--Beaucoup de gens
voudraient
être à sa place, dit M.
Proust - Le Cote de Guermantes - v3
d'Épinay ne me l'aurait jamais permis à cause de son immoralité, faisant
allusion à certains débordements purement imaginaires de la princesse.
Mais même si j'avais eu un mari moins sévère, j'avoue que je n'aurais
pas pu. Je ne sais pas comment Oriane fait pour la voir constamment.
Moi j'y vais une fois par an et j'ai bien de la peine à arriver au bout
de la visite. » Quant à ceux des Courvoisier qui se trouvaient chez
Victurnienne au moment de la visite de Mme de Guermantes, l'arrivée de
la duchesse les mettait généralement en fuite à cause de l'exaspération
que leur causaient les «salamalecs exagérés» qu'on faisait pour Oriane.
Un seul resta le jour de Taquin le Superbe. Il ne comprit pas
complètement la plaisanterie, mais tout de même à moitié, car il était
instruit. Et les Courvoisier allèrent répétant qu'Oriane avait appelé
l'oncle Palamède «Tarquin le Superbe», ce qui le peignait selon eux
assez bien. «Mais pourquoi faire tant d'histoires avec Oriane?
ajoutaient-ils. On n'en aurait pas fait davantage pour une reine. En
somme, qu'est-ce qu'Oriane? Je ne dis pas que les Guermantes ne soient
pas de vieille souche, mais les Courvoisier ne le leur cèdent en rien,
ni comme illustration, ni comme ancienneté, ni comme alliances. Il ne
faut pas oublier qu'au Camp du drap d'or, comme le roi d'Angleterre
demandait à François Ier quel était le plus noble des seigneurs là
présents: «Sire, répondit le roi de France, c'est Courvoisier. »
D'ailleurs tous les Courvoisier fussent-ils restés que les mots les
eussent laissés d'autant plus insensibles que les incidents qui les
faisaient généralement naître auraient été considérés par eux d'un point
de vue tout à fait différent. Si, par exemple, une Courvoisier se
trouvait manquer de chaises, dans une réception qu'elle donnait, ou si
elle se trompait de nom en parlant à une visiteuse qu'elle n'avait pas
reconnue, ou si un des ses domestiques lui adressait une phrase
ridicule, la Courvoisier, ennuyée à l'extrême, rougissante, frémissant
d'agitation, déplorait un pareil contretemps. Et quand elle avait un
visiteur et qu'Oriane devait venir, elle disait sur un ton anxieusement
et impérieusement interrogatif: «Est-ce que vous la connaissez? »
craignant, si le visiteur ne la connaissait pas, que sa présence donnât
une mauvaise impression à Oriane. Mais Mme de Guermantes tirait, au
contraire, de tels incidents, l'occasion de récits qui faisaient rire
les Guermantes aux larmes, de sorte qu'on était obligé de l'envier
d'avoir manqué de chaises, d'avoir fait ou laissé faire à son domestique
une gaffe, d'avoir eu chez soi quelqu'un que personne ne connaissait,
comme on est obligé de se féliciter que les grands écrivains aient été
tenus à distance par les hommes et trahis par les femmes quand leurs
humiliations et leurs souffrances ont été, sinon l'aiguillon de leur
génie, du moins la matière de leurs oeuvres.
Les Courvoisier n'étaient pas davantage capables de s'élever jusqu'à
l'esprit d'innovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans la
vie mondaine et qui, en l'adaptant selon un sûr instinct aux nécessités
du moment, en faisait quelque chose d'artistique, là où l'application
purement raisonnée de règles rigides eût donné d'aussi mauvais résultats
qu'à quelqu'un qui, voulant réussir en amour ou dans la politique,
reproduirait à la lettre dans sa propre vie les exploits de Bussy
d'Amboise. Si les Courvoisier donnaient un dîner de famille, ou un dîner
pour un prince, l'adjonction d'un homme d'esprit, d'un ami de leur fils,
leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet.
Une Courvoisier dont le père avait été ministre de l'empereur, ayant à
donner une matinée en l'honneur de la princesse Mathilde, déduisit par
esprit de géométrie qu'elle ne pouvait inviter que des bonapartistes. Or
elle n'en connaissait presque pas. Toutes les femmes élégantes de ses
relations, tous les hommes agréables furent impitoyablement bannis,
parce que, d'opinion ou d'attaches légitimistes, ils auraient, selon la
logique des Courvoisier, pu déplaire à l'Altesse Impériale. Celle-ci,
qui recevait chez elle la fleur du faubourg Saint-Germain, fut assez
étonnée quand elle trouva seulement chez Mme de Courvoisier une
pique-assiette célèbre, veuve d'un ancien préfet de l'Empire, la veuve
du directeur des postes et quelques personnes connues pour leur fidélité
à Napoléon, leur bêtise et leur ennui. La princesse Mathilde n'en
répandit pas moins le ruissellement généreux et doux de sa grâce
souveraine sur les laiderons calamiteux que la duchesse de Guermantes se
garda bien, elle, de convier, quand ce fut son tour de recevoir la
princesse, et qu'elle remplaça, sans raisonnements _a priori_ sur le
bonapartisme, par le plus riche bouquet de toutes les beautés, de toutes
les valeurs, de toutes les célébrités qu'une sorte de flair, de tact et
de doigté lui faisait sentir devoir être agréables à la nièce de
l'empereur, même quand elles étaient de la propre famille du roi. Il n'y
manqua même pas le duc d'Aumale, et quand, en se retirant, la princesse,
relevant Mme de Guermantes qui lui faisait la révérence et voulait lui
baiser la main, l'embrassa sur les deux joues, ce fut du fond du coeur
qu'elle put assurer à la duchesse qu'elle n'avait jamais passé une
meilleure journée ni assisté à une fête plus réussie. La princesse de
Parme était Courvoisier par l'incapacité d'innover en matière sociale,
mais, à la différence des Courvoisier, la surprise que lui causait
perpétuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme chez eux
l'antipathie, mais l'émerveillement. Cet étonnement était encore accru
du fait de la culture infiniment arriérée de la princesse. Mme de
Guermantes était elle-même beaucoup moins avancée qu'elle ne le
croyait. Mais il suffisait qu'elle le fût plus que Mme de Parme pour
stupéfier celle-ci, et comme chaque génération de critiques se borne à
prendre le contrepied des vérités admises par leurs prédécesseurs, elle
n'avait qu'à dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois, était avant
tout un bourgeois, ou qu'il y avait beaucoup de musique italienne dans
Wagner, pour procurer à la princesse, au prix d'un surmenage toujours
nouveau, comme à quelqu'un qui nage dans la tempête, des horizons qui
lui paraissaient inouïs et lui restaient confus. Stupéfaction d'ailleurs
devant les paradoxes, proférés non seulement au sujet des oeuvres
artistiques, mais même des personnes de leur connaissance, et aussi des
actions mondaines. Sans doute l'incapacité où était Mme de Parme de
séparer le véritable esprit des Guermantes des formes rudimentairement
apprises de cet esprit (ce qui la faisait croire à la haute valeur
intellectuelle de certains et surtout de certaines Guermantes dont
ensuite elle était confondue d'entendre la duchesse lui dire en souriant
que c'était de simples cruches), telle était une des causes de
l'étonnement que la princesse avait toujours à entendre Mme de
Guermantes juger les personnes. Mais il y en avait une autre et que, moi
qui connaissais à cette époque plus de livres que de gens et mieux la
littérature que le monde, je m'expliquai en pensant que la duchesse,
vivant de cette vie mondaine dont le désoeuvrement et la stérilité sont à
une activité sociale véritable ce qu'est en art la critique à la
création, étendait aux personnes de son entourage l'instabilité de
points de vue, la soif malsaine du raisonneur qui pour étancher son
esprit trop sec va chercher n'importe quel paradoxe encore un peu frais
et ne se gênera point de soutenir l'opinion désaltérante que la plus
belle _Iphigénie_ est celle de Piccini et non celle de Gluck, au besoin
la véritable _Phèdre_ celle de Pradon.
Quand une femme intelligente, instruite, spirituelle, avait épousé un
timide butor qu'on voyait rarement et qu'on n'entendait jamais, Mme de
Guermantes s'inventait un beau jour une volupté spirituelle non pas
seulement en décrivant la femme, mais en «découvrant» le mari. Dans le
ménage Cambremer par exemple, si elle eût vécu alors dans ce milieu,
elle eût décrété que Mme de Cambremer était stupide, et en revanche, que
la personne intéressante, méconnue, délicieuse, vouée au silence par
une femme jacassante, mais la valant mille fois, était le marquis, et la
duchesse eût éprouvé à déclarer cela le même genre de rafraîchissement
que le critique qui, depuis soixante-dix ans qu'on admire _Hernani_,
confesse lui préférer le _Lion amoureux. _ A cause du même besoin maladif
de nouveautés arbitraires, si depuis sa jeunesse on plaignait une femme
modèle, une vraie sainte, d'avoir été mariée à un coquin, un beau jour
Mme de Guermantes affirmait que ce coquin était un homme léger, mais
plein de coeur, que la dureté implacable de sa femme avait poussé à de
vraies inconséquences. Je savais que ce n'était pas seulement entre les
oeuvres, dans la longue série des siècles, mais jusqu'au sein d'une même
oeuvre que la critique joue à replonger dans l'ombre ce qui depuis trop
longtemps était radieux et à en faire sortir ce qui semblait voué à
l'obscurité définitive. Je n'avais pas seulement vu Bellini,
Winterhalter, les architectes jésuites, un ébéniste de la Restauration,
venir prendre la place de génies qu'on avait dits fatigués simplement
parce que les oisifs intellectuels s'en étaient fatigués, comme sont
toujours fatigués et changeants les neurasthéniques. J'avais vu préférer
en Sainte-Beuve tour à tour le critique et le poète, Musset renié quant
à ses vers sauf pour de petites pièces fort insignifiantes. Sans doute
certains essayistes ont tort de mettre au-dessus des scènes les plus
célèbres du _Cid_ ou de _Polyeucte_ telle tirade du _Menteur_ qui donne,
comme un plan ancien, des renseignements sur le Paris de l'époque, mais
leur prédilection, justifiée sinon par des motifs de beauté, du moins
par un intérêt documentaire, est encore trop rationnelle pour la
critique folle. Elle donne tout Molière pour un vers de _l'Étourdi,_ et,
même en trouvant le _Tristan_ de Wagner assommant, en sauvera une «jolie
note de cor», au moment où passe la chasse. Cette dépravation m'aida à
comprendre celle dont faisait preuve Mme de Guermantes quand elle
décidait qu'un homme de leur monde reconnu pour un brave coeur, mais sot,
était un monstre d'égoïsme, plus fin qu'on ne croyait, qu'un autre connu
pour sa générosité pouvait symboliser l'avarice, qu'une bonne mère ne
tenait pas à ses enfants, et qu'une femme qu'on croyait vicieuse avait
les plus nobles sentiments. Comme gâtées par la nullité de la vie
mondaine, l'intelligence et la sensibilité de Mme de Guermantes étaient
trop vacillantes pour que le dégoût ne succédât pas assez vite chez elle
à l'engouement (quitte à se sentir de nouveau attirée vers le genre
d'esprit qu'elle avait tour à tour recherché et délaissé) et pour que le
charme qu'elle avait trouvé à un homme de coeur ne se changeât pas, s'il
la fréquentait trop, cherchait trop en elle des directions qu'elle était
incapable de lui donner, en un agacement qu'elle croyait produit par son
admirateur et qui ne l'était que par l'impuissance où on est de trouver
du plaisir quand on se contente de le chercher. Les variations de
jugement de la duchesse n'épargnaient personne, excepté son mari. Lui
seul ne l'avait jamais aimée; en lui elle avait senti toujours un de ces
caractères de fer, indifférent aux caprices qu'elle avait, dédaigneux de
sa beauté, violent, d'une volonté à ne plier jamais et sous la seule loi
desquels les nerveux savent trouver le calme. D'autre part M. de
Guermantes poursuivant un même type de beauté féminine, mais le
cherchant dans des maîtresses souvent renouvelées, n'avait, une fois
qu'ils les avait quittées, et pour se moquer d'elles, qu'une associée
durable, identique, qui l'irritait souvent par son bavardage, mais dont
il savait que tout le monde la tenait pour la plus belle, la plus
vertueuse, la plus intelligente, la plus instruite de l'aristocratie,
pour une femme que lui M. de Guermantes était trop heureux d'avoir
trouvée, qui couvrait tous ses désordres, recevait comme personne, et
maintenait à leur salon son rang de premier salon du faubourg
Saint-Germain. Cette opinion des autres, il la partageait lui-même;
souvent de mauvaise humeur contre sa femme, il était fier d'elle. Si,
aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus léger argent pour des
charités, pour les domestiques, il tenait à ce qu'elle eût les toilettes
les plus magnifiques et les plus beaux attelages. Chaque fois que Mme de
Guermantes venait d'inventer, relativement aux mérites et aux défauts,
brusquement intervertis par elle, d'un de leurs amis, un nouveau et
friand paradoxe, elle brûlait d'en faire l'essai devant des personnes
capables de le goûter, d'en faire savourer l'originalité psychologique
et briller la malveillance lapidaire. Sans doute ces opinions nouvelles
ne contenaient pas d'habitude plus de vérité que les anciennes, souvent
moins; mais justement ce qu'elles avaient d'arbitraire et d'inattendu
leur conférait quelque chose d'intellectuel qui les rendait émouvantes à
communiquer. Seulement le patient sur qui venait de s'exercer la
psychologie de la duchesse était généralement un intime dont ceux à qui
elle souhaitait de transmettre sa découverte ignoraient entièrement
qu'il ne fût plus au comble de la faveur; aussi la réputation qu'avait
Mme de Guermantes d'incomparable amie sentimentale, douce et dévouée,
rendait difficile de commencer l'attaque; elle pouvait tout au plus
intervenir ensuite comme contrainte et forcée, en donnant la réplique
pour apaiser, pour contredire en apparence, pour appuyer en fait un
partenaire qui avait pris sur lui de la provoquer; c'était justement le
rôle où excellait M. de Guermantes.
Quant aux actions mondaines, c'était encore un autre plaisir
arbitrairement théâtral que Mme de Guermantes éprouvait à émettre sur
elles de ces jugements imprévus qui fouettaient de surprises incessantes
et délicieuses la princesse de Parme. Mais ce plaisir de la duchesse, ce
fut moins à l'aide de la critique littéraire que d'après la vie
politique et la chronique parlementaire, que j'essayai de comprendre
quel il pouvait être. Les édits successifs et contradictoires par
lesquels Mme de Guermantes renversait sans cesse l'ordre des valeurs
chez les personnes de son milieu ne suffisant plus à la distraire, elle
cherchait aussi, dans la manière dont elle dirigeait sa propre conduite
sociale, dont elle rendait compte de ses moindres décisions mondaines, à
goûter ces émotions artificielles, à obéir à ces devoirs factices qui
stimulent la sensibilité des assemblées et s'imposent à l'esprit des
politiciens. On sait que quand un ministre explique à la Chambre qu'il a
cru bien faire en suivant une ligne de conduite qui semble en effet
toute simple à l'homme de bon sens qui le lendemain dans son journal lit
le compte rendu de la séance, ce lecteur de bon sens se sent pourtant
remué tout d'un coup, et commence à douter d'avoir eu raison d'approuver
le ministre, en voyant que le discours de celui-ci a été écouté au
milieu d'une vive agitation et ponctué par des expressions de blâme
telles que: «C'est très grave», prononcées par un député dont le nom et
les titres sont si longs et suivis de mouvements si accentués que, dans
l'interruption tout entière, les mots «c'est très grave! » tiennent moins
de place qu'un hémistiche dans un alexandrin. Par exemple autrefois,
quand M. de Guermantes, prince des Laumes, siégeait à la Chambre, on
lisait quelquefois dans les journaux de Paris, bien que ce fût surtout
destiné à la circonscription de Méséglise et afin de montrer aux
électeurs qu'ils n'avaient pas porté leurs votes sur un mandataire
inactif ou muet: «Monsieur de Guermantes-Bouillon, prince des Laumes:
«Ceci est grave! » Très bien! au centre et sur quelques bancs à droite,
vives exclamations à l'extrême gauche. »
Le lecteur de bon sens garde encore une lueur de fidélité au sage
ministre, mais son coeur est ébranlé de nouveaux battements par les
premiers mots du nouvel orateur qui répond au ministre:
«L'étonnement, la stupeur, ce n'est pas trop dire (vive sensation dans
la partie droite de l'hémicycle), que m'ont causés les paroles de celui
qui est encore, je suppose, membre du Gouvernement (tonnerre
d'applaudissements). . . Quelques députés s'empressent vers le banc des
ministres; M. le Sous-Secrétaire d'État aux Postes et Télégraphes fait
de sa place avec la tête un signe affirmatif. » Ce «tonnerre
d'applaudissements», emporte les dernières résistances du lecteur de bon
sens, il trouve insultante pour la Chambre, monstrueuse, une façon de
procéder qui en soi-même est insignifiante; au besoin, quelque fait
normal, par exemple: vouloir faire payer les riches plus que les
pauvres, la lumière sur une iniquité, préférer la paix à la guerre, il
le trouvera scandaleux et y verra une offense à certains principes
auxquels il n'avait pas pensé en effet, qui ne sont pas inscrits dans le
coeur de l'homme, mais qui émeuvent fortement à cause des acclamations
qu'ils déchaînent et des compactes majorités qu'ils rassemblent.
Il faut d'ailleurs reconnaître que cette subtilité des hommes
politiques, qui me servit à m'expliquer le milieu Guermantes et plus
tard d'autres milieux, n'est que la perversion d'une certaine finesse
d'interprétation souvent désignée par «lire entre les lignes». Si dans
les assemblées il y a absurdité par perversion de cette finesse, il y a
stupidité par manque de cette finesse dans le public qui prend tout «à
la lettre», qui ne soupçonne pas une révocation quand un haut dignitaire
est relevé de ses fonctions «sur sa demande» et qui se dit: «Il n'est
pas révoqué puisque c'est lui qui l'a demandé», une défaite quand les
Russes par un mouvement stratégique se replient devant les Japonais sur
des positions plus fortes et préparées à l'avance, un refus quand une
province ayant demandé l'indépendance à l'empereur d'Allemagne, celui-ci
lui accorde l'autonomie religieuse. Il est possible d'ailleurs, pour
revenir à ces séances de la Chambre, que, quand elles s'ouvrent, les
députés eux-mêmes soient pareils à l'homme de bon sens qui en lira le
compte rendu. Apprenant que des ouvriers en grève ont envoyé leurs
délégués auprès d'un ministre, peut-être se demandent-ils naïvement:
«Ah! voyons, que se sont-ils dit? espérons que tout s'est arrangé», au
moment où le ministre monte à la tribune dans un profond silence qui
déjà met en goût d'émotions artificielles. Les premiers mots du
ministre: «Je n'ai pas besoin de dire à la Chambre que j'ai un trop haut
sentiment des devoirs du gouvernement pour avoir reçu cette délégation
dont l'autorité de ma charge n'avait pas à connaître», sont un coup de
théâtre, car c'était la seule hypothèse que le bon sens des députés
n'eût pas faite. Mais justement parce que c'est un coup de théâtre, il
est accueilli par de tels applaudissements que ce n'est qu'au bout de
quelques minutes que peut se faire entendre le ministre, le ministre qui
recevra, en retournant à son banc, les félicitations de ses collègues.
On est aussi ému que le jour où il a négligé d'inviter à une grande fête
officielle le président du Conseil municipal qui lui faisait opposition,
et on déclare que dans l'une comme dans l'autre circonstance il a agi en
véritable homme d'État.
M. de Guermantes, à cette époque de sa vie, avait, au grand scandale des
Courvoisier, fait souvent partie des collègues qui venaient féliciter le
ministre. J'ai entendu plus tard raconter que, même à un moment où il
joua un assez grand rôle à la Chambre et où on songeait à lui pour un
ministère ou une ambassade, il était, quand un ami venait lui demander
un service, infiniment plus simple, jouait politiquement beaucoup moins
au grand personnage politique que tout autre qui n'eût pas été le duc de
Guermantes. Car s'il disait que la noblesse était peu de chose, qu'il
considérait ses collègues comme des égaux, il n'en pensait pas un mot.
Il recherchait, feignait d'estimer, mais méprisait les situations
politiques, et comme il restait pour lui-même M. de Guermantes, elles ne
mettaient pas autour de sa personne cet empesé des grands emplois qui
rend d'autres inabordables. Et par là, son orgueil protégeait contre
toute atteinte non pas seulement ses façons d'une familiarité affichée,
mais ce qu'il pouvait avoir de simplicité véritable.
Pour en revenir à ces décisions artificielles et émouvantes comme celles
des politiciens, Mme de Guermantes ne déconcertait pas moins les
Guermantes, les Courvoisier, tout le faubourg et plus que personne la
princesse de Parme, par des décrets inattendus sous lesquels on sentait
des principes qui frappaient d'autant plus qu'on s'en était moins avisé.
Si le nouveau ministre de Grèce donnait un bal travesti, chacun
choisissait un costume, et on se demandait quel serait celui de la
duchesse. L'une pensait qu'elle voudrait être en Duchesse de Bourgogne,
une autre donnait comme probable le travestissement en princesse de
Dujabar, une troisième en Psyché. Enfin une Courvoisier ayant demandé:
«En quoi te mettras-tu, Oriane? » provoquait la seule réponse à quoi l'on
n'eût pas pensé: «Mais en rien du tout! » et qui faisait beaucoup marcher
les langues comme dévoilant l'opinion d'Oriane sur la véritable position
mondaine du nouveau ministre de Grèce et sur la conduite à tenir à son
égard, c'est-à-dire l'opinion qu'on aurait dû prévoir, à savoir qu'une
duchesse «n'avait pas à se rendre» au bal travesti de ce nouveau
ministre. «Je ne vois pas qu'il y ait nécessité à aller chez le ministre
de Grèce, que je ne connais pas, je ne suis pas Grecque, pourquoi
irais-je là-bas, je n'ai rien à y faire», disait la duchesse.
--Mais tout le monde y va, il paraît que ce sera charmant, s'écriait Mme
de Gallardon.
--Mais c'est charmant aussi de rester au coin de son feu, répondait Mme
de Guermantes. Les Courvoisier n'en revenaient pas, mais les Guermantes,
sans imiter, approuvaient. «Naturellement tout le monde n'est pas en
position comme Oriane de rompre avec tous les usages. Mais d'un côté on
ne peut pas dire qu'elle ait tort de vouloir montrer que nous exagérons
en nous mettant à plat ventre devant ces étrangers dont on ne sait pas
toujours d'où ils viennent. » Naturellement, sachant les commentaires que
ne manqueraient pas de provoquer l'une ou l'autre attitude, Mme de
Guermantes avait autant de plaisir à entrer dans une fête où on n'osait
pas compter sur elle, qu'à rester chez soi ou à passer la soirée avec
son mari au théâtre, le soir d'une fête où «tout le monde allait», ou
bien, quand on pensait qu'elle éclipserait les plus beaux diamants par
un diadème historique, d'entrer sans un seul bijou et dans une autre
tenue que celle qu'on croyait à tort de rigueur. Bien qu'elle fût
antidreyfusarde (tout en croyant à l'innocence de Dreyfus, de même
qu'elle passait sa vie dans le monde tout en ne croyant qu'aux idées),
elle avait produit une énorme sensation à une soirée chez la princesse
de Ligne, d'abord en restant assise quand toutes les dames s'étaient
levées à l'entrée du général Mercier, et ensuite en se levant et en
demandant ostensiblement ses gens quand un orateur nationaliste avait
commencé une conférence, montrant par là qu'elle ne trouvait pas que le
monde fût fait pour parler politique; toutes les têtes s'étaient
tournées vers elle à un concert du Vendredi Saint où, quoique
voltairienne, elle n'était pas restée parce qu'elle avait trouvé
indécent qu'on mît en scène le Christ. On sait ce qu'est, même pour les
plus grandes mondaines, le moment de l'année où les fêtes commencent: au
point que la marquise d'Amoncourt, laquelle, par besoin de parler, manie
psychologique, et aussi manque de sensibilité, finissait souvent par
dire des sottises, avait pu répondre à quelqu'un qui était venu la
condoléancer sur la mort de son père, M. de Montmorency: «C'est
peut-être encore plus triste qu'il vous arrive un chagrin pareil au
moment où on a à sa glace des centaines de cartes d'invitations. » Eh
bien, à ce moment de l'année, quand on invitait à dîner la duchesse de
Guermantes en se pressant pour qu'elle ne fût pas déjà retenue, elle
refusait pour la seule raison à laquelle un mondain n'eût jamais pensé:
elle allait partir en croisière pour visiter les fjords de la Norvège,
qui l'intéressaient. Les gens du monde en furent stupéfaits, et sans se
soucier d'imiter la duchesse éprouvèrent pourtant de son action l'espèce
de soulagement qu'on a dans Kant quand, après la démonstration la plus
rigoureuse du déterminisme, on découvre qu'au-dessus du monde de la
nécessité il y a celui de la liberté. Toute invention dont on ne s'était
jamais avisé excite l'esprit, même des gens qui ne savent pas en
profiter. Celle de la navigation à vapeur était peu de chose auprès
d'user de la navigation à vapeur à l'époque sédentaire de la _season_.
L'idée qu'on pouvait volontairement renoncer à cent dîners ou déjeuners
en ville, au double de «thés», au triple de soirées, aux plus brillants
lundis de l'Opéra et mardis des Français pour aller visiter les fjords
de la Norvège ne parut pas aux Courvoisier plus explicable que _Vingt
mille lieues sous les Mers_, mais leur communiqua la même sensation
d'indépendance et de charme. Aussi n'y avait-il pas de jour où l'on
n'entendît dire, non seulement «vous connaissez le dernier mot
d'Oriane? », mais «vous savez la dernière d'Oriane? » Et de la «dernière
d'Oriane», comme du dernier «mot» d'Oriane, on répétait: «C'est bien
d'Oriane»; «c'est de l'Oriane tout pur. » La dernière d'Oriane, c'était,
par exemple, qu'ayant à répondre au nom d'une société patriotique au
cardinal X. . . , évêque de Maçon (que d'habitude M. de Guermantes, quand
il parlait de lui, appelait «Monsieur de Mascon», parce que le duc
trouvait cela vieille France), comme chacun cherchait à imaginer
comment la lettre serait tournée, et trouvait bien les premiers mots:
«Éminence» ou «Monseigneur», mais était embarrassé devant le reste, la
lettre d'Oriane, à l'étonnement de tous, débutait par «Monsieur le
cardinal» à cause d'un vieil usage académique, ou par «Mon cousin», ce
terme étant usité entre les princes de l'Église, les Guermantes et les
souverains qui demandaient à Dieu d'avoir les uns et les autres «dans sa
sainte et digne garde». Pour qu'on parlât d'une «dernière d'Oriane», il
suffisait qu'à une représentation où il y avait tout Paris et où on
jouait une fort jolie pièce, comme on cherchait Mme de Guermantes dans
la loge de la princesse de Parme, de la princesse de Guermantes, de tant
d'autres qui l'avaient invitée, on la trouvât seule, en noir, avec un
tout petit chapeau, à un fauteuil où elle était arrivée pour le lever du
rideau. «On entend mieux pour une pièce qui en vaut la peine»,
expliquait-elle, au scandale des Courvoisier et à l'émerveillement des
Guermantes et de la princesse de Parme, qui découvraient subitement que
le «genre» d'entendre le commencement d'une pièce était plus nouveau,
marquait plus d'originalité et d'intelligence (ce qui n'était pas pour
étonner de la part d'Oriane) que d'arriver pour le dernier acte après un
grand dîner et une apparition dans une soirée. Tels étaient les
différents genres d'étonnement auxquels la princesse de Parme savait
qu'elle pouvait se préparer si elle posait une question littéraire ou
mondaine à Mme de Guermantes, et qui faisaient que, pendant ces dîners
chez la duchesse, l'Altesse ne s'aventurait sur le moindre sujet qu'avec
la prudence inquiète et ravie de la baigneuse émergeant entre deux
«lames».
Parmi les éléments qui, absents des deux ou trois autres salons à peu
près équivalents qui étaient à la tête du faubourg Saint-Germain,
différenciaient d'eux le salon de la duchesse de Guermantes, comme
Leibniz admet que chaque monade en reflétant tout l'univers y ajoute
quelque chose de particulier, un des moins sympathiques était
habituellement fourni par une ou deux très belles femmes qui n'avaient
de titre à être là que leur beauté, l'usage qu'avait fait d'elles M. de
Guermantes, et desquelles la présence révélait aussitôt, comme dans
d'autres salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari
était un ardent appréciateur des grâces féminines. Elles se
ressemblaient toutes un peu; car le duc avait le goût des femmes
grandes, à la fois majestueuses et désinvoltes, d'un genre intermédiaire
entre la _Vénus de Milo_ et la _Victoire de Samothrace;_ souvent
blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus récente,
laquelle était à ce dîner, cette vicomtesse d'Arpajon qu'il avait tant
aimée qu'il la força longtemps à lui envoyer jusqu'à dix télégrammes par
jour (ce qui agaçait un peu la duchesse), correspondait avec elle par
pigeons voyageurs quand il était à Guermantes, et de laquelle enfin il
avait été pendant longtemps si incapable de se passer, qu'un hiver qu'il
avait dû passer à Parme, il revenait chaque semaine à Paris, faisant
deux jours de voyage pour la voir.
D'ordinaire, ces belles figurantes avaient été ses maîtresses mais ne
l'étaient plus (c'était le cas pour Mme d'Arpajon) ou étaient sur le
point de cesser de l'être. Peut-être cependant le prestige qu'exerçaient
sur elle la duchesse et l'espoir d'être reçues dans son salon,
quoiqu'elles appartinssent elles-mêmes à des milieux fort
aristocratiques mais de second plan, les avaient-elles décidées, plus
encore que la beauté et la générosité de celui-ci, à céder aux désirs du
duc. D'ailleurs la duchesse n'eût pas opposé à ce qu'elles pénétrassent
chez elle une résistance absolue; elle savait qu'en plus d'une, elle
avait trouvé une alliée, grâce à laquelle, elle avait obtenu mille
choses dont elle avait envie et que M. de Guermantes refusait
impitoyablement à sa femme tant qu'il n'était pas amoureux d'une autre.
Aussi ce qui expliquait qu'elles ne fussent reçues chez la duchesse que
quand leur liaison était déjà fort avancée tenait plutôt d'abord à ce
que le duc, chaque fois qu'il s'était embarqué dans un grand amour,
avait cru seulement à une simple passade en échange de laquelle il
estimait que c'était beaucoup que d'être invité chez sa femme. Or, il se
trouvait l'offrir pour beaucoup moins, pour un premier baiser, parce que
des résistances, sur lesquelles il n'avait pas compté, se produisaient,
ou au contraire qu'il n'y avait pas eu de résistance. En amour, souvent,
la gratitude, le désir de faire plaisir, font donner au delà de ce que
l'espérance et l'intérêt avaient promis. Mais alors la réalisation de
cette offre était entravée par d'autres circonstances. D'abord toutes
les femmes qui avaient répondu à l'amour de M. de Guermantes, et
quelquefois même quand elles ne lui avaient pas encore cédé, avaient été
tour à tour séquestrées par lui. Il ne leur permettait plus de voir
personne, il passait auprès d'elles presque toutes ses heures, il
s'occupait de l'éducation de leurs enfants, auxquels quelquefois, si
l'on doit en juger plus tard sur de criantes ressemblances, il lui
arriva de donner un frère ou une soeur. Puis si, au début de la liaison,
la présentation à Mme de Guermantes, nullement envisagée par le duc,
avait joué un rôle dans l'esprit de la maîtresse, la liaison elle-même
avait transformé les points de vue de cette femme; le duc n'était plus
seulement pour elle le mari de la plus élégante femme de Paris, mais un
homme que sa nouvelle maîtresse aimait, un homme aussi qui souvent lui
avait donné les moyens et le goût de plus de luxe et qui avait
interverti l'ordre antérieur d'importance des questions de snobisme et
des questions d'intérêt; enfin quelquefois, une jalousie de tous genres
contre Mme de Guermantes animait les maîtresses du duc. Mais ce cas
était le plus rare; d'ailleurs, quand le jour de la présentation
arrivait enfin (à un moment où elle était d'ordinaire déjà assez
indifférente au duc, dont les actions, comme celles de tout le monde,
étaient plus souvent commandées par les actions antérieures, dont le
mobile premier n'existait plus) il se trouvait souvent que ç'avait été
Mme de Guermantes qui avait cherché à recevoir la maîtresse en qui elle
espérait et avait si grand besoin de rencontrer, contre son terrible
époux, une précieuse alliée. Ce n'est pas que, sauf à de rares moments,
chez lui, où, quand la duchesse parlait trop, il laissait échapper des
paroles et surtout des silences qui foudroyaient, M. de Guermantes
manquât vis-à-vis de sa femme de ce qu'on appelle les formes. Les gens
qui ne les connaissaient pas pouvaient s'y tromper. Quelquefois, à
l'automne, entre les courses de Deauville, les eaux et le départ pour
Guermantes et les chasses, dans les quelques semaines qu'on passe à
Paris, comme la duchesse aimait le café-concert, le duc allait avec elle
y passer une soirée. Le public remarquait tout de suite, dans une de ces
petites baignoires découvertes où l'on ne tient que deux, cet Hercule
en «smoking» (puisqu'en France on donne à toute chose plus ou moins
britannique le nom qu'elle ne porte pas en Angleterre), le monocle à
l'oeil, dans sa grosse mais belle main, à l'annulaire de laquelle
brillait un saphir, un gros cigare dont il tirait de temps à autre une
bouffée, les regards habituellement tournés vers la scène, mais, quand
il les laissait tomber sur le parterre où il ne connaissait d'ailleurs
absolument personne, les émoussant d'un air de douceur, de réserve, de
politesse, de considération. Quand un couplet lui semblait drôle et pas
trop indécent, le duc se retournait en souriant vers sa femme,
partageait avec elle, d'un signe d'intelligence et de bonté, l'innocente
gaîté que lui procurait la chanson nouvelle. Et les spectateurs
pouvaient croire qu'il n'était pas de meilleur mari que lui ni de
personne plus enviable que la duchesse--cette femme en dehors de
laquelle étaient pour le duc tous les intérêts de la vie, cette femme
qu'il n'aimait pas, qu'il n'avait jamais cessé de tromper;--quand la
duchesse se sentait fatiguée, ils voyaient M. de Guermantes se lever,
lui passer lui-même son manteau en arrangeant ses colliers pour qu'ils
ne se prissent pas dans la doublure, et lui frayer un chemin jusqu'à la
sortie avec des soins empressés et respectueux qu'elle recevait avec la
froideur de la mondaine qui ne voit là que du simple savoir-vivre, et
parfois même avec l'amertume un peu ironique de l'épouse désabusée qui
n'a plus aucune illusion à perdre. Mais malgré ces dehors, autre partie
de cette politesse qui a fait passer les devoirs des profondeurs à la
superficie, à une certaine époque déjà ancienne, mais qui dure encore
pour ses survivants, la vie de la duchesse était difficile. M. de
Guermantes ne redevenait généreux, humain que pour une nouvelle
maîtresse, qui prenait, comme il arrivait le plus souvent, le parti de
la duchesse; celle-ci voyait redevenir possibles pour elle des
générosités envers des inférieurs, des charités pour les pauvres, même
pour elle-même, plus tard, une nouvelle et magnifique automobile. Mais
de l'irritation qui naissait d'habitude assez vite, pour Mme de
Guermantes, des personnes qui lui étaient trop soumises, les maîtresses
du duc n'étaient pas exceptées. Bientôt la duchesse se dégoûtait
d'elles. Or, à ce moment aussi, la liaison du duc avec Mme d'Arpajon
touchait à sa fin. Une autre maîtresse pointait.
Sans doute l'amour que M. de Guermantes avait eu successivement pour
toutes recommençait un jour à se faire sentir: d'abord cet amour en
mourant les léguait, comme de beaux marbres--des marbres beaux pour le
duc, devenu ainsi partiellement artiste, parce qu'il les avait aimées,
et était sensible maintenant à des lignes qu'il n'eût pas appréciées
sans l'amour--qui juxtaposaient, dans le salon de la duchesse, leurs
formes longtemps ennemies, dévorées par les jalousies et les querelles,
et enfin réconciliées dans la paix de l'amitié; puis cette amitié même
était un effet de l'amour qui avait fait remarquer à M. de Guermantes,
chez celles qui étaient ses maîtresses, des vertus qui existent chez
tout être humain mais sont perceptibles à la seule volupté, si bien que
l'ex-maîtresse, devenue «un excellent camarade» qui ferait n'importe
quoi pour nous, est un cliché comme le médecin ou comme le père qui ne
sont pas un médecin ou un père, mais un ami. Mais pendant une première
période, la femme que M. de Guermantes commençait à délaisser se
plaignait, faisait des scènes, se montrait exigeante, paraissait
indiscrète, tracassière. Le duc commençait à la prendre en grippe. Alors
Mme de Guermantes avait lieu de mettre en lumière les défauts vrais ou
supposés d'une personne qui l'agaçait. Connue pour bonne, Mme de
Guermantes recevait les téléphonages, les confidences, les larmes de la
délaissée, et ne s'en plaignait pas. Elle en riait avec son mari, puis
avec quelques intimes. Et croyant, par cette pitié qu'elle montrait à
l'infortunée, avoir le droit d'être taquine avec elle, en sa présence
même, quoique celle-ci dît, pourvu que cela pût rentrer dans le cadre du
caractère ridicule que le duc et la duchesse lui avaient récemment
fabriqué, Mme de Guermantes ne se gênait pas d'échanger avec son mari
des regards d'ironique intelligence.
Cependant, en se mettant à table, la princesse de Parme se rappela
qu'elle voulait inviter à l'Opéra la princesse de . . . , et désirant
savoir si cela ne serait pas désagréable à Mme de Guermantes, elle
chercha à la sonder. A ce moment entra M. de Grouchy, dont le train, à
cause d'un déraillement, avait eu une panne d'une heure. Il s'excusa
comme il put. Sa femme, si elle avait été Courvoisier, fût morte de
honte. Mais Mme de Grouchy n'était pas Guermantes «pour des prunes».
Comme son mari s'excusait du retard:
--Je vois, dit-elle en prenant la parole, que même pour les petites
choses, être en retard c'est une tradition dans votre famille.
--Asseyez-vous, Grouchy, et ne vous laissez pas démonter, dit le duc.
--Tout en marchant avec mon temps, je suis forcée
de
reconnaître que la bataille de Waterloo a eu du bon puisqu'elle a permis
la restauration des Bourbons, et encore mieux d'une façon qui les a
rendus impopulaires. Mais je vois que vous êtes un véritable Nemrod!
--J'ai en effet rapporté quelques belles pièces. Je me permettrai
d'envoyer demain à la duchesse une douzaine de faisans.
Une idée sembla passer dans les yeux de Mme de Guermantes. Elle insista
pour que M. de Grouchy ne prît pas la peine d'envoyer les faisans. Et
faisant signe au valet de pied fiancé, avec qui j'avais causé en
quittant la salle des Elstir:
--Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de M. le comte et
vous les rapporterez de suite, car, n'est-ce pas, Grouchy, vous
permettez que je fasse quelques politesses? Nous ne mangerons pas douze
faisans à nous deux, Basin et moi.
--Mais après-demain serait assez tôt, dit M. de Grouchy.
--Non, je préfère demain, insista la duchesse.
Poullein était devenu blanc; son rendez-vous avec sa fiancée était
manqué. Cela suffisait pour la distraction de la duchesse qui tenait à
ce que tout gardât un air humain.
--Je sais que c'est votre jour de sortie, dit-elle à Poullein, vous
n'aurez qu'à changer avec Georges qui sortira demain et restera
après-demain.
Mais le lendemain la fiancée de Poullein ne serait pas libre. Il lui
était bien égal de sortir. Dès que Poullein eut quitté la pièce, chacun
complimenta la duchesse de sa bonté avec ses gens.
--Mais je ne fais qu'être avec eux comme je voudrais qu'on fût avec moi.
--Justement! ils peuvent dire qu'ils ont chez vous une bonne place.
--Pas si extraordinaire que ça. Mais je crois qu'ils m'aiment bien.
Celui-là est un peu agaçant parce qu'il est amoureux, il croit devoir
prendre des airs mélancoliques.
A ce moment Poullein rentra.
--En effet, dit M. de Grouchy, il n'a pas l'air d'avoir le sourire. Avec
eux il faut être bon, mais pas trop bon.
--Je reconnais que je ne suis pas terrible; dans toute sa journée il
n'aura qu'à aller chercher vos faisans, à rester ici à ne rien faire et
à en manger sa part.
--Beaucoup de gens voudraient être à sa place, dit M. de Grouchy, car
l'envie est aveugle.
--Oriane, dit la princesse de Parme, j'ai eu l'autre jour la visite de
votre cousine d'Heudicourt; évidemment c'est une femme d'une
intelligence supérieure; c'est une Guermantes, c'est tout dire, mais on
dit qu'elle est médisante. . .
Le duc attacha sur sa femme un long regard de stupéfaction voulue. Mme
de Guermantes se mit à rire. La princesse finit par s'en apercevoir.
--Mais. . . est-ce que vous n'êtes pas. . . de mon avis? . . . demanda-t-elle
avec inquiétude.
--Mais Madame est trop bonne de s'occuper des mines de Basin. Allons,
Basin, n'ayez pas l'air d'insinuer du mal de nos parents.
--Il la trouve trop méchante? demanda vivement la princesse.
--Oh! pas du tout, répliqua la duchesse. Je ne sais pas qui a dit à
Votre Altesse qu'elle était médisante. C'est au contraire une excellente
créature qui n'a jamais dit du mal de personne, ni fait de mal à
personne.
--Ah! dit Mme de Parme soulagée, je ne m'en étais pas aperçue non plus.
Mais comme je sais qu'il est souvent difficile de ne pas avoir un peu de
malice quand on a beaucoup d'esprit. . .
--Ah! cela par exemple elle en a encore moins.
--Moins d'esprit? . . . demanda la princesse stupéfaite.
--Voyons, Oriane, interrompit le duc d'un ton plaintif en lançant autour
de lui à droite et à gauche des regards amusés, vous entendez que la
princesse vous dit que c'est une femme supérieure.
--Elle ne l'est pas?
--Elle est au moins supérieurement grosse.
--Ne l'écoutez pas, Madame, il n'est pas sincère; elle est bête comme un
(heun) oie, dit d'une voix forte et enrouée Mme de Guermantes, qui, bien
plus vieille France encore que le duc quand il n'y tâchait pas,
cherchait souvent à l'être, mais d'une manière opposée au genre jabot de
dentelles et déliquescent de son mari et en réalité bien plus fine, par
une sorte de prononciation presque paysanne qui avait une âpre et
délicieuse saveur terrienne. «Mais c'est la meilleure femme du monde. Et
puis je ne sais même pas si à ce degré-là cela peut s'appeler de la
bêtise. Je ne crois pas que j'aie jamais connu une créature pareille;
c'est un cas pour un médecin, cela a quelque chose de pathologique,
c'est une espèce d'«innocente», de crétine, de «demeurée» comme dans les
mélodrames ou comme dans _l'Arlésienne_. Je me demande toujours, quand
elle est ici, si le moment n'est pas venu où son intelligence va
s'éveiller, ce qui fait toujours un peu peur. » La princesse
s'émerveillait de ces expressions tout en restant stupéfaite du verdict.
«Elle m'a cité, ainsi que Mme d'Épinay, votre mot sur Taquin le
Superbe. C'est délicieux», répondit-elle.
M. de Guermantes m'expliqua le mot. J'avais envie de lui dire que son
frère, qui prétendait ne pas me connaître, m'attendait le soir même à
onze heures. Mais je n'avais pas demandé à Robert si je pouvais parler
de ce rendez-vous et, comme le fait que M. de Charlus me l'eût presque
fixé était en contradiction avec ce qu'il avait dit à la duchesse, je
jugeai plus délicat de me taire. «Taquin le Superbe n'est pas mal, dit
M. de Guermantes, mais Mme d'Heudicourt ne vous a probablement pas
raconté un bien plus joli mot qu'Oriane lui a dit l'autre jour, en
réponse à une invitation à déjeuner? »
--Oh! non! dites-le!
--Voyons, Basin, taisez-vous, d'abord ce mot est stupide et va me faire
juger par la princesse comme encore inférieure à ma cruche de cousine.
Et puis je ne sais pas pourquoi je dis ma cousine. C'est une cousine à
Basin. Elle est tout de même un peu parente avec moi.
--Oh! s'écria la princesse de Parme à la pensée qu'elle pourrait trouver
Mme de Guermantes bête, et protestant éperdument que rien ne pouvait
faire déchoir la duchesse du rang qu'elle occupait dans son admiration.
--Et puis nous lui avons déjà retiré les qualités de l'esprit; comme ce
mot tend à lui en dénier certaines du coeur, il me semble inopportun.
--Dénier! inopportun! comme elle s'exprime bien! dit le duc avec une
ironie feinte et pour faire admirer la duchesse.
--Allons, Basin, ne vous moquez pas de votre femme.
--Il faut dire à Votre Altesse Royale, reprit le duc, que la cousine
d'Oriane est supérieure, bonne, grosse, tout ce qu'on voudra, mais n'est
pas précisément, comment dirai-je. . . prodigue.
--Oui, je sais, elle est très rapiate, interrompit la princesse.
--Je ne me serais pas permis l'expression, mais vous avez trouvé le mot
juste. Cela se traduit dans son train de maison et particulièrement dans
la cuisine, qui est excellente mais mesurée.
--Cela donne même lieu à des scènes assez comiques, interrompit M. de
Bréauté. Ainsi, mon cher Basin, j'ai été passer à Heudicourt un jour où
vous étiez attendus, Oriane et vous. On avait fait de somptueux
préparatifs, quand, dans l'après-midi, un valet de pied apporta une
dépêche que vous ne viendriez pas.
--Cela ne m'étonne pas! dit la duchesse qui non seulement était
difficile à avoir, mais aimait qu'on le sût.
--Votre cousine lit le télégramme, se désole, puis aussitôt, sans perdre
la carte, et se disant qu'il ne fallait pas de dépenses inutiles envers
un seigneur sans importance comme moi, elle rappelle le valet de pied:
«Dites au chef de retirer le poulet», lui crie-t-elle. Et le soir je
l'ai entendue qui demandait au maître d'hôtel: «Eh bien? et les restes
du boeuf d'hier? Vous ne les servez pas? »
--Du reste, il faut reconnaître que la chère y est parfaite, dit le duc,
qui croyait en employant cette expression se montrer ancien régime. Je
ne connais pas de maison où l'on mange mieux.
--Et moins, interrompit la duchesse.
--C'est très sain et très suffisant pour ce qu'on appelle un vulgaire
pedzouille comme moi, reprit le duc; on reste sur sa faim.
--Ah! si c'est comme cure, c'est évidemment plus hygiénique que
fastueux. D'ailleurs ce n'est pas tellement bon que cela, ajouta Mme de
Guermantes, qui n'aimait pas beaucoup qu'on décernât le titre de
meilleure table de Paris à une autre qu'à la sienne. Avec ma cousine, il
arrive la même chose qu'avec les auteurs constipés qui pondent tous les
quinze ans une pièce en un acte ou un sonnet. C'est ce qu'on appelle des
petits chefs-d'oeuvre, des riens qui sont des bijoux, en un mot, la chose
que j'ai le plus en horreur. La cuisine chez Zénaïde n'est pas mauvaise,
mais on la trouverait plus quelconque si elle était moins parcimonieuse.
Il y a des choses que son chef fait bien, et puis il y a des choses
qu'il rate. J'y ai fait comme partout de très mauvais dîners, seulement
ils m'ont fait moins mal qu'ailleurs parce que l'estomac est au fond
plus sensible à la quantité qu'à la qualité.
--Enfin, pour finir, conclut le duc, Zénaïde insistait pour qu'Oriane
vînt déjeuner, et comme ma femme n'aime pas beaucoup sortir de chez
elle, elle résistait, s'informait si, sous prétexte de repas intime, on
ne l'embarquait pas déloyalement dans un grand tralala, et tâchait
vainement de savoir quels convives il y aurait à déjeuner. «Viens,
viens, insistait Zénaïde en vantant les bonnes choses qu'il y aurait à
déjeuner. Tu mangeras une purée de marrons, je ne te dis que ça, et il y
aura sept petites bouchées à la reine. --Sept petites bouchées, s'écria
Oriane. Alors c'est que nous serons au moins huit! »
Au bout de quelques instants, la princesse ayant compris laissa éclater
son rire comme un roulement de tonnerre. «Ah! nous serons donc huit,
c'est ravissant! Comme c'est bien rédigé! » dit-elle, ayant dans un
suprême effort retrouvé l'expression dont s'était servie Mme d'Épinay et
qui s'appliquait mieux cette fois.
--Oriane, c'est très joli ce que dit la princesse, elle dit que c'est
bien rédigé.
--Mais, mon ami, vous ne m'apprenez rien, je sais que la princesse est
très spirituelle, répondit Mme de Guermantes qui goûtait facilement un
mot quand à la fois il était prononcé par une Altesse et louangeait son
propre esprit. «Je suis très fière que Madame apprécie mes modestes
rédactions. D'ailleurs, je ne me rappelle pas avoir dit cela. Et si je
l'ai dit, c'était pour flatter ma cousine, car si elle avait sept
bouchées, les bouches, si j'ose m'exprimer ainsi, eussent dépassé la
douzaine. »
--Elle possédait tous les manuscrits de M. de Bornier, reprit, en
parlant de Mme d'Heudicourt, la princesse, qui voulait tâcher de faire
valoir les bonnes raisons qu'elle pouvait avoir de se lier avec elle.
--Elle a dû le rêver, je crois qu'elle ne le connaissait même pas, dit
la duchesse.
--Ce qui est surtout intéressant, c'est que ces correspondances sont de
gens à la fois des divers pays, continua la comtesse d'Arpajon qui,
alliée aux principales maisons ducales et même souveraines de l'Europe,
était heureuse de le rappeler.
--Mais si, Oriane, dit M. de Guermantes non sans intention. Vous vous
rappelez bien ce dîner où vous aviez M. de Bornier comme voisin!
--Mais, Basin, interrompit la duchesse, si vous voulez me dire que j'ai
connu M. de Bornier, naturellement, il est même venu plusieurs fois pour
me voir, mais je n'ai jamais pu me résoudre à l'inviter parce que
j'aurais été obligée chaque fois de faire désinfecter au formol. Quant à
ce dîner, je ne me le rappelle que trop bien, ce n'était pas du tout
chez Zénaïde, qui n'a pas vu Bornier de sa vie et qui doit croire, si on
lui parle de la _Fille de Roland_, qu'il s'agit d'une princesse
Bonaparte qu'on prétendait fiancée au fils du roi de Grèce; non, c'était
à l'ambassade d'Autriche. Le charmant Hoyos avait cru me faire plaisir
en flanquant sur une chaise à côté de moi cet académicien empesté. Je
croyais avoir pour voisin un escadron de gendarmes. J'ai été obligée de
me boucher le nez comme je pouvais pendant tout le dîner, je n'ai osé
respirer qu'au gruyère!
M. de Guermantes, qui avait atteint son but secret, examina à la dérobée
sur la figure des convives l'impression produite par le mot de la
duchesse.
--Vous parlez de correspondances, je trouve admirable celle de Gambetta,
dit la duchesse de Guermantes pour montrer qu'elle ne craignait pas de
s'intéresser à un prolétaire et à un radical. M. de Bréauté comprit tout
l'esprit de cette audace, regarda autour de lui d'un oeil à la fois
éméché et attendri, après quoi il essuya son monocle.
--Mon Dieu, c'était bougrement embêtant la _Fille de Roland_, dit M. de
Guermantes, avec la satisfaction que lui donnait le sentiment de sa
supériorité sur une oeuvre à laquelle il s'était tant ennuyé, peut-être
aussi par le _suave mari magno_ que nous éprouvons, au milieu d'un bon
dîner, à nous souvenir d'aussi terribles soirées. Mais il y avait
quelques beaux vers, un sentiment patriotique.
J'insinuai que je n'avais aucune admiration pour M. de Bornier. «Ah!
vous avez quelque chose à lui reprocher? » me demanda curieusement le duc
qui croyait toujours, quand on disait du mal d'un homme, que cela devait
tenir à un ressentiment personnel, et du bien d'une femme que c'était le
commencement d'une amourette.
--Je vois que vous avez une dent contre lui. Qu'est-ce qu'il vous a
fait? Racontez-nous ça! Mais si, vous devez avoir quelque cadavre entre
vous, puisque vous le dénigrez. C'est long la _Fille de Roland_ mais
c'est assez senti.
--Senti est très juste pour un auteur aussi odorant, interrompit
ironiquement Mme de Guermantes. Si ce pauvre petit s'est jamais trouvé
avec lui, il est assez compréhensible qu'il l'ait dans le nez!
--Je dois du reste avouer à Madame, reprit le duc en s'adressant à la
princesse de Parme, que, _Fille de Roland_ à part, en littérature et
même en musique je suis terriblement vieux jeu, il n'y a pas de si vieux
rossignol qui ne me plaise. Vous ne me croiriez peut-être pas, mais le
soir, si ma femme se met au piano, il m'arrive de lui demander un vieil
air d'Auber, de Boïeldieu, même de Beethoven! Voilà ce que j'aime. En
revanche, pour Wagner, cela m'endort immédiatement.
--Vous avez tort, dit Mme de Guermantes, avec des longueurs
insupportables Wagner avait du génie. _Lohengrin_ est un chef-d'oeuvre.
Même dans _Tristan_ il y a çà et là une page curieuse. Et le Choeur des
fileuses du _Vaisseau fantôme_ est une pure merveille.
--N'est-ce pas, Babal, dit M. de Guermantes en s'adressant à M. de
Bréauté, nous préférons: «Les rendez-vous de noble compagnie se donnent
tous en ce charmant séjour. » C'est délicieux. Et _Fra Diavolo_, et la
_Flûte enchantée_, et le _Chalet_, et les _Noces de Figaro_, et les
_Diamants de la Couronne_, voilà de la musique! En littérature, c'est la
même chose. Ainsi j'adore Balzac, le _Bal de Sceaux_, les _Mohicans de
Paris_.
--Ah! mon cher, si vous partez en guerre sur Balzac, nous ne sommes pas
prêts d'avoir fini, attendez, gardez cela pour un jour où Mémé sera là.
Lui, c'est encore mieux, il le sait par coeur.
Irrité de l'interruption de sa femme, le duc la tint quelques instants
sous le feu d'un silence menaçant. Et ses yeux de chasseur avaient l'air
de deux pistolets chargés. Cependant Mme d'Arpajon avait échangé avec la
princesse de Parme, sur la poésie tragique et autre, des propos qui ne
me parvinrent pas distinctement, quand j'entendis celui-ci prononcé par
Mme d'Arpajon: «Oh! tout ce que Madame voudra, je lui accorde qu'il nous
fait voir le monde en laid parce qu'il ne sait pas distinguer entre le
laid et le beau, ou plutôt parce que son insupportable vanité lui fait
croire que tout ce qu'il dit est beau, je reconnais avec Votre Altesse
que, dans la pièce en question, il y a des choses ridicules,
inintelligibles, des fautes de goût, que c'est difficile à comprendre,
que cela donne à lire autant de peine que si c'était écrit en russe ou
en chinois, car évidemment c'est tout excepté du français, mais quand on
a pris cette peine, comme on est récompensé, il y a tant d'imagination! »
De ce petit discours je n'avais pas entendu le début. Je finis par
comprendre non seulement que le poète incapable de distinguer le beau du
laid était Victor Hugo, mais encore que la poésie qui donnait autant de
peine à comprendre que du russe ou du chinois était: «Lorsque l'enfant
paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris», pièce de la
première époque du poète et qui est peut-être encore plus près de Mme
Deshoulières que du Victor Hugo de la _Légende des Siècles_. Loin de
trouver Mme d'Arpajon ridicule, je la vis (la première, de cette table
si réelle, si quelconque, où je m'étais assis avec tant de déception),
je la vis par les yeux de l'esprit sous ce bonnet de dentelles, d'où
s'échappent les boucles rondes de longs repentirs, que portèrent Mme de
Rémusat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si
distinguées qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de
savoir et d'à propos Sophocle, Schiller et _l'Imitation,_ mais à qui les
premières poésies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue
inséparables pour ma grand'mère des derniers vers de Stéphane Mallarmé.
«Mme d'Arpajon aime beaucoup la poésie», dit à Mme de Guermantes la
princesse de Parme, impressionnée par le ton ardent avec lequel le
discours avait été prononcé.
--Non, elle n'y comprend absolument rien, répondit à voix basse Mme de
Guermantes, qui profita de ce que Mme d'Arpajon, répondant à une
objection du général de Beautreillis, était trop occupée de ses propres
paroles pour entendre celles que chuchota la duchesse. «Elle devient
littéraire depuis qu'elle est abandonnée. Je dirai à Votre Altesse que
c'est moi qui porte le poids de tout ça, parce que c'est auprès de moi
qu'elle vient gémir chaque fois que Basin n'est pas allé la voir,
c'est-à-dire presque tous les jours. Ce n'est tout de même pas ma faute
si elle l'ennuie, et je ne peux pas le forcer à aller chez elle, quoique
j'aimerais mieux qu'il lui fût un peu plus fidèle, parce que je la
verrais un peu moins. Mais elle l'assomme et ce n'est pas
extraordinaire. Ce n'est pas une mauvaise personne, mais elle est
ennuyeuse à un degré que vous ne pouvez pas imaginer. Elle me donne tous
les jours de tels maux de tête que je suis obligée de prendre chaque
fois un cachet de pyramidon. Et tout cela parce qu'il a plu à Basin
pendant un an de me trompailler avec elle. Et avoir avec cela un valet
de pied qui est amoureux d'une petite grue et qui fait des têtes si je
ne demande pas à cette jeune personne de quitter un instant son
fructueux trottoir pour venir prendre le thé avec moi! Oh! la vie est
assommante», conclut langoureusement la duchesse. Mme d'Arpajon
assommait surtout M. de Guermantes parce qu'il était depuis peu l'amant
d'une autre que j'appris être la marquise de Surgis-le-Duc. Justement le
valet de pied privé de son jour de sortie était en train de servir. Et
je pensai que, triste encore, il le faisait avec beaucoup de trouble,
car je remarquai qu'en passant les plats à M. de Châtellerault, il
s'acquittait si maladroitement de sa tâche que le coude du duc se trouva
cogner à plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne se
fâcha nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda au
contraire en riant de son oeil bleu clair. La bonne humeur me sembla
être, de la part du convive, une preuve de bonté. Mais l'insistance de
son rire me fit croire qu'au courant de la déception du domestique il
éprouvait peut-être au contraire une joie méchante. «Mais, ma chère,
vous savez que ce n'est pas une découverte que vous faites en nous
parlant de Victor Hugo, continua la duchesse en s'adressant cette fois à
Mme d'Arpajon qu'elle venait de voir tourner la tête d'un air inquiet.
N'espérez pas lancer ce débutant. Tout le monde sait qu'il a du talent.
Ce qui est détestable c'est le Victor Hugo de la fin, la _Légende des
Siècles_, je ne sais plus les titres. Mais les _Feuilles d'Automne_, les
_Chants du Crépuscule_, c'est souvent d'un poète, d'un vrai poète. Même
dans les _Contemplations_, ajouta la duchesse, que ses interlocuteurs
n'osèrent pas contredire et pour cause, il y a encore de jolies choses.
