Mais cela aurait mis Erskine sur ses gardes, ce que Watt ne
souhaitait
pas.
Samuel Beckett
Car Ann, quoique d'aspect peu engageant et pourrie par son mal, avait ses partisans, à la maison et au dehors.
Et ceux qui objectaient que ni les appas d'Ann, ni ses dons de persuasion, ne se pouvaient comparer à ceux de Bridie, ou d'une bouteille de stout, se voyaient sèchement rétorquer que si Tom n'avait pas fait cette chose dans un accès de dépression, ou dans un accès d'exaltation, alors il l'avait faite entre un accès de dépres- sion et un accès d'exaltation, ou entre un accès d'exaltation et un accès de dépression, ou entre un accès de dépression et un autre accès de dépression, ou entre un accès d'exal- tation et un autre accès d'exaltation, car chez Tom, quoi qu'on ait pu dire, dépression et exaltation n'étaient pas d'alternance régulière, non, mais souvent il ne sortait d'un
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accès de dépression que pour être saisi d'un autre peu après, et fréquemment il ne se dégageait d'un accès d'exaltation que pour tomber presque aussitôt dans le suivant, et pen- dant ses brefs répits il arrivait à Tom de se comporter très bizarrement, presque comme quelqu'un qui ne sait plus ce qu'il fait.
D'autres disaient que c'était son oncle Jack, faible d'es- prit ne l'oublions pas. Et ceux qui n'étaient pas de cet avis se voyaient aimablement prier par ceux qui en étaient de bien vouloir considérer ceci, que Jack était non seulement faible d'esprit, mais mari d'une femme faible de poitrine. Or on pouvait dire tout ce qu'on voulait des autres parties d'Ann, mais jamais de sa poitrine qu'elle était faible, car il était de notoriété publique qu'Ann avait une poitrine splendide, blanche et grasse et élastique, et dans l'esprit d'un homme comme Jack, faible d'esprit ne l'oublions pas et enchaîné à une femme faible de poitrine, comment s'étonner si de cette splendide partie d'Ann, si blanche, si grasse et si élastique, l'image allait toujours se dilatant, toujours plus blanche, plus grasse et plus élastique, jusqu'à ce que des autres parties d'Ann (et elles étaient nombreuses) où ne se trouvait trace ni de blancheur ni de gras ni d'élas- ticité, mais où tout était gris, et même vert, et décharné, et flasque, toute pensée fût bannie.
D'autres noms cités à ce propos étaient ceux des oncles d'Ann, Joe, Bill et Jim, et de ses neveux, Bill l'Aveugle et Mat le Boiteux, Sean et Simon.
Qu'Ann eût pu être la victime, non pas d'un des siens, mais d'un étranger du dehors, beaucoup l'estimaient proba- ble, et on évoquait librement à ce propos le nom de plus d'un étranger du dehors.
Puis environ quatre mois plus tard, alors qu'on sortait enfin du long hiver et que certains croyaient odorer le prin- temps déjà, les frères joe, Bill et jim, soit le total impres- sionnant de cent quatre-vingt-treize ans, dans le bref espace
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d'une semaine furent emportés, Joe l'ainé un lundi, et Bill son cadet d'un an le mercredi suivant, et Jim leur cadet d'un an et de deux ans respectivement le vendredi suivant, ce qui avait pour conséquence de laisser le vieux Tom sans fils, et Fla et Kate sans maris, et May Sharpe sans frères, et Tom et Jack et Art et Con et Sam sans pères, et Mag et Liz sans beaux-pères, et Ann sans oncles, et Simon et Ann et Bridie. et Tom et Sean et Kate et Bill et Mat et le vingtième enfant de Sam par la regrettée Liz sans grand- pères, et Rose et Cerise et Pat et Larry sans arrière-grands-
pères.
Voilà donc reculé le jour convoité, objet toujours de
leurs vœux languissants, d'à peu près dix-sept ans au moins, c'est-à-dire loin au-delà des horizons de l'espérance et même de l'espoir. Car le vieux Tom, par exemple, baissait à vue d'œil et un jour se laissa surprendre en train de s'exclamer, Me faucher mes trois gars d'un seul coup merde et me lais- ser là avec mes putains de douleurs, sous-entendant par là qu'à son avis on aurait mieux fait de le faucher lui avec ses douleurs et de laisser là ses gars avec les leurs dont les pires réunies n'arrivaient pas au coude du vautour qui sans répit lui dévorait le caecum. Et baissaient aussi à vue d'œil bien d'autres membres de la famille, au point d'enlever tout espoir de voir se prolonger leurs souffrances.
Alors il leur en cuisait de ce qu'ils avaient dit, à ceux qui avaient dit que c'était l'oncle Joe, et à ceux qui avaient dit que c'était l'oncle Bill, et à ceux qui avaient dit que c'était l'oncle Jim, qui avait fait cette chose à Ann, car ils avaient confessé leurs péchés tous les trois, au prêtre, avant d'être emportés, et le prêtre était un vieil intime de la famille. Et des cadavres des frères la nuée des voix s'éleva et flotta un moment avant de se poser sur les vivants à élire, à réélire, telle voix sur tel vivant, telle autre sur tel autre, jusqu'à ce que chaque vivant ou presque eût sa voix, chaque voix son repos. Et beaucoup étaient maintenant
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en désaccord qui avaient été d'accord, et d'accord mainte- nant qui avaient été en désaccord, et d'autres d'accord tou- jours qui l'avaient été déjà, et d'autres toujours en désac- cord qui l'avaient déjà été. Et ainsi se formaient de nou- velles amitiés, et de nouvelles inimitiés, et se maintenaient de vieilles amitiés, et de vieilles inimitiés. Et tout n'était
qu'accord et désaccord, amitié et inimitié, comme par le passé, mais suivant une autre répartition. Et pas une seule voix qui ne fût soit pour soit contre, non, pas une. Et tout n'était qu'objection et réplique, réplique et objection, comme par le passé, mais dans d'autres bouches. Non qu'il ne s'en trouvât beaucoup pour continuer à dire ce qu'ils avaient toujours dit, loin de là. Mais il s'en trouvait encore plus pour ne plus le dire. Et la raison de cela était peut-être ceci, que non seulement tous ceux qui avaient dit ce qu'ils avaient dit sur Jim, sur Bill et sur Joe se trouvaient par la mort de j o e , de Bill et de Jim mis dans l'impossi- bilité de continuer et dans l'obligation de trouver autre chose, car Bill, Joe et Jim avaient beau être bêtes, ils ne l'étaient pas au point de se laisser emporter sans se mettre à sainte table rapport à ce qu'ils avaient fait à Ann, s'ils l'avaient fait, mais aussi parmi ceux qui n'avaient jamais rien dit sur Jim, sur Joe et sur Bill, à ce propos, sinon qu'ils n'avaient pas fait cette chose à Ann, et par conséquent ne se trouvaient nullement par la mort de Joe, de Jim et de Bill mis dans l'impossibilité de continuer à dire ce qu'ils avaient toujours dit, à ce propos, beaucoup préféraient néan- moins, en entendant parler maintenant avec eux certains parmi ceux qui avaient toujours parlé contre eux et contre qui ils avaient toujours parlé, de ne plus dire ce qu'ils avaient toujours dit, à ce propos, et de commencer ·à dire tout autre chose, afin de pouvoir continuer à entendre parler contre eux et eux à parler contre le plus grand nombre possible de ceux qui, avant les morts de Bill, de Joe et de Jim, avaient toujours parlé contre eux et contre qui ils avaient toujours
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parlé. Car, chose étrange mais vraie apparemment, ceux qui parlent parlent plutôt pour le plaisir de parler contre que pour le plaisir de parler avec. Et la raison de cela est peut-être ceci, qu'il est difficile dans l'accord de crier tout à fait aussi fort que dans le désaccord.
Cette petite affaire de la nourriture du chien, Watt la reconstitua à partir des indiscrétions qui échappaient, de temps en temps, le soir, aux nains jumeaux Art et Con. Car c'était eux qui conduisaient le chien affamé, tous les soirs, jusqu'à la porte de Monsieur Knott. Ce qu'ils fai- saient depuis l'âge de douze ans, soit depuis un quart de siècle, et devaient continuer à faire pendant tout le temps
que Watt resterait chez Monsieur Knott, ou plutôt pendant tout le temps qu'il resterait au rez-de-chaussée. Car lorsque W att fut muté au premier étage, alors W att perdit tout contact avec le rez-de-chaussée et ne devait plus revoir ni le chien ni ceux qui le conduisaient. Mais c'était sûrement Art et Con toujours qui conduisaient le chien, tous les soirs à neuf heures, jusqu'à la porte de derrière de Monsieur Knott, même lorsque Watt n'était plus là pour le constater. Car c'était deux petits gars solides et tout entiers à leur travail.
Le chien de service, au moment où Watt entra au ser- vice de Monsieur Knott, était le sixième chien, en vingt- cinq ans, à être exploité ainsi par Art et Con.
Les chiens employés à manger les restes occasionnels de Monsieur Knott ne vivaient pas vieux, en général. Ce qui était tout naturel. Car en dehors de ce que le chien recevait à manger de temps en temps, chez Monsieur Knott, sur le pas de la porte de derrière, il ne recevait pour ainsi dire rien à manger. Car si on lui avait donné de la nourriture en sus de la nourriture que lui donnait Monsieur Knott, de temps en temps, alors son appétit eût pu être gâté, pour la nourriture que lui donnait Monsieur Knott. Car Art et
Con ne pouvaient jamais être sûrs, le matin, de ne pas trou-
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ver le soir, chez Monsieur Knott, sur le pas de la porte de derrière, à l'intention de leur chien, un pot de nourriture si nourrissante et si copieuse que seul un chien parfaitement affamé pouvait en venir à bout. Et c'est à cette éventualité qu'i1leur incombait de se tenir toujours prêts.
Ajoutez à cela que la nourriture de Monsieur Knott était plutôt riche et échauffante, pour un chien.
Ajoutez à cela que le chien quittait rarement sa chaîne et de ce fait se voyait interdire tout exercice digne de ce nom. C'était forcé. Car si le chien avait été laissé en liberté, pour courir un peu partout selon sa fantaisie, alors il aurait mangé le crottin de cheval sur la route, et toutes les autres choses immondes qui abondent à la surface de la terre, et ainsi ruiné son appétit peut-être à tout jamais ou, encore plus grave, pris le large pour ne jamais revenir.
Le nom de ce chien, pour ne pas dire chienne, au moment où Watt entra au service de Monsieur Knott, était Kate. Kate n'avait rien d'un beau chien. Même Watt, que prévenait contre les chiens sa tendresse pour les rats, n'avait jamais vu un chien qui fût moins à son goût que Kate. Ce n'était pas un gros chien, et cependant on ne pouvait pas dire que c'était un petit chien. C'était un chien moyen, d'aspect re- poussant. On l'avait prénommé Kate non pas, comme on pouvait le supposer, en mémoire de la Kate de Jim, si près de se trouver veuve, mais d'une tout autre Kate, d'une certaine Katie Byrne, espèce de cousine de la femme de Joe May, si près de se trouver veuve elle aussi, et cette Katie Byrne était en grande faveur auprès d'Art et Con à qui elle apportait toujours un rouleau de tabac à chiquer quand elle venait en visite, et Art et Con étaient de grands
chiqueurs de rouleaux et n'en avaient jamais assez, jamais jamais assez de rouleaux à chiquer, à leur gré.
Kate mourut pendant que Watt était encore au rez-de- chaussée et se fit remplacer par un chien prénommé Cis. Watt ignorait en mémoire de qui on avait prénommé le
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chien ainsi. S'il s'était renseigné, s'il avait quitté sa réserve et demandé franchement, Art, ou Con, je sais qu'on a pré- nommé Kate ainsi en mémoire de votre parente Katie Byrne, mais en mémoire de qui a-t-on prénommé Cis ainsi? , alors jJ aurait appris peut-être ce qu'il désirait tant savoir. Mais il y avait des limites à ce que Watt était disposé à faire, dans sa chasse à l'information. Il y avait des moments où il n'était pas éloigné de croire, en observant l'effet que ce prénom produisait sur Art et Con, notamment en conjonc- tion avec certaines injonctions, que c'était le prénom d'une amie à eux, d'une amie aimée entre toutes, et que c'était en l'honneur de cette amie aimée entre toutes qu'ils avaient donné au chien le prénom de Cis, de préférence à tout autre prénom. Mais c'était là pure conjecture. Et à d'autres moments Watt était plus porté à croire que si le chien se prénommait Cis, ce n'était pas parce qu'il se trouvait parmi les vivants quelque personne se prénommant ainsi, non, mais tout bêtement parce qu'il fallait que le chien eût un prénom quelconque, dans son propre intérêt et dans celui des autres, pour le distinguer de tous les autres chiens, et que Cis était un prénom pas plus mauvais qu'un autre et même supérieur à beaucoup.
Cis vivait toujours au moment où Watt quitta le rez- de-chaussée pour le premier étage. Quant à ce qu'il en advint par la suite, ainsi que des nains, Watt n'en avait pas la moindre idée. Car sitôt au premier étage Watt per- dit, non seulement le rez-de-chaussée de vue, mais tout intérêt pour le rez-de-chaussée. Ce fut là en vérité une coïn- cidence providentielle, n'est-ce pas, qu'au moment de perdre de vue le rez-de-chaussée Watt perdît aussi tout intérêt pour lui.
Il entrait dans les fonctions de Watt d'accueillir Art et Con quand ils passaient le soir avec le chien et, quand il y avait de la nourriture pour le chien, d'assister à son absorption par le chien, jusqu'à la dernière miette. Mais pas-
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sées les premières semaines Watt cessa brusquement, de son propre chef, de remplir cet office. Et désormais, quand il y avait de la nourriture pour le chien, il la déposait devant la porte, sur le pas de la porte, dans le plat du chien, et il
mettait une lumière à la fenêtre du couloir afin que le pas de la porte ne soit pas dans le noir, même par la nuit la plus noire, et il mit au point pour le plat du chien un petit couvercle pouvant se fermer au moyen de crampons qui se cramponnaient solidement aux bords du plat. Et A r t et Con finirent par comprendre, les soirs où le plat du chien ne les attendait pas sur le pas de la porte, que ces soirs-là il n'y avait pas de nourriture pour Kate (ou pour Cis). Ils n'avaient pas besoin de frapper et de demander, non, le pas de la porte vide parlait de lui-même. Et ils finirent même
par comprendre, les soirs où il n'y avait pas de lumière à la fenêtre du couloir, que ces soirs-là il n'y avait pas de nourriture pour le chien. Et ils apprirent aussi à ne jamais pousser plus loin le soir que jusqu'à l'endroit d'où ils pou- vaient voir la fenêtre du couloir, et ensuite à ne jamais pous- ser plus loin que s'il y avait de la lumière à la fenêtre, et
à toujours s'en aller sans pousser plus loin s'il n'yen avait pas. Cela ne leur servait malheureusement pas à grand' chose au point de vue pratique du fait qu'on débouchait brusquement, au détour des buissons, sur la porte de der- rière et par conséquent ne voyait la fenêtre du couloir, à côté de la porte, que déjà de si près qu'on aurait pu toucher celle-ci, avec son bâton, si l'on avait voulu. Mais Art et
Con apprirent peu à peu à distinguer, d'aussi loin que de dix ou quinze pas, s'il y avait de la lumière à la porte du couloir ou non. Car la lumière, quoique masquée par l'angle, dardait ses rayons par la fenêtre du couloir et créait une lueur, dans l'air, lueur qu'on pouvait distinguer, avec de l'entraînement, surtout quand la nuit était noire, d'aussi loin que de dix ou quinze pas. Par conséquent tout ce qu'ils avaient à faire, Art et Con, surtout quand la nuit était pro-
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pice, c'était d'avancer un peu le long de l'allée jusqu'à l'en- droit d'où la lumière, si elle brûlait, devait être visible sous forme d'une lueur, d'une faible lueur, dans l'air, et de là de pousser plus loin, vers la porte de derrière, ou bien de rebrousser chemin, vers la grille, selon le cas. Au fort de l'été, bien sûr, seul le pas de la porte vide, ou garni du plat du chien, pouvait apprendre à Art et à Con et à Kate (ou à Cis), s'il y avait de la nourriture pour le chien ou non. Car au fort de l'été Watt ne mettait pas de lumière à la fenêtre de la cuisine quand il y avait de la nourriture pour le chien, non, car au fort de l'été le pas de la porte n'était pas dans le noir avant dix heures et demie ou onze heures du soir, mais face à l'ouest il brûlait de toute l'ardeur mou- rante des feux de l'été. Et mettre une lumière à la fenêtre du couloir dans ces conditions, ç'aurait été brûler du pétrole pour rien. Mais pendant plus des trois quarts de l'année la tâche d'Art et Con se trouvait grandement faci- litée à la suite du refus de Watt d'assister au repas du chien et des mesures qu'il dut prendre en conséquence. Alors Watt, s'il avait sorti le plat un peu avant huit heures, le rentrait un peu avant dix heures et le lavait, soucieux du lendemain, avant de tirer les verrous pour la nuit et de monter se coucher en tenant haut la lampe au-dessus de sa tête pour éclairer ses pas dans les escaliers, les esca- liers qui ne semblaient jamais les mêmes, d'un soir à l'autre, et qui tantôt étaient raides, et tantôt doux, et tantôt longs, et tantôt courts, et tantôt larges, et tantôt étroits, et tantôt périlleux, et tantôt sûrs, et qu'il grimpait tous les soirs, parmi les ombres mouvantes, un peu après dix heures.
De ce refus de la part de Knott, pardon, de Watt, d'as- sister à l'absorption par le chien des restes de Monsieur Knott, on aurait pu craindre les plus graves conséquences, aussi bien pour Watt que pour la rnaison de Monsieur Knott.
Watt s'attendait à quelque chose de ce genre. Et cepen- dant il n'aurait pu faire autrement qu'il fit. Il avait beau
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ne pas aimer les chiens, leur préférant de beaucoup les rats, il n'aurait pu faire autrement, le croira qui voudra, qu'il fit. Il ne se passa rien, en l'occurrence, mais tout continua comme avant, apparemment. Il ne s'abattit sur Watt nulle punition, nulle foudre. Et la maison de Monsieur Knott continua à voguer de l'avant, par les jours et nuits tran- quilles, avec toute son habituelle sérénité. Et c'était là pour Watt une source de grand étonnement, d'avoir pu enfreindre impunément une aussi vénérable tradition, ou institution. Mais il n'était pas bête au point d'en tirer une règle de conduite, ou d'y voir un encouragement à l'insou- mission, oh non, car Watt n'était que trop heureux de faire ce qu'on lui demandait, à tout moment et comme le voulait la coutume. Et quand par nécessité il faillait, comme ici en refusant d'assister au repas du chien, il avait soin de faillir de telle façon et en usant de tant de précautions et de raffinements qu'il avait presque l'air de ne pas faillir du tout. Et cela lui valait peut-être une certaine indul- gence. Et dans son esprit plein d'étonnement et de trouble il ramenait le calme en réfléchissant que s'il restait impuni pour le moment, il ne le resterait peut-être pas toujours, et que si le coup porté à la maison de Monsieur Knott n'ap- paraissait pas aussitôt, il apparaîtrait peut-être un jour, meurtrissure modeste d'abord, puis plus large, toujours plus large, jusqu'à ce que, à force de s'étendre, il finisse par noicir le corps tout entier.
Pendant un certain temps, pour des raisons demeurées obscures, Watt a dû être fort intrigué, voire fasciné, par cette affaire du chien venu au monde, et à grands frais au monde maintenu, uniquement pour manger la nourriture de Monsieur Knott les jours où Monsieur Knott ne dai- gnait pas la manger lui-même, et y attacher une importance et même une signification qu'il semble difficile de justifier. Car sinon pourquoi cette insistance? Et pourquoi cette insistance sur la famille Lynch si en pensée il n'avait été
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obligé de passer du chien à la famiIIe Lynch comme à l'un des termes de la relation que le chien tissait chaque nuit, l'autre étant naturellement les restes de Monsieur Knott. Mais bien plus que les Lynch, ou les restes de Monsieur Knott, c'est le chien qui donna à Watt ce tracas, tant qu'il dura. Mais il ne dura pas longtemps, ce tracas de Watt, pas très longtemps, comparé avec d'autres analogues. Et cependant ce f u t un tracas majeur, à cette époque, tant qu'il dura. Mais une fois que Watt eut saisi, dans sa com- plexité, le mécanisme du système, comment la nourriture
en venait à être disponible pour le chien, et le chien à être disponible pour la nourriture, et les deux à être réunis, alors il cessa de s'y intéresser et put jouir, à cet égard, d'une relative tranquiIIité d'esprit. Non qu'il s'imaginât un instant avoir pénétré les forces en présence, dans ce cas particulier, ou même perçu les formes qu'elles soulevaient, ou jeté la moindre lumière sur lui-même, ou sur Monsieur Knott, loin de là. Mais il avait changé, peu à peu, un désordre en mots, il s'était fait un oreiIIer de vieux mots, pour sa tête. Peu à peu, et non sans peine. Kate en train de manger dans son plat, par exemple, sous la surveillance
des nains, comme il avait peiné pour savoir ce que c'était, pour savoir quelle était la chose faite, la chose subie, pat qui, par quoi, et quelles ces formes qui n'étaient pas ancrées au sol, comme la véronique, mais s'évanouissaient dans la nuit, au bout d'un moment.
Erskine passait son temps dans les escaliers, à monter, à descendre, en courant. Tout le contraire de Watt, qui se contentait de descendre une fois par jour, quand il se levait, pour commencer sa journée, et une fois par jour se contentait de monter, quand il se couchait, pour commencer sa nuit. Sauf lorsque, dans sa chambre, le matin, ou dans la cuisine, le soir, il oubliait quelque chose, dont il ne pou- vait se passer. Alors naturellement il remontait, ou redes-
cendait, prendre cette chose, quelle qu'elle fût. Mais c'était
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très rare. Car que pouvait oublier Watt, dont Watt ne pût se passer, l'espace d'un jour, l'espace d'une nuit? Son mouchoir peut-être? Mais Watt n'avait jamais recours au mouchoir. Son sac à ordures ? Non, il ne serait pas redes- cendu exprès, jusqu'en bas, à l'appel de son sac à ordures. Non, il n'y avait pour ainsi dire rien que Watt pût oublier, dont il ne pût se passer, pendant les quatorze ou quinze heures que durait sa journée, pendant les neuf ou dix heures que durait sa nuit. N'empêche que cela lui arrivait, de temps en temps, d'oublier quelque chose, un petit quel- que chose de rien du tout, qu'il lui fallait retourner prendre, sans quoi il n'aurait pas pu tenir, jusqu'au bout de sa journée, jusqu'au bout de sa nuit. Mais c'était très rare. Et le plus souvent il restait tranquillement là où il était, au second étage dans sa chambrette la nuit, et le jour au rez-de-chaussée dans la cuisine surtout, ou partout ailleurs où ses fonctions pouvaient l'appeler, ou au jardin d'agré- ment à faire les cent pas, ou dans un arbre, ou assis par terre contre un arbre, ou contre un buisson, ou sur un siège rustique. Car au premier étage ses fonctions ne l'ap- pelaient jamais, à cette période, ni au second, une fois qu'il avait fait son lit, et balayé sa chambrette, ce qu'il faisait à
peine levé, avant de descendre, I'estômac vide. Tandis qu'au rez-de-chaussée Erskine n'en fichait pas une rame, ses fonc- tions s'exerçant uniquement au premier étage. Or Watt ignorait, et répugnait à demander, en quoi exactement ces fonctions consistaient. Mais alors que les fonctions de Watt au rez-de-chaussée le retenaient tranquillement au rez-de- chaussée, les fonctions d'Erskine au premier étage ne retenaient pas tranquillement Erskine au premier étage, non, mais il passait son temps dans les escaliers, à monter, il descendre, en courant, du premier étage au second étage et puis incontinent du second étage au premier étage et du premier étage au rez-de-chaussée et puis incontinent du rez- de-chaussée au premier étage, dans une agitation qui sem-
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blait à Watt sans rime ni raison, ce dont il ne faut pas s'étonner, puisque aussi bien Watt ignorait, et répugnait à demander, en quoi exactement consistaient les fonctions d'Erskine au premier étage. De là à conclure qu'Erskine ne restait jamais tranquillement au premier étage, non, car il y passait une bonne partie de son temps, mais seulement que le temps qu'il passait dans les escaliers, dans l'espace d'une seule journée, à se précipiter tantôt en bas, tantôt en haut, semblait à Watt extraordinaire. Et extraordinaire lui semblaient aussi le peu de temps qu'Erskine restait en haut, quand il se précipitait en haut, avant de se reprécipiter en bas, et le peu de temps qu'il restait en bas, quand il se précipitait en bas, avant de se reprécipiter en haut, et enfin bien sûr la force de sa précipitation, comme s'il n'avait qu'une hâte, retourner là d'où il venait. Et si l'on demandait comment Watt, jamais au second étage du matin au soir, pouvait savoir combien de temps Erskine passait au second étage, quand il s'y précipitait de la sorte, on pourrait sans doute répondre ceci, que Watt, de là où il était assis au fond de la maison, pouvait entendre Erskine grimper l'es-
calier quatre à quatre jusqu'au comble de la maison et puis le dévaler de même jusqu'au mitan de la maison, pour ainsi dire d'une traite. Et la raison de cela était peut-être ceci, que le bruit descendait par la cheminée de la cuisine.
Watt répugnait à s'informer à mots ouverts du sens de tout cela, car il disait, Tout cela sera révélé à Watt, le moment venu, entendant bien sûr le moment où Erskine s'en irait, et où un autre viendrait. Mais il n'avait pas de cesse qu'il n'eût dit, en brèves phrases ou bribes de phrases éparses et largement espacées dans le temps, Peut-être que Monsieur Knott le dépêche ainsi, tantôt en haut, tantôt en bas, à telle et telle fin bien définie, tout en lui disant, Mais
reviens-moi vite, Erskine, ne traîne pas, reviens-moi vite. Mais quel genre de fin? Peut-être pour lui rapporter un objet quelconque abandonné quelque part et dont il éprouve sou-
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dain le besoin, tel un bon livre ou un bout de coton hydro- phile ou de papier de soie. Ou pour s'assurer, en inspectant les alentours d'une fenêtre supérieure, que personne ne vient. Ou pour s'assurer, en inspectant rapidement le rez- de-chaussée, qu'aucun danger ne menace les fondations. Mais n'y suis-je pas, moi, au rez-de-chaussée, quelque part, aux aguets ? Mais il se peut que Monsieur Knott ait plus confiance en Erskine, qui est ici depuis plus longtemps que moi, qu'en moi, qui suis ici depuis moins longtemps qu'Ers- kine. Et pourtant cela ne ressemble pas à Monsieur Knott, de vouloir sans cesse ceci et cela et d'envoyer Erskine courir s'en occuper. Mais que sais-je de Monsieur Knott? Rien. Et ce qui peut me paraître lui ressembler le moins, et ce qui peut me paraître lui ressembler le plus, peut très bien
en réalité lui ressembler le plus, lui ressembler le moins, rien ne me prouve le contraire. Ou peut-être que Monsieur Knott envoie Erskine courir ainsi, tantôt en haut, tantôt en bas, tout simplement pour en être débarrassé, ne fût-ce que pour quelques instants. Ou peut-être qu'Erskine, éprouvé par le premier étage, est obligé de se précipiter en haut de temps en temps, pour prendre l'air du second étage, et de temps en temps de se précipiter en bas, pour prendre celui du rez-de-chaussée, voire du jardin, tout comme dans cer- taines eaux certains poissons, pour pouvoir supporter les profondeurs moyennes, sont contraints de remonter et de redescendre, tantôt à la surface des vagues, tantôt au lit de l'océan. Mais de tels poissons existent-ils? Oui, de tels
poissons existent, dorénavant. Mais éprouvé en quel sens? Peut-être que Monsieur Knott (qui sait? ) propage comme des ondes, de dépression, ou d'oppression, ou tour à tour les deux, d'une manière impossible à saisir. Mais cela ne s'accorde pas du tout avec ma conception de Monsieur Knott. Mais quelle conception ai-je de Monsieur Knott? Aucune.
Watt se demandait si Arsene, Walter, Vincent et les
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autres avaient traversé la phase qu'Erskine traversait alors, et il se demandait si lui Watt la traverserait aussi, quand son heure viendrait. Watt avait du mal à imaginer Arsene, sans parler de lui-même, en train de se comporter de la sorte. Mais les choses étaient nombreuses que Watt avait du mal à imaginer.
Parfois dans la nuit Monsieur Knott appuyait sur une sonnette qui sonnait dans la chambre d'Erskine. Alors Erskine se levait et descendait. Cela Watt le savait, car du lit où il gisait tout près il entendait la sonnerie drin! et Erskine se lever et descendre. Il entendait la sonnerie parce qu'il ne dormait pas, ou ne dormait qu'à moitié, ou ne dormait que d'un œil. Car il est rare qu'une sonnerie tout près ne soit pas entendue de qui ne dort qu'à moitié, ou ne dort que d'un œil. Ou il entendait, non pas la sonnerie,
mais Erskine se lever et descendre, ce qui revenait au même. Car Erskine, sans la sonnerie, se serait-il levé et serait-il descendu? Non. Il aurait pu se lever, sans la sonnerie, pour faire sa grosse commission, ou sa petite commission, dans son bon gros pot de chambre. Mais se lever et des- cendre, sans la sonnerie, non. D'autres fois, quand Watt était plongé dans le sommeil, ou dans la méditation, ou autrement absorbé, alors bien sûr ça pouvait sonner et sonner et Erskine se lever et se lever et descendre et des-
cendre et Watt ne se douter de rien. Mais cela ne chan- geait rien. Car Watt avait entendu la sonnerie drin! , et Erskine se lever et descendre, assez souvent pour savoir que parfois dans la nuit Monsieur Knott appuyait sur une sonnette et qu'alors Erskine, obéissant sans doute à l'appel, se levait et descendait. Car y avait-il d'autres doigts dans la maison, d'autres pouces, que ceux de Monsieur Knott et d'Erskine et de Watt, susceptibles d'avoir appuyé sur la sonnette? Car avec quoi, sur la sonnette, sinon avec un doigt, ou avec un pouce, aurait-on pu appuyer? Avec un nez? Un orteil? Un talon? Une dent saillante? Un
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genou? Un coude? Ou quelque autre proéminence d'os ou de chair? Sans doute. Mais à qui, sinon à Monsieur Knott ? W att n'avait pas appuyé, aucune partie de W att n'avait appuyé, sur une sonnette, il en avait la certitude morale, car il n'y avait pas de sonnette dans sa chambre. Et s'il avait pu se lever, et descendre jusqu'à l'endroit où se trou- vait la sonnette, et il ne savait pas où se trouvait la son- nette, et là appuyer dessus, aurait-il pu regagner sa chambre, et son lit, et même à l'occasion s'assoupir, à temps pour entendre, de là où il gisait, dans son lit, la sonnerie? Le fait est que Watt n'avait jamais vu de sonnette nulle part, dans la maison de Monsieur Knott, ni entendu sonner en d'autres circonstances que celles qui le tracassaient tant. Au rez-de-chaussée, \"X7att en avait la certitude, il n'y avait aucune sonnette d'aucune sorte, ou alors si habilement dis- simulée qu'aucune trace n'en paraissait, ni aux murs, ni aux montants des portes. Il y avait le téléphone certes, dans un couloir. Mais ce qui sonnait la nuit, dans la chambre d'Erskine, n'était pas un téléphone, Watt en avait la con- viction, mais une sonnette, une simple petite sonnette élec- trique probablement blanche, de celles sur lesquelles on appuie jusqu'à ce qu'elles fassent drin ! et qu'on laisse ensuite revenir à la position du silence. De même Erskine, s'il avait appuyé sur la sonnette, n'aurait pu le faire ailleurs que dans sa chambre, voire de là où il gisait, dans son lit, comme il ressortait clairement du bruit que faisait Erskine en se levant de son lit, à peine la sonnerie tue. Mais corn- ment admettre qu'il y eût une sonnette dans la chambre d'Erskine et qui plus est placée de façon à lui permettre d'appuyer dessus sans quitter son lit, alors que nulle part dans la chambre de \"X7att il n'y avait de sonnette d'aucune sorte? Et même en l'admettant, quel intérêt Erskine pou- vait-il avoir à appuyer dessus, puisqu'il savait pertinem- ment qu'au bruit de la sonnerie il devrait quitter son lit mollet et descendre, en tenue légère. Si Erskine tenait
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absolument à quitter son lit douillet et à descendre, à moi- tié nu, n'aurait-il pas pu le faire sans au préalable appuyer sur une sonnette? Ou Erskine avait-il perdu la raison? Et lui-même Watt ne serait-il pas légèrement dérangé? Et Monsieur Knott lui-même avait-il toute sa tête? Ne seraient- ils pas tous les trois un peu toqués ?
Cette question de savoir qui appuyait sur la sonnette qui sonnait dans la 'nuit, dans la chambre d'Erskine, fut pour Watt, pendant un certain temps, une source de grave inquié- tude et d'anxieuse insomnie. Si Erskine avait été ronfleur, et que le bruit de la sonnerie eût coïncidé avec celui du ron- flement, alors le mystère se serait dissipé, \YIatt avait cette impression, comme brume au soleil. Mais voilà, Erskine n'était pas ronfleur. Et cependant à le voir, ou à l'entendre pousser sa chanson, on l'aurait pris pour un ronfleur, pour un grand ronfleur. Et cependant il n'était pas ronfleur. Si bien que la sonnerie éclatait toujours dans le silence, de la nuit. Mais il apparut bientôt à Watt, toute réflexion faite, que la coïncidence de sonnerie et ronflement, loin de dissi- per le mystère, l'aurait laissé entier. Car qu'est-ce qui em- pêchait Erskine de simuler un ronflement, à l'instant même d'allonger le bras et d'appuyer sur la sonnette, ou de simu- ler tout un chapelet de ronflements culminant dans le ron- flement qu'il simulait à l'instant d'appuyer sur la sonnette, dans le seul but de duper Watt et de lui faire accroire que si quelqu'un avait appuyé sur une sonnette, ce n'était pas lui Erskine, mais Monsieur Knott quelque part ailleurs dans la maison. Ainsi Watt finit par croire, du fait qu'Ers- kine ne ronflait pas et que la sonnerie éclatait toujours dans le silence, de la nuit, non pas que ça pouvait être Erskine qui appuyait sur la sonnette, comme d'abord il l'avait cru, non, mais que ça ne pouvait être que Monsieur Knott. Car si Erskine appuyait sur la sonnette et ne voulait pas qu'on le sache, alors il aurait poussé un ronflement, ou usé d'un autre stratagème quelconque , à l'instant même d 'appuyer
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sur la sonnette, afin de faire accroire à Watt que si quel- qu'un avait appuyé sur une sonnette, ce n'était pas lui Erskine, mais Monsieur Knott. Jusqu'au moment où il apparut à Watt qu'Erskine pouvait très bien appuyer sur la sonnette, en se foutant éperdumment qu'on le sache ou non, et qu'en ce cas il ne se donnerait pas la peine de pous- ser un ronflement, ou d'user d'un autre stratagème quel- conque, à l'instant d'appuyer sur la sonnette, non, mais il laisserait la sonnerie éclater dans le silence, de la nuit, et à Watt de se démerder avec ça.
Watt décida finalement qu'un examen de la chambre d'Erskine était de rigueur, s'il voulait que cette affaire cesse de le tourmenter. Ensuite il pourrait la laisser tomber, et l'oublier, comme on laisse tomber et oublie une peau d'orange, ou de banane.
Watt aurait pu s'adresser à Erskine, il aurait pu lui demander, Erskine, dites-moi, y a-t-il une sonnette dans votre chambre, ou n'yen a-t-il pas?
Mais cela aurait mis Erskine sur ses gardes, ce que Watt ne souhaitait pas. Ou Erskine aurait pu répondre, Oui! quand la vraie réponse était, Non! ou, Non! quand la vraie réponse était, Oui! , ou il aurait pu répondre la vérité, Oui! ou, Non! sans que Watt puisse y ajouter foi. Et alors Watt n'aurait pas été plus avancé, mais plutôt moins, car il aurait mis Erskine sur ses gardes.
Or la chambre d'Erskine était toujours fermée à clef, et la clef toujours dans la poche d'Erskine. Ou plutôt la chambre d'Erskine n'était jamais ouverte, ni la clef hors de la poche d'Erskine, plus de deux ou trois secondes de suite, soit le temps que mettait Erskine à glisser la clef hors de sa poche, à ouvrir sa porte de l'extérieur, à se cou- ler dans sa chambre, à refermer la porte à clef de l'intérieur et à reglisser la clef dans sa poche, ou alternativement à glisser la clef hors de sa poche, à ouvrir sa porte de l'inté- rieur, à se couler hors de sa chambre, à refermer sa porte
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à clef de l'extérieur et à reglisser la clef dans sa poche. Car si la chambre d'Erskine avait été toujours fermée à clef, et la clef toujours dans la poche d'Erskine, alors Erskine lui-même, malgré toute son agilité, aurait eu du mal à se couler dans sa chambre, et hors de sa chambre, comme il le faisait, à moins de se couler par la fenêtre, ou par la cheminée. Mais ni dans sa chambre, ni hors de sa chambre, par -Ïa fenêtre il n'aurait pu se couler, sans se rompre le cou, ni par la cheminée, sans s'écraser à mort. Et Watt était logé à la même enseigne.
La serrure était de celles que Watt ne pouvait crocheter. Watt pouvait crocheter les serrures simples, mais il ne pou- vait crocheter les serrures complexes.
La clef était de celles que Watt ne pouvait contrefaire. Watt pouvait contrefaire les clefs simples, dans un atelier, dans un étau, avec une lime et de la soudure, à partir d'autres clefs simples aussi, mais à leur manière à elles, retranchant ici, rajoutant là, jusqu'à obtenir des simplicités identiques. Mais Watt ne pouvait contrefaire les clefs com- plexes.
Une autre raison pour laquelle Watt ne pouvait contre- faire la clef d'Erskine était peut-être ceci, qu'il ne pouvait s'en emparer, ne fût-ce qu'un instant.
Alors comment Watt pouvait-il savoir que la clef d'Ers- kine manquait de simplicité? Mais pour avoir trifouillé dans le trou avec son perit crochet.
Alors Watt dit, A serrure simplette clef complexe par- fois, mais jamais clef simplette à complexe serrure. Mais à peine dits ces mots, Watt les regretta. Mais trop tard, ils étaient dits et ne pouvaient jamais être oubliés, jamais dédits. Mais un peu plus tard il les regretta moins. Et un peu plus tard il ne les regretta plus du tout. Et un peu plus tard il les goûta de nouveau, comme s'il les entendait pour la première fois, si suaves, si câlins, dans son crâne. Et un peu plus tard il les regretta de nouveau, amèrement.
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Et ainsi de suite. Tant et si bien qu'il finit par parcourir, à l'égard de ces mots, toute la gamme, ou peu s'en faut, du remords et de l'euphorie, mais surtout du remords. Et il n'est sans doute pas sans intérêt de constater ce compor- tement, dans la mesure où Watt en était coutumier, dans ses rapports avec les mots. Et si quelquefois il suffisait d'un moment de réflexion pour fixer son attitude, une fois pour toutes, envers les mots qu'il lui arrivait d'entendre, dans son crâne, de sorte qu'il les aimait, ou ne les aimait pas, plus ou moins, d'un amour inaltérable, ou d'une inalté- rable aversion, cependant le cas n'était pas fréquent, non, mais à force de penser tantôt une chose, tantôt une autre, il finissait le plus souvent par ne plus savoir que penser des mots entendus, dans son crâne, et fussent-ils aussi clairs et modestes que ceux précités, d'une signification aussi évidente et d'une forme aussi inoffensive, ça n'y faisait rien, il ne savait plus qu'en penser, d'un bout de l'année à l'autre, s'il fallait en penser du mal, ou du bien, ou rien du tout.
Et si Watt n'avait pas su que la clef d'Erskine n'était pas une clef simple, alors moi non plus je ne l'aurais pas su, ni le monde. Car tout ce que je sais au sujet de Monsieur Knott, et de tout ce qui touchait à Monsieur Knott, et au sujet de Watt, et de tout ce qui touchait à Watt, c'est de Watt que je le tiens, et de Watt seul. Et si je n'ai pas l'air d'en savoir long au sujet de Monsieur Knott, et de Watt, et de tout ce qui touchait à eux, c'est parce que Watt n'en savait pas long, sur ces sujets, ou qu'il préfé- rait ne pas le dire. Mais il m'assura à l'époque, quand il commença à dévider son histoire, qu'il me dirait tout, et puis plus tard, quelques années plus tard, quand il eut fini de la dévider, qu'il m'avait tout dit. Et l'ayant cru à l'époque, et puis plus tard, je n'avais qu'à continuer, l'histoire depuis longtemps dévidée, et Watt disparu. Non qu'il y eût la moindre preuve permettant d'assurer que Watt avait dit en effet tout ce qu'il savait, sur ces sujets, ou même qu'il
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s'était proposé de le faire, et cela pour la bonne raison que moi je ne savais rien, sur ces sujets, en dehors de ce que Watt voulait bien me dire. Car Erskine, Arsene, Walter, Vincent et les autres avaient tous disparu, bien avant mon entrée en scène. Non que Vincent, Walter, Arsene et Ers- kine eussent pu dire quoi que ce soit au sujet de Watt, sauf peut-être Arsene un peu, et Erskine un peu plus,
loin de là. Mais ils auraient pu dire quelque chose au sujet de Monsieur Knott. Alors nous aurions eu le Monsieur Knott d 'Erskine, et le Monsieur Knott d 'Arsene, et le Monsieur Knott de Walter, et le Monsieur Knott de Vin- cent, à mettre en regard avec le Monsieur Knott de Watt.
Ce qui aurait été un exercice plein d'intérêt. Mais ils avaient tous disparu, bien avant ma parution.
Cela ne veut pas dire que Watt n'ait pu omettre cer- taines choses qui étaient arrivées, ou qui avaient existé, ou en rajouter d'autres qui n'étaient jamais arrivées, ou qui n'avaient jamais existé. Il a déjà été fait état du mal qu'éprou- vait Watt à distinguer entre ce qui arrivait et ce qui n'arri- vait pas, entre ce qui existait et ce qui n'existait pas, dans la maison de Monsieur Knott. Et Watt ne faisait aucun
mystère, dans ses conversations avec moi, de ce que maintes choses présentées comme étant arrivées, dans la maison de Monsieur Knott, et naturellement sur ses terres, n'étaient peut-être jamais arrivées du tout, ou étaient peut-être arri- vées tout autrement, et que maintes choses présentées comme ayant existé, ou plutôt comme n'ayant jamais existé, car celles-ci étaient les plus marquantes, n'avaient peut-être jamais existé du tout , ou plutôt avaient existé tout le temps. Mais cela mis à part, il est difficile à quelqu'un comme Watt de raconter une longue histoire comme celle de Watt sans omettre certaines choses, et sans en rajouter d'autres. Et cela ne veut pas dire non plus que moi je n'aie pu omettre certaines choses que Watt m'avait dites, ou en rajouter d'autres que Watt ne m'avait jamais dites, malgré tout le
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soin que je prenais de tout noter sur-le-champ, dans mon petit calepin. Il est si difficile, s'agissant d'une longue his- toire comme l'histoire de Watt, malgré tout le soin qu'on prend à tout noter sur-le-champ, dans son petit calepin, de ne pas omettre certaines choses qui furent dites, et de ne pas en rajouter d'autres qui ne furent jamais dites, jamais jamais dites du tout.
La clef n'était pas davantage de celles dont l'empreinte pouvait être prise, en cire, en plâtre, en mastic ou en beurre, et la raison de cela était ceci, qu'il n'était pas possible de s'emparer de la clef, ne fût-ce qu'un instant.
Car la poche où Erskine gardait cette clef n'était pas de celles que Watt pouvait lui faire. Car ce n'était pas une poche ordinaire, non, mais une poche dérobée, cousue sur le devant du caleçon d'Erskine. Si la poche où Erskine gardait cette clef avait été une poche ordinaire, telle une poche de veste, ou une poche de pantalon, ou même une poche de gilet, alors Watt n'aurait eu qu'à attendre qu'Ers- kine ait le dos tourné pour la lui faire et ainsi s'emparer de la clef le temps d'en fixer l'empreinte, en cire, en plâtre, en mastic ou en beurre. Puis, l'empreinte une fois fixée, il n'aurait plus eu qu'à remettre la clef dans la poche où il l'aurait prise, ayant pris soin au préalable de l'essuyer avec un chiffon humide. Mais faire à quelqu'un une poche cousue sur le devant de son caleçon, et quand même il aurait eu le dos tourné, sans lui mettre la puce à l'oreille, Watt le savait au-dessus de ses forces.
Maintenant si Erskine avait été une dame. . . Mais voilà, Erskine n'était pas une dame.
Et si l'on demandait comment on peut savoir que la poche où Erskine gardait cette clef était cousue sur le devant de son caleçon, on pourrait peut-être répondre ceci, qu'un jour où Erskine faisait sa petite commission contre un buisson, au moment même où Watt, comme le voulait Lachésis, faisait la sienne contre le même, mais de l'autre côté,
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Watt entrevit à travers le buisson, par bonheur à feuilles caduques, la clef qui luisait parmi les boutons de la patte.
Ainsi toujours, quand l'impossibilité où je me trouve, où Watt se trouvait, moi de savoir ce que je sais, Watt de savoir ce qu'il savait, semble absolue, et insurmontable, et indéniable, et incoercible, on pourrait démontrer par A plus B que moi je le sais parce que Watt me l'a dit, et que Watt le,savait parce que quelqu'un le lui avait dit, ou parce qu'il l'avait trouvé tout seul. Car moi je ne sais rien, à ce propos, sauf ce que Watt m'a dit. Et Watt ne savait rien, à ce sujet, sauf ce qu'on lui avait dit, ou qu'il avait trouvé tout seul, d'une façon ou d'une autre.
Watt aurait pu enfoncer la porte, avec une hache, ou une petite charge d'explosifs, ou la forcer avec un monseigneur, mais à l'oreille d'Erskine cela aurait mis la puce, et Watt ne tenait pas à cela.
Si bien que, les choses étant ce qu'elles étaient, et Watt étant ce qu'il était, ne tenant pas à ceci, ne souhaitant pas cela, il semblait acquis que Watt, tel qu'il était alors, ne pourrait jamais entrer dans la chambre d'Erskine, jamais jamais entrer dans la chambre d'Erskine, telle qu'elle était alors, et que pour que Watt puisse entrer dans la chambre d'Erskine, tels qu'ils étaient alors, il aurait fallu que Watt soit un autre homme, ou la chambre d'Erskine une autre chambre, ou les deux.
Et pourtant, sans que Watt cessât d'être ce qu'il était, ni la chambre d'être ce qu'elle était, ni les deux, Watt entra bel et bien dans la chambre d'Erskine et y apprit ce qu'il voulait savoir.
Ruse une à grâce, dit-il, et tout en disant, Ruse une à grâce, il rougit, jusqu'à faire paraître normale la couleur de son nez, et baissa la tête, et tordit et détordit ses grandes pattes rouges.
Il y avait une sonnette dans la chambre d'Erskine, mais elle était cassée.
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Le seul autre objet digne de remarque dans la chambre d'Erskine était un tableau, accroché au mur, à un clou. Un cercle, visiblement tracé au compas, et troué à son point le plus bas, occupait le centre du premier plan, de ce tableau. S'éloignait-il? Watt en avait l'impression. A l'ar- rière-plan à l'est apparaissait un point, ou tache. La circon- férence était noire. Le point était bleu, mais bleu! Le reste était blanc. Par quel artifice l'effet de perspective était obtenu, Watt l'ignorait, mais il était obtenu. Par quel pro- cédé l'illusion de mouvement dans l'espace, et presque comme qui dirait dans le temps, était donnée, Watt n'aurait pas su le dire. Mais elle était donnée. Watt se demandait combien de temps ils mettraient, ce point et ce cercle, à atteindre de concert le même plan. Ou n'était-ce pas déjà chose faite, ou presque? Et n'était-ce pas plutôt le cercle à l'arrière-plan, et le point au premier plan? Watt se deman- dait s'ils s'étaient repérés l'un l'autre, ou si c'était aveuglé- ment qu'ils volaient ainsi, talonnés par quelque force d'at- traction mutuelle purement mécanique, ou jouets du hasard. Il se demandait s'ils allaient un jour se mettre en panne et échanger des signaux, peut-être même s'unir, ou tran- quillement poursuivre leurs routes respectives, comme des bateaux dans la nuit avant l'invention de la télégraphie sans fil. Ils pourraient même, qui sait, entrer en collision. Et il se demandait ce que l'artiste avait voulu représenter (Watt ne comprenait rien à la peinture), un cercle et son centre en quête l'un de l'autre, ou un cercle et son centre en quête d'un centre et d'un cercle respectivement, ou un cercle et son centre en quête de son centre et d'un cercle respective- ment, ou un cercle et son centre en quête d'un centre et de son cercle respectivement, ou un cercle et un centre pas le sien en quête de son centre et de son cercle respectivement, ou un cercle et un centre pas le sien en quête d'un centre et d'un cercle respectivement, ou un cercle et un centre pas le sien en quête de son centre et d'un cercle respec-
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tivement, ou un cercle et un centre pas le sien en quête d'un centre et de son cercle respectivement, dans l'espace infini, dans le temps éternel (Watt ne comprenait rien à la phy- sique), et à la pensée que c'était peut-être cela, un cercle et un centre pas le sien en quête d'un centre et de son cercle respectivement, dans l'espace infini, dans le temps éternel, alors les yeux de Watt s'emplirent de larmes irrépressibles et elles ruisselèrent sans retenue le long de ses joues ravi- nées, en un flot 'régulier on ne peut plus rafraîchissant.
Watt se demandait l'effet que ferait ce tableau la tête en bas, le point à l'ouest et le trou au nord, ou sur le côté droit, le point au sud et le trou à l'ouest, ou sur le côté gauche, le point au nord et le trou à l'est.
Il le décrocha donc et le tint devant ses yeux, à bout de bras, la tête en bas, sur le côté droit et sur le côté gauche.
Mais dans ces positions le tableau plaisait moins à Watt qu'il ne lui avait plu au mur, et la raison de cela était peut- être ceci, que le trou n'était plus en bas. Et la pensée du point s'y glissant enfin de bas en haut, quand il rentrerait enfin au bercail, ou dans un nouveau bercail, et la pensée du trou ouvert en bas peut-être à tout jamais en vain, ces pensées-là, pour plaire à Watt comme elles lui plaisaient, exigeaient que le trou soit en bas, et nulle part ailleurs. C'est par le nadir que nous venons, disait Watt, et c'est par le nadir que nous partons, comprenne qui pourra. Et l'artiste avait dû ressentir quelque chose de semblable, car le cercle ne tournait pas comme font les cercles, non, mais il voguait serein dans son blanc firmament, son trou patient en bas à jamais. Watt raccrocha donc le tableau dans la position où il l'avait trouvé.
Il va sans dire que Watt ne se posa pas toutes ces ques- tions au moment même, mais seulement les unes au moment même, et les autres par la suite. Mais celles qu'il se posa au moment même, il se les reposa par la suite, en même
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temps que celles qu'il ne se posa pas au moment même, infatigablement. Et bien d'autres questions aussi, à ce même sujet toujours, dont les unes au moment même, et les autres par la suite, Watt se les posa et reposa par la suite, inlassablement.
L'une de ces dernières portait sur l'appartenance. Le tableau appartenait-il à Erskine, ou à un autre domestique qui l'aurait apporté, dans ses bagages, et laissé là à son départ, ou enfin faisait-il partie intégrante de la maison de Monsieur Knott ?
Des méditations longues et laborieuses imposèrent à Watt la conclusion que le tableau faisait partie intégrante de la maison de Monsieur Knott.
La question à cette réponse était la suivante, d'une impor- tance capitale aux yeux de Watt. Le tableau était-il un élé- ment fixe et stable de l'édifice, au même titre que le lit de Monsieur Knott par exemple, ou seulement une manière de paradigme éphémère, un terme dans une série analogue à la série des chiens de Monsieur Knott, ou des hommes de Monsieur Knott, ou des siècles qui tombent, l'un après l'autre, de la gousse de l'éternité?
Un moment de réflexion imposa à Watt la conviction que le tableau n'était pas depuis longtemps dans la maison, et qu'il ne resterait pas longtemps dans la maison, et qu'il faisait partie d'une série.
Il y avait des moments où Watt avait le raisonnement vif, presque aussi vif que Monsieur Nackybal, et d'autres où sa pensée se mouvait avec une si extrême lenteur qu'elle semblait ne pas se mouvoir du tout, mais être à l'arrêt. Et
cependant elle se mouvait, comme le berceau de Galilée. Watt s'affligeait beaucoup de cette disparité. Et il y avait là en effet de quoi s'affliger.
Watt avait de plus en plus l'impression, à mesure que le temps passait, qu'à la maison de Monsieur Knott rien ne pouvait être ajouté, rien soustrait, mais que telle elle était
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alors, telle elle avait été au commencement, et telle elle resterait jusqu'à la fin, sous tous les rapports essentiels, et cela parce qu'ici à chaque instant toute présence significa- tive, et ici toute présence était significative, même si l'on ne pouvait dire de quoi, impliquait cette même présence à tout instant, ou une présence équivalente, et que seuls donc les dehors pouvaient varier, et variaient peut-être en effet sans cesse, comme. sans cesse variaient lentement les dehors
de Monsieur Knott.
Cette hypothèse, en ce qui concernait le tableau, ne tarda
pas à être confirmée avec éclat. Et des innombrables hypo- thèses échafaudées par Watt pendant son séjour chez Mon- sieur Knott, ce fut bien la seule à être confirmée, pour ne pas dire infirmée, par les événements (si l'on peut parler ici d'événements), ou plutôt le seul élément à être confirmé, le seul élément de la longue hypothèse languissante vécue par Watt dans la maison de Monsieur Knott, et bien sûr sur ses terres, à être confirmé.
Oui, rien ne changeait, dans la maison de Monsieur Knott, parce que rien n'y restait, et rien ne venait ni ne s'en allait, parce que tout n'y était qu'allée et venue.
W a t t semblait enchanté de cet aphorisme de dixième ordre. Il est vrai que dans sa bouche, débité à l'envers, il avait une certaine gueule.
Mais ce qui travaillait Watt le plus, vers la fin de son séjour au rez-dechaussée, était la question de savoir com- bien de temps il resterait au rez-de-chaussée, et dans la chambre à coucher y afférente, avant d'être muté au pre- mier étage, et à la chambre à coucher d'Erskine, et ensuite combien de temps il resterait au premier étage, et dans la chambre à coucher d'Erskine, avant de vider les lieux sans retour.
Watt ne douta pas un seul instant du jumelage du rez- de-chaussée avec sa chambre à lui, et du premier étage avec la chambre d'Erskine. Et cependant quoi de plus probléma-
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tique qu'une telle correspondance? Comme il ne semblait y avoir aucune commune mesure entre ce que Watt pouvait et ne pouvait comprendre, de même il ne semblait y en avoir aucune entre ce qu'il tenait pour certain et ce qu'il tenait pour douteux.
Watt avait le sentiment qu'il passerait, au service de Monsieur Knott, un an au rez-de-chaussée, ensuite un an au premier étage.
A l'appui de cette rocambolesque présomption il réunit les considérations suivantes.
Si la période de service, d'abord au rez-de-chaussée, ensuite au premier étage, n'était pas d'un an, alors elle était de moins d'un an, ou de plus d'un an. Mais moins d'un an signifiait carence, une page en moins du discours de la terre, puisqu'il passerait des saisons, ou une saison, ou un mois, ou une semaine, ou un jour, en entier ou en partie, sans que le service de Monsieur Knott y épande ses clartés et ténèbres. Car en l'espace d'un an tout est dit, dans une région déterminée. Mais plus d ' u n an signifiait excès, une
page du galimatias relue, puisqu'il passerait des saisons, ou une saison, ou un mois, ou une semaine, ou un jour, en entier ou en partie, ayant du service de Monsieur Knott reçu par deux fois la lumière et l'ombre. Car le nouvel an ne dit rien de neuf, à l'homme fixé dans l'espace. Donc un an au rez-de- chaussée, un autre au premier étage, car la lumière du jour du rez-de-chaussée n'était pas celle du premier étage (malgré leur proximité), pas plus que n'étaient les mêmes les lumières de leurs nuits.
Mais même Watt ne pouvait longtemps se cacher l'absur- dité de ces constructions, qui posaient comme postulat que la période de service était la même pour chaque servi- teur, et invariablement partagée en deux phases de durée égale. Et il lui semblait que la période de service et sa répartition devaient nécessairement dépendre du serviteur, de ses capacités et de ses besoins; qu'il y avait des stayers
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et des non-stayers, des étagicoles et des rez-de-chaussards ; qu'une chose que tel pourrait épuiser en deux mois, ou inver- sement, pourrait demander dix ans à tel autre pour le même résultat; que pour beaucoup en bas la proximité de Monsieur Knott devait être un long supplice, et un long supplice son éloignement pour beaucoup en haut. Mais il n'avait pas plus tôt ressenti l'absurdité de tout cela, d'une part, et la nécessité de tout ceci, de l'autre (car il est rare qu'un sentiment d'ab- surdité ne soit pas suivi d'un sentiment de nécessité), qu'il ressentit l'absurdité de ce dont il venait de ressentir la nécessité (car il est rare qu'un sentiment de nécessité ne soit pas suivi d'un sentiment d'absurdité). Car le service à considérer n'était pas le service d'un serviteur, mais de deux serviteurs, et même de trois serviteurs, et même d'une infinité de serviteurs, dont le premier ne pouvait partir qu'une fois le second monté, ni le second monter qu'une fois le troisième arrivé, ni le troisième arriver qu'une fois le premier parti, ni le premier partir qu'une fois le troisième arrivé, ni le troisième arriver qu'une fois le second monté, ni le second monter qu'une fois le premier parti, chaque arrivée, chaque séjour, chaque départ dépendant d'un séjour et d'une arrivée, d'une arrivée et d'un départ, d'un départ et d'un séjour, ou plutôt de tous les séjours et de toutes les arrivées, de toutes les arrivées et de tous les départs, de tous les départs et de tous les séjours, de tous les serviteurs de Monsieur Knott, passés, présents et à venir. Et dans cette longue chaîne d'interdépendances, allant de ceux depuis longtemps morts jusqu'à ceux pas de sitôt à naître, il ne pouvait y avoir d'arbitraire que préétabli. Car prenons trois ou quatre serviteurs quelconques, Tom, Dick, Harry et un autre, si Tom sert deux ans au premier étage, alors Dick sert deux ans au rez-de-chaussée, et puis Harry arrive, et si Dick sert dix ans au premier étage, alors Harry sert dix ans au rez-de-chaussée, et puis l'autre arrive, et ainsi de suite à perte de serviteurs, la période de service au rez-
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de-chaussée d'un serviteur donné coïncidant toujours avec la période de-service au premier étage de son prédécesseur, et se terminant toujours à l'arrivée sur les lieux de son suc- cesseur. Mais les deux ans de Tom au premier étage n'ont pas pour cause les deux ans de Dick au rez-de-chaussée, ou l'arrivée sur les lieux de Harry, et les deux ans de Dick au rez-de-chaussée n'ont pas pour cause les deux ans de Tom au premier étage, ou l'arrivée sur les lieux de Harry, et l'ar- rivée sur les lieux de Harry n'a pas pour cause les deux ans de Tom au premier étage, ou les deux ans de Dick au rez-de-chaussée, et les dix ans de Dick au premier étage n'ont pas pour cause les dix ans de Harry au rez-de-chaussée, ou l'arrivée sur les lieux de l'autre, et les dix ans de Harry au rez-de-chaussée n'ont pas pour cause les dix ans de Dick au premier étage, ou l'arrivée sur les lieux de l'autre, et l'arrivée sur les lieux de l'autre n'a pas pour cause (marre de souligner ce foutu vocable) les dix ans de Dick au pre- mier étage, ou les dix ans de Harry au rez-de-chaussée, non, ça serait trop horrible à contempler, mais les deux ans de Tom au premier étage, et les deux ans de Dick au rez-de- chaussée, et l'arrivée sur les lieux de Harry, et les dix ans de Dick au premier étage, et les dix ans de Harry au rez-de- chaussée, et l'arrivée sur les lieux de l'autre, ont pour cause le fait que Tom est Tom, et Dick Dick, et Harry Harry, et cet autre cet autre, de cela le malheureux Watt ne pou- vait douter. Car sinon dans la maison de Monsieur Knott, et à la porte de Monsieur Knott, et sur le chemin qui y conduisait, et sur le chemin qui en éloignait, il y aurait lan- gueur, il y aurait fièvre, langueur de qui poursuit sa tâche accomplie, fièvre de qui abandonne sa tâche inachevée, lan- gueur et fièvre de qui arrive et part trop tard, langueur et fièvre de qui part et arrive trop tôt. Mais Monsieur Knott
était celui à qui l'on venait, chez qui l'on restait, de qui l'on se séparait, sans langueur ni fièvre, sa maison le port et le havre que l'on gagnait calmement, où l'on relâchait libre-
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ment, que l'on quittait gaîment. Drossés, bloqués, chassés, par les tempêtes du dehors, les tempêtes du dedans? Les tempêtes du dehors ! Les tempêtes du dedans ! Des hommes comme Vincent et Walter et Arsene et Erskine et Watt! Ha ! Non. Mais sous la poussée, la menace, le charme des tempêtes, dans le besoin, la possession, la perte du refuge, des cœurs calmes et libres et gais. Non que Watt eût l'im- pression d'être calme et libre et gai, ou de l'avoir jamais été, loin de là. Mais il disait qu'il l'était peut-être, calme et libre et gai, ou sinon calme et libre et gai, tout au moins calme et libre, ou libre et gai, ou gai et calme, ou sinon calme et libre, ni libre et gai, ni gai et calme, tout au moins calme, ou libre, ou gai, à son insu. Mais pourquoi Tom Tom? Et Dick Dick? Et Harry Harry? Parce que Dick Dick et Harry Harry? Parce que Harry Harry et Tom Tom? Parce que Tom Tom et Dick Dick? Watt n'y voyait pas d'inconvénient. Mais c'était une conception dont pour le moment il n'avait pas besoin, et les conceptions dont pour le moment Watt n'avait pas besoin, il avait coutume de ne pas les développer pour le moment, mais de les laisser tran- quilles, de même qu'on ne développe pas sans motif son parapluie, non, mais on le laisse tranquille, dans le porte- parapluies, en attendant qu'il pleuve. Et la raison pour laquelle Watt n'avait pas besoin pour le moment de cette conception était peut-être ceci, que lorsqu'on a les bras pleins de lis virginaux on ne s'attarde pas à cueillir, ou à humer, ou à tapoter, ou à gratifier d'une autre marque d'af- fection quelconque, une pâquerette, ou une primevère, ou un coucou, ou un bouton d'or, ou une violette, ou un pissen- lit, ou une pâquerette, ou une primevère, ou n'importe quelle autre fleur des champs, ou n'importe quelle autre mau- vaise herbe, non, mais on marche dessus, et une fois la masse éloignée, et la tête aveugle plongée dans la blan- cheur mielleuse, alors peu à peu sous le poids de leurs pétales les tiges froissées se redressent, c'est-à-dire celles
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ayant eu la fortune de ne pas se rompre. Car ce qui préoc- cupait Watt, pour le moment, ce n'était pas tant la Toméité de Tom, la Dickéité de Dick, la Harryéité de Harry (remar- quables certes en elles-mêmes) que leur Toméité, leur Die- kéité, leur Harryéité à l'époque, leur chronotoméité, chrono- dickéité, chronoharryéité; non pas tant la détermination d'un être à venir par un être passé, d'un être passé par un être à venir (étude certes fascinante en elle-même), comme dans une composition musicale de la mesure cent mettons par la mesure mettons dix et de la mesure mettons dix par la mesure cent mettons, que l'intervalle entre les deux, les quatre-vingt-dix mesures, le temps mis par le vrai à avoir été vrai, le temps mis par le vrai à s'avérer vrai, comprenne qui pourra. Ou bien sûr faux, comprenne qui voudra.
Ainsi au début, esprit et corps, Watt besognait à sa vieille besogne.
Et ainsi Watt, ayant ouvert avec son chalumeau cette boîte en fer blanc, vit qu'elle était vide.
Dans le fait Watt ne saurait jamais combien de temps il avait passé dans la maison de Monsieur Knott, combien au rez-de-chaussée, combien au premier étage, combien au total. Tout ce qu'il pouvait dire, c'est que ça lui avait paru long.
Songeant alors, en quête de repos, aux rapports possibles entre de telles séries, la série des chiens, la série des hommes, la série des tableaux, pour s'en tenir à ces séries-là, Watt se rappela une nuit lointaine dans un non moins lointain pays, et Watt dans l'éclat de sa jeunesse allongé tout seul dans un fossé, sans avoir bu, se demandant s'il ne la tenait pas déjà, l'impossible conjonction du lieu, de I'heure et du bien- aimé, et les trois grenouilles qui croassaient Krak! , Krek ! et Krik ! , sur un, neuf, dix-sept, vingt-cinq, etc. , et sur un, six, onze, seize, etc. , et sur un, quatre, sept, dix, etc. , res- pectivement, et comme il entendit
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La poissonnière plaisait beaucoup à Watt. Watt n'était pas un homme à femmes, mais la poissonnière lui plaisait beaucoup. D'autres femmes lui plairaient peut-être davan- tage, plus tard. Mais de toutes les femmes qui lui avaient jamais plu jusqu'alors, aucune ne pouvait se comparer aux yeux de Watt, même de loin, avec cette poissonnière. Et Watt plaisait à la poissonnière. C'était là une coïncidence providentielle, qu'ils se fussent plu l'un à l'autre. Car si la poissonnière avait plu à W att sans que W att eût plu à la poissonnière, ou si W a t t avait plu à la poissonnière sans que la poissonnière eût plu à Watt, alors qu'en serait- il advenu, de Watt, ou de la poissonnière? Non que la
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poissonnière fût une femme à hommes, loin de là. étant d'un âge avancé et privée au surplus par la nature des pro- priétés qui attirent les hommes vers les femmes, hormis peut-être les restes d'une démarche distinguée due à l'habi- tude de porter son panier à poisson sur la tête, sur de lon- gues distances. Non qu'un homme, sans posséder une seule des propriétés qui attirent les femmes vers les hommes, ne puisse être un homme à femmes, ni qu'une femme, sans posséder une seule des propriétés qui attirent les hommes vers les femmes, ne puisse être une femme à hommes, loin de là. A telle enseigne que Madame Gorman avait eu plusieurs admirateurs, aussi bien avant qu'après Monsieur Gorman, et même pendant Monsieur Gorman, et Watt au moins deux affaires de cœur caractérisées au cours de son célibat. Watt n'était pas un homme à hommes non plus, dénué qu'il était de toutes les propriétés qui attirent les hommes vers les hommes, tout en ayant eu bien sûr des amis masculins (qui peut y couper? ) en plus d'une occa- sion. Non que Watt n'eût pu être un homme à hommes, sans posséder une seule des propriétés qui attirent les hommes vers les hommes, loin de là. Mais il se trouvait qu'il ne l'était pas. Quant à savoir si Madame Gorman était une femme à femmes, ou non, c'est là une des choses que l'on ignore. D'un côté elle l'était peut-être, de l'autre elle ne l'était peut-être pas. Mais il semble probable qu'elle ne l'était pas. Non qu'il soit le moins du monde impossible qu'un homme soit à la fois un homme à femmes et un homme à hommes, ni qu'une femme soit à la fois une femme à hommes et une femme à femmes, pour ainsi dire d ' u n seul et même mouvement. Car chez les hommes et les femmes, chez les hommes à femmes et les hommes à hommes, chez les femmes à hommes et les femmes à femmes, chez les hommes à femmes et à hommes, chez les femmes à hommes et à femmes, tout est possible, jusqu'à preuve du contraire, dans ce domaine.
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Madame Gorman passait tous les jeudis, sauf indisposi- tion. En ce cas elle restait chez elle, au lit, ou dans un fau- teuil moelleux, au coin du feu s'il faisait froid, devant la fenêtre ouverte s'il faisait chaud, et s'il ne faisait ni froid ni chaud devant la fenêtre fermée, ou l'âtre vide. Aussi le jeudi était le jour que Watt préférait à tous les autres jours. Dans ce domaine les hommes sont très divers. Qui préfère le dimanche, qui le lundi, qui le mardi, qui le mercredi, qui le jeudi, qui le vendredi, qui enfin le samedi. Mais Watt préférait le jeudi, parce que Madame Gorman passait le jeudi. Alors il l'introduisait dans la cuisine, et lui débou- chait une bouteille de stout, et l'asseyait sur son genou, et de son bras droit lui ceignait la taille, et appuyait sa tête contre son sein gauche (le droit lui ayant été mal- heureusement retiré dans l'enthousiasme d'une interven- tion chirurgicale), et demeurait ainsi sans bouger, ou en bougeant le moins possible, oublieux de ses malheurs, pendant dix bonnes minutes, ou un quart d'heure. Et Madame Gorman aussi, tout en lui taquinant de la main gauche les touffes gris-roux et en portant de la droite à des intervalles étudiés la bouteille à ses lèvres, était à sa modeste façon elle aussi en paix, pour un temps.
Redressant de temps en temps sa tête molle, de la taille au cou sa molle étreinte transférant, Watt baisait Madame Gorman sur la bouche ou environs, à la désespérée, avant de se replier dans sa pose post-crucifiée. Et ces baisers, sitôt qu'en venait à faiblir la première fièvre, c'est-à-dire peu de temps après leur application, Madame Gorman ne laissait pas de les rattraper, pour ainsi dire, sur ses propres lèvres, et de les retourner avec une paisible urbanité, comme on ramasse un journal ou un gant dans un lieu public pour le rendre en souriant, sinon en s'inclinant, à son légitime propriétaire. Si bien que, tout compte fait, chaque baiser était deux baisers, d'abord le baiser de
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Watt, timide et velléitaire, puis celui de Madame Gorman, onctueux et civil.
Mais Madame Gorman n'était pas toujours assise sur Watt, car quelquefois Watt était assis sur Madame Gor- man. Certains jours Madame Gorman était sur \"latt tout le temps, d'autres Watt sur Madame Gorman. Et il ne manquait pas de jours où Madame Gorman commençait par être assise sur Watt et finissait par voir Watt assis
sur elle, et où Watt commençait par être assis sur Madame Gorman et finissait par voir Madame Gorman assise sur lui.
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accès de dépression que pour être saisi d'un autre peu après, et fréquemment il ne se dégageait d'un accès d'exaltation que pour tomber presque aussitôt dans le suivant, et pen- dant ses brefs répits il arrivait à Tom de se comporter très bizarrement, presque comme quelqu'un qui ne sait plus ce qu'il fait.
D'autres disaient que c'était son oncle Jack, faible d'es- prit ne l'oublions pas. Et ceux qui n'étaient pas de cet avis se voyaient aimablement prier par ceux qui en étaient de bien vouloir considérer ceci, que Jack était non seulement faible d'esprit, mais mari d'une femme faible de poitrine. Or on pouvait dire tout ce qu'on voulait des autres parties d'Ann, mais jamais de sa poitrine qu'elle était faible, car il était de notoriété publique qu'Ann avait une poitrine splendide, blanche et grasse et élastique, et dans l'esprit d'un homme comme Jack, faible d'esprit ne l'oublions pas et enchaîné à une femme faible de poitrine, comment s'étonner si de cette splendide partie d'Ann, si blanche, si grasse et si élastique, l'image allait toujours se dilatant, toujours plus blanche, plus grasse et plus élastique, jusqu'à ce que des autres parties d'Ann (et elles étaient nombreuses) où ne se trouvait trace ni de blancheur ni de gras ni d'élas- ticité, mais où tout était gris, et même vert, et décharné, et flasque, toute pensée fût bannie.
D'autres noms cités à ce propos étaient ceux des oncles d'Ann, Joe, Bill et Jim, et de ses neveux, Bill l'Aveugle et Mat le Boiteux, Sean et Simon.
Qu'Ann eût pu être la victime, non pas d'un des siens, mais d'un étranger du dehors, beaucoup l'estimaient proba- ble, et on évoquait librement à ce propos le nom de plus d'un étranger du dehors.
Puis environ quatre mois plus tard, alors qu'on sortait enfin du long hiver et que certains croyaient odorer le prin- temps déjà, les frères joe, Bill et jim, soit le total impres- sionnant de cent quatre-vingt-treize ans, dans le bref espace
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d'une semaine furent emportés, Joe l'ainé un lundi, et Bill son cadet d'un an le mercredi suivant, et Jim leur cadet d'un an et de deux ans respectivement le vendredi suivant, ce qui avait pour conséquence de laisser le vieux Tom sans fils, et Fla et Kate sans maris, et May Sharpe sans frères, et Tom et Jack et Art et Con et Sam sans pères, et Mag et Liz sans beaux-pères, et Ann sans oncles, et Simon et Ann et Bridie. et Tom et Sean et Kate et Bill et Mat et le vingtième enfant de Sam par la regrettée Liz sans grand- pères, et Rose et Cerise et Pat et Larry sans arrière-grands-
pères.
Voilà donc reculé le jour convoité, objet toujours de
leurs vœux languissants, d'à peu près dix-sept ans au moins, c'est-à-dire loin au-delà des horizons de l'espérance et même de l'espoir. Car le vieux Tom, par exemple, baissait à vue d'œil et un jour se laissa surprendre en train de s'exclamer, Me faucher mes trois gars d'un seul coup merde et me lais- ser là avec mes putains de douleurs, sous-entendant par là qu'à son avis on aurait mieux fait de le faucher lui avec ses douleurs et de laisser là ses gars avec les leurs dont les pires réunies n'arrivaient pas au coude du vautour qui sans répit lui dévorait le caecum. Et baissaient aussi à vue d'œil bien d'autres membres de la famille, au point d'enlever tout espoir de voir se prolonger leurs souffrances.
Alors il leur en cuisait de ce qu'ils avaient dit, à ceux qui avaient dit que c'était l'oncle Joe, et à ceux qui avaient dit que c'était l'oncle Bill, et à ceux qui avaient dit que c'était l'oncle Jim, qui avait fait cette chose à Ann, car ils avaient confessé leurs péchés tous les trois, au prêtre, avant d'être emportés, et le prêtre était un vieil intime de la famille. Et des cadavres des frères la nuée des voix s'éleva et flotta un moment avant de se poser sur les vivants à élire, à réélire, telle voix sur tel vivant, telle autre sur tel autre, jusqu'à ce que chaque vivant ou presque eût sa voix, chaque voix son repos. Et beaucoup étaient maintenant
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en désaccord qui avaient été d'accord, et d'accord mainte- nant qui avaient été en désaccord, et d'autres d'accord tou- jours qui l'avaient été déjà, et d'autres toujours en désac- cord qui l'avaient déjà été. Et ainsi se formaient de nou- velles amitiés, et de nouvelles inimitiés, et se maintenaient de vieilles amitiés, et de vieilles inimitiés. Et tout n'était
qu'accord et désaccord, amitié et inimitié, comme par le passé, mais suivant une autre répartition. Et pas une seule voix qui ne fût soit pour soit contre, non, pas une. Et tout n'était qu'objection et réplique, réplique et objection, comme par le passé, mais dans d'autres bouches. Non qu'il ne s'en trouvât beaucoup pour continuer à dire ce qu'ils avaient toujours dit, loin de là. Mais il s'en trouvait encore plus pour ne plus le dire. Et la raison de cela était peut-être ceci, que non seulement tous ceux qui avaient dit ce qu'ils avaient dit sur Jim, sur Bill et sur Joe se trouvaient par la mort de j o e , de Bill et de Jim mis dans l'impossi- bilité de continuer et dans l'obligation de trouver autre chose, car Bill, Joe et Jim avaient beau être bêtes, ils ne l'étaient pas au point de se laisser emporter sans se mettre à sainte table rapport à ce qu'ils avaient fait à Ann, s'ils l'avaient fait, mais aussi parmi ceux qui n'avaient jamais rien dit sur Jim, sur Joe et sur Bill, à ce propos, sinon qu'ils n'avaient pas fait cette chose à Ann, et par conséquent ne se trouvaient nullement par la mort de Joe, de Jim et de Bill mis dans l'impossibilité de continuer à dire ce qu'ils avaient toujours dit, à ce propos, beaucoup préféraient néan- moins, en entendant parler maintenant avec eux certains parmi ceux qui avaient toujours parlé contre eux et contre qui ils avaient toujours parlé, de ne plus dire ce qu'ils avaient toujours dit, à ce propos, et de commencer ·à dire tout autre chose, afin de pouvoir continuer à entendre parler contre eux et eux à parler contre le plus grand nombre possible de ceux qui, avant les morts de Bill, de Joe et de Jim, avaient toujours parlé contre eux et contre qui ils avaient toujours
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parlé. Car, chose étrange mais vraie apparemment, ceux qui parlent parlent plutôt pour le plaisir de parler contre que pour le plaisir de parler avec. Et la raison de cela est peut-être ceci, qu'il est difficile dans l'accord de crier tout à fait aussi fort que dans le désaccord.
Cette petite affaire de la nourriture du chien, Watt la reconstitua à partir des indiscrétions qui échappaient, de temps en temps, le soir, aux nains jumeaux Art et Con. Car c'était eux qui conduisaient le chien affamé, tous les soirs, jusqu'à la porte de Monsieur Knott. Ce qu'ils fai- saient depuis l'âge de douze ans, soit depuis un quart de siècle, et devaient continuer à faire pendant tout le temps
que Watt resterait chez Monsieur Knott, ou plutôt pendant tout le temps qu'il resterait au rez-de-chaussée. Car lorsque W att fut muté au premier étage, alors W att perdit tout contact avec le rez-de-chaussée et ne devait plus revoir ni le chien ni ceux qui le conduisaient. Mais c'était sûrement Art et Con toujours qui conduisaient le chien, tous les soirs à neuf heures, jusqu'à la porte de derrière de Monsieur Knott, même lorsque Watt n'était plus là pour le constater. Car c'était deux petits gars solides et tout entiers à leur travail.
Le chien de service, au moment où Watt entra au ser- vice de Monsieur Knott, était le sixième chien, en vingt- cinq ans, à être exploité ainsi par Art et Con.
Les chiens employés à manger les restes occasionnels de Monsieur Knott ne vivaient pas vieux, en général. Ce qui était tout naturel. Car en dehors de ce que le chien recevait à manger de temps en temps, chez Monsieur Knott, sur le pas de la porte de derrière, il ne recevait pour ainsi dire rien à manger. Car si on lui avait donné de la nourriture en sus de la nourriture que lui donnait Monsieur Knott, de temps en temps, alors son appétit eût pu être gâté, pour la nourriture que lui donnait Monsieur Knott. Car Art et
Con ne pouvaient jamais être sûrs, le matin, de ne pas trou-
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ver le soir, chez Monsieur Knott, sur le pas de la porte de derrière, à l'intention de leur chien, un pot de nourriture si nourrissante et si copieuse que seul un chien parfaitement affamé pouvait en venir à bout. Et c'est à cette éventualité qu'i1leur incombait de se tenir toujours prêts.
Ajoutez à cela que la nourriture de Monsieur Knott était plutôt riche et échauffante, pour un chien.
Ajoutez à cela que le chien quittait rarement sa chaîne et de ce fait se voyait interdire tout exercice digne de ce nom. C'était forcé. Car si le chien avait été laissé en liberté, pour courir un peu partout selon sa fantaisie, alors il aurait mangé le crottin de cheval sur la route, et toutes les autres choses immondes qui abondent à la surface de la terre, et ainsi ruiné son appétit peut-être à tout jamais ou, encore plus grave, pris le large pour ne jamais revenir.
Le nom de ce chien, pour ne pas dire chienne, au moment où Watt entra au service de Monsieur Knott, était Kate. Kate n'avait rien d'un beau chien. Même Watt, que prévenait contre les chiens sa tendresse pour les rats, n'avait jamais vu un chien qui fût moins à son goût que Kate. Ce n'était pas un gros chien, et cependant on ne pouvait pas dire que c'était un petit chien. C'était un chien moyen, d'aspect re- poussant. On l'avait prénommé Kate non pas, comme on pouvait le supposer, en mémoire de la Kate de Jim, si près de se trouver veuve, mais d'une tout autre Kate, d'une certaine Katie Byrne, espèce de cousine de la femme de Joe May, si près de se trouver veuve elle aussi, et cette Katie Byrne était en grande faveur auprès d'Art et Con à qui elle apportait toujours un rouleau de tabac à chiquer quand elle venait en visite, et Art et Con étaient de grands
chiqueurs de rouleaux et n'en avaient jamais assez, jamais jamais assez de rouleaux à chiquer, à leur gré.
Kate mourut pendant que Watt était encore au rez-de- chaussée et se fit remplacer par un chien prénommé Cis. Watt ignorait en mémoire de qui on avait prénommé le
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chien ainsi. S'il s'était renseigné, s'il avait quitté sa réserve et demandé franchement, Art, ou Con, je sais qu'on a pré- nommé Kate ainsi en mémoire de votre parente Katie Byrne, mais en mémoire de qui a-t-on prénommé Cis ainsi? , alors jJ aurait appris peut-être ce qu'il désirait tant savoir. Mais il y avait des limites à ce que Watt était disposé à faire, dans sa chasse à l'information. Il y avait des moments où il n'était pas éloigné de croire, en observant l'effet que ce prénom produisait sur Art et Con, notamment en conjonc- tion avec certaines injonctions, que c'était le prénom d'une amie à eux, d'une amie aimée entre toutes, et que c'était en l'honneur de cette amie aimée entre toutes qu'ils avaient donné au chien le prénom de Cis, de préférence à tout autre prénom. Mais c'était là pure conjecture. Et à d'autres moments Watt était plus porté à croire que si le chien se prénommait Cis, ce n'était pas parce qu'il se trouvait parmi les vivants quelque personne se prénommant ainsi, non, mais tout bêtement parce qu'il fallait que le chien eût un prénom quelconque, dans son propre intérêt et dans celui des autres, pour le distinguer de tous les autres chiens, et que Cis était un prénom pas plus mauvais qu'un autre et même supérieur à beaucoup.
Cis vivait toujours au moment où Watt quitta le rez- de-chaussée pour le premier étage. Quant à ce qu'il en advint par la suite, ainsi que des nains, Watt n'en avait pas la moindre idée. Car sitôt au premier étage Watt per- dit, non seulement le rez-de-chaussée de vue, mais tout intérêt pour le rez-de-chaussée. Ce fut là en vérité une coïn- cidence providentielle, n'est-ce pas, qu'au moment de perdre de vue le rez-de-chaussée Watt perdît aussi tout intérêt pour lui.
Il entrait dans les fonctions de Watt d'accueillir Art et Con quand ils passaient le soir avec le chien et, quand il y avait de la nourriture pour le chien, d'assister à son absorption par le chien, jusqu'à la dernière miette. Mais pas-
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sées les premières semaines Watt cessa brusquement, de son propre chef, de remplir cet office. Et désormais, quand il y avait de la nourriture pour le chien, il la déposait devant la porte, sur le pas de la porte, dans le plat du chien, et il
mettait une lumière à la fenêtre du couloir afin que le pas de la porte ne soit pas dans le noir, même par la nuit la plus noire, et il mit au point pour le plat du chien un petit couvercle pouvant se fermer au moyen de crampons qui se cramponnaient solidement aux bords du plat. Et A r t et Con finirent par comprendre, les soirs où le plat du chien ne les attendait pas sur le pas de la porte, que ces soirs-là il n'y avait pas de nourriture pour Kate (ou pour Cis). Ils n'avaient pas besoin de frapper et de demander, non, le pas de la porte vide parlait de lui-même. Et ils finirent même
par comprendre, les soirs où il n'y avait pas de lumière à la fenêtre du couloir, que ces soirs-là il n'y avait pas de nourriture pour le chien. Et ils apprirent aussi à ne jamais pousser plus loin le soir que jusqu'à l'endroit d'où ils pou- vaient voir la fenêtre du couloir, et ensuite à ne jamais pous- ser plus loin que s'il y avait de la lumière à la fenêtre, et
à toujours s'en aller sans pousser plus loin s'il n'yen avait pas. Cela ne leur servait malheureusement pas à grand' chose au point de vue pratique du fait qu'on débouchait brusquement, au détour des buissons, sur la porte de der- rière et par conséquent ne voyait la fenêtre du couloir, à côté de la porte, que déjà de si près qu'on aurait pu toucher celle-ci, avec son bâton, si l'on avait voulu. Mais Art et
Con apprirent peu à peu à distinguer, d'aussi loin que de dix ou quinze pas, s'il y avait de la lumière à la porte du couloir ou non. Car la lumière, quoique masquée par l'angle, dardait ses rayons par la fenêtre du couloir et créait une lueur, dans l'air, lueur qu'on pouvait distinguer, avec de l'entraînement, surtout quand la nuit était noire, d'aussi loin que de dix ou quinze pas. Par conséquent tout ce qu'ils avaient à faire, Art et Con, surtout quand la nuit était pro-
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pice, c'était d'avancer un peu le long de l'allée jusqu'à l'en- droit d'où la lumière, si elle brûlait, devait être visible sous forme d'une lueur, d'une faible lueur, dans l'air, et de là de pousser plus loin, vers la porte de derrière, ou bien de rebrousser chemin, vers la grille, selon le cas. Au fort de l'été, bien sûr, seul le pas de la porte vide, ou garni du plat du chien, pouvait apprendre à Art et à Con et à Kate (ou à Cis), s'il y avait de la nourriture pour le chien ou non. Car au fort de l'été Watt ne mettait pas de lumière à la fenêtre de la cuisine quand il y avait de la nourriture pour le chien, non, car au fort de l'été le pas de la porte n'était pas dans le noir avant dix heures et demie ou onze heures du soir, mais face à l'ouest il brûlait de toute l'ardeur mou- rante des feux de l'été. Et mettre une lumière à la fenêtre du couloir dans ces conditions, ç'aurait été brûler du pétrole pour rien. Mais pendant plus des trois quarts de l'année la tâche d'Art et Con se trouvait grandement faci- litée à la suite du refus de Watt d'assister au repas du chien et des mesures qu'il dut prendre en conséquence. Alors Watt, s'il avait sorti le plat un peu avant huit heures, le rentrait un peu avant dix heures et le lavait, soucieux du lendemain, avant de tirer les verrous pour la nuit et de monter se coucher en tenant haut la lampe au-dessus de sa tête pour éclairer ses pas dans les escaliers, les esca- liers qui ne semblaient jamais les mêmes, d'un soir à l'autre, et qui tantôt étaient raides, et tantôt doux, et tantôt longs, et tantôt courts, et tantôt larges, et tantôt étroits, et tantôt périlleux, et tantôt sûrs, et qu'il grimpait tous les soirs, parmi les ombres mouvantes, un peu après dix heures.
De ce refus de la part de Knott, pardon, de Watt, d'as- sister à l'absorption par le chien des restes de Monsieur Knott, on aurait pu craindre les plus graves conséquences, aussi bien pour Watt que pour la rnaison de Monsieur Knott.
Watt s'attendait à quelque chose de ce genre. Et cepen- dant il n'aurait pu faire autrement qu'il fit. Il avait beau
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ne pas aimer les chiens, leur préférant de beaucoup les rats, il n'aurait pu faire autrement, le croira qui voudra, qu'il fit. Il ne se passa rien, en l'occurrence, mais tout continua comme avant, apparemment. Il ne s'abattit sur Watt nulle punition, nulle foudre. Et la maison de Monsieur Knott continua à voguer de l'avant, par les jours et nuits tran- quilles, avec toute son habituelle sérénité. Et c'était là pour Watt une source de grand étonnement, d'avoir pu enfreindre impunément une aussi vénérable tradition, ou institution. Mais il n'était pas bête au point d'en tirer une règle de conduite, ou d'y voir un encouragement à l'insou- mission, oh non, car Watt n'était que trop heureux de faire ce qu'on lui demandait, à tout moment et comme le voulait la coutume. Et quand par nécessité il faillait, comme ici en refusant d'assister au repas du chien, il avait soin de faillir de telle façon et en usant de tant de précautions et de raffinements qu'il avait presque l'air de ne pas faillir du tout. Et cela lui valait peut-être une certaine indul- gence. Et dans son esprit plein d'étonnement et de trouble il ramenait le calme en réfléchissant que s'il restait impuni pour le moment, il ne le resterait peut-être pas toujours, et que si le coup porté à la maison de Monsieur Knott n'ap- paraissait pas aussitôt, il apparaîtrait peut-être un jour, meurtrissure modeste d'abord, puis plus large, toujours plus large, jusqu'à ce que, à force de s'étendre, il finisse par noicir le corps tout entier.
Pendant un certain temps, pour des raisons demeurées obscures, Watt a dû être fort intrigué, voire fasciné, par cette affaire du chien venu au monde, et à grands frais au monde maintenu, uniquement pour manger la nourriture de Monsieur Knott les jours où Monsieur Knott ne dai- gnait pas la manger lui-même, et y attacher une importance et même une signification qu'il semble difficile de justifier. Car sinon pourquoi cette insistance? Et pourquoi cette insistance sur la famille Lynch si en pensée il n'avait été
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obligé de passer du chien à la famiIIe Lynch comme à l'un des termes de la relation que le chien tissait chaque nuit, l'autre étant naturellement les restes de Monsieur Knott. Mais bien plus que les Lynch, ou les restes de Monsieur Knott, c'est le chien qui donna à Watt ce tracas, tant qu'il dura. Mais il ne dura pas longtemps, ce tracas de Watt, pas très longtemps, comparé avec d'autres analogues. Et cependant ce f u t un tracas majeur, à cette époque, tant qu'il dura. Mais une fois que Watt eut saisi, dans sa com- plexité, le mécanisme du système, comment la nourriture
en venait à être disponible pour le chien, et le chien à être disponible pour la nourriture, et les deux à être réunis, alors il cessa de s'y intéresser et put jouir, à cet égard, d'une relative tranquiIIité d'esprit. Non qu'il s'imaginât un instant avoir pénétré les forces en présence, dans ce cas particulier, ou même perçu les formes qu'elles soulevaient, ou jeté la moindre lumière sur lui-même, ou sur Monsieur Knott, loin de là. Mais il avait changé, peu à peu, un désordre en mots, il s'était fait un oreiIIer de vieux mots, pour sa tête. Peu à peu, et non sans peine. Kate en train de manger dans son plat, par exemple, sous la surveillance
des nains, comme il avait peiné pour savoir ce que c'était, pour savoir quelle était la chose faite, la chose subie, pat qui, par quoi, et quelles ces formes qui n'étaient pas ancrées au sol, comme la véronique, mais s'évanouissaient dans la nuit, au bout d'un moment.
Erskine passait son temps dans les escaliers, à monter, à descendre, en courant. Tout le contraire de Watt, qui se contentait de descendre une fois par jour, quand il se levait, pour commencer sa journée, et une fois par jour se contentait de monter, quand il se couchait, pour commencer sa nuit. Sauf lorsque, dans sa chambre, le matin, ou dans la cuisine, le soir, il oubliait quelque chose, dont il ne pou- vait se passer. Alors naturellement il remontait, ou redes-
cendait, prendre cette chose, quelle qu'elle fût. Mais c'était
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très rare. Car que pouvait oublier Watt, dont Watt ne pût se passer, l'espace d'un jour, l'espace d'une nuit? Son mouchoir peut-être? Mais Watt n'avait jamais recours au mouchoir. Son sac à ordures ? Non, il ne serait pas redes- cendu exprès, jusqu'en bas, à l'appel de son sac à ordures. Non, il n'y avait pour ainsi dire rien que Watt pût oublier, dont il ne pût se passer, pendant les quatorze ou quinze heures que durait sa journée, pendant les neuf ou dix heures que durait sa nuit. N'empêche que cela lui arrivait, de temps en temps, d'oublier quelque chose, un petit quel- que chose de rien du tout, qu'il lui fallait retourner prendre, sans quoi il n'aurait pas pu tenir, jusqu'au bout de sa journée, jusqu'au bout de sa nuit. Mais c'était très rare. Et le plus souvent il restait tranquillement là où il était, au second étage dans sa chambrette la nuit, et le jour au rez-de-chaussée dans la cuisine surtout, ou partout ailleurs où ses fonctions pouvaient l'appeler, ou au jardin d'agré- ment à faire les cent pas, ou dans un arbre, ou assis par terre contre un arbre, ou contre un buisson, ou sur un siège rustique. Car au premier étage ses fonctions ne l'ap- pelaient jamais, à cette période, ni au second, une fois qu'il avait fait son lit, et balayé sa chambrette, ce qu'il faisait à
peine levé, avant de descendre, I'estômac vide. Tandis qu'au rez-de-chaussée Erskine n'en fichait pas une rame, ses fonc- tions s'exerçant uniquement au premier étage. Or Watt ignorait, et répugnait à demander, en quoi exactement ces fonctions consistaient. Mais alors que les fonctions de Watt au rez-de-chaussée le retenaient tranquillement au rez-de- chaussée, les fonctions d'Erskine au premier étage ne retenaient pas tranquillement Erskine au premier étage, non, mais il passait son temps dans les escaliers, à monter, il descendre, en courant, du premier étage au second étage et puis incontinent du second étage au premier étage et du premier étage au rez-de-chaussée et puis incontinent du rez- de-chaussée au premier étage, dans une agitation qui sem-
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blait à Watt sans rime ni raison, ce dont il ne faut pas s'étonner, puisque aussi bien Watt ignorait, et répugnait à demander, en quoi exactement consistaient les fonctions d'Erskine au premier étage. De là à conclure qu'Erskine ne restait jamais tranquillement au premier étage, non, car il y passait une bonne partie de son temps, mais seulement que le temps qu'il passait dans les escaliers, dans l'espace d'une seule journée, à se précipiter tantôt en bas, tantôt en haut, semblait à Watt extraordinaire. Et extraordinaire lui semblaient aussi le peu de temps qu'Erskine restait en haut, quand il se précipitait en haut, avant de se reprécipiter en bas, et le peu de temps qu'il restait en bas, quand il se précipitait en bas, avant de se reprécipiter en haut, et enfin bien sûr la force de sa précipitation, comme s'il n'avait qu'une hâte, retourner là d'où il venait. Et si l'on demandait comment Watt, jamais au second étage du matin au soir, pouvait savoir combien de temps Erskine passait au second étage, quand il s'y précipitait de la sorte, on pourrait sans doute répondre ceci, que Watt, de là où il était assis au fond de la maison, pouvait entendre Erskine grimper l'es-
calier quatre à quatre jusqu'au comble de la maison et puis le dévaler de même jusqu'au mitan de la maison, pour ainsi dire d'une traite. Et la raison de cela était peut-être ceci, que le bruit descendait par la cheminée de la cuisine.
Watt répugnait à s'informer à mots ouverts du sens de tout cela, car il disait, Tout cela sera révélé à Watt, le moment venu, entendant bien sûr le moment où Erskine s'en irait, et où un autre viendrait. Mais il n'avait pas de cesse qu'il n'eût dit, en brèves phrases ou bribes de phrases éparses et largement espacées dans le temps, Peut-être que Monsieur Knott le dépêche ainsi, tantôt en haut, tantôt en bas, à telle et telle fin bien définie, tout en lui disant, Mais
reviens-moi vite, Erskine, ne traîne pas, reviens-moi vite. Mais quel genre de fin? Peut-être pour lui rapporter un objet quelconque abandonné quelque part et dont il éprouve sou-
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dain le besoin, tel un bon livre ou un bout de coton hydro- phile ou de papier de soie. Ou pour s'assurer, en inspectant les alentours d'une fenêtre supérieure, que personne ne vient. Ou pour s'assurer, en inspectant rapidement le rez- de-chaussée, qu'aucun danger ne menace les fondations. Mais n'y suis-je pas, moi, au rez-de-chaussée, quelque part, aux aguets ? Mais il se peut que Monsieur Knott ait plus confiance en Erskine, qui est ici depuis plus longtemps que moi, qu'en moi, qui suis ici depuis moins longtemps qu'Ers- kine. Et pourtant cela ne ressemble pas à Monsieur Knott, de vouloir sans cesse ceci et cela et d'envoyer Erskine courir s'en occuper. Mais que sais-je de Monsieur Knott? Rien. Et ce qui peut me paraître lui ressembler le moins, et ce qui peut me paraître lui ressembler le plus, peut très bien
en réalité lui ressembler le plus, lui ressembler le moins, rien ne me prouve le contraire. Ou peut-être que Monsieur Knott envoie Erskine courir ainsi, tantôt en haut, tantôt en bas, tout simplement pour en être débarrassé, ne fût-ce que pour quelques instants. Ou peut-être qu'Erskine, éprouvé par le premier étage, est obligé de se précipiter en haut de temps en temps, pour prendre l'air du second étage, et de temps en temps de se précipiter en bas, pour prendre celui du rez-de-chaussée, voire du jardin, tout comme dans cer- taines eaux certains poissons, pour pouvoir supporter les profondeurs moyennes, sont contraints de remonter et de redescendre, tantôt à la surface des vagues, tantôt au lit de l'océan. Mais de tels poissons existent-ils? Oui, de tels
poissons existent, dorénavant. Mais éprouvé en quel sens? Peut-être que Monsieur Knott (qui sait? ) propage comme des ondes, de dépression, ou d'oppression, ou tour à tour les deux, d'une manière impossible à saisir. Mais cela ne s'accorde pas du tout avec ma conception de Monsieur Knott. Mais quelle conception ai-je de Monsieur Knott? Aucune.
Watt se demandait si Arsene, Walter, Vincent et les
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autres avaient traversé la phase qu'Erskine traversait alors, et il se demandait si lui Watt la traverserait aussi, quand son heure viendrait. Watt avait du mal à imaginer Arsene, sans parler de lui-même, en train de se comporter de la sorte. Mais les choses étaient nombreuses que Watt avait du mal à imaginer.
Parfois dans la nuit Monsieur Knott appuyait sur une sonnette qui sonnait dans la chambre d'Erskine. Alors Erskine se levait et descendait. Cela Watt le savait, car du lit où il gisait tout près il entendait la sonnerie drin! et Erskine se lever et descendre. Il entendait la sonnerie parce qu'il ne dormait pas, ou ne dormait qu'à moitié, ou ne dormait que d'un œil. Car il est rare qu'une sonnerie tout près ne soit pas entendue de qui ne dort qu'à moitié, ou ne dort que d'un œil. Ou il entendait, non pas la sonnerie,
mais Erskine se lever et descendre, ce qui revenait au même. Car Erskine, sans la sonnerie, se serait-il levé et serait-il descendu? Non. Il aurait pu se lever, sans la sonnerie, pour faire sa grosse commission, ou sa petite commission, dans son bon gros pot de chambre. Mais se lever et des- cendre, sans la sonnerie, non. D'autres fois, quand Watt était plongé dans le sommeil, ou dans la méditation, ou autrement absorbé, alors bien sûr ça pouvait sonner et sonner et Erskine se lever et se lever et descendre et des-
cendre et Watt ne se douter de rien. Mais cela ne chan- geait rien. Car Watt avait entendu la sonnerie drin! , et Erskine se lever et descendre, assez souvent pour savoir que parfois dans la nuit Monsieur Knott appuyait sur une sonnette et qu'alors Erskine, obéissant sans doute à l'appel, se levait et descendait. Car y avait-il d'autres doigts dans la maison, d'autres pouces, que ceux de Monsieur Knott et d'Erskine et de Watt, susceptibles d'avoir appuyé sur la sonnette? Car avec quoi, sur la sonnette, sinon avec un doigt, ou avec un pouce, aurait-on pu appuyer? Avec un nez? Un orteil? Un talon? Une dent saillante? Un
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genou? Un coude? Ou quelque autre proéminence d'os ou de chair? Sans doute. Mais à qui, sinon à Monsieur Knott ? W att n'avait pas appuyé, aucune partie de W att n'avait appuyé, sur une sonnette, il en avait la certitude morale, car il n'y avait pas de sonnette dans sa chambre. Et s'il avait pu se lever, et descendre jusqu'à l'endroit où se trou- vait la sonnette, et il ne savait pas où se trouvait la son- nette, et là appuyer dessus, aurait-il pu regagner sa chambre, et son lit, et même à l'occasion s'assoupir, à temps pour entendre, de là où il gisait, dans son lit, la sonnerie? Le fait est que Watt n'avait jamais vu de sonnette nulle part, dans la maison de Monsieur Knott, ni entendu sonner en d'autres circonstances que celles qui le tracassaient tant. Au rez-de-chaussée, \"X7att en avait la certitude, il n'y avait aucune sonnette d'aucune sorte, ou alors si habilement dis- simulée qu'aucune trace n'en paraissait, ni aux murs, ni aux montants des portes. Il y avait le téléphone certes, dans un couloir. Mais ce qui sonnait la nuit, dans la chambre d'Erskine, n'était pas un téléphone, Watt en avait la con- viction, mais une sonnette, une simple petite sonnette élec- trique probablement blanche, de celles sur lesquelles on appuie jusqu'à ce qu'elles fassent drin ! et qu'on laisse ensuite revenir à la position du silence. De même Erskine, s'il avait appuyé sur la sonnette, n'aurait pu le faire ailleurs que dans sa chambre, voire de là où il gisait, dans son lit, comme il ressortait clairement du bruit que faisait Erskine en se levant de son lit, à peine la sonnerie tue. Mais corn- ment admettre qu'il y eût une sonnette dans la chambre d'Erskine et qui plus est placée de façon à lui permettre d'appuyer dessus sans quitter son lit, alors que nulle part dans la chambre de \"X7att il n'y avait de sonnette d'aucune sorte? Et même en l'admettant, quel intérêt Erskine pou- vait-il avoir à appuyer dessus, puisqu'il savait pertinem- ment qu'au bruit de la sonnerie il devrait quitter son lit mollet et descendre, en tenue légère. Si Erskine tenait
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absolument à quitter son lit douillet et à descendre, à moi- tié nu, n'aurait-il pas pu le faire sans au préalable appuyer sur une sonnette? Ou Erskine avait-il perdu la raison? Et lui-même Watt ne serait-il pas légèrement dérangé? Et Monsieur Knott lui-même avait-il toute sa tête? Ne seraient- ils pas tous les trois un peu toqués ?
Cette question de savoir qui appuyait sur la sonnette qui sonnait dans la 'nuit, dans la chambre d'Erskine, fut pour Watt, pendant un certain temps, une source de grave inquié- tude et d'anxieuse insomnie. Si Erskine avait été ronfleur, et que le bruit de la sonnerie eût coïncidé avec celui du ron- flement, alors le mystère se serait dissipé, \YIatt avait cette impression, comme brume au soleil. Mais voilà, Erskine n'était pas ronfleur. Et cependant à le voir, ou à l'entendre pousser sa chanson, on l'aurait pris pour un ronfleur, pour un grand ronfleur. Et cependant il n'était pas ronfleur. Si bien que la sonnerie éclatait toujours dans le silence, de la nuit. Mais il apparut bientôt à Watt, toute réflexion faite, que la coïncidence de sonnerie et ronflement, loin de dissi- per le mystère, l'aurait laissé entier. Car qu'est-ce qui em- pêchait Erskine de simuler un ronflement, à l'instant même d'allonger le bras et d'appuyer sur la sonnette, ou de simu- ler tout un chapelet de ronflements culminant dans le ron- flement qu'il simulait à l'instant d'appuyer sur la sonnette, dans le seul but de duper Watt et de lui faire accroire que si quelqu'un avait appuyé sur une sonnette, ce n'était pas lui Erskine, mais Monsieur Knott quelque part ailleurs dans la maison. Ainsi Watt finit par croire, du fait qu'Ers- kine ne ronflait pas et que la sonnerie éclatait toujours dans le silence, de la nuit, non pas que ça pouvait être Erskine qui appuyait sur la sonnette, comme d'abord il l'avait cru, non, mais que ça ne pouvait être que Monsieur Knott. Car si Erskine appuyait sur la sonnette et ne voulait pas qu'on le sache, alors il aurait poussé un ronflement, ou usé d'un autre stratagème quelconque , à l'instant même d 'appuyer
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sur la sonnette, afin de faire accroire à Watt que si quel- qu'un avait appuyé sur une sonnette, ce n'était pas lui Erskine, mais Monsieur Knott. Jusqu'au moment où il apparut à Watt qu'Erskine pouvait très bien appuyer sur la sonnette, en se foutant éperdumment qu'on le sache ou non, et qu'en ce cas il ne se donnerait pas la peine de pous- ser un ronflement, ou d'user d'un autre stratagème quel- conque, à l'instant d'appuyer sur la sonnette, non, mais il laisserait la sonnerie éclater dans le silence, de la nuit, et à Watt de se démerder avec ça.
Watt décida finalement qu'un examen de la chambre d'Erskine était de rigueur, s'il voulait que cette affaire cesse de le tourmenter. Ensuite il pourrait la laisser tomber, et l'oublier, comme on laisse tomber et oublie une peau d'orange, ou de banane.
Watt aurait pu s'adresser à Erskine, il aurait pu lui demander, Erskine, dites-moi, y a-t-il une sonnette dans votre chambre, ou n'yen a-t-il pas?
Mais cela aurait mis Erskine sur ses gardes, ce que Watt ne souhaitait pas. Ou Erskine aurait pu répondre, Oui! quand la vraie réponse était, Non! ou, Non! quand la vraie réponse était, Oui! , ou il aurait pu répondre la vérité, Oui! ou, Non! sans que Watt puisse y ajouter foi. Et alors Watt n'aurait pas été plus avancé, mais plutôt moins, car il aurait mis Erskine sur ses gardes.
Or la chambre d'Erskine était toujours fermée à clef, et la clef toujours dans la poche d'Erskine. Ou plutôt la chambre d'Erskine n'était jamais ouverte, ni la clef hors de la poche d'Erskine, plus de deux ou trois secondes de suite, soit le temps que mettait Erskine à glisser la clef hors de sa poche, à ouvrir sa porte de l'extérieur, à se cou- ler dans sa chambre, à refermer la porte à clef de l'intérieur et à reglisser la clef dans sa poche, ou alternativement à glisser la clef hors de sa poche, à ouvrir sa porte de l'inté- rieur, à se couler hors de sa chambre, à refermer sa porte
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à clef de l'extérieur et à reglisser la clef dans sa poche. Car si la chambre d'Erskine avait été toujours fermée à clef, et la clef toujours dans la poche d'Erskine, alors Erskine lui-même, malgré toute son agilité, aurait eu du mal à se couler dans sa chambre, et hors de sa chambre, comme il le faisait, à moins de se couler par la fenêtre, ou par la cheminée. Mais ni dans sa chambre, ni hors de sa chambre, par -Ïa fenêtre il n'aurait pu se couler, sans se rompre le cou, ni par la cheminée, sans s'écraser à mort. Et Watt était logé à la même enseigne.
La serrure était de celles que Watt ne pouvait crocheter. Watt pouvait crocheter les serrures simples, mais il ne pou- vait crocheter les serrures complexes.
La clef était de celles que Watt ne pouvait contrefaire. Watt pouvait contrefaire les clefs simples, dans un atelier, dans un étau, avec une lime et de la soudure, à partir d'autres clefs simples aussi, mais à leur manière à elles, retranchant ici, rajoutant là, jusqu'à obtenir des simplicités identiques. Mais Watt ne pouvait contrefaire les clefs com- plexes.
Une autre raison pour laquelle Watt ne pouvait contre- faire la clef d'Erskine était peut-être ceci, qu'il ne pouvait s'en emparer, ne fût-ce qu'un instant.
Alors comment Watt pouvait-il savoir que la clef d'Ers- kine manquait de simplicité? Mais pour avoir trifouillé dans le trou avec son perit crochet.
Alors Watt dit, A serrure simplette clef complexe par- fois, mais jamais clef simplette à complexe serrure. Mais à peine dits ces mots, Watt les regretta. Mais trop tard, ils étaient dits et ne pouvaient jamais être oubliés, jamais dédits. Mais un peu plus tard il les regretta moins. Et un peu plus tard il ne les regretta plus du tout. Et un peu plus tard il les goûta de nouveau, comme s'il les entendait pour la première fois, si suaves, si câlins, dans son crâne. Et un peu plus tard il les regretta de nouveau, amèrement.
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Et ainsi de suite. Tant et si bien qu'il finit par parcourir, à l'égard de ces mots, toute la gamme, ou peu s'en faut, du remords et de l'euphorie, mais surtout du remords. Et il n'est sans doute pas sans intérêt de constater ce compor- tement, dans la mesure où Watt en était coutumier, dans ses rapports avec les mots. Et si quelquefois il suffisait d'un moment de réflexion pour fixer son attitude, une fois pour toutes, envers les mots qu'il lui arrivait d'entendre, dans son crâne, de sorte qu'il les aimait, ou ne les aimait pas, plus ou moins, d'un amour inaltérable, ou d'une inalté- rable aversion, cependant le cas n'était pas fréquent, non, mais à force de penser tantôt une chose, tantôt une autre, il finissait le plus souvent par ne plus savoir que penser des mots entendus, dans son crâne, et fussent-ils aussi clairs et modestes que ceux précités, d'une signification aussi évidente et d'une forme aussi inoffensive, ça n'y faisait rien, il ne savait plus qu'en penser, d'un bout de l'année à l'autre, s'il fallait en penser du mal, ou du bien, ou rien du tout.
Et si Watt n'avait pas su que la clef d'Erskine n'était pas une clef simple, alors moi non plus je ne l'aurais pas su, ni le monde. Car tout ce que je sais au sujet de Monsieur Knott, et de tout ce qui touchait à Monsieur Knott, et au sujet de Watt, et de tout ce qui touchait à Watt, c'est de Watt que je le tiens, et de Watt seul. Et si je n'ai pas l'air d'en savoir long au sujet de Monsieur Knott, et de Watt, et de tout ce qui touchait à eux, c'est parce que Watt n'en savait pas long, sur ces sujets, ou qu'il préfé- rait ne pas le dire. Mais il m'assura à l'époque, quand il commença à dévider son histoire, qu'il me dirait tout, et puis plus tard, quelques années plus tard, quand il eut fini de la dévider, qu'il m'avait tout dit. Et l'ayant cru à l'époque, et puis plus tard, je n'avais qu'à continuer, l'histoire depuis longtemps dévidée, et Watt disparu. Non qu'il y eût la moindre preuve permettant d'assurer que Watt avait dit en effet tout ce qu'il savait, sur ces sujets, ou même qu'il
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s'était proposé de le faire, et cela pour la bonne raison que moi je ne savais rien, sur ces sujets, en dehors de ce que Watt voulait bien me dire. Car Erskine, Arsene, Walter, Vincent et les autres avaient tous disparu, bien avant mon entrée en scène. Non que Vincent, Walter, Arsene et Ers- kine eussent pu dire quoi que ce soit au sujet de Watt, sauf peut-être Arsene un peu, et Erskine un peu plus,
loin de là. Mais ils auraient pu dire quelque chose au sujet de Monsieur Knott. Alors nous aurions eu le Monsieur Knott d 'Erskine, et le Monsieur Knott d 'Arsene, et le Monsieur Knott de Walter, et le Monsieur Knott de Vin- cent, à mettre en regard avec le Monsieur Knott de Watt.
Ce qui aurait été un exercice plein d'intérêt. Mais ils avaient tous disparu, bien avant ma parution.
Cela ne veut pas dire que Watt n'ait pu omettre cer- taines choses qui étaient arrivées, ou qui avaient existé, ou en rajouter d'autres qui n'étaient jamais arrivées, ou qui n'avaient jamais existé. Il a déjà été fait état du mal qu'éprou- vait Watt à distinguer entre ce qui arrivait et ce qui n'arri- vait pas, entre ce qui existait et ce qui n'existait pas, dans la maison de Monsieur Knott. Et Watt ne faisait aucun
mystère, dans ses conversations avec moi, de ce que maintes choses présentées comme étant arrivées, dans la maison de Monsieur Knott, et naturellement sur ses terres, n'étaient peut-être jamais arrivées du tout, ou étaient peut-être arri- vées tout autrement, et que maintes choses présentées comme ayant existé, ou plutôt comme n'ayant jamais existé, car celles-ci étaient les plus marquantes, n'avaient peut-être jamais existé du tout , ou plutôt avaient existé tout le temps. Mais cela mis à part, il est difficile à quelqu'un comme Watt de raconter une longue histoire comme celle de Watt sans omettre certaines choses, et sans en rajouter d'autres. Et cela ne veut pas dire non plus que moi je n'aie pu omettre certaines choses que Watt m'avait dites, ou en rajouter d'autres que Watt ne m'avait jamais dites, malgré tout le
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soin que je prenais de tout noter sur-le-champ, dans mon petit calepin. Il est si difficile, s'agissant d'une longue his- toire comme l'histoire de Watt, malgré tout le soin qu'on prend à tout noter sur-le-champ, dans son petit calepin, de ne pas omettre certaines choses qui furent dites, et de ne pas en rajouter d'autres qui ne furent jamais dites, jamais jamais dites du tout.
La clef n'était pas davantage de celles dont l'empreinte pouvait être prise, en cire, en plâtre, en mastic ou en beurre, et la raison de cela était ceci, qu'il n'était pas possible de s'emparer de la clef, ne fût-ce qu'un instant.
Car la poche où Erskine gardait cette clef n'était pas de celles que Watt pouvait lui faire. Car ce n'était pas une poche ordinaire, non, mais une poche dérobée, cousue sur le devant du caleçon d'Erskine. Si la poche où Erskine gardait cette clef avait été une poche ordinaire, telle une poche de veste, ou une poche de pantalon, ou même une poche de gilet, alors Watt n'aurait eu qu'à attendre qu'Ers- kine ait le dos tourné pour la lui faire et ainsi s'emparer de la clef le temps d'en fixer l'empreinte, en cire, en plâtre, en mastic ou en beurre. Puis, l'empreinte une fois fixée, il n'aurait plus eu qu'à remettre la clef dans la poche où il l'aurait prise, ayant pris soin au préalable de l'essuyer avec un chiffon humide. Mais faire à quelqu'un une poche cousue sur le devant de son caleçon, et quand même il aurait eu le dos tourné, sans lui mettre la puce à l'oreille, Watt le savait au-dessus de ses forces.
Maintenant si Erskine avait été une dame. . . Mais voilà, Erskine n'était pas une dame.
Et si l'on demandait comment on peut savoir que la poche où Erskine gardait cette clef était cousue sur le devant de son caleçon, on pourrait peut-être répondre ceci, qu'un jour où Erskine faisait sa petite commission contre un buisson, au moment même où Watt, comme le voulait Lachésis, faisait la sienne contre le même, mais de l'autre côté,
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Watt entrevit à travers le buisson, par bonheur à feuilles caduques, la clef qui luisait parmi les boutons de la patte.
Ainsi toujours, quand l'impossibilité où je me trouve, où Watt se trouvait, moi de savoir ce que je sais, Watt de savoir ce qu'il savait, semble absolue, et insurmontable, et indéniable, et incoercible, on pourrait démontrer par A plus B que moi je le sais parce que Watt me l'a dit, et que Watt le,savait parce que quelqu'un le lui avait dit, ou parce qu'il l'avait trouvé tout seul. Car moi je ne sais rien, à ce propos, sauf ce que Watt m'a dit. Et Watt ne savait rien, à ce sujet, sauf ce qu'on lui avait dit, ou qu'il avait trouvé tout seul, d'une façon ou d'une autre.
Watt aurait pu enfoncer la porte, avec une hache, ou une petite charge d'explosifs, ou la forcer avec un monseigneur, mais à l'oreille d'Erskine cela aurait mis la puce, et Watt ne tenait pas à cela.
Si bien que, les choses étant ce qu'elles étaient, et Watt étant ce qu'il était, ne tenant pas à ceci, ne souhaitant pas cela, il semblait acquis que Watt, tel qu'il était alors, ne pourrait jamais entrer dans la chambre d'Erskine, jamais jamais entrer dans la chambre d'Erskine, telle qu'elle était alors, et que pour que Watt puisse entrer dans la chambre d'Erskine, tels qu'ils étaient alors, il aurait fallu que Watt soit un autre homme, ou la chambre d'Erskine une autre chambre, ou les deux.
Et pourtant, sans que Watt cessât d'être ce qu'il était, ni la chambre d'être ce qu'elle était, ni les deux, Watt entra bel et bien dans la chambre d'Erskine et y apprit ce qu'il voulait savoir.
Ruse une à grâce, dit-il, et tout en disant, Ruse une à grâce, il rougit, jusqu'à faire paraître normale la couleur de son nez, et baissa la tête, et tordit et détordit ses grandes pattes rouges.
Il y avait une sonnette dans la chambre d'Erskine, mais elle était cassée.
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Le seul autre objet digne de remarque dans la chambre d'Erskine était un tableau, accroché au mur, à un clou. Un cercle, visiblement tracé au compas, et troué à son point le plus bas, occupait le centre du premier plan, de ce tableau. S'éloignait-il? Watt en avait l'impression. A l'ar- rière-plan à l'est apparaissait un point, ou tache. La circon- férence était noire. Le point était bleu, mais bleu! Le reste était blanc. Par quel artifice l'effet de perspective était obtenu, Watt l'ignorait, mais il était obtenu. Par quel pro- cédé l'illusion de mouvement dans l'espace, et presque comme qui dirait dans le temps, était donnée, Watt n'aurait pas su le dire. Mais elle était donnée. Watt se demandait combien de temps ils mettraient, ce point et ce cercle, à atteindre de concert le même plan. Ou n'était-ce pas déjà chose faite, ou presque? Et n'était-ce pas plutôt le cercle à l'arrière-plan, et le point au premier plan? Watt se deman- dait s'ils s'étaient repérés l'un l'autre, ou si c'était aveuglé- ment qu'ils volaient ainsi, talonnés par quelque force d'at- traction mutuelle purement mécanique, ou jouets du hasard. Il se demandait s'ils allaient un jour se mettre en panne et échanger des signaux, peut-être même s'unir, ou tran- quillement poursuivre leurs routes respectives, comme des bateaux dans la nuit avant l'invention de la télégraphie sans fil. Ils pourraient même, qui sait, entrer en collision. Et il se demandait ce que l'artiste avait voulu représenter (Watt ne comprenait rien à la peinture), un cercle et son centre en quête l'un de l'autre, ou un cercle et son centre en quête d'un centre et d'un cercle respectivement, ou un cercle et son centre en quête de son centre et d'un cercle respective- ment, ou un cercle et son centre en quête d'un centre et de son cercle respectivement, ou un cercle et un centre pas le sien en quête de son centre et de son cercle respectivement, ou un cercle et un centre pas le sien en quête d'un centre et d'un cercle respectivement, ou un cercle et un centre pas le sien en quête de son centre et d'un cercle respec-
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tivement, ou un cercle et un centre pas le sien en quête d'un centre et de son cercle respectivement, dans l'espace infini, dans le temps éternel (Watt ne comprenait rien à la phy- sique), et à la pensée que c'était peut-être cela, un cercle et un centre pas le sien en quête d'un centre et de son cercle respectivement, dans l'espace infini, dans le temps éternel, alors les yeux de Watt s'emplirent de larmes irrépressibles et elles ruisselèrent sans retenue le long de ses joues ravi- nées, en un flot 'régulier on ne peut plus rafraîchissant.
Watt se demandait l'effet que ferait ce tableau la tête en bas, le point à l'ouest et le trou au nord, ou sur le côté droit, le point au sud et le trou à l'ouest, ou sur le côté gauche, le point au nord et le trou à l'est.
Il le décrocha donc et le tint devant ses yeux, à bout de bras, la tête en bas, sur le côté droit et sur le côté gauche.
Mais dans ces positions le tableau plaisait moins à Watt qu'il ne lui avait plu au mur, et la raison de cela était peut- être ceci, que le trou n'était plus en bas. Et la pensée du point s'y glissant enfin de bas en haut, quand il rentrerait enfin au bercail, ou dans un nouveau bercail, et la pensée du trou ouvert en bas peut-être à tout jamais en vain, ces pensées-là, pour plaire à Watt comme elles lui plaisaient, exigeaient que le trou soit en bas, et nulle part ailleurs. C'est par le nadir que nous venons, disait Watt, et c'est par le nadir que nous partons, comprenne qui pourra. Et l'artiste avait dû ressentir quelque chose de semblable, car le cercle ne tournait pas comme font les cercles, non, mais il voguait serein dans son blanc firmament, son trou patient en bas à jamais. Watt raccrocha donc le tableau dans la position où il l'avait trouvé.
Il va sans dire que Watt ne se posa pas toutes ces ques- tions au moment même, mais seulement les unes au moment même, et les autres par la suite. Mais celles qu'il se posa au moment même, il se les reposa par la suite, en même
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temps que celles qu'il ne se posa pas au moment même, infatigablement. Et bien d'autres questions aussi, à ce même sujet toujours, dont les unes au moment même, et les autres par la suite, Watt se les posa et reposa par la suite, inlassablement.
L'une de ces dernières portait sur l'appartenance. Le tableau appartenait-il à Erskine, ou à un autre domestique qui l'aurait apporté, dans ses bagages, et laissé là à son départ, ou enfin faisait-il partie intégrante de la maison de Monsieur Knott ?
Des méditations longues et laborieuses imposèrent à Watt la conclusion que le tableau faisait partie intégrante de la maison de Monsieur Knott.
La question à cette réponse était la suivante, d'une impor- tance capitale aux yeux de Watt. Le tableau était-il un élé- ment fixe et stable de l'édifice, au même titre que le lit de Monsieur Knott par exemple, ou seulement une manière de paradigme éphémère, un terme dans une série analogue à la série des chiens de Monsieur Knott, ou des hommes de Monsieur Knott, ou des siècles qui tombent, l'un après l'autre, de la gousse de l'éternité?
Un moment de réflexion imposa à Watt la conviction que le tableau n'était pas depuis longtemps dans la maison, et qu'il ne resterait pas longtemps dans la maison, et qu'il faisait partie d'une série.
Il y avait des moments où Watt avait le raisonnement vif, presque aussi vif que Monsieur Nackybal, et d'autres où sa pensée se mouvait avec une si extrême lenteur qu'elle semblait ne pas se mouvoir du tout, mais être à l'arrêt. Et
cependant elle se mouvait, comme le berceau de Galilée. Watt s'affligeait beaucoup de cette disparité. Et il y avait là en effet de quoi s'affliger.
Watt avait de plus en plus l'impression, à mesure que le temps passait, qu'à la maison de Monsieur Knott rien ne pouvait être ajouté, rien soustrait, mais que telle elle était
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alors, telle elle avait été au commencement, et telle elle resterait jusqu'à la fin, sous tous les rapports essentiels, et cela parce qu'ici à chaque instant toute présence significa- tive, et ici toute présence était significative, même si l'on ne pouvait dire de quoi, impliquait cette même présence à tout instant, ou une présence équivalente, et que seuls donc les dehors pouvaient varier, et variaient peut-être en effet sans cesse, comme. sans cesse variaient lentement les dehors
de Monsieur Knott.
Cette hypothèse, en ce qui concernait le tableau, ne tarda
pas à être confirmée avec éclat. Et des innombrables hypo- thèses échafaudées par Watt pendant son séjour chez Mon- sieur Knott, ce fut bien la seule à être confirmée, pour ne pas dire infirmée, par les événements (si l'on peut parler ici d'événements), ou plutôt le seul élément à être confirmé, le seul élément de la longue hypothèse languissante vécue par Watt dans la maison de Monsieur Knott, et bien sûr sur ses terres, à être confirmé.
Oui, rien ne changeait, dans la maison de Monsieur Knott, parce que rien n'y restait, et rien ne venait ni ne s'en allait, parce que tout n'y était qu'allée et venue.
W a t t semblait enchanté de cet aphorisme de dixième ordre. Il est vrai que dans sa bouche, débité à l'envers, il avait une certaine gueule.
Mais ce qui travaillait Watt le plus, vers la fin de son séjour au rez-dechaussée, était la question de savoir com- bien de temps il resterait au rez-de-chaussée, et dans la chambre à coucher y afférente, avant d'être muté au pre- mier étage, et à la chambre à coucher d'Erskine, et ensuite combien de temps il resterait au premier étage, et dans la chambre à coucher d'Erskine, avant de vider les lieux sans retour.
Watt ne douta pas un seul instant du jumelage du rez- de-chaussée avec sa chambre à lui, et du premier étage avec la chambre d'Erskine. Et cependant quoi de plus probléma-
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tique qu'une telle correspondance? Comme il ne semblait y avoir aucune commune mesure entre ce que Watt pouvait et ne pouvait comprendre, de même il ne semblait y en avoir aucune entre ce qu'il tenait pour certain et ce qu'il tenait pour douteux.
Watt avait le sentiment qu'il passerait, au service de Monsieur Knott, un an au rez-de-chaussée, ensuite un an au premier étage.
A l'appui de cette rocambolesque présomption il réunit les considérations suivantes.
Si la période de service, d'abord au rez-de-chaussée, ensuite au premier étage, n'était pas d'un an, alors elle était de moins d'un an, ou de plus d'un an. Mais moins d'un an signifiait carence, une page en moins du discours de la terre, puisqu'il passerait des saisons, ou une saison, ou un mois, ou une semaine, ou un jour, en entier ou en partie, sans que le service de Monsieur Knott y épande ses clartés et ténèbres. Car en l'espace d'un an tout est dit, dans une région déterminée. Mais plus d ' u n an signifiait excès, une
page du galimatias relue, puisqu'il passerait des saisons, ou une saison, ou un mois, ou une semaine, ou un jour, en entier ou en partie, ayant du service de Monsieur Knott reçu par deux fois la lumière et l'ombre. Car le nouvel an ne dit rien de neuf, à l'homme fixé dans l'espace. Donc un an au rez-de- chaussée, un autre au premier étage, car la lumière du jour du rez-de-chaussée n'était pas celle du premier étage (malgré leur proximité), pas plus que n'étaient les mêmes les lumières de leurs nuits.
Mais même Watt ne pouvait longtemps se cacher l'absur- dité de ces constructions, qui posaient comme postulat que la période de service était la même pour chaque servi- teur, et invariablement partagée en deux phases de durée égale. Et il lui semblait que la période de service et sa répartition devaient nécessairement dépendre du serviteur, de ses capacités et de ses besoins; qu'il y avait des stayers
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et des non-stayers, des étagicoles et des rez-de-chaussards ; qu'une chose que tel pourrait épuiser en deux mois, ou inver- sement, pourrait demander dix ans à tel autre pour le même résultat; que pour beaucoup en bas la proximité de Monsieur Knott devait être un long supplice, et un long supplice son éloignement pour beaucoup en haut. Mais il n'avait pas plus tôt ressenti l'absurdité de tout cela, d'une part, et la nécessité de tout ceci, de l'autre (car il est rare qu'un sentiment d'ab- surdité ne soit pas suivi d'un sentiment de nécessité), qu'il ressentit l'absurdité de ce dont il venait de ressentir la nécessité (car il est rare qu'un sentiment de nécessité ne soit pas suivi d'un sentiment d'absurdité). Car le service à considérer n'était pas le service d'un serviteur, mais de deux serviteurs, et même de trois serviteurs, et même d'une infinité de serviteurs, dont le premier ne pouvait partir qu'une fois le second monté, ni le second monter qu'une fois le troisième arrivé, ni le troisième arriver qu'une fois le premier parti, ni le premier partir qu'une fois le troisième arrivé, ni le troisième arriver qu'une fois le second monté, ni le second monter qu'une fois le premier parti, chaque arrivée, chaque séjour, chaque départ dépendant d'un séjour et d'une arrivée, d'une arrivée et d'un départ, d'un départ et d'un séjour, ou plutôt de tous les séjours et de toutes les arrivées, de toutes les arrivées et de tous les départs, de tous les départs et de tous les séjours, de tous les serviteurs de Monsieur Knott, passés, présents et à venir. Et dans cette longue chaîne d'interdépendances, allant de ceux depuis longtemps morts jusqu'à ceux pas de sitôt à naître, il ne pouvait y avoir d'arbitraire que préétabli. Car prenons trois ou quatre serviteurs quelconques, Tom, Dick, Harry et un autre, si Tom sert deux ans au premier étage, alors Dick sert deux ans au rez-de-chaussée, et puis Harry arrive, et si Dick sert dix ans au premier étage, alors Harry sert dix ans au rez-de-chaussée, et puis l'autre arrive, et ainsi de suite à perte de serviteurs, la période de service au rez-
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de-chaussée d'un serviteur donné coïncidant toujours avec la période de-service au premier étage de son prédécesseur, et se terminant toujours à l'arrivée sur les lieux de son suc- cesseur. Mais les deux ans de Tom au premier étage n'ont pas pour cause les deux ans de Dick au rez-de-chaussée, ou l'arrivée sur les lieux de Harry, et les deux ans de Dick au rez-de-chaussée n'ont pas pour cause les deux ans de Tom au premier étage, ou l'arrivée sur les lieux de Harry, et l'ar- rivée sur les lieux de Harry n'a pas pour cause les deux ans de Tom au premier étage, ou les deux ans de Dick au rez-de-chaussée, et les dix ans de Dick au premier étage n'ont pas pour cause les dix ans de Harry au rez-de-chaussée, ou l'arrivée sur les lieux de l'autre, et les dix ans de Harry au rez-de-chaussée n'ont pas pour cause les dix ans de Dick au premier étage, ou l'arrivée sur les lieux de l'autre, et l'arrivée sur les lieux de l'autre n'a pas pour cause (marre de souligner ce foutu vocable) les dix ans de Dick au pre- mier étage, ou les dix ans de Harry au rez-de-chaussée, non, ça serait trop horrible à contempler, mais les deux ans de Tom au premier étage, et les deux ans de Dick au rez-de- chaussée, et l'arrivée sur les lieux de Harry, et les dix ans de Dick au premier étage, et les dix ans de Harry au rez-de- chaussée, et l'arrivée sur les lieux de l'autre, ont pour cause le fait que Tom est Tom, et Dick Dick, et Harry Harry, et cet autre cet autre, de cela le malheureux Watt ne pou- vait douter. Car sinon dans la maison de Monsieur Knott, et à la porte de Monsieur Knott, et sur le chemin qui y conduisait, et sur le chemin qui en éloignait, il y aurait lan- gueur, il y aurait fièvre, langueur de qui poursuit sa tâche accomplie, fièvre de qui abandonne sa tâche inachevée, lan- gueur et fièvre de qui arrive et part trop tard, langueur et fièvre de qui part et arrive trop tôt. Mais Monsieur Knott
était celui à qui l'on venait, chez qui l'on restait, de qui l'on se séparait, sans langueur ni fièvre, sa maison le port et le havre que l'on gagnait calmement, où l'on relâchait libre-
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ment, que l'on quittait gaîment. Drossés, bloqués, chassés, par les tempêtes du dehors, les tempêtes du dedans? Les tempêtes du dehors ! Les tempêtes du dedans ! Des hommes comme Vincent et Walter et Arsene et Erskine et Watt! Ha ! Non. Mais sous la poussée, la menace, le charme des tempêtes, dans le besoin, la possession, la perte du refuge, des cœurs calmes et libres et gais. Non que Watt eût l'im- pression d'être calme et libre et gai, ou de l'avoir jamais été, loin de là. Mais il disait qu'il l'était peut-être, calme et libre et gai, ou sinon calme et libre et gai, tout au moins calme et libre, ou libre et gai, ou gai et calme, ou sinon calme et libre, ni libre et gai, ni gai et calme, tout au moins calme, ou libre, ou gai, à son insu. Mais pourquoi Tom Tom? Et Dick Dick? Et Harry Harry? Parce que Dick Dick et Harry Harry? Parce que Harry Harry et Tom Tom? Parce que Tom Tom et Dick Dick? Watt n'y voyait pas d'inconvénient. Mais c'était une conception dont pour le moment il n'avait pas besoin, et les conceptions dont pour le moment Watt n'avait pas besoin, il avait coutume de ne pas les développer pour le moment, mais de les laisser tran- quilles, de même qu'on ne développe pas sans motif son parapluie, non, mais on le laisse tranquille, dans le porte- parapluies, en attendant qu'il pleuve. Et la raison pour laquelle Watt n'avait pas besoin pour le moment de cette conception était peut-être ceci, que lorsqu'on a les bras pleins de lis virginaux on ne s'attarde pas à cueillir, ou à humer, ou à tapoter, ou à gratifier d'une autre marque d'af- fection quelconque, une pâquerette, ou une primevère, ou un coucou, ou un bouton d'or, ou une violette, ou un pissen- lit, ou une pâquerette, ou une primevère, ou n'importe quelle autre fleur des champs, ou n'importe quelle autre mau- vaise herbe, non, mais on marche dessus, et une fois la masse éloignée, et la tête aveugle plongée dans la blan- cheur mielleuse, alors peu à peu sous le poids de leurs pétales les tiges froissées se redressent, c'est-à-dire celles
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ayant eu la fortune de ne pas se rompre. Car ce qui préoc- cupait Watt, pour le moment, ce n'était pas tant la Toméité de Tom, la Dickéité de Dick, la Harryéité de Harry (remar- quables certes en elles-mêmes) que leur Toméité, leur Die- kéité, leur Harryéité à l'époque, leur chronotoméité, chrono- dickéité, chronoharryéité; non pas tant la détermination d'un être à venir par un être passé, d'un être passé par un être à venir (étude certes fascinante en elle-même), comme dans une composition musicale de la mesure cent mettons par la mesure mettons dix et de la mesure mettons dix par la mesure cent mettons, que l'intervalle entre les deux, les quatre-vingt-dix mesures, le temps mis par le vrai à avoir été vrai, le temps mis par le vrai à s'avérer vrai, comprenne qui pourra. Ou bien sûr faux, comprenne qui voudra.
Ainsi au début, esprit et corps, Watt besognait à sa vieille besogne.
Et ainsi Watt, ayant ouvert avec son chalumeau cette boîte en fer blanc, vit qu'elle était vide.
Dans le fait Watt ne saurait jamais combien de temps il avait passé dans la maison de Monsieur Knott, combien au rez-de-chaussée, combien au premier étage, combien au total. Tout ce qu'il pouvait dire, c'est que ça lui avait paru long.
Songeant alors, en quête de repos, aux rapports possibles entre de telles séries, la série des chiens, la série des hommes, la série des tableaux, pour s'en tenir à ces séries-là, Watt se rappela une nuit lointaine dans un non moins lointain pays, et Watt dans l'éclat de sa jeunesse allongé tout seul dans un fossé, sans avoir bu, se demandant s'il ne la tenait pas déjà, l'impossible conjonction du lieu, de I'heure et du bien- aimé, et les trois grenouilles qui croassaient Krak! , Krek ! et Krik ! , sur un, neuf, dix-sept, vingt-cinq, etc. , et sur un, six, onze, seize, etc. , et sur un, quatre, sept, dix, etc. , res- pectivement, et comme il entendit
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La poissonnière plaisait beaucoup à Watt. Watt n'était pas un homme à femmes, mais la poissonnière lui plaisait beaucoup. D'autres femmes lui plairaient peut-être davan- tage, plus tard. Mais de toutes les femmes qui lui avaient jamais plu jusqu'alors, aucune ne pouvait se comparer aux yeux de Watt, même de loin, avec cette poissonnière. Et Watt plaisait à la poissonnière. C'était là une coïncidence providentielle, qu'ils se fussent plu l'un à l'autre. Car si la poissonnière avait plu à W att sans que W att eût plu à la poissonnière, ou si W a t t avait plu à la poissonnière sans que la poissonnière eût plu à Watt, alors qu'en serait- il advenu, de Watt, ou de la poissonnière? Non que la
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poissonnière fût une femme à hommes, loin de là. étant d'un âge avancé et privée au surplus par la nature des pro- priétés qui attirent les hommes vers les femmes, hormis peut-être les restes d'une démarche distinguée due à l'habi- tude de porter son panier à poisson sur la tête, sur de lon- gues distances. Non qu'un homme, sans posséder une seule des propriétés qui attirent les femmes vers les hommes, ne puisse être un homme à femmes, ni qu'une femme, sans posséder une seule des propriétés qui attirent les hommes vers les femmes, ne puisse être une femme à hommes, loin de là. A telle enseigne que Madame Gorman avait eu plusieurs admirateurs, aussi bien avant qu'après Monsieur Gorman, et même pendant Monsieur Gorman, et Watt au moins deux affaires de cœur caractérisées au cours de son célibat. Watt n'était pas un homme à hommes non plus, dénué qu'il était de toutes les propriétés qui attirent les hommes vers les hommes, tout en ayant eu bien sûr des amis masculins (qui peut y couper? ) en plus d'une occa- sion. Non que Watt n'eût pu être un homme à hommes, sans posséder une seule des propriétés qui attirent les hommes vers les hommes, loin de là. Mais il se trouvait qu'il ne l'était pas. Quant à savoir si Madame Gorman était une femme à femmes, ou non, c'est là une des choses que l'on ignore. D'un côté elle l'était peut-être, de l'autre elle ne l'était peut-être pas. Mais il semble probable qu'elle ne l'était pas. Non qu'il soit le moins du monde impossible qu'un homme soit à la fois un homme à femmes et un homme à hommes, ni qu'une femme soit à la fois une femme à hommes et une femme à femmes, pour ainsi dire d ' u n seul et même mouvement. Car chez les hommes et les femmes, chez les hommes à femmes et les hommes à hommes, chez les femmes à hommes et les femmes à femmes, chez les hommes à femmes et à hommes, chez les femmes à hommes et à femmes, tout est possible, jusqu'à preuve du contraire, dans ce domaine.
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Madame Gorman passait tous les jeudis, sauf indisposi- tion. En ce cas elle restait chez elle, au lit, ou dans un fau- teuil moelleux, au coin du feu s'il faisait froid, devant la fenêtre ouverte s'il faisait chaud, et s'il ne faisait ni froid ni chaud devant la fenêtre fermée, ou l'âtre vide. Aussi le jeudi était le jour que Watt préférait à tous les autres jours. Dans ce domaine les hommes sont très divers. Qui préfère le dimanche, qui le lundi, qui le mardi, qui le mercredi, qui le jeudi, qui le vendredi, qui enfin le samedi. Mais Watt préférait le jeudi, parce que Madame Gorman passait le jeudi. Alors il l'introduisait dans la cuisine, et lui débou- chait une bouteille de stout, et l'asseyait sur son genou, et de son bras droit lui ceignait la taille, et appuyait sa tête contre son sein gauche (le droit lui ayant été mal- heureusement retiré dans l'enthousiasme d'une interven- tion chirurgicale), et demeurait ainsi sans bouger, ou en bougeant le moins possible, oublieux de ses malheurs, pendant dix bonnes minutes, ou un quart d'heure. Et Madame Gorman aussi, tout en lui taquinant de la main gauche les touffes gris-roux et en portant de la droite à des intervalles étudiés la bouteille à ses lèvres, était à sa modeste façon elle aussi en paix, pour un temps.
Redressant de temps en temps sa tête molle, de la taille au cou sa molle étreinte transférant, Watt baisait Madame Gorman sur la bouche ou environs, à la désespérée, avant de se replier dans sa pose post-crucifiée. Et ces baisers, sitôt qu'en venait à faiblir la première fièvre, c'est-à-dire peu de temps après leur application, Madame Gorman ne laissait pas de les rattraper, pour ainsi dire, sur ses propres lèvres, et de les retourner avec une paisible urbanité, comme on ramasse un journal ou un gant dans un lieu public pour le rendre en souriant, sinon en s'inclinant, à son légitime propriétaire. Si bien que, tout compte fait, chaque baiser était deux baisers, d'abord le baiser de
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Watt, timide et velléitaire, puis celui de Madame Gorman, onctueux et civil.
Mais Madame Gorman n'était pas toujours assise sur Watt, car quelquefois Watt était assis sur Madame Gor- man. Certains jours Madame Gorman était sur \"latt tout le temps, d'autres Watt sur Madame Gorman. Et il ne manquait pas de jours où Madame Gorman commençait par être assise sur Watt et finissait par voir Watt assis
sur elle, et où Watt commençait par être assis sur Madame Gorman et finissait par voir Madame Gorman assise sur lui.