» Tout cela
corroboré par la rencontre d'Albertine et de Mme Verdurin que m'avait
révélée Andrée.
corroboré par la rencontre d'Albertine et de Mme Verdurin que m'avait
révélée Andrée.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
Cette crainte
vague éprouvée par moi chez les Verdurin qu'Albertine me quittât
s'était d'abord dissipée. Quand j'étais rentré ç'avait été avec
le sentiment d'être un prisonnier, nullement de retrouver une
prisonnière. Mais la crainte dissipée m'avait ressaisi avec plus de
force, quand, au moment où j'avais annoncé à Albertine que j'étais
allé chez les Verdurin, j'avais vu se superposer à son visage une
apparence d'énigmatique irritation qui n'y affleurait pas du reste pour
la première fois. Je savais bien qu'elle n'était que la
cristallisation dans la chair de griefs raisonnés, d'idées claires
pour l'être qui les forme et qui les tait, synthèse devenue visible
mais non plus rationnelle, et que celui qui en recueille le précieux
résidu sur le visage de l'être aimé, essaye à son tour, pour
comprendre ce qui se passe en celui-ci, de ramener par l'analyse à ses
éléments intellectuels. L'équation approximative «de cette inconnue
qu'était pour moi la pensée d'Albertine, m'avait à peu près donné:
«Je savais ses soupçons, j'étais sûr qu'il chercherait à les
vérifier, et pour que je ne puisse pas le gêner, il a fait tout son
petit travail en cachette. » Mais si c'est avec de telles idées, et
qu'elle ne m'avait jamais exprimées, que vivait Albertine, ne
devait-elle pas prendre en horreur, n'avoir plus la force de mener, ne
pouvait-elle pas d'un jour à l'autre décider de cesser une existence
où, si elle était, au moins de désir, coupable, elle se sentait
devinée, traquée, empêchée de se livrer jamais à ses goûts, sans
que ma jalousie en fût désarmée, où si elle était innocente
d'intention et de fait, elle avait le droit, depuis quelque temps, de se
sentir découragée, en voyant que depuis Balbec, où elle avait mis
tant de persévérance à éviter de jamais rester seule avec Andrée,
jusqu'à aujourd'hui où elle avait renoncé à aller chez les Verdurin
et à rester au Trocadéro, elle n'avait pas réussi à regagner ma
confiance. D'autant plus que je ne pouvais pas dire que sa tenue ne fût
parfaite. Si à Balbec, quand on parlait de jeunes filles qui avaient
mauvais genre, elle avait eu souvent des rires, des déploiements de
corps, des imitations de leur genre, qui me torturaient à cause de ce
que je supposais que cela signifiait pour ses amies, depuis qu'elle
savait mon opinion là-dessus, dès qu'on faisait allusion à ce genre
de choses, elle cessait de prendre part à la conversation, non
seulement avec la parole, mais avec l'expression du visage. Soit pour ne
pas contribuer aux malveillances qu'on disait sur telle ou telle, soit
pour toute autre raison, la seule chose qui frappait alors, dans ses
traits si mobiles, c'est qu'à partir du moment où on avait effleuré
ce sujet, ils avaient témoigné de leur distraction, en gardant
exactement l'expression qu'ils avaient un instant avant. Et cette
immobilité d'une expression même légère pesait comme un silence; il
eût été impossible de dire qu'elle blâmât, qu'elle approuvât,
qu'elle connût ou non ces choses. Chacun de ses traits n'était plus en
rapport qu'avec un autre de ses traits. Son nez, sa bouche, ses yeux
formaient une harmonie parfaite, isolée du reste; elle avait l'air d'un
pastel et de ne pas plus avoir entendu ce qu'on venait de dire que si on
l'avait dit devant un portrait de Latour.
Mon esclavage, encore perçu par moi, quand en donnant au cocher
l'adresse de Brichot, j'avais vu la lumière de la fenêtre, avait
cessé de me peser peu après, quand j'avais vu qu'Albertine avait l'air
de sentir si cruellement le sien. Et pour qu'il lui parût moins lourd,
qu'elle n'eût pas l'idée de le rompre d'elle-même, le plus habile
m'avait semblé de lui donner l'impression qu'il n'était pas définitif
et que je souhaitais moi-même qu'il prît fin. Voyant que ma feinte
avait réussi, j'aurais pu me trouver heureux, d'abord parce que ce que
j'avais tant redouté, la volonté que je supposais à Albertine de
partir, se trouvait écartée, et ensuite, parce que, en dehors même du
résultat visé, en lui-même le succès de ma feinte, en prouvant que
je n'étais pas absolument pour Albertine un amant dédaigné, un jaloux
bafoué, dont toutes les ruses sont d'avance percées à jour, redonnait
à notre amour une espèce de virginité, faisant renaître pour lui le
temps où elle pouvait encore, à Balbec, croire si facilement que j'en
aimais une autre. Car elle ne l'aurait sans doute plus cru, mais elle
ajoutait foi à mon intention simulée de nous séparer à tout jamais
ce soir. Elle avait l'air de se méfier que la cause en pût être chez
les Verdurin. Par un besoin d'apaiser le trouble où me mettait ma
simulation de rupture, je lui dis: «Albertine, pouvez-vous me jurer que
vous ne m'avez jamais menti? » Elle regarda fixement dans le vide puis
me répondit: «Oui, c'est-à-dire non. J'ai eu tort de vous dire
qu'Andrée avait été très emballée sur Bloch, nous ne l'avions pas
vu. » «Mais alors pourquoi? » «Parce que j'avais peur que vous ne
croyiez d'autres choses d'elle, c'est tout». Je lui dis que j'avais vu
un auteur dramatique très ami de Léa, à qui elle avait dit
d'étranges choses (je pensais par là lui faire croire que j'en savais
plus long que je ne disais sur l'amie de la cousine de Bloch). Elle
regarda encore dans le vide et me dit: «J'ai eu tort, en vous parlant
tout à l'heure de Léa, de vous cacher un voyage de trois semaines que
j'ai fait avec elle. Mais je vous connaissais si peu à l'époque où il
a eu lieu! » «C'était avant Balbec? » «Avant le second, oui. » Et le
matin même, elle m'avait dit qu'elle ne connaissait pas Léa, et il y
avait un instant, qu'elle ne l'avait vue que dans sa loge! Je regardais
une flambée brûler d'un seul coup un roman que j'avais mis des
millions de minutes à écrire. À quoi bon? À quoi bon? Certes je
comprenais bien que ces faits, Albertine me les révélait parce qu'elle
pensait que je les avais appris indirectement de Léa, et qu'il n'y
avait aucune raison pour qu'il n'en existât pas une centaine de
pareils. Je comprenais ainsi que les paroles d'Albertine, quand on
l'interrogeait, ne contenaient jamais un atome de vérité, que, la
vérité, elle ne la laissait échapper que malgré elle, comme un
brusque mélange qui se faisait en elle, entre les faits qu'elle était
jusque-là décidée à cacher et la croyance qu'on en avait eu
connaissance. «Mais deux choses, ce n'est rien, dis-je à Albertine,
allons jusqu'à quatre pour que vous me laissiez des souvenirs.
Qu'est-ce que vous me pouvez révéler d'autre? » Elle regarda encore
dans le vide. À quelles croyances à la vie future adaptait-elle le
mensonge, avec quels Dieux moins coulants qu'elle n'avait cru,
essayait-elle de s'arranger? Ce ne dut pas être commode, car son
silence et la fixité de son regard durèrent assez longtemps. «Non,
rien d'autre, finit-elle pas dire. » Et malgré mon insistance, elle se
buta, aisément maintenant, à «rien d'autre». Et quel mensonge! Car,
du moment qu'elle avait ces goûts, jusqu'au jour où elle avait été
enfermée chez moi, combien de fois, dans combien de demeures, de
promenades elle avait dû les satisfaire! Les Gomorrhéennes sont à la
fois assez rares et assez nombreuses pour que, dans quelque foule que ce
soit, l'une ne passe pas inaperçue aux yeux de l'autre. Dès lors le
ralliement est facile.
Je me souvins avec horreur d'un soir qui, à l'époque, m'avait
seulement semblé ridicule. Un de mes amis m'avait invité à dîner au
restaurant avec sa maîtresse et un autre de ses amis qui avait aussi
amené la sienne. Elles ne furent pas longues à se comprendre, mais, si
impatientes de se posséder, que, dès le potage, les pieds se
cherchaient, trouvant souvent le mien. Bientôt les jambes
s'entrelacèrent. Mes deux amis ne voyaient rien; j'étais au supplice.
Une des deux femmes, qui n'y pouvait tenir, se mit sous la table, disant
qu'elle avait laissé tomber quelque chose. Puis l'une eut la migraine
et demanda à monter au lavabo. L'autre s'aperçut qu'il était l'heure
d'aller rejoindre une amie au théâtre. Finalement je restai seul avec
mes deux amis qui ne se doutaient de rien. La migraineuse redescendit,
mais demanda à rentrer seule attendre son amant chez lui afin de
prendre un peu d'antipyrine. Elles devinrent très amies, se promenaient
ensemble, l'une habillée en homme et qui levait des petites filles et
les ramenait chez l'autre, les initiait. L'autre avait un petit garçon,
dont elle faisait semblant d'être mécontente, et le faisait corriger
par son amie, qui n'y allait pas de main morte. On peut dire qu'il n'y a
pas de lieu, si public qu'il fût, où elles ne fissent ce qui est le
plus secret.
«Mais Léa a été tout le temps de ce voyage parfaitement convenable
avec moi, me dit Albertine. Elle était même plus réservée que bien
des femmes du monde. » «Est-ce qu'il y a des femmes du monde qui ont
manqué de réserve avec vous, Albertine? » «Jamais. » «Alors
qu'est-ce que vous voulez dire? » «Eh! bien, elle était moins libre
dans ses expressions. » «Exemple? » «Elle n'aurait pas, comme bien des
femmes qu'on reçoit, employé le mot: embêtant, ou le mot: se ficher
du monde. » Il me semblait qu'une partie du roman qui n'avait pas
brûlé encore, tombait enfin en cendres.
Mon découragement aurait duré. Les paroles d'Albertine, quand j'y
songeais, y faisaient succéder une colère folle. Elle tomba devant une
sorte d'attendrissement. Moi aussi, depuis que j'étais rentré et
déclarais vouloir rompre, je mentais aussi. Et cette volonté de
séparation, que je simulais avec persévérance, entraînait peu à peu
pour moi quelque chose de la tristesse que j'aurais éprouvée si
j'avais vraiment voulu quitter Albertine.
D'ailleurs, même en repensant par à coups, par élancements, comme on
dit pour les autres douleurs physiques, à cette vie orgiaque qu'avait
menée Albertine avant de me connaître, j'admirais davantage la
docilité de ma captive et je cessais de lui en vouloir.
Sans doute, jamais, durant notre vie commune, je n'avais cessé de
laisser entendre à Albertine que cette vie ne serait vraisemblablement
que provisoire, de façon qu'Albertine continuât à y trouver quelque
charme. Mais ce soir, j'avais été plus loin, ayant craint que de
vagues menaces de séparation ne fussent plus suffisantes, contredites
qu'elles seraient sans doute, dans l'esprit d'Albertine, par son idée
d'un grand amour jaloux pour elle, qui m'aurait, semblait-elle dire,
fait aller enquêter chez les Verdurin.
Ce soir-là je pensai que, parmi les autres causes qui avaient pu me
décider brusquement, sans même m'en rendre compte qu'au fur et à
mesure, à jouer cette comédie de rupture, il y avait surtout que,
quand, dans une de ces impulsions comme en avait mon père, je menaçais
un être dans sa sécurité, comme je n'avais pas, comme lui, le courage
de réaliser une menace, pour ne pas laisser croire qu'elle n'avait
été que paroles en l'air, j'allais assez loin dans les apparences de
la réalisation et ne me repliais que quand l'adversaire, ayant eu
vraiment l'illusion de ma sincérité, avait tremblé pour tout de bon.
D'ailleurs, dans ces mensonges, nous sentons bien qu'il y a de la
vérité, que, si la vie n'apporte pas de changements à nos amours,
c'est nous-mêmes qui voudrons en apporter ou en feindre, et parler de
séparation, tant nous sentons que tous les amours et toutes choses
évoluent rapidement vers l'adieu. On veut pleurer les larmes qu'il
apportera, bien avant qu'il survienne. Sans doute y avait-il cette fois,
dans la scène que j'avais jouée, une raison d'utilité. J'avais
soudain tenu à garder Albertine parce que je la sentais éparse en
d'autres êtres auxquels je ne pouvais l'empêcher de se joindre. Mais
eût-elle à jamais renoncé à tous pour moi, que j'aurais peut-être
résolu plus fermement encore de ne la quitter jamais, car la
séparation est, par la jalousie, rendue cruelle, mais par la
reconnaissance, impossible. Je sentais en tout cas que je livrais la
grande bataille où je devais vaincre ou succomber. J'aurais offert à
Albertine en une heure tout ce que je possédais, parce que je me
disais: tout dépend de cette bataille, mais ces batailles ressemblent
moins à celles d'autrefois qui duraient quelques heures qu'à une
bataille contemporaine qui n'est finie ni le lendemain, ni le
surlendemain, ni la semaine suivante. On donne toutes ses forces, parce
qu'on croit toujours que ce sont les dernières dont on aura besoin. Et
plus d'une année se passe sans amener la «décision». Peut-être une
inconsciente réminiscence de scènes menteuses faites par M. de
Charlus, auprès duquel j'étais quand la crainte d'être quitté par
Albertine s'était emparée de moi, s'y ajoutait-elle. Mais, plus tard,
j'ai entendu raconter par ma mère ceci, que j'ignorais alors et qui me
donne à croire que j'avais trouvé tous les éléments de cette scène
en moi-même, dans ces réserves obscures de l'hérédité que certaines
émotions, agissant en cela comme, sur l'épargne de nos forces
emmagasinées, les médicaments analogues à l'alcool et au café, nous
rendent disponibles. Quand ma tante Léonie apprenait par Eulalie que
Françoise, sûre que sa maîtresse ne sortirait jamais plus, avait
manigancé en secret quelque sortie que ma tante devait ignorer,
celle-ci, la veille, faisait semblant de décider qu'elle essayerait le
lendemain d'une promenade. À Françoise incrédule elle faisait non
seulement préparer d'avance ses affaires, faire prendre l'air à celles
qui étaient depuis longtemps enfermées, mais même commander la
voiture, régler, à un quart-d'heure près, tous les détails de la
journée. Ce n'était que quand Françoise, convaincue ou du moins
ébranlée, avait été forcée d'avouer à ma tante les projets
qu'elle-même avait formés, que celle-ci renonçait publiquement aux
siens pour ne pas, disait-elle, entraver ceux de Françoise. De même,
pour qu'Albertine ne pût pas croire que j'exagérais et pour la faire
aller le plus loin possible dans l'idée que nous nous quittions, tirant
moi-même les déductions de ce que je venais d'avancer, je m'étais mis
à anticiper le temps qui allait commencer le lendemain et qui durerait
toujours, le temps où nous serions séparés, adressant à Albertine
les mêmes recommandations que si nous n'allions pas nous réconcilier
tout à l'heure. Comme les généraux qui jugent que pour qu'une feinte
réussisse à tromper l'ennemi, il faut la pousser à fond, j'avais
engagé dans celle-ci presque autant de mes forces de sensibilité, que
si elle avait été véritable. Cette scène de séparation fictive
finissait par me faire presque autant de chagrin que si elle avait été
réelle, peut-être parce qu'un des deux acteurs, Albertine, en la
croyant telle, ajoutait pour l'autre à l'illusion. Alors qu'on vivait
au jour le jour, qui, même pénible, restait supportable, retenu dans
le terre-à-terre par le lest de l'habitude et par cette certitude que
le lendemain, dût-il être cruel, contiendrait la présence de l'être
auquel on tient, voici que follement je détruisais toute cette pesante
vie. Je ne la détruisais, il est vrai, que d'une façon fictive, mais
cela suffisait pour me désoler; peut-être parce que les paroles
tristes que l'on prononce, même mensongèrement, portent en elles leur
tristesse et nous l'injectent profondément; peut-être parce qu'on sait
qu'en simulant des adieux, on évoque par anticipation une heure qui
viendra fatalement plus tard; puis l'on n'est pas bien assuré qu'on ne
vient pas de déclencher le mécanisme qui la fera sonner. Dans tout
bluff, il y a, si petite qu'elle soit, une part d'incertitude sur ce que
va faire celui qu'on trompe. Si cette comédie de séparation allait
aboutir à une séparation! On ne peut en envisager la possibilité,
même invraisemblable, sans un serrement de cœur. On est doublement
anxieux, car la séparation se produirait alors au moment où elle
serait insupportable, où on vient d'avoir de la souffrance par la femme
qui vous quitterait avant de vous avoir guéri, au moins apaisé. Enfin,
nous n'avons plus le point d'appui de l'habitude sur laquelle nous nous
reposons, même dans le chagrin. Nous venons volontairement de nous en
priver, nous avons donné à la journée présente une importance
exceptionnelle, nous l'avons détachée des journées contiguës; elle
flotte sans racines comme un jour de départ; notre imagination cessant
d'être paralysée par l'habitude s'est éveillée, nous avons soudain
adjoint à notre amour quotidien des rêveries sentimentales qui le
grandissent énormément, nous rendent indispensable une présence, sur
laquelle, justement, nous ne sommes plus absolument certains de pouvoir
compter. Sans doute, c'est justement afin d'assurer pour l'avenir cette
présence, que nous nous sommes livrés au jeu de pouvoir nous en
passer. Mais ce jeu, nous y avons été pris nous-même, nous avons
recommencé à souffrir parce que nous avons fait quelque chose de
nouveau, d'inaccoutumé et qui se trouve ressembler ainsi à ces cures
qui doivent guérir plus tard le mal dont on souffre, mais dont les
premiers effets sont de l'aggraver.
J'avais les larmes aux yeux, comme ceux qui, seuls dans leur chambre,
imaginent, selon les détours capricieux de leur rêverie, la mort d'un
être qu'ils aiment, se représentent si minutieusement la douleur qu'ils
auraient, qu'ils finissent par l'éprouver. Ainsi en multipliant les
recommandations à Albertine sur la conduite qu'elle aurait à tenir à
mon égard quand nous allions être séparés, il me semblait que
j'avais presque autant de chagrin que si nous n'avions pas dû nous
réconcilier tout à l'heure. Et puis étais-je si sûr de le pouvoir,
de faire revenir Albertine à l'idée de la vie commune, et, si j'y
réussissais pour ce soir, que chez elle, l'état d'esprit que cette
scène avait dissipé, ne renaîtrait pas? Je me sentais, mais ne me
croyais pas maître de l'avenir, parce que je comprenais que cette
sensation venait seulement de ce qu'il n'existait pas encore et qu'ainsi
je n'étais pas accablé de sa nécessité. Enfin, tout en mentant, je
mettais peut-être dans mes paroles plus de vérité que je ne croyais.
Je venais d'avoir un exemple, quand j'avais dit à Albertine que je
l'oublierais vite; c'était ce qui m'était en effet arrivé avec
Gilberte, que je m'abstenais maintenant d'aller voir pour éviter non
pas une souffrance, mais une corvée. Et certes, j'avais souffert en
écrivant à Gilberte que je ne la verrais plus, et je n'allais que de
temps en temps chez elle. Or toutes les heures d'Albertine
m'appartenaient, et en amour, il est plus facile de renoncer à un
sentiment que de perdre une habitude. Mais tant de paroles douloureuses
concernant notre séparation, si la force de les prononcer m'était
donnée parce que je les savais mensongères, en revanche elles étaient
sincères dans la bouche d'Albertine quand je l'entendis crier: «Ah!
c'est promis, je ne vous reverrai jamais. Tout plutôt que de vous voir
pleurer comme cela, mon chéri. Je ne veux pas vous faire de chagrin.
Puisqu'il le faut, on ne se verra plus. » Elles étaient sincères, ce
qu'elles n'eussent pu être de ma part, parce que, aune part, comme
Albertine n'avait pour moi que de l'amitié, le renoncement qu'elles
promettaient lui coûtait moins; parce que d'autre part, dans une
séparation, c'est celui qui n'aime pas d'amour qui dit les choses
tendres, l'amour ne s'exprimant pas directement; parce qu'enfin mes
larmes, qui eussent été si peu de chose dans un grand amour, lui
paraissaient presque extraordinaires et la bouleversaient, transposées
dans le domaine de cette amitié où elle restait, de cette amitié plus
grande que la mienne, à ce qu'elle venait de dire, ce qui n'était
peut-être pas tout à fait inexact, car les mille bontés de l'amour
peuvent finir par éveiller, chez l'être qui l'inspire en ne
l'éprouvant pas, une affection, une reconnaissance, moins égoïstes
que le sentiment qui les a provoquées, et qui, peut-être, après des
années de séparation, quand il ne restera rien de lui chez l'ancien
amant, subsisteront toujours chez l'aimée.
«Ma petite Albertine, répondis-je, vous êtes bien gentille de me le
promettre. Du reste les premières années du moins, j'éviterai les
endroits où vous serez. Vous ne savez pas si vous irez cet été à
Balbec? Parce que dans ce cas-là je m'arrangerais pour ne pas y
aller. » Maintenant, si je continuais à progresser ainsi, devançant
les temps dans mon invention mensongère, ce n'était pas moins pour
faire peur à Albertine, que pour me faire mal à moi-même. Comme un
homme qui n'avait d'abord que des motifs peu importants de se fâcher,
se grise tout fait par les éclats de sa propre voix, et se laisse
emporter par une fureur engendrée non par ses griefs, mais par sa
colère elle-même en voie de croissance, ainsi, je roulais de plus en
plus vite, sur la pente de ma tristesse, vers un désespoir de plus en
plus profond, et avec l'inertie d'un homme qui sent le froid le saisir,
n'essaye pas de lutter et trouve même à frissonner une espèce de
plaisir. Et si j'avais enfin tout à l'heure comme j'y comptais bien la
force de me ressaisir, de réagir et de faire machine en arrière, bien
plus que du chagrin qu'Albertine m'avait fait en accueillant si mal mon
retour, c'était de celui que j'avais éprouvé à imaginer, pour
feindre de les régler, les formalités d'une séparation imaginaire, à
en prévoir les suites, que le baiser d'Albertine, au moment de me dire
bonsoir, aurait aujourd'hui à me consoler. En tous cas ce bonsoir, il
ne fallait pas que ce fût elle qui me le dit d'elle-même, ce qui
m'eût rendu plus difficile le revirement par lequel je lui proposerais
de renoncer à notre séparation. Aussi, je ne cessais de lui rappeler
que l'heure de nous dire ce bonsoir était depuis longtemps venue, ce
qui, en me laissant l'initiative, me permettait de le retarder encore
d'un moment. Et ainsi je semais d'allusions à la nuit déjà si
avancée, à notre fatigue, les questions que je posais à Albertine.
«Je ne sais pas où j'irai, répondit-elle à la dernière, d'un air
préoccupé. Peut-être j'irai en Touraine chez ma tante. » Et ce
premier projet qu'elle ébauchait me glaça comme s'il commençait à
réaliser effectivement notre séparation définitive. Elle regarda la
chambre, le pianola, les fauteuils de satin bleu. «Je ne peux pas me
faire encore à l'idée que je ne verrai plus tout cela ni demain, ni
après demain, ni jamais. Pauvre petite chambre. Il me semble que c'est
impossible; cela ne peut pas m'entrer dans la tête. » «Il le fallait,
vous étiez malheureuse ici. » «Mais non, je n'étais pas malheureuse,
c'est maintenant que je le serai. » Mais non, je vous assure c'est mieux
pour vous. » «Pour vous peut-être! » Je me mis à regarder fixement
dans le vide, comme si, en proie à une grande hésitation, je me
débattais contre une idée qui me fût venue à l'esprit. Enfin tout
d'un coup: «Écoutez, Albertine, vous dites que vous êtes plus
heureuse ici, que vous allez être malheureuse. » «Bien sûr. » «Cela
me bouleverse; voulez-vous que nous essayions de prolonger de quelques
semaines, qui sait, semaine par semaine, on peut peut-être arriver
très loin, vous savez qu'il y a des provisoires qui peuvent finir par
durer toujours. » «Oh! ce que vous seriez gentil! » «Seulement alors
c'est de la folie de nous être fait mal comme cela pour rien pendant
des heures, c'est comme un voyage pour lequel on s'est préparé et puis
qu'on ne fait pas. Je suis moulu de chagrin. » Je l'assis sur mes
genoux, je pris le manuscrit de Bergotte qu'elle désirait tant et
j'écrivis sur la couverture: «À ma petite Albertine, en souvenir d'un
renouvellement de bail. » Maintenant, lui dis-je, allez dormir jusqu'à
demain, ma chérie, car vous devez être brisée. » «Je suis surtout
bien contente. » M'aimez-vous un petit peu? » «Encore cent fois plus
qu'avant. » J'aurais eu tort d'être heureux de la petite comédie,
n'eût-elle pas été jusqu'à cette forme véritable de mise en scène
où je l'avais poussée. N'eussions-nous fait que parler simplement de
séparation que c'eût été déjà grave. Ces conversations que l'on
tient ainsi, on croit le faire non seulement sans sincérité, ce qui
est en effet, mais librement. Or elles sont généralement, à notre
insu, chuchoté malgré nous, le premier murmure d'une tempête que nous
ne soupçonnons pas. En réalité ce que nous exprimons alors c'est le
contraire de notre désir (lequel est de vivre toujours avec celle que
nous aimons) mais c'est aussi cette impossibilité de vivre ensemble qui
fait notre souffrance quotidienne, souffrance préférée par nous à
celle de la séparation et qui finira malgré nous par nous séparer.
D'habitude, pas tout d'un coup cependant. Le plus souvent il arrive--ce
ne fut pas, on le verra, mon cas avec Albertine--que, quelque temps
après les paroles auxquelles on ne croyait pas, on met en action un
essai informe de séparation voulue, non douloureuse, temporaire. On
demande à la femme, pour qu'ensuite elle se plaise mieux avec nous,
pour que nous échappions d'autre part momentanément à des tristesses
et des fatigues continuelles, d'aller faire sans nous, ou de nous
laisser faire sans elle, un voyage de quelques jours, les
premiers--depuis bien longtemps--passés, ce qui nous eût semblé
impossible, sans elle. Très vite elle revient prendre sa place à notre
foyer. Seulement cette séparation, courte, mais réalisée, n'est pas
aussi arbitrairement décidée et aussi certainement la seule que nous
nous figurons. Les mêmes tristesses recommencent, la même difficulté
de vivre ensemble s'accentue, seule la séparation n'est plus quelque
chose d'aussi difficile; on a commencé par en parler, on l'a ensuite
exécutée sous une forme amiable. Mais ce ne sont que des prodromes que
nous n'avons pas reconnus. Bientôt à la séparation momentanée et
souriante succédera la séparation atroce et définitive que nous avons
préparée sans le savoir.
«Venez dans ma chambre dans cinq minutes pour que je puisse vous voir
un peu, mon petit chéri. Vous serez plein de gentillesse. Mais je
m'endormirai vite après, car je suis comme une morte. » Ce fut une
morte en effet que je vis quand j'entrai ensuite dans sa chambre. Elle
s'était endormie, aussitôt couchée, ses draps roulés comme un suaire
autour de son corps avaient pris, avec leurs beaux plis, une rigidité
de pierre On eût dit, comme dans certains Jugements Derniers du
Moyen-Âge, que la tête seule surgissait hors de la tombe, attendant
dans son sommeil la trompette de l'archange. Cette tête avait été
surprise par le sommeil presque renversée, les cheveux hirsutes. Et en
voyant ce corps insignifiant couché là, je me demandais quelle table
de logarithmes il constituait pour que toutes les actions auxquelles il
avait pu être mêlé, depuis un poussement de coude jusqu'à un
frôlement de robe, pussent me causer, étendues à l'infini de tous les
points qu'il avait occupé dans l'espace et dans le temps, et de temps
à autre brusquement revivifiées dans mon souvenir, des angoisses si
douloureuses, et que je savais pourtant déterminées par des
mouvements, des désirs d'elle qui m'eussent été chez une autre, chez
elle-même, cinq ans avant, cinq ans après, si indifférents. Tout cela
était mensonge, mais mensonge pour lequel je n'avais le courage de
chercher d'autre solution que ma mort. Ainsi je restais, dans la pelisse
que je n'avais pas encore retirée depuis mon retour de chez les
Verdurin, devant ce corps tordu, cette figure allégorique de quoi? de
ma mort? de mon amour? Bientôt je commençai à entendre sa respiration
égale. J'allai m'asseoir au bord de son lit pour faire cette cure
calmante de brise et de contemplation. Puis je me retirai tout doucement
pour ne pas la réveiller.
Il était si tard que, dès le matin, je recommandai à Françoise de
marcher bien doucement quand elle aurait à passer devant sa chambre.
Aussi Françoise, persuadée que nous avions passé la nuit dans ce
qu'elle appelait des orgies, recommanda ironiquement aux autres
domestiques de ne pas «éveiller la Princesse». Et c'était une des
choses que je craignais, que Françoise un jour ne pût plus se
contenir, fût insolente avec Albertine et que cela n'amenât des
complications dans notre vie. Françoise n'était plus alors, comme à
l'époque où elle souffrait de voir Eulalie bien traitée par ma tante,
d'âge à supporter vaillamment sa jalousie. Celle-ci altérait,
paralysait le visage de notre servante à tel point que par moments je
me demandais si, sans que je m'en fusse aperçu, elle n'avait pas eu, à
la suite de quelque crise de colère, une petite attaque. Ayant ainsi
demandé qu'on préservât le sommeil d'Albertine, je ne pus moi-même
en trouver aucun. J'essayais de comprendre quel était le véritable
état d'esprit d'Albertine. Par la triste comédie que j'avais jouée,
est-ce à un péril réel que j'avais paré, et, malgré qu'elle
prétendit se sentir si heureuse à la maison, avait-elle eu vraiment
par moments l'idée de vouloir sa liberté, ou au contraire fallait-il
croire ses paroles? Laquelle des deux hypothèses était la vraie? S'il
m'arrivait souvent, s'il devait m'arriver surtout d'étendre un cas de
ma vie passée jusqu'aux dimensions de l'histoire, quand je voulais
essayer de comprendre un événement politique, inversement, ce
matin-là, je ne cessai d'identifier, malgré tant de différences et
pour tâcher d'en comprendre la portée, notre scène de la veille avec
un incident diplomatique qui venait d'avoir lieu. J'avais peut-être le
droit de raisonner ainsi. Car il était bien probable qu'à mon insu
l'exemple de M. de Charlus m'avait guidé dans cette scène mensongère
que je lui avais si souvent vu jouer avec tant d'autorité; et d'autre
part, était-elle chez lui, autre chose qu'une inconsciente importation
dans le domaine de la vie privée, de la tendance profonde de sa race
allemande, provocatrice par ruse et, par orgueil, guerrière s'il e
faut. Diverses personnes, parmi lesquelles le prince de Monaco, ayant
suggéré au Gouvernement français l'idée, que, s'il ne se séparait
pas de M. Delcassé, l'Allemagne menaçante ferait effectivement la
guerre, le Ministre des Affaires étrangères avait été prié de
démissionner. Donc le Gouvernement français avait admis l'hypothèse
d'une intention de nous faire la guerre si nous ne cédions pas. Mais
d'autres personnes pensaient qu'il ne s'était agi que d'un simple
«bluff» et que si la France avait tenu bon l'Allemagne n'eût pas
tiré l'épée. Sans doute le scénario était non seulement différent,
mais presque inverse, puisque la menace de rompre avec moi n'avait
jamais été proférée par Albertine; mais un ensemble d'impressions
avait amené chez moi la croyance qu'elle y pensait, comme le
Gouvernement français avait eu cette croyance pour l'Allemagne. D'autre
part, si l'Allemagne désirait la paix, avoir provoqué chez le
gouvernement français l'idée qu'elle voulait la guerre était une
contestable et dangereuse habileté. Certes, ma conduite avait été
assez adroite, si c'était la pensée que je ne me déciderais jamais à
rompre avec elle qui provoquait chez Albertine de brusques désirs
d'indépendance. Et n'était-il pas difficile de croire qu'elle n'en
avait pas, de se refuser à voir toute une vie secrète en elle,
dirigée vers la satisfaction de son vice, rien qu'à la colère avec
laquelle elle avait appris que j'étais allé chez les Verdurin,
s'écriant: «J'en étais sûre», et achevant de tout dévoiler en
disant: «Ils devaient avoir Mlle Vinteuil chez eux.
» Tout cela
corroboré par la rencontre d'Albertine et de Mme Verdurin que m'avait
révélée Andrée. Mais peut-être pourtant ces brusques désirs
d'indépendance, me disais-je, quand j'essayais d'aller contre mon
instinct, étaient causés--à supposer qu'ils existassent--ou
finiraient par l'être, par l'idée contraire, à savoir que je n'avais
jamais eu l'intention de l'épouser, que c'était quand je faisais,
comme involontairement, allusion à notre séparation prochaine que je
disais la vérité, que je la quitterais de toute façon un jour ou
l'autre, croyance que ma scène de ce soir n'aurait pu alors que
fortifier et qui pouvait finir par engendrer chez elle cette
résolution: «Si cela doit fatalement arriver un jour ou l'autre,
autant en finir tout de suite. » Les préparatifs de guerre que le plus
faux des adages préconise pour faire triompher la volonté de paix,
créent au contraire d'abord la croyance chez chacun des deux
adversaires que l'autre veut la rupture, croyance qui amène la rupture,
et, quand elle a eu lieu, cette autre croyance chez chacun des deux que
c'est l'autre qui l'a voulue. Même si la menace n'était pas sincère,
son succès engage à la recommencer. Mais le point exact jusqu'où le
bluff peut réussir est difficile à déterminer; si l'un va trop loin,
l'autre qui avait jusque là cédé, s'avance à son tour; le premier,
ne sachant plus changer de méthode, habitué à l'idée qu'avoir l'air
de ne pas craindre la rupture est la meilleure manière de l'éviter (ce
que j'avais fait ce soir avec Albertine), et d'ailleurs poussé à
préférer, par fierté, succomber plutôt que de céder, persévère
dans sa menace jusqu'au moment où personne ne peut plus reculer. Le
bluff peut aussi être mêlé à la sincérité, alterner avec elle, et
il est possible que ce qui était un jeu hier devienne une réalité
demain. Enfin il peut arriver aussi qu'un des adversaires soit
réellement résolu à la guerre, il se pouvait qu'Albertine, par
exemple, eût l'intention tôt ou tard de ne plus continuer cette vie,
ou au contraire que l'idée ne lui en fût jamais venue à l'esprit, et
que mon imagination l'eût inventée de toutes pièces. Telles furent
les différentes hypothèses que j'envisageai pendant qu'elle dormait ce
matin-là. Pourtant quant à la dernière, je peux dire que je n'ai
jamais, dans les temps qui suivirent, menacé Albertine de la quitter
que pour répondre à une idée de mauvaise liberté d'elle, idée
qu'elle ne m'exprimait pas, mais qui me semblait être impliquée par
certains mécontentements mystérieux, par certaines paroles, certains
gestes, dont cette idée était la seule explication possible et pour
lesquels elle se refusait à m'en donner aucune. Encore, bien souvent,
je les constatais sans faire aucune allusion à une séparation
possible, espérant qu'ils provenaient d'une mauvaise humeur qui
finirait ce jour-là. Mais celle-ci durait parfois sans rémission
pendant des semaines entières, où Albertine semblait vouloir provoquer
un conflit, comme s'il y avait à ce moment-là, dans une région plus
ou moins éloignée, des plaisirs qu'elle savait, dont sa claustration
chez moi la privait et qui l'influençaient jusqu'à ce qu'ils eussent
pris fin, comme ces modifications atmosphériques qui, jusqu'au coin de
notre feu, agissent sur nos nerfs, même si elles se produisent aussi
loin que les îles Baléares.
Ce matin-là, pendant qu'Albertine dormait et que j'essayais de deviner
ce qui était caché en elle, je reçus une lettre de ma mère où elle
m'exprimait son inquiétude de ne rien savoir de nos décisions par
cette phrase de Mme de Sévigné: «Pour moi je suis persuadée qu'il ne
se mariera pas; mais alors pourquoi troubler cette fille qu'il
n'épousera jamais? Pourquoi risquer de lui faire refuser des partis
qu'elle ne regardera plus qu'avec mépris? Pourquoi troubler l'esprit
d'une personne qu'il serait si aisé d'éviter? » Cette lettre de ma
mère me ramenait sur terre. Que vais-je chercher une âme mystérieuse,
interpréter un visage et me sentir entouré de pressentiments que je
n'ose approfondir, me dis-je. Je rêvais, la chose est toute simple. Je
suis un jeune homme indécis et il s'agit d'un de ces mariages dont on
est quelque temps à savoir s'ils se feront ou non. Il n'y a rien là de
particulier à Albertine. Cette pensée me donna une détente profonde
mais courte. Bien vite je me dis; on peut tout ramener en effet, si on
en considère l'aspect social, au plus courant des faits divers. Du
dehors, c'est peut-être ainsi que je le verrais. Mais je sais bien que
ce qui est vrai, ce qui du moins est vrai aussi, c'est tout ce que j'ai
pensé, c'est ce que j'ai lu dans les yeux d'Albertine, ce sont les
craintes qui me torturent, c'est le problème que je me pose sans cesse
relativement à Albertine. L'histoire du fiancé hésitant et du mariage
rompu peut correspondre à cela, comme un certain compte-rendu de
théâtre fait par un courriériste de bon sens peut donner le sujet
d'une pièce d'Ibsen. Mais il y a autre chose que ces faits qu'on
raconte. Il est vrai que cette autre chose existe peut-être, si on
savait la voir, chez tous les fiancés hésitants et dans tous les
mariages qui traînent, parce qu'il y a peut-être du mystère dans la
vie de tous les jours. Il m'était possible de le négliger concernant
la vie des autres, mais celle d'Albertine et la mienne je la vivais par
le dedans.
Albertine ne me dit pas plus, à partir de cette soirée, qu'elle
n'avait fait dans le passé: «Je sais que vous n'avez pas confiance en
moi, je vais essayer de dissiper vos soupçons. » Mais cette idée,
qu'elle n'exprima jamais, eût pu servir d'explication à ses moindres
actes. Non seulement elle s'arrangeait à ne jamais être seule un
moment, de façon que je ne pusse ignorer ce qu'elle avait fait, si je
n'en croyais pas ses propres déclarations, mais même quand elle avait
à téléphoner à Andrée, ou au garage, ou au manège, ou ailleurs,
elle prétendait que c'était trop ennuyeux de rester seule pour
téléphoner avec le temps que les demoiselles mettaient à vous donner
la communication, et elle s'arrangeait pour que je fusse auprès d'elle
à ce moment-là, ou, à mon défaut, Françoise, comme si elle eût
craint que je pusse imaginer des communications téléphoniques
blâmables et servant à donner de mystérieux rendez-vous. Hélas! tout
cela ne me tranquillisait pas. J'eus un jour de découragement. Aimé
m'avait renvoyé la photographie d'Esther en me disant que ce n'était
pas elle. Alors Albertine avait d'autres amies intimes que celle à qui,
par le contre-sens qu'elle avait fait en écoutant mes paroles, j'avais,
en croyant parler de tout autre chose, découvert qu'elle avait donné
sa photographie. Je renvoyai cette photographie à Bloch. Celle que
j'aurais voulu voir, c'était celle qu'Albertine avait donnée à
Esther. Comment y était-elle? Peut-être décolletée, qui sait? Mais
je n'osais en parler à Albertine (car j'aurais eu l'air de ne pas avoir
vu la photographie), ni à Bloch, à l'égard duquel je ne voulais pas
avoir l'air de m'intéresser à Albertine. Et cette vie, qu'eût
reconnue si cruelle pour moi et pour Albertine quiconque eût connu mes
soupçons et son esclavage, du dehors, pour Françoise, passait pour une
vie de plaisirs immérités que savait habilement se faire octroyer
cette «enjôleuse» et, comme disait Françoise, qui employait beaucoup
plus le féminin que le masculin, étant plus envieuse des femmes, cette
«charlatante». Même, comme Françoise, à mon contact, avait enrichi
son vocabulaire de termes nouveaux, mais en les arrangeant à sa mode,
elle disait d'Albertine qu'elle n'avait jamais connu une personne d'une
telle «perfidité», qui savait me «tirer mes sous» en jouant si bien
la comédie (ce que Françoise, qui prenait aussi facilement le
particulier pour le général que le général pour le particulier et
qui n'avait que des idées assez vagues sur la distinction des genres
dans l'art dramatique, appelait «savoir jouer la pantomime»).
Peut-être cette erreur sur notre vraie vie, à Albertine et à moi, en
étais-je moi-même un peu responsable par les vagues confirmations que,
quand je causais avec Françoise, j'en laissais habilement échapper,
par désir soit de la taquiner, soit de paraître sinon aimé, du moins
heureux. Et pourtant, de ma jalousie, de la surveillance que j'exerçais
sur Albertine, et desquelles j'eusse tant voulu que Françoise ne se
doutât pas, celle-ci ne tarda, pas à deviner la réalité, guidée,
comme le spirite qui, les yeux bandés, trouve un objet, par cette
intuition qu'elle avait des choses qui pouvaient m'être pénibles, et
qui ne se laissait pas détourner du but par les mensonges que je
pouvais dire pour l'égarer, et aussi par cette haine clairvoyante qui
la poussait,--plus encore qu'à croire ses ennemies plus heureuses, plus
rouées comédiennes qu'elles n'étaient--à découvrir ce qui pouvait
les perdre et précipiter leur chute. Françoise n'a certainement jamais
fait de scènes à Albertine. Mais je connaissais l'art de l'insinuation
de Françoise, le parti qu'elle savait tirer d'une mise en scène
significative, et je ne peux pas croire qu'elle ait résisté à faire
comprendre quotidiennement à Albertine le rôle humilié que celle-ci
jouait à la maison, à l'affoler par la peinture, savamment exagérée,
de la claustration à laquelle mon amie était soumise. J'ai trouvé une
fois Françoise, ayant ajusté de grosses lunettes, qui fouillait dans
mes papiers et en replaçait parmi eux un où j'avais noté un récit
relatif à Swann et à l'impossibilité où il était de se passer
d'Odette. L'avait-elle laissé traîner par mégarde dans la chambre
d'Albertine? D'ailleurs, au-dessus de tous les sous-entendus de
Françoise qui n'en avait été en bas que l'orchestration chuchotante
et perfide, il est vraisemblable qu'avait dû s'élever, plus haute,
plus nette, plus pressante, la voix accusatrice et calomnieuse des
Verdurin, irrités de voir qu'Albertine me retenait involontairement, et
moi elle volontairement, loin du petit clan. Quant à l'argent que je
dépensais pour Albertine, il m'était presque impossible de le cacher
à Françoise, puisque je ne pouvais lui cacher aucune dépense.
Françoise avait peu de défauts, mais ces défauts avaient créé chez
elle, pour les servir, de véritables dons qui souvent lui manquaient
hors de l'exercice de ces défauts. Le principal était la curiosité
appliquée à l'argent dépensé par nous pour d'autres qu'elle. Si
j'avais une note à régler, un pourboire à donner, j'avais beau me
mettre à l'écart, elle trouvait une assiette à ranger, une serviette
à prendre, quelque chose qui lui permît de s'approcher. Et si peu de
temps que je lui laissasse, la renvoyant avec fureur, cette femme qui
n'y voyait presque plus clair, qui savait à peine compter, dirigée par
ce même goût qui fait qu'un tailleur en vous voyant suppute
instinctivement l'étoffe de votre habit et même ne peut s'empêcher de
le palper, ou qu'un peintre est sensible à un effet de couleurs,
Françoise voyait à la dérobée, calculait instantanément ce que je
donnais. Et pour qu'elle ne pût pas dire à Albertine que je corrompais
son chauffeur, je prenais les devants et, m'excusant du pourboire,
disais: «J'ai voulu être gentil avec le chauffeur, je lui ai donné
dix francs. » Françoise, impitoyable et à qui son coup d'œil de vieil
aigle presque aveugle avait suffi, me répondait: «Mais non, Monsieur
lui a donné 43 francs de pourboire. Il a dit à Monsieur qu'il y avait
45 francs, Monsieur lui a donné 100 francs et il ne lui a rendu que 12
francs. » Elle avait eu le temps de voir et de compter le chiffre du
pourboire que j'ignorais moi-même. Je me demandai si Albertine, se
sentant surveillée, ne réaliserait pas elle-même cette séparation
dont je l'avais menacée, car la vie en changeant fait des réalités
avec nos fables. Chaque fois que j'entendais ouvrir une porte, j'avais
ce tressaillement que ma grand'mère avait pendant son agonie chaque
fois que je sonnais. Je ne croyais pas qu'elle sortît sans me l'avoir
dit, mais c'était mon inconscient qui pensait cela, comme c'était
l'inconscient de ma grand'mère qui palpitait aux coups de sonnette,
alors qu'elle n'avait plus sa connaissance. Un matin même, j'eus tout
d'un coup la brusque inquiétude qu'elle était non pas seulement
sortie, mais partie: je venais d'entendre une porte qui me semblait bien
la porte de sa chambre. À pas de loups j'allai jusqu'à cette chambre,
j'entrai, je restai sur le seuil. Dans la pénombre les draps étaient
gonflés en demi-cercle, ce devait être Albertine qui, le corps
incurvé, dormait les pieds et la tête au mur. Seuls, dépassant le
lit, les cheveux de cette tête, abondants et noirs, me firent
comprendre que c'était elle, qu'elle n'avait pas ouvert sa porte, pas
bougé, et je sentis ce demi-cercle immobile et vivant, où tenait toute
une vie humaine et qui était la seule chose à laquelle j'attachais du
prix, je sentis qu'il était là, en ma possession dominatrice.
Si le but d'Albertine était de me rendre du calme, elle y réussit en
partie; ma raison d'ailleurs ne demandait qu'à me prouver que je
m'étais trompé sur les mauvais projets d'Albertine, comme je m'étais
peut-être trompé sur ses instincts vicieux. Sans doute je faisais,
dans la valeur des arguments que ma raison me fournissait, la part du
désir que j'avais de les trouver bons. Mais pour être équitable et
avoir chance de voir la vérité, à moins d'admettre qu'elle ne soit
jamais connue que par le pressentiment, par une émanation
télépathique, ne fallait-il pas me dire que si ma raison, en cherchant
à amer er ma guérison, se laissait mener par mon désir, en revanche,
en ce qui concernait Mlle Vinteuil, les vices d'Albertine, ses
intentions d'avoir une autre vie, son projet de séparation, lesquels
étaient les corollaires de ses vices, mon instinct avait pu, lui, pour
tâcher de me rendre malade, se laisser égarer par ma jalousie.
D'ailleurs sa séquestration, qu'Albertine s'arrangeait elle-même si
ingénieusement à rendre absolue, en m'ôtant la souffrance, m'ôta peu
à peu le soupçon et je pus recommencer, quand le soir ramenait mes
inquiétudes, à trouver dans la présence d'Albertine l'apaisement des
premiers jours. Assise à côté de mon lit, elle parlait avec moi d'une
de ces toilettes ou d'un de ces objets que je ne cessais de lui donner
pour tâcher de rendre sa vie plus douce et sa prison plus belle.
Albertine n'avait d'abord pensé qu'aux toilettes et à l'ameublement.
Maintenant l'argenterie l'intéressait. Aussi avais-je interrogé M. de
Charlus sur la vieille argenterie française, et cela parce que, quand
nous avions fait le projet d'avoir un yacht,--projet jugé irréalisable
par Albertine, et par moi-même, chaque fois que, me mettant à croire
à sa vertu, ma jalousie diminuant ne comprimait plus d'autres désirs
où elle n'avait point de place et qui demandaient aussi de l'argent
pour être satisfaits--nous avions à tout hasard, et sans qu'elle crût
d'ailleurs que nous en aurions jamais un, demandé des conseils à
Elstir. Or, tout autant que pour l'habillement des femmes, le goût du
peintre était raffiné et difficile pour l'ameublement des yachts. Il
n'y admettait que des meubles anglais et de la vieille argenterie. Cela
avait amené Albertine, depuis que nous étions revenus de Balbec, à
lire des ouvrages sur l'art de l'argenterie, sur les poinçons des vieux
ciseleurs. Mais la vieille argenterie ayant été fondue par deux fois,
au moment des traités d'Utrecht quand le Roi lui-même, imité en cela
par les grands seigneurs, donna sa vaisselle, et en 1789, est rarissime.
D'autre part, les orfèvres modernes ont eu beau reproduire toute cette
argenterie d'après les dessins du Pont-aux-Choux, Elstir trouvait ce
vieux neuf indigne d'entrer dans la demeure d'une femme de goût,
fût-ce une demeure flottante. Je savais qu'Albertine avait lu la
description des merveilles que Roelliers avait faites pour Mme du Barry.
Elle mourait d'envie, s'il en existait encore quelques pièces, de les
voir, moi de les lui donner. Elle avait même commencé de jolies
collections qu'elle installait avec un goût charmant dans une vitrine
et que je ne pouvais regarder sans attendrissement et sans crainte car
l'art avec lequel elle les disposait était celui fait de patience,
d'ingéniosité, de nostalgie, de besoin d'oublier, auquel se livrent
les captifs. Pour les toilettes, ce qui lui plaisait surtout à ce
moment, c'était tout ce que faisait Fortuny. Ces robes de Fortuny, dont
j'avais vu l'une sur Mme de Guermantes, c'était celles dont Elstir,
quand il nous parlait des vêtements magnifiques des contemporaines de
Carpaccio et du Titien, nous avait annoncé la prochaine apparition,
renaissant de leurs cendres, somptueuses, car tout doit revenir, comme
il est écrit aux voûtes de Saint-Marc, et comme le proclament, buvant
aux urnes de marbre et de jaspe des chapiteaux byzantins, les oiseaux
qui signifient à la fois la mort et la résurrection. Dès que les
femmes avaient commencé à en porter, Albertine s'était rappelée les
promesses d'Elstir, elle en avait désiré et nous devions aller en
choisir une. Or ces robes, si elles n'étaient pas de ces véritables
anciennes, dans lesquelles les femmes aujourd'hui ont un peu trop l'air
costumées et qu'il est plus joli de garder comme pièces de collection
(j'en cherchais d'ailleurs aussi de telles pour Albertine), n'avaient
pas non plus la froideur du pastiche, du faux ancien. À la façon des
décors de Sert, de Bakst et de Benoist, qui à ce moment évoquaient
dans les ballets russes les époques d'art les plus aimées,--à l'aide
d'œuvres d'art imprégnées de leur esprit et pourtant originales,--ces
robes de Fortuny, fidèlement antiques mais puissamment originales,
faisaient apparaître comme un décor, avec une plus grande force
d'évocation même, qu'un décor, puisque le décor restait à imaginer,
la Venise tout encombrée d'Orient où elles auraient été portées,
dont elles étaient, mieux qu'une relique dans la châsse de Saint-Marc
évocatrice du soleil et des turbans environnants, la couleur
fragmentée, mystérieuse et complémentaire. Tout avait péri de ce
temps, mais tout, renaissait, évoqué pour les relier entre elles par
la splendeur du paysage et le grouillement de la vie, par le
surgissement parcellaire et survivant des étoffes des dogaresses.
J'avais voulu une ou deux fois demander à ce sujet conseil à Mme de
Guermantes. Mais la duchesse n'aimait guère les toilettes qui font
costume. Elle-même, quoiqu'en possédant, n'était jamais si bien qu'en
velours noir avec des diamants. Et pour des robes telles que celles de
Fortuny, elle n'était pas d'un très utile conseil. Du reste j'avais
scrupule, en lui en demandant, de lui sembler n'aller la voir que
lorsque par hasard j'avais besoin d'elle, alors que je refusais d'elle
depuis longtemps plusieurs invitations par semaine. Je n'en recevais pas
que d'elle, du reste, avec cette profusion. Certes, elle et beaucoup
d'autres femmes, avaient toujours été très aimables pour moi. Mais ma
claustration avait certainement décuplé cette amabilité. Il semble
que dans la vie mondaine, reflet insignifiant de ce qui se passe en
amour, la meilleure manière qu'on vous recherche, c'est de se refuser.
Un homme calcule tout ce qu'il peut citer de traits glorieux pour lui,
afin de plaire à une femme, il varie sans cesse ses habits, veille sur
sa mine, elle n'a pas pour lui une seule des attentions qu'il reçoit de
cette autre, qu'en la trompant, et malgré qu'il paraisse devant elle
malpropre et sans artifice pour plaire, il s'est à jamais attachée. De
même si un homme regrettait de ne pas être assez recherché par le
monde, je ne lui conseillerais pas de faire plus de visites, d'avoir
encore un plus bel équipage, je lui dirais de ne se rendre à aucune
invitation, de vivre enfermé dans sa chambre, de n'y laisser entrer
personne, et qu'alors on ferait queue devant sa porte. Ou plutôt je ne
le lui dirais pas. Car c'est une façon assurée d'être recherché qui
ne réussit que comme celle d'être aimé, c'est-à-dire si on ne l'a
nullement adoptée pour cela, si, par exemple on garde toujours la
chambre parce qu'on est gravement malade, ou qu'on croit l'être, ou
qu'on y tient une maîtresse enfermée et qu'on préfère au monde, (où
tous les trois à la fois) pour qui ce sera une raison, sans qu'il sache
l'existence de cette femme, et simplement parce que vous vous refusez à
lui, de vous préférer à tous ceux qui s'offrent, et de s'attacher à
vous.
«Il faudra que nous nous occupions bientôt de vos robes de Fortuny»,
dis-je un soir à Albertine. Et certes, pour elle qui les avait
longtemps désirées, qui les choisissait longuement avec moi, qui en
avait d'avance la place réservée non seulement dans ses armoires mais
dans son imagination, posséder ces robes, dont, pour se décider entre
tant, d'autres, elle examinait longuement chaque détail, serait quelque
chose de plus que pour une femme trop riche qui a plus de robes qu'elle
n'en désire et ne les regarde même pas. Pourtant, malgré le sourire
avec lequel Albertine me remercia en me disant: «Vous êtes trop
gentil», je remarquai combien elle avait l'air fatigué et même
triste.
En attendant que fussent achevées ces robes, je m'en fis prêter
quelques-unes, même parfois seulement des étoffes, et j'en habillais
Albertine, je les drapais sur elle; elle se promenait dans ma chambre
avec la majesté d'une dogaresse et la grâce d'un mannequin. Seulement
mon esclavage à Paris m'était rendu plus pesant par la vue de ces
robes qui m'évoquaient Venise. Certes Albertine était bien plus
prisonnière que moi. Et c'était une chose curieuse comme, à travers
les murs de sa prison, le destin, qui transforme les êtres, avait pu
passer, la changer dans son essence même et de la jeune fille de Balbec
faire une ennuyeuse et docile captive. Oui, les murs de la prison
n'avaient pas empêché cette influence de traverser; peut-être même
est-ce eux qui l'avaient produite. Ce n'était plus la même Albertine,
parce qu'elle n'était pas, comme à Balbec, sans cesse en fuite sur sa
bicyclette, introuvable à cause du nombre de petites plages où elle
allait coucher chez des amies et où d'ailleurs ses mensonges la
rendaient plus difficile à atteindre; parce qu'enfermée chez moi,
docile et seule, elle n'était même plus ce qu'à Balbec, quand j'avais
pu la trouver, elle était sur la plage, cet être fuyant, prudent et
fourbe, dont la présence se prolongeait de tant de rendez-vous qu'elle
était habile à dissimuler, qui la faisaient aimer parce qu'ils
faisaient souffrir, en qui, sous sa froideur avec les autres et ses
réponses banales, on sentait le rendez-vous de la veille et celui du
lendemain, et pour moi une pensée de dédain et de ruse; parce que le
vent de la mer ne gonflait plus ses vêtements, parce que, surtout, je
lui avais coupé les ailes, qu'elle avait cessé d'être une Victoire,
qu'elle était une pesante esclave dont j'aurais voulu me débarrasser.
Alors, pour changer le cours de mes pensées, plutôt que de commencer
avec Albertine une partie de cartes ou de dames, je lui demandais de me
faire un peu de musique. Je restais dans mon lit et elle allait
s'asseoir au bout de la chambre devant le pianola, entre les portants de
la bibliothèque. Elle choisissait des morceaux ou tout nouveaux ou
qu'elle ne m'avait encore joués qu'une fois ou deux, car, commençant
à me connaître, elle savait que je n'aimais proposer à mon attention
que ce qui m'était encore obscur, heureux de pouvoir, au cours de ces
exécutions successives, rejoindre les unes aux autres, grâce à la
lumière croissante mais hélas! dénaturante et étrangère de mon
intelligence, les lignes fragmentaires et interrompues de la
construction, d'abord presque ensevelie dans la brume. Elle savait, et,
je crois comprenait, la joie que donnait, les premières fois, à mon
esprit, ce travail de modelage d'une nébuleuse encore informe. Elle
devinait qu'à la troisième ou quatrième exécution, mon intelligence,
en ayant atteint, par conséquent mis à la même distance, toutes les
parties, et n'ayant plus d'activité à déployer à leur égard, les
avait réciproquement étendues et immobilisées sur un plan uniforme.
Elle ne passait pas cependant encore à un nouveau morceau, car, sans
peut-être bien se rendre compte du travail qui se faisait en moi, elle
savait qu'au moment où le travail de mon intelligence était arrivé à
dissiper le mystère d'une œuvre, il était bien rare que, par
compensation, elle n'eût pas, au cours de sa tâche néfaste, attrapé
telle ou telle réflexion profitable. Et le jour où Albertine disait:
«Voilà un rouleau que nous allons donner à Françoise pour qu'elle
nous le fasse changer contre un autre», souvent il y avait pour moi
sans doute un morceau de musique de moins dans le monde, mais une
vérité de plus. Pendant qu'elle jouait, de la multiple chevelure
d'Albertine, je ne pouvais voir qu'une coque de cheveux noirs en forme
de cœur appliquée au long de l'oreille comme le nœud d'une infante de
Velasquez. De même que le volume de cet Ange musicien était constitué
par les trajets multiples entre les différents points du passé que son
souvenir occupait en moi, et ses différents sièges, depuis la vue,
jusqu'aux sensations les plus intérieures de mon être, qui m'aidaient
à descendre dans l'intimité du sien, la musique qu'elle jouait avait
aussi un volume, produit par la visibilité inégale des différentes
phrases, selon que j'avais plus ou moins réussi à y mettre de la
lumière et à rejoindre les unes aux autres les lignes d'une
construction qui m'avait d'abord paru presque tout entière noyée dans
le brouillard.
Je m'étais si bien rendu compte qu'il était absurde d'être jaloux de
Mlle de Vinteuil et de son amie, puisqu'Albertine depuis son aveu ne
cherchait nullement à les voir, et de tous les projets de villégiature
que nous avions formés avait écarté d'elle-même Combray, si proche
de Montjouvain, que, souvent, ce que je demandais à Albertine de me
jouer, et sans que cela me fît souffrir, c'était de la musique de
Vinteuil. Une seule fois cette musique de Vinteuil avait été une cause
indirecte de jalousie pour moi. En effet Albertine, qui savait que j'en
avais entendu jouer chez Mme Verdurin par Morel, me parla un soir de
celui-ci en me manifestant un vif désir d'aller l'entendre, de le
connaître. C'était justement peu de temps après que j'avais appris
l'existence de la lettre, involontairement interceptée par M. de
Charlus, de Léa à Morel. Je me demandai si Léa n'avait pas parlé de
lui à Albertine. Les mots de «grande sale, grande vicieuse» me
revenaient à l'esprit avec horreur. Mais justement parce qu'ainsi la
musique de Vinteuil fut liée douloureusement à Léa--non plus à Mlle
Vinteuil et à son amie--quand la douleur causée par Léa fut apaisée,
je pus dès lors entendre cette musique sans souffrance; un mal m'avait
guéri de la possibilité des autres. De cette musique de Vinteuil des
phrases inaperçues chez Mme Verdurin, larves obscures alors
indistinctes, devenaient d'éblouissantes architectures; et certaines
devenaient des amies, que j'avais à peine distinguées au début, qui
au mieux m'avaient paru laides et dont je n'aurais jamais cru qu'elles
fussent comme ces gens antipathiques au premier abord qu'on découvre
seulement tels qu'ils sont une fois qu'on les connaît bien. Entre les
deux états il y avait une vraie transmutation. D'autre part des phases
distinctes la première fois dans la musique entendue chez Mme Verdurin,
mais que je n'avais pas alors reconnues là, je les identifiais
maintenant avec des phrases des autres œuvres, comme cette phrase de la
Variation religieuse pour orgue qui, chez Mme Verdurin, avait passé
inaperçue pour moi dans le septuor, où pourtant, sainte qui avait
descendu les degrés du Sanctuaire, elle se trouvait mêlée aux fées
familières du musicien. D'autre part la phrase qui m'avait paru trop
peu mélodique, trop mécaniquement rythmée, de la joie titubante des
cloches de midi, maintenant c'était celle que j'aimais le mieux, soit
que je fusse habitué à sa laideur, soit que j'eusse découvert sa
beauté. Cette réaction sur la déception que causent d'abord les
chefs-d'œuvre, on peut en effet l'attribuer à un affaiblissement de
l'impression initiale ou à l'effort nécessaire pour dégager la
vérité. Deux hypothèses qui se représentent pour toutes les
questions importantes, les questions de la réalité de l'Art, de la
réalité de l'Éternité de l'âme; c'est un choix qu'il faut faire
entre elles; et pour la musique de Vinteuil, ce choix se représentait
à tout moment sous bien des formes. Par exemple cette musique me
semblait quelque chose de plus vrai que tous les livres connus. Par
instants je pensais que cela tenait à ce que ce qui est senti par nous
de la vie, ne l'étant pas sous formes d'idées, sa traduction
littéraire, c'est-à-dire intellectuelle en en rendant compte,
l'explique, l'analyse, mais ne le recompose pas comme la musique, où
les sons semblent prendre l'inflexion de l'être, reproduire cette
pointe intérieure et extrême des sensations qui est la partie qui nous
donne cette ivresse spécifique que nous retrouvons de temps en temps et
que quand nous disons: «Quel beau temps, quel beau soleil! » nous ne
faisons nullement connaître au prochain, en qui le même soleil et le
même temps éveillent des vibrations toutes différentes. Dans la
musique de Vinteuil, il y avait ainsi de ces visions qu'il est
impossible d'exprimer et presque défendu de constater, puisque, quand
au moment de s'endormir, on reçoit la caresse de leur irréel
enchantement, à ce moment même où la raison nous a déjà
abandonnés, les yeux se scellent et avant d'avoir eu le temps de
connaître non seulement l'ineffable mais l'invisible, on s'endort. Il
me semblait même quand je m'abandonnais à cette hypothèse où l'art
serait réel, que c'était même plus que la simple joie nerveuse d'un
beau temps ou d'une nuit d'opium que la musique peut rendre: une ivresse
plus réelle, plus féconde, du moins à ce que je pressentais. Il n'est
pas possible qu'une sculpture, une musique qui donne une émotion qu'on
sent plus élevée, plus pure, plus vraie, ne corresponde pas à une
certaine réalité spirituelle. Elle en symbolise sûrement une, pour
donner cette impression de profondeur et de vérité. Ainsi rien ne
ressemblait plus qu'une telle phrase de Vinteuil à ce plaisir
particulier que j'avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple
devant les clochers de Martinville, certains arbres d'une route de
Balbec ou, plus simplement, au début de cet ouvrage, en buvant une
certaine tasse de thé.
Sans pousser plus loin cette comparaison, je sentais que les rumeurs
claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où
il composait, promenaient devant mon imagination avec insistance, mais
trop rapidement pour qu'elle pût l'appréhender, quelque chose que je
pourrais comparer à la soierie embaumée d'un géranium. Seulement,
tandis que, dans le souvenir, ce vague peut être sinon approfondi, du
moins précisé grâce à un repérage de circonstances, qui expliquent
pourquoi une certaine saveur a pu nous rappeler des sensations
lumineuses, les sensations vagues données par Vinteuil venant non d'un
souvenir, mais d'une impression (comme celle des clochers de
Martinville), il aurait fallu trouver, de la fragrance de géranium de
sa musique, non une explication matérielle, mais l'équivalent profond,
la fête inconnue et colorée (dont ses œuvres semblaient les fragments
disjoints, les éclats aux cassures écarlates), le mode selon lequel il
«entendait» et projetait hors de lui l'univers. Cette qualité
inconnue d'un monde unique et qu'aucun autre musicien ne nous avait
jamais fait voir, peut-être est-ce en cela, disais-je à Albertine,
qu'est la preuve la plus authentique du génie, bien plus que dans le
contenu de l'œuvre elle-même. «Même en littérature? me demandait
Albertine. » «Même en littérature. » Et repensant à la monotonie des
œuvres de Vinteuil, j'expliquais à Albertine que les grands
littérateurs n'ont jamais fait qu'une seule œuvre, ou plutôt n'ont
jamais que réfracté à travers des milieux divers une même beauté
qu'ils apportent au monde. S'il n'était pas si tard, ma petite, lui
disais-je, je vous montrerais cela chez tous les écrivains que vous
lisez pendant que je dors, je vous montrerais la même identité que
chez Vinteuil. Ces phrases types, que vous commencez à reconnaître
comme moi, ma petite Albertine, les mêmes dans la sonate, dans le
septuor, dans les autres œuvres, ce serait par exemple, si vous voulez,
chez Barbey D'Aurevilly, une réalité cachée révélée par une trace
matérielle, la rougeur physiologique de l'Ensorcelée, d'Aimée de
Spens, de la Clotte, la main du Rideau Cramoisi, les vieux usages, les
vieilles coutumes, les vieux mots, les métiers anciens et singuliers
derrière lesquels il y a le Passé, l'histoire orale faite par les
pâtres du terroir, les nobles cités normandes parfumées d'Angleterre
et jolies comme un village d'Ecosse, la cause de malédictions contre
lesquelles on ne peut rien, la Vellini, le Berger, une même sensation
d'anxiété dans un passage, que ce soit la femme cherchant son mari dans
une _Vieille Maîtresse_, ouïe mari dans l'_Ensorcelée_ parcourant la
lande et l'Ensorcelée elle-même au sortir de la messe. Ce sont encore
des phrases types de Vinteuil que cette géométrie du tailleur de
pierre dans les romans de Thomas Hardy.
Les phrases de Vinteuil me firent penser à la petite phrase et je dis
à Albertine qu'elle avait été comme l'hymne national de l'amour de
Swann et d'Odette, «les parents de Gilberte que vous connaissez. Vous
m'avez dit qu'elle n'avait pas mauvais genre. Mais n'a-t-elle pas
essayé d'avoir des relations avec vous? Elle m'a parlé de vous. »
«Oui, comme ses parents la faisaient chercher en voiture au cours par
les trop mauvais temps, je crois qu'elle me ramena une fois et
m'embrassa», dit-elle au bout d'un moment en riant et comme si c'était
une confidence amusante. «Elle me demanda tout d'un coup si j'aimais
les femmes. » (Mais si elle ne faisait que croire se rappeler que
Gilberte l'avait ramenée, comment pouvait-elle dire avec autant de
précision que Gilberte lui avait posé cette question bizarre? )
«Même, je ne sais quelle idée baroque me prit de la mystifier, je lui
répondis que oui. » (On aurait dit qu'Albertine craignait que Gilberte
m'eût raconté cela et qu'elle ne voulût pas que je constatasse
qu'elle me mentait. ) «Mais nous ne fîmes rien du tout. » (C'était
étrange, si elles avaient échangé ces confidences, qu'elles n'eussent
rien fait, surtout qu'avant cela même, elles s'étaient embrassées
dans la voiture, au dire d'Albertine. ) «Elle m'a ramené comme cela
quatre ou cinq fois, peut-être un peu plus, et c'est tout. » J'eus
beaucoup de peine à ne poser aucune question, mais me dominant pour
avoir l'air de n'attacher à tout cela aucune importance, je revins à
Thomas Hardy. «Rappelez-vous les tailleurs de pierre dans _Jude
l'obscur_, dans la _Bien-Aimée_, les blocs de pierre que le père
extrait de l'Ile venant par bateaux s'entasser dans l'atelier du fils
où elles deviennent statues; dans les _Yeux Bleus_ le parallélisme des
tombes, et aussi la ligne parallèle du bateau, et les wagons contigus
où sont les deux amoureux, et la morte; le parallélisme entre la
_Bien-Aimée_ où l'homme aime trois femmes et les _Yeux Bleus_ où la
femme aime trois hommes, etc. , et enfin tous ces romans superposables
les uns aux autres, comme les maisons verticalement entassées en
hauteur sur le sol pierreux de l'île. Je ne peux pas vous parler comme
cela en une minute des plus grands, mais vous verriez dans Stendhal un
certain sentiment de l'altitude se liant à la vie spirituelle: le lieu
élevé où Julien Sorel est prisonnier, la tour au haut de laquelle est
enfermée Fabrice, le clocher où l'Abbé Barnès s'occupe d'astrologie
et d'où Fabrice jette un si beau coup d'œil. Vous m'avez dit que vous
aviez vu certains tableaux de Vermeer, vous vous rendez bien compte que
ce sont les fragments d'un même monde, que c'est toujours, quelque
génie avec lequel ils soient recréés, la même table, le même tapis,
la même femme, la même nouvelle et unique beauté, énigme, à cette
époque où rien ne lui ressemble ni ne l'explique si on ne cherche pas
à l'apparenter par les sujets, mais à dégager l'impression
particulière que la couleur produit. Eh! bien cette beauté nouvelle,
elle reste identique dans toutes les œuvres de Dostoïevski, la femme
de Dostoïevski (aussi particulière qu'une femme de Rembrandt) avec son
visage mystérieux, dont la beauté avenante se change brusquement,
comme si elle avait joué la comédie de la bonté, en une insolence
terrible (bien qu'au fond il semble qu'elle soit plutôt bonne),
n'est-ce pas toujours la même, que ce soit Nastasia Philipovna
écrivant des lettres d'amour à Aglaé et lui avouant qu'elle la hait,
ou dans une visite entièrement identique à celle-là--à celle aussi
où Nastasia Philipovna insulte les parents de Vania--Grouchenka, aussi
gentille chez Katherina Ivanovna que celle-ci l'avait cru terrible, puis
brusquement dévoilant sa méchanceté en insultant Katherina Ivanovna
(bien que Grouchenka au fond soit bonne); Grouchenka, Nastasia, figures
aussi originales, aussi mystérieuses non pas seulement que les
courtisanes de Carpacio mais que la Bethsabée de Rembrandt. Comme, chez
Vermeer, il y a création d'une certaine âme, d'une certaine couleur
des étoffes et des lieux, il n'y a pas seulement chez Dostoïevski
création d'êtres mais de demeures, et la maison de l'Assassinat dans
_Crime et Châtiment_ avec son dvornik, n'est-elle pas presque aussi
merveilleuse que le chef-d'œuvre de la maison de l'Assassinat dans
Dostoïevski, cette sombre et si longue, et si haute, et si vaste maison
de Rogojine où il tue Nastasia Philipovna. Cette beauté nouvelle et
terrible d'une maison, cette beauté nouvelle et mixte d'un visage de
femme, voilà ce que Dostoïevski a apporté d'unique au monde, et les
rapprochements que des critiques littéraires peuvent faire entre lui et
Gogol, ou entre lui et Paul de Kock, n'ont aucun intérêt, étant
extérieurs à cette beauté secrète. Du reste si je t'ai dit que c'est
de roman à roman la même scène, c'est au sein d'un même roman que
les mêmes scènes, les mêmes personnages se reproduisent si le roman
est très long. Je pourrais te le montrer facilement dans la _Guerre et
la Paix_ et certaine scène dans une voiture. . . » «Je n'avais pas voulu
vous interrompre, mais puisque je vois que vous quittez Dostoïevski,
j'aurais peur d'oublier. Mon petit, qu'est-ce que vous avez voulu dire
l'autre jour quand vous m'avez dit: «C'est comme le côté Dostoïevski
de Mme de Sévigné. Je vous avoue que je n'ai pas compris. Cela me
semble tellement différent. » «Venez, petite fille, que je vous
embrasse pour vous remercier de vous rappeler si bien ce que je dis,
vous retournerez au pianola après. Et j'avoue que ce que j'avais dit
là était assez bête. Mais je l'avais dit pour deux raisons. La
première est une raison particulière. Il est arrivé que Mme de
Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevski, au lieu de présenter les
choses dans l'ordre logique, c'est-à-dire en commençant par la cause,
nous montre d'abord l'effet, l'illusion qui nous frappe. C'est ainsi que
Dostoïevski présente ses personnages. Leurs actions nous apparaissent
aussi trompeuses que ces effets d'Elstir où la mer a l'air d'être dans
le ciel. Nous sommes tout étonnés d'apprendre que cet homme sournois
est au fond excellent, ou le contraire». «Oui, mais un exemple pour
Mme de Sévigné». «J'avoue, lui répondis-je en riant, que c'est
très tiré par les cheveux, mais enfin je pourrais trouver des
exemples». --«Mais est-ce qu'il a jamais assassiné quelqu'un,
Dostoïevski? Les romans que je connais de lui pourraient tous s'appeler
l'Histoire d'un crime. C'est une obsession chez lui, ce n'est pas
naturel qu'il parle toujours de ça». «Je ne crois pas, ma petite
Albertine, je connais mal sa vie. Il est certain que comme tout le monde
il a connu le péché, sous une forme ou sous une autre, et probablement
sous une forme que les lois interdisent. En ce sens-là il devait être
un peu criminel, comme ses héros, qui ne le sont d'ailleurs pas tout à
fait, qu'on condamne avec des circonstances atténuantes. Et ce n'était
même peut-être pas la peine qu'il fût criminel. Je ne suis pas
romancier; il est possible que les créateurs soient tentés par
certaines formes de vie qu'ils n'ont pas personnellement éprouvées. Si
je viens avec vous à Versailles comme nous avons convenu, je vous
montrerai le portrait de l'honnête homme par excellence, du meilleur
des maris, Choderlos de Laclos qui a écrit le plus effroyablement
pervers des livres, et juste en face celui de Mme de Genlis qui écrivit
des contes moraux et ne se contenta pas de tromper la duchesse
d'Orléans, mais la supplicia en détournant d'elle ses enfants. Je
reconnais tout de même que chez Dostoïevski cette préoccupation de
l'assassinat a quelque chose d'extraordinaire et qui me le rend très
étranger.
vague éprouvée par moi chez les Verdurin qu'Albertine me quittât
s'était d'abord dissipée. Quand j'étais rentré ç'avait été avec
le sentiment d'être un prisonnier, nullement de retrouver une
prisonnière. Mais la crainte dissipée m'avait ressaisi avec plus de
force, quand, au moment où j'avais annoncé à Albertine que j'étais
allé chez les Verdurin, j'avais vu se superposer à son visage une
apparence d'énigmatique irritation qui n'y affleurait pas du reste pour
la première fois. Je savais bien qu'elle n'était que la
cristallisation dans la chair de griefs raisonnés, d'idées claires
pour l'être qui les forme et qui les tait, synthèse devenue visible
mais non plus rationnelle, et que celui qui en recueille le précieux
résidu sur le visage de l'être aimé, essaye à son tour, pour
comprendre ce qui se passe en celui-ci, de ramener par l'analyse à ses
éléments intellectuels. L'équation approximative «de cette inconnue
qu'était pour moi la pensée d'Albertine, m'avait à peu près donné:
«Je savais ses soupçons, j'étais sûr qu'il chercherait à les
vérifier, et pour que je ne puisse pas le gêner, il a fait tout son
petit travail en cachette. » Mais si c'est avec de telles idées, et
qu'elle ne m'avait jamais exprimées, que vivait Albertine, ne
devait-elle pas prendre en horreur, n'avoir plus la force de mener, ne
pouvait-elle pas d'un jour à l'autre décider de cesser une existence
où, si elle était, au moins de désir, coupable, elle se sentait
devinée, traquée, empêchée de se livrer jamais à ses goûts, sans
que ma jalousie en fût désarmée, où si elle était innocente
d'intention et de fait, elle avait le droit, depuis quelque temps, de se
sentir découragée, en voyant que depuis Balbec, où elle avait mis
tant de persévérance à éviter de jamais rester seule avec Andrée,
jusqu'à aujourd'hui où elle avait renoncé à aller chez les Verdurin
et à rester au Trocadéro, elle n'avait pas réussi à regagner ma
confiance. D'autant plus que je ne pouvais pas dire que sa tenue ne fût
parfaite. Si à Balbec, quand on parlait de jeunes filles qui avaient
mauvais genre, elle avait eu souvent des rires, des déploiements de
corps, des imitations de leur genre, qui me torturaient à cause de ce
que je supposais que cela signifiait pour ses amies, depuis qu'elle
savait mon opinion là-dessus, dès qu'on faisait allusion à ce genre
de choses, elle cessait de prendre part à la conversation, non
seulement avec la parole, mais avec l'expression du visage. Soit pour ne
pas contribuer aux malveillances qu'on disait sur telle ou telle, soit
pour toute autre raison, la seule chose qui frappait alors, dans ses
traits si mobiles, c'est qu'à partir du moment où on avait effleuré
ce sujet, ils avaient témoigné de leur distraction, en gardant
exactement l'expression qu'ils avaient un instant avant. Et cette
immobilité d'une expression même légère pesait comme un silence; il
eût été impossible de dire qu'elle blâmât, qu'elle approuvât,
qu'elle connût ou non ces choses. Chacun de ses traits n'était plus en
rapport qu'avec un autre de ses traits. Son nez, sa bouche, ses yeux
formaient une harmonie parfaite, isolée du reste; elle avait l'air d'un
pastel et de ne pas plus avoir entendu ce qu'on venait de dire que si on
l'avait dit devant un portrait de Latour.
Mon esclavage, encore perçu par moi, quand en donnant au cocher
l'adresse de Brichot, j'avais vu la lumière de la fenêtre, avait
cessé de me peser peu après, quand j'avais vu qu'Albertine avait l'air
de sentir si cruellement le sien. Et pour qu'il lui parût moins lourd,
qu'elle n'eût pas l'idée de le rompre d'elle-même, le plus habile
m'avait semblé de lui donner l'impression qu'il n'était pas définitif
et que je souhaitais moi-même qu'il prît fin. Voyant que ma feinte
avait réussi, j'aurais pu me trouver heureux, d'abord parce que ce que
j'avais tant redouté, la volonté que je supposais à Albertine de
partir, se trouvait écartée, et ensuite, parce que, en dehors même du
résultat visé, en lui-même le succès de ma feinte, en prouvant que
je n'étais pas absolument pour Albertine un amant dédaigné, un jaloux
bafoué, dont toutes les ruses sont d'avance percées à jour, redonnait
à notre amour une espèce de virginité, faisant renaître pour lui le
temps où elle pouvait encore, à Balbec, croire si facilement que j'en
aimais une autre. Car elle ne l'aurait sans doute plus cru, mais elle
ajoutait foi à mon intention simulée de nous séparer à tout jamais
ce soir. Elle avait l'air de se méfier que la cause en pût être chez
les Verdurin. Par un besoin d'apaiser le trouble où me mettait ma
simulation de rupture, je lui dis: «Albertine, pouvez-vous me jurer que
vous ne m'avez jamais menti? » Elle regarda fixement dans le vide puis
me répondit: «Oui, c'est-à-dire non. J'ai eu tort de vous dire
qu'Andrée avait été très emballée sur Bloch, nous ne l'avions pas
vu. » «Mais alors pourquoi? » «Parce que j'avais peur que vous ne
croyiez d'autres choses d'elle, c'est tout». Je lui dis que j'avais vu
un auteur dramatique très ami de Léa, à qui elle avait dit
d'étranges choses (je pensais par là lui faire croire que j'en savais
plus long que je ne disais sur l'amie de la cousine de Bloch). Elle
regarda encore dans le vide et me dit: «J'ai eu tort, en vous parlant
tout à l'heure de Léa, de vous cacher un voyage de trois semaines que
j'ai fait avec elle. Mais je vous connaissais si peu à l'époque où il
a eu lieu! » «C'était avant Balbec? » «Avant le second, oui. » Et le
matin même, elle m'avait dit qu'elle ne connaissait pas Léa, et il y
avait un instant, qu'elle ne l'avait vue que dans sa loge! Je regardais
une flambée brûler d'un seul coup un roman que j'avais mis des
millions de minutes à écrire. À quoi bon? À quoi bon? Certes je
comprenais bien que ces faits, Albertine me les révélait parce qu'elle
pensait que je les avais appris indirectement de Léa, et qu'il n'y
avait aucune raison pour qu'il n'en existât pas une centaine de
pareils. Je comprenais ainsi que les paroles d'Albertine, quand on
l'interrogeait, ne contenaient jamais un atome de vérité, que, la
vérité, elle ne la laissait échapper que malgré elle, comme un
brusque mélange qui se faisait en elle, entre les faits qu'elle était
jusque-là décidée à cacher et la croyance qu'on en avait eu
connaissance. «Mais deux choses, ce n'est rien, dis-je à Albertine,
allons jusqu'à quatre pour que vous me laissiez des souvenirs.
Qu'est-ce que vous me pouvez révéler d'autre? » Elle regarda encore
dans le vide. À quelles croyances à la vie future adaptait-elle le
mensonge, avec quels Dieux moins coulants qu'elle n'avait cru,
essayait-elle de s'arranger? Ce ne dut pas être commode, car son
silence et la fixité de son regard durèrent assez longtemps. «Non,
rien d'autre, finit-elle pas dire. » Et malgré mon insistance, elle se
buta, aisément maintenant, à «rien d'autre». Et quel mensonge! Car,
du moment qu'elle avait ces goûts, jusqu'au jour où elle avait été
enfermée chez moi, combien de fois, dans combien de demeures, de
promenades elle avait dû les satisfaire! Les Gomorrhéennes sont à la
fois assez rares et assez nombreuses pour que, dans quelque foule que ce
soit, l'une ne passe pas inaperçue aux yeux de l'autre. Dès lors le
ralliement est facile.
Je me souvins avec horreur d'un soir qui, à l'époque, m'avait
seulement semblé ridicule. Un de mes amis m'avait invité à dîner au
restaurant avec sa maîtresse et un autre de ses amis qui avait aussi
amené la sienne. Elles ne furent pas longues à se comprendre, mais, si
impatientes de se posséder, que, dès le potage, les pieds se
cherchaient, trouvant souvent le mien. Bientôt les jambes
s'entrelacèrent. Mes deux amis ne voyaient rien; j'étais au supplice.
Une des deux femmes, qui n'y pouvait tenir, se mit sous la table, disant
qu'elle avait laissé tomber quelque chose. Puis l'une eut la migraine
et demanda à monter au lavabo. L'autre s'aperçut qu'il était l'heure
d'aller rejoindre une amie au théâtre. Finalement je restai seul avec
mes deux amis qui ne se doutaient de rien. La migraineuse redescendit,
mais demanda à rentrer seule attendre son amant chez lui afin de
prendre un peu d'antipyrine. Elles devinrent très amies, se promenaient
ensemble, l'une habillée en homme et qui levait des petites filles et
les ramenait chez l'autre, les initiait. L'autre avait un petit garçon,
dont elle faisait semblant d'être mécontente, et le faisait corriger
par son amie, qui n'y allait pas de main morte. On peut dire qu'il n'y a
pas de lieu, si public qu'il fût, où elles ne fissent ce qui est le
plus secret.
«Mais Léa a été tout le temps de ce voyage parfaitement convenable
avec moi, me dit Albertine. Elle était même plus réservée que bien
des femmes du monde. » «Est-ce qu'il y a des femmes du monde qui ont
manqué de réserve avec vous, Albertine? » «Jamais. » «Alors
qu'est-ce que vous voulez dire? » «Eh! bien, elle était moins libre
dans ses expressions. » «Exemple? » «Elle n'aurait pas, comme bien des
femmes qu'on reçoit, employé le mot: embêtant, ou le mot: se ficher
du monde. » Il me semblait qu'une partie du roman qui n'avait pas
brûlé encore, tombait enfin en cendres.
Mon découragement aurait duré. Les paroles d'Albertine, quand j'y
songeais, y faisaient succéder une colère folle. Elle tomba devant une
sorte d'attendrissement. Moi aussi, depuis que j'étais rentré et
déclarais vouloir rompre, je mentais aussi. Et cette volonté de
séparation, que je simulais avec persévérance, entraînait peu à peu
pour moi quelque chose de la tristesse que j'aurais éprouvée si
j'avais vraiment voulu quitter Albertine.
D'ailleurs, même en repensant par à coups, par élancements, comme on
dit pour les autres douleurs physiques, à cette vie orgiaque qu'avait
menée Albertine avant de me connaître, j'admirais davantage la
docilité de ma captive et je cessais de lui en vouloir.
Sans doute, jamais, durant notre vie commune, je n'avais cessé de
laisser entendre à Albertine que cette vie ne serait vraisemblablement
que provisoire, de façon qu'Albertine continuât à y trouver quelque
charme. Mais ce soir, j'avais été plus loin, ayant craint que de
vagues menaces de séparation ne fussent plus suffisantes, contredites
qu'elles seraient sans doute, dans l'esprit d'Albertine, par son idée
d'un grand amour jaloux pour elle, qui m'aurait, semblait-elle dire,
fait aller enquêter chez les Verdurin.
Ce soir-là je pensai que, parmi les autres causes qui avaient pu me
décider brusquement, sans même m'en rendre compte qu'au fur et à
mesure, à jouer cette comédie de rupture, il y avait surtout que,
quand, dans une de ces impulsions comme en avait mon père, je menaçais
un être dans sa sécurité, comme je n'avais pas, comme lui, le courage
de réaliser une menace, pour ne pas laisser croire qu'elle n'avait
été que paroles en l'air, j'allais assez loin dans les apparences de
la réalisation et ne me repliais que quand l'adversaire, ayant eu
vraiment l'illusion de ma sincérité, avait tremblé pour tout de bon.
D'ailleurs, dans ces mensonges, nous sentons bien qu'il y a de la
vérité, que, si la vie n'apporte pas de changements à nos amours,
c'est nous-mêmes qui voudrons en apporter ou en feindre, et parler de
séparation, tant nous sentons que tous les amours et toutes choses
évoluent rapidement vers l'adieu. On veut pleurer les larmes qu'il
apportera, bien avant qu'il survienne. Sans doute y avait-il cette fois,
dans la scène que j'avais jouée, une raison d'utilité. J'avais
soudain tenu à garder Albertine parce que je la sentais éparse en
d'autres êtres auxquels je ne pouvais l'empêcher de se joindre. Mais
eût-elle à jamais renoncé à tous pour moi, que j'aurais peut-être
résolu plus fermement encore de ne la quitter jamais, car la
séparation est, par la jalousie, rendue cruelle, mais par la
reconnaissance, impossible. Je sentais en tout cas que je livrais la
grande bataille où je devais vaincre ou succomber. J'aurais offert à
Albertine en une heure tout ce que je possédais, parce que je me
disais: tout dépend de cette bataille, mais ces batailles ressemblent
moins à celles d'autrefois qui duraient quelques heures qu'à une
bataille contemporaine qui n'est finie ni le lendemain, ni le
surlendemain, ni la semaine suivante. On donne toutes ses forces, parce
qu'on croit toujours que ce sont les dernières dont on aura besoin. Et
plus d'une année se passe sans amener la «décision». Peut-être une
inconsciente réminiscence de scènes menteuses faites par M. de
Charlus, auprès duquel j'étais quand la crainte d'être quitté par
Albertine s'était emparée de moi, s'y ajoutait-elle. Mais, plus tard,
j'ai entendu raconter par ma mère ceci, que j'ignorais alors et qui me
donne à croire que j'avais trouvé tous les éléments de cette scène
en moi-même, dans ces réserves obscures de l'hérédité que certaines
émotions, agissant en cela comme, sur l'épargne de nos forces
emmagasinées, les médicaments analogues à l'alcool et au café, nous
rendent disponibles. Quand ma tante Léonie apprenait par Eulalie que
Françoise, sûre que sa maîtresse ne sortirait jamais plus, avait
manigancé en secret quelque sortie que ma tante devait ignorer,
celle-ci, la veille, faisait semblant de décider qu'elle essayerait le
lendemain d'une promenade. À Françoise incrédule elle faisait non
seulement préparer d'avance ses affaires, faire prendre l'air à celles
qui étaient depuis longtemps enfermées, mais même commander la
voiture, régler, à un quart-d'heure près, tous les détails de la
journée. Ce n'était que quand Françoise, convaincue ou du moins
ébranlée, avait été forcée d'avouer à ma tante les projets
qu'elle-même avait formés, que celle-ci renonçait publiquement aux
siens pour ne pas, disait-elle, entraver ceux de Françoise. De même,
pour qu'Albertine ne pût pas croire que j'exagérais et pour la faire
aller le plus loin possible dans l'idée que nous nous quittions, tirant
moi-même les déductions de ce que je venais d'avancer, je m'étais mis
à anticiper le temps qui allait commencer le lendemain et qui durerait
toujours, le temps où nous serions séparés, adressant à Albertine
les mêmes recommandations que si nous n'allions pas nous réconcilier
tout à l'heure. Comme les généraux qui jugent que pour qu'une feinte
réussisse à tromper l'ennemi, il faut la pousser à fond, j'avais
engagé dans celle-ci presque autant de mes forces de sensibilité, que
si elle avait été véritable. Cette scène de séparation fictive
finissait par me faire presque autant de chagrin que si elle avait été
réelle, peut-être parce qu'un des deux acteurs, Albertine, en la
croyant telle, ajoutait pour l'autre à l'illusion. Alors qu'on vivait
au jour le jour, qui, même pénible, restait supportable, retenu dans
le terre-à-terre par le lest de l'habitude et par cette certitude que
le lendemain, dût-il être cruel, contiendrait la présence de l'être
auquel on tient, voici que follement je détruisais toute cette pesante
vie. Je ne la détruisais, il est vrai, que d'une façon fictive, mais
cela suffisait pour me désoler; peut-être parce que les paroles
tristes que l'on prononce, même mensongèrement, portent en elles leur
tristesse et nous l'injectent profondément; peut-être parce qu'on sait
qu'en simulant des adieux, on évoque par anticipation une heure qui
viendra fatalement plus tard; puis l'on n'est pas bien assuré qu'on ne
vient pas de déclencher le mécanisme qui la fera sonner. Dans tout
bluff, il y a, si petite qu'elle soit, une part d'incertitude sur ce que
va faire celui qu'on trompe. Si cette comédie de séparation allait
aboutir à une séparation! On ne peut en envisager la possibilité,
même invraisemblable, sans un serrement de cœur. On est doublement
anxieux, car la séparation se produirait alors au moment où elle
serait insupportable, où on vient d'avoir de la souffrance par la femme
qui vous quitterait avant de vous avoir guéri, au moins apaisé. Enfin,
nous n'avons plus le point d'appui de l'habitude sur laquelle nous nous
reposons, même dans le chagrin. Nous venons volontairement de nous en
priver, nous avons donné à la journée présente une importance
exceptionnelle, nous l'avons détachée des journées contiguës; elle
flotte sans racines comme un jour de départ; notre imagination cessant
d'être paralysée par l'habitude s'est éveillée, nous avons soudain
adjoint à notre amour quotidien des rêveries sentimentales qui le
grandissent énormément, nous rendent indispensable une présence, sur
laquelle, justement, nous ne sommes plus absolument certains de pouvoir
compter. Sans doute, c'est justement afin d'assurer pour l'avenir cette
présence, que nous nous sommes livrés au jeu de pouvoir nous en
passer. Mais ce jeu, nous y avons été pris nous-même, nous avons
recommencé à souffrir parce que nous avons fait quelque chose de
nouveau, d'inaccoutumé et qui se trouve ressembler ainsi à ces cures
qui doivent guérir plus tard le mal dont on souffre, mais dont les
premiers effets sont de l'aggraver.
J'avais les larmes aux yeux, comme ceux qui, seuls dans leur chambre,
imaginent, selon les détours capricieux de leur rêverie, la mort d'un
être qu'ils aiment, se représentent si minutieusement la douleur qu'ils
auraient, qu'ils finissent par l'éprouver. Ainsi en multipliant les
recommandations à Albertine sur la conduite qu'elle aurait à tenir à
mon égard quand nous allions être séparés, il me semblait que
j'avais presque autant de chagrin que si nous n'avions pas dû nous
réconcilier tout à l'heure. Et puis étais-je si sûr de le pouvoir,
de faire revenir Albertine à l'idée de la vie commune, et, si j'y
réussissais pour ce soir, que chez elle, l'état d'esprit que cette
scène avait dissipé, ne renaîtrait pas? Je me sentais, mais ne me
croyais pas maître de l'avenir, parce que je comprenais que cette
sensation venait seulement de ce qu'il n'existait pas encore et qu'ainsi
je n'étais pas accablé de sa nécessité. Enfin, tout en mentant, je
mettais peut-être dans mes paroles plus de vérité que je ne croyais.
Je venais d'avoir un exemple, quand j'avais dit à Albertine que je
l'oublierais vite; c'était ce qui m'était en effet arrivé avec
Gilberte, que je m'abstenais maintenant d'aller voir pour éviter non
pas une souffrance, mais une corvée. Et certes, j'avais souffert en
écrivant à Gilberte que je ne la verrais plus, et je n'allais que de
temps en temps chez elle. Or toutes les heures d'Albertine
m'appartenaient, et en amour, il est plus facile de renoncer à un
sentiment que de perdre une habitude. Mais tant de paroles douloureuses
concernant notre séparation, si la force de les prononcer m'était
donnée parce que je les savais mensongères, en revanche elles étaient
sincères dans la bouche d'Albertine quand je l'entendis crier: «Ah!
c'est promis, je ne vous reverrai jamais. Tout plutôt que de vous voir
pleurer comme cela, mon chéri. Je ne veux pas vous faire de chagrin.
Puisqu'il le faut, on ne se verra plus. » Elles étaient sincères, ce
qu'elles n'eussent pu être de ma part, parce que, aune part, comme
Albertine n'avait pour moi que de l'amitié, le renoncement qu'elles
promettaient lui coûtait moins; parce que d'autre part, dans une
séparation, c'est celui qui n'aime pas d'amour qui dit les choses
tendres, l'amour ne s'exprimant pas directement; parce qu'enfin mes
larmes, qui eussent été si peu de chose dans un grand amour, lui
paraissaient presque extraordinaires et la bouleversaient, transposées
dans le domaine de cette amitié où elle restait, de cette amitié plus
grande que la mienne, à ce qu'elle venait de dire, ce qui n'était
peut-être pas tout à fait inexact, car les mille bontés de l'amour
peuvent finir par éveiller, chez l'être qui l'inspire en ne
l'éprouvant pas, une affection, une reconnaissance, moins égoïstes
que le sentiment qui les a provoquées, et qui, peut-être, après des
années de séparation, quand il ne restera rien de lui chez l'ancien
amant, subsisteront toujours chez l'aimée.
«Ma petite Albertine, répondis-je, vous êtes bien gentille de me le
promettre. Du reste les premières années du moins, j'éviterai les
endroits où vous serez. Vous ne savez pas si vous irez cet été à
Balbec? Parce que dans ce cas-là je m'arrangerais pour ne pas y
aller. » Maintenant, si je continuais à progresser ainsi, devançant
les temps dans mon invention mensongère, ce n'était pas moins pour
faire peur à Albertine, que pour me faire mal à moi-même. Comme un
homme qui n'avait d'abord que des motifs peu importants de se fâcher,
se grise tout fait par les éclats de sa propre voix, et se laisse
emporter par une fureur engendrée non par ses griefs, mais par sa
colère elle-même en voie de croissance, ainsi, je roulais de plus en
plus vite, sur la pente de ma tristesse, vers un désespoir de plus en
plus profond, et avec l'inertie d'un homme qui sent le froid le saisir,
n'essaye pas de lutter et trouve même à frissonner une espèce de
plaisir. Et si j'avais enfin tout à l'heure comme j'y comptais bien la
force de me ressaisir, de réagir et de faire machine en arrière, bien
plus que du chagrin qu'Albertine m'avait fait en accueillant si mal mon
retour, c'était de celui que j'avais éprouvé à imaginer, pour
feindre de les régler, les formalités d'une séparation imaginaire, à
en prévoir les suites, que le baiser d'Albertine, au moment de me dire
bonsoir, aurait aujourd'hui à me consoler. En tous cas ce bonsoir, il
ne fallait pas que ce fût elle qui me le dit d'elle-même, ce qui
m'eût rendu plus difficile le revirement par lequel je lui proposerais
de renoncer à notre séparation. Aussi, je ne cessais de lui rappeler
que l'heure de nous dire ce bonsoir était depuis longtemps venue, ce
qui, en me laissant l'initiative, me permettait de le retarder encore
d'un moment. Et ainsi je semais d'allusions à la nuit déjà si
avancée, à notre fatigue, les questions que je posais à Albertine.
«Je ne sais pas où j'irai, répondit-elle à la dernière, d'un air
préoccupé. Peut-être j'irai en Touraine chez ma tante. » Et ce
premier projet qu'elle ébauchait me glaça comme s'il commençait à
réaliser effectivement notre séparation définitive. Elle regarda la
chambre, le pianola, les fauteuils de satin bleu. «Je ne peux pas me
faire encore à l'idée que je ne verrai plus tout cela ni demain, ni
après demain, ni jamais. Pauvre petite chambre. Il me semble que c'est
impossible; cela ne peut pas m'entrer dans la tête. » «Il le fallait,
vous étiez malheureuse ici. » «Mais non, je n'étais pas malheureuse,
c'est maintenant que je le serai. » Mais non, je vous assure c'est mieux
pour vous. » «Pour vous peut-être! » Je me mis à regarder fixement
dans le vide, comme si, en proie à une grande hésitation, je me
débattais contre une idée qui me fût venue à l'esprit. Enfin tout
d'un coup: «Écoutez, Albertine, vous dites que vous êtes plus
heureuse ici, que vous allez être malheureuse. » «Bien sûr. » «Cela
me bouleverse; voulez-vous que nous essayions de prolonger de quelques
semaines, qui sait, semaine par semaine, on peut peut-être arriver
très loin, vous savez qu'il y a des provisoires qui peuvent finir par
durer toujours. » «Oh! ce que vous seriez gentil! » «Seulement alors
c'est de la folie de nous être fait mal comme cela pour rien pendant
des heures, c'est comme un voyage pour lequel on s'est préparé et puis
qu'on ne fait pas. Je suis moulu de chagrin. » Je l'assis sur mes
genoux, je pris le manuscrit de Bergotte qu'elle désirait tant et
j'écrivis sur la couverture: «À ma petite Albertine, en souvenir d'un
renouvellement de bail. » Maintenant, lui dis-je, allez dormir jusqu'à
demain, ma chérie, car vous devez être brisée. » «Je suis surtout
bien contente. » M'aimez-vous un petit peu? » «Encore cent fois plus
qu'avant. » J'aurais eu tort d'être heureux de la petite comédie,
n'eût-elle pas été jusqu'à cette forme véritable de mise en scène
où je l'avais poussée. N'eussions-nous fait que parler simplement de
séparation que c'eût été déjà grave. Ces conversations que l'on
tient ainsi, on croit le faire non seulement sans sincérité, ce qui
est en effet, mais librement. Or elles sont généralement, à notre
insu, chuchoté malgré nous, le premier murmure d'une tempête que nous
ne soupçonnons pas. En réalité ce que nous exprimons alors c'est le
contraire de notre désir (lequel est de vivre toujours avec celle que
nous aimons) mais c'est aussi cette impossibilité de vivre ensemble qui
fait notre souffrance quotidienne, souffrance préférée par nous à
celle de la séparation et qui finira malgré nous par nous séparer.
D'habitude, pas tout d'un coup cependant. Le plus souvent il arrive--ce
ne fut pas, on le verra, mon cas avec Albertine--que, quelque temps
après les paroles auxquelles on ne croyait pas, on met en action un
essai informe de séparation voulue, non douloureuse, temporaire. On
demande à la femme, pour qu'ensuite elle se plaise mieux avec nous,
pour que nous échappions d'autre part momentanément à des tristesses
et des fatigues continuelles, d'aller faire sans nous, ou de nous
laisser faire sans elle, un voyage de quelques jours, les
premiers--depuis bien longtemps--passés, ce qui nous eût semblé
impossible, sans elle. Très vite elle revient prendre sa place à notre
foyer. Seulement cette séparation, courte, mais réalisée, n'est pas
aussi arbitrairement décidée et aussi certainement la seule que nous
nous figurons. Les mêmes tristesses recommencent, la même difficulté
de vivre ensemble s'accentue, seule la séparation n'est plus quelque
chose d'aussi difficile; on a commencé par en parler, on l'a ensuite
exécutée sous une forme amiable. Mais ce ne sont que des prodromes que
nous n'avons pas reconnus. Bientôt à la séparation momentanée et
souriante succédera la séparation atroce et définitive que nous avons
préparée sans le savoir.
«Venez dans ma chambre dans cinq minutes pour que je puisse vous voir
un peu, mon petit chéri. Vous serez plein de gentillesse. Mais je
m'endormirai vite après, car je suis comme une morte. » Ce fut une
morte en effet que je vis quand j'entrai ensuite dans sa chambre. Elle
s'était endormie, aussitôt couchée, ses draps roulés comme un suaire
autour de son corps avaient pris, avec leurs beaux plis, une rigidité
de pierre On eût dit, comme dans certains Jugements Derniers du
Moyen-Âge, que la tête seule surgissait hors de la tombe, attendant
dans son sommeil la trompette de l'archange. Cette tête avait été
surprise par le sommeil presque renversée, les cheveux hirsutes. Et en
voyant ce corps insignifiant couché là, je me demandais quelle table
de logarithmes il constituait pour que toutes les actions auxquelles il
avait pu être mêlé, depuis un poussement de coude jusqu'à un
frôlement de robe, pussent me causer, étendues à l'infini de tous les
points qu'il avait occupé dans l'espace et dans le temps, et de temps
à autre brusquement revivifiées dans mon souvenir, des angoisses si
douloureuses, et que je savais pourtant déterminées par des
mouvements, des désirs d'elle qui m'eussent été chez une autre, chez
elle-même, cinq ans avant, cinq ans après, si indifférents. Tout cela
était mensonge, mais mensonge pour lequel je n'avais le courage de
chercher d'autre solution que ma mort. Ainsi je restais, dans la pelisse
que je n'avais pas encore retirée depuis mon retour de chez les
Verdurin, devant ce corps tordu, cette figure allégorique de quoi? de
ma mort? de mon amour? Bientôt je commençai à entendre sa respiration
égale. J'allai m'asseoir au bord de son lit pour faire cette cure
calmante de brise et de contemplation. Puis je me retirai tout doucement
pour ne pas la réveiller.
Il était si tard que, dès le matin, je recommandai à Françoise de
marcher bien doucement quand elle aurait à passer devant sa chambre.
Aussi Françoise, persuadée que nous avions passé la nuit dans ce
qu'elle appelait des orgies, recommanda ironiquement aux autres
domestiques de ne pas «éveiller la Princesse». Et c'était une des
choses que je craignais, que Françoise un jour ne pût plus se
contenir, fût insolente avec Albertine et que cela n'amenât des
complications dans notre vie. Françoise n'était plus alors, comme à
l'époque où elle souffrait de voir Eulalie bien traitée par ma tante,
d'âge à supporter vaillamment sa jalousie. Celle-ci altérait,
paralysait le visage de notre servante à tel point que par moments je
me demandais si, sans que je m'en fusse aperçu, elle n'avait pas eu, à
la suite de quelque crise de colère, une petite attaque. Ayant ainsi
demandé qu'on préservât le sommeil d'Albertine, je ne pus moi-même
en trouver aucun. J'essayais de comprendre quel était le véritable
état d'esprit d'Albertine. Par la triste comédie que j'avais jouée,
est-ce à un péril réel que j'avais paré, et, malgré qu'elle
prétendit se sentir si heureuse à la maison, avait-elle eu vraiment
par moments l'idée de vouloir sa liberté, ou au contraire fallait-il
croire ses paroles? Laquelle des deux hypothèses était la vraie? S'il
m'arrivait souvent, s'il devait m'arriver surtout d'étendre un cas de
ma vie passée jusqu'aux dimensions de l'histoire, quand je voulais
essayer de comprendre un événement politique, inversement, ce
matin-là, je ne cessai d'identifier, malgré tant de différences et
pour tâcher d'en comprendre la portée, notre scène de la veille avec
un incident diplomatique qui venait d'avoir lieu. J'avais peut-être le
droit de raisonner ainsi. Car il était bien probable qu'à mon insu
l'exemple de M. de Charlus m'avait guidé dans cette scène mensongère
que je lui avais si souvent vu jouer avec tant d'autorité; et d'autre
part, était-elle chez lui, autre chose qu'une inconsciente importation
dans le domaine de la vie privée, de la tendance profonde de sa race
allemande, provocatrice par ruse et, par orgueil, guerrière s'il e
faut. Diverses personnes, parmi lesquelles le prince de Monaco, ayant
suggéré au Gouvernement français l'idée, que, s'il ne se séparait
pas de M. Delcassé, l'Allemagne menaçante ferait effectivement la
guerre, le Ministre des Affaires étrangères avait été prié de
démissionner. Donc le Gouvernement français avait admis l'hypothèse
d'une intention de nous faire la guerre si nous ne cédions pas. Mais
d'autres personnes pensaient qu'il ne s'était agi que d'un simple
«bluff» et que si la France avait tenu bon l'Allemagne n'eût pas
tiré l'épée. Sans doute le scénario était non seulement différent,
mais presque inverse, puisque la menace de rompre avec moi n'avait
jamais été proférée par Albertine; mais un ensemble d'impressions
avait amené chez moi la croyance qu'elle y pensait, comme le
Gouvernement français avait eu cette croyance pour l'Allemagne. D'autre
part, si l'Allemagne désirait la paix, avoir provoqué chez le
gouvernement français l'idée qu'elle voulait la guerre était une
contestable et dangereuse habileté. Certes, ma conduite avait été
assez adroite, si c'était la pensée que je ne me déciderais jamais à
rompre avec elle qui provoquait chez Albertine de brusques désirs
d'indépendance. Et n'était-il pas difficile de croire qu'elle n'en
avait pas, de se refuser à voir toute une vie secrète en elle,
dirigée vers la satisfaction de son vice, rien qu'à la colère avec
laquelle elle avait appris que j'étais allé chez les Verdurin,
s'écriant: «J'en étais sûre», et achevant de tout dévoiler en
disant: «Ils devaient avoir Mlle Vinteuil chez eux.
» Tout cela
corroboré par la rencontre d'Albertine et de Mme Verdurin que m'avait
révélée Andrée. Mais peut-être pourtant ces brusques désirs
d'indépendance, me disais-je, quand j'essayais d'aller contre mon
instinct, étaient causés--à supposer qu'ils existassent--ou
finiraient par l'être, par l'idée contraire, à savoir que je n'avais
jamais eu l'intention de l'épouser, que c'était quand je faisais,
comme involontairement, allusion à notre séparation prochaine que je
disais la vérité, que je la quitterais de toute façon un jour ou
l'autre, croyance que ma scène de ce soir n'aurait pu alors que
fortifier et qui pouvait finir par engendrer chez elle cette
résolution: «Si cela doit fatalement arriver un jour ou l'autre,
autant en finir tout de suite. » Les préparatifs de guerre que le plus
faux des adages préconise pour faire triompher la volonté de paix,
créent au contraire d'abord la croyance chez chacun des deux
adversaires que l'autre veut la rupture, croyance qui amène la rupture,
et, quand elle a eu lieu, cette autre croyance chez chacun des deux que
c'est l'autre qui l'a voulue. Même si la menace n'était pas sincère,
son succès engage à la recommencer. Mais le point exact jusqu'où le
bluff peut réussir est difficile à déterminer; si l'un va trop loin,
l'autre qui avait jusque là cédé, s'avance à son tour; le premier,
ne sachant plus changer de méthode, habitué à l'idée qu'avoir l'air
de ne pas craindre la rupture est la meilleure manière de l'éviter (ce
que j'avais fait ce soir avec Albertine), et d'ailleurs poussé à
préférer, par fierté, succomber plutôt que de céder, persévère
dans sa menace jusqu'au moment où personne ne peut plus reculer. Le
bluff peut aussi être mêlé à la sincérité, alterner avec elle, et
il est possible que ce qui était un jeu hier devienne une réalité
demain. Enfin il peut arriver aussi qu'un des adversaires soit
réellement résolu à la guerre, il se pouvait qu'Albertine, par
exemple, eût l'intention tôt ou tard de ne plus continuer cette vie,
ou au contraire que l'idée ne lui en fût jamais venue à l'esprit, et
que mon imagination l'eût inventée de toutes pièces. Telles furent
les différentes hypothèses que j'envisageai pendant qu'elle dormait ce
matin-là. Pourtant quant à la dernière, je peux dire que je n'ai
jamais, dans les temps qui suivirent, menacé Albertine de la quitter
que pour répondre à une idée de mauvaise liberté d'elle, idée
qu'elle ne m'exprimait pas, mais qui me semblait être impliquée par
certains mécontentements mystérieux, par certaines paroles, certains
gestes, dont cette idée était la seule explication possible et pour
lesquels elle se refusait à m'en donner aucune. Encore, bien souvent,
je les constatais sans faire aucune allusion à une séparation
possible, espérant qu'ils provenaient d'une mauvaise humeur qui
finirait ce jour-là. Mais celle-ci durait parfois sans rémission
pendant des semaines entières, où Albertine semblait vouloir provoquer
un conflit, comme s'il y avait à ce moment-là, dans une région plus
ou moins éloignée, des plaisirs qu'elle savait, dont sa claustration
chez moi la privait et qui l'influençaient jusqu'à ce qu'ils eussent
pris fin, comme ces modifications atmosphériques qui, jusqu'au coin de
notre feu, agissent sur nos nerfs, même si elles se produisent aussi
loin que les îles Baléares.
Ce matin-là, pendant qu'Albertine dormait et que j'essayais de deviner
ce qui était caché en elle, je reçus une lettre de ma mère où elle
m'exprimait son inquiétude de ne rien savoir de nos décisions par
cette phrase de Mme de Sévigné: «Pour moi je suis persuadée qu'il ne
se mariera pas; mais alors pourquoi troubler cette fille qu'il
n'épousera jamais? Pourquoi risquer de lui faire refuser des partis
qu'elle ne regardera plus qu'avec mépris? Pourquoi troubler l'esprit
d'une personne qu'il serait si aisé d'éviter? » Cette lettre de ma
mère me ramenait sur terre. Que vais-je chercher une âme mystérieuse,
interpréter un visage et me sentir entouré de pressentiments que je
n'ose approfondir, me dis-je. Je rêvais, la chose est toute simple. Je
suis un jeune homme indécis et il s'agit d'un de ces mariages dont on
est quelque temps à savoir s'ils se feront ou non. Il n'y a rien là de
particulier à Albertine. Cette pensée me donna une détente profonde
mais courte. Bien vite je me dis; on peut tout ramener en effet, si on
en considère l'aspect social, au plus courant des faits divers. Du
dehors, c'est peut-être ainsi que je le verrais. Mais je sais bien que
ce qui est vrai, ce qui du moins est vrai aussi, c'est tout ce que j'ai
pensé, c'est ce que j'ai lu dans les yeux d'Albertine, ce sont les
craintes qui me torturent, c'est le problème que je me pose sans cesse
relativement à Albertine. L'histoire du fiancé hésitant et du mariage
rompu peut correspondre à cela, comme un certain compte-rendu de
théâtre fait par un courriériste de bon sens peut donner le sujet
d'une pièce d'Ibsen. Mais il y a autre chose que ces faits qu'on
raconte. Il est vrai que cette autre chose existe peut-être, si on
savait la voir, chez tous les fiancés hésitants et dans tous les
mariages qui traînent, parce qu'il y a peut-être du mystère dans la
vie de tous les jours. Il m'était possible de le négliger concernant
la vie des autres, mais celle d'Albertine et la mienne je la vivais par
le dedans.
Albertine ne me dit pas plus, à partir de cette soirée, qu'elle
n'avait fait dans le passé: «Je sais que vous n'avez pas confiance en
moi, je vais essayer de dissiper vos soupçons. » Mais cette idée,
qu'elle n'exprima jamais, eût pu servir d'explication à ses moindres
actes. Non seulement elle s'arrangeait à ne jamais être seule un
moment, de façon que je ne pusse ignorer ce qu'elle avait fait, si je
n'en croyais pas ses propres déclarations, mais même quand elle avait
à téléphoner à Andrée, ou au garage, ou au manège, ou ailleurs,
elle prétendait que c'était trop ennuyeux de rester seule pour
téléphoner avec le temps que les demoiselles mettaient à vous donner
la communication, et elle s'arrangeait pour que je fusse auprès d'elle
à ce moment-là, ou, à mon défaut, Françoise, comme si elle eût
craint que je pusse imaginer des communications téléphoniques
blâmables et servant à donner de mystérieux rendez-vous. Hélas! tout
cela ne me tranquillisait pas. J'eus un jour de découragement. Aimé
m'avait renvoyé la photographie d'Esther en me disant que ce n'était
pas elle. Alors Albertine avait d'autres amies intimes que celle à qui,
par le contre-sens qu'elle avait fait en écoutant mes paroles, j'avais,
en croyant parler de tout autre chose, découvert qu'elle avait donné
sa photographie. Je renvoyai cette photographie à Bloch. Celle que
j'aurais voulu voir, c'était celle qu'Albertine avait donnée à
Esther. Comment y était-elle? Peut-être décolletée, qui sait? Mais
je n'osais en parler à Albertine (car j'aurais eu l'air de ne pas avoir
vu la photographie), ni à Bloch, à l'égard duquel je ne voulais pas
avoir l'air de m'intéresser à Albertine. Et cette vie, qu'eût
reconnue si cruelle pour moi et pour Albertine quiconque eût connu mes
soupçons et son esclavage, du dehors, pour Françoise, passait pour une
vie de plaisirs immérités que savait habilement se faire octroyer
cette «enjôleuse» et, comme disait Françoise, qui employait beaucoup
plus le féminin que le masculin, étant plus envieuse des femmes, cette
«charlatante». Même, comme Françoise, à mon contact, avait enrichi
son vocabulaire de termes nouveaux, mais en les arrangeant à sa mode,
elle disait d'Albertine qu'elle n'avait jamais connu une personne d'une
telle «perfidité», qui savait me «tirer mes sous» en jouant si bien
la comédie (ce que Françoise, qui prenait aussi facilement le
particulier pour le général que le général pour le particulier et
qui n'avait que des idées assez vagues sur la distinction des genres
dans l'art dramatique, appelait «savoir jouer la pantomime»).
Peut-être cette erreur sur notre vraie vie, à Albertine et à moi, en
étais-je moi-même un peu responsable par les vagues confirmations que,
quand je causais avec Françoise, j'en laissais habilement échapper,
par désir soit de la taquiner, soit de paraître sinon aimé, du moins
heureux. Et pourtant, de ma jalousie, de la surveillance que j'exerçais
sur Albertine, et desquelles j'eusse tant voulu que Françoise ne se
doutât pas, celle-ci ne tarda, pas à deviner la réalité, guidée,
comme le spirite qui, les yeux bandés, trouve un objet, par cette
intuition qu'elle avait des choses qui pouvaient m'être pénibles, et
qui ne se laissait pas détourner du but par les mensonges que je
pouvais dire pour l'égarer, et aussi par cette haine clairvoyante qui
la poussait,--plus encore qu'à croire ses ennemies plus heureuses, plus
rouées comédiennes qu'elles n'étaient--à découvrir ce qui pouvait
les perdre et précipiter leur chute. Françoise n'a certainement jamais
fait de scènes à Albertine. Mais je connaissais l'art de l'insinuation
de Françoise, le parti qu'elle savait tirer d'une mise en scène
significative, et je ne peux pas croire qu'elle ait résisté à faire
comprendre quotidiennement à Albertine le rôle humilié que celle-ci
jouait à la maison, à l'affoler par la peinture, savamment exagérée,
de la claustration à laquelle mon amie était soumise. J'ai trouvé une
fois Françoise, ayant ajusté de grosses lunettes, qui fouillait dans
mes papiers et en replaçait parmi eux un où j'avais noté un récit
relatif à Swann et à l'impossibilité où il était de se passer
d'Odette. L'avait-elle laissé traîner par mégarde dans la chambre
d'Albertine? D'ailleurs, au-dessus de tous les sous-entendus de
Françoise qui n'en avait été en bas que l'orchestration chuchotante
et perfide, il est vraisemblable qu'avait dû s'élever, plus haute,
plus nette, plus pressante, la voix accusatrice et calomnieuse des
Verdurin, irrités de voir qu'Albertine me retenait involontairement, et
moi elle volontairement, loin du petit clan. Quant à l'argent que je
dépensais pour Albertine, il m'était presque impossible de le cacher
à Françoise, puisque je ne pouvais lui cacher aucune dépense.
Françoise avait peu de défauts, mais ces défauts avaient créé chez
elle, pour les servir, de véritables dons qui souvent lui manquaient
hors de l'exercice de ces défauts. Le principal était la curiosité
appliquée à l'argent dépensé par nous pour d'autres qu'elle. Si
j'avais une note à régler, un pourboire à donner, j'avais beau me
mettre à l'écart, elle trouvait une assiette à ranger, une serviette
à prendre, quelque chose qui lui permît de s'approcher. Et si peu de
temps que je lui laissasse, la renvoyant avec fureur, cette femme qui
n'y voyait presque plus clair, qui savait à peine compter, dirigée par
ce même goût qui fait qu'un tailleur en vous voyant suppute
instinctivement l'étoffe de votre habit et même ne peut s'empêcher de
le palper, ou qu'un peintre est sensible à un effet de couleurs,
Françoise voyait à la dérobée, calculait instantanément ce que je
donnais. Et pour qu'elle ne pût pas dire à Albertine que je corrompais
son chauffeur, je prenais les devants et, m'excusant du pourboire,
disais: «J'ai voulu être gentil avec le chauffeur, je lui ai donné
dix francs. » Françoise, impitoyable et à qui son coup d'œil de vieil
aigle presque aveugle avait suffi, me répondait: «Mais non, Monsieur
lui a donné 43 francs de pourboire. Il a dit à Monsieur qu'il y avait
45 francs, Monsieur lui a donné 100 francs et il ne lui a rendu que 12
francs. » Elle avait eu le temps de voir et de compter le chiffre du
pourboire que j'ignorais moi-même. Je me demandai si Albertine, se
sentant surveillée, ne réaliserait pas elle-même cette séparation
dont je l'avais menacée, car la vie en changeant fait des réalités
avec nos fables. Chaque fois que j'entendais ouvrir une porte, j'avais
ce tressaillement que ma grand'mère avait pendant son agonie chaque
fois que je sonnais. Je ne croyais pas qu'elle sortît sans me l'avoir
dit, mais c'était mon inconscient qui pensait cela, comme c'était
l'inconscient de ma grand'mère qui palpitait aux coups de sonnette,
alors qu'elle n'avait plus sa connaissance. Un matin même, j'eus tout
d'un coup la brusque inquiétude qu'elle était non pas seulement
sortie, mais partie: je venais d'entendre une porte qui me semblait bien
la porte de sa chambre. À pas de loups j'allai jusqu'à cette chambre,
j'entrai, je restai sur le seuil. Dans la pénombre les draps étaient
gonflés en demi-cercle, ce devait être Albertine qui, le corps
incurvé, dormait les pieds et la tête au mur. Seuls, dépassant le
lit, les cheveux de cette tête, abondants et noirs, me firent
comprendre que c'était elle, qu'elle n'avait pas ouvert sa porte, pas
bougé, et je sentis ce demi-cercle immobile et vivant, où tenait toute
une vie humaine et qui était la seule chose à laquelle j'attachais du
prix, je sentis qu'il était là, en ma possession dominatrice.
Si le but d'Albertine était de me rendre du calme, elle y réussit en
partie; ma raison d'ailleurs ne demandait qu'à me prouver que je
m'étais trompé sur les mauvais projets d'Albertine, comme je m'étais
peut-être trompé sur ses instincts vicieux. Sans doute je faisais,
dans la valeur des arguments que ma raison me fournissait, la part du
désir que j'avais de les trouver bons. Mais pour être équitable et
avoir chance de voir la vérité, à moins d'admettre qu'elle ne soit
jamais connue que par le pressentiment, par une émanation
télépathique, ne fallait-il pas me dire que si ma raison, en cherchant
à amer er ma guérison, se laissait mener par mon désir, en revanche,
en ce qui concernait Mlle Vinteuil, les vices d'Albertine, ses
intentions d'avoir une autre vie, son projet de séparation, lesquels
étaient les corollaires de ses vices, mon instinct avait pu, lui, pour
tâcher de me rendre malade, se laisser égarer par ma jalousie.
D'ailleurs sa séquestration, qu'Albertine s'arrangeait elle-même si
ingénieusement à rendre absolue, en m'ôtant la souffrance, m'ôta peu
à peu le soupçon et je pus recommencer, quand le soir ramenait mes
inquiétudes, à trouver dans la présence d'Albertine l'apaisement des
premiers jours. Assise à côté de mon lit, elle parlait avec moi d'une
de ces toilettes ou d'un de ces objets que je ne cessais de lui donner
pour tâcher de rendre sa vie plus douce et sa prison plus belle.
Albertine n'avait d'abord pensé qu'aux toilettes et à l'ameublement.
Maintenant l'argenterie l'intéressait. Aussi avais-je interrogé M. de
Charlus sur la vieille argenterie française, et cela parce que, quand
nous avions fait le projet d'avoir un yacht,--projet jugé irréalisable
par Albertine, et par moi-même, chaque fois que, me mettant à croire
à sa vertu, ma jalousie diminuant ne comprimait plus d'autres désirs
où elle n'avait point de place et qui demandaient aussi de l'argent
pour être satisfaits--nous avions à tout hasard, et sans qu'elle crût
d'ailleurs que nous en aurions jamais un, demandé des conseils à
Elstir. Or, tout autant que pour l'habillement des femmes, le goût du
peintre était raffiné et difficile pour l'ameublement des yachts. Il
n'y admettait que des meubles anglais et de la vieille argenterie. Cela
avait amené Albertine, depuis que nous étions revenus de Balbec, à
lire des ouvrages sur l'art de l'argenterie, sur les poinçons des vieux
ciseleurs. Mais la vieille argenterie ayant été fondue par deux fois,
au moment des traités d'Utrecht quand le Roi lui-même, imité en cela
par les grands seigneurs, donna sa vaisselle, et en 1789, est rarissime.
D'autre part, les orfèvres modernes ont eu beau reproduire toute cette
argenterie d'après les dessins du Pont-aux-Choux, Elstir trouvait ce
vieux neuf indigne d'entrer dans la demeure d'une femme de goût,
fût-ce une demeure flottante. Je savais qu'Albertine avait lu la
description des merveilles que Roelliers avait faites pour Mme du Barry.
Elle mourait d'envie, s'il en existait encore quelques pièces, de les
voir, moi de les lui donner. Elle avait même commencé de jolies
collections qu'elle installait avec un goût charmant dans une vitrine
et que je ne pouvais regarder sans attendrissement et sans crainte car
l'art avec lequel elle les disposait était celui fait de patience,
d'ingéniosité, de nostalgie, de besoin d'oublier, auquel se livrent
les captifs. Pour les toilettes, ce qui lui plaisait surtout à ce
moment, c'était tout ce que faisait Fortuny. Ces robes de Fortuny, dont
j'avais vu l'une sur Mme de Guermantes, c'était celles dont Elstir,
quand il nous parlait des vêtements magnifiques des contemporaines de
Carpaccio et du Titien, nous avait annoncé la prochaine apparition,
renaissant de leurs cendres, somptueuses, car tout doit revenir, comme
il est écrit aux voûtes de Saint-Marc, et comme le proclament, buvant
aux urnes de marbre et de jaspe des chapiteaux byzantins, les oiseaux
qui signifient à la fois la mort et la résurrection. Dès que les
femmes avaient commencé à en porter, Albertine s'était rappelée les
promesses d'Elstir, elle en avait désiré et nous devions aller en
choisir une. Or ces robes, si elles n'étaient pas de ces véritables
anciennes, dans lesquelles les femmes aujourd'hui ont un peu trop l'air
costumées et qu'il est plus joli de garder comme pièces de collection
(j'en cherchais d'ailleurs aussi de telles pour Albertine), n'avaient
pas non plus la froideur du pastiche, du faux ancien. À la façon des
décors de Sert, de Bakst et de Benoist, qui à ce moment évoquaient
dans les ballets russes les époques d'art les plus aimées,--à l'aide
d'œuvres d'art imprégnées de leur esprit et pourtant originales,--ces
robes de Fortuny, fidèlement antiques mais puissamment originales,
faisaient apparaître comme un décor, avec une plus grande force
d'évocation même, qu'un décor, puisque le décor restait à imaginer,
la Venise tout encombrée d'Orient où elles auraient été portées,
dont elles étaient, mieux qu'une relique dans la châsse de Saint-Marc
évocatrice du soleil et des turbans environnants, la couleur
fragmentée, mystérieuse et complémentaire. Tout avait péri de ce
temps, mais tout, renaissait, évoqué pour les relier entre elles par
la splendeur du paysage et le grouillement de la vie, par le
surgissement parcellaire et survivant des étoffes des dogaresses.
J'avais voulu une ou deux fois demander à ce sujet conseil à Mme de
Guermantes. Mais la duchesse n'aimait guère les toilettes qui font
costume. Elle-même, quoiqu'en possédant, n'était jamais si bien qu'en
velours noir avec des diamants. Et pour des robes telles que celles de
Fortuny, elle n'était pas d'un très utile conseil. Du reste j'avais
scrupule, en lui en demandant, de lui sembler n'aller la voir que
lorsque par hasard j'avais besoin d'elle, alors que je refusais d'elle
depuis longtemps plusieurs invitations par semaine. Je n'en recevais pas
que d'elle, du reste, avec cette profusion. Certes, elle et beaucoup
d'autres femmes, avaient toujours été très aimables pour moi. Mais ma
claustration avait certainement décuplé cette amabilité. Il semble
que dans la vie mondaine, reflet insignifiant de ce qui se passe en
amour, la meilleure manière qu'on vous recherche, c'est de se refuser.
Un homme calcule tout ce qu'il peut citer de traits glorieux pour lui,
afin de plaire à une femme, il varie sans cesse ses habits, veille sur
sa mine, elle n'a pas pour lui une seule des attentions qu'il reçoit de
cette autre, qu'en la trompant, et malgré qu'il paraisse devant elle
malpropre et sans artifice pour plaire, il s'est à jamais attachée. De
même si un homme regrettait de ne pas être assez recherché par le
monde, je ne lui conseillerais pas de faire plus de visites, d'avoir
encore un plus bel équipage, je lui dirais de ne se rendre à aucune
invitation, de vivre enfermé dans sa chambre, de n'y laisser entrer
personne, et qu'alors on ferait queue devant sa porte. Ou plutôt je ne
le lui dirais pas. Car c'est une façon assurée d'être recherché qui
ne réussit que comme celle d'être aimé, c'est-à-dire si on ne l'a
nullement adoptée pour cela, si, par exemple on garde toujours la
chambre parce qu'on est gravement malade, ou qu'on croit l'être, ou
qu'on y tient une maîtresse enfermée et qu'on préfère au monde, (où
tous les trois à la fois) pour qui ce sera une raison, sans qu'il sache
l'existence de cette femme, et simplement parce que vous vous refusez à
lui, de vous préférer à tous ceux qui s'offrent, et de s'attacher à
vous.
«Il faudra que nous nous occupions bientôt de vos robes de Fortuny»,
dis-je un soir à Albertine. Et certes, pour elle qui les avait
longtemps désirées, qui les choisissait longuement avec moi, qui en
avait d'avance la place réservée non seulement dans ses armoires mais
dans son imagination, posséder ces robes, dont, pour se décider entre
tant, d'autres, elle examinait longuement chaque détail, serait quelque
chose de plus que pour une femme trop riche qui a plus de robes qu'elle
n'en désire et ne les regarde même pas. Pourtant, malgré le sourire
avec lequel Albertine me remercia en me disant: «Vous êtes trop
gentil», je remarquai combien elle avait l'air fatigué et même
triste.
En attendant que fussent achevées ces robes, je m'en fis prêter
quelques-unes, même parfois seulement des étoffes, et j'en habillais
Albertine, je les drapais sur elle; elle se promenait dans ma chambre
avec la majesté d'une dogaresse et la grâce d'un mannequin. Seulement
mon esclavage à Paris m'était rendu plus pesant par la vue de ces
robes qui m'évoquaient Venise. Certes Albertine était bien plus
prisonnière que moi. Et c'était une chose curieuse comme, à travers
les murs de sa prison, le destin, qui transforme les êtres, avait pu
passer, la changer dans son essence même et de la jeune fille de Balbec
faire une ennuyeuse et docile captive. Oui, les murs de la prison
n'avaient pas empêché cette influence de traverser; peut-être même
est-ce eux qui l'avaient produite. Ce n'était plus la même Albertine,
parce qu'elle n'était pas, comme à Balbec, sans cesse en fuite sur sa
bicyclette, introuvable à cause du nombre de petites plages où elle
allait coucher chez des amies et où d'ailleurs ses mensonges la
rendaient plus difficile à atteindre; parce qu'enfermée chez moi,
docile et seule, elle n'était même plus ce qu'à Balbec, quand j'avais
pu la trouver, elle était sur la plage, cet être fuyant, prudent et
fourbe, dont la présence se prolongeait de tant de rendez-vous qu'elle
était habile à dissimuler, qui la faisaient aimer parce qu'ils
faisaient souffrir, en qui, sous sa froideur avec les autres et ses
réponses banales, on sentait le rendez-vous de la veille et celui du
lendemain, et pour moi une pensée de dédain et de ruse; parce que le
vent de la mer ne gonflait plus ses vêtements, parce que, surtout, je
lui avais coupé les ailes, qu'elle avait cessé d'être une Victoire,
qu'elle était une pesante esclave dont j'aurais voulu me débarrasser.
Alors, pour changer le cours de mes pensées, plutôt que de commencer
avec Albertine une partie de cartes ou de dames, je lui demandais de me
faire un peu de musique. Je restais dans mon lit et elle allait
s'asseoir au bout de la chambre devant le pianola, entre les portants de
la bibliothèque. Elle choisissait des morceaux ou tout nouveaux ou
qu'elle ne m'avait encore joués qu'une fois ou deux, car, commençant
à me connaître, elle savait que je n'aimais proposer à mon attention
que ce qui m'était encore obscur, heureux de pouvoir, au cours de ces
exécutions successives, rejoindre les unes aux autres, grâce à la
lumière croissante mais hélas! dénaturante et étrangère de mon
intelligence, les lignes fragmentaires et interrompues de la
construction, d'abord presque ensevelie dans la brume. Elle savait, et,
je crois comprenait, la joie que donnait, les premières fois, à mon
esprit, ce travail de modelage d'une nébuleuse encore informe. Elle
devinait qu'à la troisième ou quatrième exécution, mon intelligence,
en ayant atteint, par conséquent mis à la même distance, toutes les
parties, et n'ayant plus d'activité à déployer à leur égard, les
avait réciproquement étendues et immobilisées sur un plan uniforme.
Elle ne passait pas cependant encore à un nouveau morceau, car, sans
peut-être bien se rendre compte du travail qui se faisait en moi, elle
savait qu'au moment où le travail de mon intelligence était arrivé à
dissiper le mystère d'une œuvre, il était bien rare que, par
compensation, elle n'eût pas, au cours de sa tâche néfaste, attrapé
telle ou telle réflexion profitable. Et le jour où Albertine disait:
«Voilà un rouleau que nous allons donner à Françoise pour qu'elle
nous le fasse changer contre un autre», souvent il y avait pour moi
sans doute un morceau de musique de moins dans le monde, mais une
vérité de plus. Pendant qu'elle jouait, de la multiple chevelure
d'Albertine, je ne pouvais voir qu'une coque de cheveux noirs en forme
de cœur appliquée au long de l'oreille comme le nœud d'une infante de
Velasquez. De même que le volume de cet Ange musicien était constitué
par les trajets multiples entre les différents points du passé que son
souvenir occupait en moi, et ses différents sièges, depuis la vue,
jusqu'aux sensations les plus intérieures de mon être, qui m'aidaient
à descendre dans l'intimité du sien, la musique qu'elle jouait avait
aussi un volume, produit par la visibilité inégale des différentes
phrases, selon que j'avais plus ou moins réussi à y mettre de la
lumière et à rejoindre les unes aux autres les lignes d'une
construction qui m'avait d'abord paru presque tout entière noyée dans
le brouillard.
Je m'étais si bien rendu compte qu'il était absurde d'être jaloux de
Mlle de Vinteuil et de son amie, puisqu'Albertine depuis son aveu ne
cherchait nullement à les voir, et de tous les projets de villégiature
que nous avions formés avait écarté d'elle-même Combray, si proche
de Montjouvain, que, souvent, ce que je demandais à Albertine de me
jouer, et sans que cela me fît souffrir, c'était de la musique de
Vinteuil. Une seule fois cette musique de Vinteuil avait été une cause
indirecte de jalousie pour moi. En effet Albertine, qui savait que j'en
avais entendu jouer chez Mme Verdurin par Morel, me parla un soir de
celui-ci en me manifestant un vif désir d'aller l'entendre, de le
connaître. C'était justement peu de temps après que j'avais appris
l'existence de la lettre, involontairement interceptée par M. de
Charlus, de Léa à Morel. Je me demandai si Léa n'avait pas parlé de
lui à Albertine. Les mots de «grande sale, grande vicieuse» me
revenaient à l'esprit avec horreur. Mais justement parce qu'ainsi la
musique de Vinteuil fut liée douloureusement à Léa--non plus à Mlle
Vinteuil et à son amie--quand la douleur causée par Léa fut apaisée,
je pus dès lors entendre cette musique sans souffrance; un mal m'avait
guéri de la possibilité des autres. De cette musique de Vinteuil des
phrases inaperçues chez Mme Verdurin, larves obscures alors
indistinctes, devenaient d'éblouissantes architectures; et certaines
devenaient des amies, que j'avais à peine distinguées au début, qui
au mieux m'avaient paru laides et dont je n'aurais jamais cru qu'elles
fussent comme ces gens antipathiques au premier abord qu'on découvre
seulement tels qu'ils sont une fois qu'on les connaît bien. Entre les
deux états il y avait une vraie transmutation. D'autre part des phases
distinctes la première fois dans la musique entendue chez Mme Verdurin,
mais que je n'avais pas alors reconnues là, je les identifiais
maintenant avec des phrases des autres œuvres, comme cette phrase de la
Variation religieuse pour orgue qui, chez Mme Verdurin, avait passé
inaperçue pour moi dans le septuor, où pourtant, sainte qui avait
descendu les degrés du Sanctuaire, elle se trouvait mêlée aux fées
familières du musicien. D'autre part la phrase qui m'avait paru trop
peu mélodique, trop mécaniquement rythmée, de la joie titubante des
cloches de midi, maintenant c'était celle que j'aimais le mieux, soit
que je fusse habitué à sa laideur, soit que j'eusse découvert sa
beauté. Cette réaction sur la déception que causent d'abord les
chefs-d'œuvre, on peut en effet l'attribuer à un affaiblissement de
l'impression initiale ou à l'effort nécessaire pour dégager la
vérité. Deux hypothèses qui se représentent pour toutes les
questions importantes, les questions de la réalité de l'Art, de la
réalité de l'Éternité de l'âme; c'est un choix qu'il faut faire
entre elles; et pour la musique de Vinteuil, ce choix se représentait
à tout moment sous bien des formes. Par exemple cette musique me
semblait quelque chose de plus vrai que tous les livres connus. Par
instants je pensais que cela tenait à ce que ce qui est senti par nous
de la vie, ne l'étant pas sous formes d'idées, sa traduction
littéraire, c'est-à-dire intellectuelle en en rendant compte,
l'explique, l'analyse, mais ne le recompose pas comme la musique, où
les sons semblent prendre l'inflexion de l'être, reproduire cette
pointe intérieure et extrême des sensations qui est la partie qui nous
donne cette ivresse spécifique que nous retrouvons de temps en temps et
que quand nous disons: «Quel beau temps, quel beau soleil! » nous ne
faisons nullement connaître au prochain, en qui le même soleil et le
même temps éveillent des vibrations toutes différentes. Dans la
musique de Vinteuil, il y avait ainsi de ces visions qu'il est
impossible d'exprimer et presque défendu de constater, puisque, quand
au moment de s'endormir, on reçoit la caresse de leur irréel
enchantement, à ce moment même où la raison nous a déjà
abandonnés, les yeux se scellent et avant d'avoir eu le temps de
connaître non seulement l'ineffable mais l'invisible, on s'endort. Il
me semblait même quand je m'abandonnais à cette hypothèse où l'art
serait réel, que c'était même plus que la simple joie nerveuse d'un
beau temps ou d'une nuit d'opium que la musique peut rendre: une ivresse
plus réelle, plus féconde, du moins à ce que je pressentais. Il n'est
pas possible qu'une sculpture, une musique qui donne une émotion qu'on
sent plus élevée, plus pure, plus vraie, ne corresponde pas à une
certaine réalité spirituelle. Elle en symbolise sûrement une, pour
donner cette impression de profondeur et de vérité. Ainsi rien ne
ressemblait plus qu'une telle phrase de Vinteuil à ce plaisir
particulier que j'avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple
devant les clochers de Martinville, certains arbres d'une route de
Balbec ou, plus simplement, au début de cet ouvrage, en buvant une
certaine tasse de thé.
Sans pousser plus loin cette comparaison, je sentais que les rumeurs
claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où
il composait, promenaient devant mon imagination avec insistance, mais
trop rapidement pour qu'elle pût l'appréhender, quelque chose que je
pourrais comparer à la soierie embaumée d'un géranium. Seulement,
tandis que, dans le souvenir, ce vague peut être sinon approfondi, du
moins précisé grâce à un repérage de circonstances, qui expliquent
pourquoi une certaine saveur a pu nous rappeler des sensations
lumineuses, les sensations vagues données par Vinteuil venant non d'un
souvenir, mais d'une impression (comme celle des clochers de
Martinville), il aurait fallu trouver, de la fragrance de géranium de
sa musique, non une explication matérielle, mais l'équivalent profond,
la fête inconnue et colorée (dont ses œuvres semblaient les fragments
disjoints, les éclats aux cassures écarlates), le mode selon lequel il
«entendait» et projetait hors de lui l'univers. Cette qualité
inconnue d'un monde unique et qu'aucun autre musicien ne nous avait
jamais fait voir, peut-être est-ce en cela, disais-je à Albertine,
qu'est la preuve la plus authentique du génie, bien plus que dans le
contenu de l'œuvre elle-même. «Même en littérature? me demandait
Albertine. » «Même en littérature. » Et repensant à la monotonie des
œuvres de Vinteuil, j'expliquais à Albertine que les grands
littérateurs n'ont jamais fait qu'une seule œuvre, ou plutôt n'ont
jamais que réfracté à travers des milieux divers une même beauté
qu'ils apportent au monde. S'il n'était pas si tard, ma petite, lui
disais-je, je vous montrerais cela chez tous les écrivains que vous
lisez pendant que je dors, je vous montrerais la même identité que
chez Vinteuil. Ces phrases types, que vous commencez à reconnaître
comme moi, ma petite Albertine, les mêmes dans la sonate, dans le
septuor, dans les autres œuvres, ce serait par exemple, si vous voulez,
chez Barbey D'Aurevilly, une réalité cachée révélée par une trace
matérielle, la rougeur physiologique de l'Ensorcelée, d'Aimée de
Spens, de la Clotte, la main du Rideau Cramoisi, les vieux usages, les
vieilles coutumes, les vieux mots, les métiers anciens et singuliers
derrière lesquels il y a le Passé, l'histoire orale faite par les
pâtres du terroir, les nobles cités normandes parfumées d'Angleterre
et jolies comme un village d'Ecosse, la cause de malédictions contre
lesquelles on ne peut rien, la Vellini, le Berger, une même sensation
d'anxiété dans un passage, que ce soit la femme cherchant son mari dans
une _Vieille Maîtresse_, ouïe mari dans l'_Ensorcelée_ parcourant la
lande et l'Ensorcelée elle-même au sortir de la messe. Ce sont encore
des phrases types de Vinteuil que cette géométrie du tailleur de
pierre dans les romans de Thomas Hardy.
Les phrases de Vinteuil me firent penser à la petite phrase et je dis
à Albertine qu'elle avait été comme l'hymne national de l'amour de
Swann et d'Odette, «les parents de Gilberte que vous connaissez. Vous
m'avez dit qu'elle n'avait pas mauvais genre. Mais n'a-t-elle pas
essayé d'avoir des relations avec vous? Elle m'a parlé de vous. »
«Oui, comme ses parents la faisaient chercher en voiture au cours par
les trop mauvais temps, je crois qu'elle me ramena une fois et
m'embrassa», dit-elle au bout d'un moment en riant et comme si c'était
une confidence amusante. «Elle me demanda tout d'un coup si j'aimais
les femmes. » (Mais si elle ne faisait que croire se rappeler que
Gilberte l'avait ramenée, comment pouvait-elle dire avec autant de
précision que Gilberte lui avait posé cette question bizarre? )
«Même, je ne sais quelle idée baroque me prit de la mystifier, je lui
répondis que oui. » (On aurait dit qu'Albertine craignait que Gilberte
m'eût raconté cela et qu'elle ne voulût pas que je constatasse
qu'elle me mentait. ) «Mais nous ne fîmes rien du tout. » (C'était
étrange, si elles avaient échangé ces confidences, qu'elles n'eussent
rien fait, surtout qu'avant cela même, elles s'étaient embrassées
dans la voiture, au dire d'Albertine. ) «Elle m'a ramené comme cela
quatre ou cinq fois, peut-être un peu plus, et c'est tout. » J'eus
beaucoup de peine à ne poser aucune question, mais me dominant pour
avoir l'air de n'attacher à tout cela aucune importance, je revins à
Thomas Hardy. «Rappelez-vous les tailleurs de pierre dans _Jude
l'obscur_, dans la _Bien-Aimée_, les blocs de pierre que le père
extrait de l'Ile venant par bateaux s'entasser dans l'atelier du fils
où elles deviennent statues; dans les _Yeux Bleus_ le parallélisme des
tombes, et aussi la ligne parallèle du bateau, et les wagons contigus
où sont les deux amoureux, et la morte; le parallélisme entre la
_Bien-Aimée_ où l'homme aime trois femmes et les _Yeux Bleus_ où la
femme aime trois hommes, etc. , et enfin tous ces romans superposables
les uns aux autres, comme les maisons verticalement entassées en
hauteur sur le sol pierreux de l'île. Je ne peux pas vous parler comme
cela en une minute des plus grands, mais vous verriez dans Stendhal un
certain sentiment de l'altitude se liant à la vie spirituelle: le lieu
élevé où Julien Sorel est prisonnier, la tour au haut de laquelle est
enfermée Fabrice, le clocher où l'Abbé Barnès s'occupe d'astrologie
et d'où Fabrice jette un si beau coup d'œil. Vous m'avez dit que vous
aviez vu certains tableaux de Vermeer, vous vous rendez bien compte que
ce sont les fragments d'un même monde, que c'est toujours, quelque
génie avec lequel ils soient recréés, la même table, le même tapis,
la même femme, la même nouvelle et unique beauté, énigme, à cette
époque où rien ne lui ressemble ni ne l'explique si on ne cherche pas
à l'apparenter par les sujets, mais à dégager l'impression
particulière que la couleur produit. Eh! bien cette beauté nouvelle,
elle reste identique dans toutes les œuvres de Dostoïevski, la femme
de Dostoïevski (aussi particulière qu'une femme de Rembrandt) avec son
visage mystérieux, dont la beauté avenante se change brusquement,
comme si elle avait joué la comédie de la bonté, en une insolence
terrible (bien qu'au fond il semble qu'elle soit plutôt bonne),
n'est-ce pas toujours la même, que ce soit Nastasia Philipovna
écrivant des lettres d'amour à Aglaé et lui avouant qu'elle la hait,
ou dans une visite entièrement identique à celle-là--à celle aussi
où Nastasia Philipovna insulte les parents de Vania--Grouchenka, aussi
gentille chez Katherina Ivanovna que celle-ci l'avait cru terrible, puis
brusquement dévoilant sa méchanceté en insultant Katherina Ivanovna
(bien que Grouchenka au fond soit bonne); Grouchenka, Nastasia, figures
aussi originales, aussi mystérieuses non pas seulement que les
courtisanes de Carpacio mais que la Bethsabée de Rembrandt. Comme, chez
Vermeer, il y a création d'une certaine âme, d'une certaine couleur
des étoffes et des lieux, il n'y a pas seulement chez Dostoïevski
création d'êtres mais de demeures, et la maison de l'Assassinat dans
_Crime et Châtiment_ avec son dvornik, n'est-elle pas presque aussi
merveilleuse que le chef-d'œuvre de la maison de l'Assassinat dans
Dostoïevski, cette sombre et si longue, et si haute, et si vaste maison
de Rogojine où il tue Nastasia Philipovna. Cette beauté nouvelle et
terrible d'une maison, cette beauté nouvelle et mixte d'un visage de
femme, voilà ce que Dostoïevski a apporté d'unique au monde, et les
rapprochements que des critiques littéraires peuvent faire entre lui et
Gogol, ou entre lui et Paul de Kock, n'ont aucun intérêt, étant
extérieurs à cette beauté secrète. Du reste si je t'ai dit que c'est
de roman à roman la même scène, c'est au sein d'un même roman que
les mêmes scènes, les mêmes personnages se reproduisent si le roman
est très long. Je pourrais te le montrer facilement dans la _Guerre et
la Paix_ et certaine scène dans une voiture. . . » «Je n'avais pas voulu
vous interrompre, mais puisque je vois que vous quittez Dostoïevski,
j'aurais peur d'oublier. Mon petit, qu'est-ce que vous avez voulu dire
l'autre jour quand vous m'avez dit: «C'est comme le côté Dostoïevski
de Mme de Sévigné. Je vous avoue que je n'ai pas compris. Cela me
semble tellement différent. » «Venez, petite fille, que je vous
embrasse pour vous remercier de vous rappeler si bien ce que je dis,
vous retournerez au pianola après. Et j'avoue que ce que j'avais dit
là était assez bête. Mais je l'avais dit pour deux raisons. La
première est une raison particulière. Il est arrivé que Mme de
Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevski, au lieu de présenter les
choses dans l'ordre logique, c'est-à-dire en commençant par la cause,
nous montre d'abord l'effet, l'illusion qui nous frappe. C'est ainsi que
Dostoïevski présente ses personnages. Leurs actions nous apparaissent
aussi trompeuses que ces effets d'Elstir où la mer a l'air d'être dans
le ciel. Nous sommes tout étonnés d'apprendre que cet homme sournois
est au fond excellent, ou le contraire». «Oui, mais un exemple pour
Mme de Sévigné». «J'avoue, lui répondis-je en riant, que c'est
très tiré par les cheveux, mais enfin je pourrais trouver des
exemples». --«Mais est-ce qu'il a jamais assassiné quelqu'un,
Dostoïevski? Les romans que je connais de lui pourraient tous s'appeler
l'Histoire d'un crime. C'est une obsession chez lui, ce n'est pas
naturel qu'il parle toujours de ça». «Je ne crois pas, ma petite
Albertine, je connais mal sa vie. Il est certain que comme tout le monde
il a connu le péché, sous une forme ou sous une autre, et probablement
sous une forme que les lois interdisent. En ce sens-là il devait être
un peu criminel, comme ses héros, qui ne le sont d'ailleurs pas tout à
fait, qu'on condamne avec des circonstances atténuantes. Et ce n'était
même peut-être pas la peine qu'il fût criminel. Je ne suis pas
romancier; il est possible que les créateurs soient tentés par
certaines formes de vie qu'ils n'ont pas personnellement éprouvées. Si
je viens avec vous à Versailles comme nous avons convenu, je vous
montrerai le portrait de l'honnête homme par excellence, du meilleur
des maris, Choderlos de Laclos qui a écrit le plus effroyablement
pervers des livres, et juste en face celui de Mme de Genlis qui écrivit
des contes moraux et ne se contenta pas de tromper la duchesse
d'Orléans, mais la supplicia en détournant d'elle ses enfants. Je
reconnais tout de même que chez Dostoïevski cette préoccupation de
l'assassinat a quelque chose d'extraordinaire et qui me le rend très
étranger.
