402 >>B LA
PHILOSOPHIE
FRANC?
Madame de Stael - De l'Allegmagne
crivains de Port-Royal furent forme?
s a` son e?
cole; aussi
les Franc? ais ont-ils eu, dans le dix-septie`me sie`cle, des penseurs
plus se? ve`res que dans le dix-huitie`me. A co^te? de la gra^ce et du
charme de l'esprit, une certaine gravite? dans le caracte`re annon-
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? DE LA PHILOSOPHIE FII^AiXC? AISE. 3&9
i? ait l'influence que devait exercer une philosophie qui attribuait
toutes nos ide? es a` la puissance de la re? flexion.
Malebranche, le premier disciple de Descartes, est un homme
doue? du ge? nie de l'a^me a` un e? minent degre? : l'on s'est plu a` le
conside? rer, dans le dix-huitie`me sie`cle, comme un re^veur, et
l'on est perdu en France quand on a la re? putation de re^veur:
car elle emporte avec elle l'ide? e qu'on n'est utile a` rien, ce qui
de? plai^t singulie`rement a`tout ce qu'on appelle les gens raisonna-
bles; mais ce mot d'utilite? est-il assez noble pour s'appliquer aux
besoins de l'a^me?
Les e? crivains franc? ais du dix-huitie`me sie`cle s'entendaient
mieux a` la liberte? politique; ceux du dix-septie`me a` la liberte? mo-
rale. Les philosophes du dix-huitie`me e? taient des combattants;
ceux du dix-septie`me des solitaires. Sous un gouvernement ab-
solu, tel quecelui de Louis XIV, l'inde? pendance ne trouve
d'asile que dans la me? ditation; sous les re`gnes anarchiques du
dernier sie`cle, les hommes de lettres e? taient anime? s par le de? sir
de conque? rir le gouvernement de leur pays aux principes et aux
ide? es libe? rales dont l'Angleterre donnait un si bel exemple. Les
e? crivains qui n'ont pas de? passe? ce but sont tre`s-dignes de l'estime
de leurs concitoyens; mais il n'en est pas moins vrai que les ou-
vrages compose? s dans le dix-septie`me sie`cle sont plus philosophi-
ques, a` beaucoup d'e? gards, que ceux qui ont e? te? publie? s depuis;
car la philosophie consiste surtout dans l'e? tude et la connais-
sance de notre e^tre intellectuel.
Les philosophes du dix-huitie`me sie`cle se sont plus occupe? s
de la politique sociale que de la nature primitive de l'homme;
les philosophes du dix-septie`me, par cela seul qu'ils e? taient reli-
gieux, en savaient plus sur le fond du coeur. Les philosophes,
pendant le de? clin de la monarchie franc? aise, ont excite? la pen-
se? e au dehors, accoutume? s qu'ils e? taient a` s'en servir comme
d'une arme; les philosophes, sous l'empire de Louis XIV, se
sont attache? s davantage a` la me? taphysique ide? aliste, parce que
le recueillement leur e? tait plus habituel et plus ne? cessaire. Il
faudrait, pour que le ge? nie franc? ais atteigni^t au plus haut degre?
de perfection, apprendre des e? crivains du dix-huitie`me sie`cle a`
tirer parti de ses faculte? s, et des e? crivains du dix-septie`me a` en
connai^tre la source.
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? 401) DE LA PHILOSOPHIE FRANC? AISE.
Descaries, Pascal et Malebranche ont beaucoup plus de rap-
port avec les philosophes allemands que les e? crivains du dix -
huitie`me sie`cle; mais Malebranche et les Allemands diffe`rent
en ceci, que l'un donne comme article de foi ce que les autres
re? duisent en the? orie scientifique; l'un cherche a` reve^tir de formes
dogmatiques ce que l'imagination lui inspire, parce qu'il a peur
d'e^tre accuse? d'exaltation; tandis que les autres, e? crivant a` la fin
d'un sie`cle ou` l'on atout analyse? , se savent enthousiastes, et
s'attachent seulement a` prouver que l'enthousiasme est d'accord
avec la raison.
Si les Franc? ais avaient suivi la direction me? taphysique de leurs
grands hommes du dix-septie`me sie`cle, ils auraient aujourd'hui
les me^mes opinions que les Allemands; car Leibnitz est, dans
la route philosophique, le successeur naturel de Descartes et de
Malebranche, et Kantle successeur naturel de Leibnitz.
L'Angleterre influa beaucoup sur les e? crivains du dix-huitie`me
sie`cle: l'admiration qu'ils ressentaient pour ce pays leur inspira
le de? sir d'introduire en France sa philosophie et sa liberte? . La
philosophie des Anglais n'e? tait sans danger qu'avec leurs senti-
ments religieux, et leur liberte? , qu'avec leur obe? issance aux lois.
Au sein d'une nation ou` Newton et Clarke ne prononc? aient
jamais le nom de Dieu sans s'incliner, les syste`mes me? taphysi-
ques, fussent-ils errone? s, ne pouvaient e^tre funestes. Ce qui
manque en France, en tout genre, c'est le sentiment et l'habi-
tude du respect, et l'on y passe bien vite de l'examen qui peut
e? clairer a` l'ironie qui re? duit tout en poussie`re.
Il me semble qu'on pourrait marquer dans le dix-huitie`me
sie`cle, en France, deux e? poques parfaitement distinctes, celle
dans laquelle l'influence de l'Angleterre s'est fait sentir, et celle
ou` les esprits se sont pre? cipite? s dans la destruction: alors les
lumie`res se sont change? es en incendie, et la philosophie, ma-
gicienne irrite? e, a consume? le palais ou` elle avait e? tale? ses pro-
diges.
En politique, Montesquieu appartient a` la premie`re e? poque,
Raynal a` la seconde; en religion, les e? crits de Voltaire, qui
avaient la tole? rance pour but, sont inspire? s par l'esprit de la
premie`re moitie? du sie`cle; mais sa mise? rable et vaniteuse irre? -
ligion a fle? tri la seconde. Enfin, en me? taphysique, Condillac et
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? DE LA PHILOSOPHIE FJUHCAISE. 401
Helve? tius, quoiqu'ils fussent contemporains, portent aussi l'un
et l'autre l'empreinte de ces deux e? poques si diffe? rentes; car,
bien que le syste`me entier de la philosophie des sensations soit
mauvais dans son principe, cependant les conse? quences qu'Hel-
ve? tius en a tire? es ne doivent pas e^tre impute? es a` Condillac; il
e? tait bien loin d'y donner son assentiment.
Condillac a rendu la me? taphysique expe? rimentale plus claire
et plus frappante qu'elle ne l'est dans Locke ; il l'a mise ve? ritable-
ment a` la porte? e de tout le monde; il dit avec Locke que l'a^me
ne peut avoir aucune ide? e qui ne lui vienne par les sensations;
il attribue a` nos besoins l'origine des connaissances et du lan-
gage; aux mots, celle de la re? flexion ; et, nous faisant ainsi rece-
voir le de? veloppement entier de notre e^tre moral par les objets
exte? rieurs, il explique la nature humaine, comme une science
positive, d'une manie`re nette, rapide, et, sous quelques rap-
ports, incontestable; car, si l'on ne sentait en soi ni des
croyances natives du coeur, ni une conscience inde? pendante de
l'expe? rience, ni un esprit cre? ateur, dans toute la force de ce
terme, on pourrait assez se contenter de cette de? finition me? cani-
que de l'a^me humaine. Il est naturel d'e^tre se? duit par la solution
facile du plus grand des proble`mes; mais cette apparente sim-
plicite? n'existe que dans la me? thode; l'objet auquel on pre? tend
l'appliquer n'en reste pas moins d'une immensite? inconnue, et
l'e? nigme de nous-me^mes de? vore, comme le sphinx, les milliers
de syste`mes qui pre? tendent a` la gloire d'en avoir devine? le mot. L'ouvrage de Condillac ne devrait e^tre conside? re? que comme
un livre de plus sur un sujet ine? puisable, si l'influence de ce li-
vre n'avait pas e? te? funeste. Helve? tius, qui tire de la philosophie
des sensations toutes les conse? quences directes qu'elle peut per-
mettre, affirme que si l'homme avait les mains faites comme le
pied d'un cheval, il n'aurait que l'intelligence d'un cheval. Certes,
s'il en e? tait ainsi, il serait bien injuste de nous attribuer le tort
ou le me? rite de nos actions; car la diffe? rence qui peut exister
entre les diverses organisations des individus, autoriserait et
motiverait bien celle qui se trouve entre leurs caracte`res.
Aux opinions d'Helve? tius succe? de`rent celles du Syste`me de
la Salure, qui tendaient a` l'ane? antissement de la Divinite? dans
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?
402 >>B LA PHILOSOPHIE FRANC? AISE.
l'univers, et du libre arbitre dans l'homme. Locke, Coudillac
Helve? tius, et le malheureux auteur du Syste`me de la Nature,
ont marche? progressivement dans la me^me route; les premiers
pas e? taient innocents :ni Locke, ni Condillac n'ont connu les
dangers des principes de leur philosophie; mais biento^t ce grain
noir, qui se remarquait a` peine sur l'horizon intellectuel, s'est
e? tendu jusqu'au point de replonger l'univers et l'homme dans
les te? ne`bres.
Les objets exte? rieurs e? taient, disait-on, le mobile de toutes nos
impressions; rien ne semblait donc plus doux que de se livrer au
monde physique, et de s'inviter-comme convive a` la fe^te de la na-
ture; mais par degre? s la source inte? rieure s'est tarie, et jusqu'a`
l'imagination qu'il faut pour le luxe et pour les plaisirs, va se
fle? trissant a` tel point, qu'on n'aura biento^t plus me^me assez
d'a^me pour gou^ter un bonheur quelconque, si mate? riel qu'il soit.
L'immortalite? de l'a^me et le sentiment du devoir sont des sup-
positions tout a` fait gratuites, dans le syste`me qui fonde toutes
nos ide? es sur nos sensations: car nulle sensation ne nous re? ve`le
l'immortalite? dans la mort. Si les objets exte? rieurs ont seuls
forme? notre conscience, depuis la nourrice qui nous rec? oit dans
ses bras jusqu'au dernier acte d'une vieillesse avance? e, toutes les
impressions s'enchai^nent tellement l'une a` l'autre, qu'on ne peut
en accuser avec e? quite? la pre? tendue volonte? , qui n'est qu'une fa-
talite? de plus.
Je ta^cherai de montrer, dans la seconde partie de cette section,
que la morale fonde? e sur l'inte? re^t, si fortement pre? cite? e par les
e? crivains franc? ais du dernier sie`cle, est dans une connexion intime avec la me? taphysique qui attribue toutes nos ide? es a` nos
sensations, et que les conse? quences de l'une sont aussi mauvaises
dans la pratique que celles de l'autre dans la the? orie. Ceux qui
ont pu lire les ouvrages licencieux qui ont e? te? publie? s en France
vers la fin du dix-huitie`me sie`cle, attesteront que quand les au-
teurs de ces coupables e? crits veulent s'appuyer d'une espe`ce de
raisonnement, ils en appellent tous a` l'influence du physique sur
le moral; ils rapportent aux sensations toutes les opinions les
plus condamnables; ils de? veloppent enfin, sous toutes les for-
mes, la doctrine qui de? truit le libre arbitre et la conscience.
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? 1)1} l'EUSIFLAGE. 402
On ne saurait nier, dira-t-on peut-e^tre, que cette doctrine ne
soit avilissante; mais ne? anmoins, si elle est vraie, faut-il la re-
pousser et s'aveugler a` dessein? Certes, ils auraient fait une de? -
plorable de? couverte, ceux qui auraient de? tro^ne? notre a^me, con-
damne? l'esprit a` s'immoler lui-me^me, en employant ses faculte? s
a` de? montrer que les lois communes a` tout ce qui est physique lui
conviennent; mais, gra^ce a` Dieu, et cette expression est ici bien place? e, gra^ce a` Dieu, dis-je, ce syste`me est tout a` fait faux dans
son principe, et le parti qu'en ont tire? ceux qui soutenaient
la cause de l'immoralite? est une preuve de plus des erreurs qu'il
renferme.
Si la plupart des hommes corrompus se sont appuye? s sur la
philosophie mate? rialiste, lorsqu'ils ont voulu s'avilir me? thodi-
quement et mettre leurs actions enthe? orie, c'estqu'ils croyaient,
en soumettant l'a^me aux sensations, se de? livrer ainsi de la res-
ponsabilite? de leur conduite. Un e^tre vertueux, convaincu de ce
syste`me, en serait profonde? ment afflige? , car il craindrait sans
cesse que l'influence toute-puissante des objets exte? rieurs n'al-
te? ra^t la purete? de son a^me et la force de ses re? solutions. Mais
quand on voit des hommes se re? jouir, en proclamant qu'ils sont
en tout l'oeuvre des circonstances, et que ces circonstances sont
combine? es par le hasard, on fre? mit au fond du coeur deleur sa-
tisfaction perverse.
Lorsque les sauvages mettent le feu a` des cabanes, l'on dit
qu'ils se chauffent avec plaisir a` l'incendie qu'ils ont allume? ;
ils exercent alors du moins une sorte de supe? riorite? sur le de? sor-
dre dont ils sont coupables; ils font servir la destruction a` leur
usage: mais quand l'homme se plai^t a` de? grader la nature hu-
maine, qui donc en profitera?
CHAPITRE IV.
Du persiflage introduit par un certain genre de philosophie.
Le syste`me philosophique adopte? dans un pays exerce une
grande influence sur la tendance des esprits; c'est le moule uni-
versel dans lequel se jettent toutes les pense? es; ceux me^me qui
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? -104 DU PEI1S1FLAGE.
n'ont point e? tudie? ce syste`me se conforment sans le savoir a` la
disposition ge? ne? rale qu'il inspire. On a vu nai^tre et s'accroi^tre
depuis pre`s de cent ans, en Europe, une sorte de scepticisme
moqueur, dont la base est la philosophie qui attribue toutes nos
ide? es a` nos sensations. Le premier principe de cette philosophie
est de ne croire que ce qui peut e^tre prouve? comme un fait ou
comme un calcul; a` ce principe se joignent le de? dain pour les
sentiments qu'on appelle exalte? s, et l'attachement aux jouissan-
ces mate? rielles. Ces trois points de la doctrine renferment tous
les genres d'ironie dont la religion, la sensibilite? et la morale
peu vent cire l'objet.
Bayle, dont le savant dictionnaire n'est gue`re lu par les gens
du monde, est pourtant l'arsenal ou` l'on a puise? toutes les plai-
santeries du scepticisme; Voltaire les a rendues piquantes par
son esprit et par sa gra^ce; mais le fond de tout cela est toujours
qu'on doit mettre au nombre des re^veries tout ce qui n'est pas
aussi e? vident qu'une expe? rience physique. Il est adroit de faire
passer l'incapacite? d'attention pour une raison supre^me qui re-
pousse tout ce qui est obscur et douteux; eu conse? quence on
tourne en ridicule les plus grandes pense? es, s'il faut re? fle? chir
pour les comprendre, ou s'interroger au fond du coeur pour les
sentir. On parle encore avec respect de Pascal, de Bossuet, de
J. -J. Rousseau, etc. , parce que l'autorite? les a consacre? s, et que
l'autorite? en tout genre est une chose tre`s-claire. Mais un grand
nombre de lecteurs e? tant convaincus que l'ignorance et la pa-
resse sont les attributs d'un gentilhomme, en fait d'esprit, croient
au-dessous d'eux de se donner de la peine, et veulent lire comme
un article de gazette les e? crits qui ont pour objet l'homme et la
nature.
Enfin, si par hasard de tels e? crits e? taient compose? s par un
Allemand dont le nom ne fu^t pas franc? ais, et qu'on eu^t autant
de peine a` prononcer ce nom que celui du baron, dans Candide,
quelle foule de plaisanteries n'en tirerait-on pas? et ces plaisan-
teries veulent toutes dire: -- <<J'ai de la gra^ce et de la le? ge`rete? ,
tandis que vous, qui avez le malheur de penser a` quelque chose,
et de tenir a` quelques sentiments, vous ne vous jouez pas de
tout avec la me^me e? le? gance et la me^me facilite? . >> --
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? DU PERSIFLAGE. 405
La philosophie des sensations est une des principales causes
de cette frivolite? . Depuis qu'on a conside? re? l'a^me comme passive,
un grand nombre de travaux philosophiques ont e? te? de? daigne? s.
Le jour ou` l'on a dit qu'il n'existaitpas de myste`res dans ce
monde, ou du moins qu'il ne fallait pas s'en occuper, que tou-
tes les ide? es venaient par les yeux et par les oreilles, et qu'il n'y
avait de vrai que le palpable, les individus qui jouissent en par-
faite sante? de tous leurs sens se sont crus les ve? ritables philoso-
phes. On entend sans cesse dire a` ceux qui ont assez d'ide? es pour
gagner de l'argent quand ils sont pauvres, et pour le de? penser
quand ils sont riches, qu'ils ont la seule philosophie raisonnable,
et qu'il n'y a que des re^veurs qui puissent songer a` autre chose.
En effet, les sensations n'apprennent gue`re que cette philoso-
phie, et si l'onne peut rien savoir que par elles, il faut appeler
du nom de folie tout ce qui n'est pas soumis a` l'e? vidence mate? -
rielle.
Si l'on admettait au contraire que l'a^me agit par elle-me^me,
qu'il faut puiser en soi pour y trouver la ve? rite? , et que cette ve? -
rite? ne peut e^tre saisie qu'a` l'aide d'une me? ditation profonde,
puisqu'elle n'est pas dans le cercle des expe? riences terrestres ,
la direction entie`re des esprits serait change? e; on ne rejetterait
pas avec de? dain les plus hautes pense? es, parce qu'elles exigent
une attention re? fle? chie; mais ce qu'on trouverait insupportable,
c'est le superficiel et le commun, car le vide est a` la longue sin-
gulie`rement lourd.
Voltaire sentait si bien l'influence que les syste`mes me? taphy-
siques exercent sur la tendance ge? ne? rale des esprits, que c'est
pour combattre Leibnitz qu'il a compose? Candide. Il prit une
humeur singulie`re contre les causes finales, l'optimisme, le libre
arbitre, enfin contre toutes les opinions philosophiques qui rele`-
vent la dignite? de l'homme, et il fit Candide, cet ouvrage d'une
gaiete? infernale; car il semble e?
les Franc? ais ont-ils eu, dans le dix-septie`me sie`cle, des penseurs
plus se? ve`res que dans le dix-huitie`me. A co^te? de la gra^ce et du
charme de l'esprit, une certaine gravite? dans le caracte`re annon-
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? DE LA PHILOSOPHIE FII^AiXC? AISE. 3&9
i? ait l'influence que devait exercer une philosophie qui attribuait
toutes nos ide? es a` la puissance de la re? flexion.
Malebranche, le premier disciple de Descartes, est un homme
doue? du ge? nie de l'a^me a` un e? minent degre? : l'on s'est plu a` le
conside? rer, dans le dix-huitie`me sie`cle, comme un re^veur, et
l'on est perdu en France quand on a la re? putation de re^veur:
car elle emporte avec elle l'ide? e qu'on n'est utile a` rien, ce qui
de? plai^t singulie`rement a`tout ce qu'on appelle les gens raisonna-
bles; mais ce mot d'utilite? est-il assez noble pour s'appliquer aux
besoins de l'a^me?
Les e? crivains franc? ais du dix-huitie`me sie`cle s'entendaient
mieux a` la liberte? politique; ceux du dix-septie`me a` la liberte? mo-
rale. Les philosophes du dix-huitie`me e? taient des combattants;
ceux du dix-septie`me des solitaires. Sous un gouvernement ab-
solu, tel quecelui de Louis XIV, l'inde? pendance ne trouve
d'asile que dans la me? ditation; sous les re`gnes anarchiques du
dernier sie`cle, les hommes de lettres e? taient anime? s par le de? sir
de conque? rir le gouvernement de leur pays aux principes et aux
ide? es libe? rales dont l'Angleterre donnait un si bel exemple. Les
e? crivains qui n'ont pas de? passe? ce but sont tre`s-dignes de l'estime
de leurs concitoyens; mais il n'en est pas moins vrai que les ou-
vrages compose? s dans le dix-septie`me sie`cle sont plus philosophi-
ques, a` beaucoup d'e? gards, que ceux qui ont e? te? publie? s depuis;
car la philosophie consiste surtout dans l'e? tude et la connais-
sance de notre e^tre intellectuel.
Les philosophes du dix-huitie`me sie`cle se sont plus occupe? s
de la politique sociale que de la nature primitive de l'homme;
les philosophes du dix-septie`me, par cela seul qu'ils e? taient reli-
gieux, en savaient plus sur le fond du coeur. Les philosophes,
pendant le de? clin de la monarchie franc? aise, ont excite? la pen-
se? e au dehors, accoutume? s qu'ils e? taient a` s'en servir comme
d'une arme; les philosophes, sous l'empire de Louis XIV, se
sont attache? s davantage a` la me? taphysique ide? aliste, parce que
le recueillement leur e? tait plus habituel et plus ne? cessaire. Il
faudrait, pour que le ge? nie franc? ais atteigni^t au plus haut degre?
de perfection, apprendre des e? crivains du dix-huitie`me sie`cle a`
tirer parti de ses faculte? s, et des e? crivains du dix-septie`me a` en
connai^tre la source.
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 401) DE LA PHILOSOPHIE FRANC? AISE.
Descaries, Pascal et Malebranche ont beaucoup plus de rap-
port avec les philosophes allemands que les e? crivains du dix -
huitie`me sie`cle; mais Malebranche et les Allemands diffe`rent
en ceci, que l'un donne comme article de foi ce que les autres
re? duisent en the? orie scientifique; l'un cherche a` reve^tir de formes
dogmatiques ce que l'imagination lui inspire, parce qu'il a peur
d'e^tre accuse? d'exaltation; tandis que les autres, e? crivant a` la fin
d'un sie`cle ou` l'on atout analyse? , se savent enthousiastes, et
s'attachent seulement a` prouver que l'enthousiasme est d'accord
avec la raison.
Si les Franc? ais avaient suivi la direction me? taphysique de leurs
grands hommes du dix-septie`me sie`cle, ils auraient aujourd'hui
les me^mes opinions que les Allemands; car Leibnitz est, dans
la route philosophique, le successeur naturel de Descartes et de
Malebranche, et Kantle successeur naturel de Leibnitz.
L'Angleterre influa beaucoup sur les e? crivains du dix-huitie`me
sie`cle: l'admiration qu'ils ressentaient pour ce pays leur inspira
le de? sir d'introduire en France sa philosophie et sa liberte? . La
philosophie des Anglais n'e? tait sans danger qu'avec leurs senti-
ments religieux, et leur liberte? , qu'avec leur obe? issance aux lois.
Au sein d'une nation ou` Newton et Clarke ne prononc? aient
jamais le nom de Dieu sans s'incliner, les syste`mes me? taphysi-
ques, fussent-ils errone? s, ne pouvaient e^tre funestes. Ce qui
manque en France, en tout genre, c'est le sentiment et l'habi-
tude du respect, et l'on y passe bien vite de l'examen qui peut
e? clairer a` l'ironie qui re? duit tout en poussie`re.
Il me semble qu'on pourrait marquer dans le dix-huitie`me
sie`cle, en France, deux e? poques parfaitement distinctes, celle
dans laquelle l'influence de l'Angleterre s'est fait sentir, et celle
ou` les esprits se sont pre? cipite? s dans la destruction: alors les
lumie`res se sont change? es en incendie, et la philosophie, ma-
gicienne irrite? e, a consume? le palais ou` elle avait e? tale? ses pro-
diges.
En politique, Montesquieu appartient a` la premie`re e? poque,
Raynal a` la seconde; en religion, les e? crits de Voltaire, qui
avaient la tole? rance pour but, sont inspire? s par l'esprit de la
premie`re moitie? du sie`cle; mais sa mise? rable et vaniteuse irre? -
ligion a fle? tri la seconde. Enfin, en me? taphysique, Condillac et
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DE LA PHILOSOPHIE FJUHCAISE. 401
Helve? tius, quoiqu'ils fussent contemporains, portent aussi l'un
et l'autre l'empreinte de ces deux e? poques si diffe? rentes; car,
bien que le syste`me entier de la philosophie des sensations soit
mauvais dans son principe, cependant les conse? quences qu'Hel-
ve? tius en a tire? es ne doivent pas e^tre impute? es a` Condillac; il
e? tait bien loin d'y donner son assentiment.
Condillac a rendu la me? taphysique expe? rimentale plus claire
et plus frappante qu'elle ne l'est dans Locke ; il l'a mise ve? ritable-
ment a` la porte? e de tout le monde; il dit avec Locke que l'a^me
ne peut avoir aucune ide? e qui ne lui vienne par les sensations;
il attribue a` nos besoins l'origine des connaissances et du lan-
gage; aux mots, celle de la re? flexion ; et, nous faisant ainsi rece-
voir le de? veloppement entier de notre e^tre moral par les objets
exte? rieurs, il explique la nature humaine, comme une science
positive, d'une manie`re nette, rapide, et, sous quelques rap-
ports, incontestable; car, si l'on ne sentait en soi ni des
croyances natives du coeur, ni une conscience inde? pendante de
l'expe? rience, ni un esprit cre? ateur, dans toute la force de ce
terme, on pourrait assez se contenter de cette de? finition me? cani-
que de l'a^me humaine. Il est naturel d'e^tre se? duit par la solution
facile du plus grand des proble`mes; mais cette apparente sim-
plicite? n'existe que dans la me? thode; l'objet auquel on pre? tend
l'appliquer n'en reste pas moins d'une immensite? inconnue, et
l'e? nigme de nous-me^mes de? vore, comme le sphinx, les milliers
de syste`mes qui pre? tendent a` la gloire d'en avoir devine? le mot. L'ouvrage de Condillac ne devrait e^tre conside? re? que comme
un livre de plus sur un sujet ine? puisable, si l'influence de ce li-
vre n'avait pas e? te? funeste. Helve? tius, qui tire de la philosophie
des sensations toutes les conse? quences directes qu'elle peut per-
mettre, affirme que si l'homme avait les mains faites comme le
pied d'un cheval, il n'aurait que l'intelligence d'un cheval. Certes,
s'il en e? tait ainsi, il serait bien injuste de nous attribuer le tort
ou le me? rite de nos actions; car la diffe? rence qui peut exister
entre les diverses organisations des individus, autoriserait et
motiverait bien celle qui se trouve entre leurs caracte`res.
Aux opinions d'Helve? tius succe? de`rent celles du Syste`me de
la Salure, qui tendaient a` l'ane? antissement de la Divinite? dans
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?
402 >>B LA PHILOSOPHIE FRANC? AISE.
l'univers, et du libre arbitre dans l'homme. Locke, Coudillac
Helve? tius, et le malheureux auteur du Syste`me de la Nature,
ont marche? progressivement dans la me^me route; les premiers
pas e? taient innocents :ni Locke, ni Condillac n'ont connu les
dangers des principes de leur philosophie; mais biento^t ce grain
noir, qui se remarquait a` peine sur l'horizon intellectuel, s'est
e? tendu jusqu'au point de replonger l'univers et l'homme dans
les te? ne`bres.
Les objets exte? rieurs e? taient, disait-on, le mobile de toutes nos
impressions; rien ne semblait donc plus doux que de se livrer au
monde physique, et de s'inviter-comme convive a` la fe^te de la na-
ture; mais par degre? s la source inte? rieure s'est tarie, et jusqu'a`
l'imagination qu'il faut pour le luxe et pour les plaisirs, va se
fle? trissant a` tel point, qu'on n'aura biento^t plus me^me assez
d'a^me pour gou^ter un bonheur quelconque, si mate? riel qu'il soit.
L'immortalite? de l'a^me et le sentiment du devoir sont des sup-
positions tout a` fait gratuites, dans le syste`me qui fonde toutes
nos ide? es sur nos sensations: car nulle sensation ne nous re? ve`le
l'immortalite? dans la mort. Si les objets exte? rieurs ont seuls
forme? notre conscience, depuis la nourrice qui nous rec? oit dans
ses bras jusqu'au dernier acte d'une vieillesse avance? e, toutes les
impressions s'enchai^nent tellement l'une a` l'autre, qu'on ne peut
en accuser avec e? quite? la pre? tendue volonte? , qui n'est qu'une fa-
talite? de plus.
Je ta^cherai de montrer, dans la seconde partie de cette section,
que la morale fonde? e sur l'inte? re^t, si fortement pre? cite? e par les
e? crivains franc? ais du dernier sie`cle, est dans une connexion intime avec la me? taphysique qui attribue toutes nos ide? es a` nos
sensations, et que les conse? quences de l'une sont aussi mauvaises
dans la pratique que celles de l'autre dans la the? orie. Ceux qui
ont pu lire les ouvrages licencieux qui ont e? te? publie? s en France
vers la fin du dix-huitie`me sie`cle, attesteront que quand les au-
teurs de ces coupables e? crits veulent s'appuyer d'une espe`ce de
raisonnement, ils en appellent tous a` l'influence du physique sur
le moral; ils rapportent aux sensations toutes les opinions les
plus condamnables; ils de? veloppent enfin, sous toutes les for-
mes, la doctrine qui de? truit le libre arbitre et la conscience.
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? 1)1} l'EUSIFLAGE. 402
On ne saurait nier, dira-t-on peut-e^tre, que cette doctrine ne
soit avilissante; mais ne? anmoins, si elle est vraie, faut-il la re-
pousser et s'aveugler a` dessein? Certes, ils auraient fait une de? -
plorable de? couverte, ceux qui auraient de? tro^ne? notre a^me, con-
damne? l'esprit a` s'immoler lui-me^me, en employant ses faculte? s
a` de? montrer que les lois communes a` tout ce qui est physique lui
conviennent; mais, gra^ce a` Dieu, et cette expression est ici bien place? e, gra^ce a` Dieu, dis-je, ce syste`me est tout a` fait faux dans
son principe, et le parti qu'en ont tire? ceux qui soutenaient
la cause de l'immoralite? est une preuve de plus des erreurs qu'il
renferme.
Si la plupart des hommes corrompus se sont appuye? s sur la
philosophie mate? rialiste, lorsqu'ils ont voulu s'avilir me? thodi-
quement et mettre leurs actions enthe? orie, c'estqu'ils croyaient,
en soumettant l'a^me aux sensations, se de? livrer ainsi de la res-
ponsabilite? de leur conduite. Un e^tre vertueux, convaincu de ce
syste`me, en serait profonde? ment afflige? , car il craindrait sans
cesse que l'influence toute-puissante des objets exte? rieurs n'al-
te? ra^t la purete? de son a^me et la force de ses re? solutions. Mais
quand on voit des hommes se re? jouir, en proclamant qu'ils sont
en tout l'oeuvre des circonstances, et que ces circonstances sont
combine? es par le hasard, on fre? mit au fond du coeur deleur sa-
tisfaction perverse.
Lorsque les sauvages mettent le feu a` des cabanes, l'on dit
qu'ils se chauffent avec plaisir a` l'incendie qu'ils ont allume? ;
ils exercent alors du moins une sorte de supe? riorite? sur le de? sor-
dre dont ils sont coupables; ils font servir la destruction a` leur
usage: mais quand l'homme se plai^t a` de? grader la nature hu-
maine, qui donc en profitera?
CHAPITRE IV.
Du persiflage introduit par un certain genre de philosophie.
Le syste`me philosophique adopte? dans un pays exerce une
grande influence sur la tendance des esprits; c'est le moule uni-
versel dans lequel se jettent toutes les pense? es; ceux me^me qui
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? -104 DU PEI1S1FLAGE.
n'ont point e? tudie? ce syste`me se conforment sans le savoir a` la
disposition ge? ne? rale qu'il inspire. On a vu nai^tre et s'accroi^tre
depuis pre`s de cent ans, en Europe, une sorte de scepticisme
moqueur, dont la base est la philosophie qui attribue toutes nos
ide? es a` nos sensations. Le premier principe de cette philosophie
est de ne croire que ce qui peut e^tre prouve? comme un fait ou
comme un calcul; a` ce principe se joignent le de? dain pour les
sentiments qu'on appelle exalte? s, et l'attachement aux jouissan-
ces mate? rielles. Ces trois points de la doctrine renferment tous
les genres d'ironie dont la religion, la sensibilite? et la morale
peu vent cire l'objet.
Bayle, dont le savant dictionnaire n'est gue`re lu par les gens
du monde, est pourtant l'arsenal ou` l'on a puise? toutes les plai-
santeries du scepticisme; Voltaire les a rendues piquantes par
son esprit et par sa gra^ce; mais le fond de tout cela est toujours
qu'on doit mettre au nombre des re^veries tout ce qui n'est pas
aussi e? vident qu'une expe? rience physique. Il est adroit de faire
passer l'incapacite? d'attention pour une raison supre^me qui re-
pousse tout ce qui est obscur et douteux; eu conse? quence on
tourne en ridicule les plus grandes pense? es, s'il faut re? fle? chir
pour les comprendre, ou s'interroger au fond du coeur pour les
sentir. On parle encore avec respect de Pascal, de Bossuet, de
J. -J. Rousseau, etc. , parce que l'autorite? les a consacre? s, et que
l'autorite? en tout genre est une chose tre`s-claire. Mais un grand
nombre de lecteurs e? tant convaincus que l'ignorance et la pa-
resse sont les attributs d'un gentilhomme, en fait d'esprit, croient
au-dessous d'eux de se donner de la peine, et veulent lire comme
un article de gazette les e? crits qui ont pour objet l'homme et la
nature.
Enfin, si par hasard de tels e? crits e? taient compose? s par un
Allemand dont le nom ne fu^t pas franc? ais, et qu'on eu^t autant
de peine a` prononcer ce nom que celui du baron, dans Candide,
quelle foule de plaisanteries n'en tirerait-on pas? et ces plaisan-
teries veulent toutes dire: -- <<J'ai de la gra^ce et de la le? ge`rete? ,
tandis que vous, qui avez le malheur de penser a` quelque chose,
et de tenir a` quelques sentiments, vous ne vous jouez pas de
tout avec la me^me e? le? gance et la me^me facilite? . >> --
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? DU PERSIFLAGE. 405
La philosophie des sensations est une des principales causes
de cette frivolite? . Depuis qu'on a conside? re? l'a^me comme passive,
un grand nombre de travaux philosophiques ont e? te? de? daigne? s.
Le jour ou` l'on a dit qu'il n'existaitpas de myste`res dans ce
monde, ou du moins qu'il ne fallait pas s'en occuper, que tou-
tes les ide? es venaient par les yeux et par les oreilles, et qu'il n'y
avait de vrai que le palpable, les individus qui jouissent en par-
faite sante? de tous leurs sens se sont crus les ve? ritables philoso-
phes. On entend sans cesse dire a` ceux qui ont assez d'ide? es pour
gagner de l'argent quand ils sont pauvres, et pour le de? penser
quand ils sont riches, qu'ils ont la seule philosophie raisonnable,
et qu'il n'y a que des re^veurs qui puissent songer a` autre chose.
En effet, les sensations n'apprennent gue`re que cette philoso-
phie, et si l'onne peut rien savoir que par elles, il faut appeler
du nom de folie tout ce qui n'est pas soumis a` l'e? vidence mate? -
rielle.
Si l'on admettait au contraire que l'a^me agit par elle-me^me,
qu'il faut puiser en soi pour y trouver la ve? rite? , et que cette ve? -
rite? ne peut e^tre saisie qu'a` l'aide d'une me? ditation profonde,
puisqu'elle n'est pas dans le cercle des expe? riences terrestres ,
la direction entie`re des esprits serait change? e; on ne rejetterait
pas avec de? dain les plus hautes pense? es, parce qu'elles exigent
une attention re? fle? chie; mais ce qu'on trouverait insupportable,
c'est le superficiel et le commun, car le vide est a` la longue sin-
gulie`rement lourd.
Voltaire sentait si bien l'influence que les syste`mes me? taphy-
siques exercent sur la tendance ge? ne? rale des esprits, que c'est
pour combattre Leibnitz qu'il a compose? Candide. Il prit une
humeur singulie`re contre les causes finales, l'optimisme, le libre
arbitre, enfin contre toutes les opinions philosophiques qui rele`-
vent la dignite? de l'homme, et il fit Candide, cet ouvrage d'une
gaiete? infernale; car il semble e?
