Je crois qu'on peut
reprocher
a` Schiller d'avoir fait
e?
e?
Madame de Stael - De l'Allegmagne
, et se croyaient indigne?
s contre les abus de l'ordre
social, quand ils n'e? taient que fatigue? s de leur situation parti-
culie`re. Leurs essais de re? volte ne furent que ridicules; ne? an-
moins les trage? dies et les romans ont beaucoup plus d'impor-
I. -IIKV en Allemagne que dans aucun autre pays. On y fait tout
se? rieusement, et lire tel ouvrage, ou voir telle pie`ce, influe sur
le sort de la vie. Ce qu'on admire comme art, on veut l'intro-
duire dans l'existence re? elle. Werther a cause? plus de suicides
que la plus belle femme du monde; et la poe? sie, la philosophie,
l'ide? al enfin, ont souvent plus d'empire sur les Allemands que
la nature et les passions me^me.
Le sujet des Brigands est comme celui d'un grand nombre
de fictions, qui toutes ont pour origine la parabole de l'Enfant
prodigue. Un fils hypocrite se conduit bien en apparence; un fils coupable a de bons sentiments, malgre? ses fautes. Cette
opposition est tre`s-belle sous le point de vue religieux, parce
qu'elle nous atteste que Dieu lit dans les coeurs; mais elle a de
grands inconve? nients, lorsqu'on veut inspirertrop d'inte? re^t pour
le fils qui a quitte? la maison paternelle. Tous les jeunes gens
dont la te^te est mauvaise s'attribuent en conse? quence un bon
coeur, et rien n'est plus absurde cependant que de se supposer
des qualite? s parce qu'on se sent des de? fauts; cette garantie
ne? gative est tre`s-peu certaine, car de ce que l'on manque de
raison, il ne s'ensuit pas du tout qu'on ait de la sensibilite? : la
folie n'est souvent qu'un e? goi? sme impe? tueux. Le ro^le du fils hypocrite, tel que Schiller l'a repre? sente? , est
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? ET DON CARLOS. 19! )
beaucoup trop hai? ssable. C'est un des de? fauts des e? crivains tre`s-
jeunes , de dessiner avec des traits trop brusques ; on prend les
nuances dans les tableaux pour de la timidite? de caracte`re, tan-
dis qu'elles sont la preuve de la maturite? du talent. Si les per-
sonnages en seconde ligne ne sont pas peints avec assez de ve? rite?
dans la pie`ce de Schiller, les passions du chef des brigands y
sont exprime? es d'une manie`re admirable. L'e? nergie de ce ca-
racte`re se manifeste tour a` tour par l'incre? dulite? , la religion,
l'amour et la barbarie: ne trouvant point a` se placer dans
l'ordre, il se fait jour a` travers le crime; l'existence est pour lui
comme une sorte de de? lire, qui s'exalte tanto^t par la fureur, et
tanto^t par le remords.
Les sce`nes d'amour entre la jeune fille et le chef des brigands
qui devait e^tre son e? poux, sont admirables d'enthousiasme et
de sensibilite? ; il est peu de situations plus touchantes que celle
de cette femme parfaitement vertueuse, s'inte? ressant toujours,
au fond du coeur, a` celui qu'elle aimait avant qu'il se fu^t rendu
criminel. Le respect qu'une femme est accoutume? e de ressentir
pour l'homme qu'elle aime, se change en une sorte de terreur
et de pitie? , et l'on dirait que l'infortune? e se flatte encore d'e^tre,
dans le ciel, l'ange protecteur de son coupable ami, alors qu'elle
ne peut plus devenir son heureuse compagne sur la terre.
On ne peut juger de la pie`ce de Schiller dans la traduction
franc? aise. On n'y a conserve? , pour ainsi dire, que la pantomime
de l'action; l'originalite? des caracte`res a disparu, et c'est elle
qui seule peut rendre une fiction vivante ; les plus belles trage? dies
deviendraient des me? lodrames si l'on en o^taitla peinture anime? e
des sentiments et des passions. La force des e? ve? nements ne
suffit pas pour lier le spectateur avec les personnages; qu'ils
s'aiment ou qu'ils se tuent, peu nous importe, si l'auteur n'a
pas excite? notre sympathie pour eux.
Don Carlos est aussi un ouvrage de la jeunesse de Schiller, et
cependant on le conside`re comme une composition du premier
rang. Ce sujet de don Carlos est un des plus dramatiques que
l'histoire puisse offrir. Une jeune princesse, fille de Henri 11.
quitte la France et la cour brillante et chevaleresque du roi son
pe`re, pour s'unir a` un vieux tyran tellement sombre et se? ve`re ,
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 200 LES RRIGANDS
que le caracte`re me^me des Espagnols fut alte? re? par son re`gne,
et que pendant longtemps la nation porta l'empreinte de son
mai^tre. Don Carlos, fiance? d'abord a` E? lisabeth , l'aime encore
quoiqu'elle soit devenue sa belle-me`re. La re? formation et la
re? volte des Pays-Bas, ces grands e? ve? nements politiques, se me^-
lent a` la catastrophe tragique de la condamnation du fils par le
pe`re : l'inte? re^t individuel et l'inte? re^t public se trouvent re? unis au
plus haut degre? dans cette trage? die. Plusieurs e? crivains ont traite? ce sujet en France; mais on n'a
pu, dans l'ancien re? gime, le mettre sur le the? a^tre; on croyait
que c'e? tait manquer d'e? gards a` l'Espagne que de repre? senter ce
fait de son histoire. On demandait a` M. d'Aranda, cet ambas-
sadeur d'Espagne, connu par tant de traits qui prouvent la force
de son caracte`re et les bornes de son esprit, la permission de
faire jouer une trage? die de Don Carlos, que l'auteur venait d'achever, et dont il espe? rait une grande gloire. Que ne prend-il
un autresujet? re? pondit M. d'Aranda. --M. l'ambassadeur lui
disait-on, faites attention que la pie`ce est termine? e, que l'auteur
y a consacre? trois ans de sa vie. -- Mais, mon Dieu, reprenait
l'ambassadeur, n'y a-t-il donc que cet e? ve? nement dans l'histoire?
Qu'il en choisisse un autre. -- Jamais on ne put le faire sortir
de cet inge? nieux raisonnement, qu'appuyait une volonte? forte.
Les sujets historiques exercent le talent d'une tout autre
manie`re que les sujets d'invention ; ne? anmoins, il faut peut-e^tre
encore plus d'imagination pour repre? senter l'histoire dans une
trage? die, que pour cre? er a` volonte? les situations et les person-
nages. Alte? rer essentiellement les faits, en les transportant sur
la sce`ne, c'est toujours produire une impression de? sagre? able;
on s'attend a` la ve? rite? , et l'on est pe? niblement surpris quand
l'auteur y substitue la fiction quelconque qu'il lui a plu de choi-
sir; cependant l'histoire a besoin d'e^tre artistement combine? e
pour faire effet au the? a^tre, et il faut re? unir tout a` la fois, dans
la trage? die, le talent de peindre le vrai et celui de le rendre
poe? tique. Des difficulte? s d'un autre genre se pre? sentent quand
l'art dramatique parcourt le vaste champ de l'invention; on
dirait qu'il est plus libre ; cependant rien n'est plus rare que de
caracte? riser assez des personnages inconnus, pour qu'ils aient
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? ET DON CARLOS. 201
autant de consistance que des noms de? ja` ce? le`bres. Lear, Othello,
Orosmane, Taucre`de, ont rec? u de Shakespeare et de Voltaire
l'immortalite? , sans avoir joui dela vie; toutefois les sujets d'in-
vention sont d'ordinaire l'e? cueil du poe`te, par l'inde? pendance
me^me qu'ils lui laissent. Les sujets historiques semblent impo-
ser dela ge^ne; mais quand on saisit bien le point d'appui qu'offrent de certaines bornes, la carrie`re qu'elles tracent et l'e? lan
qu'elles permettent, ces bornes me^mes sont favorables au talent.
La poe? sie fide`le fait ressortir la ve? rite? comme le rayon du soleil
les couleurs, et donne aux e? ve? nements qu'elle retrace l'e? clat que
les te? ne`bres du temps leur avaient ravi.
L'on pre? fe`re en Allemagne les trage? dies historiques, lorsque
l'art s'y manifeste, comme le Prophe`te du passe? '. L'auteur
qui veut composer un tel ouvrage doit se transporter tout entier
dans le sie`cle et dans les moeurs des personnages qu'il repre? -
sente, et l'on aurait raison de critiquer plus se? ve`rement un ana-
chronisme dans les sentiments et dans les pense? es que dans les
dates.
C'est d'apre`s ces principes que quelques personnes ont bla^me?
Schiller d'avoir invente? le caracte`re du marquis de Posa, noble
Espagnol, partisan de la liberte? , de la tole? rance, passionne? pour
toutes les ide? es nouvelles qui commenc? aient alors a` fermenter
en Europe.
Je crois qu'on peut reprocher a` Schiller d'avoir fait
e? noncer ses propres opinions par le marquis de Posa; mais ce
n'est pas, comme on l'a pre? tendu, l'esprit philosophique du
dix-huitie`me sie`cle qu'il lui a donne? . Le marquis de Posa, tel
que l'a peint Schiller, est un enthousiaste allemand; et ce carac-
te`re est si e? tranger a` notre temps, qu'on peut aussi bien le croire
du seizie`me sie`cle que du no^tre. Une plus grande erreur, peut-
e^tre , c'est de supposer que Philippe II pu^t e? couter longtemps
avec plaisir un tel homme, et qu'il lui ait donne? me^me pour un
instant sa confiance. Posa dit avec raison, en parlant de Phi-
lippe II :-- << Je faisais d'inutiles efforts pour exalter sou a^me ,
<< et, dans cette terre refroidie, les fleurs de ma pense? e ne pou-
<< valent prospe? rer. <<--Mais Philippe II ne se fu^t jamais entretenu
1 Expression de Fre? de? ric Schlegel, sur la pe? ne? tration d'un grand historien.
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? 202 LES RHIGANDS
avec un jeune homme tel que le marquis de Posa. Le vieux fils
de Charles-Quint ne devait voir dans la jeunesse et l'enthou-
siasme que le tort de la nature et le crime de la re? formation;
s'il avait pu se confier un jour a` un e^tre ge? ne? reux, il eu^t de? -
menti son caracte`re et me? rite? le pardon des sie`cles.
Il y a des inconse? quences dans le caracte`re de tous les hommes,
me^me dans celui des tyrans; mais elles tiennent par des liens
invisibles a` leur nature. Dans la pie`ce de Schiller, une de ces
inconse? quences est singulie`rement bien saisie. Le duc de Medina-Sidonia, ge? ne? ral avance? en a^ge, qui a commande? l'invincible
Armada dissipe? e par la flotte anglaise et les orages, revient,
et tout le monde croit que le courroux de Philippe II va l'ane? an-
tir. Les courtisans s'e? cartent de lui, nul n'ose l'approcher; il
se jette aux genoux de Philippe, et lui dit: << Sire, vous voyez
<< en moi tout ce qui reste de la flotte et de l'intre? pide arme? e
<< que vous m'aviez confie? es. --Dieu est au-dessus de moi, re? -
<< pond Philippe; je vous ai envoye? contre des hommes, mais
<< non pas contre des tempe^tes; soyez conside? re? comme mon
digne serviteur. >> Voila` de la magnanimite? ; et cependant a`
quoi tient-elle? a` un certain respect pour la vieillesse, dans un
monarque e? tonne? que la nature se soit permis de le faire vieux;
a` l'orgueil, qui ne permet pas a` Philippe de s'attribuer a` lui-
me^me ses revers , en s'accusant d'un mauvais choix; a` l'indul-
gence qu'il se sent pour un homme abaisse? par le sort; lui qui
voudrait qu'un joug quelconque courba^t tous les genres de fierte? ,
excepte? la sienne; enfin, au caracte`re me^me d'un despote, que
les obstacles naturels re? voltent moins que la plus faible re? sis-
tance volontaire. Cette sce`ne jette une lueur profonde sur le
caracte`re de Philippe II.
Sans doute le personnage du marquis de Posa peut e^tre con-
side? ri comme l'oeuvre d'un jeune poe`te qui a besoin de donner
son a^me a` son personnage favori; mais c'est une belle chose en
soi-me^me que ce caracte`re pur et exalte? , au milieu d'une cour
ou` le silence et la terreur ne sont trouble? s que par le bruit sou-
terrain de l'intrigue. Don Carlos ne peut e^tre un grand homme ,
son pe`re doit l'avoir opprime? de`s l'enfance : le marquis de Posa
est un interme? diaire qui semble indispensable entre Philippe et
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? ET DON CARLOS. 203
son fils. Don Carlos a tout l'enthousiasme des affections du
coeur; Posa, celui des vertus publiques : l'un devrait e^tre le roi,
l'autre l'ami ; et ce de? placement me^me dans les caracte`res est
une ide? e inge? nieuse : car serait-il possible que le fils d'un des-
pote sombre et cruel fu^t un he? ros citoyen ? ou` aurait-il appris a`
estimer les hommes? Est-ce par son pe`re, qui les me? prise, ou
parles courtisans de son pe`re, qui me? ritent ce me? pris? Don
Carlos doit e^tre faible pour e^tre bon, et la place me^me que son
amour tient dans sa vie exclut de son a^me toutes les pense? es
politiques. Je le re? pe`te donc, l'invention du personnage du mar-
quis de Posa me parai^t ne? cessaire pour repre? senter dans la pie`ce
les grands inte? re^ts des nations, et cette force chevaleresque qui
se transformait tout a` coup par les lumie`res du temps en amour
dela liberte? . De quelque manie`re qu'on eu^t pu modifier ces
sentiments , ils ne convenaient pas au prince royal; ils auraient
pris en lui le caracte`re de la ge? ne? rosite? , et il ne faut pas que la
liberte? soit jamais repre? sente? e comme un don du pouvoir.
La gravite? ce? re? monieuse dela cour de Philippe II est caracte? -
rise? e d'une manie`re bien frappante, dans la sce`ne d'E? lisabeth
avec ses dames d'honneur. Elle demande a` l'une d'elles ce qu'elle
aime le mieux, du se? jour d'Aranjuez ou de Madrid; la dame
d'honneur re? pond que les reines d'Espagne ont coutume, de-
puis des temps imme? moriaux, de rester trois mois a` Madrid,
et trois mois a` Aranjuez. Elle ne se permet pas le moindre signe
de pre? fe? rence pour un se? jour ou pour un autre; elle se croit
faite pour ne rien e? prouver, en aucun genre, qui ne lui soit com-
mande? . Elisabeth demande sa fille; on lui re? pond que l'heure
fixe? e pour qu'elle la voie n'est pas encore arrive? e. Enfin, le roi
parai^t, et il exile pour dix ans cette me^me dame d'honneur si re? -
signe? e, parce qu'elle a laisse? la reine une demi-heure seule.
Philippe II se re? concilie unmoment avec don Carlos, et re-
prend sur lui, par une parole de bonte? , tout l'ascendant pater-
nel. -- << Voyez, lui dit Carlos, les cieux s'abaissent pour assister
a` la re? conciliation d'un pe`re avec son fils. >> -- C'est un beau moment que celui ou` le marquis de Posa, n'es-
pe? rant plus e? chappera` la vengeance de Philippe II, prie Elisabeth de recommander a` don Carlos l'accomplissement des projets
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? J04 LES RRIGANDS
qu'ils ont forme? s ensemble pour la gloire et le bonheur de la
nation espagnole. << Rappelez-lui, dit-il, quand il sera dans
l'a^ge mu^r, rappelez-lui qu'il doit porter respect aux re^ves de
sa jeunesse. >> En effet, quand on avance dans la vie, la pru-
dence prend a` tort le pas sur toutes les autres vertus; on dirait
que tout est folie dans la chaleur de l'a^me; et cependant, si
l'homme pouvaitla conserver encore quand l'expe? rience l'e? claire,
s'il he? ritait du temps sans se courber sous son poids, il n'in-
sulterait jamais aux vertus exalte? es, dont le premier conseil est
toujours le sacrifice de soi-me^me. Le marquis de Posa, par une suite de circonstances trop em-
brouille? es, a cru servir don Carlos aupre`s de Philippe, en pa-
raissant le sacrifier a` la fureur de son pe`re. Il n'a pu re? ussir dans ses projets; le prince est conduit en prison, le marquis de
Posa va l'y trouver, lui explique les motifs de sa conduite, et,
pendant qu'il se justifie, un assassin, envoye? par Philippe II, le
fait tomber, atteint d'une balle meurtrie`re, aux pieds de son
ami. La douleur de don Carlos est admirable; il redemande le
compagnon de sa jeunesse a` son pe`re qui l'a tue? , comme si
l'assassin conservait encore le pouvoir de rendre la vie a` sa
victime. Les regards fixe? s sur ce corps immobile qu'animaient
nague`re tant de pense? es, don Carlos, condamne? lui-me^me a`
pe? rir, apprend tout ce qu'est la mort dans les traits glace? s de
son ami.
Il y a dans cette trage? die deux moines, dont les caracte`res et
le genre de vie sont en contraste : l'un, c'est Domingo, le con-
fesseur du roi; et l'autre, un pre^tre retire? dans un couvent soli-
taire, a` la porte de Madrid. Domingo n'est qu'un moine intri-
gant, perfide et courtisan, confident du duc d'Albe, dont le caracte`re disparai^t ne? cessairement a` co^te? de celui de Philippe,
car Philippe prend a` lui seul tout ce qu'il y a de beau dans le
terrible. Le moine solitaire recoit,' sans les connai^tre, don Car-
los et Posa, qui se sont donne? rendez-vous dans son couvent,
au milieu de leurs plus grandes agitations. Le calme, la re? si-
gnation du prieur qui les accueille, produisent un effet tou-
chant. << A ces murs, dit le pieux solitaire, finit le monde. >>
Mais rien dans toute la pie`ce n'e? gale l'originalite? de Pavant-
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? ET DON CARLOS. 205
dernie`re sce`ne du cinquie`me acte, entre le roi et le grand inqui-
siteur. Philippe, poursuivi par sa jalouse haine contre son pro-
pre fils, et par la terreur du crime qu'il va commettre, Philippe
envie ses pages qui dorment paisiblement au pied de son lit,
tandis que l'enfer de son propre coeur le prive de tout repos. Il
envoie chercher le grand inquisiteur, pour le consulter sur la
condamnation de don Carlos. Ce moine cardinal a quatre-vingt-dix ans; il est plus a^ge? que ne le serait Charles-Quint, dont il
a e? te? le pre? cepteur; il est aveugle, et vit dans une solitude abso-
lue; les seuls espions de l'inquisition viennent lui apporter des
nouvelles de ce qui se passe dans le monde; il s'informe seule-
ment s'il y a des crimes, des fautes ou des pense? es a` punir. A
ses yeux, Philippe II, a^ge? de soixante ans, est encore jeune. Le
plus sombre, le plus prudent des despotes, lui parai^t un souve-
rain inconside?
social, quand ils n'e? taient que fatigue? s de leur situation parti-
culie`re. Leurs essais de re? volte ne furent que ridicules; ne? an-
moins les trage? dies et les romans ont beaucoup plus d'impor-
I. -IIKV en Allemagne que dans aucun autre pays. On y fait tout
se? rieusement, et lire tel ouvrage, ou voir telle pie`ce, influe sur
le sort de la vie. Ce qu'on admire comme art, on veut l'intro-
duire dans l'existence re? elle. Werther a cause? plus de suicides
que la plus belle femme du monde; et la poe? sie, la philosophie,
l'ide? al enfin, ont souvent plus d'empire sur les Allemands que
la nature et les passions me^me.
Le sujet des Brigands est comme celui d'un grand nombre
de fictions, qui toutes ont pour origine la parabole de l'Enfant
prodigue. Un fils hypocrite se conduit bien en apparence; un fils coupable a de bons sentiments, malgre? ses fautes. Cette
opposition est tre`s-belle sous le point de vue religieux, parce
qu'elle nous atteste que Dieu lit dans les coeurs; mais elle a de
grands inconve? nients, lorsqu'on veut inspirertrop d'inte? re^t pour
le fils qui a quitte? la maison paternelle. Tous les jeunes gens
dont la te^te est mauvaise s'attribuent en conse? quence un bon
coeur, et rien n'est plus absurde cependant que de se supposer
des qualite? s parce qu'on se sent des de? fauts; cette garantie
ne? gative est tre`s-peu certaine, car de ce que l'on manque de
raison, il ne s'ensuit pas du tout qu'on ait de la sensibilite? : la
folie n'est souvent qu'un e? goi? sme impe? tueux. Le ro^le du fils hypocrite, tel que Schiller l'a repre? sente? , est
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? ET DON CARLOS. 19! )
beaucoup trop hai? ssable. C'est un des de? fauts des e? crivains tre`s-
jeunes , de dessiner avec des traits trop brusques ; on prend les
nuances dans les tableaux pour de la timidite? de caracte`re, tan-
dis qu'elles sont la preuve de la maturite? du talent. Si les per-
sonnages en seconde ligne ne sont pas peints avec assez de ve? rite?
dans la pie`ce de Schiller, les passions du chef des brigands y
sont exprime? es d'une manie`re admirable. L'e? nergie de ce ca-
racte`re se manifeste tour a` tour par l'incre? dulite? , la religion,
l'amour et la barbarie: ne trouvant point a` se placer dans
l'ordre, il se fait jour a` travers le crime; l'existence est pour lui
comme une sorte de de? lire, qui s'exalte tanto^t par la fureur, et
tanto^t par le remords.
Les sce`nes d'amour entre la jeune fille et le chef des brigands
qui devait e^tre son e? poux, sont admirables d'enthousiasme et
de sensibilite? ; il est peu de situations plus touchantes que celle
de cette femme parfaitement vertueuse, s'inte? ressant toujours,
au fond du coeur, a` celui qu'elle aimait avant qu'il se fu^t rendu
criminel. Le respect qu'une femme est accoutume? e de ressentir
pour l'homme qu'elle aime, se change en une sorte de terreur
et de pitie? , et l'on dirait que l'infortune? e se flatte encore d'e^tre,
dans le ciel, l'ange protecteur de son coupable ami, alors qu'elle
ne peut plus devenir son heureuse compagne sur la terre.
On ne peut juger de la pie`ce de Schiller dans la traduction
franc? aise. On n'y a conserve? , pour ainsi dire, que la pantomime
de l'action; l'originalite? des caracte`res a disparu, et c'est elle
qui seule peut rendre une fiction vivante ; les plus belles trage? dies
deviendraient des me? lodrames si l'on en o^taitla peinture anime? e
des sentiments et des passions. La force des e? ve? nements ne
suffit pas pour lier le spectateur avec les personnages; qu'ils
s'aiment ou qu'ils se tuent, peu nous importe, si l'auteur n'a
pas excite? notre sympathie pour eux.
Don Carlos est aussi un ouvrage de la jeunesse de Schiller, et
cependant on le conside`re comme une composition du premier
rang. Ce sujet de don Carlos est un des plus dramatiques que
l'histoire puisse offrir. Une jeune princesse, fille de Henri 11.
quitte la France et la cour brillante et chevaleresque du roi son
pe`re, pour s'unir a` un vieux tyran tellement sombre et se? ve`re ,
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 200 LES RRIGANDS
que le caracte`re me^me des Espagnols fut alte? re? par son re`gne,
et que pendant longtemps la nation porta l'empreinte de son
mai^tre. Don Carlos, fiance? d'abord a` E? lisabeth , l'aime encore
quoiqu'elle soit devenue sa belle-me`re. La re? formation et la
re? volte des Pays-Bas, ces grands e? ve? nements politiques, se me^-
lent a` la catastrophe tragique de la condamnation du fils par le
pe`re : l'inte? re^t individuel et l'inte? re^t public se trouvent re? unis au
plus haut degre? dans cette trage? die. Plusieurs e? crivains ont traite? ce sujet en France; mais on n'a
pu, dans l'ancien re? gime, le mettre sur le the? a^tre; on croyait
que c'e? tait manquer d'e? gards a` l'Espagne que de repre? senter ce
fait de son histoire. On demandait a` M. d'Aranda, cet ambas-
sadeur d'Espagne, connu par tant de traits qui prouvent la force
de son caracte`re et les bornes de son esprit, la permission de
faire jouer une trage? die de Don Carlos, que l'auteur venait d'achever, et dont il espe? rait une grande gloire. Que ne prend-il
un autresujet? re? pondit M. d'Aranda. --M. l'ambassadeur lui
disait-on, faites attention que la pie`ce est termine? e, que l'auteur
y a consacre? trois ans de sa vie. -- Mais, mon Dieu, reprenait
l'ambassadeur, n'y a-t-il donc que cet e? ve? nement dans l'histoire?
Qu'il en choisisse un autre. -- Jamais on ne put le faire sortir
de cet inge? nieux raisonnement, qu'appuyait une volonte? forte.
Les sujets historiques exercent le talent d'une tout autre
manie`re que les sujets d'invention ; ne? anmoins, il faut peut-e^tre
encore plus d'imagination pour repre? senter l'histoire dans une
trage? die, que pour cre? er a` volonte? les situations et les person-
nages. Alte? rer essentiellement les faits, en les transportant sur
la sce`ne, c'est toujours produire une impression de? sagre? able;
on s'attend a` la ve? rite? , et l'on est pe? niblement surpris quand
l'auteur y substitue la fiction quelconque qu'il lui a plu de choi-
sir; cependant l'histoire a besoin d'e^tre artistement combine? e
pour faire effet au the? a^tre, et il faut re? unir tout a` la fois, dans
la trage? die, le talent de peindre le vrai et celui de le rendre
poe? tique. Des difficulte? s d'un autre genre se pre? sentent quand
l'art dramatique parcourt le vaste champ de l'invention; on
dirait qu'il est plus libre ; cependant rien n'est plus rare que de
caracte? riser assez des personnages inconnus, pour qu'ils aient
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? ET DON CARLOS. 201
autant de consistance que des noms de? ja` ce? le`bres. Lear, Othello,
Orosmane, Taucre`de, ont rec? u de Shakespeare et de Voltaire
l'immortalite? , sans avoir joui dela vie; toutefois les sujets d'in-
vention sont d'ordinaire l'e? cueil du poe`te, par l'inde? pendance
me^me qu'ils lui laissent. Les sujets historiques semblent impo-
ser dela ge^ne; mais quand on saisit bien le point d'appui qu'offrent de certaines bornes, la carrie`re qu'elles tracent et l'e? lan
qu'elles permettent, ces bornes me^mes sont favorables au talent.
La poe? sie fide`le fait ressortir la ve? rite? comme le rayon du soleil
les couleurs, et donne aux e? ve? nements qu'elle retrace l'e? clat que
les te? ne`bres du temps leur avaient ravi.
L'on pre? fe`re en Allemagne les trage? dies historiques, lorsque
l'art s'y manifeste, comme le Prophe`te du passe? '. L'auteur
qui veut composer un tel ouvrage doit se transporter tout entier
dans le sie`cle et dans les moeurs des personnages qu'il repre? -
sente, et l'on aurait raison de critiquer plus se? ve`rement un ana-
chronisme dans les sentiments et dans les pense? es que dans les
dates.
C'est d'apre`s ces principes que quelques personnes ont bla^me?
Schiller d'avoir invente? le caracte`re du marquis de Posa, noble
Espagnol, partisan de la liberte? , de la tole? rance, passionne? pour
toutes les ide? es nouvelles qui commenc? aient alors a` fermenter
en Europe.
Je crois qu'on peut reprocher a` Schiller d'avoir fait
e? noncer ses propres opinions par le marquis de Posa; mais ce
n'est pas, comme on l'a pre? tendu, l'esprit philosophique du
dix-huitie`me sie`cle qu'il lui a donne? . Le marquis de Posa, tel
que l'a peint Schiller, est un enthousiaste allemand; et ce carac-
te`re est si e? tranger a` notre temps, qu'on peut aussi bien le croire
du seizie`me sie`cle que du no^tre. Une plus grande erreur, peut-
e^tre , c'est de supposer que Philippe II pu^t e? couter longtemps
avec plaisir un tel homme, et qu'il lui ait donne? me^me pour un
instant sa confiance. Posa dit avec raison, en parlant de Phi-
lippe II :-- << Je faisais d'inutiles efforts pour exalter sou a^me ,
<< et, dans cette terre refroidie, les fleurs de ma pense? e ne pou-
<< valent prospe? rer. <<--Mais Philippe II ne se fu^t jamais entretenu
1 Expression de Fre? de? ric Schlegel, sur la pe? ne? tration d'un grand historien.
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? 202 LES RHIGANDS
avec un jeune homme tel que le marquis de Posa. Le vieux fils
de Charles-Quint ne devait voir dans la jeunesse et l'enthou-
siasme que le tort de la nature et le crime de la re? formation;
s'il avait pu se confier un jour a` un e^tre ge? ne? reux, il eu^t de? -
menti son caracte`re et me? rite? le pardon des sie`cles.
Il y a des inconse? quences dans le caracte`re de tous les hommes,
me^me dans celui des tyrans; mais elles tiennent par des liens
invisibles a` leur nature. Dans la pie`ce de Schiller, une de ces
inconse? quences est singulie`rement bien saisie. Le duc de Medina-Sidonia, ge? ne? ral avance? en a^ge, qui a commande? l'invincible
Armada dissipe? e par la flotte anglaise et les orages, revient,
et tout le monde croit que le courroux de Philippe II va l'ane? an-
tir. Les courtisans s'e? cartent de lui, nul n'ose l'approcher; il
se jette aux genoux de Philippe, et lui dit: << Sire, vous voyez
<< en moi tout ce qui reste de la flotte et de l'intre? pide arme? e
<< que vous m'aviez confie? es. --Dieu est au-dessus de moi, re? -
<< pond Philippe; je vous ai envoye? contre des hommes, mais
<< non pas contre des tempe^tes; soyez conside? re? comme mon
digne serviteur. >> Voila` de la magnanimite? ; et cependant a`
quoi tient-elle? a` un certain respect pour la vieillesse, dans un
monarque e? tonne? que la nature se soit permis de le faire vieux;
a` l'orgueil, qui ne permet pas a` Philippe de s'attribuer a` lui-
me^me ses revers , en s'accusant d'un mauvais choix; a` l'indul-
gence qu'il se sent pour un homme abaisse? par le sort; lui qui
voudrait qu'un joug quelconque courba^t tous les genres de fierte? ,
excepte? la sienne; enfin, au caracte`re me^me d'un despote, que
les obstacles naturels re? voltent moins que la plus faible re? sis-
tance volontaire. Cette sce`ne jette une lueur profonde sur le
caracte`re de Philippe II.
Sans doute le personnage du marquis de Posa peut e^tre con-
side? ri comme l'oeuvre d'un jeune poe`te qui a besoin de donner
son a^me a` son personnage favori; mais c'est une belle chose en
soi-me^me que ce caracte`re pur et exalte? , au milieu d'une cour
ou` le silence et la terreur ne sont trouble? s que par le bruit sou-
terrain de l'intrigue. Don Carlos ne peut e^tre un grand homme ,
son pe`re doit l'avoir opprime? de`s l'enfance : le marquis de Posa
est un interme? diaire qui semble indispensable entre Philippe et
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? ET DON CARLOS. 203
son fils. Don Carlos a tout l'enthousiasme des affections du
coeur; Posa, celui des vertus publiques : l'un devrait e^tre le roi,
l'autre l'ami ; et ce de? placement me^me dans les caracte`res est
une ide? e inge? nieuse : car serait-il possible que le fils d'un des-
pote sombre et cruel fu^t un he? ros citoyen ? ou` aurait-il appris a`
estimer les hommes? Est-ce par son pe`re, qui les me? prise, ou
parles courtisans de son pe`re, qui me? ritent ce me? pris? Don
Carlos doit e^tre faible pour e^tre bon, et la place me^me que son
amour tient dans sa vie exclut de son a^me toutes les pense? es
politiques. Je le re? pe`te donc, l'invention du personnage du mar-
quis de Posa me parai^t ne? cessaire pour repre? senter dans la pie`ce
les grands inte? re^ts des nations, et cette force chevaleresque qui
se transformait tout a` coup par les lumie`res du temps en amour
dela liberte? . De quelque manie`re qu'on eu^t pu modifier ces
sentiments , ils ne convenaient pas au prince royal; ils auraient
pris en lui le caracte`re de la ge? ne? rosite? , et il ne faut pas que la
liberte? soit jamais repre? sente? e comme un don du pouvoir.
La gravite? ce? re? monieuse dela cour de Philippe II est caracte? -
rise? e d'une manie`re bien frappante, dans la sce`ne d'E? lisabeth
avec ses dames d'honneur. Elle demande a` l'une d'elles ce qu'elle
aime le mieux, du se? jour d'Aranjuez ou de Madrid; la dame
d'honneur re? pond que les reines d'Espagne ont coutume, de-
puis des temps imme? moriaux, de rester trois mois a` Madrid,
et trois mois a` Aranjuez. Elle ne se permet pas le moindre signe
de pre? fe? rence pour un se? jour ou pour un autre; elle se croit
faite pour ne rien e? prouver, en aucun genre, qui ne lui soit com-
mande? . Elisabeth demande sa fille; on lui re? pond que l'heure
fixe? e pour qu'elle la voie n'est pas encore arrive? e. Enfin, le roi
parai^t, et il exile pour dix ans cette me^me dame d'honneur si re? -
signe? e, parce qu'elle a laisse? la reine une demi-heure seule.
Philippe II se re? concilie unmoment avec don Carlos, et re-
prend sur lui, par une parole de bonte? , tout l'ascendant pater-
nel. -- << Voyez, lui dit Carlos, les cieux s'abaissent pour assister
a` la re? conciliation d'un pe`re avec son fils. >> -- C'est un beau moment que celui ou` le marquis de Posa, n'es-
pe? rant plus e? chappera` la vengeance de Philippe II, prie Elisabeth de recommander a` don Carlos l'accomplissement des projets
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? J04 LES RRIGANDS
qu'ils ont forme? s ensemble pour la gloire et le bonheur de la
nation espagnole. << Rappelez-lui, dit-il, quand il sera dans
l'a^ge mu^r, rappelez-lui qu'il doit porter respect aux re^ves de
sa jeunesse. >> En effet, quand on avance dans la vie, la pru-
dence prend a` tort le pas sur toutes les autres vertus; on dirait
que tout est folie dans la chaleur de l'a^me; et cependant, si
l'homme pouvaitla conserver encore quand l'expe? rience l'e? claire,
s'il he? ritait du temps sans se courber sous son poids, il n'in-
sulterait jamais aux vertus exalte? es, dont le premier conseil est
toujours le sacrifice de soi-me^me. Le marquis de Posa, par une suite de circonstances trop em-
brouille? es, a cru servir don Carlos aupre`s de Philippe, en pa-
raissant le sacrifier a` la fureur de son pe`re. Il n'a pu re? ussir dans ses projets; le prince est conduit en prison, le marquis de
Posa va l'y trouver, lui explique les motifs de sa conduite, et,
pendant qu'il se justifie, un assassin, envoye? par Philippe II, le
fait tomber, atteint d'une balle meurtrie`re, aux pieds de son
ami. La douleur de don Carlos est admirable; il redemande le
compagnon de sa jeunesse a` son pe`re qui l'a tue? , comme si
l'assassin conservait encore le pouvoir de rendre la vie a` sa
victime. Les regards fixe? s sur ce corps immobile qu'animaient
nague`re tant de pense? es, don Carlos, condamne? lui-me^me a`
pe? rir, apprend tout ce qu'est la mort dans les traits glace? s de
son ami.
Il y a dans cette trage? die deux moines, dont les caracte`res et
le genre de vie sont en contraste : l'un, c'est Domingo, le con-
fesseur du roi; et l'autre, un pre^tre retire? dans un couvent soli-
taire, a` la porte de Madrid. Domingo n'est qu'un moine intri-
gant, perfide et courtisan, confident du duc d'Albe, dont le caracte`re disparai^t ne? cessairement a` co^te? de celui de Philippe,
car Philippe prend a` lui seul tout ce qu'il y a de beau dans le
terrible. Le moine solitaire recoit,' sans les connai^tre, don Car-
los et Posa, qui se sont donne? rendez-vous dans son couvent,
au milieu de leurs plus grandes agitations. Le calme, la re? si-
gnation du prieur qui les accueille, produisent un effet tou-
chant. << A ces murs, dit le pieux solitaire, finit le monde. >>
Mais rien dans toute la pie`ce n'e? gale l'originalite? de Pavant-
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? ET DON CARLOS. 205
dernie`re sce`ne du cinquie`me acte, entre le roi et le grand inqui-
siteur. Philippe, poursuivi par sa jalouse haine contre son pro-
pre fils, et par la terreur du crime qu'il va commettre, Philippe
envie ses pages qui dorment paisiblement au pied de son lit,
tandis que l'enfer de son propre coeur le prive de tout repos. Il
envoie chercher le grand inquisiteur, pour le consulter sur la
condamnation de don Carlos. Ce moine cardinal a quatre-vingt-dix ans; il est plus a^ge? que ne le serait Charles-Quint, dont il
a e? te? le pre? cepteur; il est aveugle, et vit dans une solitude abso-
lue; les seuls espions de l'inquisition viennent lui apporter des
nouvelles de ce qui se passe dans le monde; il s'informe seule-
ment s'il y a des crimes, des fautes ou des pense? es a` punir. A
ses yeux, Philippe II, a^ge? de soixante ans, est encore jeune. Le
plus sombre, le plus prudent des despotes, lui parai^t un souve-
rain inconside?