myste? rieuse de l'acteur, en prononc? ant ces
vers, la manie`re dont il plac? ait son doigt sur sa bouche, comme
la statuedu silence, son regard qui s'alte? rait pourexprimer un sou-
venir horrible et repoussant ; tout e? tait combine? pour peindre un
merveilleux nouveau sur notre the? a^tre, et dont aucune tradition
ante? rieure ne pouvait donner l'ide? e.
Othello n'a pas re? ussi dernie`rement sur la sce`ne franc? aise; il
semble qu'Orosmane empe^che qu'on ne comprenne bien Othello;
mais quand c'est Talma qui joue cette pie`ce, le cinquie`me acte
e? meut comme si l'assassinat se passait sous nos yeux; j'ai vu
Talma de? clamer dans la chambre la dernie`re sce`ne avecsa femme,
dont la voix et la figure conviennent si bien a` Desdemona ; il lui
suffisait de passer sa main sur ses cheveux et de froncer le sour-
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DE LA DE? CLAMATION. 335
cil pour e^tre le Maure de Venise, et la terreur saisissait a` deux
pas de lui, comme si toutes les illusions du the? a^tre l'avaient
environne? .
Hamlet est son triomphe parmi les trage? dies du genre e? tran-
ger. Les spectateurs ne voient pas l'ombre du pe`re d'Hamlet
sur la sce`ne franc? aise, l'apparition se passe en entier dans la
physionomie de Talma, et certes elle n'en est pas ainsi moins
effrayante. Quand, au milieu d'un entretien calme et me? lanco-
lique, tout a` coup il aperc? oit le spectre, on suit tousses mouve-
ments dans les yeux qui le contemplent, et l'on ne peut douter
de la pre? sence du fanto^me quand un tel regard l'atteste.
Lorsque, au troisie`me acte, Hamlet arrive seul sur la sce`ne,
et qu'il dit en beaux vers franc? ais le fameux monologue : To be
or not to be.
La mort, c'est le sommeil, c'est un re? veil peut-e^tre.
Peut-e^tre! -- Ah! c'est le mot qui glace, e? pouvante?
,
L'homme, au bord du cercueil, par le doute arre^te? ;
Devant ce vaste abi^me, il se jette en arrie`re,
Ressaisit l'existence, et s'attache a` la terre.
Talma ne faisait pas un geste, quelquefois seulement il re-
muait la te^te, pour questionner la terre et le ciel sur ce que c'est
que la mort. Immobile, la dignite? de la me? ditation absorbait
tout son e^tre. L'on voyait un homme, au milieu de deux mille
hommes en silence, interroger la pense? e sur le sort des mortels!
Dans peu d'anne? es tout ce qui e? tait la` n'existera plus, mais d'au-
tres hommes assisteront a` leur tour aux me^mes incertitudes, et
se plongeront de me^me dans l'abi^me, sans en connai^tre la pro-
fondeur. Lorsque Hamlet veut faire jurer a` sa me`re, sur l'urne qui
renferme les cendres de son e? poux, qu'elle n'a point eu de part
au crime qui l'a fait pe? rir, elle he? site, se trouble, et finit par
avouer le forfait dont elle est coupable. Alors Hamlet tire le
poignard que son pe`re lui commande d'enfoncer dans le sein
maternel; mais au moment de frapper, la tendresse et la pitie?
l'emportent, et, se retournant vers l'ombre de son pe`re, il s'e? -
crie: Gra^ce, gra^ce mon pe`re! avec un accent ou` toutes les e? mo-
tions de la nature semblent a` la fois s'e? chapper du coeur, et, se
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 330 DR LA DE? CLAMATION.
jetant aux pieds de sa me`re e? vanouie, il lui dit ces deux vers qui
renferment une ine? puisable pitie? :
Votre crime est horrible, exe? crable, odieux;
Mais il n'est pas plus grand que la bonte? des cieux.
Enfm on ne peut penser a` Talma sans se rappeler Manlius.
Cette pie`ce faisait peu d'effet au the? a^tre: c'est le sujet de la
Venise sauve? e, d'Otway, transporte? dans un e? ve? nement de
l'histoire romaine. Manlius conspire contre le se? nat de Rome,
il confie son secret a` Servilius, qu'il aime depuis quinze ans: il
le lui confie malgre? les soupc? ons de ses autres amis, qui se de? -
fient de la faiblesse de Servilius et de son amour pour sa femme,
fille du consul. Ce que les conjure? s ont craint arrive. Servilius
ne peut cacher a` sa femme le danger de la vie de son pe`re; elle
court aussito^t le lui re? ve? ler. Manlius est arre^te? , ses projets sont
de? couverts, et le se? nat le condamne a` e^tre pre? cipite? du haut de
la roche Tarpe? ienne.
Avant Talma, l'on n'avait gue`re aperc? u dans cette pie`ce, fai-
blement e? crite, la passion d'amitie? que Manlius ressent pour
Servilius. Quand un billet du conjure? Rutile apprend que le
secret est trahi, et l'est par Servilius, Manlius arrive, ce billet
a` la main; il s'approche de son coupable ami-, que de? ja` le repen-
tir de? vore, et, lui montrant les lignes qui l'accusent, il prononce
ces mots: Qu'en dis-tu? Je le demandea` tous ceux qui les ont
entendus, la physionomie et le son de la voix peuvent-ils jamais
exprimer a` la fois plus d'impressions diffe? rentes; cette fureur
qu'amollit un sentiment inte? rieur de pitie? , cette indignation que
l'amitie? rend tour a` tour plus vive et plus faible, comment les
faire comprendre, si ce n'est par cet accent qui va de l'a^me a`
l'a^me, sans l'interme? diaire me^me des paroles! Manlius tire son
poignard pour en frapper Servilius ; sa main cherche son coeur
et tremble de le trouver: le souvenir de tant d'anne? es pendant
lesquelles Servilius lui fut cher, e? le`ve comme un nuage de pleurs
entre sa vengeance et son ami. '
On a moins parle? du cinquie`me acte, et peut-e^tre Talma y
est-il plus admirable encore que dans le quatrie`me. Servilius a
tout brave? pour expier sa faute et sauver Manlius; dans le fond
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DE LA DECLAMATION. 337
de son coeur il a re? solu, si son ami pe? rit, de partager son sort.
La douleur de Manlius est adoucie par les regrets de Servilius;
ne? anmoins il n'ose lui dire qu'il lui pardonne sa trahison effroya-
ble; mais il prend a` la de? robe? e la main de Servilius, et l'appro-
che de son coeur; ses mouvements involontaires cherchent l'ami
coupable qu'il veut embrasser encore, avant de le quitter pour
jamais. Rien, ou presque rien, dans la pie`ce, n'indiquait cette
admirable beaute? de l'a^me sensible, respectant une longue affec-
tion, malgre? la trahison quil'a brise? e. Les ro^les de Pierre et de
Jaffier, dans la pie`ce anglaise, indiquent cette situation avec
une grande force. Talma sait donner a` la trage? die de Manlius
l'e? nergie qui lui manque, et rien n'honore plus son talent que la
ve? rite? avec laquelle il exprime ce qu'il y a d'invincible dans l'a-
mitie? . La passion peut hai? r l'objet de son amour; mais quand le
lien s'est forme? par les rapports sacre? s de l'a^me, il semble que le
crime me^me ne saurait l'ane? antir, et qu'on attend le remords
comme apre`s une longue absence on attendrait le retour.
En parlant avec quelque de? tail de Talma, je ne crois point
m'e^tre arre^te? e sur un sujet e? tranger a` mon ouvrage. Cet artiste
donne autant qu'il est possible a` la trage? die franc? aise ce qu'a`
tort ou a` raison les Allemands lui reprochent de n'avoir pas:
l'originalite? et le naturel. Il sait caracte? riser les moeurs e? trange`-
res dans les diffe? rents personnages qu'il repre? sente, et nul acteur
ne hasarde davantage de grands effets par des moyens simples.
Il y a, dans sa manie`re de de? clamer, Shakespeare et Racine artis-
tement combine? s. Pourquoi les e? crivains dramatiques n'essaye-
raient-ils pas aussi de re? unir dans leurs compositions ce que l'ac-
teur a su si bien amalgamer par sou jeu?
CHAPITRE XXVIII. Des romans.
? De toutes les fictions les romans e? tant la plus facile, il n'est
point de carrie`re dans laquelle les e? crivains des nations moder-
nes se soient plus essaye? s. Le roman fait, pour ainsi dire, la
transition entre la vie re? elle et la vie imaginaire. L'histoire de 2'j
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 338 DES ROMANS.
chacun est, a` quelques modifications pre`s, un roman assez sem-
blable a` ceux qu'on imprime, et les souvenirs personnels tien-
nent souvent a` cet e? gard lieu d'invention. On a voulu donner plus
d'importance a` ce genre en y me^lant la poe? sie, l'histoire et la
philosophie; il me semble que c'est le de? naturer. Les re? flexions
morales et l'e? loquence passionne? e peuvent trouver place dans les
romans; mais l'inte? re^t des situations doit e^tre toujours le pre-
mier mobile de cette sorte d'e? crits, et jamais rien ne peut en te-
nir lieu. Si l'effet the? a^tral est la condition indispensable de toute
pie`ce repre? sente? e, ilest e? galement vrai qu'un roman ne serait ni
un bon ouvrage, ni une fiction heureuse, s'il n'inspirait pas une
curiosite? vive ; c'est en vain que l'on voudrait y supple? er par des
digressions spirituelles. , l'attente de l'amusement trompe? e cau-
serait une fatigue insurmontable. La foule des romans d'amour publie? s en Allemagne a fait
tourner un peu en plaisanterie les clairs de lune, les harpes qui
retentissent le soir dans la valle? e, enGn tous les moyens connus
de bercer doucement l'a^me; mais ne? anmoins il y a en nous une
disposition naturelle qui se plai^t a` ces faciles lectures; c'est au
ge? nie a` s'emparer de cette disposition qu'on voudrait encore com-
battre. Il est si beau d'aimer et d'e^tre aime? , que cet hymne de
la vie peut se moduler a` l'infini, sans que le coeur en e? prouve
de lassitude; ainsi l'on revient avec joie au motif d'un chant embelli par des notes brillantes. Je ne dissimulerai pas cepen-
dant que les romans, me^me les plus purs, font du mal; ils nous
ont trop appris ce qu'il y a de plus secret dans les sentiments.
On ne peut plus rien e? prouver sans se souvenir presque de l'a-
voir lu, et tous les voiles du coeur ont e? te? de? chire? s. Les anciens
n'auraient jamais fait ainsi de leur a^me un sujet de fiction; il leur
restait un sanctuaire ou` me^me leur propre regard aurait craint
de pe? ne? trer; mais enfin, le genre des romans admis, il y faut
de l'inte? re^t, et c'est, comme le disait Cice? ron de l'action dans
l'orateur, la condition trois fois ne? cessaire. Les Allemands comme les Anglais, sont tre`s-fe? conds en ro-
mans qui peignent la vie domestique. La peinture des moeurs est
plus e? le? gante dans les romans anglais; elle a plus de diversite?
dans les romans allemands. Il y a en Angleterre, malgre? l'inde? -
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl.
tous ses mouvements, comme s'il avait eu le temps de l'arran-
ger dans le plus parfait repos. L'expression de son visage, celle
de son regard, doivent e^tre l'e? tude de tous les peintres. Quelque-
fois il arrive les yeux a` demi ouverts, et tout a` coup le senti-
ment en fait jaillir des rayons de lumie`re qui semblent e? clairer
toute la sce`ne.
Le son de sa voix e? branle de`s qu'il parle, avant que le sens
me^me des paroles qu'il prononce ait excite? l'e? motion. Lorsque
dans les trage? dies il s'est trouve? par hasard quelques vers des-
criptifs, il a fait sentir les beaute? s de ce genre de poe? sie, comme
si Pindare avait re? cite? lui-me^me ses chants. D'autres ont be-
soin de temps pour e? mouvoir, et font bien d'en prendre; mais
il y a dans la voix de cet homme je ne sais quelle magie qui,
de`s les premiers accents, re? veille toute la sympathie du coeur.
Le charme de la musique, de la peinture, de la sculpture, de
la poe? sie, et par dessus tout du langage de l'a^me, voila` ses
moyens pour de? velopper dans celui qui l'e? coute toute la puis-
sance des passions ge? ne? reuses et terribles.
Quelle connaissance du coeur humain il montre dans sa ma-
nie`re de concevoir ses ro^les! il en est le second auteur par ses
accents et par sa physionomie. Lorsque OEdipe raconte a` Jocaste
comment il a tue? Lai? us, sans le connai^tre,son re? cit commence
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 332 DE LA DE? CLAMATION.
ainsi : J'e? tais jeune et superbe; la plupart des acteurs, avant
lui, croyaient devoir jouer le mot superbe , et relevaient la te^te
pour le signaler: Talma, qui sent que tous les souvenirs de
l'orgueilleux Olidipecommencenta` devenir pour lui des remords,
prononce d'une voix timide ces mots faits pour rappeler une
confiance qu'il n'a de? ja` plus. Phorbas arrive de Corinthe, au
moment ou` OEdipe vient de concevoir des craintes sur sa nais-
sance : il lui demande un entretien secret. Les autres acteurs,
avant Talma , se ha^taient de se retourner vers leur suite, et de
l'e? loigner avec un geste majestueux : Talma reste les yeux fixe? s
sur Phorbas; il ne peut le perdre de vue, et sa main agite? e fait
il 11 signe pour e? carter ce qui l'entoure. Il n'a rien dit encore ,
mais ses mouvements e? gare? s trahissent le trouble de son a^me;
et quand, au dernier acte, il s'e? crie en quittant Jocaste:
Oui, Lai? us est mon pe`re, et je suis votre fils,
on croit voir s'entr'ouvrir le se? jour du Te? nare, ou` le destin per-
fide entrai^ne les mortels.
Dans Andromaque, quand Hermione insense? e accuse Oreste
d'avoir assassine? Pyrrhus sans son aveu, Oreste re? pond:
Et ne m'avez-vous pas
Vous-me^me, ici, tanto^t, ordonne? son tre? pas?
ou dit que le Kain, quand il re? citait ces vers, appuyait sur
chaque mot, comme pour rappeler a` Hermione toutes les cir-
constances de l'ordre qu'il avait rec? u d'elle. Ce serait bien vis-a`-vis d'un juge; mais quand il s'agit de la femme qu'on aime, le
de? sespoir de la trouver injuste et cruelle est l'unique sentiment
qui remplisse l'a^me. C'est ainsi queTalma conc? oit la situation:
un cri s'e? chappe du coeur d'Oreste; il dit les premiers mots
avec force, et ceux qui suivent avec un abattement toujours
croissant: ses bras tombent, son visage devient en un instant
pa^le comme la mort, et l'e? motion des spectateurs s'augmente
a` mesure qu'il semble perdre la force de s'exprimer.
La manie`re dont Talma re? cite le monologue suivant est su-
blime. L'espe`ce d'innocence qui rentre dans l'a^me d'Oreste pour
la de? chirer, lorsqu'il dit ce vers:
J'assassine a` regret un roi que je <<Hi-n',
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DE LA DE? CLAMATION. 333
inspire une pitie? que le ge? nie me^me de Racine n'a pu pre? voir
tout entie`re. Les grands acteurs se sont presque tous essaye? s
dans les fureurs d'Oreste; mais c'est la` surtout que la noblesse
des gestes et des traits ajoute singulie`rement a` l'effet du de? ses-
poir. La puissance de la douleur est d'autant plus terrible,
qu'elle se montre a` travers le calme me^me et la dignite? d'une
belle nature. Dans les pie`ces tire? es de l'histoire romaine, Talma de? veloppe
un talent d'un tout autre genre, mais non moins remarquable.
On comprend mieux Tacite, apre`s l'avoir vu jouer le ro^le de
Ne? ron; il y manifeste un esprit d'une grande sagacite? ; car c'est
toujours avec de l'esprit qu'une a^me honne^te saisit les sympto^-
mes du crime; ne? anmoins il produit encore plus d'effet, ce me
semble, dans les ro^les ou` l'on aime a` s'abandonner, en l'e? cou-
tant, aux sentiments qu'il exprime. Il a rendu a` Bayard , dans
la pie`ce de du Belloy, le service de lui o^ter ces airs de fanfaron
que les autres acteurs croyaient devoir lui donner; ce he? ros
gascon est redevenu, gra^ce a` Talma, aussi simple dans la trage? -
die que dans l'histoire. Son costume dans ce ro^le, ses gestes
simples et rapproche? s, rappellent les statues des chevaliers qu'on
voitdans les anciennes e? glises, et l'on s'e? tonne qu'un homme
qui a si bien le sentiment de l'art antique sache aussi se trans-
porter dans le caracte`re du moyen a^ge.
Talma joue quelquefois le ro^le de Pharan dans une trage? die
de Ducis sur un sujet arabe, Abufar. Une foule de vers ravis-
sants re? pandent sur cette trage? die beaucoup de charme; les cou-
leurs de l'Orient, la me? lancolie re^veuse du midi asiatique, la
me? lancolie des contre? es ou` la chaleur consume la nature, au lieu
de l'embellir, se font admirablement sentir dans cet ouvrage.
Le me^me Talma, Grec, Romain et chevalier, est un Arabe du
de? sert, plein d'e? nergie et d'amour; ses regards sont voile? s comme
pour e? viter l'ardeur des rayons du soleil; il y a dans ses gestes
une alternative admirable d'indolence et d'impe? tuosite? ; tanto^t
le sort l'accable, tanto^t il parai^t plus puissant encore que la na-
ture, et semble triompher d'elle: la passion qui le de? vore, et
dont une femme qu'il croit sa soeur est l'objet, est renferme? e
dans son sein; on dirait, a` sa marche incertaine, que c'est lui-
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 334 DE LA DECLAMATION.
me^me qu'il veut fuir; ses yeux se de? tournent de ce qu'il aime,
ses mains repoussent une image qu'il croit toujours voir a` ses
co^te? s; et quand enfin il presse Sale? ma sur son coeur, en lui disant
ce simple mot, J'ai froid, il sait exprimer tout a` la fois le fris-
son de l'a^me et la de? vorante ardeur qu'il veut cacher.
On peut trouver beaucoup de de? fauts dans les pie`ces de Sha-
kespeare adapte? es par Ducis a` notre the? a^tre; mais il serait bien
injuste de n'y pas reconnai^tre des beaute? s du premier ordre;
Ducis a son ge? nie dans son coeur, et c'est la` qu'il est bien.
Talma joue ses pie`ces en ami du beau talent de ce noble vieil-
lard. La sce`ne des sorcie`res, dans Macbeth, est mise en re? cit
dans la pie`ce franc? aise. Il faut voir Talma s'essayer a` rendre
quelque chose de vulgaire et de bizarre dans l'accent des sorcie`-
res, et conserver cependant dans cette imitation toute la dignite?
que notre the? a^tre exige.
Par des mots inconnus, ces e^tres monstrueux
S'appelaient tour a` tour, s'applaudissaient entre eux,
S'approchaient, me montraient avec un ris farouche:
Leur doigt myste? rieux se posait sur leur bouche.
Je leur parle, et dans l'ombre ils s'e? chappent soudain,
L'un avec un poignard, l'autre un sceptre a` la main,
L'autre d'un long serpent serrait son corps livide:
Tous trois vers ce palais ont pris un vol rapide,
Et tous trois dans les airs, en fuyant loin de moi,
M'ont laisse? pour adieu ces mots: Tu seras roi.
La voix basse et myste? rieuse de l'acteur, en prononc? ant ces
vers, la manie`re dont il plac? ait son doigt sur sa bouche, comme
la statuedu silence, son regard qui s'alte? rait pourexprimer un sou-
venir horrible et repoussant ; tout e? tait combine? pour peindre un
merveilleux nouveau sur notre the? a^tre, et dont aucune tradition
ante? rieure ne pouvait donner l'ide? e.
Othello n'a pas re? ussi dernie`rement sur la sce`ne franc? aise; il
semble qu'Orosmane empe^che qu'on ne comprenne bien Othello;
mais quand c'est Talma qui joue cette pie`ce, le cinquie`me acte
e? meut comme si l'assassinat se passait sous nos yeux; j'ai vu
Talma de? clamer dans la chambre la dernie`re sce`ne avecsa femme,
dont la voix et la figure conviennent si bien a` Desdemona ; il lui
suffisait de passer sa main sur ses cheveux et de froncer le sour-
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DE LA DE? CLAMATION. 335
cil pour e^tre le Maure de Venise, et la terreur saisissait a` deux
pas de lui, comme si toutes les illusions du the? a^tre l'avaient
environne? .
Hamlet est son triomphe parmi les trage? dies du genre e? tran-
ger. Les spectateurs ne voient pas l'ombre du pe`re d'Hamlet
sur la sce`ne franc? aise, l'apparition se passe en entier dans la
physionomie de Talma, et certes elle n'en est pas ainsi moins
effrayante. Quand, au milieu d'un entretien calme et me? lanco-
lique, tout a` coup il aperc? oit le spectre, on suit tousses mouve-
ments dans les yeux qui le contemplent, et l'on ne peut douter
de la pre? sence du fanto^me quand un tel regard l'atteste.
Lorsque, au troisie`me acte, Hamlet arrive seul sur la sce`ne,
et qu'il dit en beaux vers franc? ais le fameux monologue : To be
or not to be.
La mort, c'est le sommeil, c'est un re? veil peut-e^tre.
Peut-e^tre! -- Ah! c'est le mot qui glace, e? pouvante?
,
L'homme, au bord du cercueil, par le doute arre^te? ;
Devant ce vaste abi^me, il se jette en arrie`re,
Ressaisit l'existence, et s'attache a` la terre.
Talma ne faisait pas un geste, quelquefois seulement il re-
muait la te^te, pour questionner la terre et le ciel sur ce que c'est
que la mort. Immobile, la dignite? de la me? ditation absorbait
tout son e^tre. L'on voyait un homme, au milieu de deux mille
hommes en silence, interroger la pense? e sur le sort des mortels!
Dans peu d'anne? es tout ce qui e? tait la` n'existera plus, mais d'au-
tres hommes assisteront a` leur tour aux me^mes incertitudes, et
se plongeront de me^me dans l'abi^me, sans en connai^tre la pro-
fondeur. Lorsque Hamlet veut faire jurer a` sa me`re, sur l'urne qui
renferme les cendres de son e? poux, qu'elle n'a point eu de part
au crime qui l'a fait pe? rir, elle he? site, se trouble, et finit par
avouer le forfait dont elle est coupable. Alors Hamlet tire le
poignard que son pe`re lui commande d'enfoncer dans le sein
maternel; mais au moment de frapper, la tendresse et la pitie?
l'emportent, et, se retournant vers l'ombre de son pe`re, il s'e? -
crie: Gra^ce, gra^ce mon pe`re! avec un accent ou` toutes les e? mo-
tions de la nature semblent a` la fois s'e? chapper du coeur, et, se
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 330 DR LA DE? CLAMATION.
jetant aux pieds de sa me`re e? vanouie, il lui dit ces deux vers qui
renferment une ine? puisable pitie? :
Votre crime est horrible, exe? crable, odieux;
Mais il n'est pas plus grand que la bonte? des cieux.
Enfm on ne peut penser a` Talma sans se rappeler Manlius.
Cette pie`ce faisait peu d'effet au the? a^tre: c'est le sujet de la
Venise sauve? e, d'Otway, transporte? dans un e? ve? nement de
l'histoire romaine. Manlius conspire contre le se? nat de Rome,
il confie son secret a` Servilius, qu'il aime depuis quinze ans: il
le lui confie malgre? les soupc? ons de ses autres amis, qui se de? -
fient de la faiblesse de Servilius et de son amour pour sa femme,
fille du consul. Ce que les conjure? s ont craint arrive. Servilius
ne peut cacher a` sa femme le danger de la vie de son pe`re; elle
court aussito^t le lui re? ve? ler. Manlius est arre^te? , ses projets sont
de? couverts, et le se? nat le condamne a` e^tre pre? cipite? du haut de
la roche Tarpe? ienne.
Avant Talma, l'on n'avait gue`re aperc? u dans cette pie`ce, fai-
blement e? crite, la passion d'amitie? que Manlius ressent pour
Servilius. Quand un billet du conjure? Rutile apprend que le
secret est trahi, et l'est par Servilius, Manlius arrive, ce billet
a` la main; il s'approche de son coupable ami-, que de? ja` le repen-
tir de? vore, et, lui montrant les lignes qui l'accusent, il prononce
ces mots: Qu'en dis-tu? Je le demandea` tous ceux qui les ont
entendus, la physionomie et le son de la voix peuvent-ils jamais
exprimer a` la fois plus d'impressions diffe? rentes; cette fureur
qu'amollit un sentiment inte? rieur de pitie? , cette indignation que
l'amitie? rend tour a` tour plus vive et plus faible, comment les
faire comprendre, si ce n'est par cet accent qui va de l'a^me a`
l'a^me, sans l'interme? diaire me^me des paroles! Manlius tire son
poignard pour en frapper Servilius ; sa main cherche son coeur
et tremble de le trouver: le souvenir de tant d'anne? es pendant
lesquelles Servilius lui fut cher, e? le`ve comme un nuage de pleurs
entre sa vengeance et son ami. '
On a moins parle? du cinquie`me acte, et peut-e^tre Talma y
est-il plus admirable encore que dans le quatrie`me. Servilius a
tout brave? pour expier sa faute et sauver Manlius; dans le fond
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DE LA DECLAMATION. 337
de son coeur il a re? solu, si son ami pe? rit, de partager son sort.
La douleur de Manlius est adoucie par les regrets de Servilius;
ne? anmoins il n'ose lui dire qu'il lui pardonne sa trahison effroya-
ble; mais il prend a` la de? robe? e la main de Servilius, et l'appro-
che de son coeur; ses mouvements involontaires cherchent l'ami
coupable qu'il veut embrasser encore, avant de le quitter pour
jamais. Rien, ou presque rien, dans la pie`ce, n'indiquait cette
admirable beaute? de l'a^me sensible, respectant une longue affec-
tion, malgre? la trahison quil'a brise? e. Les ro^les de Pierre et de
Jaffier, dans la pie`ce anglaise, indiquent cette situation avec
une grande force. Talma sait donner a` la trage? die de Manlius
l'e? nergie qui lui manque, et rien n'honore plus son talent que la
ve? rite? avec laquelle il exprime ce qu'il y a d'invincible dans l'a-
mitie? . La passion peut hai? r l'objet de son amour; mais quand le
lien s'est forme? par les rapports sacre? s de l'a^me, il semble que le
crime me^me ne saurait l'ane? antir, et qu'on attend le remords
comme apre`s une longue absence on attendrait le retour.
En parlant avec quelque de? tail de Talma, je ne crois point
m'e^tre arre^te? e sur un sujet e? tranger a` mon ouvrage. Cet artiste
donne autant qu'il est possible a` la trage? die franc? aise ce qu'a`
tort ou a` raison les Allemands lui reprochent de n'avoir pas:
l'originalite? et le naturel. Il sait caracte? riser les moeurs e? trange`-
res dans les diffe? rents personnages qu'il repre? sente, et nul acteur
ne hasarde davantage de grands effets par des moyens simples.
Il y a, dans sa manie`re de de? clamer, Shakespeare et Racine artis-
tement combine? s. Pourquoi les e? crivains dramatiques n'essaye-
raient-ils pas aussi de re? unir dans leurs compositions ce que l'ac-
teur a su si bien amalgamer par sou jeu?
CHAPITRE XXVIII. Des romans.
? De toutes les fictions les romans e? tant la plus facile, il n'est
point de carrie`re dans laquelle les e? crivains des nations moder-
nes se soient plus essaye? s. Le roman fait, pour ainsi dire, la
transition entre la vie re? elle et la vie imaginaire. L'histoire de 2'j
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 338 DES ROMANS.
chacun est, a` quelques modifications pre`s, un roman assez sem-
blable a` ceux qu'on imprime, et les souvenirs personnels tien-
nent souvent a` cet e? gard lieu d'invention. On a voulu donner plus
d'importance a` ce genre en y me^lant la poe? sie, l'histoire et la
philosophie; il me semble que c'est le de? naturer. Les re? flexions
morales et l'e? loquence passionne? e peuvent trouver place dans les
romans; mais l'inte? re^t des situations doit e^tre toujours le pre-
mier mobile de cette sorte d'e? crits, et jamais rien ne peut en te-
nir lieu. Si l'effet the? a^tral est la condition indispensable de toute
pie`ce repre? sente? e, ilest e? galement vrai qu'un roman ne serait ni
un bon ouvrage, ni une fiction heureuse, s'il n'inspirait pas une
curiosite? vive ; c'est en vain que l'on voudrait y supple? er par des
digressions spirituelles. , l'attente de l'amusement trompe? e cau-
serait une fatigue insurmontable. La foule des romans d'amour publie? s en Allemagne a fait
tourner un peu en plaisanterie les clairs de lune, les harpes qui
retentissent le soir dans la valle? e, enGn tous les moyens connus
de bercer doucement l'a^me; mais ne? anmoins il y a en nous une
disposition naturelle qui se plai^t a` ces faciles lectures; c'est au
ge? nie a` s'emparer de cette disposition qu'on voudrait encore com-
battre. Il est si beau d'aimer et d'e^tre aime? , que cet hymne de
la vie peut se moduler a` l'infini, sans que le coeur en e? prouve
de lassitude; ainsi l'on revient avec joie au motif d'un chant embelli par des notes brillantes. Je ne dissimulerai pas cepen-
dant que les romans, me^me les plus purs, font du mal; ils nous
ont trop appris ce qu'il y a de plus secret dans les sentiments.
On ne peut plus rien e? prouver sans se souvenir presque de l'a-
voir lu, et tous les voiles du coeur ont e? te? de? chire? s. Les anciens
n'auraient jamais fait ainsi de leur a^me un sujet de fiction; il leur
restait un sanctuaire ou` me^me leur propre regard aurait craint
de pe? ne? trer; mais enfin, le genre des romans admis, il y faut
de l'inte? re^t, et c'est, comme le disait Cice? ron de l'action dans
l'orateur, la condition trois fois ne? cessaire. Les Allemands comme les Anglais, sont tre`s-fe? conds en ro-
mans qui peignent la vie domestique. La peinture des moeurs est
plus e? le? gante dans les romans anglais; elle a plus de diversite?
dans les romans allemands. Il y a en Angleterre, malgre? l'inde? -
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl.
