La
récente
découverte d'un grand amour de Michel-Ange
pour une femme est un fait nouveau qui mériterait à l'ami de Léon X
le bénéfice d'une instance en révision posthume.
pour une femme est un fait nouveau qui mériterait à l'ami de Léon X
le bénéfice d'une instance en révision posthume.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
Mais les autres.
Ah! c'est à vous rendre enragée. Qu'est-ce que vous voulez, moi je
n'ai plus vingt ans. Quand j'étais jeune, on me disait qu'il fallait
savoir s'ennuyer, je me forçais, mais maintenant, ah! non, c'est plus
fort que moi, j'ai l'âge de faire ce que je veux, la vie est trop
courte; m'ennuyer, fréquenter des imbéciles, feindre, avoir l'air de
les trouver intelligents. Ah! non, je ne peux pas. Allons, voyons,
Brichot, il n'y a pas de temps à perdre. » «J'y vais, Madame, j'y
vais», finit par dire Brichot comme le Général Deltour s'éloignait.
Mais d'abord l'universitaire me prit un petit instant à part: «Le
Devoir moral, me dit-il, est moins clairement impératif que ne
l'enseignent nos Éthiques. Que les cafés théosophiques et les
brasseries Kantiennes en prennent leur parti, nous ignorons
déplorablement la nature du Bien. Moi-même qui, sans nulle vantardise,
ai commenté pour mes élèves, en toute innocence, la philosophie du
prénommé Emmanuel Kant, je ne vois aucune indication précise pour le
cas de casuistique mondaine devant lequel je suis placé, dans cette
critique de la Raison pratique où le grand défroqué du protestantisme
platonisa à la mode de Germanie pour une Allemagne pré-historiquement
sentimentale et aulique, à toutes fins utiles d'un mysticisme
poméranien. C'est encore le «Banquet», mais donné cette fois à
Kœnisberg, à la façon de là-bas, indigeste et assaisonné avec
choucroute et sans gigolos. Il est évident d'une part que je ne puis
refuser à notre excellente hôtesse le léger service qu'elle me
demande, en conformité pleinement orthodoxe avec la morale
traditionnelle. Il faut éviter, avant toute chose, car il n'y en a pas
beaucoup qui fasse dire plus de sottises, de se laisser piper avec des
mots. Mais enfin n'hésitons pas à avouer que si les mères de famille
avaient part au vote, le Baron risquerait d'être lamentablement
blackboulé comme professeur de vertu. C'est malheureusement avec le
tempérament d'un roué qu'il suit sa vocation de pédagogue; remarquez
que je ne dis pas du mal du Baron; ce doux homme qui sait découper un
rôti comme personne, possède avec le génie de l'anathème, des
trésors de bonté. Il peut être amusant comme un pitre supérieur,
alors qu'avec tel de mes confrères, académicien, s'il vous plait, je
m'ennuie, comme dirait Xénophon, à 100 drachmes l'heure. Mais je
crains qu'il n'en dépense à l'égard de Morel un peu plus que la saine
morale ne commande, et sans savoir dans quelle mesure le jeune pénitent
se montre docile ou rebelle aux exercices spéciaux que son catéchiste
lui impose en manière de mortification, il n'est pas besoin d'être
grand clerc pour savoir que nous pécherions, comme dit l'autre, par
mansuétude à l'égard de ce Rose-Croix qui semble nous venir de
Pétrone, après avoir passé par Saint-Simon, si nous lui accordions
les yeux fermés, en bonne et due forme, le permis de sataniser. Et
pourtant, en occupant cet homme pendant que Mme Verdurin, pour le bien
du pécheur et bien justement tentée par une telle cure, va--en parlant
au jeune étourdi sans ambages--lui retirer tout ce qu'il aime, lui
porter peut-être un coup fatal, il me semble que je l'attire comme qui
dirait dans un guet-à-pens et je recule comme devant une manière de
lâcheté. » Ceci dit, il n'hésita pas à la commettre, et le prenant
par le bras: «Allons, Baron, si nous allions fumer une cigarette, ce
jeune homme ne connaît pas encore toutes les merveilles de l'Hôtel. »
Je m'excusai en disant que j'étais obligé de rentrer. «Attendez
encore un instant, dit Brichot. Vous savez que vous devez me ramener et
je n'oublie pas votre promesse. » «Vous ne voulez vraiment pas que je
vous fasse sortir l'argenterie, rien ne serait plus simple, me dit M. de
Charlus. Comme vous me l'avez promis, pas un mot de la question
décoration à Morel. Je veux lui faire la surprise de le lui annoncer
tout à l'heure quand on sera un peu parti, bien qu'il dise que ce n'est
pas important pour un artiste, mais que son oncle le désire (je rougis
car, pensai-je, par mon grand-père les Verdurin savaient qui était
l'oncle de Morel). Alors, vous ne voulez pas que je vous fasse sortir
les plus belles pièces, me dit M. de Charlus. Du reste vous les
connaissez, vous les avez vues dix fois à la Raspelière. Je n'osai pas
lui dire que ce qui eût pu m'intéresser, ce n'était pas le médiocre
d'une argenterie bourgeoise même la plus riche, mais quelque spécimen,
fût-ce seulement sur une belle gravure, de celle de Mme Du Barry.
J'étais beaucoup trop préoccupé--et ne l'eussé-je pas été par
cette révélation relative à la venue de Mlle Vinteuil--toujours, dans
le monde, beaucoup trop distrait et agité pour arrêter mon attention
sur des objets plus ou moins jolis. Elle n'eût pu être fixée que par
l'appel de quelque réalité s'adressant à mon imagination, comme eût
pu le faire ce soir une vue de cette Venise à laquelle j'avais tant
pensé l'après-midi, ou quelque élément général, commun à
plusieurs apparences et plus vrai qu'elles, qui, de lui-même,
éveillait toujours en moi un esprit intérieur et habituellement
ensommeillé, mais dont la remontée à la surface de ma conscience me
donnait une grande joie. Or comme je sortais du salon appelé salle de
théâtre, et traversais avec Brichot et M. de Charlus les autres
salons, en retrouvant transposés au milieu d'autres certains meubles
vus à la Raspelière et auxquels je n'avais prêté aucune attention,
je saisis entre l'arrangement de l'hôtel et celui du château un
certain air de famille, une identité permanente et je compris Brichot
quand il me dit en souriant: «Tenez, voyez-vous ce fond de salon, cela
du moins peut à la rigueur vous donner l'idée de la rue Montalivet, il
y a vingt-cinq ans. » À son sourire, dédié au salon défunt qu'il
revoyait, je compris que ce que Brichot, peut-être sans s'en rendre
compte, préférait dans l'ancien salon, plus que les grandes fenêtres,
plus que la gaie jeunesse des Patrons et de leurs fidèles, c'était
cette partie irréelle (que je dégageais moi-même de quelques
similitudes entre la Raspelière et le Quai Conti) de laquelle dans un
salon comme en toutes choses, la partie extérieure, actuelle,
contrôlable pour tout le monde, n'est que le prolongement, c'était
cette partie devenue purement morale, d'une couleur qui n'existait plus
que pour mon vieil interlocuteur, qu'il ne pouvait pas me faire voir,
cette partie qui s'est détachée du monde extérieur, pour se réfugier
dans notre âme, à qui elle donne une plus-value, où elle s'est
assimilée à sa substance habituelle, s'y muant--maisons détruites,
gens d'autrefois, compotiers de fruits des soupers que nous nous
rappelons--en cet albâtre translucide de nos souvenirs duquel nous
sommes incapables de montrer la couleur qu'il n'y a que nous qui voyons,
ce qui nous permet de dire véridiquement aux autres, au sujet de ces
choses passées, qu'ils n'en peuvent avoir une idée, que cela ne
ressemble pas à ce qu'ils ont vu, et ce qui fait que nous ne pouvons
considérer en nous-même sans une certaine émotion, en songeant que
c'est de l'existence de notre pensée que dépend pour quelque temps
encore leur survie, le reflet des lampes qui se sont éteintes et
l'odeur des charmilles qui ne fleuriront plus. Et sans doute par là le
salon de la rue Montalivet faisait, pour Brichot, tort à la demeure
actuelle des Verdurin. Mais d'autre part il ajoutait à celle-ci, pour
les yeux du professeur, une beauté qu'elle ne pouvait avoir pour un
nouveau venu. Ceux de ses anciens meubles qui avaient été replacés
ici, en même arrangement parfois conservé, et que moi-même je
retrouvais de La Raspelière, intégraient dans le salon actuel des
parties de l'ancien qui, par moments, l'évoquaient jusqu'à
l'hallucination et ensuite semblaient presque irréelles d'évoquer au
sein de la réalité ambiante des fragments d'un monde détruit qu'on
croyait voir ailleurs. Canapé surgi du rêve entre les fauteuils
nouveaux et bien réels, petites chaises revêtues de soie rose, tapis
broché de table à jeu élevé à la dignité de personne depuis que
comme une personne il avait un passé, une mémoire, gardant dans
l'ombre froide du Quai Conti la haie de l'ensoleillement par les
fenêtres de la rue Montalivet, (dont il connaissait l'heure aussi bien
que Mme Verdurin elle-même) et par les baies des portes vitrées de
Doville où on l'avait amené et où il regardait tout le jour au-delà
du jardin fleuri la profonde vallée, en attendant l'heure où Cottard
et le flûtiste feraient ensemble leur partie; bouquet de violettes et
de pensées au pastel, présent d'un grand artiste ami, mort depuis,
seul fragment survivant d'une vie disparue sans laisser de traces,
résumant un grand talent et une longue amitié, rappelant son regard
attentif et doux, sa belle main grasse et triste pendant qu'il peignait;
incohérent et joli désordre des cadeaux de fidèles, qui ont suivi
partout la maîtresse de la maison et ont fini par prendre l'empreinte
et la fixité d'un trait de caractère, d'une ligne de la destinée;
profusion de bouquets de fleurs, de boîtes de chocolat qui
systématisait ici comme là-bas son épanouissement suivant un mode de
floraison identique; interpolation curieuse des objets singuliers et
superflus qui ont encore l'air de sortir de la boîte où ils ont été
offerts et qui restent toute la vie ce qu'ils ont été d'abord, des
cadeaux du Premier Janvier; tous ces objets enfin qu'on ne saurait
isoler des autres, mais qui pour Brichot, vieil habitué des fêtes des
Verdurin, avaient cette patine, ce velouté des choses auxquelles, leur
donnant une sorte de profondeur, vient s'ajouter leur double spirituel;
tout cela éparpillait, faisait chanter devant lui comme autant de
touches sonores qui éveillaient dans son cœur des ressemblances
aimées, des réminiscences confuses qui, à même le salon tout actuel
qu'elles marquetaient çà et là, découpaient, délimitaient, comme
fait par un beau jour un cadre de soleil sectionnant l'atmosphère, les
meubles et les tapis, et la poursuivant d'un coussin à un
porte-bouquets, d'un tabouret au relent d'un parfum, d'un mode
d'éclairage à une prédominance de couleurs, sculptaient, évoquaient,
spiritualisaient, faisaient vivre une forme qui était comme la figure
idéale, immanente à leurs logis successifs, du salon des Verdurin.
«Nous» allons tâcher, me dit Brichot à l'oreille, de mettre le Baron
sur son sujet favori. Il y est prodigieux. » D'une part je désirais
pouvoir tâcher d'obtenir de M. de Charlus les renseignements relatifs
à la venue de Mlle Vinteuil et de son amie. D'autre part, je ne voulais
pas laisser Albertine seule trop longtemps, non qu'elle pût (incertaine
de l'instant de mon retour d'ailleurs à des heures pareilles où une
visite venue pour elle ou bien une sortie d'elle eussent été trop
remarquées) faire un mauvais usage de mon absence) mais pour qu'elle ne
la trouvât pas trop prolongée. Aussi dis-je à Brichot et à M. de
Charlus que je ne les suivais pas pour longtemps. «Venez tout de même,
me dit le Baron, dont l'excitation mondaine commençait à tomber, mais
qui éprouvait ce besoin de prolonger, de faire durer les entretiens,
que j'avais déjà remarqué chez la Duchesse de Guermantes aussi bien
que chez lui, et qui, tout en étant particulier à cette famille,
s'étend, plus généralement à tous ceux qui, n'offrant à leur
intelligence d'autre réalisation que la conversation, c'est-à-dire une
réalisation imparfaite, restent inassouvis même après des heures
passées ensemble et se suspendent de plus en plus avidement à
l'interlocuteur épuisé, dont ils réclament, par erreur, une satiété
que les plaisirs sociaux sont impuissants à donner. «Venez, reprit-il,
n'est-ce pas, voilà le moment agréable des fêtes, le moment où tous
les invités sont partis, l'heure de Doña Sol; espérons que celle-ci
finira moins tristement. Malheureusement vous êtes pressé, pressé
probablement d'aller faire des choses que vous feriez mieux de ne pas
faire. Tout le monde est toujours pressé, et on part au moment où on
devrait arriver. Nous sommes là comme les philosophes de Couture, ce
serait le moment de récapituler la soirée, de faire ce qu'on appelle
en style militaire la critique des opérations. On demanderait à Mme
Verdurin de nous faire apporter un petit souper auquel on aurait soin do
ne pas l'inviter, et on prierait Charlie--toujours Hernani--de jouer
pour nous seuls le sublime adagio, Est-ce assez beau cet adagio! Mais
où est-il le jeune violoniste, je voudrais, pourtant le féliciter,
c'est le moment des attendrissements et des embrassades. Avouez Brichot
qu'ils ont joué comme des Dieux, Morel surtout. Avez-vous remarqué le
moment où la mèche se détache? Ah! bien alors, mon cher, vous n'avez
rien vu. On a eu un _fa dièze_ qui peut faire mourir de jalousie
Enesco, Capet et Thibaut; j'ai beau être très calme, je vous avoue
qu'à une sonorité pareille, j'avais le cœur tellement serré que je
retenais mes sanglots. La salle haletait; Brichot, mon cher, s'écria le
Baron en secouant violemment l'universitaire par le bras, c'était
sublime. Seul le jeune Charlie gardait une immobilité de pierre, on ne
le voyait même pas respirer, il avait l'air d'être comme ces choses du
monde inanimé dont parle Théodore Rousseau, qui font penser, mais ne
pensent pas. Et alors, tout d'un coup, s'écria M. de Charlus avec
emphase et eu mimant comme un coup de théâtre, alors. . . la Mèche! Et
pendant ce temps là, gracieuse petite contredanse de l'allegro vivace.
Vous savez, cette mèche a été le signe de la révélation, même pour
les plus obtus. La princesse de Taormine, sourde jusque-là, car il
n'est pas pire sourdes que celles qui ont des oreilles pour ne pas
entendre, la Princesse de Taormine, devant l'évidence de la mèche
miraculeuse, a compris que c'était de la musique et qu'on ne
jouerait pas au poker. Oh! ça a été un moment bien solennel. »
«Pardonnez-moi, Monsieur, de vous interrompre dis-je, à M. de Charlus
pour l'amener au sujet qui m'intéressait, vous me disiez que la fille
de l'auteur devait venir. Cela m'aurait beaucoup intéressé. Est-ce que
vous êtes certain qu'on comptait sur elle? » «Ah! je ne sais, pas. »
M. de Charlus obéissait ainsi, peut-être sans le vouloir, à cette
consigne universelle qu'on a de ne pas renseigner les jaloux, soit pour
se montrer absurdement «bon camarade», par point, d'honneur, et la
détestât-on, envers celle qui l'excite, soit par méchanceté pour
elle en devinant que la jalousie ne ferait que redoubler l'amour, soit
par ce besoin d'être désagréable aux autres qui consiste â dire la
vérité à la plupart des hommes, mais aux jaloux à la leur taire,
l'ignorance augmentant leur supplice, du moins à ce qu'on se figure, et
pour faire de la peine aux gens on se guide d'après ce qu'on croit
soi-même, peut-être à tort, le plus douloureux. «Vous savez,
reprit-il, ici, c'est un peu la maison des exagérations, ce sont des
gens charmants, mais enfin on aime bien amorcer, des célébrités d'un
genre ou d'un autre. Mais vous n'avez pas l'air bien et vous, allez
avoir froid dans cette pièce si humide, dit-il en poussant près de moi
une chaise. Puisque vous êtes souffrant, il faut faire attention, je
vais aller vous chercher votre pelure. Non, n'y allez pas vous-même,
vous vous perdrez et vous aurez froid. Voilà comme on fait des
imprudences, vous, n'avez pourtant pas quatre ans, il vous faudrait une
vieille bonne comme moi pour vous soigner. » «Ne vous dérangez pas,
Baron, j'y vais,» dit Brichot, qui s'éloigna aussitôt ne se rendant
peut-être pas exactement compte de l'amitié très vive que M. de
Charlus avait pour moi et des rémissions charmantes de simplicité et
de dévouement que comportaient ses crises délirantes de grandeur et de
persécution, il avait craint que M. de Charlus, que Mme Verdurin avait
confié comme un prisonnier à sa vigilance, eût cherché simplement,
sous le prétexte de demander mon par-dessus, à rejoindre Morel et fît
manquer ainsi le plan de la patronne.
Cependant Ski s'était assis au piano où personne ne lui avait demandé
de se mettre et se composant--avec un froncement souriant des sourcils,
un regard lointain et une légère grimace de la bouche--ce qu'il
croyait être un air artiste, insistait auprès de Morel pour que
celui-ci jouât quelque chose de Bizet. «Comment, vous n'aimez pas
cela, ce côté gosse de la musique de Bizet. Mais, mon cher, dit-il
avec ce roulement d'r qui lui était particulier, c'est ravissant. »
Morel qui n'aimait pas Bizet, le déclara avec exagération et (comme il
passait dans le petit clan pour avoir, ce qui était vraiment
incroyable, de l'esprit), Ski, feignant de prendre les diatribes du
violoniste pour des paradoxes, se mit à rire. Son rire n'était pas,
comme celui de M. Verdurin, l'étouffement d'un fumeur. Ski prenait
d'abord un air fin, puis laissait échapper comme malgré lui un seul
son de rire, comme un premier appel de cloches, suivi d'un silence où
le regard fin semblait examiner à bon escient la drôlerie de ce qu'on
disait, puis une seconde cloche de rire s'ébranlait et c'était
bientôt un hilare angélus.
Je dis à M. de Charlus mon regret que M. Brichot se fût dérangé.
«Mais non, il est très content, il vous aime beaucoup, tout le monde
vous aime beaucoup. On disait l'autre jour: mais on ne le voit plus, il
s'isole! D'ailleurs c'est un si brave homme que Brichot», continua M.
de Charlus qui ne se doutait sains doute pas en, voyant la i manière
affectueuse et franche dont lui parlait le professeur de Morale, qu'en
son absence, il ne se gênait pas pour dauber sur lui. «C'est un homme
d'une grande'valeur, qui sait énormément et, cela ne l'a pas racorni,
n'a pas fait de lui un rat de bibliothèque comme tant d'autres qui
sentent l'encre. Il a gardé une largeur de vues, une tolérance, rares
chez ses, pareils. Parfois en voyant comme il comprend la vie, comme il
sait rendre à chacun avec grâce ce qui lui est dû, on se demande où
un simple petit professeur de Sorbonne, un ancien régent de collège a
pu apprendre tout cela. J'en suis moi-même étonné. » Je l'étais
davantage en voyant la conversation de ce Brichot, que le moins raffiné
des convives de Mme de Guermantes eût trouvé si bête et si lourd,
plaire, au plus difficile de tous, M. de Charlus. Mais, à ce résultat
avaient, collaboré, entre autres influences, distinctes d'ailleurs,
celles en vertu desquelles Swann, d'une part, s'était plu si longtemps
dans le petit clan, quand il était amoureux d'Odette, et d'autre part,
lorsqu'il fut marié, trouva, agréable Mme Bontemps qui feignant
d'adorer le ménage Swann, venait, tout le temps voir la femme et se
délectait aux histoires du mari. Comme un écrivain donne, la palme de
l'intelligence, non pas à l'homme le plus intelligent, mais au viveur
faisant une réflexion hardie et tolérante sur la passion d'un homme
pour une femme, réflexion qui fait que la maîtresse bas-bleu de
l'écrivain s'accorde avec lui pour trouver que de tous les gens qui
viennent chez elle le moins bête est encore ce vieux beau, qui a
l'expérience des choses de l'amour, de même M. de Charlus trouvait
plus intelligent que, ses autres amis, Brichot, qui non seulement était
aimable pour Morel, mais cueillait à propos dans les philosophes grecs,
les poètes latins, les conteurs orientaux, des textes qui décoraient
le goût du Baron d'un florilège étrange et charmant. Mi de Charlus
était arrivé à cet âge où un Victor Hugo aime à s'entourer surtout
de Vacqueries et de Meurices. Il préférait à tous, ceux qui
admettaient son point de vue sur la vie. «Je le vois beaucoup,
ajouta-t-il d'une voix piaillante et cadencée, sans qu'un mouvement de
ses lèvres fît bouger son masque grave et enfariné sur lequel
étaient à dessein abaissées ses paupières d'ecclésiastique. Je vais
à ses cours, cette atmosphère de quartier latin me change, il y a une
adolescence studieuse, pensante, de jeunes bourgeois plus intelligents,
plus instruits que n'étaient, dans un autre milieu, mes camarades.
C'est autre chose, que vous connaissez probablement mieux que moi, ce
sont de jeunes _bourgeois_», dit-il en détachant le mot qu'il fit
précéder de plusieurs b, et en le soulignant par une sorte d'habitude
d'élocution, correspondant elle-même à un goût des nuances dans le
passé, qui lui était propre, mais peut-être aussi pour ne pas
résister au plaisir de me témoigner quelque insolence. Celle-ci ne
diminua en rien la grande et affectueuse pitié que m'inspirait M. de
Charlus (depuis que Mme Verdurin avait dévoilé son dessein devant
moi), m'amusa seulement, et, même en une circonstance où je ne me
fusse pas senti pour lui tant de sympathie, ne m'eût pas froissé. Je
tenais de ma grand'mère d'être dénué d'amour-propre à un degré qui
ferait aisément manquer de dignité. Sans doute je ne m'en rendais
guère compte et à force d'avoir entendu depuis le collège les plus
estimés de mes camarades ne pas souffrir qu'on leur manquât, ne pas
pardonner un mauvais procédé, j'avais fini par montrer dans mes
paroles et dans mes actions une seconde nature qui était assez fière.
Elle passait même pour l'être extrêmement, parce que, n'étant
nullement peureux, j'avais facilement des duels, dont je diminuais
pourtant le prestige moral, en m'en moquant moi-même, ce qui persuadait
aisément qu'ils étaient ridicules, mais la nature que nous refoulons
n'en habite pas moins en nous. C'est ainsi que parfois, si nous lisons
le chef-d'œuvre nouveau d'un homme de génie, nous y retrouvons avec
plaisir toutes celles de nos réflexions que nous avions méprisées,
des gaietés, des tristesses que nous avions contenues, tout un monde de
sentiments dédaignés par nous et dont le livre où nous le
reconnaissons nous apprend subitement la valeur. J'avais fini par
apprendre de l'expérience de la vie, qu'il était mal de sourire
affectueusement quand quelqu'un se moquait de moi et de ne pas lui en
vouloir. Mais cette absence d'amour-propre et de rancune, si j'avais
cessé de l'exprimer jusqu'à en être arrivé à ignorer à peu près
complètement qu'elle existât chez moi, n'en était pas moins le milieu
vital primitif dans lequel je baignais. La colère et la méchanceté ne
me venaient que de toute autre manière, par crises furieuses. De plus
le sentiment de la justice m'était inconnu jusqu'à une complète
absence de sens moral. J'étais au fond de mon cœur tout acquis à
celui qui était le plus faible et qui était malheureux. Je n'avais
aucune opinion sur la mesure dans laquelle le bien et le mal pouvaient
être engagés dans les relations de Morel et de M. de Charlus, mais
l'idée des souffrances qu'on préparait à M. dé Charlus m'était
intolérable. J'aurais voulu le prévenir, ne savais comment le faire:
«La vue de tout ce petit monde laborieux est fort plaisante pour un
vieux trumeau comme moi. Je ne les connais pas,» ajouta-t-il en levant
la main, d'un air de réserve,--pour me pas avoir l'air de se vanter,
pour attester sa pureté et ne pas faire planer de soupçon sur celle
des étudiants,--«mais ils sont très polis, ils vont souvent jusqu'à
me garder une place comme je suis un très vieux monsieur. Mais si, mon
cher, ne protestez pas, j'ai plus de quarante ans, dit le Baron, qui
avait dépassé la soixantaine. Il fait un peu chaud dans cet
amphithéâtre où parle Brichot, mais c'est toujours intéressant. »
Quoique le Baron aimât mieux être mêlé à la jeunesse des écoles,
voire bousculé par elle, quelquefois, pour lui épargner les longues
attentes, Brichot le faisait entrer avec lui. Brichot avait beau être
chez lui à la Sorbonne, au moment où l'appariteur chargé de chaînes
le précédait et où s'avançait le maître admiré de la jeunesse, il
ne pouvait retenir une certaine timidité, et tout en désirant profiter
de cet instant où il se sentait si considérable pour témoigner de
l'amabilité à Charlus, il était tout de même un peu gêné; pour que
l'appariteur le laissât passer, il lui, disait, d'une voix factice et
d'un air affairé: «Vous me suivez Baron, on vous placera», puis, sans
plus s'occuper, de lui, pour faire son entrée, s'avançait seul
allègrement dans le couloir. De chaque côté, une double haie de
jeunes professeurs le saluait; Brichot, désireux de ne pas avoir l'air
de poser pour ces jeunes gens aux yeux de qui il se savait un grand
pontife, leur envoyait mille clins d'œil, mille hochements de tête de
connivence, auxquels son souci de rester martial et bon Français,
donnait l'air d'une sorte d'encouragement cordial d'un vieux grognard
qui dit: «Nom de Dieu on saura se battre. » Puis les applaudissements
des élèves éclataient, Brichot tirait parfois de cette présence de
M. de Charlus à ses cours l'occasion de faire un plaisir, presque de
rendre des politesses. Il disait à quelque parent, ou à quelqu'un de
ses amis bourgeois: «Si cela pouvait amuser votre femme ou votre fille,
je vous préviens que le Baron de Charlus, prince d'Agrigente, le
descendant des Condé, assistera à mon cours. C'est un souvenir à
garder que d'avoir vu un des derniers descendants de notre aristocratie
qui ait du type. --Si elles sont là, elles le reconnaîtront à ce qu'il
sera placé à côté de ma chaise. D'ailleurs ce sera le seul, un homme
fort, avec des cheveux blancs, la moustache noire, et la médaille
militaire. » «Ah! je vous remercie, disait le père. » Et quoique sa
femme eût à faire, pour ne pas désobliger Brichot, il la forçait à
aller à ce cours, tandis que la jeune fille, incommodée par la chaleur
et la foule, dévorait pourtant curieusement des yeux le descendant de
Condé, tout en s'étonnant qu'il ne portât pas de fraise et
ressemblât aux hommes de nos jours. Lui cependant n'avait pas d'yeux
pour elle, mais plus d'un étudiant qui ne savait pas qui il était,
s'étonnait de son amabilité, devenait important et sec, et le Baron
sortait plein de rêves et de mélancolie. «Pardonnez-moi de revenir à
mes moutons, dis-je rapidement à M. de Charlus, en entendant le pas de
Brichot, mais pourriez-vous me prévenir par un pneumatique si vous
appreniez que Mlle Vinteuil ou son amie dussent venir à Paris, en me
disant exactement la durée de leur séjour, et sans dire à personne
que je vous l'ai demandé. » Je ne croyais plus guère qu'elle eût dû
venir, mais je voulais ainsi me garer pour l'avenir. «Oui, je ferai ça
pour vous, d'abord parce que je vous dois une grande reconnaissance. En
acceptant pas autrefois ce que je vous étais proposé, vous m'avez, à
vos dépens, rendu un immense service, vous m'avez laissé ma liberté.
Il est vrai que je l'ai abdiquée d'une autre manière, ajouta-t-il d'un
ton mélancolique où perçoit le désir de faire des confidences; il y
a là ce que je considère toujours comme le fait majeur, toute une
réunion de circonstances que vous avez négligé de faire tourner à
votre profit, peut-être parce que la destinée vous a averti à cette
minute précise de ne pas contrarier ma Voie. Car toujours l'homme
s'agite et Dieu le mène. Qui sait si le jour où nous sommes sortis
ensemble de chez Mme de Villeparisis, vous aviez accepté, peut-être
bien des choses qui se sont passées depuis, n'auraient jamais eu
lieu. » Embarrassé, je fis dériver la conversation en m'emparant, du
nom de Mme de Villeparisis et je cherchai à savoir de lui, si qualifié
à tous égards, pour quelles raisons Mme de Villeparisis semblait tenue
à l'écart par le monde aristocratique. Non seulement il ne me donna
pas la solution de ce petit problème mondain, mais il ne me parut même
pas le connaître. Je compris alors que la situation de Mme de
Villeparisis, si elle devait plus tard paraître grande à la
postérité, et même du vivant de la Marquise, à l'ignorante roture,
n'avait, pas paru moins grande tout à fait à l'autre extrémité du
monde, à celle qui touchait Mme de Villeparisis, aux Guermantes.
C'était leur tante, ils voyaient surtout la naissance, les alliances,
l'importance gardée dans leur famille par l'ascendant sur telle ou
telle belle-sœur. Ils voyaient cela moins côté monde que côté
famille, Or celui-ci était plus brillant pour Mme de Villeparisis que
je n'avais cru. J'avais été frappé en apprenant que le nom de
Villeparisis était faux. Mais il est d'autres exemples de grandes dames
ayant fait un mariage inégal et ayant gardé une situation
prépondérante. M. de Charlus commença par m'apprendre que Mme de
Villeparisis était la nièce de la fameuse Duchesse de ***, la personne
la plus célèbre de la grande aristocratie pendant la monarchie de
Juillet, mais qui n'avait pas voulu fréquenter le Roi Citoyen et sa
famille. J'avais tant désiré avoir des récits sur cette Duchesse! Et
Mme de Villeparisis, la bonne Mme de Villeparisis, aux joues qui me
représentaient des joues de bourgeoise, Mme de Villeparisis qui
m'envoyait tant de cadeaux et que j'aurais si facilement pu voir tous
les jours, Mme de Villeparisis était sa nièce élevée par elle, chez
elle, à l'Hôtel de ***. «Elle demandait au Duc de Doudeauville, me
dit M. de Charlus, en parlant des trois sœurs, laquelle des trois
sœurs préférez-vous? » Et Doudeauville ayant dit: «Mme de
Villeparisis», la Duchesse de *** lui répondit «cochon! » Car la
Duchesse était très _spirituelle_», dit M. de Charlus en donnant au
mot l'importance et la prononciation d'usage chez les Guermantes. Qu'il
trouvât d'ailleurs que le mot fut si «spirituel», je ne m'en étonnai
pas, ayant, dans bien d'autres occasions, remarqué la tendance
centrifuge, objective des hommes qui les pousse à abdiquer, quand ils
goûtent l'esprit des autres, les sévérités qu'ils auraient pour le
leur, et à observer, à noter précieusement, ce qu'ils dédaigneraient
de créer. «Mais qu'est-ce qu'il a, c'est mon pardessus qu'il apporte,
dit-il en voyant que Brichot avait si longtemps cherché pour un tel
résultat. J'aurais mieux fait d'y aller moi-même. Enfin vous allez le
mettre sur vos épaules. Savez-vous que c'est très compromettant, mon
cher, c'est comme de boire dans le même verre, je saurai vos-pensées.
Mais non, pas comme ça, voyons, laissez-moi faire», et tout en me
mettant son paletot, il me le collait contre les épaules, me le montait
le long du cou, relevait le collet de sa main frôlait mon menton, en
s'excusant. --«À son âge, ça ne sait pas mettre une couverture, il
faut le bichonner, j'ai manqué ma vocation, Brichot, j'étais né pour
être bonne d'enfants». Je voulais m'en aller, mais M. de Charlus ayant
manifesté l'intention d'aller chercher Morel, Brichot nous retint tous
les deux. D'ailleurs la certitude qu'à la maison je retrouverais
Albertine, certitude égale à celle que dans l'après-midi j'avais
qu'Albertine rentrât du Trocadéro, me donnait en ce moment aussi peu
d'impatience de la voir que j'avais eu le même jour tandis que j'étais
assis au piano, après que Françoise m'eût téléphoné. Et c'est ce
calme qui me permit chaque fois qu'au cours de cette conversation je
voulus me lever, d'obéir à l'injonction de Brichot qui craignait que
mon départ empêchât Charlus de rester jusqu'au moment où Mme
Verdurin viendrait nous appeler. «Voyons, dit-il au Baron, restez un
peu avec-nous, vous lui donnerez l'accolade tout à l'heure», ajouta
Brichot en fixant sur moi son œil presque mort auquel les nombreuses
opérations qu'il avait subies avait fait recouvrer un peu de vie, mais
qui n'avait plus pourtant la mobilité nécessaire à l'expression
oblique de la malignité. «L'accolade, est-il bête! s'écria le Baron
d'un ton aigu et ravi. Mon cher, je vous dis qu'il se croit toujours à
une distribution de prix, il rêve de ses petits élèves. Je me demande
s'il ne couche pas avec. »--«Vous désirez voir Mlle Vinteuil, me dit
Brichot, qui avait entendu la fin de notre conversation. Je vous promets
de vous avertir si elle vient, je le saurai par Verdurin», car il
prévoyait sans doute que le Baron risquait fort d'être de façon
imminente exclu du petit clan. «Eh bien, vous me croyez donc moins bien
que vous avec Mme Verdurin, dit M. de Charlus, pour être rensigné sur
la venue de ces personnes d'une terrible réputation. Vous savez que
c'est archi-connu. Mme Verdurin a tort de les laisser venir, c'est bon
pour les milieux interlopes. Elles sont amies de toute une bande
terrible. Tout ça doit se réunir dans des endroits affreux. » À
chacune de ces paroles, ma souffrance s'accroissait d'une souffrance
nouvelle, changeant de forme. «Certes non pas, je ne me crois pas mieux
que vous avec Mme Verdurin, proclama Brichot en ponctuant les mots»,
car il craignait d'avoir éveillé les soupçons du Baron. Et comme il
voyait que je voulais prendre congé, voulant me retenir par l'appât du
divertissement promis: «Il y a une chose à quoi le Baron me semble ne
pas avoir songé quand il parle de la réputation de ces deux dames,
c'est qu'une réputation peut être tout à la fois épouvantable et
imméritée. Aussi par exemple, dans la série plus notoire que
j'appellerai parallèle, il est certain que les erreurs judiciaires sont
nombreuses et que l'histoire a enregistré des arrêts de condamnation
pour sodomie flétrissant des hommes illustres qui en étaient tout à
fait innocents.
La récente découverte d'un grand amour de Michel-Ange
pour une femme est un fait nouveau qui mériterait à l'ami de Léon X
le bénéfice d'une instance en révision posthume. L'affaire
Michel-Ange me semble tout indiquée pour passionner les snobs et
mobiliser la Villette, quand une autre affaire où l'anarchie fut bien
portée et devint le péché è la mode de nos bons dilettantes, mais
dont il n'est point permis de prononcer le nom par crainte de querelles,
aura fini son temps. » Depuis que Brichot avait commencé à parler des
réputations masculines, M. de Charlus avait trahi dans tout, son visage
le genre particulier d'impatience qu'on voit à un expert médical ou
militaire quand des gens du monde qui n'y connaissent rien se mettent à
dire des bêtises sur des points de thérapeutique ou de stratégie.
«Vous ne savez pas le premier mot des choses dont vous parlez, finit-il
par dire à Brichot. Citez-moi une seule réputation imméritée. Dites
des noms. Oui, je connais tout, riposta violemment M, de Charlus à une
interruption timide de Brichot, les gens qui ont fait cela autrefois par
curiosité, ou par affection unique pour un ami mort et celui qui,
craignant de s'être trop avancé si vous lui parlez de la beauté d'un
homme, vous répond que c'est du chinois pour lui, qu'il ne sait pas
plus distinguer un homme beau d'un laid, qu'entre deux moteurs d'auto,
comme la mécanique n'est pas dans ses cordes. Tout cela c'est des
blagues. Mon Dieu, remarquez, je ne veux pas dire qu'une réputation
mauvaise (ou ce qu'il est convenu d'appeler ainsi) et injustifiée soit
une chose absolument impossible. C'est tellement exceptionnel, tellement
rare, que pratiquement cela n'existe pas. Cependant moi qui suis un
curieux, un fureteur, j'en ai connu et qui n'étaient pas des mythes.
Oui, au cours de ma vie, j'ai constaté (j'entends scientifiquement
constaté, je ne me paie pas de mots) deux réputations injustifiées.
Elles s'établissent d'habitude grâce à une similitude de noms, ou
d'après certains signes extérieurs, l'abondance des bagues par
exemple, que les gens incompétents s'imaginent absolument être
caractéristiques de ce que vous dites, comme ils croient qu'un paysan
ne dit pas deux mots sans ajouter: jarnignié, ou un anglais: goddam.
C'est de la conversation pour théâtre des boulevards. Ce qui vous
étonnera, c'est que les réputations injustifiées sont les plus
établies aux yeux du public. Vous-même, Brichot, qui mettriez votre
main au feu de la vertu de tel ou tel homme qui vient ici et que les
renseignés connaissent comme le loup blanc, vous devez croire comme
tout le monde à ce qu'on dit de tel homme en vue qui incarne ces
goûts-là pour la masse, alors qu'il n'en est pas pour deux sous. Je
dis pour deux sous, parce que si nous y mettions vingt-cinq louis nous
verrions le nombre des petits saints diminuer jusqu'à zéro. Sans cela
le taux des saints, si vous voyez de la sainteté là dedans, se tient
en règle générale entre 3 et 4 sur 10. » Si Brichot avait transposé
dans le sexe masculin la question des mauvaises réputations, à mon
tour et inversement c'est au sexe féminin et en pensant à Albertine,
que je reportais les paroles de M. de Charlus. J'étais épouvanté par
la statistique, même en tenant compte qu'il devait enfler les chiffres
au gré de ce qu'il souhaitait, et aussi d'après les rapports d'êtres
cancaniers, peut-être menteurs, en tous cas trompés par leur propre
désir qui, s'ajoutant à celui de M. de Charlus, faussait sans doute
les calculs du Baron. «Trois sur dix, s'écria Brichot! En renversant
la proportion, j'aurais eu encore à multiplier par cent le nombre des
coupables. S'il est celui que vous dites, Baron, et si vous ne vous
trompez pas, confessons alors que vous êtes un de ces rares voyants
d'une vérité que personne ne soupçonnait autour d'eux. C'est ainsi
que Barrés a fait, sur la corruption parlementaire, des découvertes
qui ont été vérifiées après coup, comme l'existence de la planète
de Leverrier. Mme Verdurin citerait de préférence des hommes que
j'aime mieux ne pas nommer et qui ont deviné au Bureau de
Renseignements, dans l'État-Major, des agissements, inspirés, je le
crois, par un zèle patriotique, mais qu'enfin je n'imaginais pas. Sur
la franc-maçonnerie, l'espionnage allemand, la morphinomanie, Léon
Daudet écrit au jour le jour un prodigieux conte de fées qui se trouve
être la réalité même. Trois sur dix! » reprit Brichot stupéfait. Il
est vrai de dire que M. de Charlus taxait d'inversion la grande
majorité de ses contemporains, en exceptant toutefois les hommes avec
qui il avait eu des relations et dont, pour peu qu'elles eussent été
mêlées d'un peu de romanesque, le cas lui paraissait plus complexe.
C'est ainsi qu'on voit des viveurs, ne croyant pas à l'honneur des
femmes, en rendre un peu seulement à telle qui fut leur maîtresse et
dont ils protestent sincèrement et d'un air mystérieux: «Mais non,
vous vous trompez, ce n'est pas une fille. » Cette estime inattendue
leur est dictée, partie par leur amour-propre, pour qui il est plus
flatteur que de telles faveurs aient été réservées à eux seuls,
partie par leur naïveté qui gobe aisément tout ce que leur maîtresse
a voulu leur faire croire, partie par ce sentiment de la vie qui fait
que, dès qu'on s'approche des êtres, des existences, les étiquettes
et les compartiments faits d'avance sont trop simples. «Trois sur dix!
mais prenez-y garde, moins heureux que ces historiens que l'avenir
ratifiera, Baron, si vous vouliez présenter à la postérité le
tableau que vous nous dites, elle pourrait la trouver mauvaise. Elle ne
juge que sur pièces et voudrait prendre connaissance de votre dossier.
Or aucun document ne venant authentiquer ce genre de phénomènes
collectifs que les seuls renseignés sont trop intéressés à laisser
dans l'ombre, on s'indignerait fort dans le camp des belles âmes et
vous passeriez tout net pour un calomniateur ou pour un fol. Après
avoir, au concours des élégances, obtenu le maximum et le principat
sur cette terre, vous connaîtriez les tristesses d'un blackboulage
d'outre-tombe. Ça n'en vaut pas le coup, comme dit, Dieu me pardonne!
notre Bossuet. » «Je ne travaille pas pour l'histoire, répondit M. de
Charlus, la vie me suffit, elle est bien assez intéressante, comme
disait le pauvre Swann. » «Comment? Vous avez connu Swann, Baron, mais
je ne savais pas. Est-ce, qu'il avait ces goûts-là, demanda Brichot
d'un air inquiet? » «Mais est-il grossier! Vous croyez donc que je ne
connais que des gens comme ça. Mais non, je ne crois pas», dit Charlus
les yeux baissés et cherchant à peser le pour et le contre. Et pensant
que puisqu'il s'agissait de Swann dont les tendances si opposées
avaient été toujours connues, un demi-aveu ne pouvait qu'être
inoffensif pour celui qu'il visait et flatteur pour celui qui le
laissait échapper dans une insinuation: «Je ne dis pas qu'autrefois au
collège, une fois par hasard», dit le Baron comme, malgré lui et
comme s'il pensait tout haut, puis se reprenant: «Mais il y a deux
cents ans, comment voulez-vous que je me rappelle, vous m'embêtez»,
conclut-il en riant. «En tous cas il n'était pas joli, joli! » dit
Brichot, lequel, affreux, se croyait bien et trouvait facilement les
autres laids. «Taisez-vous, dit le Baron, vous ne savez pas ce que vous
dites, dans ce temps-là il avait un teint de pêche et, ajouta-t-il en
mettant chaque syllabe sur une autre note, il était joli comme les
amours. Du reste il était resté charmant. Il a été follement aimé
des femmes. » «Mais est-ce que vous avez connu la sienne? » «Mais,
voyons, c'est par moi qu'il l'a connue. Je l'avais trouvée charmante
dans son demi-travesti un soir qu'elle jouait Miss Sacripant; j'étais
avec des camarades de club, nous avions tous ramené une femme et, bien
que je n'eusse envie que de dormir, les mauvaises langues avaient
prétendu, car c'est affreux ce que le monde est méchant, que j'avais
couché avec Odette. Seulement elle en avait profité pour venir
m'embêter, et j'avais cru m'en débarrasser en la présentant à Swann.
De ce jour-là elle ne cessa plus de me cramponner, elle ne savait pas
un mot d'orthographe, c'est moi qui faisais ses lettres. Et puis c'est
moi qui ensuite ai été chargé de la promener. Voilà, mon enfant, ce
que c'est que d'avoir une bonne réputation, vous voyez. Du reste je ne
la méritais qu'à moitié. Elle me forçait à lui faire faire des
parties terribles, à cinq, à six. » Et les amants qu'avait eus
successivement Odette, (elle avait été avec un tel, puis avec un
pauvre Swann, aveuglé par la jalousie et par l'amour tel, ces hommes
dont pas un seul n'avait été deviné par le tour à tour, supputant
les chances et croyant aux serments plus affirmatifs qu'une
contradiction qui échappe à la coupable, contradiction bien plus
insaisissable, et pourtant bien plus significative, et dont le jaloux
pourrait se prévaloir, plus logiquement que de renseignements qu'il
prétend faussement avoir eus, pour inquiéter sa maîtresse) ces
amants, M. de Charlus se mit à les énumérer avec autant de certitude
que s'il avait récité la liste des Rois de France. Et en effet le
jaloux est, comme les contemporains, trop près, il ne sait rien, et
c'est pour les étrangers que le comique des adultères prend la
précision de l'histoire, et s'allonge en listes d'ailleurs
indifférentes et qui ne deviennent tristes que pour un autre jaloux,
comme j'étais, qui ne peut s'empêcher de comparer son cas à celui
dont il entend parler et qui se demande si, pour la femme dont il doute,
une liste aussi illustre n'existe pas. Mais il n'en peut rien savoir,
c'est comme une conspiration universelle, une brimade à laquelle tous
participent cruellement et qui consiste, tandis que son amie va de l'un
à l'autre, à lui tenir sur les yeux un bandeau qu'il fait
perpétuellement effort pour arracher sans y réussir, car tout le monde
le tient aveuglé, le malheureux, les êtres bons par bonté, les êtres
méchants par méchanceté, les êtres grossiers par goût des vilaines
farces, les êtres bien élevés par politesse et bonne éducation, et
tous par une de ces conventions qu'on appelle principe. «Mais est-ce
que Swann a jamais su que vous aviez eu ses faveurs? » «Mais voyons,
quelle horreur! Raconter cela à Charles! C'est à faire dresser les
cheveux sur la tête. Mais mon cher, il m'aurait tué tout simplement,
il était jaloux comme un tigre. Pas plus que je n'ai avoué à Odette,
à qui ça aurait du reste été bien égal, que. . . allons ne me faites
pas dire de bêtises. Et le plus fort c'est que c'est elle qui lui a
tiré des coups de revolver que j'ai failli recevoir. Ah! j'ai eu de
l'agrément avec ce ménage-là; et naturellement c'est moi qui ai été
obligé d'être son témoin contre d'Osmond qui ne me l'a jamais
pardonné. D'Osmond avait enlevé Odette et Swann, pour se consoler,
avait pris pour maîtresse, ou fausse maîtresse, la sœur d'Odette.
Enfin vous n'allez pas commencer à me faire raconter l'histoire de
Swann, nous en aurions pour dix ans, vous comprenez, je connais ça
comme personne. C'était moi qui sortais Odette quand elle ne voulait
pas voir Charles. Cela m'embêtait d'autant plus que j'ai un très
proche parent qui porte le nom de Crécy, sans y avoir naturellement
aucune espèce de droit, mais qu'enfin cela ne charmait pas. Car elle se
faisait appeler Odette de Crécy et le pouvait parfaitement, étant
seulement séparée d'un Crécy dont elle était la femme, très
authentique celui-là, un monsieur très bien qu'elle avait ratissé
jusqu'au dernier centime. Mais voyons, pourquoi me faire parler de ce
Crécy, je vous ai vu avec lui dans le tortillard, vous lui donniez des
dîners à Balbec. Il devait en avoir besoin, le pauvre, il vivait,
d'une toute petite pension que lui faisait Swann; je me doute bien que,
depuis la mort de mon ami, cette rente a dû cesser complètement
d'être payée. Ce que je ne comprends pas, me dit M. de Charlus, c'est
que, puisque vous avez été souvent chez Charles, vous n'ayez pas
désiré tout à l'heure que je vous présente à la Reine de Naples. En
somme je vois que vous ne vous intéressez pas aux _personnes_ en tant
que curiosités, et cela m'étonne toujours de quelqu'un qui a connu
Swann, chez qui ce genre d'intérêt était si développé, au point
qu'on ne peut pas dire si c'est moi qui ai été à cet égard son
initiateur ou lui le mien. Cela m'étonne autant que si je voyais
quelqu'un avoir connu Whistler et ne pas savoir ce que c'est que le
goût. Mon Dieu, c'est surtout pour Morel que c'était important de la
connaître, il le désirait du reste passionnément, car il est tout ce
qu'il y a de plus intelligent. C'est ennuyeux qu'elle soit partie. Mais
enfin je ferai la conjonction ces jours-ci. C'est immanquable qu'il la
connaisse. Le seul obstacle possible serait si elle mourait demain. Or
il est à espérer que cela n'arrivera pas. » Tout à coup Brichot,
comme il était resté sous le coup de la proportion de «trois sur
dix» que lui avait révélée M. de Charlus, Brichot, qui n'avait pas
cessé de poursuivre son idée, avec une brusquerie qui rappelait celle
d'un juge d'instruction voulant faire avouer un accusé, mais qui en
réalité était le résultat du désir qu'avait le professeur de
paraître perspicace et du trouble qu'il éprouvait à lancer une
accusation si grave: «Est-ce que Ski n'est pas comme cela? »
demanda-t-il à M. de Charlus d'un air sombre. Pour faire admirer ses
prétendus dons d'intuition, il avait choisi Ski, se disant que
puisqu'il n'y avait que 3 innocents sur 10, il risquait peu de se
tromper en nommant Ski qui lui semblait un peu bizarre, avait des
insomnies, se parfumait, bref était en dehors de la normale. «Mais pas
du tout, s'écria le Baron avec une ironie amère, dogmatique et
exaspérée. Ce que vous dites est d'un faux, d'un absurde, d'un à
côté. Ski est justement cela pour les gens qui n'y connaissent rien;
s'il l'était, il n'en aurait pas tellement l'air, ceci soit dit sans
aucune intention de critique, car il a du charme et je lui trouve même
quelque chose de très attachant. » «Mais dites-nous donc quelques
noms,» reprit Brichot avec insistance. M. de Charlus se redressa d'un
air de morgue: «Ah! mon cher, moi vous savez que je vis dans
l'abstrait, tout cela ne m'intéresse qu'à un point de vue
transcendantal», répondit-il avec la susceptibilité ombrageuse
particulière à ses pareils, et l'affectation de grandiloquence qui
caractérisait sa conversation. «Moi, vous comprenez, il n'y a que les
généralités qui m'intéressent, je vous parle de cela comme de la loi
de la pesanteur. » Mais ces moments de réaction agacée où le Baron
cherchait à cacher sa vraie vie duraient bien peu auprès des heures de
progression continue où il la faisait deviner, l'étalait avec une
complaisance agaçante, le besoin de la confidence étant chez lui plus
fort que la crainte de la divulgation, «Ce que je voulais dire,
reprit-il, c'est que pour une mauvaise réputation qui est injustifiée,
il y en a des centaines de bonnes qui ne le sont pas moins. Évidemment
le nombre de ceux qui ne les méritent pas varie selon que vous vous en
rapportez aux dires de leurs pareils ou des autres. Et il est vrai que
si la malveillance de ces derniers est limitée par la trop grande
difficulté qu'ils auraient à croire un vice aussi horrible pour eux
que le vol ou l'assassinat pratiqué par des gens dont ils connaissent
la délicatesse et le cœur, la malveillance des premiers est
exagérément stimulée par le désir de croire, comment dirais-je,
accessibles, des gens qui leur plaisent, par des renseignements que leur
ont donnés des gens qu'a trompé un semblable désir, enfin par
l'écart même où ils sont généralement tenus. J'ai vu un homme,
assez mal vu à cause de ce goût, dire qu'il supposait qu'un certain
homme du monde avait le même. Et sa seule raison de le croire est que
cet homme du monde avait été aimable avec lui! Autant de raisons
d'_optimisme_, dit naïvement le Baron, dans la supputation du nombre.
Mais la vraie raison de l'écart énorme qu'il y a entre le nombre
calculé par les profanes, et celui calculé par les initiés, vient du
mystère dont ceux-ci entourent leurs agissements, afin de les cacher
aux autres, qui, dépourvus d'aucun moyen d'information, seraient
littéralement stupéfaits s'ils apprenaient seulement le quart de la
vérité. » «Alors à notre époque, c'est comme chez les Grecs, dit
Brichot. » «Mais comment, comme chez les Grecs? Vous vous figurez que
cela n'a pas continué depuis. Regardez sous Louis XIV, le petit
Vermandois, Molière, le Prince Louis de Baden, Brunswick, Charolais,
Boufflers, le Grand Condé, le Duc de Brissac. » «Je vous arrête, je
savais Monsieur, je savais Brissac par Saint-Simon, Vendôme
naturellement et d'ailleurs bien d'autres, mais cette vieille peste de
Saint-Simon parle souvent du grand Condé et du Prince Louis de Baden et
jamais il ne le dit. » «C'est tout de même malheureux que ce soit à
moi d'apprendre son histoire à professeur de Sorbonne. Mais, cher
maître, vous êtes ignorant comme une carpe. » «Vous êtes dur, Baron,
mais juste. Et, tenez, je vais vous faire plaisir, je me souviens
maintenant d'une chanson de l'époque qu'on fit en latin macaronique sur
certain orage qui surprit le grand Condé comme il descendait le Rhône
en compagnie de son ami, le marquis de la Moussaye. Condé dit:
_Carus Amicus Mussœus,
Ah! Deus bonus quod tempus
Landerirette
Imbre sumus perituri. _
Et La Moussaye le rassure en lui disant:
_Securæ sunt nostræ vilæ
Sumus enim Sodomitæ
I gne tantum perituri
Landeriri. _»
«Je retire ce que j'ai dit, dit Charlus d'une voix aiguë et
maniérée, vous êtes un puits de science, vous me l'écrirez n'est-ce
pas, je veux garder cela dans mes archives de famille, puisque
ma bisaïeule au troisième degré était la sœur de M. le Prince. »
«Oui, mais, Baron, sur le Prince Louis de Baden je ne vois rien. Du
reste, à cette époque-là, je crois qu'en général l'art militaire. . . »
«Quelle bêtise, Vendôme, Villars, le Prince Eugène, le Prince
de Conti, et si je vous parlais de tous les héros du Tonkin,
du Maroc, et je parle des vraiment sublimes, et pieux, et «nouvelle
génération», je vous étonnerais bien. Ah! j'en aurais à apprendre
aux gens qui font des enquêtes sur la nouvelle génération qui a
rejeté les vaines complications de ses aînés, dit M. Bourget! J'ai un
petit ami là-bas, dont on parle beaucoup, qui a fait des choses
admirables, mais enfin je ne veux pas être méchant, revenons au XVIIe
siècle, vous savez que Saint-Simon dit du maréchal d'Huxelles--entre
tant d'autres: «Voluptueux en débauches grecques dont il ne prenait
pas la peine de se cacher il accrochait de jeunes officiers qu'il
adomestiquait, outre de jeunes valets très bien bâtis et cela sans
voile, à l'armée et à Strasbourg. » Vous avez probablement lu les
lettres de Madame, les hommes ne l'appelaient que «Putain». Elle en
parle assez clairement. » «Et elle était à bonne source pour savoir,
avec son mari. » «C'est un personnage si intéressant que Madame, dit
M. de Charlus. On pourrait faire d'après elle la synthèse lyrique de
la «Femme d'une Tante». D'abord hommasse; généralement la femme d'une
Tante est un homme, c'est ce qui lui rend si facile de lui faire des
enfants. Puis Madame ne parle pas des vices de Monsieur, mais elle parle
sans cesse de ce même vice chez les autres en femme renseignée et par
ce pli que nous avons d'aimer à trouver dans les familles des autres
les mêmes tares dont nous souffrons dans la nôtre, pour nous prouver
à nous-même que cela n'a rien d'exceptionnel ni de déshonorant. Je
vous disais que cela a été de tout temps comme cela. Cependant le
nôtre se distingue tout spécialement à ce point de vue. Et malgré
les exemples que j'empruntais au XVIIe siècle, si mon grand aïeul
François C. de La Rochefoucauld vivait de notre temps, il pourrait en
dire avec plus de raison encore que du sien, voyons, Brichot, aidez-moi:
«Les vices sont de tous les temps; mais si des personnes que tout le
monde connaît avaient paru dans les premiers siècles, parlerait-on
présentement des prostitutions d'Héliogabale? _Que tout le monde
connaît_ me plaît beaucoup. Je vois que mon sagace parent connaissait
«le boniment» de ses plus célèbres contemporains comme je connais
celui des miens. Mais des gens comme cela, il n'y en a pas seulement
davantage aujourd'hui. Ils ont aussi quelque chose de particulier. » Je
vis que M. de Charlus allait nous dire de quelle façon ce genre de
mœurs avait évolué. L'insistance avec laquelle M. de Charlus revenait
toujours sur le sujet--à l'égard duquel d'ailleurs son intelligence,
toujours exercée dans le même sens, possédait une certaine
pénétration--avait quelque chose d'assez complexement pénible. Il
était raseur comme un savant qui ne voit rien au-delà de sa
spécialité, agaçant comme un renseigné qui tire vanité des secrets
qu'il détient et brûle de divulguer, antipathique comme ceux qui, dès
qu'il s'agit de leurs défauts, s'épanouissent sans s'apercevoir qu'ils
déplaisent, assujetti comme un maniaque et irrésistiblement imprudent
comme un coupable. Ces caractéristiques qui, dans certains moments,
devenaient aussi saisissantes que celles qui marquent un fou ou un
criminel, m'apportaient d'ailleurs un certain apaisement. Car leur
faisant subir la transposition nécessaire pour pouvoir tirer d'elles
des déductions à l'égard d'Albertine et me rappelant l'attitude de
celle-ci avec Saint-Loup, avec moi, je me disais, si pénible que fût
pour moi l'un de ces souvenirs, et si mélancolique l'autre, je me
disais qu'ils semblaient exclure le genre de déformation si accusée,
de spécialisation forcément exclusive, semblait-il, qui se dégageait
avec tant de force de la conversation comme de la personne de M. de
Charlus. Mais celui-ci, malheureusement, se hâta de ruiner ces raisons
d'espérer, de la même manière qu'il me les avait fournies,
c'est-à-dire sans le savoir. «Oui, dit-il, je n'ai plus vingt-cinq ans
et j'ai déjà vu changer bien des choses autour de moi, je ne reconnais
plus ni la société où les barrières sont rompues, où une cohue,
sans élégance et sans décence, danse le tango jusque dans ma famille,
ni les modes, ni la politique, ni les arts, ni la religion, ni rien.
Mais j'avoue que ce qui a encore le plus changé, c'est ce que les
Allemands appellent l'homosexualité. Mon Dieu, de mon temps, en mettant
de côté les hommes qui détestaient les femmes, et ceux qui n'aimant
qu'elles, ne faisaient autre chose que par intérêt, les homosexuels
étaient de bons pères de famille et n'avaient guère de maîtresses
que par couverture. J'aurais eu une fille à marier que c'est parmi eux
que j'aurais cherché mon gendre si j'avais voulu être assuré qu'elle
ne fût pas malheureuse. Hélas! tout est changé. Maintenant ils se
recrutent aussi parmi les hommes qui sont les plus enragés pour les
femmes. Je croyais avoir un certain flair, et quand je m'étais dit:
sûrement non, n'avoir pas pu me tromper. Eh bien, j'en donne ma langue
aux chats. Un de mes amis, qui est bien connu pour cela, avait un cocher
que ma belle-sœur Oriane lui avait procuré, un garçon de Combray qui
avait fait un peu tous les métiers, mais surtout celui de retrousseur
de jupons, et que j'aurais juré aussi hostile que possible à ces
choses-là. Il faisait le malheur de sa maîtresse en la trompant avec
deux femmes qu'il adorait, sans compter les autres, une actrice et une
fille de brasserie. Mon cousin le Prince de Guermantes, qui a justement
l'intelligence agaçante des gens qui croient tout trop facilement, me
dit un jour: «Mais pourquoi est-ce que X. . . ne couche pas avec son
cocher? Qui sait si ça ne lui ferait pas plaisir à Théodore (c'est le
nom du cocher) et s'il n'est même pas très piqué de voir que son
patron ne lui fait pas d'avances. » Je ne pus m'empêcher d'imposer
silence à Gilbert; j'étais énervé à la fois de cette prétendue
perspicacité qui, quand elle s'exerce indistinctement, est un manque de
perspicacité, et aussi de la malice cousue de fil blanc de mon cousin
qui aurait voulu que notre ami X. . . essayât de se risquer sur la
planche pour, si elle était viable, s'y avancer à son tour. » «Le
Prince de Guermantes a donc ces goûts? » demanda Brichot avec un
mélange d'étonnement et de malaise. «Mon Dieu, répondit M. de
Charlus ravi, c'est tellement connu que je ne crois pas commettre une
indiscrétion en vous disant que oui. Eh! bien, l'année suivante,
j'allai à Balbec et là j'appris par un matelot qui m'emmenait
quelquefois à la pêche, que mon Théodore, lequel, entre parenthèses,
a pour sœur la femme de chambre d'une amie de Mme Verdurin, la Baronne
Putbus, venait sur le port lever tantôt un matelot, tantôt un autre,
avec un toupet d'enfer, pour aller faire un tour en barque et «autre
chose itou». Ce fut à mon tour de demander si le patron, dans lequel
j'avais reconnu le Monsieur qui à Balbec jouait aux cartes toute la
journée avec sa maîtresse, et qui était le chef de la petite
Société des quatre amis, était comme le Prince de Guermantes. «Mais,
voyons, c'est connu de tout le monde, il ne s'en cache même pas. »
«Mais il avait avec lui sa maîtresse. » «Eh! bien, qu'est-ce ça
fait, sont-ils naïfs, ces enfants, me dit-il d'un ton paternel, sans se
douter de la souffrance que j'extrayais de ses paroles en pensant à
Albertine. Elle est charmante, sa maîtresse. » «Mais alors ses trois
amis sont comme lui. » «Mais pas du tout, s'écria-t-il en se bouchant
les oreilles comme si, en jouant d'un instrument, j'avais fait une
fausse note. Voilà maintenant qu'il est à l'autre extrémité.
Ah! c'est à vous rendre enragée. Qu'est-ce que vous voulez, moi je
n'ai plus vingt ans. Quand j'étais jeune, on me disait qu'il fallait
savoir s'ennuyer, je me forçais, mais maintenant, ah! non, c'est plus
fort que moi, j'ai l'âge de faire ce que je veux, la vie est trop
courte; m'ennuyer, fréquenter des imbéciles, feindre, avoir l'air de
les trouver intelligents. Ah! non, je ne peux pas. Allons, voyons,
Brichot, il n'y a pas de temps à perdre. » «J'y vais, Madame, j'y
vais», finit par dire Brichot comme le Général Deltour s'éloignait.
Mais d'abord l'universitaire me prit un petit instant à part: «Le
Devoir moral, me dit-il, est moins clairement impératif que ne
l'enseignent nos Éthiques. Que les cafés théosophiques et les
brasseries Kantiennes en prennent leur parti, nous ignorons
déplorablement la nature du Bien. Moi-même qui, sans nulle vantardise,
ai commenté pour mes élèves, en toute innocence, la philosophie du
prénommé Emmanuel Kant, je ne vois aucune indication précise pour le
cas de casuistique mondaine devant lequel je suis placé, dans cette
critique de la Raison pratique où le grand défroqué du protestantisme
platonisa à la mode de Germanie pour une Allemagne pré-historiquement
sentimentale et aulique, à toutes fins utiles d'un mysticisme
poméranien. C'est encore le «Banquet», mais donné cette fois à
Kœnisberg, à la façon de là-bas, indigeste et assaisonné avec
choucroute et sans gigolos. Il est évident d'une part que je ne puis
refuser à notre excellente hôtesse le léger service qu'elle me
demande, en conformité pleinement orthodoxe avec la morale
traditionnelle. Il faut éviter, avant toute chose, car il n'y en a pas
beaucoup qui fasse dire plus de sottises, de se laisser piper avec des
mots. Mais enfin n'hésitons pas à avouer que si les mères de famille
avaient part au vote, le Baron risquerait d'être lamentablement
blackboulé comme professeur de vertu. C'est malheureusement avec le
tempérament d'un roué qu'il suit sa vocation de pédagogue; remarquez
que je ne dis pas du mal du Baron; ce doux homme qui sait découper un
rôti comme personne, possède avec le génie de l'anathème, des
trésors de bonté. Il peut être amusant comme un pitre supérieur,
alors qu'avec tel de mes confrères, académicien, s'il vous plait, je
m'ennuie, comme dirait Xénophon, à 100 drachmes l'heure. Mais je
crains qu'il n'en dépense à l'égard de Morel un peu plus que la saine
morale ne commande, et sans savoir dans quelle mesure le jeune pénitent
se montre docile ou rebelle aux exercices spéciaux que son catéchiste
lui impose en manière de mortification, il n'est pas besoin d'être
grand clerc pour savoir que nous pécherions, comme dit l'autre, par
mansuétude à l'égard de ce Rose-Croix qui semble nous venir de
Pétrone, après avoir passé par Saint-Simon, si nous lui accordions
les yeux fermés, en bonne et due forme, le permis de sataniser. Et
pourtant, en occupant cet homme pendant que Mme Verdurin, pour le bien
du pécheur et bien justement tentée par une telle cure, va--en parlant
au jeune étourdi sans ambages--lui retirer tout ce qu'il aime, lui
porter peut-être un coup fatal, il me semble que je l'attire comme qui
dirait dans un guet-à-pens et je recule comme devant une manière de
lâcheté. » Ceci dit, il n'hésita pas à la commettre, et le prenant
par le bras: «Allons, Baron, si nous allions fumer une cigarette, ce
jeune homme ne connaît pas encore toutes les merveilles de l'Hôtel. »
Je m'excusai en disant que j'étais obligé de rentrer. «Attendez
encore un instant, dit Brichot. Vous savez que vous devez me ramener et
je n'oublie pas votre promesse. » «Vous ne voulez vraiment pas que je
vous fasse sortir l'argenterie, rien ne serait plus simple, me dit M. de
Charlus. Comme vous me l'avez promis, pas un mot de la question
décoration à Morel. Je veux lui faire la surprise de le lui annoncer
tout à l'heure quand on sera un peu parti, bien qu'il dise que ce n'est
pas important pour un artiste, mais que son oncle le désire (je rougis
car, pensai-je, par mon grand-père les Verdurin savaient qui était
l'oncle de Morel). Alors, vous ne voulez pas que je vous fasse sortir
les plus belles pièces, me dit M. de Charlus. Du reste vous les
connaissez, vous les avez vues dix fois à la Raspelière. Je n'osai pas
lui dire que ce qui eût pu m'intéresser, ce n'était pas le médiocre
d'une argenterie bourgeoise même la plus riche, mais quelque spécimen,
fût-ce seulement sur une belle gravure, de celle de Mme Du Barry.
J'étais beaucoup trop préoccupé--et ne l'eussé-je pas été par
cette révélation relative à la venue de Mlle Vinteuil--toujours, dans
le monde, beaucoup trop distrait et agité pour arrêter mon attention
sur des objets plus ou moins jolis. Elle n'eût pu être fixée que par
l'appel de quelque réalité s'adressant à mon imagination, comme eût
pu le faire ce soir une vue de cette Venise à laquelle j'avais tant
pensé l'après-midi, ou quelque élément général, commun à
plusieurs apparences et plus vrai qu'elles, qui, de lui-même,
éveillait toujours en moi un esprit intérieur et habituellement
ensommeillé, mais dont la remontée à la surface de ma conscience me
donnait une grande joie. Or comme je sortais du salon appelé salle de
théâtre, et traversais avec Brichot et M. de Charlus les autres
salons, en retrouvant transposés au milieu d'autres certains meubles
vus à la Raspelière et auxquels je n'avais prêté aucune attention,
je saisis entre l'arrangement de l'hôtel et celui du château un
certain air de famille, une identité permanente et je compris Brichot
quand il me dit en souriant: «Tenez, voyez-vous ce fond de salon, cela
du moins peut à la rigueur vous donner l'idée de la rue Montalivet, il
y a vingt-cinq ans. » À son sourire, dédié au salon défunt qu'il
revoyait, je compris que ce que Brichot, peut-être sans s'en rendre
compte, préférait dans l'ancien salon, plus que les grandes fenêtres,
plus que la gaie jeunesse des Patrons et de leurs fidèles, c'était
cette partie irréelle (que je dégageais moi-même de quelques
similitudes entre la Raspelière et le Quai Conti) de laquelle dans un
salon comme en toutes choses, la partie extérieure, actuelle,
contrôlable pour tout le monde, n'est que le prolongement, c'était
cette partie devenue purement morale, d'une couleur qui n'existait plus
que pour mon vieil interlocuteur, qu'il ne pouvait pas me faire voir,
cette partie qui s'est détachée du monde extérieur, pour se réfugier
dans notre âme, à qui elle donne une plus-value, où elle s'est
assimilée à sa substance habituelle, s'y muant--maisons détruites,
gens d'autrefois, compotiers de fruits des soupers que nous nous
rappelons--en cet albâtre translucide de nos souvenirs duquel nous
sommes incapables de montrer la couleur qu'il n'y a que nous qui voyons,
ce qui nous permet de dire véridiquement aux autres, au sujet de ces
choses passées, qu'ils n'en peuvent avoir une idée, que cela ne
ressemble pas à ce qu'ils ont vu, et ce qui fait que nous ne pouvons
considérer en nous-même sans une certaine émotion, en songeant que
c'est de l'existence de notre pensée que dépend pour quelque temps
encore leur survie, le reflet des lampes qui se sont éteintes et
l'odeur des charmilles qui ne fleuriront plus. Et sans doute par là le
salon de la rue Montalivet faisait, pour Brichot, tort à la demeure
actuelle des Verdurin. Mais d'autre part il ajoutait à celle-ci, pour
les yeux du professeur, une beauté qu'elle ne pouvait avoir pour un
nouveau venu. Ceux de ses anciens meubles qui avaient été replacés
ici, en même arrangement parfois conservé, et que moi-même je
retrouvais de La Raspelière, intégraient dans le salon actuel des
parties de l'ancien qui, par moments, l'évoquaient jusqu'à
l'hallucination et ensuite semblaient presque irréelles d'évoquer au
sein de la réalité ambiante des fragments d'un monde détruit qu'on
croyait voir ailleurs. Canapé surgi du rêve entre les fauteuils
nouveaux et bien réels, petites chaises revêtues de soie rose, tapis
broché de table à jeu élevé à la dignité de personne depuis que
comme une personne il avait un passé, une mémoire, gardant dans
l'ombre froide du Quai Conti la haie de l'ensoleillement par les
fenêtres de la rue Montalivet, (dont il connaissait l'heure aussi bien
que Mme Verdurin elle-même) et par les baies des portes vitrées de
Doville où on l'avait amené et où il regardait tout le jour au-delà
du jardin fleuri la profonde vallée, en attendant l'heure où Cottard
et le flûtiste feraient ensemble leur partie; bouquet de violettes et
de pensées au pastel, présent d'un grand artiste ami, mort depuis,
seul fragment survivant d'une vie disparue sans laisser de traces,
résumant un grand talent et une longue amitié, rappelant son regard
attentif et doux, sa belle main grasse et triste pendant qu'il peignait;
incohérent et joli désordre des cadeaux de fidèles, qui ont suivi
partout la maîtresse de la maison et ont fini par prendre l'empreinte
et la fixité d'un trait de caractère, d'une ligne de la destinée;
profusion de bouquets de fleurs, de boîtes de chocolat qui
systématisait ici comme là-bas son épanouissement suivant un mode de
floraison identique; interpolation curieuse des objets singuliers et
superflus qui ont encore l'air de sortir de la boîte où ils ont été
offerts et qui restent toute la vie ce qu'ils ont été d'abord, des
cadeaux du Premier Janvier; tous ces objets enfin qu'on ne saurait
isoler des autres, mais qui pour Brichot, vieil habitué des fêtes des
Verdurin, avaient cette patine, ce velouté des choses auxquelles, leur
donnant une sorte de profondeur, vient s'ajouter leur double spirituel;
tout cela éparpillait, faisait chanter devant lui comme autant de
touches sonores qui éveillaient dans son cœur des ressemblances
aimées, des réminiscences confuses qui, à même le salon tout actuel
qu'elles marquetaient çà et là, découpaient, délimitaient, comme
fait par un beau jour un cadre de soleil sectionnant l'atmosphère, les
meubles et les tapis, et la poursuivant d'un coussin à un
porte-bouquets, d'un tabouret au relent d'un parfum, d'un mode
d'éclairage à une prédominance de couleurs, sculptaient, évoquaient,
spiritualisaient, faisaient vivre une forme qui était comme la figure
idéale, immanente à leurs logis successifs, du salon des Verdurin.
«Nous» allons tâcher, me dit Brichot à l'oreille, de mettre le Baron
sur son sujet favori. Il y est prodigieux. » D'une part je désirais
pouvoir tâcher d'obtenir de M. de Charlus les renseignements relatifs
à la venue de Mlle Vinteuil et de son amie. D'autre part, je ne voulais
pas laisser Albertine seule trop longtemps, non qu'elle pût (incertaine
de l'instant de mon retour d'ailleurs à des heures pareilles où une
visite venue pour elle ou bien une sortie d'elle eussent été trop
remarquées) faire un mauvais usage de mon absence) mais pour qu'elle ne
la trouvât pas trop prolongée. Aussi dis-je à Brichot et à M. de
Charlus que je ne les suivais pas pour longtemps. «Venez tout de même,
me dit le Baron, dont l'excitation mondaine commençait à tomber, mais
qui éprouvait ce besoin de prolonger, de faire durer les entretiens,
que j'avais déjà remarqué chez la Duchesse de Guermantes aussi bien
que chez lui, et qui, tout en étant particulier à cette famille,
s'étend, plus généralement à tous ceux qui, n'offrant à leur
intelligence d'autre réalisation que la conversation, c'est-à-dire une
réalisation imparfaite, restent inassouvis même après des heures
passées ensemble et se suspendent de plus en plus avidement à
l'interlocuteur épuisé, dont ils réclament, par erreur, une satiété
que les plaisirs sociaux sont impuissants à donner. «Venez, reprit-il,
n'est-ce pas, voilà le moment agréable des fêtes, le moment où tous
les invités sont partis, l'heure de Doña Sol; espérons que celle-ci
finira moins tristement. Malheureusement vous êtes pressé, pressé
probablement d'aller faire des choses que vous feriez mieux de ne pas
faire. Tout le monde est toujours pressé, et on part au moment où on
devrait arriver. Nous sommes là comme les philosophes de Couture, ce
serait le moment de récapituler la soirée, de faire ce qu'on appelle
en style militaire la critique des opérations. On demanderait à Mme
Verdurin de nous faire apporter un petit souper auquel on aurait soin do
ne pas l'inviter, et on prierait Charlie--toujours Hernani--de jouer
pour nous seuls le sublime adagio, Est-ce assez beau cet adagio! Mais
où est-il le jeune violoniste, je voudrais, pourtant le féliciter,
c'est le moment des attendrissements et des embrassades. Avouez Brichot
qu'ils ont joué comme des Dieux, Morel surtout. Avez-vous remarqué le
moment où la mèche se détache? Ah! bien alors, mon cher, vous n'avez
rien vu. On a eu un _fa dièze_ qui peut faire mourir de jalousie
Enesco, Capet et Thibaut; j'ai beau être très calme, je vous avoue
qu'à une sonorité pareille, j'avais le cœur tellement serré que je
retenais mes sanglots. La salle haletait; Brichot, mon cher, s'écria le
Baron en secouant violemment l'universitaire par le bras, c'était
sublime. Seul le jeune Charlie gardait une immobilité de pierre, on ne
le voyait même pas respirer, il avait l'air d'être comme ces choses du
monde inanimé dont parle Théodore Rousseau, qui font penser, mais ne
pensent pas. Et alors, tout d'un coup, s'écria M. de Charlus avec
emphase et eu mimant comme un coup de théâtre, alors. . . la Mèche! Et
pendant ce temps là, gracieuse petite contredanse de l'allegro vivace.
Vous savez, cette mèche a été le signe de la révélation, même pour
les plus obtus. La princesse de Taormine, sourde jusque-là, car il
n'est pas pire sourdes que celles qui ont des oreilles pour ne pas
entendre, la Princesse de Taormine, devant l'évidence de la mèche
miraculeuse, a compris que c'était de la musique et qu'on ne
jouerait pas au poker. Oh! ça a été un moment bien solennel. »
«Pardonnez-moi, Monsieur, de vous interrompre dis-je, à M. de Charlus
pour l'amener au sujet qui m'intéressait, vous me disiez que la fille
de l'auteur devait venir. Cela m'aurait beaucoup intéressé. Est-ce que
vous êtes certain qu'on comptait sur elle? » «Ah! je ne sais, pas. »
M. de Charlus obéissait ainsi, peut-être sans le vouloir, à cette
consigne universelle qu'on a de ne pas renseigner les jaloux, soit pour
se montrer absurdement «bon camarade», par point, d'honneur, et la
détestât-on, envers celle qui l'excite, soit par méchanceté pour
elle en devinant que la jalousie ne ferait que redoubler l'amour, soit
par ce besoin d'être désagréable aux autres qui consiste â dire la
vérité à la plupart des hommes, mais aux jaloux à la leur taire,
l'ignorance augmentant leur supplice, du moins à ce qu'on se figure, et
pour faire de la peine aux gens on se guide d'après ce qu'on croit
soi-même, peut-être à tort, le plus douloureux. «Vous savez,
reprit-il, ici, c'est un peu la maison des exagérations, ce sont des
gens charmants, mais enfin on aime bien amorcer, des célébrités d'un
genre ou d'un autre. Mais vous n'avez pas l'air bien et vous, allez
avoir froid dans cette pièce si humide, dit-il en poussant près de moi
une chaise. Puisque vous êtes souffrant, il faut faire attention, je
vais aller vous chercher votre pelure. Non, n'y allez pas vous-même,
vous vous perdrez et vous aurez froid. Voilà comme on fait des
imprudences, vous, n'avez pourtant pas quatre ans, il vous faudrait une
vieille bonne comme moi pour vous soigner. » «Ne vous dérangez pas,
Baron, j'y vais,» dit Brichot, qui s'éloigna aussitôt ne se rendant
peut-être pas exactement compte de l'amitié très vive que M. de
Charlus avait pour moi et des rémissions charmantes de simplicité et
de dévouement que comportaient ses crises délirantes de grandeur et de
persécution, il avait craint que M. de Charlus, que Mme Verdurin avait
confié comme un prisonnier à sa vigilance, eût cherché simplement,
sous le prétexte de demander mon par-dessus, à rejoindre Morel et fît
manquer ainsi le plan de la patronne.
Cependant Ski s'était assis au piano où personne ne lui avait demandé
de se mettre et se composant--avec un froncement souriant des sourcils,
un regard lointain et une légère grimace de la bouche--ce qu'il
croyait être un air artiste, insistait auprès de Morel pour que
celui-ci jouât quelque chose de Bizet. «Comment, vous n'aimez pas
cela, ce côté gosse de la musique de Bizet. Mais, mon cher, dit-il
avec ce roulement d'r qui lui était particulier, c'est ravissant. »
Morel qui n'aimait pas Bizet, le déclara avec exagération et (comme il
passait dans le petit clan pour avoir, ce qui était vraiment
incroyable, de l'esprit), Ski, feignant de prendre les diatribes du
violoniste pour des paradoxes, se mit à rire. Son rire n'était pas,
comme celui de M. Verdurin, l'étouffement d'un fumeur. Ski prenait
d'abord un air fin, puis laissait échapper comme malgré lui un seul
son de rire, comme un premier appel de cloches, suivi d'un silence où
le regard fin semblait examiner à bon escient la drôlerie de ce qu'on
disait, puis une seconde cloche de rire s'ébranlait et c'était
bientôt un hilare angélus.
Je dis à M. de Charlus mon regret que M. Brichot se fût dérangé.
«Mais non, il est très content, il vous aime beaucoup, tout le monde
vous aime beaucoup. On disait l'autre jour: mais on ne le voit plus, il
s'isole! D'ailleurs c'est un si brave homme que Brichot», continua M.
de Charlus qui ne se doutait sains doute pas en, voyant la i manière
affectueuse et franche dont lui parlait le professeur de Morale, qu'en
son absence, il ne se gênait pas pour dauber sur lui. «C'est un homme
d'une grande'valeur, qui sait énormément et, cela ne l'a pas racorni,
n'a pas fait de lui un rat de bibliothèque comme tant d'autres qui
sentent l'encre. Il a gardé une largeur de vues, une tolérance, rares
chez ses, pareils. Parfois en voyant comme il comprend la vie, comme il
sait rendre à chacun avec grâce ce qui lui est dû, on se demande où
un simple petit professeur de Sorbonne, un ancien régent de collège a
pu apprendre tout cela. J'en suis moi-même étonné. » Je l'étais
davantage en voyant la conversation de ce Brichot, que le moins raffiné
des convives de Mme de Guermantes eût trouvé si bête et si lourd,
plaire, au plus difficile de tous, M. de Charlus. Mais, à ce résultat
avaient, collaboré, entre autres influences, distinctes d'ailleurs,
celles en vertu desquelles Swann, d'une part, s'était plu si longtemps
dans le petit clan, quand il était amoureux d'Odette, et d'autre part,
lorsqu'il fut marié, trouva, agréable Mme Bontemps qui feignant
d'adorer le ménage Swann, venait, tout le temps voir la femme et se
délectait aux histoires du mari. Comme un écrivain donne, la palme de
l'intelligence, non pas à l'homme le plus intelligent, mais au viveur
faisant une réflexion hardie et tolérante sur la passion d'un homme
pour une femme, réflexion qui fait que la maîtresse bas-bleu de
l'écrivain s'accorde avec lui pour trouver que de tous les gens qui
viennent chez elle le moins bête est encore ce vieux beau, qui a
l'expérience des choses de l'amour, de même M. de Charlus trouvait
plus intelligent que, ses autres amis, Brichot, qui non seulement était
aimable pour Morel, mais cueillait à propos dans les philosophes grecs,
les poètes latins, les conteurs orientaux, des textes qui décoraient
le goût du Baron d'un florilège étrange et charmant. Mi de Charlus
était arrivé à cet âge où un Victor Hugo aime à s'entourer surtout
de Vacqueries et de Meurices. Il préférait à tous, ceux qui
admettaient son point de vue sur la vie. «Je le vois beaucoup,
ajouta-t-il d'une voix piaillante et cadencée, sans qu'un mouvement de
ses lèvres fît bouger son masque grave et enfariné sur lequel
étaient à dessein abaissées ses paupières d'ecclésiastique. Je vais
à ses cours, cette atmosphère de quartier latin me change, il y a une
adolescence studieuse, pensante, de jeunes bourgeois plus intelligents,
plus instruits que n'étaient, dans un autre milieu, mes camarades.
C'est autre chose, que vous connaissez probablement mieux que moi, ce
sont de jeunes _bourgeois_», dit-il en détachant le mot qu'il fit
précéder de plusieurs b, et en le soulignant par une sorte d'habitude
d'élocution, correspondant elle-même à un goût des nuances dans le
passé, qui lui était propre, mais peut-être aussi pour ne pas
résister au plaisir de me témoigner quelque insolence. Celle-ci ne
diminua en rien la grande et affectueuse pitié que m'inspirait M. de
Charlus (depuis que Mme Verdurin avait dévoilé son dessein devant
moi), m'amusa seulement, et, même en une circonstance où je ne me
fusse pas senti pour lui tant de sympathie, ne m'eût pas froissé. Je
tenais de ma grand'mère d'être dénué d'amour-propre à un degré qui
ferait aisément manquer de dignité. Sans doute je ne m'en rendais
guère compte et à force d'avoir entendu depuis le collège les plus
estimés de mes camarades ne pas souffrir qu'on leur manquât, ne pas
pardonner un mauvais procédé, j'avais fini par montrer dans mes
paroles et dans mes actions une seconde nature qui était assez fière.
Elle passait même pour l'être extrêmement, parce que, n'étant
nullement peureux, j'avais facilement des duels, dont je diminuais
pourtant le prestige moral, en m'en moquant moi-même, ce qui persuadait
aisément qu'ils étaient ridicules, mais la nature que nous refoulons
n'en habite pas moins en nous. C'est ainsi que parfois, si nous lisons
le chef-d'œuvre nouveau d'un homme de génie, nous y retrouvons avec
plaisir toutes celles de nos réflexions que nous avions méprisées,
des gaietés, des tristesses que nous avions contenues, tout un monde de
sentiments dédaignés par nous et dont le livre où nous le
reconnaissons nous apprend subitement la valeur. J'avais fini par
apprendre de l'expérience de la vie, qu'il était mal de sourire
affectueusement quand quelqu'un se moquait de moi et de ne pas lui en
vouloir. Mais cette absence d'amour-propre et de rancune, si j'avais
cessé de l'exprimer jusqu'à en être arrivé à ignorer à peu près
complètement qu'elle existât chez moi, n'en était pas moins le milieu
vital primitif dans lequel je baignais. La colère et la méchanceté ne
me venaient que de toute autre manière, par crises furieuses. De plus
le sentiment de la justice m'était inconnu jusqu'à une complète
absence de sens moral. J'étais au fond de mon cœur tout acquis à
celui qui était le plus faible et qui était malheureux. Je n'avais
aucune opinion sur la mesure dans laquelle le bien et le mal pouvaient
être engagés dans les relations de Morel et de M. de Charlus, mais
l'idée des souffrances qu'on préparait à M. dé Charlus m'était
intolérable. J'aurais voulu le prévenir, ne savais comment le faire:
«La vue de tout ce petit monde laborieux est fort plaisante pour un
vieux trumeau comme moi. Je ne les connais pas,» ajouta-t-il en levant
la main, d'un air de réserve,--pour me pas avoir l'air de se vanter,
pour attester sa pureté et ne pas faire planer de soupçon sur celle
des étudiants,--«mais ils sont très polis, ils vont souvent jusqu'à
me garder une place comme je suis un très vieux monsieur. Mais si, mon
cher, ne protestez pas, j'ai plus de quarante ans, dit le Baron, qui
avait dépassé la soixantaine. Il fait un peu chaud dans cet
amphithéâtre où parle Brichot, mais c'est toujours intéressant. »
Quoique le Baron aimât mieux être mêlé à la jeunesse des écoles,
voire bousculé par elle, quelquefois, pour lui épargner les longues
attentes, Brichot le faisait entrer avec lui. Brichot avait beau être
chez lui à la Sorbonne, au moment où l'appariteur chargé de chaînes
le précédait et où s'avançait le maître admiré de la jeunesse, il
ne pouvait retenir une certaine timidité, et tout en désirant profiter
de cet instant où il se sentait si considérable pour témoigner de
l'amabilité à Charlus, il était tout de même un peu gêné; pour que
l'appariteur le laissât passer, il lui, disait, d'une voix factice et
d'un air affairé: «Vous me suivez Baron, on vous placera», puis, sans
plus s'occuper, de lui, pour faire son entrée, s'avançait seul
allègrement dans le couloir. De chaque côté, une double haie de
jeunes professeurs le saluait; Brichot, désireux de ne pas avoir l'air
de poser pour ces jeunes gens aux yeux de qui il se savait un grand
pontife, leur envoyait mille clins d'œil, mille hochements de tête de
connivence, auxquels son souci de rester martial et bon Français,
donnait l'air d'une sorte d'encouragement cordial d'un vieux grognard
qui dit: «Nom de Dieu on saura se battre. » Puis les applaudissements
des élèves éclataient, Brichot tirait parfois de cette présence de
M. de Charlus à ses cours l'occasion de faire un plaisir, presque de
rendre des politesses. Il disait à quelque parent, ou à quelqu'un de
ses amis bourgeois: «Si cela pouvait amuser votre femme ou votre fille,
je vous préviens que le Baron de Charlus, prince d'Agrigente, le
descendant des Condé, assistera à mon cours. C'est un souvenir à
garder que d'avoir vu un des derniers descendants de notre aristocratie
qui ait du type. --Si elles sont là, elles le reconnaîtront à ce qu'il
sera placé à côté de ma chaise. D'ailleurs ce sera le seul, un homme
fort, avec des cheveux blancs, la moustache noire, et la médaille
militaire. » «Ah! je vous remercie, disait le père. » Et quoique sa
femme eût à faire, pour ne pas désobliger Brichot, il la forçait à
aller à ce cours, tandis que la jeune fille, incommodée par la chaleur
et la foule, dévorait pourtant curieusement des yeux le descendant de
Condé, tout en s'étonnant qu'il ne portât pas de fraise et
ressemblât aux hommes de nos jours. Lui cependant n'avait pas d'yeux
pour elle, mais plus d'un étudiant qui ne savait pas qui il était,
s'étonnait de son amabilité, devenait important et sec, et le Baron
sortait plein de rêves et de mélancolie. «Pardonnez-moi de revenir à
mes moutons, dis-je rapidement à M. de Charlus, en entendant le pas de
Brichot, mais pourriez-vous me prévenir par un pneumatique si vous
appreniez que Mlle Vinteuil ou son amie dussent venir à Paris, en me
disant exactement la durée de leur séjour, et sans dire à personne
que je vous l'ai demandé. » Je ne croyais plus guère qu'elle eût dû
venir, mais je voulais ainsi me garer pour l'avenir. «Oui, je ferai ça
pour vous, d'abord parce que je vous dois une grande reconnaissance. En
acceptant pas autrefois ce que je vous étais proposé, vous m'avez, à
vos dépens, rendu un immense service, vous m'avez laissé ma liberté.
Il est vrai que je l'ai abdiquée d'une autre manière, ajouta-t-il d'un
ton mélancolique où perçoit le désir de faire des confidences; il y
a là ce que je considère toujours comme le fait majeur, toute une
réunion de circonstances que vous avez négligé de faire tourner à
votre profit, peut-être parce que la destinée vous a averti à cette
minute précise de ne pas contrarier ma Voie. Car toujours l'homme
s'agite et Dieu le mène. Qui sait si le jour où nous sommes sortis
ensemble de chez Mme de Villeparisis, vous aviez accepté, peut-être
bien des choses qui se sont passées depuis, n'auraient jamais eu
lieu. » Embarrassé, je fis dériver la conversation en m'emparant, du
nom de Mme de Villeparisis et je cherchai à savoir de lui, si qualifié
à tous égards, pour quelles raisons Mme de Villeparisis semblait tenue
à l'écart par le monde aristocratique. Non seulement il ne me donna
pas la solution de ce petit problème mondain, mais il ne me parut même
pas le connaître. Je compris alors que la situation de Mme de
Villeparisis, si elle devait plus tard paraître grande à la
postérité, et même du vivant de la Marquise, à l'ignorante roture,
n'avait, pas paru moins grande tout à fait à l'autre extrémité du
monde, à celle qui touchait Mme de Villeparisis, aux Guermantes.
C'était leur tante, ils voyaient surtout la naissance, les alliances,
l'importance gardée dans leur famille par l'ascendant sur telle ou
telle belle-sœur. Ils voyaient cela moins côté monde que côté
famille, Or celui-ci était plus brillant pour Mme de Villeparisis que
je n'avais cru. J'avais été frappé en apprenant que le nom de
Villeparisis était faux. Mais il est d'autres exemples de grandes dames
ayant fait un mariage inégal et ayant gardé une situation
prépondérante. M. de Charlus commença par m'apprendre que Mme de
Villeparisis était la nièce de la fameuse Duchesse de ***, la personne
la plus célèbre de la grande aristocratie pendant la monarchie de
Juillet, mais qui n'avait pas voulu fréquenter le Roi Citoyen et sa
famille. J'avais tant désiré avoir des récits sur cette Duchesse! Et
Mme de Villeparisis, la bonne Mme de Villeparisis, aux joues qui me
représentaient des joues de bourgeoise, Mme de Villeparisis qui
m'envoyait tant de cadeaux et que j'aurais si facilement pu voir tous
les jours, Mme de Villeparisis était sa nièce élevée par elle, chez
elle, à l'Hôtel de ***. «Elle demandait au Duc de Doudeauville, me
dit M. de Charlus, en parlant des trois sœurs, laquelle des trois
sœurs préférez-vous? » Et Doudeauville ayant dit: «Mme de
Villeparisis», la Duchesse de *** lui répondit «cochon! » Car la
Duchesse était très _spirituelle_», dit M. de Charlus en donnant au
mot l'importance et la prononciation d'usage chez les Guermantes. Qu'il
trouvât d'ailleurs que le mot fut si «spirituel», je ne m'en étonnai
pas, ayant, dans bien d'autres occasions, remarqué la tendance
centrifuge, objective des hommes qui les pousse à abdiquer, quand ils
goûtent l'esprit des autres, les sévérités qu'ils auraient pour le
leur, et à observer, à noter précieusement, ce qu'ils dédaigneraient
de créer. «Mais qu'est-ce qu'il a, c'est mon pardessus qu'il apporte,
dit-il en voyant que Brichot avait si longtemps cherché pour un tel
résultat. J'aurais mieux fait d'y aller moi-même. Enfin vous allez le
mettre sur vos épaules. Savez-vous que c'est très compromettant, mon
cher, c'est comme de boire dans le même verre, je saurai vos-pensées.
Mais non, pas comme ça, voyons, laissez-moi faire», et tout en me
mettant son paletot, il me le collait contre les épaules, me le montait
le long du cou, relevait le collet de sa main frôlait mon menton, en
s'excusant. --«À son âge, ça ne sait pas mettre une couverture, il
faut le bichonner, j'ai manqué ma vocation, Brichot, j'étais né pour
être bonne d'enfants». Je voulais m'en aller, mais M. de Charlus ayant
manifesté l'intention d'aller chercher Morel, Brichot nous retint tous
les deux. D'ailleurs la certitude qu'à la maison je retrouverais
Albertine, certitude égale à celle que dans l'après-midi j'avais
qu'Albertine rentrât du Trocadéro, me donnait en ce moment aussi peu
d'impatience de la voir que j'avais eu le même jour tandis que j'étais
assis au piano, après que Françoise m'eût téléphoné. Et c'est ce
calme qui me permit chaque fois qu'au cours de cette conversation je
voulus me lever, d'obéir à l'injonction de Brichot qui craignait que
mon départ empêchât Charlus de rester jusqu'au moment où Mme
Verdurin viendrait nous appeler. «Voyons, dit-il au Baron, restez un
peu avec-nous, vous lui donnerez l'accolade tout à l'heure», ajouta
Brichot en fixant sur moi son œil presque mort auquel les nombreuses
opérations qu'il avait subies avait fait recouvrer un peu de vie, mais
qui n'avait plus pourtant la mobilité nécessaire à l'expression
oblique de la malignité. «L'accolade, est-il bête! s'écria le Baron
d'un ton aigu et ravi. Mon cher, je vous dis qu'il se croit toujours à
une distribution de prix, il rêve de ses petits élèves. Je me demande
s'il ne couche pas avec. »--«Vous désirez voir Mlle Vinteuil, me dit
Brichot, qui avait entendu la fin de notre conversation. Je vous promets
de vous avertir si elle vient, je le saurai par Verdurin», car il
prévoyait sans doute que le Baron risquait fort d'être de façon
imminente exclu du petit clan. «Eh bien, vous me croyez donc moins bien
que vous avec Mme Verdurin, dit M. de Charlus, pour être rensigné sur
la venue de ces personnes d'une terrible réputation. Vous savez que
c'est archi-connu. Mme Verdurin a tort de les laisser venir, c'est bon
pour les milieux interlopes. Elles sont amies de toute une bande
terrible. Tout ça doit se réunir dans des endroits affreux. » À
chacune de ces paroles, ma souffrance s'accroissait d'une souffrance
nouvelle, changeant de forme. «Certes non pas, je ne me crois pas mieux
que vous avec Mme Verdurin, proclama Brichot en ponctuant les mots»,
car il craignait d'avoir éveillé les soupçons du Baron. Et comme il
voyait que je voulais prendre congé, voulant me retenir par l'appât du
divertissement promis: «Il y a une chose à quoi le Baron me semble ne
pas avoir songé quand il parle de la réputation de ces deux dames,
c'est qu'une réputation peut être tout à la fois épouvantable et
imméritée. Aussi par exemple, dans la série plus notoire que
j'appellerai parallèle, il est certain que les erreurs judiciaires sont
nombreuses et que l'histoire a enregistré des arrêts de condamnation
pour sodomie flétrissant des hommes illustres qui en étaient tout à
fait innocents.
La récente découverte d'un grand amour de Michel-Ange
pour une femme est un fait nouveau qui mériterait à l'ami de Léon X
le bénéfice d'une instance en révision posthume. L'affaire
Michel-Ange me semble tout indiquée pour passionner les snobs et
mobiliser la Villette, quand une autre affaire où l'anarchie fut bien
portée et devint le péché è la mode de nos bons dilettantes, mais
dont il n'est point permis de prononcer le nom par crainte de querelles,
aura fini son temps. » Depuis que Brichot avait commencé à parler des
réputations masculines, M. de Charlus avait trahi dans tout, son visage
le genre particulier d'impatience qu'on voit à un expert médical ou
militaire quand des gens du monde qui n'y connaissent rien se mettent à
dire des bêtises sur des points de thérapeutique ou de stratégie.
«Vous ne savez pas le premier mot des choses dont vous parlez, finit-il
par dire à Brichot. Citez-moi une seule réputation imméritée. Dites
des noms. Oui, je connais tout, riposta violemment M, de Charlus à une
interruption timide de Brichot, les gens qui ont fait cela autrefois par
curiosité, ou par affection unique pour un ami mort et celui qui,
craignant de s'être trop avancé si vous lui parlez de la beauté d'un
homme, vous répond que c'est du chinois pour lui, qu'il ne sait pas
plus distinguer un homme beau d'un laid, qu'entre deux moteurs d'auto,
comme la mécanique n'est pas dans ses cordes. Tout cela c'est des
blagues. Mon Dieu, remarquez, je ne veux pas dire qu'une réputation
mauvaise (ou ce qu'il est convenu d'appeler ainsi) et injustifiée soit
une chose absolument impossible. C'est tellement exceptionnel, tellement
rare, que pratiquement cela n'existe pas. Cependant moi qui suis un
curieux, un fureteur, j'en ai connu et qui n'étaient pas des mythes.
Oui, au cours de ma vie, j'ai constaté (j'entends scientifiquement
constaté, je ne me paie pas de mots) deux réputations injustifiées.
Elles s'établissent d'habitude grâce à une similitude de noms, ou
d'après certains signes extérieurs, l'abondance des bagues par
exemple, que les gens incompétents s'imaginent absolument être
caractéristiques de ce que vous dites, comme ils croient qu'un paysan
ne dit pas deux mots sans ajouter: jarnignié, ou un anglais: goddam.
C'est de la conversation pour théâtre des boulevards. Ce qui vous
étonnera, c'est que les réputations injustifiées sont les plus
établies aux yeux du public. Vous-même, Brichot, qui mettriez votre
main au feu de la vertu de tel ou tel homme qui vient ici et que les
renseignés connaissent comme le loup blanc, vous devez croire comme
tout le monde à ce qu'on dit de tel homme en vue qui incarne ces
goûts-là pour la masse, alors qu'il n'en est pas pour deux sous. Je
dis pour deux sous, parce que si nous y mettions vingt-cinq louis nous
verrions le nombre des petits saints diminuer jusqu'à zéro. Sans cela
le taux des saints, si vous voyez de la sainteté là dedans, se tient
en règle générale entre 3 et 4 sur 10. » Si Brichot avait transposé
dans le sexe masculin la question des mauvaises réputations, à mon
tour et inversement c'est au sexe féminin et en pensant à Albertine,
que je reportais les paroles de M. de Charlus. J'étais épouvanté par
la statistique, même en tenant compte qu'il devait enfler les chiffres
au gré de ce qu'il souhaitait, et aussi d'après les rapports d'êtres
cancaniers, peut-être menteurs, en tous cas trompés par leur propre
désir qui, s'ajoutant à celui de M. de Charlus, faussait sans doute
les calculs du Baron. «Trois sur dix, s'écria Brichot! En renversant
la proportion, j'aurais eu encore à multiplier par cent le nombre des
coupables. S'il est celui que vous dites, Baron, et si vous ne vous
trompez pas, confessons alors que vous êtes un de ces rares voyants
d'une vérité que personne ne soupçonnait autour d'eux. C'est ainsi
que Barrés a fait, sur la corruption parlementaire, des découvertes
qui ont été vérifiées après coup, comme l'existence de la planète
de Leverrier. Mme Verdurin citerait de préférence des hommes que
j'aime mieux ne pas nommer et qui ont deviné au Bureau de
Renseignements, dans l'État-Major, des agissements, inspirés, je le
crois, par un zèle patriotique, mais qu'enfin je n'imaginais pas. Sur
la franc-maçonnerie, l'espionnage allemand, la morphinomanie, Léon
Daudet écrit au jour le jour un prodigieux conte de fées qui se trouve
être la réalité même. Trois sur dix! » reprit Brichot stupéfait. Il
est vrai de dire que M. de Charlus taxait d'inversion la grande
majorité de ses contemporains, en exceptant toutefois les hommes avec
qui il avait eu des relations et dont, pour peu qu'elles eussent été
mêlées d'un peu de romanesque, le cas lui paraissait plus complexe.
C'est ainsi qu'on voit des viveurs, ne croyant pas à l'honneur des
femmes, en rendre un peu seulement à telle qui fut leur maîtresse et
dont ils protestent sincèrement et d'un air mystérieux: «Mais non,
vous vous trompez, ce n'est pas une fille. » Cette estime inattendue
leur est dictée, partie par leur amour-propre, pour qui il est plus
flatteur que de telles faveurs aient été réservées à eux seuls,
partie par leur naïveté qui gobe aisément tout ce que leur maîtresse
a voulu leur faire croire, partie par ce sentiment de la vie qui fait
que, dès qu'on s'approche des êtres, des existences, les étiquettes
et les compartiments faits d'avance sont trop simples. «Trois sur dix!
mais prenez-y garde, moins heureux que ces historiens que l'avenir
ratifiera, Baron, si vous vouliez présenter à la postérité le
tableau que vous nous dites, elle pourrait la trouver mauvaise. Elle ne
juge que sur pièces et voudrait prendre connaissance de votre dossier.
Or aucun document ne venant authentiquer ce genre de phénomènes
collectifs que les seuls renseignés sont trop intéressés à laisser
dans l'ombre, on s'indignerait fort dans le camp des belles âmes et
vous passeriez tout net pour un calomniateur ou pour un fol. Après
avoir, au concours des élégances, obtenu le maximum et le principat
sur cette terre, vous connaîtriez les tristesses d'un blackboulage
d'outre-tombe. Ça n'en vaut pas le coup, comme dit, Dieu me pardonne!
notre Bossuet. » «Je ne travaille pas pour l'histoire, répondit M. de
Charlus, la vie me suffit, elle est bien assez intéressante, comme
disait le pauvre Swann. » «Comment? Vous avez connu Swann, Baron, mais
je ne savais pas. Est-ce, qu'il avait ces goûts-là, demanda Brichot
d'un air inquiet? » «Mais est-il grossier! Vous croyez donc que je ne
connais que des gens comme ça. Mais non, je ne crois pas», dit Charlus
les yeux baissés et cherchant à peser le pour et le contre. Et pensant
que puisqu'il s'agissait de Swann dont les tendances si opposées
avaient été toujours connues, un demi-aveu ne pouvait qu'être
inoffensif pour celui qu'il visait et flatteur pour celui qui le
laissait échapper dans une insinuation: «Je ne dis pas qu'autrefois au
collège, une fois par hasard», dit le Baron comme, malgré lui et
comme s'il pensait tout haut, puis se reprenant: «Mais il y a deux
cents ans, comment voulez-vous que je me rappelle, vous m'embêtez»,
conclut-il en riant. «En tous cas il n'était pas joli, joli! » dit
Brichot, lequel, affreux, se croyait bien et trouvait facilement les
autres laids. «Taisez-vous, dit le Baron, vous ne savez pas ce que vous
dites, dans ce temps-là il avait un teint de pêche et, ajouta-t-il en
mettant chaque syllabe sur une autre note, il était joli comme les
amours. Du reste il était resté charmant. Il a été follement aimé
des femmes. » «Mais est-ce que vous avez connu la sienne? » «Mais,
voyons, c'est par moi qu'il l'a connue. Je l'avais trouvée charmante
dans son demi-travesti un soir qu'elle jouait Miss Sacripant; j'étais
avec des camarades de club, nous avions tous ramené une femme et, bien
que je n'eusse envie que de dormir, les mauvaises langues avaient
prétendu, car c'est affreux ce que le monde est méchant, que j'avais
couché avec Odette. Seulement elle en avait profité pour venir
m'embêter, et j'avais cru m'en débarrasser en la présentant à Swann.
De ce jour-là elle ne cessa plus de me cramponner, elle ne savait pas
un mot d'orthographe, c'est moi qui faisais ses lettres. Et puis c'est
moi qui ensuite ai été chargé de la promener. Voilà, mon enfant, ce
que c'est que d'avoir une bonne réputation, vous voyez. Du reste je ne
la méritais qu'à moitié. Elle me forçait à lui faire faire des
parties terribles, à cinq, à six. » Et les amants qu'avait eus
successivement Odette, (elle avait été avec un tel, puis avec un
pauvre Swann, aveuglé par la jalousie et par l'amour tel, ces hommes
dont pas un seul n'avait été deviné par le tour à tour, supputant
les chances et croyant aux serments plus affirmatifs qu'une
contradiction qui échappe à la coupable, contradiction bien plus
insaisissable, et pourtant bien plus significative, et dont le jaloux
pourrait se prévaloir, plus logiquement que de renseignements qu'il
prétend faussement avoir eus, pour inquiéter sa maîtresse) ces
amants, M. de Charlus se mit à les énumérer avec autant de certitude
que s'il avait récité la liste des Rois de France. Et en effet le
jaloux est, comme les contemporains, trop près, il ne sait rien, et
c'est pour les étrangers que le comique des adultères prend la
précision de l'histoire, et s'allonge en listes d'ailleurs
indifférentes et qui ne deviennent tristes que pour un autre jaloux,
comme j'étais, qui ne peut s'empêcher de comparer son cas à celui
dont il entend parler et qui se demande si, pour la femme dont il doute,
une liste aussi illustre n'existe pas. Mais il n'en peut rien savoir,
c'est comme une conspiration universelle, une brimade à laquelle tous
participent cruellement et qui consiste, tandis que son amie va de l'un
à l'autre, à lui tenir sur les yeux un bandeau qu'il fait
perpétuellement effort pour arracher sans y réussir, car tout le monde
le tient aveuglé, le malheureux, les êtres bons par bonté, les êtres
méchants par méchanceté, les êtres grossiers par goût des vilaines
farces, les êtres bien élevés par politesse et bonne éducation, et
tous par une de ces conventions qu'on appelle principe. «Mais est-ce
que Swann a jamais su que vous aviez eu ses faveurs? » «Mais voyons,
quelle horreur! Raconter cela à Charles! C'est à faire dresser les
cheveux sur la tête. Mais mon cher, il m'aurait tué tout simplement,
il était jaloux comme un tigre. Pas plus que je n'ai avoué à Odette,
à qui ça aurait du reste été bien égal, que. . . allons ne me faites
pas dire de bêtises. Et le plus fort c'est que c'est elle qui lui a
tiré des coups de revolver que j'ai failli recevoir. Ah! j'ai eu de
l'agrément avec ce ménage-là; et naturellement c'est moi qui ai été
obligé d'être son témoin contre d'Osmond qui ne me l'a jamais
pardonné. D'Osmond avait enlevé Odette et Swann, pour se consoler,
avait pris pour maîtresse, ou fausse maîtresse, la sœur d'Odette.
Enfin vous n'allez pas commencer à me faire raconter l'histoire de
Swann, nous en aurions pour dix ans, vous comprenez, je connais ça
comme personne. C'était moi qui sortais Odette quand elle ne voulait
pas voir Charles. Cela m'embêtait d'autant plus que j'ai un très
proche parent qui porte le nom de Crécy, sans y avoir naturellement
aucune espèce de droit, mais qu'enfin cela ne charmait pas. Car elle se
faisait appeler Odette de Crécy et le pouvait parfaitement, étant
seulement séparée d'un Crécy dont elle était la femme, très
authentique celui-là, un monsieur très bien qu'elle avait ratissé
jusqu'au dernier centime. Mais voyons, pourquoi me faire parler de ce
Crécy, je vous ai vu avec lui dans le tortillard, vous lui donniez des
dîners à Balbec. Il devait en avoir besoin, le pauvre, il vivait,
d'une toute petite pension que lui faisait Swann; je me doute bien que,
depuis la mort de mon ami, cette rente a dû cesser complètement
d'être payée. Ce que je ne comprends pas, me dit M. de Charlus, c'est
que, puisque vous avez été souvent chez Charles, vous n'ayez pas
désiré tout à l'heure que je vous présente à la Reine de Naples. En
somme je vois que vous ne vous intéressez pas aux _personnes_ en tant
que curiosités, et cela m'étonne toujours de quelqu'un qui a connu
Swann, chez qui ce genre d'intérêt était si développé, au point
qu'on ne peut pas dire si c'est moi qui ai été à cet égard son
initiateur ou lui le mien. Cela m'étonne autant que si je voyais
quelqu'un avoir connu Whistler et ne pas savoir ce que c'est que le
goût. Mon Dieu, c'est surtout pour Morel que c'était important de la
connaître, il le désirait du reste passionnément, car il est tout ce
qu'il y a de plus intelligent. C'est ennuyeux qu'elle soit partie. Mais
enfin je ferai la conjonction ces jours-ci. C'est immanquable qu'il la
connaisse. Le seul obstacle possible serait si elle mourait demain. Or
il est à espérer que cela n'arrivera pas. » Tout à coup Brichot,
comme il était resté sous le coup de la proportion de «trois sur
dix» que lui avait révélée M. de Charlus, Brichot, qui n'avait pas
cessé de poursuivre son idée, avec une brusquerie qui rappelait celle
d'un juge d'instruction voulant faire avouer un accusé, mais qui en
réalité était le résultat du désir qu'avait le professeur de
paraître perspicace et du trouble qu'il éprouvait à lancer une
accusation si grave: «Est-ce que Ski n'est pas comme cela? »
demanda-t-il à M. de Charlus d'un air sombre. Pour faire admirer ses
prétendus dons d'intuition, il avait choisi Ski, se disant que
puisqu'il n'y avait que 3 innocents sur 10, il risquait peu de se
tromper en nommant Ski qui lui semblait un peu bizarre, avait des
insomnies, se parfumait, bref était en dehors de la normale. «Mais pas
du tout, s'écria le Baron avec une ironie amère, dogmatique et
exaspérée. Ce que vous dites est d'un faux, d'un absurde, d'un à
côté. Ski est justement cela pour les gens qui n'y connaissent rien;
s'il l'était, il n'en aurait pas tellement l'air, ceci soit dit sans
aucune intention de critique, car il a du charme et je lui trouve même
quelque chose de très attachant. » «Mais dites-nous donc quelques
noms,» reprit Brichot avec insistance. M. de Charlus se redressa d'un
air de morgue: «Ah! mon cher, moi vous savez que je vis dans
l'abstrait, tout cela ne m'intéresse qu'à un point de vue
transcendantal», répondit-il avec la susceptibilité ombrageuse
particulière à ses pareils, et l'affectation de grandiloquence qui
caractérisait sa conversation. «Moi, vous comprenez, il n'y a que les
généralités qui m'intéressent, je vous parle de cela comme de la loi
de la pesanteur. » Mais ces moments de réaction agacée où le Baron
cherchait à cacher sa vraie vie duraient bien peu auprès des heures de
progression continue où il la faisait deviner, l'étalait avec une
complaisance agaçante, le besoin de la confidence étant chez lui plus
fort que la crainte de la divulgation, «Ce que je voulais dire,
reprit-il, c'est que pour une mauvaise réputation qui est injustifiée,
il y en a des centaines de bonnes qui ne le sont pas moins. Évidemment
le nombre de ceux qui ne les méritent pas varie selon que vous vous en
rapportez aux dires de leurs pareils ou des autres. Et il est vrai que
si la malveillance de ces derniers est limitée par la trop grande
difficulté qu'ils auraient à croire un vice aussi horrible pour eux
que le vol ou l'assassinat pratiqué par des gens dont ils connaissent
la délicatesse et le cœur, la malveillance des premiers est
exagérément stimulée par le désir de croire, comment dirais-je,
accessibles, des gens qui leur plaisent, par des renseignements que leur
ont donnés des gens qu'a trompé un semblable désir, enfin par
l'écart même où ils sont généralement tenus. J'ai vu un homme,
assez mal vu à cause de ce goût, dire qu'il supposait qu'un certain
homme du monde avait le même. Et sa seule raison de le croire est que
cet homme du monde avait été aimable avec lui! Autant de raisons
d'_optimisme_, dit naïvement le Baron, dans la supputation du nombre.
Mais la vraie raison de l'écart énorme qu'il y a entre le nombre
calculé par les profanes, et celui calculé par les initiés, vient du
mystère dont ceux-ci entourent leurs agissements, afin de les cacher
aux autres, qui, dépourvus d'aucun moyen d'information, seraient
littéralement stupéfaits s'ils apprenaient seulement le quart de la
vérité. » «Alors à notre époque, c'est comme chez les Grecs, dit
Brichot. » «Mais comment, comme chez les Grecs? Vous vous figurez que
cela n'a pas continué depuis. Regardez sous Louis XIV, le petit
Vermandois, Molière, le Prince Louis de Baden, Brunswick, Charolais,
Boufflers, le Grand Condé, le Duc de Brissac. » «Je vous arrête, je
savais Monsieur, je savais Brissac par Saint-Simon, Vendôme
naturellement et d'ailleurs bien d'autres, mais cette vieille peste de
Saint-Simon parle souvent du grand Condé et du Prince Louis de Baden et
jamais il ne le dit. » «C'est tout de même malheureux que ce soit à
moi d'apprendre son histoire à professeur de Sorbonne. Mais, cher
maître, vous êtes ignorant comme une carpe. » «Vous êtes dur, Baron,
mais juste. Et, tenez, je vais vous faire plaisir, je me souviens
maintenant d'une chanson de l'époque qu'on fit en latin macaronique sur
certain orage qui surprit le grand Condé comme il descendait le Rhône
en compagnie de son ami, le marquis de la Moussaye. Condé dit:
_Carus Amicus Mussœus,
Ah! Deus bonus quod tempus
Landerirette
Imbre sumus perituri. _
Et La Moussaye le rassure en lui disant:
_Securæ sunt nostræ vilæ
Sumus enim Sodomitæ
I gne tantum perituri
Landeriri. _»
«Je retire ce que j'ai dit, dit Charlus d'une voix aiguë et
maniérée, vous êtes un puits de science, vous me l'écrirez n'est-ce
pas, je veux garder cela dans mes archives de famille, puisque
ma bisaïeule au troisième degré était la sœur de M. le Prince. »
«Oui, mais, Baron, sur le Prince Louis de Baden je ne vois rien. Du
reste, à cette époque-là, je crois qu'en général l'art militaire. . . »
«Quelle bêtise, Vendôme, Villars, le Prince Eugène, le Prince
de Conti, et si je vous parlais de tous les héros du Tonkin,
du Maroc, et je parle des vraiment sublimes, et pieux, et «nouvelle
génération», je vous étonnerais bien. Ah! j'en aurais à apprendre
aux gens qui font des enquêtes sur la nouvelle génération qui a
rejeté les vaines complications de ses aînés, dit M. Bourget! J'ai un
petit ami là-bas, dont on parle beaucoup, qui a fait des choses
admirables, mais enfin je ne veux pas être méchant, revenons au XVIIe
siècle, vous savez que Saint-Simon dit du maréchal d'Huxelles--entre
tant d'autres: «Voluptueux en débauches grecques dont il ne prenait
pas la peine de se cacher il accrochait de jeunes officiers qu'il
adomestiquait, outre de jeunes valets très bien bâtis et cela sans
voile, à l'armée et à Strasbourg. » Vous avez probablement lu les
lettres de Madame, les hommes ne l'appelaient que «Putain». Elle en
parle assez clairement. » «Et elle était à bonne source pour savoir,
avec son mari. » «C'est un personnage si intéressant que Madame, dit
M. de Charlus. On pourrait faire d'après elle la synthèse lyrique de
la «Femme d'une Tante». D'abord hommasse; généralement la femme d'une
Tante est un homme, c'est ce qui lui rend si facile de lui faire des
enfants. Puis Madame ne parle pas des vices de Monsieur, mais elle parle
sans cesse de ce même vice chez les autres en femme renseignée et par
ce pli que nous avons d'aimer à trouver dans les familles des autres
les mêmes tares dont nous souffrons dans la nôtre, pour nous prouver
à nous-même que cela n'a rien d'exceptionnel ni de déshonorant. Je
vous disais que cela a été de tout temps comme cela. Cependant le
nôtre se distingue tout spécialement à ce point de vue. Et malgré
les exemples que j'empruntais au XVIIe siècle, si mon grand aïeul
François C. de La Rochefoucauld vivait de notre temps, il pourrait en
dire avec plus de raison encore que du sien, voyons, Brichot, aidez-moi:
«Les vices sont de tous les temps; mais si des personnes que tout le
monde connaît avaient paru dans les premiers siècles, parlerait-on
présentement des prostitutions d'Héliogabale? _Que tout le monde
connaît_ me plaît beaucoup. Je vois que mon sagace parent connaissait
«le boniment» de ses plus célèbres contemporains comme je connais
celui des miens. Mais des gens comme cela, il n'y en a pas seulement
davantage aujourd'hui. Ils ont aussi quelque chose de particulier. » Je
vis que M. de Charlus allait nous dire de quelle façon ce genre de
mœurs avait évolué. L'insistance avec laquelle M. de Charlus revenait
toujours sur le sujet--à l'égard duquel d'ailleurs son intelligence,
toujours exercée dans le même sens, possédait une certaine
pénétration--avait quelque chose d'assez complexement pénible. Il
était raseur comme un savant qui ne voit rien au-delà de sa
spécialité, agaçant comme un renseigné qui tire vanité des secrets
qu'il détient et brûle de divulguer, antipathique comme ceux qui, dès
qu'il s'agit de leurs défauts, s'épanouissent sans s'apercevoir qu'ils
déplaisent, assujetti comme un maniaque et irrésistiblement imprudent
comme un coupable. Ces caractéristiques qui, dans certains moments,
devenaient aussi saisissantes que celles qui marquent un fou ou un
criminel, m'apportaient d'ailleurs un certain apaisement. Car leur
faisant subir la transposition nécessaire pour pouvoir tirer d'elles
des déductions à l'égard d'Albertine et me rappelant l'attitude de
celle-ci avec Saint-Loup, avec moi, je me disais, si pénible que fût
pour moi l'un de ces souvenirs, et si mélancolique l'autre, je me
disais qu'ils semblaient exclure le genre de déformation si accusée,
de spécialisation forcément exclusive, semblait-il, qui se dégageait
avec tant de force de la conversation comme de la personne de M. de
Charlus. Mais celui-ci, malheureusement, se hâta de ruiner ces raisons
d'espérer, de la même manière qu'il me les avait fournies,
c'est-à-dire sans le savoir. «Oui, dit-il, je n'ai plus vingt-cinq ans
et j'ai déjà vu changer bien des choses autour de moi, je ne reconnais
plus ni la société où les barrières sont rompues, où une cohue,
sans élégance et sans décence, danse le tango jusque dans ma famille,
ni les modes, ni la politique, ni les arts, ni la religion, ni rien.
Mais j'avoue que ce qui a encore le plus changé, c'est ce que les
Allemands appellent l'homosexualité. Mon Dieu, de mon temps, en mettant
de côté les hommes qui détestaient les femmes, et ceux qui n'aimant
qu'elles, ne faisaient autre chose que par intérêt, les homosexuels
étaient de bons pères de famille et n'avaient guère de maîtresses
que par couverture. J'aurais eu une fille à marier que c'est parmi eux
que j'aurais cherché mon gendre si j'avais voulu être assuré qu'elle
ne fût pas malheureuse. Hélas! tout est changé. Maintenant ils se
recrutent aussi parmi les hommes qui sont les plus enragés pour les
femmes. Je croyais avoir un certain flair, et quand je m'étais dit:
sûrement non, n'avoir pas pu me tromper. Eh bien, j'en donne ma langue
aux chats. Un de mes amis, qui est bien connu pour cela, avait un cocher
que ma belle-sœur Oriane lui avait procuré, un garçon de Combray qui
avait fait un peu tous les métiers, mais surtout celui de retrousseur
de jupons, et que j'aurais juré aussi hostile que possible à ces
choses-là. Il faisait le malheur de sa maîtresse en la trompant avec
deux femmes qu'il adorait, sans compter les autres, une actrice et une
fille de brasserie. Mon cousin le Prince de Guermantes, qui a justement
l'intelligence agaçante des gens qui croient tout trop facilement, me
dit un jour: «Mais pourquoi est-ce que X. . . ne couche pas avec son
cocher? Qui sait si ça ne lui ferait pas plaisir à Théodore (c'est le
nom du cocher) et s'il n'est même pas très piqué de voir que son
patron ne lui fait pas d'avances. » Je ne pus m'empêcher d'imposer
silence à Gilbert; j'étais énervé à la fois de cette prétendue
perspicacité qui, quand elle s'exerce indistinctement, est un manque de
perspicacité, et aussi de la malice cousue de fil blanc de mon cousin
qui aurait voulu que notre ami X. . . essayât de se risquer sur la
planche pour, si elle était viable, s'y avancer à son tour. » «Le
Prince de Guermantes a donc ces goûts? » demanda Brichot avec un
mélange d'étonnement et de malaise. «Mon Dieu, répondit M. de
Charlus ravi, c'est tellement connu que je ne crois pas commettre une
indiscrétion en vous disant que oui. Eh! bien, l'année suivante,
j'allai à Balbec et là j'appris par un matelot qui m'emmenait
quelquefois à la pêche, que mon Théodore, lequel, entre parenthèses,
a pour sœur la femme de chambre d'une amie de Mme Verdurin, la Baronne
Putbus, venait sur le port lever tantôt un matelot, tantôt un autre,
avec un toupet d'enfer, pour aller faire un tour en barque et «autre
chose itou». Ce fut à mon tour de demander si le patron, dans lequel
j'avais reconnu le Monsieur qui à Balbec jouait aux cartes toute la
journée avec sa maîtresse, et qui était le chef de la petite
Société des quatre amis, était comme le Prince de Guermantes. «Mais,
voyons, c'est connu de tout le monde, il ne s'en cache même pas. »
«Mais il avait avec lui sa maîtresse. » «Eh! bien, qu'est-ce ça
fait, sont-ils naïfs, ces enfants, me dit-il d'un ton paternel, sans se
douter de la souffrance que j'extrayais de ses paroles en pensant à
Albertine. Elle est charmante, sa maîtresse. » «Mais alors ses trois
amis sont comme lui. » «Mais pas du tout, s'écria-t-il en se bouchant
les oreilles comme si, en jouant d'un instrument, j'avais fait une
fausse note. Voilà maintenant qu'il est à l'autre extrémité.
