Et A r t et Con finirent par comprendre, les soirs où le plat du chien ne les attendait pas sur le pas de la porte, que ces soirs-là il n'y avait pas de
nourriture
pour Kate (ou pour Cis).
Samuel Beckett
A Monsieur Knott lui-même?
Ou à un autre, à un ancien domestique de génie par exemple, ou à un diététicien de métier?
Et sinon à Monsieur Knott lui-même, mais à un autre, ou bien sûr à d'autres, Monsieur Knott savait-il que de telles dispositions existaient ou ne le savait-il pas ?
89
On n'entendait jamais Monsieur Knott se plaindre de sa nourriture, même s'il ne la mangeait pas toujours. Tan- tôt il vidait l'écuelle, en en raclant les parois et le fond avec sa petite pelle, à les faire briller, et tantôt il en lais- sait la moitié, ou tout autre fraction, et tantôt il en laissait la totalité.
Douze possibilités se présentèrent à Watt, à ce propos.
1. Monsieur Knott était responsable de ces dispositions, et savait qu'il était responsable de ces dispositions, et savait que de telles dispositions existaient, et était content.
2. Monsieur Knott n'était pas responsable de ces dispo- sitions, mais savait qui était responsable de ces dispositions, et savait que de telles dispositions existaient, et était content.
3. Monsieur Knott était responsable de ces dispositions, et savait qu'il était responsable de ces dispositions, mais ne savait pas que de telles dispositions existaient, et était content.
4. Monsieur Knott n'était pas responsable de ces dispo- sitions, mais savait qui était responsable de ces dispositions, mais ne savait pas que de telles dispositions existaient, et était content.
5. Monsieur Knott était responsable de ces dispositions, mais ne savait pas qui était responsable de ces dispositions, ni que de telles dispositions existaient, et était content.
6. Monsieur Knott n'était pas responsable de ces dispo- sitions, ni ne savait qui était responsable de ces dispositions, ni que de telles dispositions existaient, et était content.
7. Monsieur Knott était responsable de ces dispositions, mais ne savait pas qui était responsable de ces dispositions, et savait que de telles dispositions existaient, et était content.
8. Monsieur Knott n'était pas responsable de ces dispo- sitions, ni ne savait qui était responsable de ces dispositions, et savait que de telles dispositions existaient, et était content.
90
9. Monsieur Knott était responsable de ces dispositions, mais savait qui était responsable de ces dispositions, et savait que de telles dispositions existaient, et était content.
10. Monsieur Knott n'était pas responsable de ces dispo- sitions, mais savait qu'il était responsable de ces dispositions, et savait que de telles dispositions existaient, et était content.
11. Monsieur Knott était responsable de ces dispositions, mais savait qui était responsable de ces dispositions, mais ne savait pas que de telles dispositions existaient, et était content.
12. Monsieur Knott n'était pas responsable de ces dispo- sitions, mais savait qu'il était responsable de ces dispositions, mais ne savait pas que de telles dispositions existaient, et était content.
D'autres possibilités se présentèrent à Watt, à ce propos, mais il les écarta, et les bannit de son esprit, comme indignes d'être prises au sérieux, pour le moment. Le moment vien- drait peut-être, où elles seraient dignes d'être prises au sérieux, et à ce moment-là, s'il le pouvait, il les rappellerait à son esprit et les prendrait au sérieux. Mais pour le moment elles semblaient indignes d'être prises au sérieux, si bien qu'il les bannit de son esprit, et les oublia.
Watt avait pour consigne de donner ce qui restait de ce plat, les jours où Monsieur Knott n'en mangeait pas la tota- lité, au chien.
Or il n'y avait pas de chien dans la maison, c'est-à-dire pas de chien de maison, auquel donner cette nourriture les jours où Monsieur Knott n'y faisait pas justice.
Watt, réfléchissant à cela, entendait une petite voix qui disait, Monsieur Knott, ayant connu jadis un homme qu'avait mordu un chien, à la jambe, et ayant connu jadis un autre homme qu'avait griffé un chat, au nez, et ayant connu jadis une belle et forte femme qu'avait èhargée un bouc, dans les fesses, et ayant connu jadis un autre homme
91
qu'avait éventré un taureau, au ventre, et ayant fréquenté jadis un chanoine qu'avait saboté un cheval, à l'entrejambes, redoute à domicile les chiens et autres amis quadrupèdes de l'homme, et à peine moins ses autres frères et sœurs bi- pèdes à plumes devant Dieu, ayant connu jadis un mission" naire qu'avait piétiné à mort une autruche, à l'estomac, et ayant connu jadis un prêtre qu'une colombe, comme avec un soupir d'aise il quittait la chapelle où de ses propres mains il venait de servir la messe à plus de cent fidèle/» avait conchié, d'en haut, à l'œil.
Watt ne sut jamais que penser de cette petite voix, si elle plaisantait, ou si elle était sérieuse.
Il fallait donc qu'un chien du dehors passe à la maison au moins une fois par jour pour le cas où l'on aurait à lui donner une partie, ou la totalité, du déjeuner de Monsieur Knott, ou de son dîner, ou des deux, à manger.
0,. dans cette affaire on avait dû rencontrer de grosses diffi- cultés, malgré le grand nombre de chiens affamés et même faméliques qui abondaient, et cela sans doute depuis tou- jours, dans les parages, à des kilomètres à la ronde, dans toutes les directions. Et la raison de cela était peut-être ceci, que le nombre de fois où le chien s'en allait plein était très inférieur au nombre de fois où il s'en allait à moitié plein et que le nombre de fois où il s'en allait à moitié plein était de loin inférieur au nombre de fois où il s'en allait aussi vide qu'il était venu. Car il arrivait plus souvent à Monsieur Knott de manger toute sa nourriture que de n'en manger qu'une partie et de n'en manger qu'une partie que de n'en rien manger du tout, beaucoup beaucoup plus souvent. Er s'il est vrai que très souvent Monsieur Knott se levait très tard et se couchait très tôt, néanmoins il lui arrivait cou- ramment aussi de se lever juste à temps pour manger son déjeuner et de manger son dîner juste à temps pour se cou- cher. Les jours où il ne se levait ni ne se couchait, et par
92
conséquent laissait intacts et son déjeuner et son dîner, étaient bien sûr des jours fastes, pour le chien. Mais ils étaient très rares.
Or le chien affamé ou famélique moyen, libre de ses mou- vements, sera-t-il fidèle au rendez-vous, dans ces conditions? Non, le chien affamé ou famélique moyen, laissé à lui-même, ne le sera pas, car il n'y trouvera pas son compte.
Ajoutez qu'il fallait la visite du chien, non pas à n'im- porte quelle heure du jour ou de la nuit où il lui prendrait fantaisie de passer, non, mais entre certaines heures limites bien définies, en l'occurrence huit heures du soir et dix heures du soir. Et la raison de cela était ceci, qu'à dix heures on fermait la maison pour la nuit et que jusqu'à huit heures on ne pouvait savoir si Monsieur Knott avait laissé, de sa nourriture du jour, la totalité, ou une partie, ou rien. Car si en général Monsieur Knott mangeait jusqu'à la dernière miette aussi bien de son déjeuner que de son dîner, auquel cas le chien n'obtenait rien, rien ne l'empêchait cependant de manger jusqu'à la dernière miette de son déjeuner et puis de refuser son dîner en entier ou en partie, auquel cas le chien obtenait le dîner refusé, ou la partie refusée, ou de refuser son déjeuner ou une partie de son déjeuner et puis de manger jusqu'à la dernière miette de son dîner, auquel cas le chien obtenait le déjeuner refusé, ou la partie refusée, ou de refuser une partie de son déjeuner et derechef une partie de son dîner, auquel cas le chien profitait des deux portions dédaignées, ou enfin de ne toucher ni à son déjeuner ni à son dîner, auquel cas le chien, à condition de ne passer ni trop tôt ni trop tard, s'en allait le ventre plein enfin. '
Par quels moyens donc réunir le chien et la nourriture les jours où, Monsieur Knott ayant refusé la totalité ou une partie de sa nourriture du jour, cette partie ou cette totalité étaient disponibles pour le chien? Car les instructions de
93
Monsieur Knott étaient formelles : les jours où il restait de la nourriture ce reste devait être donné au chien, sans perte de temps.
Voilà le problème qu'avait dû affronter Monsieur Knott, dans un passé lointain, au moment de son installation.
Voilà un des nombreux problèmes qu'avait dû affronter Monsieur Knott alors.
Ou sinon Mon~ieur Knott, alors un autre, dont toute trace est perdue. Ou sinon un autre, alors d'autres, dont nulle trace ne demeure.
De là Watt passa à la manière dont ce problème avait été résolu, sinon par Monsieur Knott, alors par cet autre, et si ni par Monsieur Knott, ni par cet autre, alors par ces autres, bref, à la manière dont ce problème avait été résolu, ce problème de comment réunir le chien et la nourriture, par Monsieur Knott, ou par lui, ou par eux, bref par celui ou par ceux qu'il avait confronté, ou confrontés, dans ce passé lointain, lors de l'installation de Monsieur Knott. Car qu'il ait pu être résolu par quelqu'un, ou par plusieurs, qu'il n'avait jamais confronté, ou confrontés, semblait à Watt improbable, au plus haut degré.
Mais avant de passer à cela il s'attarda à réfléchir à ceci, que le problème de comment réunir ainsi le chien et la nour- riture avait pu être résolu par celui, ou par ceux, par qui avait été résolu, voilà si longtemps, le problème de comment préparer la nourriture de Monsieur Knott.
Et s'étant attardé à réfléchir à cela il s'attarda un peu plus, avant de passer à la solution qui semblait avoir prévalu, à considérer un certain nombre au moins d'entre celles qui semblaient ne pas avoir prévalu.
Mais avant de s'attarder un peu plus à faire cela, il s'em- pressa de remarquer que ces solutions qui ne semblaient pas avoir prévalu avaient pu être envisagées, puis écartées comme insuffisantes, par l'auteur, ou les auteurs, de la
94
solution qui semblait avoir prévalu, comme elles avaient pu ne pas l'être.
1. Un chien affamé ou famélique hors série aurait pu être recherché qui pour des raisons de lui seul connues eût estimé y trouver son compte, à passer à la maison de la façon prescrite.
Mais il y avait toutes les chances qu'un tel chien n'existât pas.
Mais il y avait peu de chances, s'il existait, de pouvoir le trouver.
2. Un chien du cru sous-alimenté aurait pu être élu auquel avec l'autorisation de son maître aurait pu être livrée par un des hommes de Monsieur Knott la totalité ou une partie de sa nourriture, les jours où il en aurait laissé la totalité ou une partie.
Mais alors un des hommes de Monsieur Knott aurait dû mettre son manteau et son chapeau et prendre le large, par une nuit d'encre selon toute probabilité et à n'en pas douter sous les trombes d'eau, et tituber à tâtons dans le noir sous les seaux d'eau, le pot de nourriture à la main, apparition minable et ridicule, jusqu'à l'endroit où gitait le chien.
Mais existait-il la moindre garantie que le chien soit là, à l'arrivée de l'homme? Le chien n'aurait-il pas pu sortir, pour la nuit?
Mais y avait-il la moindre garantie, à supposer que le chien soit là, à l'arrivée de l'homme, que le chien ait suffi- samment faim pour vider le pot de nourriture, à l'arrivée de l'homme avec le pot de nourriture? Le chien n'aurait-il pas pu assouvir sa faim, au cours de la journée? Ou y avait- il la moindre assurance, à supposer que le chien soit sorti, à l'arrivée de l'homme, que le chien ait suffisamment faim, à son retour, à l'aube, ou pendant la nuit, pour vider le pot de nourriture que l'homme avait livré? N'aurait-il
95
pas pu assouvir sa faim, au cours de la nuit, et même n'avoir quitté son gîte que dans ce seul dessein?
3. Un messager aurait pu être chargé, homme, garçon, femme ou fille, de passer à la maison tous les soirs, mettons à huit heures un quart du soir, et les soirs où il y aurait de la nourriture pour le chien d'apporter cette nourriture à un chien, à n'importe quel chien, et de ne pas le lâcher d'une semelle tant qu'il n'aurait pas liquidé la nourriture, et s'il ne pouvait ou ne voulait pas liquider la nourriture d'apporter ce qui en resterait à un autre chien, à n'importe quel autre chien, et de ne pas le quitter des yeux tant qu'il n'aurait pas liquidé ce qui restait de la nourriture, et s'il ne pouvait ou ne voulait pas liquider ce qui restait de la nour- riture d'apporter ce qui en resterait encore à un autre chien, à n'importe quel autre chien, et ainsi de suite, jusqu'à ce que la nourriture soit liquidée et qu'il n'en reste plus une miette, et enfin de rapporter le pot vide.
(Cette personne aurait pu être chargée, en outre, de cirer les brodequins, et les chaussures, soit avant de quitter la maison avec le pot plein, et qui bren sûr n'était pas plein du tout, soit en revenant à la maison avec le pot vide, ou encore en apprenant qu'il n'y avait pas de nourriture pour le chien, ce jour-là. Ce qui aurait grandement soulagé le jardinier, Monsieur Graves, en lui permettant de consacrer au jardin le temps qu'il consacrait aux brodequins, et aux chaussures. Et n'est-il pas étrange très étrange qu'on dise d'une chose qu'elle est pleine, alors qu'elle n'est pas pleine du tout, mais jamais d'une chose qu'elle est vide, si elle n'est pas vide? Et la raison de cela est peut-être ceci, que lors- qu'on remplit il est rare qu'on remplisse à ras bords, car cela ne serait pas pratique, tandis que lorsqu'on vide on vide complètement, en renversant le récipient et en le rin- çant au besoin à grand renfort d'eau bouillante, dans une sorte de frénésie. )
96
Mais existait-il la moindre garantie que le messager donne effectivement la nourriture à un chien, ou à des chiens, conformément à ses instructions? Qu'est-ce qui empêchait le messager de manger lui-même la nourriture, ou de la vendre en entier ou en partie à une tierce personne, ou d'en faire cadeau, ou de la vider dans le fossé le plus proche, ou dans le premier trou venu, pour économiser son temps, et sa peine?
Mais que se passerait-il si le messager, par faiblesse, ou ivresse, ou mollesse, ou paresse, négligeait de passer à la maison un soir où il y aurait de la nourriture pour le chien?
Mais même le messager le plus robuste, le plus sobre, le plus consciencieux, connaissant tous les chiens du cru, leurs habitudes et leurs domiciles, leurs formes et leurs couleurs, n'aurait-il pas pu se trouver à la tête d'un reste de nourriture, un petit rabiot, dans le vieux pot, de dix heures au coup, au vieux coucou, et comment ferait-il alors, le fidèle messager, pour rapporter le pot, s'il n'était pas vide à temps, le lendemain matin il serait trop tard, car les ustensiles de Monsieur Knott ne devaient pas passer la nuit dehors.
Mais un chien, est-ce la même chose que le chien? Car il n'était pas question, dans les instructions de Watt, d'un chien, mais uniquement du chien, ce qui ne pouvait signi- fier qu'un seul chien, à savoir qu'il fallait non pas n'im- porte quel chien, mais un chien bien déterminé, c'est-à-dire non pas un chien aujourd'hui, et un deuxième demain, et peut-être un troisième après-demain, non, mais chaque jour le même, chaque jour le même pauvre vieux chien, aussi longtemps qu'il vivrait. Mais à plus forte raison des chiens, est-ce la même chose que le chien ? .
4. Un homme possesseur d'un chien famélique aurait pu être recherché, un homme ayant l'habitude, dans l'exercice normal de ses fonctions, de passer avec son chien devant
97
7
la maison de Monsieur Knott tous les jours de l'année entre huit heures et dix heures du soir. Alors serait allumée, les soirs où il y aurait de la nourriture pour le chien, à la fenêtre de Monsieur Knott ou à quelque autre fenêtre bien en vue, une lumière rouge, ou peut-être mieux verte, et tous les autres soirs une lumière violette, ou peut-être mieux pas de lumière du tout, et alors l'homme (et sans doute bientôt le chien aussi) lèverait en passant les yeux vers la fenêtre et au vu de la lumière rouge, ou de la lumière verte, courrait jusqu'à la porte de la maison et là ne quitterait plus son chien des yeux tant qu'il n'aurait pas liquidé la nourriture laissée par Monsieur Knott, mais au vu de la lumière violette, ou de pas de lumière du tout, ne courrait pas jusqu'à la porte, avec son chien, mais poursui- vrait son chemin, sur la route, avec son chien, comme si de rien n'était.
Mais était-il probable qu'un tel homme existât?
Mais était-il probable, s'il existait, qu'on pût le trouver? Mais s'il existait, et qu'on pût le trouver, ne pourrait-il
pas confondre, dans son esprit, en passant devant la maison, sur le chemin du retour, ou sur le chemin du départ, il ne peut pas en y avoir d'autre, pour qui chemine encore, ne pourrait-il pas confondre, dans son esprit, rouge avec violet, violet avec vert, vert avec noir, noir avec rouge, et quand rien dans le pot pour lui, courir frapper toc toc à l'huis, et quand pour lui le pot tout plein, passer tout pataud son che- min, suivi de son fidèle sac d'os?
Mais Erskine, ou Watt, ou un autre Erskine, ou un autre Watt, ne pourraient-ils pas allumer la fausse lumière, ou omettre d'allumer, par mégarde, ou allumer la bonne lu- mière, ou éviter d'allumer, mais trop tard, par oubli, ou par nonchalance, et faire courir homme et chien, quand pour eux il n'y avait rien, et quand il y avait quelque chose, pas- ser leur vieux chemin sans pause ?
98
Mais cela n'aurait-il pas pour effet d'aggraver les misères, les responsabilités et les fatigues déjà accablantes des ser- viteurs de Monsieur Knott ?
Ainsi Watt considéra, non seulement un certain nombre de solutions qui apparemment n'avaient pas prévalu, mais en même temps un certain nombre d'objections peut-être déterminantes à l'époque.
Solution Nombre d'objections
l'e
Nombre de solutions Nombre d'objections 4 14 39 25 12
Si l'on passe ensuite à la solution qui semblait avoir pré- valu, elle consistait selon Watt grosso modo en ceci : que soit recherché un cynophile du cru comme il faut, c'est- à-dire un traîne-misère pourvu d'un chien affamé, et qu'il lui soit alloué la pension rondelette de cinquante livres par an exigible par mensualités, à charge pour lui de passer chez Monsieur Knott tous les soirs entre huit et dix accom- pagné de son chien convenablement affamé, et les soirs où il y aurait de la nourriture pour son chien de ne plus le quitter des yeux, son bâton à la main, devant témoins, tant qu'il n'aurait pas liquidé la nourriture jusqu'à la dernière miette, et ensuite de vider les lieux, lui et son chien, séance tenante; et qu'un chien affamé plus jeune soit par cet homme aux frais de Monsieur Knott acquis et tenu en
2 2e 3 3e 4 4e 5
99
réserve pour le jour où le premier chien affamé viendrait à mourir, et qu'à ce moment-là un autre chien affamé soit dans les mêmes conditions procuré et tenu prêt pour l'heure inévitable où le deuxième chien affamé viendrait à payer sa dette à la nature; et ainsi de suite indéfiniment de façon à disposer à tout instant de deux chiens affamés, l'un pour manger de la manière susdite et jusqu'à ce qu'il meure la nourriture laissée par Monsieur Knott et l'autre à son tour pour en faire autant aussi longtemps qu'il vivrait, et ainsi de suite indéfiniment; et en outre que soit recherché un jeune cynophile du cru de situation semblable, mais dépour- vu de chien, pour le jour où le premier viendrait à mou- rir, afin qu'il prenne en charge et exploite, de la même manière et dans les mêmes conditions, les deux chiens affa- més restés ainsi sans maitre, et sans foyer; et qu'à ce mo- ment-là soit de la même façon assuré un autre jeune cyno- phile du cru démuni de chien pour l'heure cruelle où vien- drait à s'éteindre son prédécesseur; et ainsi de suite indé- finiment, de façon à disposer à tout moment de deux chiens affamés et de deux traîne-misère du cru, le premier pour gar- der et exploiter de la façon susdite les deux chiens affamés aussi longtemps qu'il vivrait et l'autre à son tour aussi longtemps qu'il respirerait pour en faire autant, et ainsi de suite indéfiniment; et pour le cas toujours à crain- dre où par malheur il arriverait à l'un des deux chiens affa- més ou à tous les deux de ne pas survivre au maître et de le suivre incontinent dans la tombe, qu'il soit acquis et convenablement entretenu aux frais de Monsieur Knott dans un endroit propice et dans une condition affamée un troisième, un quatrième, un cinquième et même un sixième chien affamé; ou mieux encore qu'il soit fondé aux frais de Monsieur Knott dans un site favorable un chenil ou une colonie de chiens affamés de manière à pouvoir y puiser à tout instant et mettre au travail de la façon susdite un
100
chien affamé de bonne race et bien dressé; et pour le cas peu probable où le jeune cynophile de secours irait rejoindre ses ancêtres en même temps que son prédéces- seur, ou même avant, et il arrive tous les jours des choses autrement surprenantes, qu'il soit recherché et par de belles paroles et d'éventuels dons d'argent frais et de vêtements usagés rivés au service de Monsieur Knott de la façon susdite un troisième, un quatrième, un cinquième et même un sixième jeune homme ou à la rigueur jeune femme du cru sans ressources et sans c h i e n ; ou mieux encore qu'il soit recherché une famille du cru nombreuse et besogneuse composée autant que possible des deux parents et de dix à quinze enfants et petits-enfants tous passionnément attachés à la glèbe natale et moyennant un premier acompte cash rondelet sans exagération et une géné- reuse pension de cinquante livres par an exigible par men- sualités et des dons occasionnels de menue monnaie et de vêtements vastes et enfin des paroles affectueuses de conseil et d'encouragement et de consolation prodiguées sans compter aux moments critiques qu'ils soient enchaînés tous, sans retour et en bloc, leurs enfants et les enfants de leurs enfants, au service de Monsieur Knott, avec mission de s'occuper de tout ce qui touchait de près ou de loin à la question du chien requis pour manger la nourriture
laissée par Monsieur Knott et de rien d'autre; et que soit confié une fois pour toutes à leurs soins le chenil ou élevage de chiens affamés fondé par Monsieur Knott pour que jamais ne lui manque un chien affamé pour manger sa nourriture les jours où il ne la mangerait pas lui-même, car la question du chenil touchait à la question du chien. C'est ainsi grosso modo selon Watt qu'on avait dû trouver la solution du problème de comment donner la nourriture de Monsieur Knott au chien. Et s'il est certain qu'au début pendant quelque temps elle n'a pu être, dans le crâne de
101
quelqu'un, qu'un tissu de pensées tantôt se dilatant et tantôt se contractant, cependant elle n'a pas dû tarder à devenir bien davantage. Car d'immenses familles miséreuses abondaient à des kilomètres à la ronde, dans toutes les directions concevables, et cela sans doute de tout temps, de sorte qu 'il n 'a sûrement pas fallu attendre bien long- temps pour qu'au monde étonné il soit donné de voir passer chez Monsieur Knott, à la porte de derrière, soir après soir avec une exactitude de métronome, un vrai chien affamé moins en chair qu'en os grandeur nature qu'accom- pagnait à la remorque un échantillon irrécusable de la féconde indigence locale, et que la pension commence à être versée, et de loin en loin aux moments les plus ines- pérés dispensée la mitraille, depuis la demi-couronne jus- qu'au demi-penny en passant par le florin, le shilling, la pièce de six pence, la pièce de trois pence et le penny, et que s'ouvrent les vannes des vêtements de rebut dont Mon- sieur Knott, grand rebuteur de vêtements, avait d'immenses réserves, tantôt une veste, tantôt un gilet, tantôt un man- teau, tantôt un imperméable, tantôt un pantalon, tantôt un knickerbocker, tantôt une chemise, tantôt un tricot, tan- tôt un caleçon, tantôt une combinaison, tantôt une bre- telle, tantôt une ceinture, tantôt un faux col, tantôt une vraie cravate, tantôt un cache-col, tantôt un cache-nez, tantôt un bas, tantôt une chaussette, tantôt un brodequin et enfin tantôt une chaussure, et que pleuvent les bonnes paroles de bon conseil et d'encouragement et de réconfort et les petites marques de bonté et d'amour juste aux moments où le besoin s'en faisait le plus sentir et que soit en plein essor sous la direction de qui de droit le chenil de chiens affamés, objet de l'admiration générale.
Le nom de cette bienheureuse famille était Lynch et au moment où Watt entra au service de Monsieur Knott elle se décomposait comme suit.
Il y avait Tom Lynch, veuf, âgé de quatre-vingt-cinq ans, 102
cloué au lit par d'incessantes douleurs inexpliquées au caecum, et puis ses trois fils encore en vie Joe, âgé de soixante-cinq ans, perclus de rhumatismes, et Jim, âgé de soixante-quatre ans, bossu et ivrogne, et enfin Bill, veuf, âgé de soixante-trois ans, très gêné dans ses mouvements pat la perte des deux jambes à la suite d'un faux-pas suivi d'une chute, et puis sa seule fille encore en vie May Sharpe, veuve, âgée de soixante-deux ans, en pleine possession de toutes ses facultés à l'exception de la vue. Ensuite il y avait la femme de Joe Flo née Doyly-Byrne, âgée de soixante-cinq ans, parkinsonienne mais sinon en parfaite condition, et puis la femme de Jim Kate née Sharpe, âgée de soixante- quatre ans, couverte de plaies suintantes de nature inexpli- quée mais sinon en parfaite santé. Ensuite il y avait le fils de Joe Tom, âgé de quarante-et-un ans, sujet malheureusement à des accès tantôt d'exaltation, qui lui interdisaient le moindre effort, et tantôt de dépression, pendant lesquels il ne pouvait ériger le petit doigt, et puis le fils de Bill Sam, âgé de quarante ans, dont par une grâce providentielle la paralysie n'affectait que les zones comprises d'une part entre les genoux et les pieds et de l'autre entre la tête et la ceinture, et puis la fille de May Ann, vierge en principe, âgée de trente-neuf ans, gravement diminuée physiquement et moralement par une douloureuse affection de nature honteuse, et puis le garçon de Jim Jack, âgé de trente-huit ans, faible d'esprit, et ses frères les jumeaux inséparables Art et Con, âgés de trente-sept ans, qui sous la toise en chaussettes atteignaient un mètre dix et sur la balance nus comme des vers trente- quatre kilos tout en os et en muscle et entre qui la res- semblance était si frappante à tous égards que même à ceux qui les connaissaient et les aimaient (et ils étaient nombreux) il arrivait d'appeler Art Con quand ils vou- laient dire Art et Con Art quand ils voulaient dire Con au moins aussi souvent, sinon plus souvent, que d'appeler Art Art quand ils voulaient dire Art et Con Con quand
103
ils voulaient dire Con. Ensuite il y avait la jeune femme de Tom Mag née Sharpe, âgée de quarante-et-un ans, très handi- capée dans ses activités aussi bien à la maison qu'au dehors par des crises subépileptiques d'incidence mensuelle pendant lesquelles elle se roulait l'écume aux lèvres sur le sol de la cuisine, ou sur les pavés de la cour, ou sur le carré de légumes, ou sur les berges de la rivière, et ne laissait pas le plus souvent de se blesser d'une façon ou d'une autre au point de devoir gagner son lit et y rester, chaque mois, le temps de se remettre, et puis la femme de Sam Liz née Sharpe, âgée de trente-huit ans et pour son bonheur plus morte que vive du fait d'avoir donné à Sam en l'espace de vingt ans dix-neuf enfants dont quatre encore en vie et de nouveau grosse, et puis de l'infortuné Jack faible d'esprit ne l'oublions pas l'épouse Lil née Sharpe, âgée de trente- huit ans, faible de poitrine. Et ensuite pour passer à la génération suivante il y avait le fils de Tom Simon, âgé de vingt ans, qui entre autres anomalies hélas indescrip- tibles avait les
?
et sa jeune femme et cousine fille de l'oncle Sam, âgée de dix-neuf ans, dont la beauté et l'utilité se trouvaient cruel- lement diminuées par la faute de deux bras desséchés et d'une claudication d'origine tuberculeuse insoupçonnée, et puis les deux fils de Sam encore en vie Bill et Mat, âgés respectivement de dix-huit et de dix-sept ans, qui étant venus au monde respectivement aveugle et boiteux s'étaient vus affectueusement surnommer Bill l'Aveugle et Mat le Boiteux respectivement, et puis l'autre fille mariée de Sam Kate, âgée de vingt-et-un ans, beau brin de fille quoique hémophile (1), et puis son jeune mari et cousin
(1) L'hémophilie est, à l'égal de la prostatite, une affection exclusive- ment masculine. Mais pas dans cet ouvrage.
104
Sean fils de l'oncle Jack, âgé de vingt-et-un ans, solide gail- lard quoique hémophile également, et puis la fille de Frank (? ) Bridie, âgée de quinze ans, pilier et soutien de la famille, ne dormant que le jour pour pouvoir recevoir la nuit, au tarif élastique de deux pence ou trois pence ou quatre pence ou même cinq pence ou une bouteille de bière l'étreinte, et cela dans la remise pour ne pas incommoder les
siens, et puis l'autre fils de Jack Tom, âgé de quatorze ans, dont on disait diversement qu'il tenait de son père par la fai- blesse de son esprit et de sa mère par la faiblesse de sa poitrine et de son grand-père paternel Jim par son goût des boissons fortes et de sa grand-mère paternelle Kate par la plaque grande comme une assiette d'eczéma humide qui lui déparait le sacrum et de son grand-père paternel Tom par les crampes qui lui tarabustaient l'estomac. Et enfin pour passer à la génération montante il y avait les deux fillettes de Sean Rose et Cerise, âgées de quatre et de cinq ans respectivement, et ces mignonnes petites innocentes étaient hémophiles à l'ins- tar de papa et de maman, et ma foi c'était très moche de la part de Sean, sachant ce qu'il était et ce qu'était Kate, de faire à Kate ce qu'il lui fit, au point qu'elle conçut et mit au monde Rose, et ma foi c'était très moche de sa part à elle de le laisser faire, et ma foi c'était de nouveau très moche de la part de Sean, sachant ce qu'il était et ce qu'était Kate et maintenant ce qu'était Rose, de faire de nouveau à Kate ce que de nouveau il lui fit, au point qu'elle conçut de nouveau et mit au monde Cerise, et ma foi c'était de nouveau très moche de sa part à elle de le laisser
faire de nouveau, et puis il y avait les deux petits garçons de Simon Pat et Larry, âgés de quatre et de trois ans res- pectivement, et le petit Pat était rachitique, avec des bras et des jambes comme des allumettes et une tête grosse comme un ballon et un ventre gros comme un autre, et le petit Larry ne l'était pas moins, et la seule différence entre le petit Pat et le petit Larry était ceci, compte tenu de la
105
légère différence d'âge, et de nom, que les jambes du petit Larry ressemblaient encore davantage à des allumettes que celles du petit Pat, tandis que les bras du petit Pat res- semblaient encore davantage à des allumettes que ceux du petit Larry, et que le ventre du petit Larry ressemblait un peu moins à un ballon que celui du petit Pat, tandis que la tête du petit Pat ressemblait un peu moins à un ballon que celle du peti t Larry.
Cinq générations, vingt-huit âmes, neuf cent quatre- vingts ans, tel était le glorieux bilan de la famille Lynch, à l'instant où Watt entra au service de Monsieur Knott. (1)
Puis un instant passa et tout fut changé. Non qu'il y eût mort, loin de là. Non qu'il y eût naissance, loin de là aussi. Mais les vingt-huit de respirer, ouf, ouf, d'aspirer, d'expirer, une fois de plus, et tout fut changé.
Comme par le soleil que voile et dévoile la nue la mer, le lac, la glace, la plaine, le marais, le coteau, ou tout autre étendue naturelle analogue, qu'elle soit liquide ou qu'elle soit solide.
Jusqu'au chiffre glorieux, à force ainsi de changer, en l'espace de vingt divisé par vingt-huit égale cinq divisé par sept fois douze égale soixante divisé par sept égale huit mois et demi approximativement, si nul ne mourait, si nul ne naissait, jusqu'au chiffre glorieux de mille ans!
Si tous étaient épargnés, épargnés les vivants, épargnés les pas encore nés.
En l'espace de huit mois et demi, à dater de l'instant où Watt entra au service de Monsieur Knott.
Mais tous ne furent pas épargnés.
Car Watt n'avait pas vécu quatre mois chez Monsieur Knott que Liz femme de Sam se coucha et expulsa un enfant, son vingtième, avec la facilité qu'on devine, et ensuite pendant
(1) Ces chiffres étant incorrects, les calculs en découlant sont double- ment erronés.
106
quelques jours étonna agréablement tous ceux qui la con- naissaient (et ils étaient nombreux) par un air de santé inaccoutumé et un afflux de bonne humeur tout à fait étran- ger à sa nature, car voilà bien des années qu'elle passait à juste titre pour plus morte que vive, et ensuite allaita son enfant avec beaucoup de plaisir et de satisfaction apparem- ment, le débit de lait étant étonnamment exubérant pour une femme de son âge et de sa complexion qui était exsan- gue, et enfin au bout de cinq ou six ou même peut-être sept jours de ce fla-fla s'affaiblit brusquement et au grand éton- nement de son mari Sam, de ses fils Bill l'Aveugle et Matt le Boiteux, de ses filles mariées Kate et Ann et de leurs maris Sean et Simon, de sa nièce Bridie et de son neveu Tom, de ses sœurs Mag et Lil, de ses beaux-frères Tom et Jack, de ses cousins Ann, Art et Con, de ses belles-tantes Mayet Mag, de sa tante Kate, de ses beaux-oncles joe et Jim, de son beau-père Bill et de son beau-grand-père Tom, qui s'attendaient à tout sauf à cela, s'affaiblit de plus en plus jusqu'à ce qu'elle mourût.
Cette perte fut une perte cruelle pour la famille Lynch, cette perte d'une femme nantie de quarante ans bon teint. Car non seulement fut l'épouse, la mère, la belle-mère,
la tante, la sœur, la belle-sœur, la cousine, la belle-nièce, la nièce, la belle-fille, la belle petite-fille et bien entendu la grand-mère, arrachée au beau-grand-père, au beau-père, aux beaux-oncles, à la tante, aux belles-tantes, aux cousins, aux beaux-frères, aux sœurs, à la nièce, au neveu, aux beaux-fils, aux filles, aux fils, au mari et bien entendu aux quatre petits petits-enfants (qui toutefois ne trahirent d'autre signe d'émotion qu'une certaine curiosité, étant trop jeunes sans doute pour se rendre compte du terrible deuil qui venait de les frapper, puisque aussi bien leur âge total ne dépassait pas seize ans), sans espoir de retour, mais les mille ans des Lynch se trouvaient retardés d'à peu près un an et demi, à supposer bien sûr que tous soient épargnés entre-temps, et
107
de ce fait ne pouvaient sonner qu'au bout de deux ans environ à dater de la défection de Liz et non plus dans un délai de cinq mois seulement comme cela eût été le cas si Liz avec tout le reste de la famille avait été épargnée et même cinq ou six jours plus tôt si l'enfant avait été épargné aussi, comme d'ailleurs il le fut bien sûr, mais aux dépens de sa mère, si bien que le but vers lequel ahanait toute la famille reculait de non moins que de dix-neuf mois bon poids, sinon plus, à supposer bien sûr que tous soient épargnés entre-temps.
Mais tous ne furent pas épargnés entre-temps.
Car il ne s'était pas écoulé deux mois depuis la mort de Liz qu'à l'étonnement de la famille tout entière Ann se retira dans le secret de sa chambre et donna le jour, d'abord à un beau petit bébé mâle tout frétillant, ensuite à un beau petit bébé femelle à peine moins frétillant, et s'ils ne devaient pas rester beaux bien longtemps ni bien long- temps continuer à frétiller il n'en reste pas moins qu'à leur naissance ils étaient indéniablement beaux et d'une vivacité peu commune à cet âge.
Voilà donc porté à trente le total d'âmes du ménage Lynch et rapproché d'environ vingt-quatre jours le jour faste objet de tous les espoirs, à supposer bien sûr que tous soient épargnés entre-temps.
Maintenant la question que de toutes parts on commen- çait ouvertement à agiter était celle-ci, Qui avait bien pu faire, ou par Ann être induit à faire, cette chose à Ann ? Car Ann n'avait rien d'une femme séduisante et la pénible affection dont elle était la victime n'était un secret pour personne, non seulement dans le cercle de la famille, mais à des kilomètres à la ronde dans toutes les directions. Plu- sieurs noms furent librement évoqués à ce propos.
Les uns disaient que c'était son cousin Sam, dont les dispositions amoureuses étalent notoires, non seulement dans l'enceinte de la famille, mais d'un bout à l'autre de
108
la contrée avorsinante, et qui ne se cachait point d'avoir pratiqué l'adultère localement sur une grande échelle, se propulsant d'un rendez-vous au suivant dans son fauteuil d'invalide à traction autonome, avec des femmes veuves, des femmes mariées et des femmes non mariées, dont les unes jeunes et séduisantes, et d'autres jeunes sans être sédui- santes, et d'autres séduisantes sans être jeunes, et d'autres ni jeunes ni séduisantes, et dont un certain nombre à la faveur de son intervention conçurent et mirent au monde qui un fils, qui une fille, qui deux fils, qui deux filles, qui un fils et une fille, car Sam n'avait jamais décroché de tri- plés, et c'était là chez Sam un point sensible, qu'il n'eût jamais décroché de triplés, et dont d'autres conçurent mais ne mirent pas au monde, et dont d'autres ne conçurent pas du tout, encore que ce fût là l'exception de ne pas concevoir du tout, quand Sam intervenait. Et aux reproches qu'on lui faisait de cette conduite Sam de riposter du tac au tac que paralysé comme il l'était, de la taille jusqu'au sommet et des genoux jusqu'à la base, il n'avait dans la vie d'autre but, d'autre intérêt ni d'autre joie que de lever l'ancre dans son fauteuil roulant au sortir d'une bonne ventrée de viande et de légumes et de rester dehors à exercer l'adultère jusqu'au moment où il fallait rentrer souper, après quoi il était à la disposition de sa conjointe. Mais jusque-là, pour autant qu'on pût le savoir, il n'avait jamais trahi Liz sous son propre toit ou, plus exactement, avec aucune de celles qu'abritait ce dernier, même s'il se trouvait de mauvaises langues pour insinuer qu'il était le père de ses cousins Art et Con.
D'autres disaient que c'était son cousin Tom qui dans un accès d'exaltation, ou dans un accès de dépression, avait fait cette chose à Ann. Et ceux qui objectaient que Tom était incapable du moindre effort lors de ses accès d'exal- tation, et que lors de ces accès de dépression il ne pouvait ériger ne fût-ce que le petit doigt, se voyaient vertement
109
répliquer que l'effort et l'érection ici en jeu n'étaient pas l'effort et l'érection qu'interdisaient à Tom ses accès, mais un tout autre effort et une tout autre érection, étant sous- entendu que l'empêchement en question n'était pas phy- sique, mais moral, ou esthétique, et que l'impossibilité endémique où se trouvait Tom d'une part de remplir cer- taines tâches n'entraînant aucune déperdition de ses réserves corporelles, comme d'avoir l'œil à la bouilloire, par exemple, ou à la casserole, et d'autre part de bouger de l'endroit qu'il occupait, couché, assis ou debout, ou d'avancer la main ou le pied pour attraper un outil tel un marteau ou un ciseau, ou un ustensile de cuisine de l'ordre d'une pelle, ou d'un seau, n'était ni dans le premier cas ni dans le second une impossibilité absolue, non, mais rela- tive à la nature de la tâche à remplir, ou de l'acte à accom- plir. Et on ajoutait avec cynisme, à l'appui de cette thèse, que si Tom avait reçu mission d'avoir l'œil, non pas sur la bouilloire ou sur la casserole, mais sur sa nièce Bridie faisant sa toilette de nuit, aucun degré de dépression ne l'en aurait empêché, et qu'il fallait voir la vitesse à laquelle tombait son exaltation dans le voisinage d'un tire-bouchon et d'une bouteille de stout. Car Ann, quoique d'aspect peu engageant et pourrie par son mal, avait ses partisans, à la maison et au dehors. Et ceux qui objectaient que ni les appas d'Ann, ni ses dons de persuasion, ne se pouvaient comparer à ceux de Bridie, ou d'une bouteille de stout, se voyaient sèchement rétorquer que si Tom n'avait pas fait cette chose dans un accès de dépression, ou dans un accès d'exaltation, alors il l'avait faite entre un accès de dépres- sion et un accès d'exaltation, ou entre un accès d'exaltation et un accès de dépression, ou entre un accès de dépression et un autre accès de dépression, ou entre un accès d'exal- tation et un autre accès d'exaltation, car chez Tom, quoi qu'on ait pu dire, dépression et exaltation n'étaient pas d'alternance régulière, non, mais souvent il ne sortait d'un
110
accès de dépression que pour être saisi d'un autre peu après, et fréquemment il ne se dégageait d'un accès d'exaltation que pour tomber presque aussitôt dans le suivant, et pen- dant ses brefs répits il arrivait à Tom de se comporter très bizarrement, presque comme quelqu'un qui ne sait plus ce qu'il fait.
D'autres disaient que c'était son oncle Jack, faible d'es- prit ne l'oublions pas. Et ceux qui n'étaient pas de cet avis se voyaient aimablement prier par ceux qui en étaient de bien vouloir considérer ceci, que Jack était non seulement faible d'esprit, mais mari d'une femme faible de poitrine. Or on pouvait dire tout ce qu'on voulait des autres parties d'Ann, mais jamais de sa poitrine qu'elle était faible, car il était de notoriété publique qu'Ann avait une poitrine splendide, blanche et grasse et élastique, et dans l'esprit d'un homme comme Jack, faible d'esprit ne l'oublions pas et enchaîné à une femme faible de poitrine, comment s'étonner si de cette splendide partie d'Ann, si blanche, si grasse et si élastique, l'image allait toujours se dilatant, toujours plus blanche, plus grasse et plus élastique, jusqu'à ce que des autres parties d'Ann (et elles étaient nombreuses) où ne se trouvait trace ni de blancheur ni de gras ni d'élas- ticité, mais où tout était gris, et même vert, et décharné, et flasque, toute pensée fût bannie.
D'autres noms cités à ce propos étaient ceux des oncles d'Ann, Joe, Bill et Jim, et de ses neveux, Bill l'Aveugle et Mat le Boiteux, Sean et Simon.
Qu'Ann eût pu être la victime, non pas d'un des siens, mais d'un étranger du dehors, beaucoup l'estimaient proba- ble, et on évoquait librement à ce propos le nom de plus d'un étranger du dehors.
Puis environ quatre mois plus tard, alors qu'on sortait enfin du long hiver et que certains croyaient odorer le prin- temps déjà, les frères joe, Bill et jim, soit le total impres- sionnant de cent quatre-vingt-treize ans, dans le bref espace
111
d'une semaine furent emportés, Joe l'ainé un lundi, et Bill son cadet d'un an le mercredi suivant, et Jim leur cadet d'un an et de deux ans respectivement le vendredi suivant, ce qui avait pour conséquence de laisser le vieux Tom sans fils, et Fla et Kate sans maris, et May Sharpe sans frères, et Tom et Jack et Art et Con et Sam sans pères, et Mag et Liz sans beaux-pères, et Ann sans oncles, et Simon et Ann et Bridie. et Tom et Sean et Kate et Bill et Mat et le vingtième enfant de Sam par la regrettée Liz sans grand- pères, et Rose et Cerise et Pat et Larry sans arrière-grands-
pères.
Voilà donc reculé le jour convoité, objet toujours de
leurs vœux languissants, d'à peu près dix-sept ans au moins, c'est-à-dire loin au-delà des horizons de l'espérance et même de l'espoir. Car le vieux Tom, par exemple, baissait à vue d'œil et un jour se laissa surprendre en train de s'exclamer, Me faucher mes trois gars d'un seul coup merde et me lais- ser là avec mes putains de douleurs, sous-entendant par là qu'à son avis on aurait mieux fait de le faucher lui avec ses douleurs et de laisser là ses gars avec les leurs dont les pires réunies n'arrivaient pas au coude du vautour qui sans répit lui dévorait le caecum. Et baissaient aussi à vue d'œil bien d'autres membres de la famille, au point d'enlever tout espoir de voir se prolonger leurs souffrances.
Alors il leur en cuisait de ce qu'ils avaient dit, à ceux qui avaient dit que c'était l'oncle Joe, et à ceux qui avaient dit que c'était l'oncle Bill, et à ceux qui avaient dit que c'était l'oncle Jim, qui avait fait cette chose à Ann, car ils avaient confessé leurs péchés tous les trois, au prêtre, avant d'être emportés, et le prêtre était un vieil intime de la famille. Et des cadavres des frères la nuée des voix s'éleva et flotta un moment avant de se poser sur les vivants à élire, à réélire, telle voix sur tel vivant, telle autre sur tel autre, jusqu'à ce que chaque vivant ou presque eût sa voix, chaque voix son repos. Et beaucoup étaient maintenant
112
en désaccord qui avaient été d'accord, et d'accord mainte- nant qui avaient été en désaccord, et d'autres d'accord tou- jours qui l'avaient été déjà, et d'autres toujours en désac- cord qui l'avaient déjà été. Et ainsi se formaient de nou- velles amitiés, et de nouvelles inimitiés, et se maintenaient de vieilles amitiés, et de vieilles inimitiés. Et tout n'était
qu'accord et désaccord, amitié et inimitié, comme par le passé, mais suivant une autre répartition. Et pas une seule voix qui ne fût soit pour soit contre, non, pas une. Et tout n'était qu'objection et réplique, réplique et objection, comme par le passé, mais dans d'autres bouches. Non qu'il ne s'en trouvât beaucoup pour continuer à dire ce qu'ils avaient toujours dit, loin de là. Mais il s'en trouvait encore plus pour ne plus le dire. Et la raison de cela était peut-être ceci, que non seulement tous ceux qui avaient dit ce qu'ils avaient dit sur Jim, sur Bill et sur Joe se trouvaient par la mort de j o e , de Bill et de Jim mis dans l'impossi- bilité de continuer et dans l'obligation de trouver autre chose, car Bill, Joe et Jim avaient beau être bêtes, ils ne l'étaient pas au point de se laisser emporter sans se mettre à sainte table rapport à ce qu'ils avaient fait à Ann, s'ils l'avaient fait, mais aussi parmi ceux qui n'avaient jamais rien dit sur Jim, sur Joe et sur Bill, à ce propos, sinon qu'ils n'avaient pas fait cette chose à Ann, et par conséquent ne se trouvaient nullement par la mort de Joe, de Jim et de Bill mis dans l'impossibilité de continuer à dire ce qu'ils avaient toujours dit, à ce propos, beaucoup préféraient néan- moins, en entendant parler maintenant avec eux certains parmi ceux qui avaient toujours parlé contre eux et contre qui ils avaient toujours parlé, de ne plus dire ce qu'ils avaient toujours dit, à ce propos, et de commencer ·à dire tout autre chose, afin de pouvoir continuer à entendre parler contre eux et eux à parler contre le plus grand nombre possible de ceux qui, avant les morts de Bill, de Joe et de Jim, avaient toujours parlé contre eux et contre qui ils avaient toujours
113
8
parlé. Car, chose étrange mais vraie apparemment, ceux qui parlent parlent plutôt pour le plaisir de parler contre que pour le plaisir de parler avec. Et la raison de cela est peut-être ceci, qu'il est difficile dans l'accord de crier tout à fait aussi fort que dans le désaccord.
Cette petite affaire de la nourriture du chien, Watt la reconstitua à partir des indiscrétions qui échappaient, de temps en temps, le soir, aux nains jumeaux Art et Con. Car c'était eux qui conduisaient le chien affamé, tous les soirs, jusqu'à la porte de Monsieur Knott. Ce qu'ils fai- saient depuis l'âge de douze ans, soit depuis un quart de siècle, et devaient continuer à faire pendant tout le temps
que Watt resterait chez Monsieur Knott, ou plutôt pendant tout le temps qu'il resterait au rez-de-chaussée. Car lorsque W att fut muté au premier étage, alors W att perdit tout contact avec le rez-de-chaussée et ne devait plus revoir ni le chien ni ceux qui le conduisaient. Mais c'était sûrement Art et Con toujours qui conduisaient le chien, tous les soirs à neuf heures, jusqu'à la porte de derrière de Monsieur Knott, même lorsque Watt n'était plus là pour le constater. Car c'était deux petits gars solides et tout entiers à leur travail.
Le chien de service, au moment où Watt entra au ser- vice de Monsieur Knott, était le sixième chien, en vingt- cinq ans, à être exploité ainsi par Art et Con.
Les chiens employés à manger les restes occasionnels de Monsieur Knott ne vivaient pas vieux, en général. Ce qui était tout naturel. Car en dehors de ce que le chien recevait à manger de temps en temps, chez Monsieur Knott, sur le pas de la porte de derrière, il ne recevait pour ainsi dire rien à manger. Car si on lui avait donné de la nourriture en sus de la nourriture que lui donnait Monsieur Knott, de temps en temps, alors son appétit eût pu être gâté, pour la nourriture que lui donnait Monsieur Knott. Car Art et
Con ne pouvaient jamais être sûrs, le matin, de ne pas trou-
114
ver le soir, chez Monsieur Knott, sur le pas de la porte de derrière, à l'intention de leur chien, un pot de nourriture si nourrissante et si copieuse que seul un chien parfaitement affamé pouvait en venir à bout. Et c'est à cette éventualité qu'i1leur incombait de se tenir toujours prêts.
Ajoutez à cela que la nourriture de Monsieur Knott était plutôt riche et échauffante, pour un chien.
Ajoutez à cela que le chien quittait rarement sa chaîne et de ce fait se voyait interdire tout exercice digne de ce nom. C'était forcé. Car si le chien avait été laissé en liberté, pour courir un peu partout selon sa fantaisie, alors il aurait mangé le crottin de cheval sur la route, et toutes les autres choses immondes qui abondent à la surface de la terre, et ainsi ruiné son appétit peut-être à tout jamais ou, encore plus grave, pris le large pour ne jamais revenir.
Le nom de ce chien, pour ne pas dire chienne, au moment où Watt entra au service de Monsieur Knott, était Kate. Kate n'avait rien d'un beau chien. Même Watt, que prévenait contre les chiens sa tendresse pour les rats, n'avait jamais vu un chien qui fût moins à son goût que Kate. Ce n'était pas un gros chien, et cependant on ne pouvait pas dire que c'était un petit chien. C'était un chien moyen, d'aspect re- poussant. On l'avait prénommé Kate non pas, comme on pouvait le supposer, en mémoire de la Kate de Jim, si près de se trouver veuve, mais d'une tout autre Kate, d'une certaine Katie Byrne, espèce de cousine de la femme de Joe May, si près de se trouver veuve elle aussi, et cette Katie Byrne était en grande faveur auprès d'Art et Con à qui elle apportait toujours un rouleau de tabac à chiquer quand elle venait en visite, et Art et Con étaient de grands
chiqueurs de rouleaux et n'en avaient jamais assez, jamais jamais assez de rouleaux à chiquer, à leur gré.
Kate mourut pendant que Watt était encore au rez-de- chaussée et se fit remplacer par un chien prénommé Cis. Watt ignorait en mémoire de qui on avait prénommé le
115
chien ainsi. S'il s'était renseigné, s'il avait quitté sa réserve et demandé franchement, Art, ou Con, je sais qu'on a pré- nommé Kate ainsi en mémoire de votre parente Katie Byrne, mais en mémoire de qui a-t-on prénommé Cis ainsi? , alors jJ aurait appris peut-être ce qu'il désirait tant savoir. Mais il y avait des limites à ce que Watt était disposé à faire, dans sa chasse à l'information. Il y avait des moments où il n'était pas éloigné de croire, en observant l'effet que ce prénom produisait sur Art et Con, notamment en conjonc- tion avec certaines injonctions, que c'était le prénom d'une amie à eux, d'une amie aimée entre toutes, et que c'était en l'honneur de cette amie aimée entre toutes qu'ils avaient donné au chien le prénom de Cis, de préférence à tout autre prénom. Mais c'était là pure conjecture. Et à d'autres moments Watt était plus porté à croire que si le chien se prénommait Cis, ce n'était pas parce qu'il se trouvait parmi les vivants quelque personne se prénommant ainsi, non, mais tout bêtement parce qu'il fallait que le chien eût un prénom quelconque, dans son propre intérêt et dans celui des autres, pour le distinguer de tous les autres chiens, et que Cis était un prénom pas plus mauvais qu'un autre et même supérieur à beaucoup.
Cis vivait toujours au moment où Watt quitta le rez- de-chaussée pour le premier étage. Quant à ce qu'il en advint par la suite, ainsi que des nains, Watt n'en avait pas la moindre idée. Car sitôt au premier étage Watt per- dit, non seulement le rez-de-chaussée de vue, mais tout intérêt pour le rez-de-chaussée. Ce fut là en vérité une coïn- cidence providentielle, n'est-ce pas, qu'au moment de perdre de vue le rez-de-chaussée Watt perdît aussi tout intérêt pour lui.
Il entrait dans les fonctions de Watt d'accueillir Art et Con quand ils passaient le soir avec le chien et, quand il y avait de la nourriture pour le chien, d'assister à son absorption par le chien, jusqu'à la dernière miette. Mais pas-
116
sées les premières semaines Watt cessa brusquement, de son propre chef, de remplir cet office. Et désormais, quand il y avait de la nourriture pour le chien, il la déposait devant la porte, sur le pas de la porte, dans le plat du chien, et il
mettait une lumière à la fenêtre du couloir afin que le pas de la porte ne soit pas dans le noir, même par la nuit la plus noire, et il mit au point pour le plat du chien un petit couvercle pouvant se fermer au moyen de crampons qui se cramponnaient solidement aux bords du plat.
Et A r t et Con finirent par comprendre, les soirs où le plat du chien ne les attendait pas sur le pas de la porte, que ces soirs-là il n'y avait pas de nourriture pour Kate (ou pour Cis). Ils n'avaient pas besoin de frapper et de demander, non, le pas de la porte vide parlait de lui-même. Et ils finirent même
par comprendre, les soirs où il n'y avait pas de lumière à la fenêtre du couloir, que ces soirs-là il n'y avait pas de nourriture pour le chien. Et ils apprirent aussi à ne jamais pousser plus loin le soir que jusqu'à l'endroit d'où ils pou- vaient voir la fenêtre du couloir, et ensuite à ne jamais pous- ser plus loin que s'il y avait de la lumière à la fenêtre, et
à toujours s'en aller sans pousser plus loin s'il n'yen avait pas. Cela ne leur servait malheureusement pas à grand' chose au point de vue pratique du fait qu'on débouchait brusquement, au détour des buissons, sur la porte de der- rière et par conséquent ne voyait la fenêtre du couloir, à côté de la porte, que déjà de si près qu'on aurait pu toucher celle-ci, avec son bâton, si l'on avait voulu. Mais Art et
Con apprirent peu à peu à distinguer, d'aussi loin que de dix ou quinze pas, s'il y avait de la lumière à la porte du couloir ou non. Car la lumière, quoique masquée par l'angle, dardait ses rayons par la fenêtre du couloir et créait une lueur, dans l'air, lueur qu'on pouvait distinguer, avec de l'entraînement, surtout quand la nuit était noire, d'aussi loin que de dix ou quinze pas. Par conséquent tout ce qu'ils avaient à faire, Art et Con, surtout quand la nuit était pro-
117
pice, c'était d'avancer un peu le long de l'allée jusqu'à l'en- droit d'où la lumière, si elle brûlait, devait être visible sous forme d'une lueur, d'une faible lueur, dans l'air, et de là de pousser plus loin, vers la porte de derrière, ou bien de rebrousser chemin, vers la grille, selon le cas. Au fort de l'été, bien sûr, seul le pas de la porte vide, ou garni du plat du chien, pouvait apprendre à Art et à Con et à Kate (ou à Cis), s'il y avait de la nourriture pour le chien ou non. Car au fort de l'été Watt ne mettait pas de lumière à la fenêtre de la cuisine quand il y avait de la nourriture pour le chien, non, car au fort de l'été le pas de la porte n'était pas dans le noir avant dix heures et demie ou onze heures du soir, mais face à l'ouest il brûlait de toute l'ardeur mou- rante des feux de l'été. Et mettre une lumière à la fenêtre du couloir dans ces conditions, ç'aurait été brûler du pétrole pour rien. Mais pendant plus des trois quarts de l'année la tâche d'Art et Con se trouvait grandement faci- litée à la suite du refus de Watt d'assister au repas du chien et des mesures qu'il dut prendre en conséquence. Alors Watt, s'il avait sorti le plat un peu avant huit heures, le rentrait un peu avant dix heures et le lavait, soucieux du lendemain, avant de tirer les verrous pour la nuit et de monter se coucher en tenant haut la lampe au-dessus de sa tête pour éclairer ses pas dans les escaliers, les esca- liers qui ne semblaient jamais les mêmes, d'un soir à l'autre, et qui tantôt étaient raides, et tantôt doux, et tantôt longs, et tantôt courts, et tantôt larges, et tantôt étroits, et tantôt périlleux, et tantôt sûrs, et qu'il grimpait tous les soirs, parmi les ombres mouvantes, un peu après dix heures.
De ce refus de la part de Knott, pardon, de Watt, d'as- sister à l'absorption par le chien des restes de Monsieur Knott, on aurait pu craindre les plus graves conséquences, aussi bien pour Watt que pour la rnaison de Monsieur Knott.
Watt s'attendait à quelque chose de ce genre. Et cepen- dant il n'aurait pu faire autrement qu'il fit. Il avait beau
118
ne pas aimer les chiens, leur préférant de beaucoup les rats, il n'aurait pu faire autrement, le croira qui voudra, qu'il fit. Il ne se passa rien, en l'occurrence, mais tout continua comme avant, apparemment. Il ne s'abattit sur Watt nulle punition, nulle foudre. Et la maison de Monsieur Knott continua à voguer de l'avant, par les jours et nuits tran- quilles, avec toute son habituelle sérénité. Et c'était là pour Watt une source de grand étonnement, d'avoir pu enfreindre impunément une aussi vénérable tradition, ou institution. Mais il n'était pas bête au point d'en tirer une règle de conduite, ou d'y voir un encouragement à l'insou- mission, oh non, car Watt n'était que trop heureux de faire ce qu'on lui demandait, à tout moment et comme le voulait la coutume. Et quand par nécessité il faillait, comme ici en refusant d'assister au repas du chien, il avait soin de faillir de telle façon et en usant de tant de précautions et de raffinements qu'il avait presque l'air de ne pas faillir du tout. Et cela lui valait peut-être une certaine indul- gence. Et dans son esprit plein d'étonnement et de trouble il ramenait le calme en réfléchissant que s'il restait impuni pour le moment, il ne le resterait peut-être pas toujours, et que si le coup porté à la maison de Monsieur Knott n'ap- paraissait pas aussitôt, il apparaîtrait peut-être un jour, meurtrissure modeste d'abord, puis plus large, toujours plus large, jusqu'à ce que, à force de s'étendre, il finisse par noicir le corps tout entier.
Pendant un certain temps, pour des raisons demeurées obscures, Watt a dû être fort intrigué, voire fasciné, par cette affaire du chien venu au monde, et à grands frais au monde maintenu, uniquement pour manger la nourriture de Monsieur Knott les jours où Monsieur Knott ne dai- gnait pas la manger lui-même, et y attacher une importance et même une signification qu'il semble difficile de justifier. Car sinon pourquoi cette insistance? Et pourquoi cette insistance sur la famille Lynch si en pensée il n'avait été
119
obligé de passer du chien à la famiIIe Lynch comme à l'un des termes de la relation que le chien tissait chaque nuit, l'autre étant naturellement les restes de Monsieur Knott. Mais bien plus que les Lynch, ou les restes de Monsieur Knott, c'est le chien qui donna à Watt ce tracas, tant qu'il dura. Mais il ne dura pas longtemps, ce tracas de Watt, pas très longtemps, comparé avec d'autres analogues. Et cependant ce f u t un tracas majeur, à cette époque, tant qu'il dura. Mais une fois que Watt eut saisi, dans sa com- plexité, le mécanisme du système, comment la nourriture
en venait à être disponible pour le chien, et le chien à être disponible pour la nourriture, et les deux à être réunis, alors il cessa de s'y intéresser et put jouir, à cet égard, d'une relative tranquiIIité d'esprit. Non qu'il s'imaginât un instant avoir pénétré les forces en présence, dans ce cas particulier, ou même perçu les formes qu'elles soulevaient, ou jeté la moindre lumière sur lui-même, ou sur Monsieur Knott, loin de là. Mais il avait changé, peu à peu, un désordre en mots, il s'était fait un oreiIIer de vieux mots, pour sa tête. Peu à peu, et non sans peine. Kate en train de manger dans son plat, par exemple, sous la surveillance
des nains, comme il avait peiné pour savoir ce que c'était, pour savoir quelle était la chose faite, la chose subie, pat qui, par quoi, et quelles ces formes qui n'étaient pas ancrées au sol, comme la véronique, mais s'évanouissaient dans la nuit, au bout d'un moment.
Erskine passait son temps dans les escaliers, à monter, à descendre, en courant. Tout le contraire de Watt, qui se contentait de descendre une fois par jour, quand il se levait, pour commencer sa journée, et une fois par jour se contentait de monter, quand il se couchait, pour commencer sa nuit. Sauf lorsque, dans sa chambre, le matin, ou dans la cuisine, le soir, il oubliait quelque chose, dont il ne pou- vait se passer. Alors naturellement il remontait, ou redes-
cendait, prendre cette chose, quelle qu'elle fût. Mais c'était
120
très rare. Car que pouvait oublier Watt, dont Watt ne pût se passer, l'espace d'un jour, l'espace d'une nuit? Son mouchoir peut-être? Mais Watt n'avait jamais recours au mouchoir. Son sac à ordures ? Non, il ne serait pas redes- cendu exprès, jusqu'en bas, à l'appel de son sac à ordures. Non, il n'y avait pour ainsi dire rien que Watt pût oublier, dont il ne pût se passer, pendant les quatorze ou quinze heures que durait sa journée, pendant les neuf ou dix heures que durait sa nuit. N'empêche que cela lui arrivait, de temps en temps, d'oublier quelque chose, un petit quel- que chose de rien du tout, qu'il lui fallait retourner prendre, sans quoi il n'aurait pas pu tenir, jusqu'au bout de sa journée, jusqu'au bout de sa nuit. Mais c'était très rare. Et le plus souvent il restait tranquillement là où il était, au second étage dans sa chambrette la nuit, et le jour au rez-de-chaussée dans la cuisine surtout, ou partout ailleurs où ses fonctions pouvaient l'appeler, ou au jardin d'agré- ment à faire les cent pas, ou dans un arbre, ou assis par terre contre un arbre, ou contre un buisson, ou sur un siège rustique. Car au premier étage ses fonctions ne l'ap- pelaient jamais, à cette période, ni au second, une fois qu'il avait fait son lit, et balayé sa chambrette, ce qu'il faisait à
peine levé, avant de descendre, I'estômac vide. Tandis qu'au rez-de-chaussée Erskine n'en fichait pas une rame, ses fonc- tions s'exerçant uniquement au premier étage. Or Watt ignorait, et répugnait à demander, en quoi exactement ces fonctions consistaient. Mais alors que les fonctions de Watt au rez-de-chaussée le retenaient tranquillement au rez-de- chaussée, les fonctions d'Erskine au premier étage ne retenaient pas tranquillement Erskine au premier étage, non, mais il passait son temps dans les escaliers, à monter, il descendre, en courant, du premier étage au second étage et puis incontinent du second étage au premier étage et du premier étage au rez-de-chaussée et puis incontinent du rez- de-chaussée au premier étage, dans une agitation qui sem-
121
blait à Watt sans rime ni raison, ce dont il ne faut pas s'étonner, puisque aussi bien Watt ignorait, et répugnait à demander, en quoi exactement consistaient les fonctions d'Erskine au premier étage. De là à conclure qu'Erskine ne restait jamais tranquillement au premier étage, non, car il y passait une bonne partie de son temps, mais seulement que le temps qu'il passait dans les escaliers, dans l'espace d'une seule journée, à se précipiter tantôt en bas, tantôt en haut, semblait à Watt extraordinaire. Et extraordinaire lui semblaient aussi le peu de temps qu'Erskine restait en haut, quand il se précipitait en haut, avant de se reprécipiter en bas, et le peu de temps qu'il restait en bas, quand il se précipitait en bas, avant de se reprécipiter en haut, et enfin bien sûr la force de sa précipitation, comme s'il n'avait qu'une hâte, retourner là d'où il venait. Et si l'on demandait comment Watt, jamais au second étage du matin au soir, pouvait savoir combien de temps Erskine passait au second étage, quand il s'y précipitait de la sorte, on pourrait sans doute répondre ceci, que Watt, de là où il était assis au fond de la maison, pouvait entendre Erskine grimper l'es-
calier quatre à quatre jusqu'au comble de la maison et puis le dévaler de même jusqu'au mitan de la maison, pour ainsi dire d'une traite. Et la raison de cela était peut-être ceci, que le bruit descendait par la cheminée de la cuisine.
Watt répugnait à s'informer à mots ouverts du sens de tout cela, car il disait, Tout cela sera révélé à Watt, le moment venu, entendant bien sûr le moment où Erskine s'en irait, et où un autre viendrait. Mais il n'avait pas de cesse qu'il n'eût dit, en brèves phrases ou bribes de phrases éparses et largement espacées dans le temps, Peut-être que Monsieur Knott le dépêche ainsi, tantôt en haut, tantôt en bas, à telle et telle fin bien définie, tout en lui disant, Mais
reviens-moi vite, Erskine, ne traîne pas, reviens-moi vite. Mais quel genre de fin? Peut-être pour lui rapporter un objet quelconque abandonné quelque part et dont il éprouve sou-
122
dain le besoin, tel un bon livre ou un bout de coton hydro- phile ou de papier de soie. Ou pour s'assurer, en inspectant les alentours d'une fenêtre supérieure, que personne ne vient. Ou pour s'assurer, en inspectant rapidement le rez- de-chaussée, qu'aucun danger ne menace les fondations. Mais n'y suis-je pas, moi, au rez-de-chaussée, quelque part, aux aguets ? Mais il se peut que Monsieur Knott ait plus confiance en Erskine, qui est ici depuis plus longtemps que moi, qu'en moi, qui suis ici depuis moins longtemps qu'Ers- kine. Et pourtant cela ne ressemble pas à Monsieur Knott, de vouloir sans cesse ceci et cela et d'envoyer Erskine courir s'en occuper. Mais que sais-je de Monsieur Knott? Rien. Et ce qui peut me paraître lui ressembler le moins, et ce qui peut me paraître lui ressembler le plus, peut très bien
en réalité lui ressembler le plus, lui ressembler le moins, rien ne me prouve le contraire. Ou peut-être que Monsieur Knott envoie Erskine courir ainsi, tantôt en haut, tantôt en bas, tout simplement pour en être débarrassé, ne fût-ce que pour quelques instants. Ou peut-être qu'Erskine, éprouvé par le premier étage, est obligé de se précipiter en haut de temps en temps, pour prendre l'air du second étage, et de temps en temps de se précipiter en bas, pour prendre celui du rez-de-chaussée, voire du jardin, tout comme dans cer- taines eaux certains poissons, pour pouvoir supporter les profondeurs moyennes, sont contraints de remonter et de redescendre, tantôt à la surface des vagues, tantôt au lit de l'océan. Mais de tels poissons existent-ils? Oui, de tels
poissons existent, dorénavant. Mais éprouvé en quel sens? Peut-être que Monsieur Knott (qui sait? ) propage comme des ondes, de dépression, ou d'oppression, ou tour à tour les deux, d'une manière impossible à saisir. Mais cela ne s'accorde pas du tout avec ma conception de Monsieur Knott. Mais quelle conception ai-je de Monsieur Knott? Aucune.
Watt se demandait si Arsene, Walter, Vincent et les
123
autres avaient traversé la phase qu'Erskine traversait alors, et il se demandait si lui Watt la traverserait aussi, quand son heure viendrait. Watt avait du mal à imaginer Arsene, sans parler de lui-même, en train de se comporter de la sorte. Mais les choses étaient nombreuses que Watt avait du mal à imaginer.
Parfois dans la nuit Monsieur Knott appuyait sur une sonnette qui sonnait dans la chambre d'Erskine. Alors Erskine se levait et descendait. Cela Watt le savait, car du lit où il gisait tout près il entendait la sonnerie drin! et Erskine se lever et descendre. Il entendait la sonnerie parce qu'il ne dormait pas, ou ne dormait qu'à moitié, ou ne dormait que d'un œil. Car il est rare qu'une sonnerie tout près ne soit pas entendue de qui ne dort qu'à moitié, ou ne dort que d'un œil. Ou il entendait, non pas la sonnerie,
mais Erskine se lever et descendre, ce qui revenait au même. Car Erskine, sans la sonnerie, se serait-il levé et serait-il descendu? Non. Il aurait pu se lever, sans la sonnerie, pour faire sa grosse commission, ou sa petite commission, dans son bon gros pot de chambre. Mais se lever et des- cendre, sans la sonnerie, non. D'autres fois, quand Watt était plongé dans le sommeil, ou dans la méditation, ou autrement absorbé, alors bien sûr ça pouvait sonner et sonner et Erskine se lever et se lever et descendre et des-
cendre et Watt ne se douter de rien. Mais cela ne chan- geait rien. Car Watt avait entendu la sonnerie drin! , et Erskine se lever et descendre, assez souvent pour savoir que parfois dans la nuit Monsieur Knott appuyait sur une sonnette et qu'alors Erskine, obéissant sans doute à l'appel, se levait et descendait. Car y avait-il d'autres doigts dans la maison, d'autres pouces, que ceux de Monsieur Knott et d'Erskine et de Watt, susceptibles d'avoir appuyé sur la sonnette? Car avec quoi, sur la sonnette, sinon avec un doigt, ou avec un pouce, aurait-on pu appuyer? Avec un nez? Un orteil? Un talon? Une dent saillante? Un
124
genou? Un coude? Ou quelque autre proéminence d'os ou de chair? Sans doute. Mais à qui, sinon à Monsieur Knott ? W att n'avait pas appuyé, aucune partie de W att n'avait appuyé, sur une sonnette, il en avait la certitude morale, car il n'y avait pas de sonnette dans sa chambre. Et s'il avait pu se lever, et descendre jusqu'à l'endroit où se trou- vait la sonnette, et il ne savait pas où se trouvait la son- nette, et là appuyer dessus, aurait-il pu regagner sa chambre, et son lit, et même à l'occasion s'assoupir, à temps pour entendre, de là où il gisait, dans son lit, la sonnerie? Le fait est que Watt n'avait jamais vu de sonnette nulle part, dans la maison de Monsieur Knott, ni entendu sonner en d'autres circonstances que celles qui le tracassaient tant. Au rez-de-chaussée, \"X7att en avait la certitude, il n'y avait aucune sonnette d'aucune sorte, ou alors si habilement dis- simulée qu'aucune trace n'en paraissait, ni aux murs, ni aux montants des portes. Il y avait le téléphone certes, dans un couloir. Mais ce qui sonnait la nuit, dans la chambre d'Erskine, n'était pas un téléphone, Watt en avait la con- viction, mais une sonnette, une simple petite sonnette élec- trique probablement blanche, de celles sur lesquelles on appuie jusqu'à ce qu'elles fassent drin ! et qu'on laisse ensuite revenir à la position du silence. De même Erskine, s'il avait appuyé sur la sonnette, n'aurait pu le faire ailleurs que dans sa chambre, voire de là où il gisait, dans son lit, comme il ressortait clairement du bruit que faisait Erskine en se levant de son lit, à peine la sonnerie tue. Mais corn- ment admettre qu'il y eût une sonnette dans la chambre d'Erskine et qui plus est placée de façon à lui permettre d'appuyer dessus sans quitter son lit, alors que nulle part dans la chambre de \"X7att il n'y avait de sonnette d'aucune sorte? Et même en l'admettant, quel intérêt Erskine pou- vait-il avoir à appuyer dessus, puisqu'il savait pertinem- ment qu'au bruit de la sonnerie il devrait quitter son lit mollet et descendre, en tenue légère. Si Erskine tenait
125
absolument à quitter son lit douillet et à descendre, à moi- tié nu, n'aurait-il pas pu le faire sans au préalable appuyer sur une sonnette? Ou Erskine avait-il perdu la raison? Et lui-même Watt ne serait-il pas légèrement dérangé? Et Monsieur Knott lui-même avait-il toute sa tête? Ne seraient- ils pas tous les trois un peu toqués ?
Cette question de savoir qui appuyait sur la sonnette qui sonnait dans la 'nuit, dans la chambre d'Erskine, fut pour Watt, pendant un certain temps, une source de grave inquié- tude et d'anxieuse insomnie. Si Erskine avait été ronfleur, et que le bruit de la sonnerie eût coïncidé avec celui du ron- flement, alors le mystère se serait dissipé, \YIatt avait cette impression, comme brume au soleil. Mais voilà, Erskine n'était pas ronfleur. Et cependant à le voir, ou à l'entendre pousser sa chanson, on l'aurait pris pour un ronfleur, pour un grand ronfleur. Et cependant il n'était pas ronfleur. Si bien que la sonnerie éclatait toujours dans le silence, de la nuit. Mais il apparut bientôt à Watt, toute réflexion faite, que la coïncidence de sonnerie et ronflement, loin de dissi- per le mystère, l'aurait laissé entier. Car qu'est-ce qui em- pêchait Erskine de simuler un ronflement, à l'instant même d'allonger le bras et d'appuyer sur la sonnette, ou de simu- ler tout un chapelet de ronflements culminant dans le ron- flement qu'il simulait à l'instant d'appuyer sur la sonnette, dans le seul but de duper Watt et de lui faire accroire que si quelqu'un avait appuyé sur une sonnette, ce n'était pas lui Erskine, mais Monsieur Knott quelque part ailleurs dans la maison. Ainsi Watt finit par croire, du fait qu'Ers- kine ne ronflait pas et que la sonnerie éclatait toujours dans le silence, de la nuit, non pas que ça pouvait être Erskine qui appuyait sur la sonnette, comme d'abord il l'avait cru, non, mais que ça ne pouvait être que Monsieur Knott. Car si Erskine appuyait sur la sonnette et ne voulait pas qu'on le sache, alors il aurait poussé un ronflement, ou usé d'un autre stratagème quelconque , à l'instant même d 'appuyer
126
sur la sonnette, afin de faire accroire à Watt que si quel- qu'un avait appuyé sur une sonnette, ce n'était pas lui Erskine, mais Monsieur Knott. Jusqu'au moment où il apparut à Watt qu'Erskine pouvait très bien appuyer sur la sonnette, en se foutant éperdumment qu'on le sache ou non, et qu'en ce cas il ne se donnerait pas la peine de pous- ser un ronflement, ou d'user d'un autre stratagème quel- conque, à l'instant d'appuyer sur la sonnette, non, mais il laisserait la sonnerie éclater dans le silence, de la nuit, et à Watt de se démerder avec ça.
Watt décida finalement qu'un examen de la chambre d'Erskine était de rigueur, s'il voulait que cette affaire cesse de le tourmenter. Ensuite il pourrait la laisser tomber, et l'oublier, comme on laisse tomber et oublie une peau d'orange, ou de banane.
Watt aurait pu s'adresser à Erskine, il aurait pu lui demander, Erskine, dites-moi, y a-t-il une sonnette dans votre chambre, ou n'yen a-t-il pas? Mais cela aurait mis Erskine sur ses gardes, ce que Watt ne souhaitait pas. Ou Erskine aurait pu répondre, Oui! quand la vraie réponse était, Non! ou, Non! quand la vraie réponse était, Oui! , ou il aurait pu répondre la vérité, Oui! ou, Non! sans que Watt puisse y ajouter foi. Et alors Watt n'aurait pas été plus avancé, mais plutôt moins, car il aurait mis Erskine sur ses gardes.
Or la chambre d'Erskine était toujours fermée à clef, et la clef toujours dans la poche d'Erskine. Ou plutôt la chambre d'Erskine n'était jamais ouverte, ni la clef hors de la poche d'Erskine, plus de deux ou trois secondes de suite, soit le temps que mettait Erskine à glisser la clef hors de sa poche, à ouvrir sa porte de l'extérieur, à se cou- ler dans sa chambre, à refermer la porte à clef de l'intérieur et à reglisser la clef dans sa poche, ou alternativement à glisser la clef hors de sa poche, à ouvrir sa porte de l'inté- rieur, à se couler hors de sa chambre, à refermer sa porte
127
à clef de l'extérieur et à reglisser la clef dans sa poche. Car si la chambre d'Erskine avait été toujours fermée à clef, et la clef toujours dans la poche d'Erskine, alors Erskine lui-même, malgré toute son agilité, aurait eu du mal à se couler dans sa chambre, et hors de sa chambre, comme il le faisait, à moins de se couler par la fenêtre, ou par la cheminée. Mais ni dans sa chambre, ni hors de sa chambre, par -Ïa fenêtre il n'aurait pu se couler, sans se rompre le cou, ni par la cheminée, sans s'écraser à mort. Et Watt était logé à la même enseigne.
La serrure était de celles que Watt ne pouvait crocheter. Watt pouvait crocheter les serrures simples, mais il ne pou- vait crocheter les serrures complexes.
La clef était de celles que Watt ne pouvait contrefaire. Watt pouvait contrefaire les clefs simples, dans un atelier, dans un étau, avec une lime et de la soudure, à partir d'autres clefs simples aussi, mais à leur manière à elles, retranchant ici, rajoutant là, jusqu'à obtenir des simplicités identiques. Mais Watt ne pouvait contrefaire les clefs com- plexes.
Une autre raison pour laquelle Watt ne pouvait contre- faire la clef d'Erskine était peut-être ceci, qu'il ne pouvait s'en emparer, ne fût-ce qu'un instant.
Alors comment Watt pouvait-il savoir que la clef d'Ers- kine manquait de simplicité? Mais pour avoir trifouillé dans le trou avec son perit crochet.
Alors Watt dit, A serrure simplette clef complexe par- fois, mais jamais clef simplette à complexe serrure. Mais à peine dits ces mots, Watt les regretta. Mais trop tard, ils étaient dits et ne pouvaient jamais être oubliés, jamais dédits. Mais un peu plus tard il les regretta moins. Et un peu plus tard il ne les regretta plus du tout. Et un peu plus tard il les goûta de nouveau, comme s'il les entendait pour la première fois, si suaves, si câlins, dans son crâne. Et un peu plus tard il les regretta de nouveau, amèrement.
128
Et ainsi de suite. Tant et si bien qu'il finit par parcourir, à l'égard de ces mots, toute la gamme, ou peu s'en faut, du remords et de l'euphorie, mais surtout du remords. Et il n'est sans doute pas sans intérêt de constater ce compor- tement, dans la mesure où Watt en était coutumier, dans ses rapports avec les mots. Et si quelquefois il suffisait d'un moment de réflexion pour fixer son attitude, une fois pour toutes, envers les mots qu'il lui arrivait d'entendre, dans son crâne, de sorte qu'il les aimait, ou ne les aimait pas, plus ou moins, d'un amour inaltérable, ou d'une inalté- rable aversion, cependant le cas n'était pas fréquent, non, mais à force de penser tantôt une chose, tantôt une autre, il finissait le plus souvent par ne plus savoir que penser des mots entendus, dans son crâne, et fussent-ils aussi clairs et modestes que ceux précités, d'une signification aussi évidente et d'une forme aussi inoffensive, ça n'y faisait rien, il ne savait plus qu'en penser, d'un bout de l'année à l'autre, s'il fallait en penser du mal, ou du bien, ou rien du tout.
Et si Watt n'avait pas su que la clef d'Erskine n'était pas une clef simple, alors moi non plus je ne l'aurais pas su, ni le monde. Car tout ce que je sais au sujet de Monsieur Knott, et de tout ce qui touchait à Monsieur Knott, et au sujet de Watt, et de tout ce qui touchait à Watt, c'est de Watt que je le tiens, et de Watt seul. Et si je n'ai pas l'air d'en savoir long au sujet de Monsieur Knott, et de Watt, et de tout ce qui touchait à eux, c'est parce que Watt n'en savait pas long, sur ces sujets, ou qu'il préfé- rait ne pas le dire. Mais il m'assura à l'époque, quand il commença à dévider son histoire, qu'il me dirait tout, et puis plus tard, quelques années plus tard, quand il eut fini de la dévider, qu'il m'avait tout dit. Et l'ayant cru à l'époque, et puis plus tard, je n'avais qu'à continuer, l'histoire depuis longtemps dévidée, et Watt disparu. Non qu'il y eût la moindre preuve permettant d'assurer que Watt avait dit en effet tout ce qu'il savait, sur ces sujets, ou même qu'il
129
9
s'était proposé de le faire, et cela pour la bonne raison que moi je ne savais rien, sur ces sujets, en dehors de ce que Watt voulait bien me dire. Car Erskine, Arsene, Walter, Vincent et les autres avaient tous disparu, bien avant mon entrée en scène. Non que Vincent, Walter, Arsene et Ers- kine eussent pu dire quoi que ce soit au sujet de Watt, sauf peut-être Arsene un peu, et Erskine un peu plus,
loin de là. Mais ils auraient pu dire quelque chose au sujet de Monsieur Knott. Alors nous aurions eu le Monsieur Knott d 'Erskine, et le Monsieur Knott d 'Arsene, et le Monsieur Knott de Walter, et le Monsieur Knott de Vin- cent, à mettre en regard avec le Monsieur Knott de Watt.
Ce qui aurait été un exercice plein d'intérêt. Mais ils avaient tous disparu, bien avant ma parution.
Cela ne veut pas dire que Watt n'ait pu omettre cer- taines choses qui étaient arrivées, ou qui avaient existé, ou en rajouter d'autres qui n'étaient jamais arrivées, ou qui n'avaient jamais existé. Il a déjà été fait état du mal qu'éprou- vait Watt à distinguer entre ce qui arrivait et ce qui n'arri- vait pas, entre ce qui existait et ce qui n'existait pas, dans la maison de Monsieur Knott. Et Watt ne faisait aucun
mystère, dans ses conversations avec moi, de ce que maintes choses présentées comme étant arrivées, dans la maison de Monsieur Knott, et naturellement sur ses terres, n'étaient peut-être jamais arrivées du tout, ou étaient peut-être arri- vées tout autrement, et que maintes choses présentées comme ayant existé, ou plutôt comme n'ayant jamais existé, car celles-ci étaient les plus marquantes, n'avaient peut-être jamais existé du tout , ou plutôt avaient existé tout le temps. Mais cela mis à part, il est difficile à quelqu'un comme Watt de raconter une longue histoire comme celle de Watt sans omettre certaines choses, et sans en rajouter d'autres. Et cela ne veut pas dire non plus que moi je n'aie pu omettre certaines choses que Watt m'avait dites, ou en rajouter d'autres que Watt ne m'avait jamais dites, malgré tout le
130
soin que je prenais de tout noter sur-le-champ, dans mon petit calepin. Il est si difficile, s'agissant d'une longue his- toire comme l'histoire de Watt, malgré tout le soin qu'on prend à tout noter sur-le-champ, dans son petit calepin, de ne pas omettre certaines choses qui furent dites, et de ne pas en rajouter d'autres qui ne furent jamais dites, jamais jamais dites du tout.
La clef n'était pas davantage de celles dont l'empreinte pouvait être prise, en cire, en plâtre, en mastic ou en beurre, et la raison de cela était ceci, qu'il n'était pas possible de s'emparer de la clef, ne fût-ce qu'un instant.
Car la poche où Erskine gardait cette clef n'était pas de celles que Watt pouvait lui faire. Car ce n'était pas une poche ordinaire, non, mais une poche dérobée, cousue sur le devant du caleçon d'Erskine. Si la poche où Erskine gardait cette clef avait été une poche ordinaire, telle une poche de veste, ou une poche de pantalon, ou même une poche de gilet, alors Watt n'aurait eu qu'à attendre qu'Ers- kine ait le dos tourné pour la lui faire et ainsi s'emparer de la clef le temps d'en fixer l'empreinte, en cire, en plâtre, en mastic ou en beurre. Puis, l'empreinte une fois fixée, il n'aurait plus eu qu'à remettre la clef dans la poche où il l'aurait prise, ayant pris soin au préalable de l'essuyer avec un chiffon humide. Mais faire à quelqu'un une poche cousue sur le devant de son caleçon, et quand même il aurait eu le dos tourné, sans lui mettre la puce à l'oreille, Watt le savait au-dessus de ses forces.
Maintenant si Erskine avait été une dame. . . Mais voilà, Erskine n'était pas une dame.
Et si l'on demandait comment on peut savoir que la poche où Erskine gardait cette clef était cousue sur le devant de son caleçon, on pourrait peut-être répondre ceci, qu'un jour où Erskine faisait sa petite commission contre un buisson, au moment même où Watt, comme le voulait Lachésis, faisait la sienne contre le même, mais de l'autre côté,
131
Watt entrevit à travers le buisson, par bonheur à feuilles caduques, la clef qui luisait parmi les boutons de la patte.
Ainsi toujours, quand l'impossibilité où je me trouve, où Watt se trouvait, moi de savoir ce que je sais, Watt de savoir ce qu'il savait, semble absolue, et insurmontable, et indéniable, et incoercible, on pourrait démontrer par A plus B que moi je le sais parce que Watt me l'a dit, et que Watt le,savait parce que quelqu'un le lui avait dit, ou parce qu'il l'avait trouvé tout seul.
89
On n'entendait jamais Monsieur Knott se plaindre de sa nourriture, même s'il ne la mangeait pas toujours. Tan- tôt il vidait l'écuelle, en en raclant les parois et le fond avec sa petite pelle, à les faire briller, et tantôt il en lais- sait la moitié, ou tout autre fraction, et tantôt il en laissait la totalité.
Douze possibilités se présentèrent à Watt, à ce propos.
1. Monsieur Knott était responsable de ces dispositions, et savait qu'il était responsable de ces dispositions, et savait que de telles dispositions existaient, et était content.
2. Monsieur Knott n'était pas responsable de ces dispo- sitions, mais savait qui était responsable de ces dispositions, et savait que de telles dispositions existaient, et était content.
3. Monsieur Knott était responsable de ces dispositions, et savait qu'il était responsable de ces dispositions, mais ne savait pas que de telles dispositions existaient, et était content.
4. Monsieur Knott n'était pas responsable de ces dispo- sitions, mais savait qui était responsable de ces dispositions, mais ne savait pas que de telles dispositions existaient, et était content.
5. Monsieur Knott était responsable de ces dispositions, mais ne savait pas qui était responsable de ces dispositions, ni que de telles dispositions existaient, et était content.
6. Monsieur Knott n'était pas responsable de ces dispo- sitions, ni ne savait qui était responsable de ces dispositions, ni que de telles dispositions existaient, et était content.
7. Monsieur Knott était responsable de ces dispositions, mais ne savait pas qui était responsable de ces dispositions, et savait que de telles dispositions existaient, et était content.
8. Monsieur Knott n'était pas responsable de ces dispo- sitions, ni ne savait qui était responsable de ces dispositions, et savait que de telles dispositions existaient, et était content.
90
9. Monsieur Knott était responsable de ces dispositions, mais savait qui était responsable de ces dispositions, et savait que de telles dispositions existaient, et était content.
10. Monsieur Knott n'était pas responsable de ces dispo- sitions, mais savait qu'il était responsable de ces dispositions, et savait que de telles dispositions existaient, et était content.
11. Monsieur Knott était responsable de ces dispositions, mais savait qui était responsable de ces dispositions, mais ne savait pas que de telles dispositions existaient, et était content.
12. Monsieur Knott n'était pas responsable de ces dispo- sitions, mais savait qu'il était responsable de ces dispositions, mais ne savait pas que de telles dispositions existaient, et était content.
D'autres possibilités se présentèrent à Watt, à ce propos, mais il les écarta, et les bannit de son esprit, comme indignes d'être prises au sérieux, pour le moment. Le moment vien- drait peut-être, où elles seraient dignes d'être prises au sérieux, et à ce moment-là, s'il le pouvait, il les rappellerait à son esprit et les prendrait au sérieux. Mais pour le moment elles semblaient indignes d'être prises au sérieux, si bien qu'il les bannit de son esprit, et les oublia.
Watt avait pour consigne de donner ce qui restait de ce plat, les jours où Monsieur Knott n'en mangeait pas la tota- lité, au chien.
Or il n'y avait pas de chien dans la maison, c'est-à-dire pas de chien de maison, auquel donner cette nourriture les jours où Monsieur Knott n'y faisait pas justice.
Watt, réfléchissant à cela, entendait une petite voix qui disait, Monsieur Knott, ayant connu jadis un homme qu'avait mordu un chien, à la jambe, et ayant connu jadis un autre homme qu'avait griffé un chat, au nez, et ayant connu jadis une belle et forte femme qu'avait èhargée un bouc, dans les fesses, et ayant connu jadis un autre homme
91
qu'avait éventré un taureau, au ventre, et ayant fréquenté jadis un chanoine qu'avait saboté un cheval, à l'entrejambes, redoute à domicile les chiens et autres amis quadrupèdes de l'homme, et à peine moins ses autres frères et sœurs bi- pèdes à plumes devant Dieu, ayant connu jadis un mission" naire qu'avait piétiné à mort une autruche, à l'estomac, et ayant connu jadis un prêtre qu'une colombe, comme avec un soupir d'aise il quittait la chapelle où de ses propres mains il venait de servir la messe à plus de cent fidèle/» avait conchié, d'en haut, à l'œil.
Watt ne sut jamais que penser de cette petite voix, si elle plaisantait, ou si elle était sérieuse.
Il fallait donc qu'un chien du dehors passe à la maison au moins une fois par jour pour le cas où l'on aurait à lui donner une partie, ou la totalité, du déjeuner de Monsieur Knott, ou de son dîner, ou des deux, à manger.
0,. dans cette affaire on avait dû rencontrer de grosses diffi- cultés, malgré le grand nombre de chiens affamés et même faméliques qui abondaient, et cela sans doute depuis tou- jours, dans les parages, à des kilomètres à la ronde, dans toutes les directions. Et la raison de cela était peut-être ceci, que le nombre de fois où le chien s'en allait plein était très inférieur au nombre de fois où il s'en allait à moitié plein et que le nombre de fois où il s'en allait à moitié plein était de loin inférieur au nombre de fois où il s'en allait aussi vide qu'il était venu. Car il arrivait plus souvent à Monsieur Knott de manger toute sa nourriture que de n'en manger qu'une partie et de n'en manger qu'une partie que de n'en rien manger du tout, beaucoup beaucoup plus souvent. Er s'il est vrai que très souvent Monsieur Knott se levait très tard et se couchait très tôt, néanmoins il lui arrivait cou- ramment aussi de se lever juste à temps pour manger son déjeuner et de manger son dîner juste à temps pour se cou- cher. Les jours où il ne se levait ni ne se couchait, et par
92
conséquent laissait intacts et son déjeuner et son dîner, étaient bien sûr des jours fastes, pour le chien. Mais ils étaient très rares.
Or le chien affamé ou famélique moyen, libre de ses mou- vements, sera-t-il fidèle au rendez-vous, dans ces conditions? Non, le chien affamé ou famélique moyen, laissé à lui-même, ne le sera pas, car il n'y trouvera pas son compte.
Ajoutez qu'il fallait la visite du chien, non pas à n'im- porte quelle heure du jour ou de la nuit où il lui prendrait fantaisie de passer, non, mais entre certaines heures limites bien définies, en l'occurrence huit heures du soir et dix heures du soir. Et la raison de cela était ceci, qu'à dix heures on fermait la maison pour la nuit et que jusqu'à huit heures on ne pouvait savoir si Monsieur Knott avait laissé, de sa nourriture du jour, la totalité, ou une partie, ou rien. Car si en général Monsieur Knott mangeait jusqu'à la dernière miette aussi bien de son déjeuner que de son dîner, auquel cas le chien n'obtenait rien, rien ne l'empêchait cependant de manger jusqu'à la dernière miette de son déjeuner et puis de refuser son dîner en entier ou en partie, auquel cas le chien obtenait le dîner refusé, ou la partie refusée, ou de refuser son déjeuner ou une partie de son déjeuner et puis de manger jusqu'à la dernière miette de son dîner, auquel cas le chien obtenait le déjeuner refusé, ou la partie refusée, ou de refuser une partie de son déjeuner et derechef une partie de son dîner, auquel cas le chien profitait des deux portions dédaignées, ou enfin de ne toucher ni à son déjeuner ni à son dîner, auquel cas le chien, à condition de ne passer ni trop tôt ni trop tard, s'en allait le ventre plein enfin. '
Par quels moyens donc réunir le chien et la nourriture les jours où, Monsieur Knott ayant refusé la totalité ou une partie de sa nourriture du jour, cette partie ou cette totalité étaient disponibles pour le chien? Car les instructions de
93
Monsieur Knott étaient formelles : les jours où il restait de la nourriture ce reste devait être donné au chien, sans perte de temps.
Voilà le problème qu'avait dû affronter Monsieur Knott, dans un passé lointain, au moment de son installation.
Voilà un des nombreux problèmes qu'avait dû affronter Monsieur Knott alors.
Ou sinon Mon~ieur Knott, alors un autre, dont toute trace est perdue. Ou sinon un autre, alors d'autres, dont nulle trace ne demeure.
De là Watt passa à la manière dont ce problème avait été résolu, sinon par Monsieur Knott, alors par cet autre, et si ni par Monsieur Knott, ni par cet autre, alors par ces autres, bref, à la manière dont ce problème avait été résolu, ce problème de comment réunir le chien et la nourriture, par Monsieur Knott, ou par lui, ou par eux, bref par celui ou par ceux qu'il avait confronté, ou confrontés, dans ce passé lointain, lors de l'installation de Monsieur Knott. Car qu'il ait pu être résolu par quelqu'un, ou par plusieurs, qu'il n'avait jamais confronté, ou confrontés, semblait à Watt improbable, au plus haut degré.
Mais avant de passer à cela il s'attarda à réfléchir à ceci, que le problème de comment réunir ainsi le chien et la nour- riture avait pu être résolu par celui, ou par ceux, par qui avait été résolu, voilà si longtemps, le problème de comment préparer la nourriture de Monsieur Knott.
Et s'étant attardé à réfléchir à cela il s'attarda un peu plus, avant de passer à la solution qui semblait avoir prévalu, à considérer un certain nombre au moins d'entre celles qui semblaient ne pas avoir prévalu.
Mais avant de s'attarder un peu plus à faire cela, il s'em- pressa de remarquer que ces solutions qui ne semblaient pas avoir prévalu avaient pu être envisagées, puis écartées comme insuffisantes, par l'auteur, ou les auteurs, de la
94
solution qui semblait avoir prévalu, comme elles avaient pu ne pas l'être.
1. Un chien affamé ou famélique hors série aurait pu être recherché qui pour des raisons de lui seul connues eût estimé y trouver son compte, à passer à la maison de la façon prescrite.
Mais il y avait toutes les chances qu'un tel chien n'existât pas.
Mais il y avait peu de chances, s'il existait, de pouvoir le trouver.
2. Un chien du cru sous-alimenté aurait pu être élu auquel avec l'autorisation de son maître aurait pu être livrée par un des hommes de Monsieur Knott la totalité ou une partie de sa nourriture, les jours où il en aurait laissé la totalité ou une partie.
Mais alors un des hommes de Monsieur Knott aurait dû mettre son manteau et son chapeau et prendre le large, par une nuit d'encre selon toute probabilité et à n'en pas douter sous les trombes d'eau, et tituber à tâtons dans le noir sous les seaux d'eau, le pot de nourriture à la main, apparition minable et ridicule, jusqu'à l'endroit où gitait le chien.
Mais existait-il la moindre garantie que le chien soit là, à l'arrivée de l'homme? Le chien n'aurait-il pas pu sortir, pour la nuit?
Mais y avait-il la moindre garantie, à supposer que le chien soit là, à l'arrivée de l'homme, que le chien ait suffi- samment faim pour vider le pot de nourriture, à l'arrivée de l'homme avec le pot de nourriture? Le chien n'aurait-il pas pu assouvir sa faim, au cours de la journée? Ou y avait- il la moindre assurance, à supposer que le chien soit sorti, à l'arrivée de l'homme, que le chien ait suffisamment faim, à son retour, à l'aube, ou pendant la nuit, pour vider le pot de nourriture que l'homme avait livré? N'aurait-il
95
pas pu assouvir sa faim, au cours de la nuit, et même n'avoir quitté son gîte que dans ce seul dessein?
3. Un messager aurait pu être chargé, homme, garçon, femme ou fille, de passer à la maison tous les soirs, mettons à huit heures un quart du soir, et les soirs où il y aurait de la nourriture pour le chien d'apporter cette nourriture à un chien, à n'importe quel chien, et de ne pas le lâcher d'une semelle tant qu'il n'aurait pas liquidé la nourriture, et s'il ne pouvait ou ne voulait pas liquider la nourriture d'apporter ce qui en resterait à un autre chien, à n'importe quel autre chien, et de ne pas le quitter des yeux tant qu'il n'aurait pas liquidé ce qui restait de la nourriture, et s'il ne pouvait ou ne voulait pas liquider ce qui restait de la nour- riture d'apporter ce qui en resterait encore à un autre chien, à n'importe quel autre chien, et ainsi de suite, jusqu'à ce que la nourriture soit liquidée et qu'il n'en reste plus une miette, et enfin de rapporter le pot vide.
(Cette personne aurait pu être chargée, en outre, de cirer les brodequins, et les chaussures, soit avant de quitter la maison avec le pot plein, et qui bren sûr n'était pas plein du tout, soit en revenant à la maison avec le pot vide, ou encore en apprenant qu'il n'y avait pas de nourriture pour le chien, ce jour-là. Ce qui aurait grandement soulagé le jardinier, Monsieur Graves, en lui permettant de consacrer au jardin le temps qu'il consacrait aux brodequins, et aux chaussures. Et n'est-il pas étrange très étrange qu'on dise d'une chose qu'elle est pleine, alors qu'elle n'est pas pleine du tout, mais jamais d'une chose qu'elle est vide, si elle n'est pas vide? Et la raison de cela est peut-être ceci, que lors- qu'on remplit il est rare qu'on remplisse à ras bords, car cela ne serait pas pratique, tandis que lorsqu'on vide on vide complètement, en renversant le récipient et en le rin- çant au besoin à grand renfort d'eau bouillante, dans une sorte de frénésie. )
96
Mais existait-il la moindre garantie que le messager donne effectivement la nourriture à un chien, ou à des chiens, conformément à ses instructions? Qu'est-ce qui empêchait le messager de manger lui-même la nourriture, ou de la vendre en entier ou en partie à une tierce personne, ou d'en faire cadeau, ou de la vider dans le fossé le plus proche, ou dans le premier trou venu, pour économiser son temps, et sa peine?
Mais que se passerait-il si le messager, par faiblesse, ou ivresse, ou mollesse, ou paresse, négligeait de passer à la maison un soir où il y aurait de la nourriture pour le chien?
Mais même le messager le plus robuste, le plus sobre, le plus consciencieux, connaissant tous les chiens du cru, leurs habitudes et leurs domiciles, leurs formes et leurs couleurs, n'aurait-il pas pu se trouver à la tête d'un reste de nourriture, un petit rabiot, dans le vieux pot, de dix heures au coup, au vieux coucou, et comment ferait-il alors, le fidèle messager, pour rapporter le pot, s'il n'était pas vide à temps, le lendemain matin il serait trop tard, car les ustensiles de Monsieur Knott ne devaient pas passer la nuit dehors.
Mais un chien, est-ce la même chose que le chien? Car il n'était pas question, dans les instructions de Watt, d'un chien, mais uniquement du chien, ce qui ne pouvait signi- fier qu'un seul chien, à savoir qu'il fallait non pas n'im- porte quel chien, mais un chien bien déterminé, c'est-à-dire non pas un chien aujourd'hui, et un deuxième demain, et peut-être un troisième après-demain, non, mais chaque jour le même, chaque jour le même pauvre vieux chien, aussi longtemps qu'il vivrait. Mais à plus forte raison des chiens, est-ce la même chose que le chien ? .
4. Un homme possesseur d'un chien famélique aurait pu être recherché, un homme ayant l'habitude, dans l'exercice normal de ses fonctions, de passer avec son chien devant
97
7
la maison de Monsieur Knott tous les jours de l'année entre huit heures et dix heures du soir. Alors serait allumée, les soirs où il y aurait de la nourriture pour le chien, à la fenêtre de Monsieur Knott ou à quelque autre fenêtre bien en vue, une lumière rouge, ou peut-être mieux verte, et tous les autres soirs une lumière violette, ou peut-être mieux pas de lumière du tout, et alors l'homme (et sans doute bientôt le chien aussi) lèverait en passant les yeux vers la fenêtre et au vu de la lumière rouge, ou de la lumière verte, courrait jusqu'à la porte de la maison et là ne quitterait plus son chien des yeux tant qu'il n'aurait pas liquidé la nourriture laissée par Monsieur Knott, mais au vu de la lumière violette, ou de pas de lumière du tout, ne courrait pas jusqu'à la porte, avec son chien, mais poursui- vrait son chemin, sur la route, avec son chien, comme si de rien n'était.
Mais était-il probable qu'un tel homme existât?
Mais était-il probable, s'il existait, qu'on pût le trouver? Mais s'il existait, et qu'on pût le trouver, ne pourrait-il
pas confondre, dans son esprit, en passant devant la maison, sur le chemin du retour, ou sur le chemin du départ, il ne peut pas en y avoir d'autre, pour qui chemine encore, ne pourrait-il pas confondre, dans son esprit, rouge avec violet, violet avec vert, vert avec noir, noir avec rouge, et quand rien dans le pot pour lui, courir frapper toc toc à l'huis, et quand pour lui le pot tout plein, passer tout pataud son che- min, suivi de son fidèle sac d'os?
Mais Erskine, ou Watt, ou un autre Erskine, ou un autre Watt, ne pourraient-ils pas allumer la fausse lumière, ou omettre d'allumer, par mégarde, ou allumer la bonne lu- mière, ou éviter d'allumer, mais trop tard, par oubli, ou par nonchalance, et faire courir homme et chien, quand pour eux il n'y avait rien, et quand il y avait quelque chose, pas- ser leur vieux chemin sans pause ?
98
Mais cela n'aurait-il pas pour effet d'aggraver les misères, les responsabilités et les fatigues déjà accablantes des ser- viteurs de Monsieur Knott ?
Ainsi Watt considéra, non seulement un certain nombre de solutions qui apparemment n'avaient pas prévalu, mais en même temps un certain nombre d'objections peut-être déterminantes à l'époque.
Solution Nombre d'objections
l'e
Nombre de solutions Nombre d'objections 4 14 39 25 12
Si l'on passe ensuite à la solution qui semblait avoir pré- valu, elle consistait selon Watt grosso modo en ceci : que soit recherché un cynophile du cru comme il faut, c'est- à-dire un traîne-misère pourvu d'un chien affamé, et qu'il lui soit alloué la pension rondelette de cinquante livres par an exigible par mensualités, à charge pour lui de passer chez Monsieur Knott tous les soirs entre huit et dix accom- pagné de son chien convenablement affamé, et les soirs où il y aurait de la nourriture pour son chien de ne plus le quitter des yeux, son bâton à la main, devant témoins, tant qu'il n'aurait pas liquidé la nourriture jusqu'à la dernière miette, et ensuite de vider les lieux, lui et son chien, séance tenante; et qu'un chien affamé plus jeune soit par cet homme aux frais de Monsieur Knott acquis et tenu en
2 2e 3 3e 4 4e 5
99
réserve pour le jour où le premier chien affamé viendrait à mourir, et qu'à ce moment-là un autre chien affamé soit dans les mêmes conditions procuré et tenu prêt pour l'heure inévitable où le deuxième chien affamé viendrait à payer sa dette à la nature; et ainsi de suite indéfiniment de façon à disposer à tout instant de deux chiens affamés, l'un pour manger de la manière susdite et jusqu'à ce qu'il meure la nourriture laissée par Monsieur Knott et l'autre à son tour pour en faire autant aussi longtemps qu'il vivrait, et ainsi de suite indéfiniment; et en outre que soit recherché un jeune cynophile du cru de situation semblable, mais dépour- vu de chien, pour le jour où le premier viendrait à mou- rir, afin qu'il prenne en charge et exploite, de la même manière et dans les mêmes conditions, les deux chiens affa- més restés ainsi sans maitre, et sans foyer; et qu'à ce mo- ment-là soit de la même façon assuré un autre jeune cyno- phile du cru démuni de chien pour l'heure cruelle où vien- drait à s'éteindre son prédécesseur; et ainsi de suite indé- finiment, de façon à disposer à tout moment de deux chiens affamés et de deux traîne-misère du cru, le premier pour gar- der et exploiter de la façon susdite les deux chiens affamés aussi longtemps qu'il vivrait et l'autre à son tour aussi longtemps qu'il respirerait pour en faire autant, et ainsi de suite indéfiniment; et pour le cas toujours à crain- dre où par malheur il arriverait à l'un des deux chiens affa- més ou à tous les deux de ne pas survivre au maître et de le suivre incontinent dans la tombe, qu'il soit acquis et convenablement entretenu aux frais de Monsieur Knott dans un endroit propice et dans une condition affamée un troisième, un quatrième, un cinquième et même un sixième chien affamé; ou mieux encore qu'il soit fondé aux frais de Monsieur Knott dans un site favorable un chenil ou une colonie de chiens affamés de manière à pouvoir y puiser à tout instant et mettre au travail de la façon susdite un
100
chien affamé de bonne race et bien dressé; et pour le cas peu probable où le jeune cynophile de secours irait rejoindre ses ancêtres en même temps que son prédéces- seur, ou même avant, et il arrive tous les jours des choses autrement surprenantes, qu'il soit recherché et par de belles paroles et d'éventuels dons d'argent frais et de vêtements usagés rivés au service de Monsieur Knott de la façon susdite un troisième, un quatrième, un cinquième et même un sixième jeune homme ou à la rigueur jeune femme du cru sans ressources et sans c h i e n ; ou mieux encore qu'il soit recherché une famille du cru nombreuse et besogneuse composée autant que possible des deux parents et de dix à quinze enfants et petits-enfants tous passionnément attachés à la glèbe natale et moyennant un premier acompte cash rondelet sans exagération et une géné- reuse pension de cinquante livres par an exigible par men- sualités et des dons occasionnels de menue monnaie et de vêtements vastes et enfin des paroles affectueuses de conseil et d'encouragement et de consolation prodiguées sans compter aux moments critiques qu'ils soient enchaînés tous, sans retour et en bloc, leurs enfants et les enfants de leurs enfants, au service de Monsieur Knott, avec mission de s'occuper de tout ce qui touchait de près ou de loin à la question du chien requis pour manger la nourriture
laissée par Monsieur Knott et de rien d'autre; et que soit confié une fois pour toutes à leurs soins le chenil ou élevage de chiens affamés fondé par Monsieur Knott pour que jamais ne lui manque un chien affamé pour manger sa nourriture les jours où il ne la mangerait pas lui-même, car la question du chenil touchait à la question du chien. C'est ainsi grosso modo selon Watt qu'on avait dû trouver la solution du problème de comment donner la nourriture de Monsieur Knott au chien. Et s'il est certain qu'au début pendant quelque temps elle n'a pu être, dans le crâne de
101
quelqu'un, qu'un tissu de pensées tantôt se dilatant et tantôt se contractant, cependant elle n'a pas dû tarder à devenir bien davantage. Car d'immenses familles miséreuses abondaient à des kilomètres à la ronde, dans toutes les directions concevables, et cela sans doute de tout temps, de sorte qu 'il n 'a sûrement pas fallu attendre bien long- temps pour qu'au monde étonné il soit donné de voir passer chez Monsieur Knott, à la porte de derrière, soir après soir avec une exactitude de métronome, un vrai chien affamé moins en chair qu'en os grandeur nature qu'accom- pagnait à la remorque un échantillon irrécusable de la féconde indigence locale, et que la pension commence à être versée, et de loin en loin aux moments les plus ines- pérés dispensée la mitraille, depuis la demi-couronne jus- qu'au demi-penny en passant par le florin, le shilling, la pièce de six pence, la pièce de trois pence et le penny, et que s'ouvrent les vannes des vêtements de rebut dont Mon- sieur Knott, grand rebuteur de vêtements, avait d'immenses réserves, tantôt une veste, tantôt un gilet, tantôt un man- teau, tantôt un imperméable, tantôt un pantalon, tantôt un knickerbocker, tantôt une chemise, tantôt un tricot, tan- tôt un caleçon, tantôt une combinaison, tantôt une bre- telle, tantôt une ceinture, tantôt un faux col, tantôt une vraie cravate, tantôt un cache-col, tantôt un cache-nez, tantôt un bas, tantôt une chaussette, tantôt un brodequin et enfin tantôt une chaussure, et que pleuvent les bonnes paroles de bon conseil et d'encouragement et de réconfort et les petites marques de bonté et d'amour juste aux moments où le besoin s'en faisait le plus sentir et que soit en plein essor sous la direction de qui de droit le chenil de chiens affamés, objet de l'admiration générale.
Le nom de cette bienheureuse famille était Lynch et au moment où Watt entra au service de Monsieur Knott elle se décomposait comme suit.
Il y avait Tom Lynch, veuf, âgé de quatre-vingt-cinq ans, 102
cloué au lit par d'incessantes douleurs inexpliquées au caecum, et puis ses trois fils encore en vie Joe, âgé de soixante-cinq ans, perclus de rhumatismes, et Jim, âgé de soixante-quatre ans, bossu et ivrogne, et enfin Bill, veuf, âgé de soixante-trois ans, très gêné dans ses mouvements pat la perte des deux jambes à la suite d'un faux-pas suivi d'une chute, et puis sa seule fille encore en vie May Sharpe, veuve, âgée de soixante-deux ans, en pleine possession de toutes ses facultés à l'exception de la vue. Ensuite il y avait la femme de Joe Flo née Doyly-Byrne, âgée de soixante-cinq ans, parkinsonienne mais sinon en parfaite condition, et puis la femme de Jim Kate née Sharpe, âgée de soixante- quatre ans, couverte de plaies suintantes de nature inexpli- quée mais sinon en parfaite santé. Ensuite il y avait le fils de Joe Tom, âgé de quarante-et-un ans, sujet malheureusement à des accès tantôt d'exaltation, qui lui interdisaient le moindre effort, et tantôt de dépression, pendant lesquels il ne pouvait ériger le petit doigt, et puis le fils de Bill Sam, âgé de quarante ans, dont par une grâce providentielle la paralysie n'affectait que les zones comprises d'une part entre les genoux et les pieds et de l'autre entre la tête et la ceinture, et puis la fille de May Ann, vierge en principe, âgée de trente-neuf ans, gravement diminuée physiquement et moralement par une douloureuse affection de nature honteuse, et puis le garçon de Jim Jack, âgé de trente-huit ans, faible d'esprit, et ses frères les jumeaux inséparables Art et Con, âgés de trente-sept ans, qui sous la toise en chaussettes atteignaient un mètre dix et sur la balance nus comme des vers trente- quatre kilos tout en os et en muscle et entre qui la res- semblance était si frappante à tous égards que même à ceux qui les connaissaient et les aimaient (et ils étaient nombreux) il arrivait d'appeler Art Con quand ils vou- laient dire Art et Con Art quand ils voulaient dire Con au moins aussi souvent, sinon plus souvent, que d'appeler Art Art quand ils voulaient dire Art et Con Con quand
103
ils voulaient dire Con. Ensuite il y avait la jeune femme de Tom Mag née Sharpe, âgée de quarante-et-un ans, très handi- capée dans ses activités aussi bien à la maison qu'au dehors par des crises subépileptiques d'incidence mensuelle pendant lesquelles elle se roulait l'écume aux lèvres sur le sol de la cuisine, ou sur les pavés de la cour, ou sur le carré de légumes, ou sur les berges de la rivière, et ne laissait pas le plus souvent de se blesser d'une façon ou d'une autre au point de devoir gagner son lit et y rester, chaque mois, le temps de se remettre, et puis la femme de Sam Liz née Sharpe, âgée de trente-huit ans et pour son bonheur plus morte que vive du fait d'avoir donné à Sam en l'espace de vingt ans dix-neuf enfants dont quatre encore en vie et de nouveau grosse, et puis de l'infortuné Jack faible d'esprit ne l'oublions pas l'épouse Lil née Sharpe, âgée de trente- huit ans, faible de poitrine. Et ensuite pour passer à la génération suivante il y avait le fils de Tom Simon, âgé de vingt ans, qui entre autres anomalies hélas indescrip- tibles avait les
?
et sa jeune femme et cousine fille de l'oncle Sam, âgée de dix-neuf ans, dont la beauté et l'utilité se trouvaient cruel- lement diminuées par la faute de deux bras desséchés et d'une claudication d'origine tuberculeuse insoupçonnée, et puis les deux fils de Sam encore en vie Bill et Mat, âgés respectivement de dix-huit et de dix-sept ans, qui étant venus au monde respectivement aveugle et boiteux s'étaient vus affectueusement surnommer Bill l'Aveugle et Mat le Boiteux respectivement, et puis l'autre fille mariée de Sam Kate, âgée de vingt-et-un ans, beau brin de fille quoique hémophile (1), et puis son jeune mari et cousin
(1) L'hémophilie est, à l'égal de la prostatite, une affection exclusive- ment masculine. Mais pas dans cet ouvrage.
104
Sean fils de l'oncle Jack, âgé de vingt-et-un ans, solide gail- lard quoique hémophile également, et puis la fille de Frank (? ) Bridie, âgée de quinze ans, pilier et soutien de la famille, ne dormant que le jour pour pouvoir recevoir la nuit, au tarif élastique de deux pence ou trois pence ou quatre pence ou même cinq pence ou une bouteille de bière l'étreinte, et cela dans la remise pour ne pas incommoder les
siens, et puis l'autre fils de Jack Tom, âgé de quatorze ans, dont on disait diversement qu'il tenait de son père par la fai- blesse de son esprit et de sa mère par la faiblesse de sa poitrine et de son grand-père paternel Jim par son goût des boissons fortes et de sa grand-mère paternelle Kate par la plaque grande comme une assiette d'eczéma humide qui lui déparait le sacrum et de son grand-père paternel Tom par les crampes qui lui tarabustaient l'estomac. Et enfin pour passer à la génération montante il y avait les deux fillettes de Sean Rose et Cerise, âgées de quatre et de cinq ans respectivement, et ces mignonnes petites innocentes étaient hémophiles à l'ins- tar de papa et de maman, et ma foi c'était très moche de la part de Sean, sachant ce qu'il était et ce qu'était Kate, de faire à Kate ce qu'il lui fit, au point qu'elle conçut et mit au monde Rose, et ma foi c'était très moche de sa part à elle de le laisser faire, et ma foi c'était de nouveau très moche de la part de Sean, sachant ce qu'il était et ce qu'était Kate et maintenant ce qu'était Rose, de faire de nouveau à Kate ce que de nouveau il lui fit, au point qu'elle conçut de nouveau et mit au monde Cerise, et ma foi c'était de nouveau très moche de sa part à elle de le laisser
faire de nouveau, et puis il y avait les deux petits garçons de Simon Pat et Larry, âgés de quatre et de trois ans res- pectivement, et le petit Pat était rachitique, avec des bras et des jambes comme des allumettes et une tête grosse comme un ballon et un ventre gros comme un autre, et le petit Larry ne l'était pas moins, et la seule différence entre le petit Pat et le petit Larry était ceci, compte tenu de la
105
légère différence d'âge, et de nom, que les jambes du petit Larry ressemblaient encore davantage à des allumettes que celles du petit Pat, tandis que les bras du petit Pat res- semblaient encore davantage à des allumettes que ceux du petit Larry, et que le ventre du petit Larry ressemblait un peu moins à un ballon que celui du petit Pat, tandis que la tête du petit Pat ressemblait un peu moins à un ballon que celle du peti t Larry.
Cinq générations, vingt-huit âmes, neuf cent quatre- vingts ans, tel était le glorieux bilan de la famille Lynch, à l'instant où Watt entra au service de Monsieur Knott. (1)
Puis un instant passa et tout fut changé. Non qu'il y eût mort, loin de là. Non qu'il y eût naissance, loin de là aussi. Mais les vingt-huit de respirer, ouf, ouf, d'aspirer, d'expirer, une fois de plus, et tout fut changé.
Comme par le soleil que voile et dévoile la nue la mer, le lac, la glace, la plaine, le marais, le coteau, ou tout autre étendue naturelle analogue, qu'elle soit liquide ou qu'elle soit solide.
Jusqu'au chiffre glorieux, à force ainsi de changer, en l'espace de vingt divisé par vingt-huit égale cinq divisé par sept fois douze égale soixante divisé par sept égale huit mois et demi approximativement, si nul ne mourait, si nul ne naissait, jusqu'au chiffre glorieux de mille ans!
Si tous étaient épargnés, épargnés les vivants, épargnés les pas encore nés.
En l'espace de huit mois et demi, à dater de l'instant où Watt entra au service de Monsieur Knott.
Mais tous ne furent pas épargnés.
Car Watt n'avait pas vécu quatre mois chez Monsieur Knott que Liz femme de Sam se coucha et expulsa un enfant, son vingtième, avec la facilité qu'on devine, et ensuite pendant
(1) Ces chiffres étant incorrects, les calculs en découlant sont double- ment erronés.
106
quelques jours étonna agréablement tous ceux qui la con- naissaient (et ils étaient nombreux) par un air de santé inaccoutumé et un afflux de bonne humeur tout à fait étran- ger à sa nature, car voilà bien des années qu'elle passait à juste titre pour plus morte que vive, et ensuite allaita son enfant avec beaucoup de plaisir et de satisfaction apparem- ment, le débit de lait étant étonnamment exubérant pour une femme de son âge et de sa complexion qui était exsan- gue, et enfin au bout de cinq ou six ou même peut-être sept jours de ce fla-fla s'affaiblit brusquement et au grand éton- nement de son mari Sam, de ses fils Bill l'Aveugle et Matt le Boiteux, de ses filles mariées Kate et Ann et de leurs maris Sean et Simon, de sa nièce Bridie et de son neveu Tom, de ses sœurs Mag et Lil, de ses beaux-frères Tom et Jack, de ses cousins Ann, Art et Con, de ses belles-tantes Mayet Mag, de sa tante Kate, de ses beaux-oncles joe et Jim, de son beau-père Bill et de son beau-grand-père Tom, qui s'attendaient à tout sauf à cela, s'affaiblit de plus en plus jusqu'à ce qu'elle mourût.
Cette perte fut une perte cruelle pour la famille Lynch, cette perte d'une femme nantie de quarante ans bon teint. Car non seulement fut l'épouse, la mère, la belle-mère,
la tante, la sœur, la belle-sœur, la cousine, la belle-nièce, la nièce, la belle-fille, la belle petite-fille et bien entendu la grand-mère, arrachée au beau-grand-père, au beau-père, aux beaux-oncles, à la tante, aux belles-tantes, aux cousins, aux beaux-frères, aux sœurs, à la nièce, au neveu, aux beaux-fils, aux filles, aux fils, au mari et bien entendu aux quatre petits petits-enfants (qui toutefois ne trahirent d'autre signe d'émotion qu'une certaine curiosité, étant trop jeunes sans doute pour se rendre compte du terrible deuil qui venait de les frapper, puisque aussi bien leur âge total ne dépassait pas seize ans), sans espoir de retour, mais les mille ans des Lynch se trouvaient retardés d'à peu près un an et demi, à supposer bien sûr que tous soient épargnés entre-temps, et
107
de ce fait ne pouvaient sonner qu'au bout de deux ans environ à dater de la défection de Liz et non plus dans un délai de cinq mois seulement comme cela eût été le cas si Liz avec tout le reste de la famille avait été épargnée et même cinq ou six jours plus tôt si l'enfant avait été épargné aussi, comme d'ailleurs il le fut bien sûr, mais aux dépens de sa mère, si bien que le but vers lequel ahanait toute la famille reculait de non moins que de dix-neuf mois bon poids, sinon plus, à supposer bien sûr que tous soient épargnés entre-temps.
Mais tous ne furent pas épargnés entre-temps.
Car il ne s'était pas écoulé deux mois depuis la mort de Liz qu'à l'étonnement de la famille tout entière Ann se retira dans le secret de sa chambre et donna le jour, d'abord à un beau petit bébé mâle tout frétillant, ensuite à un beau petit bébé femelle à peine moins frétillant, et s'ils ne devaient pas rester beaux bien longtemps ni bien long- temps continuer à frétiller il n'en reste pas moins qu'à leur naissance ils étaient indéniablement beaux et d'une vivacité peu commune à cet âge.
Voilà donc porté à trente le total d'âmes du ménage Lynch et rapproché d'environ vingt-quatre jours le jour faste objet de tous les espoirs, à supposer bien sûr que tous soient épargnés entre-temps.
Maintenant la question que de toutes parts on commen- çait ouvertement à agiter était celle-ci, Qui avait bien pu faire, ou par Ann être induit à faire, cette chose à Ann ? Car Ann n'avait rien d'une femme séduisante et la pénible affection dont elle était la victime n'était un secret pour personne, non seulement dans le cercle de la famille, mais à des kilomètres à la ronde dans toutes les directions. Plu- sieurs noms furent librement évoqués à ce propos.
Les uns disaient que c'était son cousin Sam, dont les dispositions amoureuses étalent notoires, non seulement dans l'enceinte de la famille, mais d'un bout à l'autre de
108
la contrée avorsinante, et qui ne se cachait point d'avoir pratiqué l'adultère localement sur une grande échelle, se propulsant d'un rendez-vous au suivant dans son fauteuil d'invalide à traction autonome, avec des femmes veuves, des femmes mariées et des femmes non mariées, dont les unes jeunes et séduisantes, et d'autres jeunes sans être sédui- santes, et d'autres séduisantes sans être jeunes, et d'autres ni jeunes ni séduisantes, et dont un certain nombre à la faveur de son intervention conçurent et mirent au monde qui un fils, qui une fille, qui deux fils, qui deux filles, qui un fils et une fille, car Sam n'avait jamais décroché de tri- plés, et c'était là chez Sam un point sensible, qu'il n'eût jamais décroché de triplés, et dont d'autres conçurent mais ne mirent pas au monde, et dont d'autres ne conçurent pas du tout, encore que ce fût là l'exception de ne pas concevoir du tout, quand Sam intervenait. Et aux reproches qu'on lui faisait de cette conduite Sam de riposter du tac au tac que paralysé comme il l'était, de la taille jusqu'au sommet et des genoux jusqu'à la base, il n'avait dans la vie d'autre but, d'autre intérêt ni d'autre joie que de lever l'ancre dans son fauteuil roulant au sortir d'une bonne ventrée de viande et de légumes et de rester dehors à exercer l'adultère jusqu'au moment où il fallait rentrer souper, après quoi il était à la disposition de sa conjointe. Mais jusque-là, pour autant qu'on pût le savoir, il n'avait jamais trahi Liz sous son propre toit ou, plus exactement, avec aucune de celles qu'abritait ce dernier, même s'il se trouvait de mauvaises langues pour insinuer qu'il était le père de ses cousins Art et Con.
D'autres disaient que c'était son cousin Tom qui dans un accès d'exaltation, ou dans un accès de dépression, avait fait cette chose à Ann. Et ceux qui objectaient que Tom était incapable du moindre effort lors de ses accès d'exal- tation, et que lors de ces accès de dépression il ne pouvait ériger ne fût-ce que le petit doigt, se voyaient vertement
109
répliquer que l'effort et l'érection ici en jeu n'étaient pas l'effort et l'érection qu'interdisaient à Tom ses accès, mais un tout autre effort et une tout autre érection, étant sous- entendu que l'empêchement en question n'était pas phy- sique, mais moral, ou esthétique, et que l'impossibilité endémique où se trouvait Tom d'une part de remplir cer- taines tâches n'entraînant aucune déperdition de ses réserves corporelles, comme d'avoir l'œil à la bouilloire, par exemple, ou à la casserole, et d'autre part de bouger de l'endroit qu'il occupait, couché, assis ou debout, ou d'avancer la main ou le pied pour attraper un outil tel un marteau ou un ciseau, ou un ustensile de cuisine de l'ordre d'une pelle, ou d'un seau, n'était ni dans le premier cas ni dans le second une impossibilité absolue, non, mais rela- tive à la nature de la tâche à remplir, ou de l'acte à accom- plir. Et on ajoutait avec cynisme, à l'appui de cette thèse, que si Tom avait reçu mission d'avoir l'œil, non pas sur la bouilloire ou sur la casserole, mais sur sa nièce Bridie faisant sa toilette de nuit, aucun degré de dépression ne l'en aurait empêché, et qu'il fallait voir la vitesse à laquelle tombait son exaltation dans le voisinage d'un tire-bouchon et d'une bouteille de stout. Car Ann, quoique d'aspect peu engageant et pourrie par son mal, avait ses partisans, à la maison et au dehors. Et ceux qui objectaient que ni les appas d'Ann, ni ses dons de persuasion, ne se pouvaient comparer à ceux de Bridie, ou d'une bouteille de stout, se voyaient sèchement rétorquer que si Tom n'avait pas fait cette chose dans un accès de dépression, ou dans un accès d'exaltation, alors il l'avait faite entre un accès de dépres- sion et un accès d'exaltation, ou entre un accès d'exaltation et un accès de dépression, ou entre un accès de dépression et un autre accès de dépression, ou entre un accès d'exal- tation et un autre accès d'exaltation, car chez Tom, quoi qu'on ait pu dire, dépression et exaltation n'étaient pas d'alternance régulière, non, mais souvent il ne sortait d'un
110
accès de dépression que pour être saisi d'un autre peu après, et fréquemment il ne se dégageait d'un accès d'exaltation que pour tomber presque aussitôt dans le suivant, et pen- dant ses brefs répits il arrivait à Tom de se comporter très bizarrement, presque comme quelqu'un qui ne sait plus ce qu'il fait.
D'autres disaient que c'était son oncle Jack, faible d'es- prit ne l'oublions pas. Et ceux qui n'étaient pas de cet avis se voyaient aimablement prier par ceux qui en étaient de bien vouloir considérer ceci, que Jack était non seulement faible d'esprit, mais mari d'une femme faible de poitrine. Or on pouvait dire tout ce qu'on voulait des autres parties d'Ann, mais jamais de sa poitrine qu'elle était faible, car il était de notoriété publique qu'Ann avait une poitrine splendide, blanche et grasse et élastique, et dans l'esprit d'un homme comme Jack, faible d'esprit ne l'oublions pas et enchaîné à une femme faible de poitrine, comment s'étonner si de cette splendide partie d'Ann, si blanche, si grasse et si élastique, l'image allait toujours se dilatant, toujours plus blanche, plus grasse et plus élastique, jusqu'à ce que des autres parties d'Ann (et elles étaient nombreuses) où ne se trouvait trace ni de blancheur ni de gras ni d'élas- ticité, mais où tout était gris, et même vert, et décharné, et flasque, toute pensée fût bannie.
D'autres noms cités à ce propos étaient ceux des oncles d'Ann, Joe, Bill et Jim, et de ses neveux, Bill l'Aveugle et Mat le Boiteux, Sean et Simon.
Qu'Ann eût pu être la victime, non pas d'un des siens, mais d'un étranger du dehors, beaucoup l'estimaient proba- ble, et on évoquait librement à ce propos le nom de plus d'un étranger du dehors.
Puis environ quatre mois plus tard, alors qu'on sortait enfin du long hiver et que certains croyaient odorer le prin- temps déjà, les frères joe, Bill et jim, soit le total impres- sionnant de cent quatre-vingt-treize ans, dans le bref espace
111
d'une semaine furent emportés, Joe l'ainé un lundi, et Bill son cadet d'un an le mercredi suivant, et Jim leur cadet d'un an et de deux ans respectivement le vendredi suivant, ce qui avait pour conséquence de laisser le vieux Tom sans fils, et Fla et Kate sans maris, et May Sharpe sans frères, et Tom et Jack et Art et Con et Sam sans pères, et Mag et Liz sans beaux-pères, et Ann sans oncles, et Simon et Ann et Bridie. et Tom et Sean et Kate et Bill et Mat et le vingtième enfant de Sam par la regrettée Liz sans grand- pères, et Rose et Cerise et Pat et Larry sans arrière-grands-
pères.
Voilà donc reculé le jour convoité, objet toujours de
leurs vœux languissants, d'à peu près dix-sept ans au moins, c'est-à-dire loin au-delà des horizons de l'espérance et même de l'espoir. Car le vieux Tom, par exemple, baissait à vue d'œil et un jour se laissa surprendre en train de s'exclamer, Me faucher mes trois gars d'un seul coup merde et me lais- ser là avec mes putains de douleurs, sous-entendant par là qu'à son avis on aurait mieux fait de le faucher lui avec ses douleurs et de laisser là ses gars avec les leurs dont les pires réunies n'arrivaient pas au coude du vautour qui sans répit lui dévorait le caecum. Et baissaient aussi à vue d'œil bien d'autres membres de la famille, au point d'enlever tout espoir de voir se prolonger leurs souffrances.
Alors il leur en cuisait de ce qu'ils avaient dit, à ceux qui avaient dit que c'était l'oncle Joe, et à ceux qui avaient dit que c'était l'oncle Bill, et à ceux qui avaient dit que c'était l'oncle Jim, qui avait fait cette chose à Ann, car ils avaient confessé leurs péchés tous les trois, au prêtre, avant d'être emportés, et le prêtre était un vieil intime de la famille. Et des cadavres des frères la nuée des voix s'éleva et flotta un moment avant de se poser sur les vivants à élire, à réélire, telle voix sur tel vivant, telle autre sur tel autre, jusqu'à ce que chaque vivant ou presque eût sa voix, chaque voix son repos. Et beaucoup étaient maintenant
112
en désaccord qui avaient été d'accord, et d'accord mainte- nant qui avaient été en désaccord, et d'autres d'accord tou- jours qui l'avaient été déjà, et d'autres toujours en désac- cord qui l'avaient déjà été. Et ainsi se formaient de nou- velles amitiés, et de nouvelles inimitiés, et se maintenaient de vieilles amitiés, et de vieilles inimitiés. Et tout n'était
qu'accord et désaccord, amitié et inimitié, comme par le passé, mais suivant une autre répartition. Et pas une seule voix qui ne fût soit pour soit contre, non, pas une. Et tout n'était qu'objection et réplique, réplique et objection, comme par le passé, mais dans d'autres bouches. Non qu'il ne s'en trouvât beaucoup pour continuer à dire ce qu'ils avaient toujours dit, loin de là. Mais il s'en trouvait encore plus pour ne plus le dire. Et la raison de cela était peut-être ceci, que non seulement tous ceux qui avaient dit ce qu'ils avaient dit sur Jim, sur Bill et sur Joe se trouvaient par la mort de j o e , de Bill et de Jim mis dans l'impossi- bilité de continuer et dans l'obligation de trouver autre chose, car Bill, Joe et Jim avaient beau être bêtes, ils ne l'étaient pas au point de se laisser emporter sans se mettre à sainte table rapport à ce qu'ils avaient fait à Ann, s'ils l'avaient fait, mais aussi parmi ceux qui n'avaient jamais rien dit sur Jim, sur Joe et sur Bill, à ce propos, sinon qu'ils n'avaient pas fait cette chose à Ann, et par conséquent ne se trouvaient nullement par la mort de Joe, de Jim et de Bill mis dans l'impossibilité de continuer à dire ce qu'ils avaient toujours dit, à ce propos, beaucoup préféraient néan- moins, en entendant parler maintenant avec eux certains parmi ceux qui avaient toujours parlé contre eux et contre qui ils avaient toujours parlé, de ne plus dire ce qu'ils avaient toujours dit, à ce propos, et de commencer ·à dire tout autre chose, afin de pouvoir continuer à entendre parler contre eux et eux à parler contre le plus grand nombre possible de ceux qui, avant les morts de Bill, de Joe et de Jim, avaient toujours parlé contre eux et contre qui ils avaient toujours
113
8
parlé. Car, chose étrange mais vraie apparemment, ceux qui parlent parlent plutôt pour le plaisir de parler contre que pour le plaisir de parler avec. Et la raison de cela est peut-être ceci, qu'il est difficile dans l'accord de crier tout à fait aussi fort que dans le désaccord.
Cette petite affaire de la nourriture du chien, Watt la reconstitua à partir des indiscrétions qui échappaient, de temps en temps, le soir, aux nains jumeaux Art et Con. Car c'était eux qui conduisaient le chien affamé, tous les soirs, jusqu'à la porte de Monsieur Knott. Ce qu'ils fai- saient depuis l'âge de douze ans, soit depuis un quart de siècle, et devaient continuer à faire pendant tout le temps
que Watt resterait chez Monsieur Knott, ou plutôt pendant tout le temps qu'il resterait au rez-de-chaussée. Car lorsque W att fut muté au premier étage, alors W att perdit tout contact avec le rez-de-chaussée et ne devait plus revoir ni le chien ni ceux qui le conduisaient. Mais c'était sûrement Art et Con toujours qui conduisaient le chien, tous les soirs à neuf heures, jusqu'à la porte de derrière de Monsieur Knott, même lorsque Watt n'était plus là pour le constater. Car c'était deux petits gars solides et tout entiers à leur travail.
Le chien de service, au moment où Watt entra au ser- vice de Monsieur Knott, était le sixième chien, en vingt- cinq ans, à être exploité ainsi par Art et Con.
Les chiens employés à manger les restes occasionnels de Monsieur Knott ne vivaient pas vieux, en général. Ce qui était tout naturel. Car en dehors de ce que le chien recevait à manger de temps en temps, chez Monsieur Knott, sur le pas de la porte de derrière, il ne recevait pour ainsi dire rien à manger. Car si on lui avait donné de la nourriture en sus de la nourriture que lui donnait Monsieur Knott, de temps en temps, alors son appétit eût pu être gâté, pour la nourriture que lui donnait Monsieur Knott. Car Art et
Con ne pouvaient jamais être sûrs, le matin, de ne pas trou-
114
ver le soir, chez Monsieur Knott, sur le pas de la porte de derrière, à l'intention de leur chien, un pot de nourriture si nourrissante et si copieuse que seul un chien parfaitement affamé pouvait en venir à bout. Et c'est à cette éventualité qu'i1leur incombait de se tenir toujours prêts.
Ajoutez à cela que la nourriture de Monsieur Knott était plutôt riche et échauffante, pour un chien.
Ajoutez à cela que le chien quittait rarement sa chaîne et de ce fait se voyait interdire tout exercice digne de ce nom. C'était forcé. Car si le chien avait été laissé en liberté, pour courir un peu partout selon sa fantaisie, alors il aurait mangé le crottin de cheval sur la route, et toutes les autres choses immondes qui abondent à la surface de la terre, et ainsi ruiné son appétit peut-être à tout jamais ou, encore plus grave, pris le large pour ne jamais revenir.
Le nom de ce chien, pour ne pas dire chienne, au moment où Watt entra au service de Monsieur Knott, était Kate. Kate n'avait rien d'un beau chien. Même Watt, que prévenait contre les chiens sa tendresse pour les rats, n'avait jamais vu un chien qui fût moins à son goût que Kate. Ce n'était pas un gros chien, et cependant on ne pouvait pas dire que c'était un petit chien. C'était un chien moyen, d'aspect re- poussant. On l'avait prénommé Kate non pas, comme on pouvait le supposer, en mémoire de la Kate de Jim, si près de se trouver veuve, mais d'une tout autre Kate, d'une certaine Katie Byrne, espèce de cousine de la femme de Joe May, si près de se trouver veuve elle aussi, et cette Katie Byrne était en grande faveur auprès d'Art et Con à qui elle apportait toujours un rouleau de tabac à chiquer quand elle venait en visite, et Art et Con étaient de grands
chiqueurs de rouleaux et n'en avaient jamais assez, jamais jamais assez de rouleaux à chiquer, à leur gré.
Kate mourut pendant que Watt était encore au rez-de- chaussée et se fit remplacer par un chien prénommé Cis. Watt ignorait en mémoire de qui on avait prénommé le
115
chien ainsi. S'il s'était renseigné, s'il avait quitté sa réserve et demandé franchement, Art, ou Con, je sais qu'on a pré- nommé Kate ainsi en mémoire de votre parente Katie Byrne, mais en mémoire de qui a-t-on prénommé Cis ainsi? , alors jJ aurait appris peut-être ce qu'il désirait tant savoir. Mais il y avait des limites à ce que Watt était disposé à faire, dans sa chasse à l'information. Il y avait des moments où il n'était pas éloigné de croire, en observant l'effet que ce prénom produisait sur Art et Con, notamment en conjonc- tion avec certaines injonctions, que c'était le prénom d'une amie à eux, d'une amie aimée entre toutes, et que c'était en l'honneur de cette amie aimée entre toutes qu'ils avaient donné au chien le prénom de Cis, de préférence à tout autre prénom. Mais c'était là pure conjecture. Et à d'autres moments Watt était plus porté à croire que si le chien se prénommait Cis, ce n'était pas parce qu'il se trouvait parmi les vivants quelque personne se prénommant ainsi, non, mais tout bêtement parce qu'il fallait que le chien eût un prénom quelconque, dans son propre intérêt et dans celui des autres, pour le distinguer de tous les autres chiens, et que Cis était un prénom pas plus mauvais qu'un autre et même supérieur à beaucoup.
Cis vivait toujours au moment où Watt quitta le rez- de-chaussée pour le premier étage. Quant à ce qu'il en advint par la suite, ainsi que des nains, Watt n'en avait pas la moindre idée. Car sitôt au premier étage Watt per- dit, non seulement le rez-de-chaussée de vue, mais tout intérêt pour le rez-de-chaussée. Ce fut là en vérité une coïn- cidence providentielle, n'est-ce pas, qu'au moment de perdre de vue le rez-de-chaussée Watt perdît aussi tout intérêt pour lui.
Il entrait dans les fonctions de Watt d'accueillir Art et Con quand ils passaient le soir avec le chien et, quand il y avait de la nourriture pour le chien, d'assister à son absorption par le chien, jusqu'à la dernière miette. Mais pas-
116
sées les premières semaines Watt cessa brusquement, de son propre chef, de remplir cet office. Et désormais, quand il y avait de la nourriture pour le chien, il la déposait devant la porte, sur le pas de la porte, dans le plat du chien, et il
mettait une lumière à la fenêtre du couloir afin que le pas de la porte ne soit pas dans le noir, même par la nuit la plus noire, et il mit au point pour le plat du chien un petit couvercle pouvant se fermer au moyen de crampons qui se cramponnaient solidement aux bords du plat.
Et A r t et Con finirent par comprendre, les soirs où le plat du chien ne les attendait pas sur le pas de la porte, que ces soirs-là il n'y avait pas de nourriture pour Kate (ou pour Cis). Ils n'avaient pas besoin de frapper et de demander, non, le pas de la porte vide parlait de lui-même. Et ils finirent même
par comprendre, les soirs où il n'y avait pas de lumière à la fenêtre du couloir, que ces soirs-là il n'y avait pas de nourriture pour le chien. Et ils apprirent aussi à ne jamais pousser plus loin le soir que jusqu'à l'endroit d'où ils pou- vaient voir la fenêtre du couloir, et ensuite à ne jamais pous- ser plus loin que s'il y avait de la lumière à la fenêtre, et
à toujours s'en aller sans pousser plus loin s'il n'yen avait pas. Cela ne leur servait malheureusement pas à grand' chose au point de vue pratique du fait qu'on débouchait brusquement, au détour des buissons, sur la porte de der- rière et par conséquent ne voyait la fenêtre du couloir, à côté de la porte, que déjà de si près qu'on aurait pu toucher celle-ci, avec son bâton, si l'on avait voulu. Mais Art et
Con apprirent peu à peu à distinguer, d'aussi loin que de dix ou quinze pas, s'il y avait de la lumière à la porte du couloir ou non. Car la lumière, quoique masquée par l'angle, dardait ses rayons par la fenêtre du couloir et créait une lueur, dans l'air, lueur qu'on pouvait distinguer, avec de l'entraînement, surtout quand la nuit était noire, d'aussi loin que de dix ou quinze pas. Par conséquent tout ce qu'ils avaient à faire, Art et Con, surtout quand la nuit était pro-
117
pice, c'était d'avancer un peu le long de l'allée jusqu'à l'en- droit d'où la lumière, si elle brûlait, devait être visible sous forme d'une lueur, d'une faible lueur, dans l'air, et de là de pousser plus loin, vers la porte de derrière, ou bien de rebrousser chemin, vers la grille, selon le cas. Au fort de l'été, bien sûr, seul le pas de la porte vide, ou garni du plat du chien, pouvait apprendre à Art et à Con et à Kate (ou à Cis), s'il y avait de la nourriture pour le chien ou non. Car au fort de l'été Watt ne mettait pas de lumière à la fenêtre de la cuisine quand il y avait de la nourriture pour le chien, non, car au fort de l'été le pas de la porte n'était pas dans le noir avant dix heures et demie ou onze heures du soir, mais face à l'ouest il brûlait de toute l'ardeur mou- rante des feux de l'été. Et mettre une lumière à la fenêtre du couloir dans ces conditions, ç'aurait été brûler du pétrole pour rien. Mais pendant plus des trois quarts de l'année la tâche d'Art et Con se trouvait grandement faci- litée à la suite du refus de Watt d'assister au repas du chien et des mesures qu'il dut prendre en conséquence. Alors Watt, s'il avait sorti le plat un peu avant huit heures, le rentrait un peu avant dix heures et le lavait, soucieux du lendemain, avant de tirer les verrous pour la nuit et de monter se coucher en tenant haut la lampe au-dessus de sa tête pour éclairer ses pas dans les escaliers, les esca- liers qui ne semblaient jamais les mêmes, d'un soir à l'autre, et qui tantôt étaient raides, et tantôt doux, et tantôt longs, et tantôt courts, et tantôt larges, et tantôt étroits, et tantôt périlleux, et tantôt sûrs, et qu'il grimpait tous les soirs, parmi les ombres mouvantes, un peu après dix heures.
De ce refus de la part de Knott, pardon, de Watt, d'as- sister à l'absorption par le chien des restes de Monsieur Knott, on aurait pu craindre les plus graves conséquences, aussi bien pour Watt que pour la rnaison de Monsieur Knott.
Watt s'attendait à quelque chose de ce genre. Et cepen- dant il n'aurait pu faire autrement qu'il fit. Il avait beau
118
ne pas aimer les chiens, leur préférant de beaucoup les rats, il n'aurait pu faire autrement, le croira qui voudra, qu'il fit. Il ne se passa rien, en l'occurrence, mais tout continua comme avant, apparemment. Il ne s'abattit sur Watt nulle punition, nulle foudre. Et la maison de Monsieur Knott continua à voguer de l'avant, par les jours et nuits tran- quilles, avec toute son habituelle sérénité. Et c'était là pour Watt une source de grand étonnement, d'avoir pu enfreindre impunément une aussi vénérable tradition, ou institution. Mais il n'était pas bête au point d'en tirer une règle de conduite, ou d'y voir un encouragement à l'insou- mission, oh non, car Watt n'était que trop heureux de faire ce qu'on lui demandait, à tout moment et comme le voulait la coutume. Et quand par nécessité il faillait, comme ici en refusant d'assister au repas du chien, il avait soin de faillir de telle façon et en usant de tant de précautions et de raffinements qu'il avait presque l'air de ne pas faillir du tout. Et cela lui valait peut-être une certaine indul- gence. Et dans son esprit plein d'étonnement et de trouble il ramenait le calme en réfléchissant que s'il restait impuni pour le moment, il ne le resterait peut-être pas toujours, et que si le coup porté à la maison de Monsieur Knott n'ap- paraissait pas aussitôt, il apparaîtrait peut-être un jour, meurtrissure modeste d'abord, puis plus large, toujours plus large, jusqu'à ce que, à force de s'étendre, il finisse par noicir le corps tout entier.
Pendant un certain temps, pour des raisons demeurées obscures, Watt a dû être fort intrigué, voire fasciné, par cette affaire du chien venu au monde, et à grands frais au monde maintenu, uniquement pour manger la nourriture de Monsieur Knott les jours où Monsieur Knott ne dai- gnait pas la manger lui-même, et y attacher une importance et même une signification qu'il semble difficile de justifier. Car sinon pourquoi cette insistance? Et pourquoi cette insistance sur la famille Lynch si en pensée il n'avait été
119
obligé de passer du chien à la famiIIe Lynch comme à l'un des termes de la relation que le chien tissait chaque nuit, l'autre étant naturellement les restes de Monsieur Knott. Mais bien plus que les Lynch, ou les restes de Monsieur Knott, c'est le chien qui donna à Watt ce tracas, tant qu'il dura. Mais il ne dura pas longtemps, ce tracas de Watt, pas très longtemps, comparé avec d'autres analogues. Et cependant ce f u t un tracas majeur, à cette époque, tant qu'il dura. Mais une fois que Watt eut saisi, dans sa com- plexité, le mécanisme du système, comment la nourriture
en venait à être disponible pour le chien, et le chien à être disponible pour la nourriture, et les deux à être réunis, alors il cessa de s'y intéresser et put jouir, à cet égard, d'une relative tranquiIIité d'esprit. Non qu'il s'imaginât un instant avoir pénétré les forces en présence, dans ce cas particulier, ou même perçu les formes qu'elles soulevaient, ou jeté la moindre lumière sur lui-même, ou sur Monsieur Knott, loin de là. Mais il avait changé, peu à peu, un désordre en mots, il s'était fait un oreiIIer de vieux mots, pour sa tête. Peu à peu, et non sans peine. Kate en train de manger dans son plat, par exemple, sous la surveillance
des nains, comme il avait peiné pour savoir ce que c'était, pour savoir quelle était la chose faite, la chose subie, pat qui, par quoi, et quelles ces formes qui n'étaient pas ancrées au sol, comme la véronique, mais s'évanouissaient dans la nuit, au bout d'un moment.
Erskine passait son temps dans les escaliers, à monter, à descendre, en courant. Tout le contraire de Watt, qui se contentait de descendre une fois par jour, quand il se levait, pour commencer sa journée, et une fois par jour se contentait de monter, quand il se couchait, pour commencer sa nuit. Sauf lorsque, dans sa chambre, le matin, ou dans la cuisine, le soir, il oubliait quelque chose, dont il ne pou- vait se passer. Alors naturellement il remontait, ou redes-
cendait, prendre cette chose, quelle qu'elle fût. Mais c'était
120
très rare. Car que pouvait oublier Watt, dont Watt ne pût se passer, l'espace d'un jour, l'espace d'une nuit? Son mouchoir peut-être? Mais Watt n'avait jamais recours au mouchoir. Son sac à ordures ? Non, il ne serait pas redes- cendu exprès, jusqu'en bas, à l'appel de son sac à ordures. Non, il n'y avait pour ainsi dire rien que Watt pût oublier, dont il ne pût se passer, pendant les quatorze ou quinze heures que durait sa journée, pendant les neuf ou dix heures que durait sa nuit. N'empêche que cela lui arrivait, de temps en temps, d'oublier quelque chose, un petit quel- que chose de rien du tout, qu'il lui fallait retourner prendre, sans quoi il n'aurait pas pu tenir, jusqu'au bout de sa journée, jusqu'au bout de sa nuit. Mais c'était très rare. Et le plus souvent il restait tranquillement là où il était, au second étage dans sa chambrette la nuit, et le jour au rez-de-chaussée dans la cuisine surtout, ou partout ailleurs où ses fonctions pouvaient l'appeler, ou au jardin d'agré- ment à faire les cent pas, ou dans un arbre, ou assis par terre contre un arbre, ou contre un buisson, ou sur un siège rustique. Car au premier étage ses fonctions ne l'ap- pelaient jamais, à cette période, ni au second, une fois qu'il avait fait son lit, et balayé sa chambrette, ce qu'il faisait à
peine levé, avant de descendre, I'estômac vide. Tandis qu'au rez-de-chaussée Erskine n'en fichait pas une rame, ses fonc- tions s'exerçant uniquement au premier étage. Or Watt ignorait, et répugnait à demander, en quoi exactement ces fonctions consistaient. Mais alors que les fonctions de Watt au rez-de-chaussée le retenaient tranquillement au rez-de- chaussée, les fonctions d'Erskine au premier étage ne retenaient pas tranquillement Erskine au premier étage, non, mais il passait son temps dans les escaliers, à monter, il descendre, en courant, du premier étage au second étage et puis incontinent du second étage au premier étage et du premier étage au rez-de-chaussée et puis incontinent du rez- de-chaussée au premier étage, dans une agitation qui sem-
121
blait à Watt sans rime ni raison, ce dont il ne faut pas s'étonner, puisque aussi bien Watt ignorait, et répugnait à demander, en quoi exactement consistaient les fonctions d'Erskine au premier étage. De là à conclure qu'Erskine ne restait jamais tranquillement au premier étage, non, car il y passait une bonne partie de son temps, mais seulement que le temps qu'il passait dans les escaliers, dans l'espace d'une seule journée, à se précipiter tantôt en bas, tantôt en haut, semblait à Watt extraordinaire. Et extraordinaire lui semblaient aussi le peu de temps qu'Erskine restait en haut, quand il se précipitait en haut, avant de se reprécipiter en bas, et le peu de temps qu'il restait en bas, quand il se précipitait en bas, avant de se reprécipiter en haut, et enfin bien sûr la force de sa précipitation, comme s'il n'avait qu'une hâte, retourner là d'où il venait. Et si l'on demandait comment Watt, jamais au second étage du matin au soir, pouvait savoir combien de temps Erskine passait au second étage, quand il s'y précipitait de la sorte, on pourrait sans doute répondre ceci, que Watt, de là où il était assis au fond de la maison, pouvait entendre Erskine grimper l'es-
calier quatre à quatre jusqu'au comble de la maison et puis le dévaler de même jusqu'au mitan de la maison, pour ainsi dire d'une traite. Et la raison de cela était peut-être ceci, que le bruit descendait par la cheminée de la cuisine.
Watt répugnait à s'informer à mots ouverts du sens de tout cela, car il disait, Tout cela sera révélé à Watt, le moment venu, entendant bien sûr le moment où Erskine s'en irait, et où un autre viendrait. Mais il n'avait pas de cesse qu'il n'eût dit, en brèves phrases ou bribes de phrases éparses et largement espacées dans le temps, Peut-être que Monsieur Knott le dépêche ainsi, tantôt en haut, tantôt en bas, à telle et telle fin bien définie, tout en lui disant, Mais
reviens-moi vite, Erskine, ne traîne pas, reviens-moi vite. Mais quel genre de fin? Peut-être pour lui rapporter un objet quelconque abandonné quelque part et dont il éprouve sou-
122
dain le besoin, tel un bon livre ou un bout de coton hydro- phile ou de papier de soie. Ou pour s'assurer, en inspectant les alentours d'une fenêtre supérieure, que personne ne vient. Ou pour s'assurer, en inspectant rapidement le rez- de-chaussée, qu'aucun danger ne menace les fondations. Mais n'y suis-je pas, moi, au rez-de-chaussée, quelque part, aux aguets ? Mais il se peut que Monsieur Knott ait plus confiance en Erskine, qui est ici depuis plus longtemps que moi, qu'en moi, qui suis ici depuis moins longtemps qu'Ers- kine. Et pourtant cela ne ressemble pas à Monsieur Knott, de vouloir sans cesse ceci et cela et d'envoyer Erskine courir s'en occuper. Mais que sais-je de Monsieur Knott? Rien. Et ce qui peut me paraître lui ressembler le moins, et ce qui peut me paraître lui ressembler le plus, peut très bien
en réalité lui ressembler le plus, lui ressembler le moins, rien ne me prouve le contraire. Ou peut-être que Monsieur Knott envoie Erskine courir ainsi, tantôt en haut, tantôt en bas, tout simplement pour en être débarrassé, ne fût-ce que pour quelques instants. Ou peut-être qu'Erskine, éprouvé par le premier étage, est obligé de se précipiter en haut de temps en temps, pour prendre l'air du second étage, et de temps en temps de se précipiter en bas, pour prendre celui du rez-de-chaussée, voire du jardin, tout comme dans cer- taines eaux certains poissons, pour pouvoir supporter les profondeurs moyennes, sont contraints de remonter et de redescendre, tantôt à la surface des vagues, tantôt au lit de l'océan. Mais de tels poissons existent-ils? Oui, de tels
poissons existent, dorénavant. Mais éprouvé en quel sens? Peut-être que Monsieur Knott (qui sait? ) propage comme des ondes, de dépression, ou d'oppression, ou tour à tour les deux, d'une manière impossible à saisir. Mais cela ne s'accorde pas du tout avec ma conception de Monsieur Knott. Mais quelle conception ai-je de Monsieur Knott? Aucune.
Watt se demandait si Arsene, Walter, Vincent et les
123
autres avaient traversé la phase qu'Erskine traversait alors, et il se demandait si lui Watt la traverserait aussi, quand son heure viendrait. Watt avait du mal à imaginer Arsene, sans parler de lui-même, en train de se comporter de la sorte. Mais les choses étaient nombreuses que Watt avait du mal à imaginer.
Parfois dans la nuit Monsieur Knott appuyait sur une sonnette qui sonnait dans la chambre d'Erskine. Alors Erskine se levait et descendait. Cela Watt le savait, car du lit où il gisait tout près il entendait la sonnerie drin! et Erskine se lever et descendre. Il entendait la sonnerie parce qu'il ne dormait pas, ou ne dormait qu'à moitié, ou ne dormait que d'un œil. Car il est rare qu'une sonnerie tout près ne soit pas entendue de qui ne dort qu'à moitié, ou ne dort que d'un œil. Ou il entendait, non pas la sonnerie,
mais Erskine se lever et descendre, ce qui revenait au même. Car Erskine, sans la sonnerie, se serait-il levé et serait-il descendu? Non. Il aurait pu se lever, sans la sonnerie, pour faire sa grosse commission, ou sa petite commission, dans son bon gros pot de chambre. Mais se lever et des- cendre, sans la sonnerie, non. D'autres fois, quand Watt était plongé dans le sommeil, ou dans la méditation, ou autrement absorbé, alors bien sûr ça pouvait sonner et sonner et Erskine se lever et se lever et descendre et des-
cendre et Watt ne se douter de rien. Mais cela ne chan- geait rien. Car Watt avait entendu la sonnerie drin! , et Erskine se lever et descendre, assez souvent pour savoir que parfois dans la nuit Monsieur Knott appuyait sur une sonnette et qu'alors Erskine, obéissant sans doute à l'appel, se levait et descendait. Car y avait-il d'autres doigts dans la maison, d'autres pouces, que ceux de Monsieur Knott et d'Erskine et de Watt, susceptibles d'avoir appuyé sur la sonnette? Car avec quoi, sur la sonnette, sinon avec un doigt, ou avec un pouce, aurait-on pu appuyer? Avec un nez? Un orteil? Un talon? Une dent saillante? Un
124
genou? Un coude? Ou quelque autre proéminence d'os ou de chair? Sans doute. Mais à qui, sinon à Monsieur Knott ? W att n'avait pas appuyé, aucune partie de W att n'avait appuyé, sur une sonnette, il en avait la certitude morale, car il n'y avait pas de sonnette dans sa chambre. Et s'il avait pu se lever, et descendre jusqu'à l'endroit où se trou- vait la sonnette, et il ne savait pas où se trouvait la son- nette, et là appuyer dessus, aurait-il pu regagner sa chambre, et son lit, et même à l'occasion s'assoupir, à temps pour entendre, de là où il gisait, dans son lit, la sonnerie? Le fait est que Watt n'avait jamais vu de sonnette nulle part, dans la maison de Monsieur Knott, ni entendu sonner en d'autres circonstances que celles qui le tracassaient tant. Au rez-de-chaussée, \"X7att en avait la certitude, il n'y avait aucune sonnette d'aucune sorte, ou alors si habilement dis- simulée qu'aucune trace n'en paraissait, ni aux murs, ni aux montants des portes. Il y avait le téléphone certes, dans un couloir. Mais ce qui sonnait la nuit, dans la chambre d'Erskine, n'était pas un téléphone, Watt en avait la con- viction, mais une sonnette, une simple petite sonnette élec- trique probablement blanche, de celles sur lesquelles on appuie jusqu'à ce qu'elles fassent drin ! et qu'on laisse ensuite revenir à la position du silence. De même Erskine, s'il avait appuyé sur la sonnette, n'aurait pu le faire ailleurs que dans sa chambre, voire de là où il gisait, dans son lit, comme il ressortait clairement du bruit que faisait Erskine en se levant de son lit, à peine la sonnerie tue. Mais corn- ment admettre qu'il y eût une sonnette dans la chambre d'Erskine et qui plus est placée de façon à lui permettre d'appuyer dessus sans quitter son lit, alors que nulle part dans la chambre de \"X7att il n'y avait de sonnette d'aucune sorte? Et même en l'admettant, quel intérêt Erskine pou- vait-il avoir à appuyer dessus, puisqu'il savait pertinem- ment qu'au bruit de la sonnerie il devrait quitter son lit mollet et descendre, en tenue légère. Si Erskine tenait
125
absolument à quitter son lit douillet et à descendre, à moi- tié nu, n'aurait-il pas pu le faire sans au préalable appuyer sur une sonnette? Ou Erskine avait-il perdu la raison? Et lui-même Watt ne serait-il pas légèrement dérangé? Et Monsieur Knott lui-même avait-il toute sa tête? Ne seraient- ils pas tous les trois un peu toqués ?
Cette question de savoir qui appuyait sur la sonnette qui sonnait dans la 'nuit, dans la chambre d'Erskine, fut pour Watt, pendant un certain temps, une source de grave inquié- tude et d'anxieuse insomnie. Si Erskine avait été ronfleur, et que le bruit de la sonnerie eût coïncidé avec celui du ron- flement, alors le mystère se serait dissipé, \YIatt avait cette impression, comme brume au soleil. Mais voilà, Erskine n'était pas ronfleur. Et cependant à le voir, ou à l'entendre pousser sa chanson, on l'aurait pris pour un ronfleur, pour un grand ronfleur. Et cependant il n'était pas ronfleur. Si bien que la sonnerie éclatait toujours dans le silence, de la nuit. Mais il apparut bientôt à Watt, toute réflexion faite, que la coïncidence de sonnerie et ronflement, loin de dissi- per le mystère, l'aurait laissé entier. Car qu'est-ce qui em- pêchait Erskine de simuler un ronflement, à l'instant même d'allonger le bras et d'appuyer sur la sonnette, ou de simu- ler tout un chapelet de ronflements culminant dans le ron- flement qu'il simulait à l'instant d'appuyer sur la sonnette, dans le seul but de duper Watt et de lui faire accroire que si quelqu'un avait appuyé sur une sonnette, ce n'était pas lui Erskine, mais Monsieur Knott quelque part ailleurs dans la maison. Ainsi Watt finit par croire, du fait qu'Ers- kine ne ronflait pas et que la sonnerie éclatait toujours dans le silence, de la nuit, non pas que ça pouvait être Erskine qui appuyait sur la sonnette, comme d'abord il l'avait cru, non, mais que ça ne pouvait être que Monsieur Knott. Car si Erskine appuyait sur la sonnette et ne voulait pas qu'on le sache, alors il aurait poussé un ronflement, ou usé d'un autre stratagème quelconque , à l'instant même d 'appuyer
126
sur la sonnette, afin de faire accroire à Watt que si quel- qu'un avait appuyé sur une sonnette, ce n'était pas lui Erskine, mais Monsieur Knott. Jusqu'au moment où il apparut à Watt qu'Erskine pouvait très bien appuyer sur la sonnette, en se foutant éperdumment qu'on le sache ou non, et qu'en ce cas il ne se donnerait pas la peine de pous- ser un ronflement, ou d'user d'un autre stratagème quel- conque, à l'instant d'appuyer sur la sonnette, non, mais il laisserait la sonnerie éclater dans le silence, de la nuit, et à Watt de se démerder avec ça.
Watt décida finalement qu'un examen de la chambre d'Erskine était de rigueur, s'il voulait que cette affaire cesse de le tourmenter. Ensuite il pourrait la laisser tomber, et l'oublier, comme on laisse tomber et oublie une peau d'orange, ou de banane.
Watt aurait pu s'adresser à Erskine, il aurait pu lui demander, Erskine, dites-moi, y a-t-il une sonnette dans votre chambre, ou n'yen a-t-il pas? Mais cela aurait mis Erskine sur ses gardes, ce que Watt ne souhaitait pas. Ou Erskine aurait pu répondre, Oui! quand la vraie réponse était, Non! ou, Non! quand la vraie réponse était, Oui! , ou il aurait pu répondre la vérité, Oui! ou, Non! sans que Watt puisse y ajouter foi. Et alors Watt n'aurait pas été plus avancé, mais plutôt moins, car il aurait mis Erskine sur ses gardes.
Or la chambre d'Erskine était toujours fermée à clef, et la clef toujours dans la poche d'Erskine. Ou plutôt la chambre d'Erskine n'était jamais ouverte, ni la clef hors de la poche d'Erskine, plus de deux ou trois secondes de suite, soit le temps que mettait Erskine à glisser la clef hors de sa poche, à ouvrir sa porte de l'extérieur, à se cou- ler dans sa chambre, à refermer la porte à clef de l'intérieur et à reglisser la clef dans sa poche, ou alternativement à glisser la clef hors de sa poche, à ouvrir sa porte de l'inté- rieur, à se couler hors de sa chambre, à refermer sa porte
127
à clef de l'extérieur et à reglisser la clef dans sa poche. Car si la chambre d'Erskine avait été toujours fermée à clef, et la clef toujours dans la poche d'Erskine, alors Erskine lui-même, malgré toute son agilité, aurait eu du mal à se couler dans sa chambre, et hors de sa chambre, comme il le faisait, à moins de se couler par la fenêtre, ou par la cheminée. Mais ni dans sa chambre, ni hors de sa chambre, par -Ïa fenêtre il n'aurait pu se couler, sans se rompre le cou, ni par la cheminée, sans s'écraser à mort. Et Watt était logé à la même enseigne.
La serrure était de celles que Watt ne pouvait crocheter. Watt pouvait crocheter les serrures simples, mais il ne pou- vait crocheter les serrures complexes.
La clef était de celles que Watt ne pouvait contrefaire. Watt pouvait contrefaire les clefs simples, dans un atelier, dans un étau, avec une lime et de la soudure, à partir d'autres clefs simples aussi, mais à leur manière à elles, retranchant ici, rajoutant là, jusqu'à obtenir des simplicités identiques. Mais Watt ne pouvait contrefaire les clefs com- plexes.
Une autre raison pour laquelle Watt ne pouvait contre- faire la clef d'Erskine était peut-être ceci, qu'il ne pouvait s'en emparer, ne fût-ce qu'un instant.
Alors comment Watt pouvait-il savoir que la clef d'Ers- kine manquait de simplicité? Mais pour avoir trifouillé dans le trou avec son perit crochet.
Alors Watt dit, A serrure simplette clef complexe par- fois, mais jamais clef simplette à complexe serrure. Mais à peine dits ces mots, Watt les regretta. Mais trop tard, ils étaient dits et ne pouvaient jamais être oubliés, jamais dédits. Mais un peu plus tard il les regretta moins. Et un peu plus tard il ne les regretta plus du tout. Et un peu plus tard il les goûta de nouveau, comme s'il les entendait pour la première fois, si suaves, si câlins, dans son crâne. Et un peu plus tard il les regretta de nouveau, amèrement.
128
Et ainsi de suite. Tant et si bien qu'il finit par parcourir, à l'égard de ces mots, toute la gamme, ou peu s'en faut, du remords et de l'euphorie, mais surtout du remords. Et il n'est sans doute pas sans intérêt de constater ce compor- tement, dans la mesure où Watt en était coutumier, dans ses rapports avec les mots. Et si quelquefois il suffisait d'un moment de réflexion pour fixer son attitude, une fois pour toutes, envers les mots qu'il lui arrivait d'entendre, dans son crâne, de sorte qu'il les aimait, ou ne les aimait pas, plus ou moins, d'un amour inaltérable, ou d'une inalté- rable aversion, cependant le cas n'était pas fréquent, non, mais à force de penser tantôt une chose, tantôt une autre, il finissait le plus souvent par ne plus savoir que penser des mots entendus, dans son crâne, et fussent-ils aussi clairs et modestes que ceux précités, d'une signification aussi évidente et d'une forme aussi inoffensive, ça n'y faisait rien, il ne savait plus qu'en penser, d'un bout de l'année à l'autre, s'il fallait en penser du mal, ou du bien, ou rien du tout.
Et si Watt n'avait pas su que la clef d'Erskine n'était pas une clef simple, alors moi non plus je ne l'aurais pas su, ni le monde. Car tout ce que je sais au sujet de Monsieur Knott, et de tout ce qui touchait à Monsieur Knott, et au sujet de Watt, et de tout ce qui touchait à Watt, c'est de Watt que je le tiens, et de Watt seul. Et si je n'ai pas l'air d'en savoir long au sujet de Monsieur Knott, et de Watt, et de tout ce qui touchait à eux, c'est parce que Watt n'en savait pas long, sur ces sujets, ou qu'il préfé- rait ne pas le dire. Mais il m'assura à l'époque, quand il commença à dévider son histoire, qu'il me dirait tout, et puis plus tard, quelques années plus tard, quand il eut fini de la dévider, qu'il m'avait tout dit. Et l'ayant cru à l'époque, et puis plus tard, je n'avais qu'à continuer, l'histoire depuis longtemps dévidée, et Watt disparu. Non qu'il y eût la moindre preuve permettant d'assurer que Watt avait dit en effet tout ce qu'il savait, sur ces sujets, ou même qu'il
129
9
s'était proposé de le faire, et cela pour la bonne raison que moi je ne savais rien, sur ces sujets, en dehors de ce que Watt voulait bien me dire. Car Erskine, Arsene, Walter, Vincent et les autres avaient tous disparu, bien avant mon entrée en scène. Non que Vincent, Walter, Arsene et Ers- kine eussent pu dire quoi que ce soit au sujet de Watt, sauf peut-être Arsene un peu, et Erskine un peu plus,
loin de là. Mais ils auraient pu dire quelque chose au sujet de Monsieur Knott. Alors nous aurions eu le Monsieur Knott d 'Erskine, et le Monsieur Knott d 'Arsene, et le Monsieur Knott de Walter, et le Monsieur Knott de Vin- cent, à mettre en regard avec le Monsieur Knott de Watt.
Ce qui aurait été un exercice plein d'intérêt. Mais ils avaient tous disparu, bien avant ma parution.
Cela ne veut pas dire que Watt n'ait pu omettre cer- taines choses qui étaient arrivées, ou qui avaient existé, ou en rajouter d'autres qui n'étaient jamais arrivées, ou qui n'avaient jamais existé. Il a déjà été fait état du mal qu'éprou- vait Watt à distinguer entre ce qui arrivait et ce qui n'arri- vait pas, entre ce qui existait et ce qui n'existait pas, dans la maison de Monsieur Knott. Et Watt ne faisait aucun
mystère, dans ses conversations avec moi, de ce que maintes choses présentées comme étant arrivées, dans la maison de Monsieur Knott, et naturellement sur ses terres, n'étaient peut-être jamais arrivées du tout, ou étaient peut-être arri- vées tout autrement, et que maintes choses présentées comme ayant existé, ou plutôt comme n'ayant jamais existé, car celles-ci étaient les plus marquantes, n'avaient peut-être jamais existé du tout , ou plutôt avaient existé tout le temps. Mais cela mis à part, il est difficile à quelqu'un comme Watt de raconter une longue histoire comme celle de Watt sans omettre certaines choses, et sans en rajouter d'autres. Et cela ne veut pas dire non plus que moi je n'aie pu omettre certaines choses que Watt m'avait dites, ou en rajouter d'autres que Watt ne m'avait jamais dites, malgré tout le
130
soin que je prenais de tout noter sur-le-champ, dans mon petit calepin. Il est si difficile, s'agissant d'une longue his- toire comme l'histoire de Watt, malgré tout le soin qu'on prend à tout noter sur-le-champ, dans son petit calepin, de ne pas omettre certaines choses qui furent dites, et de ne pas en rajouter d'autres qui ne furent jamais dites, jamais jamais dites du tout.
La clef n'était pas davantage de celles dont l'empreinte pouvait être prise, en cire, en plâtre, en mastic ou en beurre, et la raison de cela était ceci, qu'il n'était pas possible de s'emparer de la clef, ne fût-ce qu'un instant.
Car la poche où Erskine gardait cette clef n'était pas de celles que Watt pouvait lui faire. Car ce n'était pas une poche ordinaire, non, mais une poche dérobée, cousue sur le devant du caleçon d'Erskine. Si la poche où Erskine gardait cette clef avait été une poche ordinaire, telle une poche de veste, ou une poche de pantalon, ou même une poche de gilet, alors Watt n'aurait eu qu'à attendre qu'Ers- kine ait le dos tourné pour la lui faire et ainsi s'emparer de la clef le temps d'en fixer l'empreinte, en cire, en plâtre, en mastic ou en beurre. Puis, l'empreinte une fois fixée, il n'aurait plus eu qu'à remettre la clef dans la poche où il l'aurait prise, ayant pris soin au préalable de l'essuyer avec un chiffon humide. Mais faire à quelqu'un une poche cousue sur le devant de son caleçon, et quand même il aurait eu le dos tourné, sans lui mettre la puce à l'oreille, Watt le savait au-dessus de ses forces.
Maintenant si Erskine avait été une dame. . . Mais voilà, Erskine n'était pas une dame.
Et si l'on demandait comment on peut savoir que la poche où Erskine gardait cette clef était cousue sur le devant de son caleçon, on pourrait peut-être répondre ceci, qu'un jour où Erskine faisait sa petite commission contre un buisson, au moment même où Watt, comme le voulait Lachésis, faisait la sienne contre le même, mais de l'autre côté,
131
Watt entrevit à travers le buisson, par bonheur à feuilles caduques, la clef qui luisait parmi les boutons de la patte.
Ainsi toujours, quand l'impossibilité où je me trouve, où Watt se trouvait, moi de savoir ce que je sais, Watt de savoir ce qu'il savait, semble absolue, et insurmontable, et indéniable, et incoercible, on pourrait démontrer par A plus B que moi je le sais parce que Watt me l'a dit, et que Watt le,savait parce que quelqu'un le lui avait dit, ou parce qu'il l'avait trouvé tout seul.