Car le moral de
Monsieur
Nolan montait toujours, à mesure qu'il approchait de la gare, le matin.
Samuel Beckett
A vrai dire elle était fermée depuis un bon moment déjà et ne faisait que continuer à l'être.
Car il devait être déjà entre une heure et deux heures du matin, et le dernier train à s'arrêter dans cette gare le soir, et le premier à s'y arrêter le matin, s'y arrêtaient, le premier entre onze heures du soir et minuit, le second entre cinq heures et six heures du matin.
Si bien que cette gare-là, pour ne parler que d'elle, fermait au plus tard à minuit et n'ouvrait jamais avant cinq heures du matin.
Et comme il devait être seulement entre une heure et deux heures du matin, la gare était fermée.
Watt gravit les marches de pierre et, s'arrêtant devant le portillon, regarda à travers les barreaux. Il admira la voie ferrée, sa fuite dans les deux sens, sous les rayons de la lune, et des étoiles, jusqu'au point où les yeux ne pouvaient plus
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la suivre, où les yeux de Watt n'auraient plus pu la suivre, s'ils avaient été dans la gare. Il contempla aussi avec émer- veillement l'ample coulée de la plaine, dans sa montée si libre et simple vers la montagne, et les replis ombrés de ses lointains. Remontant au gré des pentes son regard s'arrêta enfin sur le ciel bruni, ses trous d'ombre, ses constellations déclinantes et enfin, écarquillés sous l'eau, brouillés par les remous, deux: yeux dévorants. Finalement brusquement il fixa le portillon.
Watt escalada le portillon et se trouva sur le quai, avec ses sacs. Car il avait pris la précaution, avant d'escalader le portillon, de hisser ses sacs par-dessus et de les laisser tomber, par terre, de l'autre côté.
Le premier soin de Watt, une fois dans la gare, sain et sauf, avec ses sacs, fut de faire demi-tour et de considérer, à travers le portillon, à contresens le chemin si récemment par- couru.
De toutes les touchantes images offertes de la sorte à son inspection, c'est la route elle-même qui le toucha le plus, plus blanche d'apparence à cette heure que le jour et d'une plus belle envolée entre ses haies et ses fossés. Cette route se déroulait sans accident sur une assez grande distance, puis plongeait soudain et disparaissait dans un fouillis déplorable d'abrupte verdure.
Les cheminées de la maison de Monsieur Knott n'étaient pas visibles, malgré l'excellente visibilité. Par une belle jour- née on pouvait les distinguer, de la gare. Mais par une belle nuit apparemment pas. Car les yeux de Watt, quand il y mettait du sien, n'étaient pas plus mauvais que d'autres, même à cette époque, et la nuit était exceptionnellement belle, même pour la région, réputée pour la beauté de ses nuits.
Watt avait toujours beaucoup de chance, avec le temps.
Watt se lassait déjà de balayer cette route des yeux lorsque son attention fut fixée, et ranimée, par une forme, à première
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vue humaine, qui avançait en son milieu. La première pensée de Watt fut que cette créature était sortie de dessous terre, ou tombée du ciel. Et sa seconde, quelque quinze ou vingt minutes après, qu'elle avait pu gagner sa position actuelle par voie d'abord d'une haie, puis d'un fossé. Watt n'était pas en mesure de dire si cette forme était celle d'un homme, ou celle d'une femme, ou celle d'un prêtre, ou celle d'une nonne. Que ce ne fût pas celle d'un garçon, ni celle d'une fille, c'est ce qui ressortait, à l'avis de Watt, de ses dimensions. Mais déterminer si c'était celle d'un homme, ou celle d'une femme, ou celle d'un prêtre, ou celle d'une nonne, non, Watt avait beau écarquiller les yeux, il n'y arrivait pas. Si c'était celle d'une femme, ou celle d'une nonne, c'était celle d'une femme, ou celle d'une nonne, de taille exceptionnelle, même pour la région, renommée pour la taille exceptionnelle de ses femmes, et de ses nonnes. Mais Watt savait trop bien, beau- coup trop bien, de quelles dimensions certaines femmes, et
certaines nonnes, étaient capables, pour conclure, des dimen- sions de ce noctambule, que ce noctambule n'était ni une femme, ni une nonne, mais un homme, ou un prêtre. Quant aux vêtements, vus à cette distance, dans cet éclairage, il n'y avait pas plus à en tirer que d'un drap, ou d'un sac, ou d'un plaid, ou d'un suaire. Car s'étendaient de la tête aux pieds, pour autant que Watt pût voir, et les yeux de Watt étaient aussi bons que d'autres, même à ce stade, quand il se donnait la peine de les ajuster, les surfaces ininterrompues d'une vêture unique, tandis que sur la tête se tenait, asexué, ce qui ressemblait à un pot de chambre surbaissé à l'envers et jauni par le temps, façon de parler. Si la forme était effec- tivement celle d'une femme, ou celle d'une nonne, de taille exceptionnelle, c'était celle d'une femme, ou celle d'une nonne, de taille exceptionnelle d'une rare inélégance. Mais la femme géante est volontiers chienlit, Watt l'avait souvent remarqué, et la nonne géante tout autant. Les bras ne s'arrê- taient pas aux mains, mais se prolongeaient, par un phéno-
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mène que Watt n'arrivait pas à saisir, jusqu'à tout près du sol. Les pieds, se suivant l'un l'autre dans leur course impé- tueuse, se lançaient avec force, le gauche vers la gauche, le droit vers la droite, dans une frénésie d'embardées compen- sées, si bien que, pour chaque enjambée longue- de trois pieds mettons, la distance parcourue n'en excédait pas un. Tout cela donnait à la démarche une sorte de vivacité entravée, très pénible à voir. Dans le for obscur Watt sentit luire soudain, puis soudain s'éteindre, les mots, Seul remède le régime.
Watt attendait avec impatience que cet homme, si c'était un homme, ou que cette femme, si c'était une femme, ou que ce prêtre, si c'était un prêtre, ou que cette nonne, si c'était une nonne, s'approche et le délivre de son incertitude. Il n'avait pas envie de conversation, il n'avait pas envie de compagnie, il n'avait pas envie de consolation, il ne tenait pas à une érection, non, son seul désir était que la forme s'approche et le tire de sa perplexité, à son égard.
Il ne savait pas pourquoi il se souciait de savoir ce que c'était, la forme qui avançait sur la route. Il ne savait pas s'il faisait bien, ou s'il faisait mal. Il lui semblait, abstraction faite de tout sentiment égoïste de gêne ou de soulagement, que c'était regrettable, ce souci de savoir ce que c'était, la forme qui avançait sur la route, tout à fait regrettable.
Que la forme s'approche sans plus, il lui semblait évident qu'il ne pouvait s'en contenter, non, il fallait que la forme s'approche de très près, de tout près. Car si elle ne faisait que s'approcher sans plus, et non pas de tout près, alors comment saurait-il, si c'était un homme, que ce n'était pas une femme, ou un prêtre, ou une nonne, en costume d'hom- me ? Ou, si c'était une femme, que ce n'était pas un homme, ou un prêtre, ou une nonne, en costume de femme? Ou, si c'était un prêtre, que ce n'était pas un homme, ou une femme, ou une nonne, en costume de prêtre? Ou, si c'était une nonne, que ce n'était pas un homme, ou une femme, ou
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un prêtre, en costume de nonne? Watt attendait donc, avec impatience, que la forme s'approche de tout près.
Puis, comme Watt attendait toujours que la forme s'ap- proche de tout près, il comprit soudain qu'il n'était pas nécessaire, mais pas du tout, que la forme s'approche de tout près , mais qu 'une approche modérée serait plus que suffi- sante. Car la préoccupation de Watt, soit dit sans vouloir la dénigrer, ne visait pas la forme telle qu'elle était, en réalité, mais telle qu'elle semblait être, en réalité. Car depuis quand les préoccupations de W a t t visaient-elles les choses telles qu'elles étaient, en réalité? Mais il retombait toujours dans cette vieille erreur, cette erreur du temps jadis où, déchiré de curiosité, au milieu des corps ombre il trébuchait. C'était là, pour Watt, une source de peine profonde. Watt attendait
donc de nouveau, avec impatience, que la forme s'approche. Il attendait toujours, les mains serrant les barreaux du portillon, à se faire rentrer les ongles dans les paumes, ses sacs à ses pieds, son regard braqué à travers les barreaux sur cet incompréhensible staffage, dévoré d'impatience. Son trouble se fit enfin si grand qu'il secoua le portillon, de
toutes ses forces.
Ce qui tant troublait Watt était ceci, que depuis le mo-
ment, voilà déjà dix minutes ou une demi-heure, où la forme lui était apparue, lancée vers la gare à toute allure au milieu de la chaussée, elle n'avait rien gagné, ni en hauteur, ni en largeur, ni en netteté. Tout en se hâtant de l'avant, pendant tout ce temps, sans rien perdre de sa précipitation fourbue, vers la gare, elle n'avait pas fait plus de chemin qu'une borne.
Watt se creusait la tête à ce sujet lorsque la forme, tout en continuant ses mouvements, se fit de plus en plus indis- tincte et finalement disparut.
Watt, pour quelque raison obscure, semblait attacher à cette hallucination-là un intérêt tout particulier.
Watt ramassa ses sacs, longea le mur et déboucha sur le quai. Il y avait de la lumière dans la cabine d'aiguillage.
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L'aiguilleur, homme d'un certain âge nommé Case, atten- dait dans sa cabine, comme il le faisait chaque nuit, à l'excep- tion de la nuit de dimanche à lundi (bizarre), que le rapide montant brûle sans encombre la gare. Sur quoi il réglerait ses aiguilles et rentrerait chez lui, auprès de son épouse esseulée, laissant la gare déserte.
Pour tromper l'attente, tout en enrichissant ses connais- sances, Monsieur Case lisait un livre, Chants d'un chemi- neau, auteur George Russell (A. E. ). Monsieur Case, la tête rejetée en arrière, tenait ce livre à bout de bras. Monsieur Case avait, pour un aiguilleur, des goûts très délicats, en matière de lecture.
Monsieur Case lisait :
?
La moustache touffue de Monsieur Case suivait les mou- vements de sa lèvre qui à son tour allait épousant, tantôt enflée, tantôt retroussée, les diverses sonorités dont se com- posaient les mots ci-dessus. Son nez aussi participait, du bulbe et des narines. La pipe montait et descendait et du coin de la bouche la salive dégouttait, oubliée, sur son gilet, qui était en velours.
Watt se tenait dans la cabine comme tantôt dans la cui- sine, ses sacs dans ses mains, ses yeux ouverts au repos et le dos tourné à la porte ouverte. Monsieur Case avait jadis, par la fenêtre de sa cabine, entrevu Watt, le soir de son
arrivée. Son aspect ne lui était donc pas étranger. Cela lui rendait maintenant les choses moins difficiles.
Sauriez-vous me dire quelle heure il était? dit Watt.
Il était, comme il le craignait, plus tôt qu'il ne l'espé- rait.
Saurais-je entrer en salle d'attente? dit Watt.
Ça, pour un casse-tête, c'en était un. Car Monsieur Case
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ne devait pas quitter sa cabine avant le moment de la quitter pour rentrer chez lui, auprès de son épouse inquiète. Pas question non plus de détacher la clef de son trousseau pour la confier à Watt en disant, Tenez, Monsieur, voici la clef de notre salle d'attente, je passerai la reprendre en m'en allant. Non. Car la salle d'attente donnait sur celle des pas perdus de telle sorte que pour gagner la salle d'attente il fallait passer par les pas. perdus. Et la clef de la porte de la salle d'attente n'ouvrait pas la porte des pas perdus. Pas question non plus de dégager les deux clefs de son trousseau pour les confier à Watt en disant, Tenez, Monsieur, voici la clef de la porte de notre salle d'attente et voici, tenez, celle de la porte de nos pas perdus, je passerai les reprendre en partant.
Non. Car les pas perdus communiquaient avec le sanctuaire du chef de gare de telle manière que pour pénétrer dans le sanctuaire du chef de gare il suffisait de franchir les pas per- dus. Et la clef de la porte des pas perdus ouvrait la porte du sanctuaire du chef de gare de telle façon que ces deux portes étaient représentées aux trois trousseaux de clefs, au trousseau de Monsieur Gorman chef de gare, au trousseau de Monsieur Case aiguilleur et au trousseau de Monsieur Nolan porteur, non pas par deux clefs, mais par une seule.
Ainsi se réalisait l'économie de non moins de trois clefs et il entrait dans les intentions de Monsieur Gorman chef de gare de réduire encore davantage le nombre des clefs de
la gare en faisant monter, dans un avenir proche et aux frais de la compagnie, sur la porte de la salle d'attente une ser- rure identique à celles identiques déjà des portes des pas perdus et de son sanctuaire particulier. De ce dessein il s'était ouvert, au hasard d'un récent conclave, et à Mon- sieur Case et à Monsieur Nolan, sans se voir opposer de leur part la moindre objection. Mais ce qu'il n'avait confié ni à Monsieur Case, ni à Monsieur Nolan, était sa résolution de faire monter, dans des délais raisonnables, petit à petit, 2UX frais de la compagnie, sur le portillon et sur les portes
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de la cabine d'aiguillage, du foyer du porteur, de la consigne et des toilettes tant des dames que des messieurs, des serrures conçues de telle sorte que la clef qui ouvrait déjà, avec tant d'aisance, et la porte des pas perdus et la porte du sanctuaire du chef de gare, et qui si prochainement allait ouvrir, sans la moindre difficulté, la porte de la salle d'attente, finirait par ouvrir toutes ces autres portes aussi, l'une après l'autre, en temps voulu. Ainsi il laisserait derrière lui, à sa retraite, s'il ne mourait pas avant, ou à sa mort, s'il ne se retirait pas avant, une gare unique à cet égard, sinon à d'autres, parmi les gares de la ligne.
Les clefs du tiroir-caisse que Monsieur Gorman portait, l'une à sa chaîne de montre de crainte que sa poche de pantalon ne vienne à se trouer, comme le font si volontiers les poches de pantalon, ou que la clef, minuscule, ne soit retirée de la poche avec la menue monnaie et de cette façon perdue, et l'autre, de crainte que sa chaîne de montre ne soit perdue, ou l'objet d'un vol, dans sa poche de pantalon, ces petites clefs-là ne faisaient pas partie, aux yeux de Monsieur Gorman, des clefs de la gare. Et en effet les clefs du tiroir- caisse n'étaient pas du tout à proprement parler des clefs de gare. Car le tiroir-caisse de la gare, au contraire des portes de la gare, ne restait pas dans la gare, jour et nuit, mais quittait la gare avec Monsieur Gorman, quand il rentrait chez lui le soir, et n'y retournait que le lendemain matin, quand Monsieur Gorman retournait à la gare.
Monsieur Case considéra toutes ces données, ou tout au moins celles qu'il jugeait pertinentes, pesant le pour, et pesant le contre, sans passion. Il en arriva finalement à la conclusion qu'il ne pouvait rien faire, pour le moment. Quand le train rapide aurait fini de passer, et qu'il serait libre de rentrer chez lui, auprès de son épouse inquiète, à ce moment-là il pourrait faire quelque chose, il pourrait intro- duire Watt dans la salle d'attente, et l'y laisser. Mais il n'en était pas plus tôt arrivé à la conclusion qu'il pourrait faire
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ainsi, pour obliger Watt, qu'il comprit qu'il ne le pourrait qu'à une condition, celle de fermer à clef derrière lui la porte des pas perdus. Car pas question de s'en aller en lais- sant ouverte la porte des pas perdus, dans la gare endormie. Mais à cette condition-là, que Watt accepte d'être enfermé à clef dans les pas perdus, il pourrait obliger Watt, une fois que le train rapide aurait fini de passer. Mais il n'avait pas plus tôt décidé qu'il lui serait loisible d'obliger Watt, à cette condition-là, qu'il se rendit compte que non, même à cette condition-là il ne lui serait pas loisible d'obliger Watt, à moins que Watt ne consente à être enfermé à clef, non seu-
lement dans les pas perdus, mais dans la salle d'attente aussi. Car pas question que Watt puisse avoir libre accès, toute la nuit, dans la gare endormie, au narthex du sanctuaire du chef de gare. Mais si Watt ne voyait pas d'inconvénient à être enfermé à clef jusqu'au matin, non seulement dans les pas perdus, mais dans la salle d'attente aussi, alors Monsieur Case ne voyait vraiment aucune raison pour que la salle d'attente ne soit pas mise à sa disposition, dès que le train rapide serait passé sans encombre, avec ses voyageurs et ses marchandises précieuses.
Monsieur Case fit part alors à Watt des dispositions qu'il avait arrêtées, dans son esprit, au sujet de la demande de Watt d'être admis dans la salle d'attente des voyageurs. Les raisons qui avaient conduit Monsieur Case à arrêter, dans son esprit, ces dispositions plutôt que d'autres, Monsieur Case eut la délicatesse de les garder pour lui, comme étant susceptibles de faire à W a t t davantage de peine que de plaisir. Le matin venu, dit Monsieur Case, dès l'arrivée de Monsieur Gorman, ou de Monsieur Nolan, vous serez relâché et libre d'aller et venir, à votre guise. Watt répondit qu'il y avait là en effet de quoi exulter à l'avance, et de quoi le soutenir pendant la nuit, dans cette perspective d'être élargi, le matin venu, par les soins de Monsieur Gorman, ou à la rigueur de Monsieur Nolan, et laissé libre d'aller et venir, à
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sa fantaisie. En attendant, dit Monsieur Case, s'il vous plaît d'entrer dans la cabine, en fermant la porte, et de prendre un siège, vous êtes le bienvenu. Watt répondit qu'il ferait mieux d'attendre dehors. On le trouverait sur le quai, faisant les cent pas, ou assis sur un banc.
Watt s'allongea sur le banc, sur le dos, ses sacs sous la tête et son chapeau sur le visage. Il se trouvait ainsi à l'abri de la lune, jusqu'à un certain point, et des beautés moindres de cette nuit splendide. Le problème de la vision, en ce qui concernait Watt, ne comportait qu'une seule solution: l'œil ouvert dans le noir. Les résultats obtenus par l'œil fermé étaient, à l'avis de Watt, très peu satisfaisants.
Watt considéra d'abord la question du train rapide qui allait d'un moment à l'autre, d'un élan irrésistible, tonner à travers la gare endormie. Il concentra sur cette question toute la force de son attention. Finalement brusquement il
cessa, aussi brusquement qu'il avait commencé, d'y penser. Le voilà donc étalé sur le banc, veuf de toute pensée, de toute sensation, à part une légère impression de fraîcheur, à un pied. Les voix qui dans son crâne allaient chuchotant en canon étaient comme une galopade de souris, une rafale de menues pattes grises dans la poussière. C'était là sans doute
une sensation aussi, à strictement parler.
Monsieur Case fut obligé d'expliquer son insistance. Mais
il suffit de quelques mots. Quelques mots de la bouche de Monsieur Case et tout lui revint, à Watt. Monsieur Case portait à la main une lampe-tempête. Elle émettait un fais- ceau de lumière jaune, d'une faiblesse extraordinaire. Mon- sieur Case parla du train rapide, avec la fierté de l'homme de métier. Il était parti à l'heure, il était passé à l'heure et il
arriverait à destination, sauf contretemps retardateur, à l'heure.
C'était donc là l'explication du fracas exogène de tantôt.
Il y avait bien deux heures déjà que Watt n'avait évacué ses eaux. Et pourtant il n'éprouvait aucun besoin, mieux,
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aucun désir de le faire. D'eau, dit-il, je ne saurais évacuer la moindre goutte, la moindre larme, bonne ou mauvaise, dût-on me payer pour ne pas le faire. Lui qui en temps normal évacuait toutes les heures des eaux irrépressibles, des eaux délicieuses. Ce dernier lien avec le cirque, car il ne comptait pas pour tel sa selle hebdomadaire, ni son émis- sion in vacuo nocturne semestrielle à la faveur des équinoxes, il en envisageait à présent le relâchement d'abord, ensuite la rupture, avec un mélange d'épouvante et de joie, nettement perceptibles l'une et l'autre dans une oscillation vertigineuse,
et cela pendant un bon moment, avant d'aller mourir confondues.
Le voilà donc debout sur le plancher, ses sacs dans ses mains, et le plancher était de pierre sous ses pieds, et son corps fidèle ne tomba point, son corps inflexible, brusque- ment à genoux, ou sur le coccyx, et de là en avant sur le ventre, ou en arrière sur le dos, non, mais garda son équi- libre, dans un style assez voisin de celui enseigné par sa mère et confirmé par sa jeunesse conformiste.
De plus en plus faible lui parvenait le bruit des pas, jusqu'à ce qu'il n'yen eût plus, plus un seul bruit de pas parmi tous les faibles bruits qui par l'air désert lui parvenaient, pour autant qu'il pût en juger. C'était là une musique qu'il goûtait fort, le silence entrouvert refermé comme par un groom, sur des pas qui s'éloignent et perturbations analogues. Mais le chemin de Monsieur Case le ramenait derrière la gare, et les pas de revenir, quatre ou cinq, petite griffure furtive, aux oreilles de Watt, qui jaillissaient de part et d'autre de sa tête comme celles d'un ? . Bientôt ils feraient la joie de
Madame Case, de ses oreilles lasses des rumeurs sans pas, sur le sol toujours plus nets, jusqu'à la brusque sourdine de leur petite pelouse. Il était peu de sons, pour ne pas dire aucun, pour combler Madame Case autant que ceux-là. C'était une femme bizarre.
Une partie de la salle d'attente était faiblement éclairée,
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par une lumière venue du dehors. La transrtton de cette partie à l'autre, maintenant que Watt n'écoutait plus, était d'une brutalité qu'il n'aurait pas cru possible, s'il ne l'avait vue, de ses propres yeux.
La salle d'attente était complètement nue, pour autant que Watt pût voir. Ni mobilier, ni objet d'aucune sorte. A moins qu'il n'y eût quelque chose derrière lui. Cela ne lui paraissait pas étrange. Et cela ne lui paraissait pas normal. Car à tort ou à raison il avait l'impression, ployé sigmoïde en son mi- lieu, que c'était là une salle d'attente qui échappait à toute définition en termes d'étrange et de normal, si finement nuancés fussent-ils.
Dans un murmure elle expliqua, la bouche de femme, les lèvres minces se serrant et se desserrant, comme vides les salles d'attente peuvent accueillir un public plus nombreux qu'encombrées de fauteuils et de divans, et la vanité qu'il y a à s'asseoir, à s'étendre, quand dehors la pluie s'abat avec rage, ou la grêle, ou la neige, avec ou sans vent, ou le soleil, avec plus ou moins de verticalité. Le nom de cette femme avait été Priee, sa personne d'une extrême maigreur, et quelque trente-cinq ans plus tôt elle avait doublé, tous pa- villons dehors, le Horn de la ménopause. Watt n'était pas fâché de retrouver le son de sa voix et de revoir s'agiter les pâles arcs muqueux. Il n'était pas fâché non plus quand la
bouche se tut, et disparut.
La salle d'attente était à présent moins nue que Watt ne
l'avait d'abord supposé, à en juger par la présence, à quelque deux pas devant lui et sur sa droite, de ce qui semblait être un objet d'une certaine importance. Watt avait beau avancer la tête, non sans torsion du cou, il n'arrivait pas à en distin- guer la nature. Il ne faisait pas partie du' plafond, ni d'un mur, ni, quoique en contact apparemment avec le plancher, du plancher, voilà tout ce que Watt pouvait affirmer, au sujet de cet objet, et même ce peu il l'affirmait sous toute réserve. Mais ce peu était suffisant, plus que suffisant pour
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Watt, et le sentiment qu'il lui devait de n'être peut-être pas seul, dans cette boîte, à ne pas faire corps avec ses limites. Une odeur exceptionnellement infecte, et pourtant en
même temps en quelque sorte familière, fit que W a t t se demanda s'il ne se cachait pas, sous les lattes, à ses pieds, la carcasse pourrissante d'un petit animal quelconque, d'un petit chien par exemple, ou d'un chat, ou d'un rat, ou d'une souris. Car le sol, si à Watt il semblait de pierre, était en réalité planchéié sur toute sa superficie. Cette odeur était d'une telle virulence que Watt faillit déposer ses sacs et tirer son mouchoir de poche, ou plus exactement son rouleau de papier hygiénique, de sa poche. Car Watt, afin de s'épar- gner une lessive et sans doute aussi pour le plaisir de faire d'une seule pierre deux coups, ne se mouchait jamais le nez, sauf lorsque les circonstances se prêtaient à un mouchage digital direct, que dans du papier hygiénique, chacune des feuilles, une fois gorgée de morve, étant roulée en boule et jetée au loin, et les mains passées dans les cheveux, au grand profit de ces derniers, ou frottées l'une contre l'autre, jusqu'à ce qu'elles brillent.
Cette odeur cependant n'était pas ce que Watt avait d'abord supposé, mais tout autre chose, car elle se fit de plus en plus faible, ce qu'elle n'aurait pas fait si elle avait été ce que W att avait d'abord supposé, et finit par disparaître, tout à fait.
Mais au bout d'un moment elle revint, la même odeur exactement, s'enfla et se dissipa, comme avant.
Elle se manifesta ainsi par intermittences, pendant quel- ques heures.
Cette odeur avait quelque chose que Watt ne pouvait s'em- pêcher de goûter. Cependant il n'était pas fâché quand elle disparut.
Dans la salle d'attente lentement l'obscurité s'épaissit. Il n'y eut bientôt plus une partie obscure et une partie moins obscure, non, mais l'obscurité se généralisa, et resta générale,
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pendant un certain temps. Ce changement frappant se fit par degrés insensibles.
La salle d'attente étant restée tout à fait obscure, pendant un certain temps, alors dans là salle d'attente lentement l'obs- curité se dissipa, uniformément, par paliers infimes, toujours un peu plus, à la même cadence, jusqu'à rendre tout juste visible chaque partie de la salle d'attente, à l'œil dilaté.
C'est ainsi que Watt put enfin identifier l'objet qui pen- dant tout ce temps lui avait tenu compagnie. C'était une chaise. Elle lui tournait le des. Peu à peu, à mesure que la lumière croissait, il fit avec cette chaise si ample connais- sance qu'à la fin il la connaissait mieux que maintes chaises sur lesquelles il s'était assis, ou était monté, quand l'objet se trouvait hors de sa portée, ou avait posé les pieds, l'un après l'autre, pour les chausser, ou pour faire leur toilette, en curant et en rognant les ongles et en curetant les entre- doigts, avec une cuiller.
C'était une chaise en bois, haute, étroite et noire, munie d'accoudoirs et nantie de roulettes.
Un de ses pieds était vissé au plancher, à l'aide d'un cram- pon, ou cornière. Non pas qu'un seul, mais tous les autres pieds, portaient des fers semblables, sinon identiques. Non pas qu'un seul, mais tous! Mais les vis qui sans doute jadis avaient fixé ceux-ci au plancher , on avait eu l'amabilité de les retirer. A travers les barreaux, verticaux, du dossier, Watt
distinguait les sections d'un âtre, comblé de cendres et de poussière de cendres, d'une belle couleur grise.
Cette chaise était restée donc avec Watt, pendant tout ce temps, dans la salle d'attente, pendant toutes ces heures, heures presque sans lumière, heures sans lumière, et elle restait avec lui encore, dans l'aube exaltante. Il ne serait pas impossible, après tout, de l'enlever, et de la mettre ailleurs, ou de la vendre aux enchères, ou d'en faire cadeau.
A part cette chaise, pour autant que Watt pût voir, tout n'était que mur, ou plancher , ou plafond.
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Emergea ensuite du mur, sans hâte, un grand chromo de l'illustre cheval Joss, vu de profil debout dans un champ. Watt identifia d'abord le champ, puis le cheval, puis l'illustre cheval Joss, grâce à une légende de grand ? . Ce cheval, ses quatre fers solidement ancrés au sol, tête basse, semblait considérer, sans appétit, l'herbe. Watt avança la tête pour essayer de voir si c'était vraiment un cheval, entier, et non pas une jument; ou un hongre. Mais cet intéressant détail était caché, de justesse, par un grasset, doublé d'une queue, moins pur sang que père la vertu. La lumière était celle des approches de la nuit, ou de l'imminence de l'orage, ou des deux. L'herbe était rare, flétrie et envahie par ce que Watt prenait pour une sorte d'ivraie.
Le cheval semblait à peine capable de tenir debout, sans parler de courir.
Cet objet non plus n'avait pas toujours été là, n'y serait peut-être pas toujours.
Les mouches, d'une maigreur squelettique, excitées à de nouveaux efforts par l'aube, encore une, quittaient les murs, le plafond, Watt et même le plancher, et se hâtaient nom- breuses vers la fenêtre. Là, pressées contre la vitre impéné- trable, elles jouiraient de la lumière, et de la chaleur, de la longue journée d'été.
Un sifflotement joyeux se fit maintenant entendre, au loin, et plus il approchait plus il devenait joyeux.
Car le moral de Monsieur Nolan montait toujours, à mesure qu'il approchait de la gare, le matin. Il montait aussi, invariable- ment, le soir, à mesure qu'il s'en éloignait. Ainsi Monsieur Nolan était assuré, deux fois par jour, d'une montée de moral. Et quand le moral de Monsieur Nolan montait il ne pouvait pas plus s'empêcher de siffloter, joyeusement, qu'une alouette de chanter, quand elle monte dans le ciel,
Monsieur Nolan avait l'habitude, après avoir ouvert à toute volée toutes les portes de la gare, avec l'air de quelqu'un qui donne l'assaut à une bastille, de se retirer dans le foyer du
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porteur et d'y boire une bouteille de stout, la toute première de la journée, en lisant le journal de la veille au soir. Mon- sieur Nolan était lecteur acharné du journal du soir. Il le lisait cinq fois, à l'heure du thé, du souper, du petit déjeuner, du stout matinal et du déjeuner. Dans le courant de l'après- midi, étant d'un naturel très galant, il le portait aux commo- dités des dames et l'y laissait, bien en évidence. Peu d'achats donnaient plus de joie, compte tenu de son prix modique, que le journal du soir de Monsieur Nolan.
Monsieur Nolan donc, ayant déverrouillé et envoyé din- guer contre leurs chambranles le portillon et la porte des pas perdus, arriva devant la porte de la salle d'attente. Son sifflotement aurait été moins perçant, et son entrée moins retentissante, qu'il aurait pu entendre, derrière cette porte, un bruit inquiétant, celui du soliloque sous dictée, et freiner son ardeur. Mais non, il tourna la clef et expédia son brode- quin dans la porte avec une violence qui la fit voler, vers l'intérieur, à une vitesse foudroyante.
Les innombrables demi-cercles si brillamment amorcés de la sorte n'aboutirent pas, comme tous les autres matins, au bang que Monsieur Nolan aimait tant, non, mais tous furent brutalement stoppés, tous sans exception, au même point de leur parcours. Et la raison de cela était ceci, que Watt, là où il se tenait, vacillant, murmurant, se trouvait plus près de la porte d'attente que la porte d'attente n'était large.
Monsieur Nolan trouva Monsieur Gorman sur le pas de sa porte, qui prenait congé de sa mère.
Maintenant je suis en liberté, dit Watt, je suis libre d'aller et venir, à ma guise.
Il y avait quatre aisselles, là où les frises se rejoignaient, quatre belles aisselles. Watt voyait le plafond avec une grande netteté. Il était d'une blancheur qu'il n'aurait pas cru pos- sible, si on la lui avait décrite. Cela le reposait, après le mur. Cela le reposait aussi, après le plancher. Cela le reposait tellement, après le mur, et le plancher, et la chaise, et le
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cheval, et les mouches, que les yeux de Watt se fermèrent, chose que normalement ils ne se permettaient jamais, dans la journée, sous aucun prétexte, sinon très rapidement de loin en loin, pour éviter de devenir trop secs.
Le pauvre, dit Monsieur Gorman, si on appelait les gen- darmes.
Monsieur Nolan était partisan d'appeler les gendarmes, par téléphone. .
Aide-le à se lever, dit Monsieur Gorman, des fois qu'il se serait cassé un os.
Mais Monsieur Nolan ne pouvait s'y résoudre. Il restait planté au milieu des pas perdus, incapable de faire un mou- vement.
Tu te figures pas que je vais l'aider à se lever tout seul, dit Monsieur Gorman.
Monsieur Nolan ne se figurait rien.
Ho hisse à nous deux, dit Monsieur Gorman, soulevons-le. Puis tu appelleras les gendarmes, si ça se trouve.
Monsieur Nolan adorait téléphoner. C'était une joie qui lui était rarement accordée. Mais à la porte de la salle d'at- tente il s'arrêta pile et dit qu'il ne pouvait pas. Il était navré, dit-il, mais il ne pouvait pas.
Tu as peut-être raison, dit Monsieur Gorman. (Hiatus dans le manuscrit. )
Mais on ne peut pas le laisser là comme ça, dit Monsieur Gorman. Le cinq heures cinquante-cinq va nous tomber dessus - il consulta sa montre - dans trente-sept minutes et. . . (Hiatus dans le manuscrit) . . . plus bas, Et le six heures quatre le suit de près. L'idée du six heures quatre semblait le troubler particulièrement, pour une raison inconnue. Il n'y a pas un moment à perdre, s'écria-t-il, Il se redressa, rejeta la tête en arrière, baissa la main qui tenait la montre jusqu'au niveau du membre (il avait le bras très long)
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viril (1), se posa l'autre sur la tempe et prit l'heure. Puis il se ramassa sur lui-même, les genoux ployés, le dos rond, la tête rentrée, la montre collée à son oreille, dans l'attitude de l'enfant qui se fait tout petit.
Il était, comme il le craignait, plus tard qu'il ne l'espé- rait.
Cours chercher un seau d'eau, dit Monsieur Gorman, un bon arrosage comme il faut et il est fichu de se lever tout seul.
Peut-être que le tuyau - , dit Monsieur Nolan.
Le seau, je te dis, dit Monsieur Gorman, au robinet. Quel seau? dit Monsieur Nolan.
Tu sais foutrement bien quel seau, vociféra Monsieur Gor-
man, dans un mouvement d'impatience rare chez lui, le foutu seau à ordures, espèce de -. Il s'interrompit. On était samedi. Espèce de demeuré, dit-il.
Watt percevait les bribes d'un chant
. . . . . . Klippe zu Klippe geworfen
Endlos hinab.
Monsieur Gorman et Monsieur Nolan avancèrent de
concert, tenant à eux deux le seau lourd de fange.
Sœur} sœur gare aux tristes taciturnes. . . . . . toujours dans leurs songes pensent jamais.
Vas-y mollo, dit Monsieur Gorman. C'est ça la tronche? dit Monsieur Nolan.
Mollo mollo, dit Monsieur Gorman. Tu l'as bien en main? Tu veux rire, dit Monsieur Nolan.
Lâche pas pour l'amour du ciel, dit Monsieur Gorman. Ou un trou dans son froc? dit Monsieur Nolan. T'occupe pas, dit Monsieur Gorman. On y va ? Attention à l'anse, dit Monsieur Nolan.
Merde pour l'anse, dit Monsieur Gorman. Penche le seau quand je te le dirai.
1. Et la chaine?
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Le pencher avec quoi? dit Monsieur Nolan. On n'est pas des bœufs.
Monsieur Gorman cracha dans le seau avec violence, Monsieur Gorman qui ne crachait jamais, en temps normal, sinon dans son mouchoir de poche.
Pose le seau, dit Monsieur Gorman.
Ils posèrent le seau. Monsieur Gorman reprit l'heure, comme précédemment.
Dans dix minutes, dit Monsieur Gorman, on a Lady McCann dans les pattes.
Lady McCann était une lady qui tous les jours quittait les parages par le premier train du matin et y retournait par le dernier du soir. Ses raisons pour ce faire n'étaient pas connues. Le dimanche elle restait au lit où elle recevait, entre autres nourritures et visites, le saint sacrement.
Qu'elle crève, dit Monsieur Gorman. Belle journée, Mon- sieur German, encore une belle journée} Monsieur Gorman. Belle journée !
Et Cox les Miches, dit Monsieur Nolan.
Et Waller l'Eventré, dit Monsieur Gorman.
Et Miller Cacagueule, dit Monsieur Nolan.
Et Madame Quat'Sous le Coup Pim, dit Monsieur Gor-
man.
Cette vieille pute, dit Monsieur Nolan.
Tu sais ce qu'elle me sort l'autre jour? dit Monsieur
Gorman.
Raconte, dit Monsieur Nolan.
Dans mon bureau particulier, dit Monsieur Gorman. Po-
sant pouce et index sur ses pommettes il retroussa sa longue moustache pisseuse. Peu après le départ du onze heures vingt-quatre, dit-il. Monsieur Gorman, dit-elle, qu'importe la cime chenue si la verdeur demeure dans la vallée et dans - mais vous m'avez compris.
(Manuscrit illisible. )
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La main droite ferme sur le bord, dit Monsieur Gorman, les doigts de la gauche accrochés - .
Je vous ai compris, dit Monsieur Nolan.
Ils se courbèrent.
Dieu sait pourquoi je me donne tout ce mal, dit Monsieur
Gorman. Penche quand je te le dirai.
Le seau s'éleva lentement.
Pas d'une seule giclée, dit Monsieur Gorman, pas la peine
de saloper le plancher plus qu'il ne faut.
C'est à cet instant que Monsieur Nolan lâcha le seau, ce
gui obligea Monsieur Gorman, qui n'aimait pas mouiller le dehors de son pantalon, à en faire autant. Vivement comme un seul homme ils se mirent en lieu sûr à la porte.
Il m'a sauté tout vif des mains, dit Monsieur Nolan, aussi vrai que Dieu me voit.
Si ça ne le remet pas sur pied c'est à désespérer, dit Monsieur Gorman.
Du sang se mêlait maintenant à la fange. Monsieur Gor- man et Monsieur Nolan ne se troublaient pas pour autant. Il y avait peu de chance pour qu'un organe vital soit touché.
Monsieur Case arriva. Sa nuit ne l'avait pas exactement reposé, mais il était d'excellente humeur. Il tenait, dans une main, un petit bidon de thé chaud et, dans l'autre, les Chants d'un chemineau, qu'à cause des événements fâcheux du petit matin il avait négligé de laisser, comme c'était son habitude, sur l'étagère de sa cabine.
Il souhaita le bonjour, et serra chaleureusement la main, d'abord à Monsieur Gorman, ensuite à Monsieur Nolan, qui à leur tour, et dans cet ordre, lui souhaitèrent bien le bon- jour et lui serrèrent cordialement la main. Se souvenant alors, Monsieur Gorman et Monsieur Nolan, que dans la chaleur des péripéties matinales ils avaient omis de se souhai- ter le bonjour, et de se serrer la main, ils s'empressèrent de le faire, avec chaleur, sans plus tarder.
La narration de Monsieur Case intéressa vivement Mon-
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sieur Gorman, et Monsieur Nolan, par la lumière qu'elle jeta, et elle en jeta, là où jusqu'à présent tout avait été obscur. Il restait encore cependant beaucoup à tirer au clair. Tu es sûr que c'est le même? dit Monsieur Gorman.
Monsieur Case avança avec précaution jusqu'à l'endroit où Watt gisait. Il se pencha pour gratter, avec son livre, dans Ir> vase qui recouvrait le visage.
Oh tu vas abîmer ton beau volume, dit Monsieur Nolan.
Les vêtements me semblent les mêmes, dit Monsieur Case. Il alla à la fenêtre et retourna, du bout de sa chaussure, le chapeau. Je remets le chapeau, dit-il. Il rejoignit Monsieur Gorman et Monsieur Nolan à la porte. Je revois les sacs, dit-il, mais je ne peux pas dire que je reconnais le visage. Il est vrai, si c'est le même, que je ne l'ai vu que deux fois, jusqu'à ce jour, et que les deux fois la lumière était mau- vaise, très mauvaise. Et cependant j'ai la mémoire des visages, en règle générale.
Surtout d'un visage pareil, dit Monsieur Nolan.
Et des culs, ajouta Monsieur Case. Que seulement j'en- trevoie un cul dans de bonnes conditions et je vous lui mettrai le doigt dessus, entre mille.
Monsieur Nolan chuchota à l'oreille de Monsieur Gorman. Tu vas fort, dit Monsieur Gorman.
Pour le reste j'ai des trous, dit Monsieur Case, des trous
énormes, demandez à ma femme.
Lady McCann s'unit au groupe. Il y eut échange de salu-
tations, et de saluts. Monsieur Gorman lui raconta le peu qu'on savait.
C'est du sang que je vois? dit Lady McCann.
Rien qu'un :filet, milady, dit Monsieur Case, du nez, ou d'une oreille.
Cox les Miches et Waller l'Eventré arrivèrent ensemble. S'ensuivirent les compliments d'usage et mouvements de rigueur de la tête et des mains. Lady McCann les éclaira sur ce qui s'était passé.
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Il faut faire quelque chose, dit Monsieur Cox.
Tout de suite, dit Monsieur Waller.
Un garçon parut, hors d'haleine. Il se dit dépêché par
Monsieur Cole.
Monsieur Cole? dit Lady McCann.
Du passage à niveau, milady, dit Monsieur Case. Monsieur Cole désirait savoir pourquoi les sémaphores
de Monsieur Case s'opposaient au passage du cinq heures cinquante-sept de Monsieur Cole qui en ce moment même arrivait à vive allure, du sud-est.
Miséricorde, dit Monsieur Case, où avais-je la tête?
Mais il n'avait pas atteint la porte que Monsieur Gorman, alerté par le garçon, le pria de rester.
Monsieur Cole, dit le garçon, serait en outre très heureux d'apprendre pourquoi les sémaphores de Mon- sieur Case s'opposaient au passage du six heures six de
Monsieur Cole qui à l'instant même fonçait nord-ouest.
Retourne, mon petit bonhomme, dit Lady
tourne vers celui qui t'a envoyé. Dis-lui que -
Je théâtre d'événements épouvantables, mais
tout est bien. Maintenant répète après moi. d'événements. . . épouvantables. . . mais qu'à présent. . . tout est bien. . . Parfait. Voici un penny.
Miller Cacagueule arriva. Miller Cacagueule ne saluait ja- mais personne, ni oralement ni autrement, et très peu de personnes saluaient Miller Cacagueule. Il s'agenouilla auprès de Watt et glissa la main sous sa tête. Il garda un bon mo- ment cette touchante attitude, Puis il se leva et s'éloigna. Il s'arrêta sur le quai, le dos à la voie, face au portillon. Le soleil ne s'était pas encore levé, au-dessus de la mer. Il ne s'était pas encore levé, mais ça ne tarderait pas. Et voilà en effet qu'il. se leva, suivi du regard patient, et luisit, de sa pâle luisance matinale, sur le visage.
Watt gravit les marches de pierre et, s'arrêtant devant le portillon, regarda à travers les barreaux. Il admira la voie ferrée, sa fuite dans les deux sens, sous les rayons de la lune, et des étoiles, jusqu'au point où les yeux ne pouvaient plus
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la suivre, où les yeux de Watt n'auraient plus pu la suivre, s'ils avaient été dans la gare. Il contempla aussi avec émer- veillement l'ample coulée de la plaine, dans sa montée si libre et simple vers la montagne, et les replis ombrés de ses lointains. Remontant au gré des pentes son regard s'arrêta enfin sur le ciel bruni, ses trous d'ombre, ses constellations déclinantes et enfin, écarquillés sous l'eau, brouillés par les remous, deux: yeux dévorants. Finalement brusquement il fixa le portillon.
Watt escalada le portillon et se trouva sur le quai, avec ses sacs. Car il avait pris la précaution, avant d'escalader le portillon, de hisser ses sacs par-dessus et de les laisser tomber, par terre, de l'autre côté.
Le premier soin de Watt, une fois dans la gare, sain et sauf, avec ses sacs, fut de faire demi-tour et de considérer, à travers le portillon, à contresens le chemin si récemment par- couru.
De toutes les touchantes images offertes de la sorte à son inspection, c'est la route elle-même qui le toucha le plus, plus blanche d'apparence à cette heure que le jour et d'une plus belle envolée entre ses haies et ses fossés. Cette route se déroulait sans accident sur une assez grande distance, puis plongeait soudain et disparaissait dans un fouillis déplorable d'abrupte verdure.
Les cheminées de la maison de Monsieur Knott n'étaient pas visibles, malgré l'excellente visibilité. Par une belle jour- née on pouvait les distinguer, de la gare. Mais par une belle nuit apparemment pas. Car les yeux de Watt, quand il y mettait du sien, n'étaient pas plus mauvais que d'autres, même à cette époque, et la nuit était exceptionnellement belle, même pour la région, réputée pour la beauté de ses nuits.
Watt avait toujours beaucoup de chance, avec le temps.
Watt se lassait déjà de balayer cette route des yeux lorsque son attention fut fixée, et ranimée, par une forme, à première
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vue humaine, qui avançait en son milieu. La première pensée de Watt fut que cette créature était sortie de dessous terre, ou tombée du ciel. Et sa seconde, quelque quinze ou vingt minutes après, qu'elle avait pu gagner sa position actuelle par voie d'abord d'une haie, puis d'un fossé. Watt n'était pas en mesure de dire si cette forme était celle d'un homme, ou celle d'une femme, ou celle d'un prêtre, ou celle d'une nonne. Que ce ne fût pas celle d'un garçon, ni celle d'une fille, c'est ce qui ressortait, à l'avis de Watt, de ses dimensions. Mais déterminer si c'était celle d'un homme, ou celle d'une femme, ou celle d'un prêtre, ou celle d'une nonne, non, Watt avait beau écarquiller les yeux, il n'y arrivait pas. Si c'était celle d'une femme, ou celle d'une nonne, c'était celle d'une femme, ou celle d'une nonne, de taille exceptionnelle, même pour la région, renommée pour la taille exceptionnelle de ses femmes, et de ses nonnes. Mais Watt savait trop bien, beau- coup trop bien, de quelles dimensions certaines femmes, et
certaines nonnes, étaient capables, pour conclure, des dimen- sions de ce noctambule, que ce noctambule n'était ni une femme, ni une nonne, mais un homme, ou un prêtre. Quant aux vêtements, vus à cette distance, dans cet éclairage, il n'y avait pas plus à en tirer que d'un drap, ou d'un sac, ou d'un plaid, ou d'un suaire. Car s'étendaient de la tête aux pieds, pour autant que Watt pût voir, et les yeux de Watt étaient aussi bons que d'autres, même à ce stade, quand il se donnait la peine de les ajuster, les surfaces ininterrompues d'une vêture unique, tandis que sur la tête se tenait, asexué, ce qui ressemblait à un pot de chambre surbaissé à l'envers et jauni par le temps, façon de parler. Si la forme était effec- tivement celle d'une femme, ou celle d'une nonne, de taille exceptionnelle, c'était celle d'une femme, ou celle d'une nonne, de taille exceptionnelle d'une rare inélégance. Mais la femme géante est volontiers chienlit, Watt l'avait souvent remarqué, et la nonne géante tout autant. Les bras ne s'arrê- taient pas aux mains, mais se prolongeaient, par un phéno-
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mène que Watt n'arrivait pas à saisir, jusqu'à tout près du sol. Les pieds, se suivant l'un l'autre dans leur course impé- tueuse, se lançaient avec force, le gauche vers la gauche, le droit vers la droite, dans une frénésie d'embardées compen- sées, si bien que, pour chaque enjambée longue- de trois pieds mettons, la distance parcourue n'en excédait pas un. Tout cela donnait à la démarche une sorte de vivacité entravée, très pénible à voir. Dans le for obscur Watt sentit luire soudain, puis soudain s'éteindre, les mots, Seul remède le régime.
Watt attendait avec impatience que cet homme, si c'était un homme, ou que cette femme, si c'était une femme, ou que ce prêtre, si c'était un prêtre, ou que cette nonne, si c'était une nonne, s'approche et le délivre de son incertitude. Il n'avait pas envie de conversation, il n'avait pas envie de compagnie, il n'avait pas envie de consolation, il ne tenait pas à une érection, non, son seul désir était que la forme s'approche et le tire de sa perplexité, à son égard.
Il ne savait pas pourquoi il se souciait de savoir ce que c'était, la forme qui avançait sur la route. Il ne savait pas s'il faisait bien, ou s'il faisait mal. Il lui semblait, abstraction faite de tout sentiment égoïste de gêne ou de soulagement, que c'était regrettable, ce souci de savoir ce que c'était, la forme qui avançait sur la route, tout à fait regrettable.
Que la forme s'approche sans plus, il lui semblait évident qu'il ne pouvait s'en contenter, non, il fallait que la forme s'approche de très près, de tout près. Car si elle ne faisait que s'approcher sans plus, et non pas de tout près, alors comment saurait-il, si c'était un homme, que ce n'était pas une femme, ou un prêtre, ou une nonne, en costume d'hom- me ? Ou, si c'était une femme, que ce n'était pas un homme, ou un prêtre, ou une nonne, en costume de femme? Ou, si c'était un prêtre, que ce n'était pas un homme, ou une femme, ou une nonne, en costume de prêtre? Ou, si c'était une nonne, que ce n'était pas un homme, ou une femme, ou
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un prêtre, en costume de nonne? Watt attendait donc, avec impatience, que la forme s'approche de tout près.
Puis, comme Watt attendait toujours que la forme s'ap- proche de tout près, il comprit soudain qu'il n'était pas nécessaire, mais pas du tout, que la forme s'approche de tout près , mais qu 'une approche modérée serait plus que suffi- sante. Car la préoccupation de Watt, soit dit sans vouloir la dénigrer, ne visait pas la forme telle qu'elle était, en réalité, mais telle qu'elle semblait être, en réalité. Car depuis quand les préoccupations de W a t t visaient-elles les choses telles qu'elles étaient, en réalité? Mais il retombait toujours dans cette vieille erreur, cette erreur du temps jadis où, déchiré de curiosité, au milieu des corps ombre il trébuchait. C'était là, pour Watt, une source de peine profonde. Watt attendait
donc de nouveau, avec impatience, que la forme s'approche. Il attendait toujours, les mains serrant les barreaux du portillon, à se faire rentrer les ongles dans les paumes, ses sacs à ses pieds, son regard braqué à travers les barreaux sur cet incompréhensible staffage, dévoré d'impatience. Son trouble se fit enfin si grand qu'il secoua le portillon, de
toutes ses forces.
Ce qui tant troublait Watt était ceci, que depuis le mo-
ment, voilà déjà dix minutes ou une demi-heure, où la forme lui était apparue, lancée vers la gare à toute allure au milieu de la chaussée, elle n'avait rien gagné, ni en hauteur, ni en largeur, ni en netteté. Tout en se hâtant de l'avant, pendant tout ce temps, sans rien perdre de sa précipitation fourbue, vers la gare, elle n'avait pas fait plus de chemin qu'une borne.
Watt se creusait la tête à ce sujet lorsque la forme, tout en continuant ses mouvements, se fit de plus en plus indis- tincte et finalement disparut.
Watt, pour quelque raison obscure, semblait attacher à cette hallucination-là un intérêt tout particulier.
Watt ramassa ses sacs, longea le mur et déboucha sur le quai. Il y avait de la lumière dans la cabine d'aiguillage.
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L'aiguilleur, homme d'un certain âge nommé Case, atten- dait dans sa cabine, comme il le faisait chaque nuit, à l'excep- tion de la nuit de dimanche à lundi (bizarre), que le rapide montant brûle sans encombre la gare. Sur quoi il réglerait ses aiguilles et rentrerait chez lui, auprès de son épouse esseulée, laissant la gare déserte.
Pour tromper l'attente, tout en enrichissant ses connais- sances, Monsieur Case lisait un livre, Chants d'un chemi- neau, auteur George Russell (A. E. ). Monsieur Case, la tête rejetée en arrière, tenait ce livre à bout de bras. Monsieur Case avait, pour un aiguilleur, des goûts très délicats, en matière de lecture.
Monsieur Case lisait :
?
La moustache touffue de Monsieur Case suivait les mou- vements de sa lèvre qui à son tour allait épousant, tantôt enflée, tantôt retroussée, les diverses sonorités dont se com- posaient les mots ci-dessus. Son nez aussi participait, du bulbe et des narines. La pipe montait et descendait et du coin de la bouche la salive dégouttait, oubliée, sur son gilet, qui était en velours.
Watt se tenait dans la cabine comme tantôt dans la cui- sine, ses sacs dans ses mains, ses yeux ouverts au repos et le dos tourné à la porte ouverte. Monsieur Case avait jadis, par la fenêtre de sa cabine, entrevu Watt, le soir de son
arrivée. Son aspect ne lui était donc pas étranger. Cela lui rendait maintenant les choses moins difficiles.
Sauriez-vous me dire quelle heure il était? dit Watt.
Il était, comme il le craignait, plus tôt qu'il ne l'espé- rait.
Saurais-je entrer en salle d'attente? dit Watt.
Ça, pour un casse-tête, c'en était un. Car Monsieur Case
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ne devait pas quitter sa cabine avant le moment de la quitter pour rentrer chez lui, auprès de son épouse inquiète. Pas question non plus de détacher la clef de son trousseau pour la confier à Watt en disant, Tenez, Monsieur, voici la clef de notre salle d'attente, je passerai la reprendre en m'en allant. Non. Car la salle d'attente donnait sur celle des pas perdus de telle sorte que pour gagner la salle d'attente il fallait passer par les pas. perdus. Et la clef de la porte de la salle d'attente n'ouvrait pas la porte des pas perdus. Pas question non plus de dégager les deux clefs de son trousseau pour les confier à Watt en disant, Tenez, Monsieur, voici la clef de la porte de notre salle d'attente et voici, tenez, celle de la porte de nos pas perdus, je passerai les reprendre en partant.
Non. Car les pas perdus communiquaient avec le sanctuaire du chef de gare de telle manière que pour pénétrer dans le sanctuaire du chef de gare il suffisait de franchir les pas per- dus. Et la clef de la porte des pas perdus ouvrait la porte du sanctuaire du chef de gare de telle façon que ces deux portes étaient représentées aux trois trousseaux de clefs, au trousseau de Monsieur Gorman chef de gare, au trousseau de Monsieur Case aiguilleur et au trousseau de Monsieur Nolan porteur, non pas par deux clefs, mais par une seule.
Ainsi se réalisait l'économie de non moins de trois clefs et il entrait dans les intentions de Monsieur Gorman chef de gare de réduire encore davantage le nombre des clefs de
la gare en faisant monter, dans un avenir proche et aux frais de la compagnie, sur la porte de la salle d'attente une ser- rure identique à celles identiques déjà des portes des pas perdus et de son sanctuaire particulier. De ce dessein il s'était ouvert, au hasard d'un récent conclave, et à Mon- sieur Case et à Monsieur Nolan, sans se voir opposer de leur part la moindre objection. Mais ce qu'il n'avait confié ni à Monsieur Case, ni à Monsieur Nolan, était sa résolution de faire monter, dans des délais raisonnables, petit à petit, 2UX frais de la compagnie, sur le portillon et sur les portes
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de la cabine d'aiguillage, du foyer du porteur, de la consigne et des toilettes tant des dames que des messieurs, des serrures conçues de telle sorte que la clef qui ouvrait déjà, avec tant d'aisance, et la porte des pas perdus et la porte du sanctuaire du chef de gare, et qui si prochainement allait ouvrir, sans la moindre difficulté, la porte de la salle d'attente, finirait par ouvrir toutes ces autres portes aussi, l'une après l'autre, en temps voulu. Ainsi il laisserait derrière lui, à sa retraite, s'il ne mourait pas avant, ou à sa mort, s'il ne se retirait pas avant, une gare unique à cet égard, sinon à d'autres, parmi les gares de la ligne.
Les clefs du tiroir-caisse que Monsieur Gorman portait, l'une à sa chaîne de montre de crainte que sa poche de pantalon ne vienne à se trouer, comme le font si volontiers les poches de pantalon, ou que la clef, minuscule, ne soit retirée de la poche avec la menue monnaie et de cette façon perdue, et l'autre, de crainte que sa chaîne de montre ne soit perdue, ou l'objet d'un vol, dans sa poche de pantalon, ces petites clefs-là ne faisaient pas partie, aux yeux de Monsieur Gorman, des clefs de la gare. Et en effet les clefs du tiroir- caisse n'étaient pas du tout à proprement parler des clefs de gare. Car le tiroir-caisse de la gare, au contraire des portes de la gare, ne restait pas dans la gare, jour et nuit, mais quittait la gare avec Monsieur Gorman, quand il rentrait chez lui le soir, et n'y retournait que le lendemain matin, quand Monsieur Gorman retournait à la gare.
Monsieur Case considéra toutes ces données, ou tout au moins celles qu'il jugeait pertinentes, pesant le pour, et pesant le contre, sans passion. Il en arriva finalement à la conclusion qu'il ne pouvait rien faire, pour le moment. Quand le train rapide aurait fini de passer, et qu'il serait libre de rentrer chez lui, auprès de son épouse inquiète, à ce moment-là il pourrait faire quelque chose, il pourrait intro- duire Watt dans la salle d'attente, et l'y laisser. Mais il n'en était pas plus tôt arrivé à la conclusion qu'il pourrait faire
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ainsi, pour obliger Watt, qu'il comprit qu'il ne le pourrait qu'à une condition, celle de fermer à clef derrière lui la porte des pas perdus. Car pas question de s'en aller en lais- sant ouverte la porte des pas perdus, dans la gare endormie. Mais à cette condition-là, que Watt accepte d'être enfermé à clef dans les pas perdus, il pourrait obliger Watt, une fois que le train rapide aurait fini de passer. Mais il n'avait pas plus tôt décidé qu'il lui serait loisible d'obliger Watt, à cette condition-là, qu'il se rendit compte que non, même à cette condition-là il ne lui serait pas loisible d'obliger Watt, à moins que Watt ne consente à être enfermé à clef, non seu-
lement dans les pas perdus, mais dans la salle d'attente aussi. Car pas question que Watt puisse avoir libre accès, toute la nuit, dans la gare endormie, au narthex du sanctuaire du chef de gare. Mais si Watt ne voyait pas d'inconvénient à être enfermé à clef jusqu'au matin, non seulement dans les pas perdus, mais dans la salle d'attente aussi, alors Monsieur Case ne voyait vraiment aucune raison pour que la salle d'attente ne soit pas mise à sa disposition, dès que le train rapide serait passé sans encombre, avec ses voyageurs et ses marchandises précieuses.
Monsieur Case fit part alors à Watt des dispositions qu'il avait arrêtées, dans son esprit, au sujet de la demande de Watt d'être admis dans la salle d'attente des voyageurs. Les raisons qui avaient conduit Monsieur Case à arrêter, dans son esprit, ces dispositions plutôt que d'autres, Monsieur Case eut la délicatesse de les garder pour lui, comme étant susceptibles de faire à W a t t davantage de peine que de plaisir. Le matin venu, dit Monsieur Case, dès l'arrivée de Monsieur Gorman, ou de Monsieur Nolan, vous serez relâché et libre d'aller et venir, à votre guise. Watt répondit qu'il y avait là en effet de quoi exulter à l'avance, et de quoi le soutenir pendant la nuit, dans cette perspective d'être élargi, le matin venu, par les soins de Monsieur Gorman, ou à la rigueur de Monsieur Nolan, et laissé libre d'aller et venir, à
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sa fantaisie. En attendant, dit Monsieur Case, s'il vous plaît d'entrer dans la cabine, en fermant la porte, et de prendre un siège, vous êtes le bienvenu. Watt répondit qu'il ferait mieux d'attendre dehors. On le trouverait sur le quai, faisant les cent pas, ou assis sur un banc.
Watt s'allongea sur le banc, sur le dos, ses sacs sous la tête et son chapeau sur le visage. Il se trouvait ainsi à l'abri de la lune, jusqu'à un certain point, et des beautés moindres de cette nuit splendide. Le problème de la vision, en ce qui concernait Watt, ne comportait qu'une seule solution: l'œil ouvert dans le noir. Les résultats obtenus par l'œil fermé étaient, à l'avis de Watt, très peu satisfaisants.
Watt considéra d'abord la question du train rapide qui allait d'un moment à l'autre, d'un élan irrésistible, tonner à travers la gare endormie. Il concentra sur cette question toute la force de son attention. Finalement brusquement il
cessa, aussi brusquement qu'il avait commencé, d'y penser. Le voilà donc étalé sur le banc, veuf de toute pensée, de toute sensation, à part une légère impression de fraîcheur, à un pied. Les voix qui dans son crâne allaient chuchotant en canon étaient comme une galopade de souris, une rafale de menues pattes grises dans la poussière. C'était là sans doute
une sensation aussi, à strictement parler.
Monsieur Case fut obligé d'expliquer son insistance. Mais
il suffit de quelques mots. Quelques mots de la bouche de Monsieur Case et tout lui revint, à Watt. Monsieur Case portait à la main une lampe-tempête. Elle émettait un fais- ceau de lumière jaune, d'une faiblesse extraordinaire. Mon- sieur Case parla du train rapide, avec la fierté de l'homme de métier. Il était parti à l'heure, il était passé à l'heure et il
arriverait à destination, sauf contretemps retardateur, à l'heure.
C'était donc là l'explication du fracas exogène de tantôt.
Il y avait bien deux heures déjà que Watt n'avait évacué ses eaux. Et pourtant il n'éprouvait aucun besoin, mieux,
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aucun désir de le faire. D'eau, dit-il, je ne saurais évacuer la moindre goutte, la moindre larme, bonne ou mauvaise, dût-on me payer pour ne pas le faire. Lui qui en temps normal évacuait toutes les heures des eaux irrépressibles, des eaux délicieuses. Ce dernier lien avec le cirque, car il ne comptait pas pour tel sa selle hebdomadaire, ni son émis- sion in vacuo nocturne semestrielle à la faveur des équinoxes, il en envisageait à présent le relâchement d'abord, ensuite la rupture, avec un mélange d'épouvante et de joie, nettement perceptibles l'une et l'autre dans une oscillation vertigineuse,
et cela pendant un bon moment, avant d'aller mourir confondues.
Le voilà donc debout sur le plancher, ses sacs dans ses mains, et le plancher était de pierre sous ses pieds, et son corps fidèle ne tomba point, son corps inflexible, brusque- ment à genoux, ou sur le coccyx, et de là en avant sur le ventre, ou en arrière sur le dos, non, mais garda son équi- libre, dans un style assez voisin de celui enseigné par sa mère et confirmé par sa jeunesse conformiste.
De plus en plus faible lui parvenait le bruit des pas, jusqu'à ce qu'il n'yen eût plus, plus un seul bruit de pas parmi tous les faibles bruits qui par l'air désert lui parvenaient, pour autant qu'il pût en juger. C'était là une musique qu'il goûtait fort, le silence entrouvert refermé comme par un groom, sur des pas qui s'éloignent et perturbations analogues. Mais le chemin de Monsieur Case le ramenait derrière la gare, et les pas de revenir, quatre ou cinq, petite griffure furtive, aux oreilles de Watt, qui jaillissaient de part et d'autre de sa tête comme celles d'un ? . Bientôt ils feraient la joie de
Madame Case, de ses oreilles lasses des rumeurs sans pas, sur le sol toujours plus nets, jusqu'à la brusque sourdine de leur petite pelouse. Il était peu de sons, pour ne pas dire aucun, pour combler Madame Case autant que ceux-là. C'était une femme bizarre.
Une partie de la salle d'attente était faiblement éclairée,
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par une lumière venue du dehors. La transrtton de cette partie à l'autre, maintenant que Watt n'écoutait plus, était d'une brutalité qu'il n'aurait pas cru possible, s'il ne l'avait vue, de ses propres yeux.
La salle d'attente était complètement nue, pour autant que Watt pût voir. Ni mobilier, ni objet d'aucune sorte. A moins qu'il n'y eût quelque chose derrière lui. Cela ne lui paraissait pas étrange. Et cela ne lui paraissait pas normal. Car à tort ou à raison il avait l'impression, ployé sigmoïde en son mi- lieu, que c'était là une salle d'attente qui échappait à toute définition en termes d'étrange et de normal, si finement nuancés fussent-ils.
Dans un murmure elle expliqua, la bouche de femme, les lèvres minces se serrant et se desserrant, comme vides les salles d'attente peuvent accueillir un public plus nombreux qu'encombrées de fauteuils et de divans, et la vanité qu'il y a à s'asseoir, à s'étendre, quand dehors la pluie s'abat avec rage, ou la grêle, ou la neige, avec ou sans vent, ou le soleil, avec plus ou moins de verticalité. Le nom de cette femme avait été Priee, sa personne d'une extrême maigreur, et quelque trente-cinq ans plus tôt elle avait doublé, tous pa- villons dehors, le Horn de la ménopause. Watt n'était pas fâché de retrouver le son de sa voix et de revoir s'agiter les pâles arcs muqueux. Il n'était pas fâché non plus quand la
bouche se tut, et disparut.
La salle d'attente était à présent moins nue que Watt ne
l'avait d'abord supposé, à en juger par la présence, à quelque deux pas devant lui et sur sa droite, de ce qui semblait être un objet d'une certaine importance. Watt avait beau avancer la tête, non sans torsion du cou, il n'arrivait pas à en distin- guer la nature. Il ne faisait pas partie du' plafond, ni d'un mur, ni, quoique en contact apparemment avec le plancher, du plancher, voilà tout ce que Watt pouvait affirmer, au sujet de cet objet, et même ce peu il l'affirmait sous toute réserve. Mais ce peu était suffisant, plus que suffisant pour
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Watt, et le sentiment qu'il lui devait de n'être peut-être pas seul, dans cette boîte, à ne pas faire corps avec ses limites. Une odeur exceptionnellement infecte, et pourtant en
même temps en quelque sorte familière, fit que W a t t se demanda s'il ne se cachait pas, sous les lattes, à ses pieds, la carcasse pourrissante d'un petit animal quelconque, d'un petit chien par exemple, ou d'un chat, ou d'un rat, ou d'une souris. Car le sol, si à Watt il semblait de pierre, était en réalité planchéié sur toute sa superficie. Cette odeur était d'une telle virulence que Watt faillit déposer ses sacs et tirer son mouchoir de poche, ou plus exactement son rouleau de papier hygiénique, de sa poche. Car Watt, afin de s'épar- gner une lessive et sans doute aussi pour le plaisir de faire d'une seule pierre deux coups, ne se mouchait jamais le nez, sauf lorsque les circonstances se prêtaient à un mouchage digital direct, que dans du papier hygiénique, chacune des feuilles, une fois gorgée de morve, étant roulée en boule et jetée au loin, et les mains passées dans les cheveux, au grand profit de ces derniers, ou frottées l'une contre l'autre, jusqu'à ce qu'elles brillent.
Cette odeur cependant n'était pas ce que Watt avait d'abord supposé, mais tout autre chose, car elle se fit de plus en plus faible, ce qu'elle n'aurait pas fait si elle avait été ce que W att avait d'abord supposé, et finit par disparaître, tout à fait.
Mais au bout d'un moment elle revint, la même odeur exactement, s'enfla et se dissipa, comme avant.
Elle se manifesta ainsi par intermittences, pendant quel- ques heures.
Cette odeur avait quelque chose que Watt ne pouvait s'em- pêcher de goûter. Cependant il n'était pas fâché quand elle disparut.
Dans la salle d'attente lentement l'obscurité s'épaissit. Il n'y eut bientôt plus une partie obscure et une partie moins obscure, non, mais l'obscurité se généralisa, et resta générale,
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pendant un certain temps. Ce changement frappant se fit par degrés insensibles.
La salle d'attente étant restée tout à fait obscure, pendant un certain temps, alors dans là salle d'attente lentement l'obs- curité se dissipa, uniformément, par paliers infimes, toujours un peu plus, à la même cadence, jusqu'à rendre tout juste visible chaque partie de la salle d'attente, à l'œil dilaté.
C'est ainsi que Watt put enfin identifier l'objet qui pen- dant tout ce temps lui avait tenu compagnie. C'était une chaise. Elle lui tournait le des. Peu à peu, à mesure que la lumière croissait, il fit avec cette chaise si ample connais- sance qu'à la fin il la connaissait mieux que maintes chaises sur lesquelles il s'était assis, ou était monté, quand l'objet se trouvait hors de sa portée, ou avait posé les pieds, l'un après l'autre, pour les chausser, ou pour faire leur toilette, en curant et en rognant les ongles et en curetant les entre- doigts, avec une cuiller.
C'était une chaise en bois, haute, étroite et noire, munie d'accoudoirs et nantie de roulettes.
Un de ses pieds était vissé au plancher, à l'aide d'un cram- pon, ou cornière. Non pas qu'un seul, mais tous les autres pieds, portaient des fers semblables, sinon identiques. Non pas qu'un seul, mais tous! Mais les vis qui sans doute jadis avaient fixé ceux-ci au plancher , on avait eu l'amabilité de les retirer. A travers les barreaux, verticaux, du dossier, Watt
distinguait les sections d'un âtre, comblé de cendres et de poussière de cendres, d'une belle couleur grise.
Cette chaise était restée donc avec Watt, pendant tout ce temps, dans la salle d'attente, pendant toutes ces heures, heures presque sans lumière, heures sans lumière, et elle restait avec lui encore, dans l'aube exaltante. Il ne serait pas impossible, après tout, de l'enlever, et de la mettre ailleurs, ou de la vendre aux enchères, ou d'en faire cadeau.
A part cette chaise, pour autant que Watt pût voir, tout n'était que mur, ou plancher , ou plafond.
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Emergea ensuite du mur, sans hâte, un grand chromo de l'illustre cheval Joss, vu de profil debout dans un champ. Watt identifia d'abord le champ, puis le cheval, puis l'illustre cheval Joss, grâce à une légende de grand ? . Ce cheval, ses quatre fers solidement ancrés au sol, tête basse, semblait considérer, sans appétit, l'herbe. Watt avança la tête pour essayer de voir si c'était vraiment un cheval, entier, et non pas une jument; ou un hongre. Mais cet intéressant détail était caché, de justesse, par un grasset, doublé d'une queue, moins pur sang que père la vertu. La lumière était celle des approches de la nuit, ou de l'imminence de l'orage, ou des deux. L'herbe était rare, flétrie et envahie par ce que Watt prenait pour une sorte d'ivraie.
Le cheval semblait à peine capable de tenir debout, sans parler de courir.
Cet objet non plus n'avait pas toujours été là, n'y serait peut-être pas toujours.
Les mouches, d'une maigreur squelettique, excitées à de nouveaux efforts par l'aube, encore une, quittaient les murs, le plafond, Watt et même le plancher, et se hâtaient nom- breuses vers la fenêtre. Là, pressées contre la vitre impéné- trable, elles jouiraient de la lumière, et de la chaleur, de la longue journée d'été.
Un sifflotement joyeux se fit maintenant entendre, au loin, et plus il approchait plus il devenait joyeux.
Car le moral de Monsieur Nolan montait toujours, à mesure qu'il approchait de la gare, le matin. Il montait aussi, invariable- ment, le soir, à mesure qu'il s'en éloignait. Ainsi Monsieur Nolan était assuré, deux fois par jour, d'une montée de moral. Et quand le moral de Monsieur Nolan montait il ne pouvait pas plus s'empêcher de siffloter, joyeusement, qu'une alouette de chanter, quand elle monte dans le ciel,
Monsieur Nolan avait l'habitude, après avoir ouvert à toute volée toutes les portes de la gare, avec l'air de quelqu'un qui donne l'assaut à une bastille, de se retirer dans le foyer du
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porteur et d'y boire une bouteille de stout, la toute première de la journée, en lisant le journal de la veille au soir. Mon- sieur Nolan était lecteur acharné du journal du soir. Il le lisait cinq fois, à l'heure du thé, du souper, du petit déjeuner, du stout matinal et du déjeuner. Dans le courant de l'après- midi, étant d'un naturel très galant, il le portait aux commo- dités des dames et l'y laissait, bien en évidence. Peu d'achats donnaient plus de joie, compte tenu de son prix modique, que le journal du soir de Monsieur Nolan.
Monsieur Nolan donc, ayant déverrouillé et envoyé din- guer contre leurs chambranles le portillon et la porte des pas perdus, arriva devant la porte de la salle d'attente. Son sifflotement aurait été moins perçant, et son entrée moins retentissante, qu'il aurait pu entendre, derrière cette porte, un bruit inquiétant, celui du soliloque sous dictée, et freiner son ardeur. Mais non, il tourna la clef et expédia son brode- quin dans la porte avec une violence qui la fit voler, vers l'intérieur, à une vitesse foudroyante.
Les innombrables demi-cercles si brillamment amorcés de la sorte n'aboutirent pas, comme tous les autres matins, au bang que Monsieur Nolan aimait tant, non, mais tous furent brutalement stoppés, tous sans exception, au même point de leur parcours. Et la raison de cela était ceci, que Watt, là où il se tenait, vacillant, murmurant, se trouvait plus près de la porte d'attente que la porte d'attente n'était large.
Monsieur Nolan trouva Monsieur Gorman sur le pas de sa porte, qui prenait congé de sa mère.
Maintenant je suis en liberté, dit Watt, je suis libre d'aller et venir, à ma guise.
Il y avait quatre aisselles, là où les frises se rejoignaient, quatre belles aisselles. Watt voyait le plafond avec une grande netteté. Il était d'une blancheur qu'il n'aurait pas cru pos- sible, si on la lui avait décrite. Cela le reposait, après le mur. Cela le reposait aussi, après le plancher. Cela le reposait tellement, après le mur, et le plancher, et la chaise, et le
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cheval, et les mouches, que les yeux de Watt se fermèrent, chose que normalement ils ne se permettaient jamais, dans la journée, sous aucun prétexte, sinon très rapidement de loin en loin, pour éviter de devenir trop secs.
Le pauvre, dit Monsieur Gorman, si on appelait les gen- darmes.
Monsieur Nolan était partisan d'appeler les gendarmes, par téléphone. .
Aide-le à se lever, dit Monsieur Gorman, des fois qu'il se serait cassé un os.
Mais Monsieur Nolan ne pouvait s'y résoudre. Il restait planté au milieu des pas perdus, incapable de faire un mou- vement.
Tu te figures pas que je vais l'aider à se lever tout seul, dit Monsieur Gorman.
Monsieur Nolan ne se figurait rien.
Ho hisse à nous deux, dit Monsieur Gorman, soulevons-le. Puis tu appelleras les gendarmes, si ça se trouve.
Monsieur Nolan adorait téléphoner. C'était une joie qui lui était rarement accordée. Mais à la porte de la salle d'at- tente il s'arrêta pile et dit qu'il ne pouvait pas. Il était navré, dit-il, mais il ne pouvait pas.
Tu as peut-être raison, dit Monsieur Gorman. (Hiatus dans le manuscrit. )
Mais on ne peut pas le laisser là comme ça, dit Monsieur Gorman. Le cinq heures cinquante-cinq va nous tomber dessus - il consulta sa montre - dans trente-sept minutes et. . . (Hiatus dans le manuscrit) . . . plus bas, Et le six heures quatre le suit de près. L'idée du six heures quatre semblait le troubler particulièrement, pour une raison inconnue. Il n'y a pas un moment à perdre, s'écria-t-il, Il se redressa, rejeta la tête en arrière, baissa la main qui tenait la montre jusqu'au niveau du membre (il avait le bras très long)
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viril (1), se posa l'autre sur la tempe et prit l'heure. Puis il se ramassa sur lui-même, les genoux ployés, le dos rond, la tête rentrée, la montre collée à son oreille, dans l'attitude de l'enfant qui se fait tout petit.
Il était, comme il le craignait, plus tard qu'il ne l'espé- rait.
Cours chercher un seau d'eau, dit Monsieur Gorman, un bon arrosage comme il faut et il est fichu de se lever tout seul.
Peut-être que le tuyau - , dit Monsieur Nolan.
Le seau, je te dis, dit Monsieur Gorman, au robinet. Quel seau? dit Monsieur Nolan.
Tu sais foutrement bien quel seau, vociféra Monsieur Gor-
man, dans un mouvement d'impatience rare chez lui, le foutu seau à ordures, espèce de -. Il s'interrompit. On était samedi. Espèce de demeuré, dit-il.
Watt percevait les bribes d'un chant
. . . . . . Klippe zu Klippe geworfen
Endlos hinab.
Monsieur Gorman et Monsieur Nolan avancèrent de
concert, tenant à eux deux le seau lourd de fange.
Sœur} sœur gare aux tristes taciturnes. . . . . . toujours dans leurs songes pensent jamais.
Vas-y mollo, dit Monsieur Gorman. C'est ça la tronche? dit Monsieur Nolan.
Mollo mollo, dit Monsieur Gorman. Tu l'as bien en main? Tu veux rire, dit Monsieur Nolan.
Lâche pas pour l'amour du ciel, dit Monsieur Gorman. Ou un trou dans son froc? dit Monsieur Nolan. T'occupe pas, dit Monsieur Gorman. On y va ? Attention à l'anse, dit Monsieur Nolan.
Merde pour l'anse, dit Monsieur Gorman. Penche le seau quand je te le dirai.
1. Et la chaine?
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Le pencher avec quoi? dit Monsieur Nolan. On n'est pas des bœufs.
Monsieur Gorman cracha dans le seau avec violence, Monsieur Gorman qui ne crachait jamais, en temps normal, sinon dans son mouchoir de poche.
Pose le seau, dit Monsieur Gorman.
Ils posèrent le seau. Monsieur Gorman reprit l'heure, comme précédemment.
Dans dix minutes, dit Monsieur Gorman, on a Lady McCann dans les pattes.
Lady McCann était une lady qui tous les jours quittait les parages par le premier train du matin et y retournait par le dernier du soir. Ses raisons pour ce faire n'étaient pas connues. Le dimanche elle restait au lit où elle recevait, entre autres nourritures et visites, le saint sacrement.
Qu'elle crève, dit Monsieur Gorman. Belle journée, Mon- sieur German, encore une belle journée} Monsieur Gorman. Belle journée !
Et Cox les Miches, dit Monsieur Nolan.
Et Waller l'Eventré, dit Monsieur Gorman.
Et Miller Cacagueule, dit Monsieur Nolan.
Et Madame Quat'Sous le Coup Pim, dit Monsieur Gor-
man.
Cette vieille pute, dit Monsieur Nolan.
Tu sais ce qu'elle me sort l'autre jour? dit Monsieur
Gorman.
Raconte, dit Monsieur Nolan.
Dans mon bureau particulier, dit Monsieur Gorman. Po-
sant pouce et index sur ses pommettes il retroussa sa longue moustache pisseuse. Peu après le départ du onze heures vingt-quatre, dit-il. Monsieur Gorman, dit-elle, qu'importe la cime chenue si la verdeur demeure dans la vallée et dans - mais vous m'avez compris.
(Manuscrit illisible. )
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La main droite ferme sur le bord, dit Monsieur Gorman, les doigts de la gauche accrochés - .
Je vous ai compris, dit Monsieur Nolan.
Ils se courbèrent.
Dieu sait pourquoi je me donne tout ce mal, dit Monsieur
Gorman. Penche quand je te le dirai.
Le seau s'éleva lentement.
Pas d'une seule giclée, dit Monsieur Gorman, pas la peine
de saloper le plancher plus qu'il ne faut.
C'est à cet instant que Monsieur Nolan lâcha le seau, ce
gui obligea Monsieur Gorman, qui n'aimait pas mouiller le dehors de son pantalon, à en faire autant. Vivement comme un seul homme ils se mirent en lieu sûr à la porte.
Il m'a sauté tout vif des mains, dit Monsieur Nolan, aussi vrai que Dieu me voit.
Si ça ne le remet pas sur pied c'est à désespérer, dit Monsieur Gorman.
Du sang se mêlait maintenant à la fange. Monsieur Gor- man et Monsieur Nolan ne se troublaient pas pour autant. Il y avait peu de chance pour qu'un organe vital soit touché.
Monsieur Case arriva. Sa nuit ne l'avait pas exactement reposé, mais il était d'excellente humeur. Il tenait, dans une main, un petit bidon de thé chaud et, dans l'autre, les Chants d'un chemineau, qu'à cause des événements fâcheux du petit matin il avait négligé de laisser, comme c'était son habitude, sur l'étagère de sa cabine.
Il souhaita le bonjour, et serra chaleureusement la main, d'abord à Monsieur Gorman, ensuite à Monsieur Nolan, qui à leur tour, et dans cet ordre, lui souhaitèrent bien le bon- jour et lui serrèrent cordialement la main. Se souvenant alors, Monsieur Gorman et Monsieur Nolan, que dans la chaleur des péripéties matinales ils avaient omis de se souhai- ter le bonjour, et de se serrer la main, ils s'empressèrent de le faire, avec chaleur, sans plus tarder.
La narration de Monsieur Case intéressa vivement Mon-
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sieur Gorman, et Monsieur Nolan, par la lumière qu'elle jeta, et elle en jeta, là où jusqu'à présent tout avait été obscur. Il restait encore cependant beaucoup à tirer au clair. Tu es sûr que c'est le même? dit Monsieur Gorman.
Monsieur Case avança avec précaution jusqu'à l'endroit où Watt gisait. Il se pencha pour gratter, avec son livre, dans Ir> vase qui recouvrait le visage.
Oh tu vas abîmer ton beau volume, dit Monsieur Nolan.
Les vêtements me semblent les mêmes, dit Monsieur Case. Il alla à la fenêtre et retourna, du bout de sa chaussure, le chapeau. Je remets le chapeau, dit-il. Il rejoignit Monsieur Gorman et Monsieur Nolan à la porte. Je revois les sacs, dit-il, mais je ne peux pas dire que je reconnais le visage. Il est vrai, si c'est le même, que je ne l'ai vu que deux fois, jusqu'à ce jour, et que les deux fois la lumière était mau- vaise, très mauvaise. Et cependant j'ai la mémoire des visages, en règle générale.
Surtout d'un visage pareil, dit Monsieur Nolan.
Et des culs, ajouta Monsieur Case. Que seulement j'en- trevoie un cul dans de bonnes conditions et je vous lui mettrai le doigt dessus, entre mille.
Monsieur Nolan chuchota à l'oreille de Monsieur Gorman. Tu vas fort, dit Monsieur Gorman.
Pour le reste j'ai des trous, dit Monsieur Case, des trous
énormes, demandez à ma femme.
Lady McCann s'unit au groupe. Il y eut échange de salu-
tations, et de saluts. Monsieur Gorman lui raconta le peu qu'on savait.
C'est du sang que je vois? dit Lady McCann.
Rien qu'un :filet, milady, dit Monsieur Case, du nez, ou d'une oreille.
Cox les Miches et Waller l'Eventré arrivèrent ensemble. S'ensuivirent les compliments d'usage et mouvements de rigueur de la tête et des mains. Lady McCann les éclaira sur ce qui s'était passé.
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Il faut faire quelque chose, dit Monsieur Cox.
Tout de suite, dit Monsieur Waller.
Un garçon parut, hors d'haleine. Il se dit dépêché par
Monsieur Cole.
Monsieur Cole? dit Lady McCann.
Du passage à niveau, milady, dit Monsieur Case. Monsieur Cole désirait savoir pourquoi les sémaphores
de Monsieur Case s'opposaient au passage du cinq heures cinquante-sept de Monsieur Cole qui en ce moment même arrivait à vive allure, du sud-est.
Miséricorde, dit Monsieur Case, où avais-je la tête?
Mais il n'avait pas atteint la porte que Monsieur Gorman, alerté par le garçon, le pria de rester.
Monsieur Cole, dit le garçon, serait en outre très heureux d'apprendre pourquoi les sémaphores de Mon- sieur Case s'opposaient au passage du six heures six de
Monsieur Cole qui à l'instant même fonçait nord-ouest.
Retourne, mon petit bonhomme, dit Lady
tourne vers celui qui t'a envoyé. Dis-lui que -
Je théâtre d'événements épouvantables, mais
tout est bien. Maintenant répète après moi. d'événements. . . épouvantables. . . mais qu'à présent. . . tout est bien. . . Parfait. Voici un penny.
Miller Cacagueule arriva. Miller Cacagueule ne saluait ja- mais personne, ni oralement ni autrement, et très peu de personnes saluaient Miller Cacagueule. Il s'agenouilla auprès de Watt et glissa la main sous sa tête. Il garda un bon mo- ment cette touchante attitude, Puis il se leva et s'éloigna. Il s'arrêta sur le quai, le dos à la voie, face au portillon. Le soleil ne s'était pas encore levé, au-dessus de la mer. Il ne s'était pas encore levé, mais ça ne tarderait pas. Et voilà en effet qu'il. se leva, suivi du regard patient, et luisit, de sa pâle luisance matinale, sur le visage.
