tration trop subtile pour le
point de vue de la sce`ne; il juge les caracte`res avec l'impartia-
lite?
point de vue de la sce`ne; il juge les caracte`res avec l'impartia-
lite?
Madame de Stael - De l'Allegmagne
rite?
de l'action perd a` la ne?
cessite?
pue?
rile de ne pas chan-
ger de lieu, et de se borner a` vingt-quatre heures, imposer cette
ne? cessite? , c'est soumettre le ge? nie dramatique a` une ge^ne dans le
genre de celle des acrostiches, ge^ne qui sacrifie le fond de l'art
a` sa forme.
Voltaire est celui de nos grands poe`tes tragiques qui a le plus
souvent traite? des sujets modernes. Il s'est servi, pour e? mouvoir,
du christianisme et de la chevalerie; et si l'on est de bonne foi,
l'on conviendra, ce me semble, qu'Alzire, Zai? re et Tancre`de
font verser plus de larmes que tous les chefs-d'oeuvre grecs et
romains de notre the? a^tre. Dubelloy, avec un talent bien subal-
terne, est pourtant parvenu a` re? veiller des souvenirs franc? ais sur
la sce`ne franc? aise ; et, quoiqu'il ne su^t point e? crire, on e? prouve,
par ses pie`ces, un inte? re^t semblable a` celui que les Grecs devaient
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? 186 . DE L'ART DRAMATIQUE.
ressentir quand ils voyaient repre? senter devant eux les faits de
leur histoire. Quel parti le ge? nie ne peut-il pas tirer de cette dis-
position? Et cependant il n'est presque point d'e? ve? nements qui
datent de notre e`re, dont l'action puisse se passer ou dans un me^me
jour, ou dans un me^me lieu; la diversite? des faits qu'entrai^ne
un ordre social plus complique? , les de? licatesses de sentiment
qu'inspire une religion plus tendre, enfin, la ve? rite? de moeurs,
qu'on doit observer dans les tableaux plus rapproche? s de nous,
exigent une grande latitude dans les compositions dramatiques.
On peut citer un exemple re? cent de ce qu'il en cou^te pour se
conformer, dans les sujets tire? s de l'histoire moderne, a` notre
orthodoxie dramatique. Les Templiers de M. Raynouard sont
certainement l'une des pie`ces les plus dignes de louange qui aient
paru depuis longtemps; cependant, qu'y a-t-il de plus e? trange
que la ne? cessite? ou` l'auteur s'est trouve? de repre? senter l'ordre
des templiers accuse? , juge? , condamne? et bru^le? , le tout dans
vingt-quatre heures ? Les tribunaux re? volutionnaires allaient vite;
mais quelle que fu^t leur atroce bonne volonte? , ils ne seraient ja-
mais parvenus a` marcher aussi rapidement qu'une trage? die fran-
c? aise. Je pourrais montrer les inconve? nients de l'unite? de temps
avec non moins d'e? vidence, dans presque toutes nos trage? dies
tire? es de l'histoire moderne; mais j'ai choisi la plus remarqua-
ble de pre? fe? rence, pour faire ressortir ces inconve? nients.
L'un des mots les plus sublimes qu'on puisse entendre au
the? a^tre se trouve dans cette noble trage? die. A la dernie`re sce`ne,
l'on raconte que les templiers chantent des psaumes sur leur bu^-
cher; un messager est envoye? pour leur apporter leur gra^ce, que
le roi se de? termine a` leur accorder;
Mais il n'e? tait plus temps, les chants avaient cesse? .
C'est ainsi que le poe^te nous apprend que ces ge? ne? reux mar-
tyrs ont enfin pe? ri dans les flammes. Dans quelle trage? die pai? enne
pourrait-on trouver l'expression d'un tel sentiment? et pourquoi
les Franc? ais seraient-ils prive? s au the? a^tre de tout ce qui est vrai-
ment en harmonie avec eux, leurs ance^tres et leur croyance?
Les Franc? ais conside`rent l'unite? de temps et de lieu comme
une condition indispensable de l'illusion the? a^trale : les e? trangers
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DM LART m:\M\iif. jM 187
font consister cette illusion dans la peinture des caracte`res, dans
la ve? rite? du langage , et dans l'exacte observation des moeurs du
sie`cle et du pays qu'on veut peindre. Il faut s'entendre sur le
mot d'illusion dans les arts : puisque nous consentons a` croire
que des acteurs, se? pare? s de nous par quelques planches, sont des
he? ros grecs morts il y a trois mille ans, il est bien certain que
ce qu'on appelle l'illusion, ce n'est pas s'imaginer que ce qu'on
voit existe ve? ritablement ; une trage? die ne peut nous parai^tre vraie
que par l'e? motion qu'elle nous cause. Or, si, par la nature des
circonstances repre? sente? es, le changement de lieu et la prolon-
gation suppose? e du temps ajoutent a` cette e? motion, l'illusion
en devient plus vive.
On se plaint de ce que les plus belles trage? dies de Voltaire,
Zai? re et Tancre`de, sont fonde? es sur des malentendus; mais
comment ne pas avoir recours aux moyens de l'intrigue, quand
les de? veloppements sont cense? s avoir lieu dans un espace aussi
court? L'art dramatique est alors un tour de force; et pour faire
passer les plus grands e? ve? nements a` travers tant de ge^nes, il
faut une dexte? rite? semblable a` celle des charlatans, qui esca-
motent aux regards des spectateurs les objets qu'ils leur pre? -
sentent.
Les sujets historiques se pre^tent encore moins que les sujets
d'invention aux conditions impose? es a` nos e? crivains : l'e? tiquette
tragique, qui est de rigueur sur notre the? a^tre, s'oppose souvent
aux beaute? s nouvellesdont les pie`cestire? es de l'histoire moderne
seraient susceptibles.
Il y a dans les moeurs chevaleresques une simplicite? de lan-
gage, une nai? vete? de sentiment pleine de charme; mais ni ce
charme, ni le pathe? tique qui re? sulte du contraste des circons-
tances communes et des impressions fortes, ne peut e^tre admis
dans nos trage? dies :elles exigent des situations royales en tout, et
ne? anmoins l'inte? re^t pittoresque du moyen a^ge tient a` toute cette
diversite? de sce`nes et de caracte`res dont les romans des trouba-
dours ont fait sortir des effets si touchants.
La pompe des alexandrins est un plus grand obstacle encore
que la routine me^me du bon gou^t, a` tout changement dans la
forme et le fond des trage? dies franc? aises : on ne peut dire en
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? 188 DE L ABT DRAMATIQUE.
vers alexandrins qu'on entre ou qu'on sort, qu'on dort ou qu'on veille, sans qu'il faille chercher pour cela une tournure poe? tique;
et une foule de sentiments et d'effets sont bannis du the? a^tre,
non parles re`gles dela trage? die, mais par l'exigence me^me dela versification. Racine est le seul e? crivain franc? ais qui, dans la
sce`ne de Joas avec Athalie, se soit une fois joue? de ces diffi-
culte? s ; il a su donner une simplicite? aussi noble que naturelle
au langage d'un enfant; mais cet admirable effort d'un ge? nie
sans pareil n'empe^che pas que les difficulte? s trop multiplie? es
dans l'art ne soient souvent un obstacle aux inventions les plus
heureuses.
M. Benjamin Constant, dans la pre? face si justement admire? e
qui pre? ce`de sa trage? die de Walstein, a fait observer que les
Allemands peignaient les caracte`res dans leurs pie`ces, et les
Franc? ais seulement les passions. Pour peindre les caracte`res, il
faut ne? cessairement s'e? carter du ton majestueux exclusivement
admis dans la trage? die franc? aise; car il est impossible de faire
connai^tre les de? fauts et les qualite? s d'un homme, si ce n'est en le
pre? sentant sous divers rapports; le vulgaire, dans la nature, se
me^le souvent au sublime, et quelquefois en rele`ve l'effet: enfin,
on ne peut se figurer l'action d'un caracte`re que pendant un es-
pace de temps un peu long, et dans vingt-quatre heures il ne
saurait e^tre vraiment question que d'une catastrophe. L'on sou-
tiendra peut-e^tre que les catastrophes conviennent mieux au
the? a^tre que les tableaux nuance? s; le mouvement excite? parles
passions vives plai^t a` la plupart des spectateurs plus que l'at-
tention qu'exige l'observation du coeur humain. C'est le gou^t
national qui seul peut de? cider de ces diffe? rents syste`mes drama-
tiques; mais il est juste de reconnai^tre que si les e? trangers con-
c? oivent l'art the? a^tral autrement que nous, ce n'est ni par igno-
rance , ni par barbarie, mais d'apre`s des re? flexions profondes et
qui sont dignes d'e^tre examine? es.
Shakespeare, qu'on veut appeler un barbare, a peut-e^tre un
esprit trop philosophique, une pe? ne?
tration trop subtile pour le
point de vue de la sce`ne; il juge les caracte`res avec l'impartia-
lite? d'un e^tre supe? rieur, et les repre? sente quelquefois avec une
ironie presque machiave? lique; ses compositions ont tant de
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? DE L'ART DRAMATIQUE. 189
profondeur, que la rapidite? de l'action the? a^trale fait perdre une
grande partie des ide? es qu'elles renferment ; sous ce rapport, il
vaut mieux lire ses pie`ces que de les voir. A force d'esprit, Sha-
kespeare refroidit souvent l'action, et les Franc? ais s'entendent
beaucoup mieux a` peindre les personnages ainsi que les de? cora-
tions, avec ces grands traits qui font effet a` distance. Quoi!
dira-t-on, peut-on reprocher a` Shakespeare trop de finesse dans
les aperc? us, lui qui se permit des situations si terribles? Shakes-
peare re? unit souvent des qualite? s et me^me des de? fauts contraires;
il est quelquefois en dec? a`, quelquefois en dela` de la sphe`re de
l'art; mais il posse`de encore plus la connaissance du coeur hu-
main que celle du the? a^tre.
Dans les drames, dans les ope? ras comiques et dans les come? -
dies , les Franc? ais montrent une sagacite? et une gra^ce que seuls
ils posse`dent a` ce degre? ; et d'un bout de l'Europe a` l'autre, on ne joue gue`re que des pie`ces franc? aises traduites: mais il n'en est
pas de me^me des trage? dies. Comme les re`gles se? ve`res auxquelles
on les soumet font qu'elles sont toutes plus ou moins renfer-
me? es dans un me^me cercle, elles ne sauraient se passer de la
perfection du style pour e^tre admire? es. Si l'on voulait risquer
en France, dans une trage? die, une innovation quelconque,
aussito^t on s'e? crierait que c'est un me? lodrame; mais n'im-
porte-t-il pas de savoir pourquoi les me? lodrames font plaisir a`
tant de gens? F,n Angleterre, toutes les classes sont e? galement
attire? es par les pie`ces de Shakespeare. Nos plus belles trage? dies
en France n'inte? ressent pas le peu pie; sous pre? texte d'ungou^t trop
pur et d'un sentiment trop de? licat pour supporter de certaines
e? motions, on divise l'art en deux; les mauvaises pie`ces con-
tiennent des situations touchantes mal exprime? es, et les belles
pie`ces peignent admirablement des situations souvent froides, a`
force d'e^tre dignes : nous posse? dons peu de trage? dies qui puis-
sent e? branler a` la fois l'imagination des hommes de tous les
rangs.
Ces observations n'ont assure? ment pas pourobjet le moindre
bla^mecontre nos grands mai^tres. Quelques sce`nes produisent des
impressions plus vives dans les pie`ces e? trange`res, mais rien ne
peut e^tre compare? a` l'ensemble imposant et bien combine? de nos
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? f90 DE LAUT DRAMATIQUE.
chefs-d'oeuvre dramatiques: la question seulement est de savoir
si, en se bornant, comme on le fait maintenant, a` l'imita-
tion deces chefs-d'oeuvre, il y en aura jamais de nouveaux.
Rien dans la vie ne doit e^tre stationnaire, et l'art est pe? trifie?
quand il ne change plus. Vingt ans de re? volution ont donne? a`
l'imagination d'autres besoins que ceux qu'elle e? prouvait quand
les romans deCre? billon peignaient l'amour et lasocie? te? du temps.
Les sujets grecs sont e? puise? s; un seul homme, Lemercier , a
su me? riter encore une nouvelle gloire dans un sujet antique,
Agamemnon; mais la tendance naturelle du sie`cle, c'est la tra-
ge? die historique.
Tout est trage? die dans les e? ve? nements qui inte? ressent les
nations; et cet immense drame, que le genre humain repre? sente
depuis six mille ans, fournirait des sujets sans nombre pour le
the? a^tre, si l'on donnait plus de liberte? a` l'art dramatique. Les
re`gles ne sont que l'itine? raire du ge? nie; elles nous apprennent
seulement que Corneille, Racine et Voltaire ont passe? parla;
mais si l'on arrive au but, pourquoi chicaner sur la route? et le
but n'est-il pas d'e? mouvoir l'a^me en l'ennoblissant?
La curiosite? estun des grands mobiles du the? a^tre; ne? anmoins
l'inte? re^t qu'excite la profondeur des affections est le seul ine? pui-
sable. On s'attache a` la poe? sie, qui re? ve`le l'homme a` l'homme;
on aime a` voir comment la cre? ature semblable a` nous se de? bat
avec la souffrance, y succombe, en triomphe, s'abat et se rele`ve
sous la puissance du sort. Dans quelques-unes de nos trage? dies,
il y a des situations tout au si violentes que dans les trage? dies an-
glaises ou allemandes; mais ces situations ne sont pas pre? sente? es
dans toute leur force, et quelquefois c'est par l'affectation qu'on
en adoucit l'effet, ou pluto^t qu'on l'efface. L'on sort rarement
d'une certaine nature convenue, qui reve^t de ses couleurs les
moeurs anciennes comme les moeurs modernes, le crime comme
la vertu, l'assassinat comme la galanterie. Cette nature est belle
et soigneusement pare? e; mais on s'en fatigue a` la longue, et le
besoin de se plonger dans des myste`res plus profonds doit s'em-
parer invinciblement du ge? nie.
Il serait donc a` de? sirer qu'on pu^t sortir de l'enceinte que les
he? mistiches et les rimes ont trace? e autour de l'art; il faut per-
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DES DRAMES DE LESSIAO. 191
mettre plusde hardiesse, il fautexiger plus de connaissance de
l'histoire; car si l'on s'en tient exclusivement a` ces copies tou-
jours plus pa^les des me^mes chefs-d'oeuvre, on finira par ne plus
voir au the? a^tre que des marionnettes he? roi? ques, sacrifiant
l'amour au devoir, pre? fe? rant la mort a` l'esclavage, inspire? es par
l'antithe`se,dans leurs actions comme dans leurs paroles, mais
sans aucun rapport avec cette e? tonnante cre? ature qu'on appelle
l'homme, avec la destine? e redoutable qui tour a` tour l'entrai^ne
et le poursuit.
Les de? fauts du the? a^tre allemand sontfaciles a` remarquer: tout
ce qui tient au manque d'usage du monde, dans les arts comme
dans la socie? te? , frappe d'abord les esprits les plus superficiels;
mais, pour sentir les beaute? s qui viennent de l'a^me, il estne? ces-saire d'apporter dans l'appre? ciation des ouvrages qui nous sont
pre? sente? s un genre de bonhomie tout a` fait d'accord avec une
haute supe? riorite? . La moquerie n'est souvent qu'un sentiment
vulgaire traduit en impertinence. La faculte? d'admirer la ve? rita-
ble grandeur, a` travers les fautes de gou^t en litte? rature, comme
a` travers les inconse? quences dans la vie, cette faculte? est la seule
qui honore celui qui juge.
En faisant connai^tre un the? a^tre fonde? sur des principes tre`s-
diffe? rents des no^tres, je ne pre? tends assure? ment, ni que ces
principes soient les meilleurs, ni surtout qu'on doive les adop-
teren France: mais des combinaisons e? trange`res peuvent ex-
citer des ide? es nouvelles; et quand on voit de quelle ste? rilite?
notre litte? rature est menace? e, il me parai^t difficile de ne pas
de? sirer que nos e? crivains reculent un peu les bornes de la carrie`re; ne feraient-ils pas bien de devenir a` leur tour conque? -
rants dans l'empire de l'imagination? 11 n'en doit gue`re cou^ter
a` des Franc? ais pour suivre un semblable conseil.
CHAPITRE XVI.
Des drames de Lessing.
Le the? a^tre allemand n'existait pas avant Lessing; on n'y
jouait que des traductions ou des imitations des pie`ces e? trau-
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 192 DES DRAMES DE LESSING.
ge`res. Le the? a^tre a plus besoin encore que les autres branches
de la litte? rature d'une capitale ou` les ressources de la richesse
et des arts soient re? unies; et tout est disperse? en Allemagne.
Dans une ville il y a des acteurs; dans l'autre, des auteurs;
dans une troisie`me, des spectateurs ; et nulle part un foyer ou`
tous les moyens soient rassemble?
ger de lieu, et de se borner a` vingt-quatre heures, imposer cette
ne? cessite? , c'est soumettre le ge? nie dramatique a` une ge^ne dans le
genre de celle des acrostiches, ge^ne qui sacrifie le fond de l'art
a` sa forme.
Voltaire est celui de nos grands poe`tes tragiques qui a le plus
souvent traite? des sujets modernes. Il s'est servi, pour e? mouvoir,
du christianisme et de la chevalerie; et si l'on est de bonne foi,
l'on conviendra, ce me semble, qu'Alzire, Zai? re et Tancre`de
font verser plus de larmes que tous les chefs-d'oeuvre grecs et
romains de notre the? a^tre. Dubelloy, avec un talent bien subal-
terne, est pourtant parvenu a` re? veiller des souvenirs franc? ais sur
la sce`ne franc? aise ; et, quoiqu'il ne su^t point e? crire, on e? prouve,
par ses pie`ces, un inte? re^t semblable a` celui que les Grecs devaient
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 186 . DE L'ART DRAMATIQUE.
ressentir quand ils voyaient repre? senter devant eux les faits de
leur histoire. Quel parti le ge? nie ne peut-il pas tirer de cette dis-
position? Et cependant il n'est presque point d'e? ve? nements qui
datent de notre e`re, dont l'action puisse se passer ou dans un me^me
jour, ou dans un me^me lieu; la diversite? des faits qu'entrai^ne
un ordre social plus complique? , les de? licatesses de sentiment
qu'inspire une religion plus tendre, enfin, la ve? rite? de moeurs,
qu'on doit observer dans les tableaux plus rapproche? s de nous,
exigent une grande latitude dans les compositions dramatiques.
On peut citer un exemple re? cent de ce qu'il en cou^te pour se
conformer, dans les sujets tire? s de l'histoire moderne, a` notre
orthodoxie dramatique. Les Templiers de M. Raynouard sont
certainement l'une des pie`ces les plus dignes de louange qui aient
paru depuis longtemps; cependant, qu'y a-t-il de plus e? trange
que la ne? cessite? ou` l'auteur s'est trouve? de repre? senter l'ordre
des templiers accuse? , juge? , condamne? et bru^le? , le tout dans
vingt-quatre heures ? Les tribunaux re? volutionnaires allaient vite;
mais quelle que fu^t leur atroce bonne volonte? , ils ne seraient ja-
mais parvenus a` marcher aussi rapidement qu'une trage? die fran-
c? aise. Je pourrais montrer les inconve? nients de l'unite? de temps
avec non moins d'e? vidence, dans presque toutes nos trage? dies
tire? es de l'histoire moderne; mais j'ai choisi la plus remarqua-
ble de pre? fe? rence, pour faire ressortir ces inconve? nients.
L'un des mots les plus sublimes qu'on puisse entendre au
the? a^tre se trouve dans cette noble trage? die. A la dernie`re sce`ne,
l'on raconte que les templiers chantent des psaumes sur leur bu^-
cher; un messager est envoye? pour leur apporter leur gra^ce, que
le roi se de? termine a` leur accorder;
Mais il n'e? tait plus temps, les chants avaient cesse? .
C'est ainsi que le poe^te nous apprend que ces ge? ne? reux mar-
tyrs ont enfin pe? ri dans les flammes. Dans quelle trage? die pai? enne
pourrait-on trouver l'expression d'un tel sentiment? et pourquoi
les Franc? ais seraient-ils prive? s au the? a^tre de tout ce qui est vrai-
ment en harmonie avec eux, leurs ance^tres et leur croyance?
Les Franc? ais conside`rent l'unite? de temps et de lieu comme
une condition indispensable de l'illusion the? a^trale : les e? trangers
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DM LART m:\M\iif. jM 187
font consister cette illusion dans la peinture des caracte`res, dans
la ve? rite? du langage , et dans l'exacte observation des moeurs du
sie`cle et du pays qu'on veut peindre. Il faut s'entendre sur le
mot d'illusion dans les arts : puisque nous consentons a` croire
que des acteurs, se? pare? s de nous par quelques planches, sont des
he? ros grecs morts il y a trois mille ans, il est bien certain que
ce qu'on appelle l'illusion, ce n'est pas s'imaginer que ce qu'on
voit existe ve? ritablement ; une trage? die ne peut nous parai^tre vraie
que par l'e? motion qu'elle nous cause. Or, si, par la nature des
circonstances repre? sente? es, le changement de lieu et la prolon-
gation suppose? e du temps ajoutent a` cette e? motion, l'illusion
en devient plus vive.
On se plaint de ce que les plus belles trage? dies de Voltaire,
Zai? re et Tancre`de, sont fonde? es sur des malentendus; mais
comment ne pas avoir recours aux moyens de l'intrigue, quand
les de? veloppements sont cense? s avoir lieu dans un espace aussi
court? L'art dramatique est alors un tour de force; et pour faire
passer les plus grands e? ve? nements a` travers tant de ge^nes, il
faut une dexte? rite? semblable a` celle des charlatans, qui esca-
motent aux regards des spectateurs les objets qu'ils leur pre? -
sentent.
Les sujets historiques se pre^tent encore moins que les sujets
d'invention aux conditions impose? es a` nos e? crivains : l'e? tiquette
tragique, qui est de rigueur sur notre the? a^tre, s'oppose souvent
aux beaute? s nouvellesdont les pie`cestire? es de l'histoire moderne
seraient susceptibles.
Il y a dans les moeurs chevaleresques une simplicite? de lan-
gage, une nai? vete? de sentiment pleine de charme; mais ni ce
charme, ni le pathe? tique qui re? sulte du contraste des circons-
tances communes et des impressions fortes, ne peut e^tre admis
dans nos trage? dies :elles exigent des situations royales en tout, et
ne? anmoins l'inte? re^t pittoresque du moyen a^ge tient a` toute cette
diversite? de sce`nes et de caracte`res dont les romans des trouba-
dours ont fait sortir des effets si touchants.
La pompe des alexandrins est un plus grand obstacle encore
que la routine me^me du bon gou^t, a` tout changement dans la
forme et le fond des trage? dies franc? aises : on ne peut dire en
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 188 DE L ABT DRAMATIQUE.
vers alexandrins qu'on entre ou qu'on sort, qu'on dort ou qu'on veille, sans qu'il faille chercher pour cela une tournure poe? tique;
et une foule de sentiments et d'effets sont bannis du the? a^tre,
non parles re`gles dela trage? die, mais par l'exigence me^me dela versification. Racine est le seul e? crivain franc? ais qui, dans la
sce`ne de Joas avec Athalie, se soit une fois joue? de ces diffi-
culte? s ; il a su donner une simplicite? aussi noble que naturelle
au langage d'un enfant; mais cet admirable effort d'un ge? nie
sans pareil n'empe^che pas que les difficulte? s trop multiplie? es
dans l'art ne soient souvent un obstacle aux inventions les plus
heureuses.
M. Benjamin Constant, dans la pre? face si justement admire? e
qui pre? ce`de sa trage? die de Walstein, a fait observer que les
Allemands peignaient les caracte`res dans leurs pie`ces, et les
Franc? ais seulement les passions. Pour peindre les caracte`res, il
faut ne? cessairement s'e? carter du ton majestueux exclusivement
admis dans la trage? die franc? aise; car il est impossible de faire
connai^tre les de? fauts et les qualite? s d'un homme, si ce n'est en le
pre? sentant sous divers rapports; le vulgaire, dans la nature, se
me^le souvent au sublime, et quelquefois en rele`ve l'effet: enfin,
on ne peut se figurer l'action d'un caracte`re que pendant un es-
pace de temps un peu long, et dans vingt-quatre heures il ne
saurait e^tre vraiment question que d'une catastrophe. L'on sou-
tiendra peut-e^tre que les catastrophes conviennent mieux au
the? a^tre que les tableaux nuance? s; le mouvement excite? parles
passions vives plai^t a` la plupart des spectateurs plus que l'at-
tention qu'exige l'observation du coeur humain. C'est le gou^t
national qui seul peut de? cider de ces diffe? rents syste`mes drama-
tiques; mais il est juste de reconnai^tre que si les e? trangers con-
c? oivent l'art the? a^tral autrement que nous, ce n'est ni par igno-
rance , ni par barbarie, mais d'apre`s des re? flexions profondes et
qui sont dignes d'e^tre examine? es.
Shakespeare, qu'on veut appeler un barbare, a peut-e^tre un
esprit trop philosophique, une pe? ne?
tration trop subtile pour le
point de vue de la sce`ne; il juge les caracte`res avec l'impartia-
lite? d'un e^tre supe? rieur, et les repre? sente quelquefois avec une
ironie presque machiave? lique; ses compositions ont tant de
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? DE L'ART DRAMATIQUE. 189
profondeur, que la rapidite? de l'action the? a^trale fait perdre une
grande partie des ide? es qu'elles renferment ; sous ce rapport, il
vaut mieux lire ses pie`ces que de les voir. A force d'esprit, Sha-
kespeare refroidit souvent l'action, et les Franc? ais s'entendent
beaucoup mieux a` peindre les personnages ainsi que les de? cora-
tions, avec ces grands traits qui font effet a` distance. Quoi!
dira-t-on, peut-on reprocher a` Shakespeare trop de finesse dans
les aperc? us, lui qui se permit des situations si terribles? Shakes-
peare re? unit souvent des qualite? s et me^me des de? fauts contraires;
il est quelquefois en dec? a`, quelquefois en dela` de la sphe`re de
l'art; mais il posse`de encore plus la connaissance du coeur hu-
main que celle du the? a^tre.
Dans les drames, dans les ope? ras comiques et dans les come? -
dies , les Franc? ais montrent une sagacite? et une gra^ce que seuls
ils posse`dent a` ce degre? ; et d'un bout de l'Europe a` l'autre, on ne joue gue`re que des pie`ces franc? aises traduites: mais il n'en est
pas de me^me des trage? dies. Comme les re`gles se? ve`res auxquelles
on les soumet font qu'elles sont toutes plus ou moins renfer-
me? es dans un me^me cercle, elles ne sauraient se passer de la
perfection du style pour e^tre admire? es. Si l'on voulait risquer
en France, dans une trage? die, une innovation quelconque,
aussito^t on s'e? crierait que c'est un me? lodrame; mais n'im-
porte-t-il pas de savoir pourquoi les me? lodrames font plaisir a`
tant de gens? F,n Angleterre, toutes les classes sont e? galement
attire? es par les pie`ces de Shakespeare. Nos plus belles trage? dies
en France n'inte? ressent pas le peu pie; sous pre? texte d'ungou^t trop
pur et d'un sentiment trop de? licat pour supporter de certaines
e? motions, on divise l'art en deux; les mauvaises pie`ces con-
tiennent des situations touchantes mal exprime? es, et les belles
pie`ces peignent admirablement des situations souvent froides, a`
force d'e^tre dignes : nous posse? dons peu de trage? dies qui puis-
sent e? branler a` la fois l'imagination des hommes de tous les
rangs.
Ces observations n'ont assure? ment pas pourobjet le moindre
bla^mecontre nos grands mai^tres. Quelques sce`nes produisent des
impressions plus vives dans les pie`ces e? trange`res, mais rien ne
peut e^tre compare? a` l'ensemble imposant et bien combine? de nos
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? f90 DE LAUT DRAMATIQUE.
chefs-d'oeuvre dramatiques: la question seulement est de savoir
si, en se bornant, comme on le fait maintenant, a` l'imita-
tion deces chefs-d'oeuvre, il y en aura jamais de nouveaux.
Rien dans la vie ne doit e^tre stationnaire, et l'art est pe? trifie?
quand il ne change plus. Vingt ans de re? volution ont donne? a`
l'imagination d'autres besoins que ceux qu'elle e? prouvait quand
les romans deCre? billon peignaient l'amour et lasocie? te? du temps.
Les sujets grecs sont e? puise? s; un seul homme, Lemercier , a
su me? riter encore une nouvelle gloire dans un sujet antique,
Agamemnon; mais la tendance naturelle du sie`cle, c'est la tra-
ge? die historique.
Tout est trage? die dans les e? ve? nements qui inte? ressent les
nations; et cet immense drame, que le genre humain repre? sente
depuis six mille ans, fournirait des sujets sans nombre pour le
the? a^tre, si l'on donnait plus de liberte? a` l'art dramatique. Les
re`gles ne sont que l'itine? raire du ge? nie; elles nous apprennent
seulement que Corneille, Racine et Voltaire ont passe? parla;
mais si l'on arrive au but, pourquoi chicaner sur la route? et le
but n'est-il pas d'e? mouvoir l'a^me en l'ennoblissant?
La curiosite? estun des grands mobiles du the? a^tre; ne? anmoins
l'inte? re^t qu'excite la profondeur des affections est le seul ine? pui-
sable. On s'attache a` la poe? sie, qui re? ve`le l'homme a` l'homme;
on aime a` voir comment la cre? ature semblable a` nous se de? bat
avec la souffrance, y succombe, en triomphe, s'abat et se rele`ve
sous la puissance du sort. Dans quelques-unes de nos trage? dies,
il y a des situations tout au si violentes que dans les trage? dies an-
glaises ou allemandes; mais ces situations ne sont pas pre? sente? es
dans toute leur force, et quelquefois c'est par l'affectation qu'on
en adoucit l'effet, ou pluto^t qu'on l'efface. L'on sort rarement
d'une certaine nature convenue, qui reve^t de ses couleurs les
moeurs anciennes comme les moeurs modernes, le crime comme
la vertu, l'assassinat comme la galanterie. Cette nature est belle
et soigneusement pare? e; mais on s'en fatigue a` la longue, et le
besoin de se plonger dans des myste`res plus profonds doit s'em-
parer invinciblement du ge? nie.
Il serait donc a` de? sirer qu'on pu^t sortir de l'enceinte que les
he? mistiches et les rimes ont trace? e autour de l'art; il faut per-
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? DES DRAMES DE LESSIAO. 191
mettre plusde hardiesse, il fautexiger plus de connaissance de
l'histoire; car si l'on s'en tient exclusivement a` ces copies tou-
jours plus pa^les des me^mes chefs-d'oeuvre, on finira par ne plus
voir au the? a^tre que des marionnettes he? roi? ques, sacrifiant
l'amour au devoir, pre? fe? rant la mort a` l'esclavage, inspire? es par
l'antithe`se,dans leurs actions comme dans leurs paroles, mais
sans aucun rapport avec cette e? tonnante cre? ature qu'on appelle
l'homme, avec la destine? e redoutable qui tour a` tour l'entrai^ne
et le poursuit.
Les de? fauts du the? a^tre allemand sontfaciles a` remarquer: tout
ce qui tient au manque d'usage du monde, dans les arts comme
dans la socie? te? , frappe d'abord les esprits les plus superficiels;
mais, pour sentir les beaute? s qui viennent de l'a^me, il estne? ces-saire d'apporter dans l'appre? ciation des ouvrages qui nous sont
pre? sente? s un genre de bonhomie tout a` fait d'accord avec une
haute supe? riorite? . La moquerie n'est souvent qu'un sentiment
vulgaire traduit en impertinence. La faculte? d'admirer la ve? rita-
ble grandeur, a` travers les fautes de gou^t en litte? rature, comme
a` travers les inconse? quences dans la vie, cette faculte? est la seule
qui honore celui qui juge.
En faisant connai^tre un the? a^tre fonde? sur des principes tre`s-
diffe? rents des no^tres, je ne pre? tends assure? ment, ni que ces
principes soient les meilleurs, ni surtout qu'on doive les adop-
teren France: mais des combinaisons e? trange`res peuvent ex-
citer des ide? es nouvelles; et quand on voit de quelle ste? rilite?
notre litte? rature est menace? e, il me parai^t difficile de ne pas
de? sirer que nos e? crivains reculent un peu les bornes de la carrie`re; ne feraient-ils pas bien de devenir a` leur tour conque? -
rants dans l'empire de l'imagination? 11 n'en doit gue`re cou^ter
a` des Franc? ais pour suivre un semblable conseil.
CHAPITRE XVI.
Des drames de Lessing.
Le the? a^tre allemand n'existait pas avant Lessing; on n'y
jouait que des traductions ou des imitations des pie`ces e? trau-
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? 192 DES DRAMES DE LESSING.
ge`res. Le the? a^tre a plus besoin encore que les autres branches
de la litte? rature d'une capitale ou` les ressources de la richesse
et des arts soient re? unies; et tout est disperse? en Allemagne.
Dans une ville il y a des acteurs; dans l'autre, des auteurs;
dans une troisie`me, des spectateurs ; et nulle part un foyer ou`
tous les moyens soient rassemble?