Tout ce que l'Allemand a fait dans un
royaume allemand y a laisse?
royaume allemand y a laisse?
Madame de Stael - De l'Allegmagne
gner le
plus de bienveillance et de simplicite? . On a conside? re? partout
ailleurs les lettres comme un apanage du luxe; en Allemagne
elles semblent l'exclure. Les gou^ts qu'elles inspirent donnent
une sorte de candeur et de timidite? qui fait aimer la vie domesti-
que: ce n'est pas que la vanite? d'auteur n'ait un caracte`re tre`s-prononce? chez les Allemands, mais elle ne s'attache point aux
succe`s de socie? te? . Le plus petit e? crivain en veut a` la poste? rite? ;
et, se de? ployant a` son aise dans l'espace des me? ditations sans
bornes, il est moins froisse? par les hommes, et s'aigrit moins
contre eux. Toutefois, les hommes de lettres et les hommes d'af-
faires sont trop se? pare? s en Saxe, pour qu'il s'y manifeste un
ve? ritable esprit public. Il re? sulte de cette se? paration, que les uns
ont une trop grande ignorance des choses pour exercer aucun
ascendant sur le pays, et que les autres se font gloire d'un
certain machiave? lisme docile, qui sourit aux sentiments ge? ne? -
reux , comme a` l'enfance, et semble leur indiquer qu'ils ne sont
pas de ce monde.
CHAPITRE XV.
Weimar.
De toutes les principaute? s de l'Allemagne, il n'en est point qui
fasse mieux sentir que Weimar les avantages d'un petit pays,
quand son chef est un homme de beaucoup d'esprit, et qu'au
milieu de ses sujets il peut chercher a` plaire sans cesser d'e^tre
obe? i. C'est une socie? te? particulie`re qu'un tel E? tat, et l'on y tient
MU). DE STAEL.
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? 7-1 \VEIMAR.
tous les uns aux autres par des rapports intimes. La duchesse
Louise de Saxe-Weimar est le ve? ritable mode`le d'une femme
destine? e par la nature au rang le plus illustre : sans pre? tention,
comme sans faiblesse, elle inspire au me^me degre? la confiance
etle respect; et l'he? roi? sme des temps chevaleresques est entre?
dans son a^me, sans lui rien o^ter de la douceur de son sexe. Les
talents militaires du duc sont universellement estime? s, et sa
conversation piquante et re? fle? chie rappelle sans cesse qu'il a e? te?
forme? par le grand Fre? de? ric; c'est son esprit et celui de sa me`re
qui ontattire? les hommes de lettres les plus distingue? s a` Weimar.
L'Allemagne, pour la premie`re fois, eut une capitale litte? raire;
mais comme cette capitale e? tait en me^me temps une tre`s-petite
ville, elle n'avait d'ascendant que par ses lumie`res; car la mode,
qui ame`ne toujours l'uniformite? dans tout, ne pouvait partir d'un
cercle aussi e? troit.
Herder venait de mourir quand je suis arrive? e a` Weimar, mais
Wieland, Goethe et Schiller y e? taient encore. Je peindrai chacun
deces hommes se? pare? ment, dans la section suivante; je les pein-
drai surtout par leurs ouvrages, car leurs livres ressemblent par-
faitement a` leur caracte`re et a` leur entretien. Cet accord tre`s-rare
est une preuve de since? rite? : quand on a pour premier but, en
e? crivant, de faire effet sur les autres, on ne se montre jamais a`
eux tel qu'on est re? ellement; mais quand on e? crit pour satisfairea` l'inspiration inte? rieure dont l'a^me est saisie, on fait connai^tre
par ses e? crits, me^me sans le vouloir, jusques aux moindresnuan-ces de sa manie`re d'e^tre et de penser. Le se? jour des petites villes m'a toujours paru tre`s-ennuyeux.
L'esprit des hommes s'y re? tre? cit ; le coeur des femmes s'y glace;
on y vit tellement en pre? sence les uns des autres, qu'on est op-
presse? par ses semblables; ce n'est plus cette opinion a` dis-
tance, qui vous anime et retentit de loin comme le bruit de la
gloire; c'est un examen minutieux de toutes les actions de
votre vie, une observation de chaque de? tail, qui rend incapable
de comprendre l'ensemble de votre caracte`re; et pluson a d'in-
de? pendance et d'e? le? vation, moins on peut respirer a` travers tous
ces petits barreaux. Cette pe? nible ge^ne n'existait point a` \Vei-
mar; ce n'e? tait point une petite ville, mais un grand cha^teau; un
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? \V? IMAH. 75
cercle choisi s'entretenait avec inte? re^t de chaque production
nouvelle des arts. Des femmes, disciples aimables de quelques
hommes supe? rieurs, s'occupaient sans cesse des ouvrages litte? -
raires , comme des e? ve? nements publics les plus importants. On
appelait l'univers a` soi par la lecture et l'e? tude; on e? chappait
par l'e? tendue de la pense? e aux bornes des circonstances; en re? -
fle? chissant souvent ensemble sur les grandes questions que fait
nai^tre la destine? e commune a` tous, on oubliait les anecdotes particulie`res de chacun. On ne rencontrait aucun de ces mer-
veilleux de province, qui prennent si facilement le de? dain pour
de la gra^ce, et l'affectation pour de l'e? le? gance.
Dans la me^me principaute? , a` co^te? de la premie`re re? union lit-
te? raire de l'Allemagne, se trouvait lena, l'un des foyers de science les plus remarquables. Un espace bien resserre? rassem-
blait ainsi d'e? tonnantes lumie`res en tout genre.
L'imagination , constamment excite? e a` Weimar par l'entretien
des poetes, e? prouvait moins le besoin des distractions exte? rieu-
res; ces distractions soulagent du fardeau de l'existence , mai>>
elles en dissipent souvent les forces. On menait dans cette cam-
pagne, appele? e ville, une vie re? gulie`re, occupe? e et se? rieuse, on
pouvait s'en fatiguer quelquefois, mais on n'y de? gradait pas son
esprit par des inte? re^ts futiles et vulgaires; et si l'on manquait de
plaisirs, on ne sentait pas du moins de? choir ses faculte? s. Le seul luxe du prince, c'est un jardin ravissant, et on lui
saitgre? de cette jouissance populaire, qu'il partage avec tous les habitants de la ville. Le the? a^tre, dont je parlerai dans la seconde
partie de cet ouvrage, est dirige? par le plus grand poe`te de l'Al-
lemagne, Goethe ; et ce spectacle inte? resse assez tout le monde
pour pre? server dece`s assemble? es qui mettent en e? vidence les en-
nuis cache? s. On appelait Weimar l'Athe`nes de l'Allemagne, et
c'e? tait, en effet,le seul lieu dans lequel l'inte? re^t des beaux-arts
fu^t pour ainsi dire national, et servi^t de lien fraternel entre les rangs divers. Une cour libe? rale recherchait habituellement la so-
cie? te? des hommes de lettres; et la litte? rature gagnait singulie`re-
ment a` l'influence du bon gou^t qui re? gnait dans cette cour. L'on
pouvait juger, par ce petit cercle, du bon effet que produirait
en Allemagne un tel me? lange, s'il e? tait ge? ne? ralement adopte? .
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? 76 LA PRUSSE.
CHAPITRE XVI. La Prusse.
Il faut e? tudier le caracte`re de Fre? de? ric II, quand on veut con-
nai^tre la Prusse. Un homme a cre? e? cet empire que la nature
n'avait point favorise? , et qui n'est devenu une puissance que
parce qu'un guerrier en a e? te? le mai^tre. Il y a deux hommes tre`s-distincts dans Fre? de? ric II: un Allemand par la nature, et un
Franc? ais par l'e? ducation.
Tout ce que l'Allemand a fait dans un
royaume allemand y a laisse? des traces durables; tout ce que le
Franc? ais a tente? n'a point germe? d'une manie`re fe? conde. Fre? de? ric II e? tait forme? par la philosophie franc? aise du dix-
huitie`me sie`cle : cette philosophie fait du mal aux nations , lors-
qu'elle tarit en elles la source de l'enthousiasme ; mais quand il
existe telle chose qu'un monarque absolu, il est a` souhaiter que
des principes libe? raux tempe`rent en lui l'action du despotisme.
Fre? de? ric introduisit la liberte? de penser dans le nord de l'Alle-
magne; la re? formation y avait amene? l'examen, mais non pas la
tole? rance; et, par un contraste singulier, on ne permettait
d'examinerqu'en prescrivantimpe? rieusement d'avance le re? sultat
de cet examen. Fre? de? ric mit en honneur la liberte? de parler et
d'e? crire, soit par ces plaisanteries piquantes et spirituelles qui
ont tant de pouvoir sur leshommes quand elles viennentd'un
roi, soit par son exemple, plus puissant encore; car il ne punit
jamais ceux qui disaient ou imprimaientdu mal de lui, et il mon-
tra dans presque toutes ses actions la philosophie dont il pro-
fessait les principes. Il e? tablit dans l'administration un ordre et une e? conomiequi ont fait la force inte? rieure de la Prusse, malgre?
tous ses de? savantages naturels. Il n'est point de roi qui se soit
montre? aussi simple que lui dans sa vie prive? e, et me^me dans sa
cour: il se croyait charge? de me? nager, autant qu'il e? tait possi-
ble, l'argent de ses sujets. Il avait en toutes choses un sentiment
de justice que les malheurs de sa jeunesse et la durete? de son
pe`re avaient grave? dans son coeur. Ce sentiment est peut-e^tre le
plus rare de tous dans les conque? rants, car ils aiment mieux e^tre J_
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? LA PRUSSE. 77
ge? ne? reux que justes; parce que la justice suppose un rapport
quelconque d'e? galite? avec les autres.
Fre? de? ric avait rendu les tribunaux si inde? pendants, que , pen-
dant sa vie, et sous le re`gne de ses successeurs, on les a vus sou-
vent de? cider en faveur des sujets contre le roi, dans des proce`s
qui tenaient a` des inte? re^ts politiques. Il est vrai qu'il serait pres-
que impossible , en Allemagne, d'introduire l'injustice dans les
tribunaux. Les Allemands sont assez dispose? s a` se faire des sys-
te`mes pour abandonner la politique a` l'arbitraire; mais quand
il s'agit de jurisprudence ou d'administration, on ne peut faire
entrer dans leur te^te d'autres principes que ceux de la justice.
Leur esprit de me? thode, me^me sans parler de la droiture de
leur coeur, re? clame l'e? quite? comme mettant de l'ordre dans tout.
Ne? anmoins, il faut louer Fre? de? ric de sa probite? dans le gouver-
nement inte? rieur de son pays: c'est un de ses premiers titres a`
l'admiration de la poste? rite? .
Fre? de? ric n'e? tait point sensible, mais il avait de la bonte? ; or,
les qualite? s universelles sont celles qui conviennent le mieux aux
souverains. Ne? anmoins, cette bonte? de Fre? de? ric e? tait inquie? tante
comme celle du lion, et l'on sentait la griffe du pouvoir, me^me
au milieu de la gra^ce et de la coquetterie de l'esprit le plus ai-
mable. Les hommes d'un caracte`re inde? pendant ont eu de la
peine a` se soumettre a` la liberte? que ce mai^tre croyait donner,
a` la familiarite? qu'il croyait permettre; et, tout en l'admirant,
ils sentaient qu'ils respiraient mieux loin de lui.
Le grand malheur de Fre? de? ric fut de n'avoir point assez de
respect pour la religion ni pour les moeurs. Ses gou^ts e? taient cy-
niques. Bien que l'amour de la gloire ait donne? de l'e? le? vation a`
ses pense? es, sa manie`re licencieuse de s'exprimer sur les objets
les plus sacre? s e? tait cause que ces vertus me^mes n'inspiraient
pas de confiance: on en jouissait, on les approuvait, mais on les
croyait un calcul. Tout semblait devoir e^tre de la politique dans
Fre? de? ric; ainsi donc, ce qu'il faisait de bien rendait l'e? tat du
pays meilleur, mais ne perfectionnait pas la moralite? de la na-
tion. Il affichait l'incre? dulite? , et se moquait de la vertu des
femmes: et rien ne s'accordait moins avec le caracte`re allemand
que cette manie`re depenser. Fre? de? ric, en affranchissant ses 7.
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? 78 LA l'UUSSE.
sujets de ce qu'il appelait les pre? juge? s, e? teignait en eux le patrio-
tisme: car, pour s'attacher aux pays naturellement sombres et
ste? riles, il faut qu'il y re`gne des opinions et des principes d'une
grande se? ve? rite? . Dans ces contre? es sablonneuses, ou` la terre ne
produit que des sapins et des bruye`res, la force de l'homme
consiste dans son a^me; et si vous lui o^tez ce qui fait la vie de
cette a^me, les sentiments religieux, il n'aura plus que du de? gou^t
pour sa triste patrie.
Le penchant de Fre? de? ric pour la guerre peut e^tre excuse? par
de grands motifs politiques. Son royaume, tel qu'il le rec? ut de
son pe`re, ne pouvait subsister, et c'est presque pour le conser-
ver qu'il l'agrandit. Il avait deux millions et demi de sujets en
arrivant au tro^ne, il en laissa six a` sa mort.
Le besoin qu'il avait de l'arme? e l'empe^cha d'encourager dans
la nation un esprit public dont l'e? nergie et l'unite? fussent impo-
santes. Le gouvernement de Fre? de? ric e? tait fonde? sur la force
militaire et la justice civile: il les conciliait l'une et l'autre par
sa sagesse; mais il e? tait difficile de me^ler ensemble deux esprits
d'une nature si oppose? e. Fre? de? ricvoulait que ses soldats fussent
des machines militaires, aveugle? ment soumises, et que ses sujets
fussent des citoyens e? claire? s capables de patriotisme. Il n'e? tablit
point dans les villes de Prusse des autorite? s secondaires, des
municipalite? s telles qu'il en existait dans le reste de l'Allema-
gne, de peur que l'action imme? diate du service militaire ne pu^t e^tre arre^te? e par elles: et cependant il souhaitait qu'il y eu^t assez
d'esprit de liberte? dans son empire pour que l'obe? issance y paru^t
volontaire. Il voulait que l'e? tat militaire fu^t le premier de tous,
puisque c'e? tait celui qui lui e? tait le plus ne? cessaire; mais il aurait
de? sire? que l'e? tat civil se mainti^nt inde? pendant a` co^te? de la force.
Fre? de? ric, enfin, voulait rencontrer partout des appuis, mais
nulle part des obstacles.
L'amalgame merveilleux de toutes les classes de la socie? te? ne s'obtient gue`re que par l'empire de la loi, la me^me pour tous. Un homme peut faire marcher ensemble des e? le? ments oppose? s, mais << a` sa mort ils se se? parent ? >>. L'ascendant de Fre? de? ric, entretenuar la sagesse de ses successeurs, s'est manifeste? quelque temps
1 Supprime? par la censure.
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plus de bienveillance et de simplicite? . On a conside? re? partout
ailleurs les lettres comme un apanage du luxe; en Allemagne
elles semblent l'exclure. Les gou^ts qu'elles inspirent donnent
une sorte de candeur et de timidite? qui fait aimer la vie domesti-
que: ce n'est pas que la vanite? d'auteur n'ait un caracte`re tre`s-prononce? chez les Allemands, mais elle ne s'attache point aux
succe`s de socie? te? . Le plus petit e? crivain en veut a` la poste? rite? ;
et, se de? ployant a` son aise dans l'espace des me? ditations sans
bornes, il est moins froisse? par les hommes, et s'aigrit moins
contre eux. Toutefois, les hommes de lettres et les hommes d'af-
faires sont trop se? pare? s en Saxe, pour qu'il s'y manifeste un
ve? ritable esprit public. Il re? sulte de cette se? paration, que les uns
ont une trop grande ignorance des choses pour exercer aucun
ascendant sur le pays, et que les autres se font gloire d'un
certain machiave? lisme docile, qui sourit aux sentiments ge? ne? -
reux , comme a` l'enfance, et semble leur indiquer qu'ils ne sont
pas de ce monde.
CHAPITRE XV.
Weimar.
De toutes les principaute? s de l'Allemagne, il n'en est point qui
fasse mieux sentir que Weimar les avantages d'un petit pays,
quand son chef est un homme de beaucoup d'esprit, et qu'au
milieu de ses sujets il peut chercher a` plaire sans cesser d'e^tre
obe? i. C'est une socie? te? particulie`re qu'un tel E? tat, et l'on y tient
MU). DE STAEL.
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 7-1 \VEIMAR.
tous les uns aux autres par des rapports intimes. La duchesse
Louise de Saxe-Weimar est le ve? ritable mode`le d'une femme
destine? e par la nature au rang le plus illustre : sans pre? tention,
comme sans faiblesse, elle inspire au me^me degre? la confiance
etle respect; et l'he? roi? sme des temps chevaleresques est entre?
dans son a^me, sans lui rien o^ter de la douceur de son sexe. Les
talents militaires du duc sont universellement estime? s, et sa
conversation piquante et re? fle? chie rappelle sans cesse qu'il a e? te?
forme? par le grand Fre? de? ric; c'est son esprit et celui de sa me`re
qui ontattire? les hommes de lettres les plus distingue? s a` Weimar.
L'Allemagne, pour la premie`re fois, eut une capitale litte? raire;
mais comme cette capitale e? tait en me^me temps une tre`s-petite
ville, elle n'avait d'ascendant que par ses lumie`res; car la mode,
qui ame`ne toujours l'uniformite? dans tout, ne pouvait partir d'un
cercle aussi e? troit.
Herder venait de mourir quand je suis arrive? e a` Weimar, mais
Wieland, Goethe et Schiller y e? taient encore. Je peindrai chacun
deces hommes se? pare? ment, dans la section suivante; je les pein-
drai surtout par leurs ouvrages, car leurs livres ressemblent par-
faitement a` leur caracte`re et a` leur entretien. Cet accord tre`s-rare
est une preuve de since? rite? : quand on a pour premier but, en
e? crivant, de faire effet sur les autres, on ne se montre jamais a`
eux tel qu'on est re? ellement; mais quand on e? crit pour satisfairea` l'inspiration inte? rieure dont l'a^me est saisie, on fait connai^tre
par ses e? crits, me^me sans le vouloir, jusques aux moindresnuan-ces de sa manie`re d'e^tre et de penser. Le se? jour des petites villes m'a toujours paru tre`s-ennuyeux.
L'esprit des hommes s'y re? tre? cit ; le coeur des femmes s'y glace;
on y vit tellement en pre? sence les uns des autres, qu'on est op-
presse? par ses semblables; ce n'est plus cette opinion a` dis-
tance, qui vous anime et retentit de loin comme le bruit de la
gloire; c'est un examen minutieux de toutes les actions de
votre vie, une observation de chaque de? tail, qui rend incapable
de comprendre l'ensemble de votre caracte`re; et pluson a d'in-
de? pendance et d'e? le? vation, moins on peut respirer a` travers tous
ces petits barreaux. Cette pe? nible ge^ne n'existait point a` \Vei-
mar; ce n'e? tait point une petite ville, mais un grand cha^teau; un
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? \V? IMAH. 75
cercle choisi s'entretenait avec inte? re^t de chaque production
nouvelle des arts. Des femmes, disciples aimables de quelques
hommes supe? rieurs, s'occupaient sans cesse des ouvrages litte? -
raires , comme des e? ve? nements publics les plus importants. On
appelait l'univers a` soi par la lecture et l'e? tude; on e? chappait
par l'e? tendue de la pense? e aux bornes des circonstances; en re? -
fle? chissant souvent ensemble sur les grandes questions que fait
nai^tre la destine? e commune a` tous, on oubliait les anecdotes particulie`res de chacun. On ne rencontrait aucun de ces mer-
veilleux de province, qui prennent si facilement le de? dain pour
de la gra^ce, et l'affectation pour de l'e? le? gance.
Dans la me^me principaute? , a` co^te? de la premie`re re? union lit-
te? raire de l'Allemagne, se trouvait lena, l'un des foyers de science les plus remarquables. Un espace bien resserre? rassem-
blait ainsi d'e? tonnantes lumie`res en tout genre.
L'imagination , constamment excite? e a` Weimar par l'entretien
des poetes, e? prouvait moins le besoin des distractions exte? rieu-
res; ces distractions soulagent du fardeau de l'existence , mai>>
elles en dissipent souvent les forces. On menait dans cette cam-
pagne, appele? e ville, une vie re? gulie`re, occupe? e et se? rieuse, on
pouvait s'en fatiguer quelquefois, mais on n'y de? gradait pas son
esprit par des inte? re^ts futiles et vulgaires; et si l'on manquait de
plaisirs, on ne sentait pas du moins de? choir ses faculte? s. Le seul luxe du prince, c'est un jardin ravissant, et on lui
saitgre? de cette jouissance populaire, qu'il partage avec tous les habitants de la ville. Le the? a^tre, dont je parlerai dans la seconde
partie de cet ouvrage, est dirige? par le plus grand poe`te de l'Al-
lemagne, Goethe ; et ce spectacle inte? resse assez tout le monde
pour pre? server dece`s assemble? es qui mettent en e? vidence les en-
nuis cache? s. On appelait Weimar l'Athe`nes de l'Allemagne, et
c'e? tait, en effet,le seul lieu dans lequel l'inte? re^t des beaux-arts
fu^t pour ainsi dire national, et servi^t de lien fraternel entre les rangs divers. Une cour libe? rale recherchait habituellement la so-
cie? te? des hommes de lettres; et la litte? rature gagnait singulie`re-
ment a` l'influence du bon gou^t qui re? gnait dans cette cour. L'on
pouvait juger, par ce petit cercle, du bon effet que produirait
en Allemagne un tel me? lange, s'il e? tait ge? ne? ralement adopte? .
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 76 LA PRUSSE.
CHAPITRE XVI. La Prusse.
Il faut e? tudier le caracte`re de Fre? de? ric II, quand on veut con-
nai^tre la Prusse. Un homme a cre? e? cet empire que la nature
n'avait point favorise? , et qui n'est devenu une puissance que
parce qu'un guerrier en a e? te? le mai^tre. Il y a deux hommes tre`s-distincts dans Fre? de? ric II: un Allemand par la nature, et un
Franc? ais par l'e? ducation.
Tout ce que l'Allemand a fait dans un
royaume allemand y a laisse? des traces durables; tout ce que le
Franc? ais a tente? n'a point germe? d'une manie`re fe? conde. Fre? de? ric II e? tait forme? par la philosophie franc? aise du dix-
huitie`me sie`cle : cette philosophie fait du mal aux nations , lors-
qu'elle tarit en elles la source de l'enthousiasme ; mais quand il
existe telle chose qu'un monarque absolu, il est a` souhaiter que
des principes libe? raux tempe`rent en lui l'action du despotisme.
Fre? de? ric introduisit la liberte? de penser dans le nord de l'Alle-
magne; la re? formation y avait amene? l'examen, mais non pas la
tole? rance; et, par un contraste singulier, on ne permettait
d'examinerqu'en prescrivantimpe? rieusement d'avance le re? sultat
de cet examen. Fre? de? ric mit en honneur la liberte? de parler et
d'e? crire, soit par ces plaisanteries piquantes et spirituelles qui
ont tant de pouvoir sur leshommes quand elles viennentd'un
roi, soit par son exemple, plus puissant encore; car il ne punit
jamais ceux qui disaient ou imprimaientdu mal de lui, et il mon-
tra dans presque toutes ses actions la philosophie dont il pro-
fessait les principes. Il e? tablit dans l'administration un ordre et une e? conomiequi ont fait la force inte? rieure de la Prusse, malgre?
tous ses de? savantages naturels. Il n'est point de roi qui se soit
montre? aussi simple que lui dans sa vie prive? e, et me^me dans sa
cour: il se croyait charge? de me? nager, autant qu'il e? tait possi-
ble, l'argent de ses sujets. Il avait en toutes choses un sentiment
de justice que les malheurs de sa jeunesse et la durete? de son
pe`re avaient grave? dans son coeur. Ce sentiment est peut-e^tre le
plus rare de tous dans les conque? rants, car ils aiment mieux e^tre J_
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? LA PRUSSE. 77
ge? ne? reux que justes; parce que la justice suppose un rapport
quelconque d'e? galite? avec les autres.
Fre? de? ric avait rendu les tribunaux si inde? pendants, que , pen-
dant sa vie, et sous le re`gne de ses successeurs, on les a vus sou-
vent de? cider en faveur des sujets contre le roi, dans des proce`s
qui tenaient a` des inte? re^ts politiques. Il est vrai qu'il serait pres-
que impossible , en Allemagne, d'introduire l'injustice dans les
tribunaux. Les Allemands sont assez dispose? s a` se faire des sys-
te`mes pour abandonner la politique a` l'arbitraire; mais quand
il s'agit de jurisprudence ou d'administration, on ne peut faire
entrer dans leur te^te d'autres principes que ceux de la justice.
Leur esprit de me? thode, me^me sans parler de la droiture de
leur coeur, re? clame l'e? quite? comme mettant de l'ordre dans tout.
Ne? anmoins, il faut louer Fre? de? ric de sa probite? dans le gouver-
nement inte? rieur de son pays: c'est un de ses premiers titres a`
l'admiration de la poste? rite? .
Fre? de? ric n'e? tait point sensible, mais il avait de la bonte? ; or,
les qualite? s universelles sont celles qui conviennent le mieux aux
souverains. Ne? anmoins, cette bonte? de Fre? de? ric e? tait inquie? tante
comme celle du lion, et l'on sentait la griffe du pouvoir, me^me
au milieu de la gra^ce et de la coquetterie de l'esprit le plus ai-
mable. Les hommes d'un caracte`re inde? pendant ont eu de la
peine a` se soumettre a` la liberte? que ce mai^tre croyait donner,
a` la familiarite? qu'il croyait permettre; et, tout en l'admirant,
ils sentaient qu'ils respiraient mieux loin de lui.
Le grand malheur de Fre? de? ric fut de n'avoir point assez de
respect pour la religion ni pour les moeurs. Ses gou^ts e? taient cy-
niques. Bien que l'amour de la gloire ait donne? de l'e? le? vation a`
ses pense? es, sa manie`re licencieuse de s'exprimer sur les objets
les plus sacre? s e? tait cause que ces vertus me^mes n'inspiraient
pas de confiance: on en jouissait, on les approuvait, mais on les
croyait un calcul. Tout semblait devoir e^tre de la politique dans
Fre? de? ric; ainsi donc, ce qu'il faisait de bien rendait l'e? tat du
pays meilleur, mais ne perfectionnait pas la moralite? de la na-
tion. Il affichait l'incre? dulite? , et se moquait de la vertu des
femmes: et rien ne s'accordait moins avec le caracte`re allemand
que cette manie`re depenser. Fre? de? ric, en affranchissant ses 7.
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? 78 LA l'UUSSE.
sujets de ce qu'il appelait les pre? juge? s, e? teignait en eux le patrio-
tisme: car, pour s'attacher aux pays naturellement sombres et
ste? riles, il faut qu'il y re`gne des opinions et des principes d'une
grande se? ve? rite? . Dans ces contre? es sablonneuses, ou` la terre ne
produit que des sapins et des bruye`res, la force de l'homme
consiste dans son a^me; et si vous lui o^tez ce qui fait la vie de
cette a^me, les sentiments religieux, il n'aura plus que du de? gou^t
pour sa triste patrie.
Le penchant de Fre? de? ric pour la guerre peut e^tre excuse? par
de grands motifs politiques. Son royaume, tel qu'il le rec? ut de
son pe`re, ne pouvait subsister, et c'est presque pour le conser-
ver qu'il l'agrandit. Il avait deux millions et demi de sujets en
arrivant au tro^ne, il en laissa six a` sa mort.
Le besoin qu'il avait de l'arme? e l'empe^cha d'encourager dans
la nation un esprit public dont l'e? nergie et l'unite? fussent impo-
santes. Le gouvernement de Fre? de? ric e? tait fonde? sur la force
militaire et la justice civile: il les conciliait l'une et l'autre par
sa sagesse; mais il e? tait difficile de me^ler ensemble deux esprits
d'une nature si oppose? e. Fre? de? ricvoulait que ses soldats fussent
des machines militaires, aveugle? ment soumises, et que ses sujets
fussent des citoyens e? claire? s capables de patriotisme. Il n'e? tablit
point dans les villes de Prusse des autorite? s secondaires, des
municipalite? s telles qu'il en existait dans le reste de l'Allema-
gne, de peur que l'action imme? diate du service militaire ne pu^t e^tre arre^te? e par elles: et cependant il souhaitait qu'il y eu^t assez
d'esprit de liberte? dans son empire pour que l'obe? issance y paru^t
volontaire. Il voulait que l'e? tat militaire fu^t le premier de tous,
puisque c'e? tait celui qui lui e? tait le plus ne? cessaire; mais il aurait
de? sire? que l'e? tat civil se mainti^nt inde? pendant a` co^te? de la force.
Fre? de? ric, enfin, voulait rencontrer partout des appuis, mais
nulle part des obstacles.
L'amalgame merveilleux de toutes les classes de la socie? te? ne s'obtient gue`re que par l'empire de la loi, la me^me pour tous. Un homme peut faire marcher ensemble des e? le? ments oppose? s, mais << a` sa mort ils se se? parent ? >>. L'ascendant de Fre? de? ric, entretenuar la sagesse de ses successeurs, s'est manifeste? quelque temps
1 Supprime? par la censure.
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