Monsieur
                             
                Hackett lut :
A NELLY
Vers toi} m'amour} vienne la nuit (Vienne la nul!
    A NELLY
Vers toi} m'amour} vienne la nuit (Vienne la nul!
        Samuel Beckett
    
    
                     (My old story, which I've forgotten, far from here.
                    ) Through the noise, through the door.
                     Perhaps I'm at the door!
                     (That would surprise me.
                    ) Perhaps it's I!
                     Perhaps somewhere or other it was I!
                     I can depart!
                     All this time I've journeyed without knowing it: it's I now at the door.
                     (What door?
                     What's a door doing here?
                    ) It's the last words, the true last?
                     Or it's the murmurs?
                     (The murmurs are coming, I know that well.
                    ) No, not even that.
                     You talk of murmurs, distant cries, as long as you can talk.
                     You talk of them before and you talk of them after.
                     More lies: it will be the silence (the one that doesn't last) spent listening, spent waiting (for it to be broken, for the voice to break it).
                     Perhaps there's no other, I don't know.
                     It's not worth having, that's all I know.
                     (It's not I, that's all I know.
                    ) It's not mine.
                     It's the only one I ever had?
                     That's a lie: I must have had the other, the one that lasts - but it didn't last.
                     (I don't understand.
                    ) That is to say it did: it still lasts.
                     I'm still in it.
                     I left myself behind in it.
                     I'm waiting for me there.
                     (No, there you don't wait, you don't listen.
                    ) I don't know: perhaps it's a dream, all a dream.
                     (That would surprise me.
                    ) I'll wake, in the silence, and never sleep again.
                     (It will be I?
                    ) Or dream (dream again), dream of a silence, a dream silence, full of murmurs (I don't know, that's all words), never wake (all words, there's nothing else).
                     You must go on, that's all I know.
                     They're going to stop, I know that well: I can feel it.
                     They're going to abandon me.
                     It will be the silence, for a moment (a good few moments).
                     Or it will be mine?
                     The lasting one, that didn't last, that still lasts?
                     It will be I?
                     You must go on.
                     I can't go on.
                     You must go on.
                     I'll go on.
                     You must say words, as long as there are any - until they find me, until they say me.
                     (Strange pain, strange sin!
                    ) You must go on.
                     Perhaps it's done already.
                     Perhaps they have said me already.
                     Perhaps they have carried me to the threshold of my story, before the door that opens on my story.
                     (That would surprise me, if it opens.
                    ) It will be I?
                     It will be the silence, where I am?
                     I don't know, I'll never know: in the silence you don't know.
                     You must go on.
                     I can't go on.
                     I'll go on.
                    
SAMUEL BECKETI
WATT
roman
LES ÉDITIONS DE MINUIT
Samuel Beckett est né en 1906 à Dublin, de parents irlandais. TI fit ses, études au Trinity College où il ohtint en 1927 le' B. A. De 1928 à 1929, lecteur d'anglais à l'Ecole normale supérieure, à Paris. En 1930, retour au Trinity College comme lecteur de fran- çais. Installé en France en 1938, il commença d'écrire en français il partir de 1945.
Son premier roman, Murphy, est pan! en 1938 à Londres; il fut adapté en français par l'auteur en 11)/J. 7. Son deuxième roman, Mol- loy, l~erit djrectement en français en 1947, ne fut présenté à l'édi· te ll l' qu'en 1950 et fut puhlié en IIJ5I. C'est En attendant Godot, al~'~c à Paris par Roger Blin au théâtre Bahylone en janvier 1953 qui fit connaître son nom au grand public. L'édition française a atteint un tirage de 120 000 exemplaires. Quatorze ouvrages de Samuel Beckett ont été puhliés par les Editions de Minuit, ils ont été traduits en 21 langues.
Ir-. ~I GROU-RÀOENEZ, Il, RUE DESËVRES. PARIS
WATT
DU MEME AUTEUR
Romans et Nouvelles
Murphy, 1947.
Molloy, 1951.
Malone meurt, 1952.
L'innommable, 1953.
Nouvelles et textes pour rien, 1955. Comment c'est, 1961.
Têtes-mortes, 1967.
Théâtre et Radio
En attendant Godot, 1952.
Fin de partie, suivi de Acte sans paroles l, 1957. Tous ceux qui tombent, 1957.
La dernière bande, suivi de Cendres, 1959.
Oh les beaux jours, 1963.
Comédie et actes divers, 1966.
Watt, terminé en 1945, paru en 1953 aux Editions Olympia Press dans la collection Merlin, est traduit de l'anglais par Ludovic et Agnès Janvier, en collaboration avec l'auteur.
SAMUEL BECKETT
WATT
*m
LES 13DITIONS DE MINUIT
IL A ETE TIRÉ DE CET OUVRAGE QUA TRE-VINGT-DIX EXEMPLAIRES SUR ALFAMOUSSE, NUMÉROTÉS DE 1 A 90 PLUS SEPT EXEMPLAIRES HORS-COMMERCE NUMÉROTÉS DE
H. -C. 1 A H. -C. VII
IL A ÉTÉ TIRÉ EN OUTRE QUATRE- VINGT-DOUZE EXEMPLAIRES SUR BOUFFANT SÉLECT MARQUÉS « 92 » NUMÉROTÉS DE 1 A 92 ET RÉSERVÉS A LA LIBRAIRIE DES
ÉDITIONS DE MINUIT
© 1968 by LES EDITIONS DE MINUIT 7, rue Bernard-Palissy - Paris-ô" Tous droits réservés pour tous pays
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Monsieur Hackett prit à gauche et vit, à quelque distance de là, dans le demi-jour déclinant, son banc. Il semblait occupé. Ce banc, propriété sans doute de la ville, ou du public sans distinction, n'était certes pas à lui, mais pour lui il était à lui. C'était là l'attitude de Monsieur Hackett envers les choses qui lui plaisaient. Il savait qu'elles n'étaient pas à lui, mais pour lui elles étaient à lui. Il savait qu'elles n'étaient pas à lui, parce qu'elles lui plaisaient.
Il s'arrêta et regarda le banc avec plus de soin. Oui, il n'était pas libre. Immobile Monsieur Hackett voyait les choses un peu plus nettement. Sa démarche était une démar- che très agitée.
Monsieur Hackett ne savait pas s'il devait avancer ou s'il devait reculer. La voie était libre sur sa droite et sur sa gauche, mais il savait que jamais il n'en tirerait parti. Il savait aussi qu'il ne resterait pas longtemps immobile, son état de santé pour son malheur s'y opposant. Le dilemme était donc d'une extrême simplicité : avancer ou faire demi- tour et s'en retourner, en prenant à droite, par où il était venu. Devait-il, autrement dit, rentrer tout de suite ou devait-il rester dehors un peu plus longtemps ?
Il étendit la main gauche et attrapa le barreau d'une grille. Cela lui permit de cogner sa canne' contre le trottoir. Sentir vibrer jusque dans sa paume le bout en caoutchouc l'apaisa, quelque peu.
Mais il n'avait pas atteint le coin qu'il refit demi-tour et, de son pas le meilleur, se hâta vers le banc. Arrivé si
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près de celui-ci qu'il aurait pu le toucher, s'il l'avait voulu, avec sa canne, il s'arrêta de nouveau et dévisagea les occu- pants. Il avait le droit, à son humble avis, de se poster là et d'attendre le tram. Eux aussi attendaient peut-être le tram, un tram, car de nombreux trams s'arrêtaient à cet endroit, à la demande, que celle-ci vînt du dedans, ou qu'elle vînt du dehors.
Monsieur Hackett jugea, au bout d'un moment, que s'ils attendaient le tram ils l'attendaient depuis un certain temps déjà. Car la dame tenait le monsieur par les oreilles, et la main du monsieur était sur la cuisse de la dame, et la langue de la dame était dans la bouche du monsieur. Las d'attendre le tram, dit (1) Monsieur Hackett, ils font un brin de connaissance. La dame retirant alors sa langue de la bouche du monsieur celui-ci en profita pour remettre la sienne dans la sienne. Donnant donnant, dit Monsieur Hac- kett. Faisant un pas en avant, histoire de s'assurer que
l'autre main du monsieur ne perdait pas son temps, Mon- sieur Hackea eut un haut-le-corps en la voyant qui pendait inerte derrière le banc, les trois quarts d'une cigarette éteinte entre les doigts.
Je ne vois pas d'indécence, dit l'agent.
Nous arrivons trop tard, dit Monsieur Hackett, quel dommage.
Vous me prenez pour un imbécile? dit l'agent.
Monsieur Hackett recula d'un pas, renversa la tête à s'en faire craquer la peau du cou et vit enfin, au loin, penchée rageusement sur lui, la face rouge et violente.
Sergent, s'écria-t-il, Dieu m'est témoin qu'il avait la main dessus.
Dieu est un témoin inassermentable.
Si j'ai interrompu votre ronde, dit Monsieur Hackett,
(1) Il a été gagné, dans cet ouvrage, un temps précieux, un espace précieux, qui sans cela eussent été perdus, par l'omission systématique, après le verbe dire, du pléthorique pronom réfléchi.
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mille excuses. Je l'ai fait avec les meilleures intentions, pour vous, pour moi, pour la communauté tout entière.
L'agent répliqua brièvement.
Si vous vous imaginez que je n'ai pas relevé votre numéro, dit Monsieur Hackett, détrompez-vous. J'ai beau être in· firme, ma vue est excellente. Monsieur Hackett s'assit sur le banc encore tout chaud des ébats. Bonsoir et merci, dit-il.
C'était un vieux banc, bas et usé. La nuque de Monsieur Hackett reposait contre l'unique traverse, au-dessous sa bosse jaillissait sans contrainte, ses pieds frôlaient le sol. Au bout des longs bras déployés ses mains serraient les accoudoirs, la canne accrochée à son cou pendait entre ses jambes.
Ainsi mêlé à l'ombre il regardait passer les derniers trams, oh pas les tout derniers, mais presque, et au ciel, et à la calme surface du canal, les longs ors et verts du soir d'été.
Mais voilà qu'un monsieur venant à passer, une dame à son bras, l'aperçut.
Oh ma chère, dit-il, mais c'est Hackett.
Hackett, dit la dame. Quel Hackett? Où?
Tu connais Hackett, dit le monsieur. Tu as dû souvent
m'entendre parler de Hackett. Hackett la Bosse. Là. Sur le banc.
La dame détailla Monsieur Hackett. C'est donc ça Hackett, dit-elle. Lui-même, dit le monsieur.
Le pauvre, dit-elle.
Oh, dit le monsieur, arrêtons-nous, veux-tu, et souhai- tons-lui le bonsoir.
Il avança, s'exclamant, Mon cher ami, mon cher ami, comment va?
Monsieur Hackett leva les yeux de dessus le jour mourant.
Ma femme, s'écria le monsieur. Voici ma femme. Ma femme. Monsieur Hackett.
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J'ai tant entendu parler de vous, dit la dame, et vous voilà enfin, en chair et en os. Monsieur Hackett !
Je ne me lève pas, dit Monsieur Hackett, n'en ayant pas la force.
Mais vous n'y pensez pas, dit la dame. Elle se pencha vers lui, frémissante de sollicitude. Vous n'y songez pas, dit-elle.
Monsieur Hackett crut qu'elle allait lui tapoter le crâne ou tout au moins lui flatter la bosse. Il ramena ses mains et ils s'assirent à côté de lui, d'un côté la dame, de l'autre le monsieur, de sorte qu'il se trouva entre les deux. Sa tête leur arrivait aux aisselles, leurs mains se rejoignaient au dessus de sa bosse, sur la traverse, ils ployaient sur lui avec tendresse.
Vous vous souvenez de Green? dit Monsieur Hackett. L'empoisonneur, dit le monsieur.
L'avoué, dit Monsieur Hackett.
Je l'ai connu un peu, dit le monsieur. Six ans, n'est-ce
pas?
Sept, dit Monsieur Hackett. On en colle rarement six. Il en méritait dix, à mon avis, dit le monsieur.
Ou douze, dit Monsieur Hackett.
Qu'est-ce qu'il a fait? dit la dame.
D'un rien outrepassé ses prérogatives, dit le monsieur. J'ai reçu une lettre de lui ce matin, dit Monsieur Hackett. Oh, dit le monsieur, j'ignorais qu'ils pussent communi-
quer avec le monde extérieur.
Il est avoué, dit Monsieur Hackett. Il ajouta, Je ne suis
guère le monde extérieur.
Voyons voyons, dit le monsieur.
Allons allons, dit la dame.
A la lettre, dit Monsieur Hackett, était jointe une pièce
dont, connaissant votre goût pour la littérature, je vous donnerais bien la primeur, s'il ne faisait pas trop sombre pour y voir.
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La primeur, dit la dame.
C'est bien ce que j'ai dit, dit Monsieur Hackett.
J'ai mon briquet à essence, dit le monsieur.
Monsieur Hackett sortit un papier de sa poche et le
monsieur alluma son briquet à essence. Mr Hackett lut :
A NELLY
A Nelly, dit la dame.
A Nelly, dit Monsieur Hackett.
Le silence se fit.
Dois-je continuer? dit Monsieur Hackett.
Ma mère s'appelait Nelly, dit la dame.
Le nom n'est pas si rare, dit Monsieur Hackett, même
moi j'ai connu plus d'une Nelly.
Lisez donc, mon cher ami, dit le monsieur.
Monsieur Hackett lut :
A NELLY
Vers toi} m'amour} vienne la nuit (Vienne la nul! )
Dans ma cellule
Je bande en soupirant.
Avecques Dunn sort-elle encore? Denis va-t-il sous ses jupes fouillant
Encore ? Lors Echo de répondre} Encore} encore.
C'est bon! C'est bon! Loin loin de moi (Loin loin de moi)
De blâmer} ange}
D'aussi chastes ébats.
Donne à Dunn tout} à Denis ne dénie Que ce qui appartient à Green. Mais ÇA, Le dénie à Denis} à Dunn ne donne mie.
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Ça! Gage exquis d'intactitude! (D'intactitude ! )
Ah te pouvoir
Me porter garant, bitte,
Qu'au sortir de ton long cachot
Tu vas revoir sous la fleur d'Aphrodite Le bouton d'Artémis fidèle au statu quo.
Alors pourrait s'embraser l'âme (S'embraser l'âme)
Comme au lointain
S'annoncent les accents D'épithalames éperdus
Et Hymen épancher sur tous mes sens Du lit des voluptés les joyeux avant-jus.
Assez -
Largement, dit la dame.
Mais voilà que vint à passer devant eux une dame enve- loppée d'un châle. Son ventre se dessinait vaguement, bombé comme un ballon.
Je n'ai jamais été comme ça, mon cher, dit la dame, n'est-ce pas?
Pas à ma connaissance, mon amour, dit le monsieur.
Tu te souviens de la nuit où Larry a vu le jour? dit la dame.
Si je m'en souviens, dit le monsieur.
Quel âge a Larry à présent? dit Monsieur Hackett, Quel âge a Larry, dit la dame. Larry aura quarante ans
le mois prochain, s'il plaît à Dieu.
C'est le genre de chose qui plaît à Dieu toujours, dit
Monsieur Hackett.
Comme vous y allez! dit le monsieur.
Ça vous dirait, Monsieur Hackett, dit la dame, que je
vous raconte la nuit où Larry a vu le jour?
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Oh oui raconte-lui, ma chère, dit le monsieur.
Eh bien, dit la dame, ce matin-là au petit déjeuner Goff se tourne vers moi et me dit, Tetty, dit-il, Tetty chérie, j'aimerais beaucoup inviter Thompson, Cream et Colquhoun à partager notre caneton si j'étais sûr que tu le supportes. Mais mon cher, dis-je, jamais de ma vie je ne me suis sentie plus d'attaque. C'étaient mes propres termes, n'est-ce pas?
Je crois que oui, dit Goff.
Eh bien, dit Tetty, au moment où Thompson pénètre dans la salle à manger, suivi de Cream et de Berry (Colquhoun s'était engagé ailleurs, ça me revient), j'étais déjà assise à table. Rien d'étrange à cela, vu que j'étais la seule dame présente. Tu n'as pas trouvé cela étrange, n'est-ce pas, mon amour ?
Bien sûr que non, dit Goff, tout à fait normal.
Pas plus tôt avalée ma première fourchetée de navets, dit Tetty, que Larry fit un bond dans ma triee.
Votre quoi? dit Monsieur Hackett.
Vous savez, dit Goff, sa triee.
Quelle affaire pour vous, dit Monsieur Hackett.
J'ai continué de boire et de manger, dit Tetty, tout en
faisant des étincelles, et Larry de bondir comme une carpe. Quelle situation pour vous, dit Monsieur Hackett.
Il y avait des moments, dit Tetty, où je croyais qu'il
allait dégringoler sur le parquet, à mes pieds.
Miséricorde, dit Monsieur Hackett, vous le sentiez glisser. Aucune trace de ces labours ne paraissait sur mon visage,
dit Tetty, n'est-ce pas, mon trésor?
Pas la moindre, dit Goff.
Je n'en perdais pas non plus le sens de l'humour, dit
Tetty. Quel pudding, dit Monsieur Berry à un moment donné, ça me revient, se tournant vers moi avec un sourire, quel pudding exquis, il fond dans la bouche. Pas que dans la bouche, Monsieur, répliquai-je du tac au tac, pas que dans
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la bouche, mon cher Monsieur. Pas trop gallois, me sem- blait-il, à l'heure de l'entremets.
Pas trop quoi? dit Monsieur Hackett.
Gallois, dit Goff, vous savez, pas trop gallois.
Servi le pousse-café le travail battait son plein, je vous
donne ma parole d'honneur, sous la table gémissante. C'est le cas de le dire, dit Goff.
Vous la saviez pleine? dit Monsieur Hackett. C'est-à-dire euh, dit Goff, vous comprenez euh, moi je
euh, nous nous euh -
La main de Tetty s'abattit rondement sur la cuisse de
Monsieur Hackett.
Il pensait que je faisais des chichis, dit Tetty. Hahahaha.
Haha. Ha.
Haha, dit Monsieur Hackett.
Je me faisais un sang d'encre, dit Goff, j'en conviens.
Ils ont fini par passer à côté, n'est-ce pas? dit Tetty. En effet, dit Goff, nous sommes passés au billard pour
une partie de snooker.
J'ai monté les escaliers, Monsieur Hackett, dit Tetty, à
quatre pattes, en tordant les tringles du tapis comme autant de fétus.
Vous ressentiez de telIes douleurs, dit Monsieur Hackett. Trois minutes plus tard j'étais mère.
Toute seule, dit Goff.
J'ai tout fait de mes propres mains, dit Tetty, tout. Elle a sectionné le cordon avec ses dents, dit Goff, n'ayant
pas de ciseaux sous la main. Qu'est-ce que vous dites de ça?
Je l'aurais rompu sur mon genou, dit Tetty, s'il l'avait faIlu.
C'est une chose que je me suis souvent demandée, dit Monsieur Hackett, l'effet que ça vous fait lorsqu'on coupe le cordon.
Pour la mère ou pour l'enfant? dit Goff.
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Pour la mère, dit Monsieur Hackett. On ne m'a pas trouvé dans un chou, que je sache.
Pour la mère, dit Tetty, c'est un grand ouf, comme lorsque les invités s'en vont. Tous mes cordons subséquents furent sectionnés par le Professeur Cooper, mais l'effet fut toujours le même : ouf.
Ensuite vous avez ajusté vos vêtements, dit Monsieur Hackett, et vous êtes descendue, en tenant le bébé par la main.
Nous avons entendu les cris, dit Goff.
Jugez de leur surprise, dit Tetty.
Les mises en blouse de Cream avaient été extraordinaires,
dit Goff, extraordinaires, je n'avais jamais rien vu de pareil. Nous le regardions, le souffle coupé, qui s'attaquait à un jenny très long et rasant, et avec la noire pour comble.
Quelle témérité, dit Monsieur Hackett.
Un coup tout à fait infaisable, à mon avis, dit Goff. Il reculait enfin sa queue pour frapper lorsque le vagissement se fit entendre. Il se permit une expression que je ne répéterai pas.
Pauvre petit Larry, dit Tetty, comme si c'était sa faute. Pas un mot de plus, dit Monsieur Hackett, c'est inutile. Ces ciels nord-ouest sont vraiment inouïs, dit Goff, vous
ne trouvez pas ?
Si voluptueux, dit Tetty. On les croit éteints et hop les
revoilà qui s'embrasent plus éclatants qu'avant.
Pas comme ma bosse, dit Monsieur Hackett.
Pauvre Monsieur Hackett, dit Tetty, pauvre cher Mon-
sieur Hackett.
Oui, dit Monsieur Hackett.
Rien à voir avec les Hackett de Glencullen, je présume,
dit Tetty.
C'est là où je suis tombé de l'échelle, dit Monsieur
Hackett.
Quel âge aviez-vous alors? dit Tetty.
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Un an, dit Monsieur Rackett.
Et où était votre chère maman? dit Tetty.
Sortie, dit Monsieur Hackett.
Et votre cher papa? dit Tetty.
Sorti tailler le granit dans la montagne, dit Monsieur
Hackett.
Vous étiez tout seul, dit Tetty.
Il y avait la chèvre, à ce qu'on m'a dit, dit Monsieur
Hackett.
Il se détourna de l'échelle tombée dans la cour sombre
et promena son regard en contrebas sur les petits champs aux murettes branlantes et par delà la rivière sur l'autre versant toujours plus haut jusqu'à la masse du sommet déjà dans l'ombre et de là au ciel d'été. Il se glissa au gré des champs ensoleillés, il peina tout au long des pentes jusqu'au sommet sombre et il entendit le cliquetis lointain des marteaux.
Elle vous a laissé tout seul dans la cour, dit Tetty, avec la chèvre.
C'était un beau jour d'été, dit Monsieur Rackett.
Et qu'est-ce qui lui a pris de filer comme ça? dit Goff. Je ne lui ai jamais posé la question, dit Monsieur Hac-
kett. La taverne, ou l'église, ou les deux.
Pauvre femme, Dieu lui pardonne, dit Tetty.
Fichtre ça ne m'étonnerait pas de lui, dit Monsieur
Hackett.
La brune s'épaissit, dit Goff, il fera bientôt nuit noire. Et nous rentrerons tous à la maison, dit Monsieur Hac-
kett.
De l'autre côté de la rue, en face d'où ils étaient assis,
un tram s'arrêta. Il resta en place un bon moment et ils entendirent, grossie par la colère, la voix du contrôleur. Puis il repartit, découvrant sur le trottoir, immobile, une forme solitaire qu'éclairaient de moins en moins, à mesure
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qu'elles s'éloignaient, les lumières du véhicule, et qui bien- tôt se détacha à peine du mur sombre derrière elle. Tetty se demanda si c'était un homme ou une femme. Monsieur Hackett se demanda si ce n'était pas un colis, un tapis par exemple ou un rouleau de toile goudronnée enveloppé de papier brun et ficelé au milieu. Goff se leva, sans un mot, et traversa vivement la rue. Tetty et Monsieur Hackett pou- vaient voir ses gestes impétueux, car sa veste était de cou- leur claire, et entendre sa voix vibrante de reproche. Mais Watt ne bougeait pas plus, pour autant qu'ils pussent voir, que s'il avait été de pierre, et s'il parlait il parlait si bas qu'aucun son ne leur parvenait.
Monsieur Hackett n'aurait pas su dire quand il avait été plus fortement intrigué, bien plus, il n'aurait pas su dire quand il avait été aussi fortement intrigué. Il n'aurait pas su dire non plus ce que c'était qui l'intriguait si fortement. Qu'est-ce que c'est, dit-il, qui m'intrigue si fortement, moi que même l'insolite, même le surnaturel, intriguent si rare- ment, et si faiblement. Rien ici apparemment qui sorte le moins du monde de l'ordinaire et cependant je brûle de curiosité, et d'émerveillement. La sensation n'est pas
désagréable, c'est entendu, mais je ne me vois pas en train de la supporter plus de vingt minutes ou une demi-heure.
La dame aussi était tout yeux.
Goff les rejoignit, de fort méchante humeur. Je l'ai reconnu, dit-il, du premier coup d'œil. Il se servit, à pro- pos de Watt, d'une expression que nous ne rapporterons pas.
Depuis sept ans, dit-il, il me doit cinq shillings, c'est- à-dire six shillings et neuf pence.
Il ne bouge pas, dit Tetty.
Il refuse de payer, dit Monsieur Hackett.
Il ne refuse pas de payer, dit Goff. Il me propose
quatre shillings et quatre pence. C'est toute sa fortune. Après quoi il ne vous devrait plus que deux shillings
et trois pence, dit Monsieur Hackett. 17
Je ne peux pas le laisser sans un, dit Goff.
Et pourquoi pas? dit Monsieur Hackett.
Il part en voyage, dit Goff. Si j'acceptais son offre il
n'aurait plus qu'à rentrer chez lui.
C'est peut-être ce qu'il aurait de mieux à faire, dit
Monsieur Hackett. Un jour peut-être, quand nous ne serons plus, penché sur son passé il dira, Si seulement Monsieur Nesbit avait accepté -
Nixon je m'appelle, dit Goff. Nixon.
Si seulement Monsieur Nixon avait accepté mes quatre shillings et quatre pence et que je fusse rentré chez moi, au lieu de continuer.
Bobards en tout cas, dit Madame Nixon, d'un bout à l'autre. N o n ?
Non non, dit Monsieur Nixon, il est la véracité même, vraiment incapable, j'en suis persuadé, du moindre men- songe.
Vous auriez pu accepter un shilling au moins, dit Mon- sieur Hackett, ou un shilling et six pence.
Le voilà à présent sur le pont, dit Madame Nixon.
Il leur tournait le dos, le haut du corps se détachant faiblement contre les dernières traînées du jour.
Vous ne nous avez pas dit son nom, dit Monsieur Hac- kett.
Watt, dit Monsieur Nixon.
Je ne t'ai jamais entendu parler de lui, dit Madame Nixon. Bizarre, dit Monsieur Nixon.
Vieille connaissance? dit Monsieur Hackett,
Je ne prétends pas le connaître vraiment, dit Monsieur
Nixon.
Un tuyau d'égout, dit Madame Nixon. Où sont les bras? Depuis quand ne prétendez-vous pas le connaître vrai-
ment? dit Monsieur Hackett.
Mon cher ami, dit Monsieur Nixon, d'où vient ce sou-
dain intérêt?
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Ne répondez pas, dit Monsieur Hackett, si cela vous ennuie.
Il m'est difficile de répondre, dit Monsieur Nixon. Il me semble le connaître depuis toujours, mais il a dû y avoir une période où je ne le connaissais pas.
Comment cela? dit Monsieur Hackett.
Il est considérablement plus jeune que moi, dit Monsieur Nixon.
Et vous ne parlez jamais de lui, dit Monsieur Hackett.
Ma foi, dit Monsieur Nixon, j'ai très bien pu parler de lui, je n'ai vraiment aucune raison pour ne pas le faire. Il est vrai que. . . Il se tut. Il reprit, Il ne s'y prête pas, à ce qu'on parle de lui, il y a des gens comme ça.
Pas comme moi, dit Monsieur Hackett.
Il a disparu, dit Madame Nixon.
Tiens, dit Monsieur Nixon. Il ajouta, Ce qui est curieux,
mon cher ami, je ne vous le cache pas, c'est que chaque fois que je le vois, ou pense à lui, je pense à vous, et que chaque fois que je vous vois, ou pense à vous, je pense à lui. Pourquoi, je n'en ai pas la moindre idée.
Voyez-vous ça, dit Monsieur Hackett.
Il se dirige à présent vers la gare, dit Monsieur Nixon. Je me demande pourquoi il est descendu ici.
C'est la fin de la section, dit Madame Nixon. Avec un penny on ne va pas plus loin.
        SAMUEL BECKETI
WATT
roman
LES ÉDITIONS DE MINUIT
Samuel Beckett est né en 1906 à Dublin, de parents irlandais. TI fit ses, études au Trinity College où il ohtint en 1927 le' B. A. De 1928 à 1929, lecteur d'anglais à l'Ecole normale supérieure, à Paris. En 1930, retour au Trinity College comme lecteur de fran- çais. Installé en France en 1938, il commença d'écrire en français il partir de 1945.
Son premier roman, Murphy, est pan! en 1938 à Londres; il fut adapté en français par l'auteur en 11)/J. 7. Son deuxième roman, Mol- loy, l~erit djrectement en français en 1947, ne fut présenté à l'édi· te ll l' qu'en 1950 et fut puhlié en IIJ5I. C'est En attendant Godot, al~'~c à Paris par Roger Blin au théâtre Bahylone en janvier 1953 qui fit connaître son nom au grand public. L'édition française a atteint un tirage de 120 000 exemplaires. Quatorze ouvrages de Samuel Beckett ont été puhliés par les Editions de Minuit, ils ont été traduits en 21 langues.
Ir-. ~I GROU-RÀOENEZ, Il, RUE DESËVRES. PARIS
WATT
DU MEME AUTEUR
Romans et Nouvelles
Murphy, 1947.
Molloy, 1951.
Malone meurt, 1952.
L'innommable, 1953.
Nouvelles et textes pour rien, 1955. Comment c'est, 1961.
Têtes-mortes, 1967.
Théâtre et Radio
En attendant Godot, 1952.
Fin de partie, suivi de Acte sans paroles l, 1957. Tous ceux qui tombent, 1957.
La dernière bande, suivi de Cendres, 1959.
Oh les beaux jours, 1963.
Comédie et actes divers, 1966.
Watt, terminé en 1945, paru en 1953 aux Editions Olympia Press dans la collection Merlin, est traduit de l'anglais par Ludovic et Agnès Janvier, en collaboration avec l'auteur.
SAMUEL BECKETT
WATT
*m
LES 13DITIONS DE MINUIT
IL A ETE TIRÉ DE CET OUVRAGE QUA TRE-VINGT-DIX EXEMPLAIRES SUR ALFAMOUSSE, NUMÉROTÉS DE 1 A 90 PLUS SEPT EXEMPLAIRES HORS-COMMERCE NUMÉROTÉS DE
H. -C. 1 A H. -C. VII
IL A ÉTÉ TIRÉ EN OUTRE QUATRE- VINGT-DOUZE EXEMPLAIRES SUR BOUFFANT SÉLECT MARQUÉS « 92 » NUMÉROTÉS DE 1 A 92 ET RÉSERVÉS A LA LIBRAIRIE DES
ÉDITIONS DE MINUIT
© 1968 by LES EDITIONS DE MINUIT 7, rue Bernard-Palissy - Paris-ô" Tous droits réservés pour tous pays
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Monsieur Hackett prit à gauche et vit, à quelque distance de là, dans le demi-jour déclinant, son banc. Il semblait occupé. Ce banc, propriété sans doute de la ville, ou du public sans distinction, n'était certes pas à lui, mais pour lui il était à lui. C'était là l'attitude de Monsieur Hackett envers les choses qui lui plaisaient. Il savait qu'elles n'étaient pas à lui, mais pour lui elles étaient à lui. Il savait qu'elles n'étaient pas à lui, parce qu'elles lui plaisaient.
Il s'arrêta et regarda le banc avec plus de soin. Oui, il n'était pas libre. Immobile Monsieur Hackett voyait les choses un peu plus nettement. Sa démarche était une démar- che très agitée.
Monsieur Hackett ne savait pas s'il devait avancer ou s'il devait reculer. La voie était libre sur sa droite et sur sa gauche, mais il savait que jamais il n'en tirerait parti. Il savait aussi qu'il ne resterait pas longtemps immobile, son état de santé pour son malheur s'y opposant. Le dilemme était donc d'une extrême simplicité : avancer ou faire demi- tour et s'en retourner, en prenant à droite, par où il était venu. Devait-il, autrement dit, rentrer tout de suite ou devait-il rester dehors un peu plus longtemps ?
Il étendit la main gauche et attrapa le barreau d'une grille. Cela lui permit de cogner sa canne' contre le trottoir. Sentir vibrer jusque dans sa paume le bout en caoutchouc l'apaisa, quelque peu.
Mais il n'avait pas atteint le coin qu'il refit demi-tour et, de son pas le meilleur, se hâta vers le banc. Arrivé si
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près de celui-ci qu'il aurait pu le toucher, s'il l'avait voulu, avec sa canne, il s'arrêta de nouveau et dévisagea les occu- pants. Il avait le droit, à son humble avis, de se poster là et d'attendre le tram. Eux aussi attendaient peut-être le tram, un tram, car de nombreux trams s'arrêtaient à cet endroit, à la demande, que celle-ci vînt du dedans, ou qu'elle vînt du dehors.
Monsieur Hackett jugea, au bout d'un moment, que s'ils attendaient le tram ils l'attendaient depuis un certain temps déjà. Car la dame tenait le monsieur par les oreilles, et la main du monsieur était sur la cuisse de la dame, et la langue de la dame était dans la bouche du monsieur. Las d'attendre le tram, dit (1) Monsieur Hackett, ils font un brin de connaissance. La dame retirant alors sa langue de la bouche du monsieur celui-ci en profita pour remettre la sienne dans la sienne. Donnant donnant, dit Monsieur Hac- kett. Faisant un pas en avant, histoire de s'assurer que
l'autre main du monsieur ne perdait pas son temps, Mon- sieur Hackea eut un haut-le-corps en la voyant qui pendait inerte derrière le banc, les trois quarts d'une cigarette éteinte entre les doigts.
Je ne vois pas d'indécence, dit l'agent.
Nous arrivons trop tard, dit Monsieur Hackett, quel dommage.
Vous me prenez pour un imbécile? dit l'agent.
Monsieur Hackett recula d'un pas, renversa la tête à s'en faire craquer la peau du cou et vit enfin, au loin, penchée rageusement sur lui, la face rouge et violente.
Sergent, s'écria-t-il, Dieu m'est témoin qu'il avait la main dessus.
Dieu est un témoin inassermentable.
Si j'ai interrompu votre ronde, dit Monsieur Hackett,
(1) Il a été gagné, dans cet ouvrage, un temps précieux, un espace précieux, qui sans cela eussent été perdus, par l'omission systématique, après le verbe dire, du pléthorique pronom réfléchi.
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mille excuses. Je l'ai fait avec les meilleures intentions, pour vous, pour moi, pour la communauté tout entière.
L'agent répliqua brièvement.
Si vous vous imaginez que je n'ai pas relevé votre numéro, dit Monsieur Hackett, détrompez-vous. J'ai beau être in· firme, ma vue est excellente. Monsieur Hackett s'assit sur le banc encore tout chaud des ébats. Bonsoir et merci, dit-il.
C'était un vieux banc, bas et usé. La nuque de Monsieur Hackett reposait contre l'unique traverse, au-dessous sa bosse jaillissait sans contrainte, ses pieds frôlaient le sol. Au bout des longs bras déployés ses mains serraient les accoudoirs, la canne accrochée à son cou pendait entre ses jambes.
Ainsi mêlé à l'ombre il regardait passer les derniers trams, oh pas les tout derniers, mais presque, et au ciel, et à la calme surface du canal, les longs ors et verts du soir d'été.
Mais voilà qu'un monsieur venant à passer, une dame à son bras, l'aperçut.
Oh ma chère, dit-il, mais c'est Hackett.
Hackett, dit la dame. Quel Hackett? Où?
Tu connais Hackett, dit le monsieur. Tu as dû souvent
m'entendre parler de Hackett. Hackett la Bosse. Là. Sur le banc.
La dame détailla Monsieur Hackett. C'est donc ça Hackett, dit-elle. Lui-même, dit le monsieur.
Le pauvre, dit-elle.
Oh, dit le monsieur, arrêtons-nous, veux-tu, et souhai- tons-lui le bonsoir.
Il avança, s'exclamant, Mon cher ami, mon cher ami, comment va?
Monsieur Hackett leva les yeux de dessus le jour mourant.
Ma femme, s'écria le monsieur. Voici ma femme. Ma femme. Monsieur Hackett.
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J'ai tant entendu parler de vous, dit la dame, et vous voilà enfin, en chair et en os. Monsieur Hackett !
Je ne me lève pas, dit Monsieur Hackett, n'en ayant pas la force.
Mais vous n'y pensez pas, dit la dame. Elle se pencha vers lui, frémissante de sollicitude. Vous n'y songez pas, dit-elle.
Monsieur Hackett crut qu'elle allait lui tapoter le crâne ou tout au moins lui flatter la bosse. Il ramena ses mains et ils s'assirent à côté de lui, d'un côté la dame, de l'autre le monsieur, de sorte qu'il se trouva entre les deux. Sa tête leur arrivait aux aisselles, leurs mains se rejoignaient au dessus de sa bosse, sur la traverse, ils ployaient sur lui avec tendresse.
Vous vous souvenez de Green? dit Monsieur Hackett. L'empoisonneur, dit le monsieur.
L'avoué, dit Monsieur Hackett.
Je l'ai connu un peu, dit le monsieur. Six ans, n'est-ce
pas?
Sept, dit Monsieur Hackett. On en colle rarement six. Il en méritait dix, à mon avis, dit le monsieur.
Ou douze, dit Monsieur Hackett.
Qu'est-ce qu'il a fait? dit la dame.
D'un rien outrepassé ses prérogatives, dit le monsieur. J'ai reçu une lettre de lui ce matin, dit Monsieur Hackett. Oh, dit le monsieur, j'ignorais qu'ils pussent communi-
quer avec le monde extérieur.
Il est avoué, dit Monsieur Hackett. Il ajouta, Je ne suis
guère le monde extérieur.
Voyons voyons, dit le monsieur.
Allons allons, dit la dame.
A la lettre, dit Monsieur Hackett, était jointe une pièce
dont, connaissant votre goût pour la littérature, je vous donnerais bien la primeur, s'il ne faisait pas trop sombre pour y voir.
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La primeur, dit la dame.
C'est bien ce que j'ai dit, dit Monsieur Hackett.
J'ai mon briquet à essence, dit le monsieur.
Monsieur Hackett sortit un papier de sa poche et le
monsieur alluma son briquet à essence. Mr Hackett lut :
A NELLY
A Nelly, dit la dame.
A Nelly, dit Monsieur Hackett.
Le silence se fit.
Dois-je continuer? dit Monsieur Hackett.
Ma mère s'appelait Nelly, dit la dame.
Le nom n'est pas si rare, dit Monsieur Hackett, même
moi j'ai connu plus d'une Nelly.
Lisez donc, mon cher ami, dit le monsieur.
Monsieur Hackett lut :
A NELLY
Vers toi} m'amour} vienne la nuit (Vienne la nul! )
Dans ma cellule
Je bande en soupirant.
Avecques Dunn sort-elle encore? Denis va-t-il sous ses jupes fouillant
Encore ? Lors Echo de répondre} Encore} encore.
C'est bon! C'est bon! Loin loin de moi (Loin loin de moi)
De blâmer} ange}
D'aussi chastes ébats.
Donne à Dunn tout} à Denis ne dénie Que ce qui appartient à Green. Mais ÇA, Le dénie à Denis} à Dunn ne donne mie.
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Ça! Gage exquis d'intactitude! (D'intactitude ! )
Ah te pouvoir
Me porter garant, bitte,
Qu'au sortir de ton long cachot
Tu vas revoir sous la fleur d'Aphrodite Le bouton d'Artémis fidèle au statu quo.
Alors pourrait s'embraser l'âme (S'embraser l'âme)
Comme au lointain
S'annoncent les accents D'épithalames éperdus
Et Hymen épancher sur tous mes sens Du lit des voluptés les joyeux avant-jus.
Assez -
Largement, dit la dame.
Mais voilà que vint à passer devant eux une dame enve- loppée d'un châle. Son ventre se dessinait vaguement, bombé comme un ballon.
Je n'ai jamais été comme ça, mon cher, dit la dame, n'est-ce pas?
Pas à ma connaissance, mon amour, dit le monsieur.
Tu te souviens de la nuit où Larry a vu le jour? dit la dame.
Si je m'en souviens, dit le monsieur.
Quel âge a Larry à présent? dit Monsieur Hackett, Quel âge a Larry, dit la dame. Larry aura quarante ans
le mois prochain, s'il plaît à Dieu.
C'est le genre de chose qui plaît à Dieu toujours, dit
Monsieur Hackett.
Comme vous y allez! dit le monsieur.
Ça vous dirait, Monsieur Hackett, dit la dame, que je
vous raconte la nuit où Larry a vu le jour?
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Oh oui raconte-lui, ma chère, dit le monsieur.
Eh bien, dit la dame, ce matin-là au petit déjeuner Goff se tourne vers moi et me dit, Tetty, dit-il, Tetty chérie, j'aimerais beaucoup inviter Thompson, Cream et Colquhoun à partager notre caneton si j'étais sûr que tu le supportes. Mais mon cher, dis-je, jamais de ma vie je ne me suis sentie plus d'attaque. C'étaient mes propres termes, n'est-ce pas?
Je crois que oui, dit Goff.
Eh bien, dit Tetty, au moment où Thompson pénètre dans la salle à manger, suivi de Cream et de Berry (Colquhoun s'était engagé ailleurs, ça me revient), j'étais déjà assise à table. Rien d'étrange à cela, vu que j'étais la seule dame présente. Tu n'as pas trouvé cela étrange, n'est-ce pas, mon amour ?
Bien sûr que non, dit Goff, tout à fait normal.
Pas plus tôt avalée ma première fourchetée de navets, dit Tetty, que Larry fit un bond dans ma triee.
Votre quoi? dit Monsieur Hackett.
Vous savez, dit Goff, sa triee.
Quelle affaire pour vous, dit Monsieur Hackett.
J'ai continué de boire et de manger, dit Tetty, tout en
faisant des étincelles, et Larry de bondir comme une carpe. Quelle situation pour vous, dit Monsieur Hackett.
Il y avait des moments, dit Tetty, où je croyais qu'il
allait dégringoler sur le parquet, à mes pieds.
Miséricorde, dit Monsieur Hackett, vous le sentiez glisser. Aucune trace de ces labours ne paraissait sur mon visage,
dit Tetty, n'est-ce pas, mon trésor?
Pas la moindre, dit Goff.
Je n'en perdais pas non plus le sens de l'humour, dit
Tetty. Quel pudding, dit Monsieur Berry à un moment donné, ça me revient, se tournant vers moi avec un sourire, quel pudding exquis, il fond dans la bouche. Pas que dans la bouche, Monsieur, répliquai-je du tac au tac, pas que dans
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la bouche, mon cher Monsieur. Pas trop gallois, me sem- blait-il, à l'heure de l'entremets.
Pas trop quoi? dit Monsieur Hackett.
Gallois, dit Goff, vous savez, pas trop gallois.
Servi le pousse-café le travail battait son plein, je vous
donne ma parole d'honneur, sous la table gémissante. C'est le cas de le dire, dit Goff.
Vous la saviez pleine? dit Monsieur Hackett. C'est-à-dire euh, dit Goff, vous comprenez euh, moi je
euh, nous nous euh -
La main de Tetty s'abattit rondement sur la cuisse de
Monsieur Hackett.
Il pensait que je faisais des chichis, dit Tetty. Hahahaha.
Haha. Ha.
Haha, dit Monsieur Hackett.
Je me faisais un sang d'encre, dit Goff, j'en conviens.
Ils ont fini par passer à côté, n'est-ce pas? dit Tetty. En effet, dit Goff, nous sommes passés au billard pour
une partie de snooker.
J'ai monté les escaliers, Monsieur Hackett, dit Tetty, à
quatre pattes, en tordant les tringles du tapis comme autant de fétus.
Vous ressentiez de telIes douleurs, dit Monsieur Hackett. Trois minutes plus tard j'étais mère.
Toute seule, dit Goff.
J'ai tout fait de mes propres mains, dit Tetty, tout. Elle a sectionné le cordon avec ses dents, dit Goff, n'ayant
pas de ciseaux sous la main. Qu'est-ce que vous dites de ça?
Je l'aurais rompu sur mon genou, dit Tetty, s'il l'avait faIlu.
C'est une chose que je me suis souvent demandée, dit Monsieur Hackett, l'effet que ça vous fait lorsqu'on coupe le cordon.
Pour la mère ou pour l'enfant? dit Goff.
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Pour la mère, dit Monsieur Hackett. On ne m'a pas trouvé dans un chou, que je sache.
Pour la mère, dit Tetty, c'est un grand ouf, comme lorsque les invités s'en vont. Tous mes cordons subséquents furent sectionnés par le Professeur Cooper, mais l'effet fut toujours le même : ouf.
Ensuite vous avez ajusté vos vêtements, dit Monsieur Hackett, et vous êtes descendue, en tenant le bébé par la main.
Nous avons entendu les cris, dit Goff.
Jugez de leur surprise, dit Tetty.
Les mises en blouse de Cream avaient été extraordinaires,
dit Goff, extraordinaires, je n'avais jamais rien vu de pareil. Nous le regardions, le souffle coupé, qui s'attaquait à un jenny très long et rasant, et avec la noire pour comble.
Quelle témérité, dit Monsieur Hackett.
Un coup tout à fait infaisable, à mon avis, dit Goff. Il reculait enfin sa queue pour frapper lorsque le vagissement se fit entendre. Il se permit une expression que je ne répéterai pas.
Pauvre petit Larry, dit Tetty, comme si c'était sa faute. Pas un mot de plus, dit Monsieur Hackett, c'est inutile. Ces ciels nord-ouest sont vraiment inouïs, dit Goff, vous
ne trouvez pas ?
Si voluptueux, dit Tetty. On les croit éteints et hop les
revoilà qui s'embrasent plus éclatants qu'avant.
Pas comme ma bosse, dit Monsieur Hackett.
Pauvre Monsieur Hackett, dit Tetty, pauvre cher Mon-
sieur Hackett.
Oui, dit Monsieur Hackett.
Rien à voir avec les Hackett de Glencullen, je présume,
dit Tetty.
C'est là où je suis tombé de l'échelle, dit Monsieur
Hackett.
Quel âge aviez-vous alors? dit Tetty.
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Un an, dit Monsieur Rackett.
Et où était votre chère maman? dit Tetty.
Sortie, dit Monsieur Hackett.
Et votre cher papa? dit Tetty.
Sorti tailler le granit dans la montagne, dit Monsieur
Hackett.
Vous étiez tout seul, dit Tetty.
Il y avait la chèvre, à ce qu'on m'a dit, dit Monsieur
Hackett.
Il se détourna de l'échelle tombée dans la cour sombre
et promena son regard en contrebas sur les petits champs aux murettes branlantes et par delà la rivière sur l'autre versant toujours plus haut jusqu'à la masse du sommet déjà dans l'ombre et de là au ciel d'été. Il se glissa au gré des champs ensoleillés, il peina tout au long des pentes jusqu'au sommet sombre et il entendit le cliquetis lointain des marteaux.
Elle vous a laissé tout seul dans la cour, dit Tetty, avec la chèvre.
C'était un beau jour d'été, dit Monsieur Rackett.
Et qu'est-ce qui lui a pris de filer comme ça? dit Goff. Je ne lui ai jamais posé la question, dit Monsieur Hac-
kett. La taverne, ou l'église, ou les deux.
Pauvre femme, Dieu lui pardonne, dit Tetty.
Fichtre ça ne m'étonnerait pas de lui, dit Monsieur
Hackett.
La brune s'épaissit, dit Goff, il fera bientôt nuit noire. Et nous rentrerons tous à la maison, dit Monsieur Hac-
kett.
De l'autre côté de la rue, en face d'où ils étaient assis,
un tram s'arrêta. Il resta en place un bon moment et ils entendirent, grossie par la colère, la voix du contrôleur. Puis il repartit, découvrant sur le trottoir, immobile, une forme solitaire qu'éclairaient de moins en moins, à mesure
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qu'elles s'éloignaient, les lumières du véhicule, et qui bien- tôt se détacha à peine du mur sombre derrière elle. Tetty se demanda si c'était un homme ou une femme. Monsieur Hackett se demanda si ce n'était pas un colis, un tapis par exemple ou un rouleau de toile goudronnée enveloppé de papier brun et ficelé au milieu. Goff se leva, sans un mot, et traversa vivement la rue. Tetty et Monsieur Hackett pou- vaient voir ses gestes impétueux, car sa veste était de cou- leur claire, et entendre sa voix vibrante de reproche. Mais Watt ne bougeait pas plus, pour autant qu'ils pussent voir, que s'il avait été de pierre, et s'il parlait il parlait si bas qu'aucun son ne leur parvenait.
Monsieur Hackett n'aurait pas su dire quand il avait été plus fortement intrigué, bien plus, il n'aurait pas su dire quand il avait été aussi fortement intrigué. Il n'aurait pas su dire non plus ce que c'était qui l'intriguait si fortement. Qu'est-ce que c'est, dit-il, qui m'intrigue si fortement, moi que même l'insolite, même le surnaturel, intriguent si rare- ment, et si faiblement. Rien ici apparemment qui sorte le moins du monde de l'ordinaire et cependant je brûle de curiosité, et d'émerveillement. La sensation n'est pas
désagréable, c'est entendu, mais je ne me vois pas en train de la supporter plus de vingt minutes ou une demi-heure.
La dame aussi était tout yeux.
Goff les rejoignit, de fort méchante humeur. Je l'ai reconnu, dit-il, du premier coup d'œil. Il se servit, à pro- pos de Watt, d'une expression que nous ne rapporterons pas.
Depuis sept ans, dit-il, il me doit cinq shillings, c'est- à-dire six shillings et neuf pence.
Il ne bouge pas, dit Tetty.
Il refuse de payer, dit Monsieur Hackett.
Il ne refuse pas de payer, dit Goff. Il me propose
quatre shillings et quatre pence. C'est toute sa fortune. Après quoi il ne vous devrait plus que deux shillings
et trois pence, dit Monsieur Hackett. 17
Je ne peux pas le laisser sans un, dit Goff.
Et pourquoi pas? dit Monsieur Hackett.
Il part en voyage, dit Goff. Si j'acceptais son offre il
n'aurait plus qu'à rentrer chez lui.
C'est peut-être ce qu'il aurait de mieux à faire, dit
Monsieur Hackett. Un jour peut-être, quand nous ne serons plus, penché sur son passé il dira, Si seulement Monsieur Nesbit avait accepté -
Nixon je m'appelle, dit Goff. Nixon.
Si seulement Monsieur Nixon avait accepté mes quatre shillings et quatre pence et que je fusse rentré chez moi, au lieu de continuer.
Bobards en tout cas, dit Madame Nixon, d'un bout à l'autre. N o n ?
Non non, dit Monsieur Nixon, il est la véracité même, vraiment incapable, j'en suis persuadé, du moindre men- songe.
Vous auriez pu accepter un shilling au moins, dit Mon- sieur Hackett, ou un shilling et six pence.
Le voilà à présent sur le pont, dit Madame Nixon.
Il leur tournait le dos, le haut du corps se détachant faiblement contre les dernières traînées du jour.
Vous ne nous avez pas dit son nom, dit Monsieur Hac- kett.
Watt, dit Monsieur Nixon.
Je ne t'ai jamais entendu parler de lui, dit Madame Nixon. Bizarre, dit Monsieur Nixon.
Vieille connaissance? dit Monsieur Hackett,
Je ne prétends pas le connaître vraiment, dit Monsieur
Nixon.
Un tuyau d'égout, dit Madame Nixon. Où sont les bras? Depuis quand ne prétendez-vous pas le connaître vrai-
ment? dit Monsieur Hackett.
Mon cher ami, dit Monsieur Nixon, d'où vient ce sou-
dain intérêt?
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Ne répondez pas, dit Monsieur Hackett, si cela vous ennuie.
Il m'est difficile de répondre, dit Monsieur Nixon. Il me semble le connaître depuis toujours, mais il a dû y avoir une période où je ne le connaissais pas.
Comment cela? dit Monsieur Hackett.
Il est considérablement plus jeune que moi, dit Monsieur Nixon.
Et vous ne parlez jamais de lui, dit Monsieur Hackett.
Ma foi, dit Monsieur Nixon, j'ai très bien pu parler de lui, je n'ai vraiment aucune raison pour ne pas le faire. Il est vrai que. . . Il se tut. Il reprit, Il ne s'y prête pas, à ce qu'on parle de lui, il y a des gens comme ça.
Pas comme moi, dit Monsieur Hackett.
Il a disparu, dit Madame Nixon.
Tiens, dit Monsieur Nixon. Il ajouta, Ce qui est curieux,
mon cher ami, je ne vous le cache pas, c'est que chaque fois que je le vois, ou pense à lui, je pense à vous, et que chaque fois que je vous vois, ou pense à vous, je pense à lui. Pourquoi, je n'en ai pas la moindre idée.
Voyez-vous ça, dit Monsieur Hackett.
Il se dirige à présent vers la gare, dit Monsieur Nixon. Je me demande pourquoi il est descendu ici.
C'est la fin de la section, dit Madame Nixon. Avec un penny on ne va pas plus loin.