rature, en Allemagne, est
tellement
empreinte de la
philosophie dominante, que l'e?
philosophie dominante, que l'e?
Madame de Stael - De l'Allegmagne
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? ET DES ARTS. 107
toujours les expressions les plus nobles et les plus justes; et,
s'il est permis d'e^tre indulgent pour le style d'un e? crit philoso-
phique, on ne doit pas l'e^tre pour celui d'une composition litte? -
raire; dans la sphe`re des beaux-arts, la forme appartient autant
a` l'a^me que le sujet me^me.
L'art dramatique offre un exemple frappant des faculte? s dis-
tinctes des deux peuples. Tout ce qui se rapporte a` l'action, a`
l'intrigue, a` l'inte? re^t des e? ve? nements, est mille fois mieux com-
bine? , mille fois mieux conc? u chez les Franc? ais; tout ce qui tient
au de? veloppement des impressions du coeur, aux orages secrets
des passions fortes, est beaucoup plus approfondi chez les Al-
lemands.
Il faut, pour que les hommes supe? rieurs de l'un et de l'autre
pays atteignent au plus haut point de perfection, que le Fran-
c? ais soit religieux , et que l'Allemand soit un peu mondain. La
pie? te? s'oppose a` la dissipation d'a^me, qui est le de? faut et la gra^ce
dela nation franc? aise ; la connaissance des hommes et de la so-
cie? te? donnerait aux Allemands, en litte? rature, le gou^t et la dex-
te? rite? qui leur manquent. Les e? crivains des deux pays sont
injustes les uns envers les autres : les Franc? ais cependant se
rendent plus coupables a` cet e? gard que les Allemands; ils jugent
sans connai^tre, ou n'examinent qu'avec un parti pris : les Alle-
mands sont plus impartiaux. L'e? tendue des connaissances fait passer sous les yeux tant de manie`res de voir diverses, qu'elle
donne a` l'esprit la tole? rance qui nai^t de l'universalite? .
Les Franc? ais gagneraient plus ne? anmoins a` concevoir le ge? nie
allemand, que les Allemands a` se soumettre au bon gou^t franc? ais.
Toutes les fois que, de nos jours, on a pu faire entrer dans la
re? gularite? franc? aise un peu de se`ve e? trange`re, les Franc? ais y ont
applaudi avec transport. J. -J. Rousseau, Bernardin de Saint-
Pierre, Chateaubriand, etc. , dans quelques-uns de leurs ouvra-
ges, sont tous, me^me a` leur insu, de l'e? cole germanique, c'est-
a`-dire qu'ils ne puisent leur talent que dans le fond de leur
a^me. Mais si l'on voulait discipliner les e? crivains allemands
d'apre`s les lois prohibitives de la litte? rature franc? aise, ils ne
sauraient comment naviguer au milieu des e? cueils qu'on leur
aurait indique? s; ils regretteraient la pleine mer, et leur esprit
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? 108 DE LA LITTE? RATURE
serait plus trouble? qu'e? claire? . Il ne s'ensuit pas qu'ils doivent
tout hasarder, et qu'ils ne feraient pas bien de s'imposer quel-
quefois des bornes; mais il leur importe de les placer d'apre`s leur manie`re de voir. Il faut, pour leur faire adopter de certaines
restrictions ne? cessaires, remonter au principe de ces restrictions,
sans jamais employer l'autorite? du ridicule, contre laquelle ils
sont tout a` fait re? volte? s. N
Les hommes de ge? nie de tous les pays sont faits pour se com-
prendre et pour s'estimer; mais le vulgaire des e? crivains et des
lecteurs allemands et franc? ais rappelle cette fable de La Fon-
taine , ou` la cigogne ne peut manger dans le plat, ni le renard
dans la bouteille. Le contraste le plus parfait se fait voir entre
les esprits de? veloppe? s dans la solitude et ceux qui sontforme? s
par la socie? te? . Les impressions du dehors et le recueillement de
l'a^me, la connaissance des hommes et l'e? tude des ide? es abstrai-
tes, l'action et la the? orie donnent des re? sultats tout a` fait oppo-
se? s. La litte? rature, les arts, la philosophie, la religion des deux
peuples, attestent cette diffe? rence; et l'e? ternelle barrie`re du
Rhin se? pare deux re? gions intellectuelles qui, non moins que les
deux contre? es, sont e? trange`res l'une a` l'autre.
CHAPITRE II.
Du jugement qu'on porte en Angleterre sur la litte? rature allemande.
La litte? rature allemande est beaucoup plus connue en Angle-
terre qu'en France. On y e? tudie davantage les langues e? trange`-
res , et les Allemands ont plus de rapports naturels avec les
Anglais qu'avec les Franc? ais; cependant il y a des pre? juge? s,
me^me en Angleterre, contre la philosophie et la litte? rature des
Allemands. Il peut e^tre inte? ressant d'en examiner la cause.
Le gou^t de la socie? te? , le plaisir et l'inte? re^t de la conversation
ne sont point ce qui forme les esprits en Angleterre: les affaires,
le parlement, l'administration, remplissent toutes les te^tes, et
les inte? re^ts politiques sont le principal objet des me? ditations. Les Anglais veulent a` tout des re? sultats imme? diatement appli-
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? ET DES ARTS. 109
cables, et de la` naissent leurs pre? ventions contre une philosophie
qui a pour objet le beau pluto^t que l'utile.
Les Anglais ne se? parent point, il est vrai, la dignite? de l'utili-
te? , et toujours ils sont pre^ts, quand il le faut, a` sacrifier ce qui
est utile a` ce qui est honorable; mais ils ne se pre^tent pas vo-
lontiers, comme il est dit dans Hamlet, a` ces conversations
avec l'air, dont les Allemands sont tre`s-e? pris. La philosophie
des Anglais est dirige? e vers les re? sultats avantageux au bien-e^tre
de l'humanite? . Les Allemands s'occupent de la ve? rite? pour elle-me^me, sans penser au parti que les hommes peuvent en tirer.
La nature de leurs gouvernements ne leur ayant point offert des
occasions grandes et belles de me? riter la gloire et de servir la
patrie, ils s'attachent en tout genre a` la contemplation , et cher-
chent dans le ciel l'espace que leur e? troite destine? e leur refuse
sur la terre. Ils se plaisent dans l'ide? al, parce qu'il n'y a rien
dans l'e? tat actuel des choses qui parle a` leur imagination. Les
Anglais s'honorent avec raison de tout ce qu'ils posse`dent, de
tout cequ'ils. sont, de tout ce qu'ils peuvent e^tre ; ils placent leur
admiration et leur amour sur leurs lois, leurs moeurs etleur
culte. Ces nobles sentiments donnent a` l'a^me plus de force et
d'e? nergie; mais la pense? e va peut-e^tre encore plus loin, quand
elle n'a point de bornes , ni me^me de but de? termine? , et que,
sans cesse en rapport avec l'immense et l'infini, aucun inte? re^t
ne la rame`ne aux choses de ce monde. *
Toutes les fois qu'une ide? e se consolide, c'est-a`-dire qu'elle se
change en institution, rien de mieux que d'en examiner attenti-
vement les re? sultats et les conse? quences, de la circonscrire et
de la fixer: mais quand il s'agit d'une the? orie, il faut la consi-
de? rer en elle-me^me; il n'est plus question de pratique, il n'est
plus question d'utilite? ; et la recherche de la ve? rite? dans la phi-
losophie, comme l'imagination dans la poe? sie, doit e^tre inde? pen-
dante de toute entrave.
Les Allemands sont comme les e? claireurs de l'arme? e de l'es-
prit humain; ils essayent des routes nouvelles, ils tentent des
moyens inconnus; comment ne serait-on pas curieux de savoir
ce qu'ils disent, au retour de leurs excursions dans l'infini?
Les Anglais, qui ont tant d'originalite? dans le caracte`re, redou<<ADAMR DE STAEL. 10
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? 110 DE LA LITTE? HATUHK
tent ne? anmoins assez ge? ne? ralement les nouveaux syste`mes. La
sagesse d'esprit leur a fait tant de bien dans les affaires de la
vie, qu'ils aiment a` la retrouver dans les e? tudes intellectuelles;
et c'est la` cependant que l'audace est inse? parable du ge? nie. Le
ge? nie, pourvu qu'il respecte la religion et la morale, doit aller
aussi loin qu'il veut: c'est l'empire de la pense? e qu'il agrandit.
La litte?
rature, en Allemagne, est tellement empreinte de la
philosophie dominante, que l'e? loignement qu'on aurait pour
l'une pourrait influer sur le jugement qu'on porterait sur l'autre:
cependant les Anglais, depuis quelque temps, traduisent avec
plaisirles poe`tes allemands, et ne me? connaissent point l'analogie
qui doit re? sulter d'une me^me origine. Il y a plus de sensibilite?
dans la poe? sie anglaise, et plus d'imagination dans la poe? sie al-
lemande. Les affections domestiques exerc? ant un grand empire
sur le coeur des Anglais, leur poe? sie se sent de la de? licatesse et de
la fixite? de ces affections: les Allemands, plus inde? pendants en
tout, parce qu'ilsne portent l'empreinte d'aucune institution po-
litique, peignent les sentimens comme les ide? es, a` travers des
nuages: on dirait que l'univers vacille devant leurs yeux, et
l'incertitude me^me de leurs regards multiplie les objets dont
leur talent peut se servir.
Le principe dela terreur, qui est un des grands moyens dela
poe? sie allemande, a moins d'ascendant sur l'imagination des An-
glais de nos jours; ils de? crivent la nature avec charme, mais elle
n'agit plus sur eux comme une puissance redoutable qui renfer-
me dans son sein les fanto^mes, les pre? sages, et tient chez les
modernes la me^me place que la destine? e parmi les anciens. L'i-
magination, en Angleterre, est presque toujours inspire? e par la
sensibilite? ; l'imagination des Allemands est quelquefois rude et
bizarre: la religion de l'Angleterre estplusse? ve`re, celle de l'Alle-
magne est plus vague; et la poe? sie des nations doit ne? cessaire-
ment porter l'empreinte de leurs sentiments religieux. La con-
venance ne re`gne point dans les arts en Angleterre comme en
France; cependant l'opinion publique y a plus d'empire qu'en
Allemagne; l'unite? nationale en est la cause. Les Anglais veulent
mettre d'accord en toutes choses les actions et les principes; c'est
un peuple sage et bien ordonne? , qui a compris dans la sagesse
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? ET DES V ! ! i . . . 1 I 1
la gloire, et dans l'ordre la liberte? : les Allemands, n'ayant fait
que re^ver l'une et l'autre, ont examine? les ide? es inde? pendamment
de leur application, et se sont ainsi ne? cessairement e? leve? s plus
haut en the? orie.
Les litte? rateurs allemands actuels se montrent (ce qui doit
parai^tre singulier ) beaucoup plus oppose? s que les Anglais a`
l'introduction des re? flexions philosophiques dans la poe? sie. Les
premiers ge? nies de la litte? rature anglaise, il est vrai, Shakespeare,
Milton, Dryden dans ses odes, etc. , sont des poe^tes qui ne se li-
vrent point a` l'esprit de raisonnement; mais Pope et plusieurs
autres doivent e^tre conside? re? s comme didactiques et moralistes.
Les Allemands se sont refaits jeunes, les Anglais sont devenus
mu^rs '. Les Allemands professent une doctrine qui tend a`
ranimer l'enthousiasme dans les arts comme dans la philoso-
phie, et il faut les louer s'ils la maintiennent; car le sie`cle pe`se
aussi sur eux, et il n'en est point ou` l'on soit plus enclin a` de? -
daigner ce qui n'est que beau; il n'en est point ou` l'on re? pe`te
plus souvent cette question , la plus vulgaire de toutes : A quoi
bon?
CHAPITRE III.
Des principales e? poques de la litte? rature allemande.
La litte? rature allemande n'a point eu ce qu'on a coutume
d'appeler un sie`cle d'or, c'est-a`-dire une e? poque ou` les progre`s
des lettres sont encourage? s par la protection des chefs de l'E? tat.
Le? on X en Italie, Louis XIV en France, et dans les temps an-
ciens Pe? ricle`s et Auguste, ont donne? leur nom a` leur sie`cle. On
peut aussi conside? rer le re`gne de la reine Anne comme l'e? poque
la plus brillante de la litte? rature anglaise ; mais cette nation, qui
existe par elle-me^me , n'a jamais du^ ses grands hommes a` ses
rois. L'Allemagne e? tait divise? e; elle ne trouvait dans l'Autriche
1 Les poe`tes anglais de notre temps, sans s'e^tre concerte? s avec les Alle-
mands, ont adopte? le me^me systeme. La poe? sie didactique fait place aux Mo-
tions du moyen a^ge, aux couleurs pourpre? es de l'Orient ; le raisonnement et
me^me l'e? loquence ne sauraient suflire a un art essentiellement cre? ateur.
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? 112 DE LA LITTECATLHK
aucun amour pour les lettres, et dans Fre? de? ric II, qui e? tait a`
lui seul toute la Prusse, aucun inte? re^t pour les e? crivains alle-
mands; les lettres en Allemagne n'ont donc jamais e? te? re? unies dans un centre, et n'ont point trouve? d'appui dans l'E? tat. Peut-e^tre la litte? rature a-t-elle du^ a` cet isolement comme a` cette in-
de? pendance plus d'originalite? et d'e? nergie.
<< On a vu, dit Schiller, la poe? sie, de? daigne? e par le plus grand
<< des fils de la patrie, par Fre? de? ric, s'e? loigner du tro^ne puissant
qui ne la prote? geait pas; mais elle osa se dire allemande; mais
<< elle se sentit fie`re de cre? er elle-me^me sa gloire. Les chants des
bardes germains retentirent sur le sommet des montagnes, se
<< pre? cipite`rent comme un torrent dans les valle? es; le poe`te in-
<< de? pendant ne reconnut pour loi que les impressions de son
<< a^me, et pour souverain que son ge? nie. >>
Il a du^ re? sulter cependant de ce que les hommes de lettres al-
lemands n'ont point e? te? encourage? s par le gouvernement, que
pendant longtemps ils ont fait des essais individuels dans les
sens les plus oppose? s, et qu'ils sont arrive? s tarda` l'e? poque vrai-
ment remarquable de leur litte? rature.
La langue allemande, depuis mille ans, a e? te? cultive? e d'abord
par les moines, puis par les chevaliers, puis par les artisans ,
tels que Hans-Sachs, Se? bastien Brand, et d'autres, a` l'approche
de la re? formation ; et dernie`rement enfin par les savants, qui en
ont fait un langage propre a` toutes les subtilite? s de la pense? e.
En examinant les ouvrages dont se compose la litte? rature al-
lemande, on y retrouve, suivant le ge? nie de l'auteur, les tra-
ces de ces diffe? rentes cultures, comme on voit dans les montagnes
les couches des mine? raux divers que les re? volutions de la terre
y ont apporte? s. Le style change presque entie`rement de nature
suivant l'e? crivain, et les e? trangers ont besoin de faire une nou-
velle e? tude , a` chaque livre nouveau qu'ils veulent comprendre.
Les Allemands ont eu, comme la plupart des nations de l'Eu-
rope, du temps de la chevalerie, des troubadours et des guer-
riers qui chantaient l'amouret les combats. On vient de retrouver
un poe? me e? pique intitule? les Nibelungs, et compose? dans le
treizie`me sie`cle. Ony voit l'he? roi? smeet la fide? lite? qui distinguaient
les hommes d'alors, lorsque tout e? tait vrai, fort, et de? cide? comme
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? ET DES AMIS. 113
les couleurs primitives de la nature. L'allemand, dans ce poe? me, est plus clair et plus simple qu'a` pre? sent; les ide? es ge? ne? rales ne
s'y e? taient point encore introduites , et l'on ne faisait que racon-
ter des traits de caracte`re. La nation germanique pouvait e^tre
conside? re? e alors comme la plus belliqueuse de toutes les nations europe? ennes, et ses anciennes traditions ne parlent que des cha^-
teaux-forts, et des belles mai^tresses pour lesquelles on donnait
sa vie. Lorsque Maximilien essaya plus tard de ranimer la che-
valerie, l'esprit humain n'avait plus cette tendance ; et de? ja` com-
menc? aient les querelles religieuses, qui tournent la pense? e vers
la me? taphysique, et placent la force de l'a^me dans les opinions
pluto^t que dans les exploits.
Luther perfectionna singulie`rement sa langue, enla faisant ser-
vir aux discussions the? ologiques : sa traduction des Psaumes et
dela Bible est encore un beau mode`le. La ve?
? ET DES ARTS. 107
toujours les expressions les plus nobles et les plus justes; et,
s'il est permis d'e^tre indulgent pour le style d'un e? crit philoso-
phique, on ne doit pas l'e^tre pour celui d'une composition litte? -
raire; dans la sphe`re des beaux-arts, la forme appartient autant
a` l'a^me que le sujet me^me.
L'art dramatique offre un exemple frappant des faculte? s dis-
tinctes des deux peuples. Tout ce qui se rapporte a` l'action, a`
l'intrigue, a` l'inte? re^t des e? ve? nements, est mille fois mieux com-
bine? , mille fois mieux conc? u chez les Franc? ais; tout ce qui tient
au de? veloppement des impressions du coeur, aux orages secrets
des passions fortes, est beaucoup plus approfondi chez les Al-
lemands.
Il faut, pour que les hommes supe? rieurs de l'un et de l'autre
pays atteignent au plus haut point de perfection, que le Fran-
c? ais soit religieux , et que l'Allemand soit un peu mondain. La
pie? te? s'oppose a` la dissipation d'a^me, qui est le de? faut et la gra^ce
dela nation franc? aise ; la connaissance des hommes et de la so-
cie? te? donnerait aux Allemands, en litte? rature, le gou^t et la dex-
te? rite? qui leur manquent. Les e? crivains des deux pays sont
injustes les uns envers les autres : les Franc? ais cependant se
rendent plus coupables a` cet e? gard que les Allemands; ils jugent
sans connai^tre, ou n'examinent qu'avec un parti pris : les Alle-
mands sont plus impartiaux. L'e? tendue des connaissances fait passer sous les yeux tant de manie`res de voir diverses, qu'elle
donne a` l'esprit la tole? rance qui nai^t de l'universalite? .
Les Franc? ais gagneraient plus ne? anmoins a` concevoir le ge? nie
allemand, que les Allemands a` se soumettre au bon gou^t franc? ais.
Toutes les fois que, de nos jours, on a pu faire entrer dans la
re? gularite? franc? aise un peu de se`ve e? trange`re, les Franc? ais y ont
applaudi avec transport. J. -J. Rousseau, Bernardin de Saint-
Pierre, Chateaubriand, etc. , dans quelques-uns de leurs ouvra-
ges, sont tous, me^me a` leur insu, de l'e? cole germanique, c'est-
a`-dire qu'ils ne puisent leur talent que dans le fond de leur
a^me. Mais si l'on voulait discipliner les e? crivains allemands
d'apre`s les lois prohibitives de la litte? rature franc? aise, ils ne
sauraient comment naviguer au milieu des e? cueils qu'on leur
aurait indique? s; ils regretteraient la pleine mer, et leur esprit
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 108 DE LA LITTE? RATURE
serait plus trouble? qu'e? claire? . Il ne s'ensuit pas qu'ils doivent
tout hasarder, et qu'ils ne feraient pas bien de s'imposer quel-
quefois des bornes; mais il leur importe de les placer d'apre`s leur manie`re de voir. Il faut, pour leur faire adopter de certaines
restrictions ne? cessaires, remonter au principe de ces restrictions,
sans jamais employer l'autorite? du ridicule, contre laquelle ils
sont tout a` fait re? volte? s. N
Les hommes de ge? nie de tous les pays sont faits pour se com-
prendre et pour s'estimer; mais le vulgaire des e? crivains et des
lecteurs allemands et franc? ais rappelle cette fable de La Fon-
taine , ou` la cigogne ne peut manger dans le plat, ni le renard
dans la bouteille. Le contraste le plus parfait se fait voir entre
les esprits de? veloppe? s dans la solitude et ceux qui sontforme? s
par la socie? te? . Les impressions du dehors et le recueillement de
l'a^me, la connaissance des hommes et l'e? tude des ide? es abstrai-
tes, l'action et la the? orie donnent des re? sultats tout a` fait oppo-
se? s. La litte? rature, les arts, la philosophie, la religion des deux
peuples, attestent cette diffe? rence; et l'e? ternelle barrie`re du
Rhin se? pare deux re? gions intellectuelles qui, non moins que les
deux contre? es, sont e? trange`res l'une a` l'autre.
CHAPITRE II.
Du jugement qu'on porte en Angleterre sur la litte? rature allemande.
La litte? rature allemande est beaucoup plus connue en Angle-
terre qu'en France. On y e? tudie davantage les langues e? trange`-
res , et les Allemands ont plus de rapports naturels avec les
Anglais qu'avec les Franc? ais; cependant il y a des pre? juge? s,
me^me en Angleterre, contre la philosophie et la litte? rature des
Allemands. Il peut e^tre inte? ressant d'en examiner la cause.
Le gou^t de la socie? te? , le plaisir et l'inte? re^t de la conversation
ne sont point ce qui forme les esprits en Angleterre: les affaires,
le parlement, l'administration, remplissent toutes les te^tes, et
les inte? re^ts politiques sont le principal objet des me? ditations. Les Anglais veulent a` tout des re? sultats imme? diatement appli-
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? ET DES ARTS. 109
cables, et de la` naissent leurs pre? ventions contre une philosophie
qui a pour objet le beau pluto^t que l'utile.
Les Anglais ne se? parent point, il est vrai, la dignite? de l'utili-
te? , et toujours ils sont pre^ts, quand il le faut, a` sacrifier ce qui
est utile a` ce qui est honorable; mais ils ne se pre^tent pas vo-
lontiers, comme il est dit dans Hamlet, a` ces conversations
avec l'air, dont les Allemands sont tre`s-e? pris. La philosophie
des Anglais est dirige? e vers les re? sultats avantageux au bien-e^tre
de l'humanite? . Les Allemands s'occupent de la ve? rite? pour elle-me^me, sans penser au parti que les hommes peuvent en tirer.
La nature de leurs gouvernements ne leur ayant point offert des
occasions grandes et belles de me? riter la gloire et de servir la
patrie, ils s'attachent en tout genre a` la contemplation , et cher-
chent dans le ciel l'espace que leur e? troite destine? e leur refuse
sur la terre. Ils se plaisent dans l'ide? al, parce qu'il n'y a rien
dans l'e? tat actuel des choses qui parle a` leur imagination. Les
Anglais s'honorent avec raison de tout ce qu'ils posse`dent, de
tout cequ'ils. sont, de tout ce qu'ils peuvent e^tre ; ils placent leur
admiration et leur amour sur leurs lois, leurs moeurs etleur
culte. Ces nobles sentiments donnent a` l'a^me plus de force et
d'e? nergie; mais la pense? e va peut-e^tre encore plus loin, quand
elle n'a point de bornes , ni me^me de but de? termine? , et que,
sans cesse en rapport avec l'immense et l'infini, aucun inte? re^t
ne la rame`ne aux choses de ce monde. *
Toutes les fois qu'une ide? e se consolide, c'est-a`-dire qu'elle se
change en institution, rien de mieux que d'en examiner attenti-
vement les re? sultats et les conse? quences, de la circonscrire et
de la fixer: mais quand il s'agit d'une the? orie, il faut la consi-
de? rer en elle-me^me; il n'est plus question de pratique, il n'est
plus question d'utilite? ; et la recherche de la ve? rite? dans la phi-
losophie, comme l'imagination dans la poe? sie, doit e^tre inde? pen-
dante de toute entrave.
Les Allemands sont comme les e? claireurs de l'arme? e de l'es-
prit humain; ils essayent des routes nouvelles, ils tentent des
moyens inconnus; comment ne serait-on pas curieux de savoir
ce qu'ils disent, au retour de leurs excursions dans l'infini?
Les Anglais, qui ont tant d'originalite? dans le caracte`re, redou<<ADAMR DE STAEL. 10
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? 110 DE LA LITTE? HATUHK
tent ne? anmoins assez ge? ne? ralement les nouveaux syste`mes. La
sagesse d'esprit leur a fait tant de bien dans les affaires de la
vie, qu'ils aiment a` la retrouver dans les e? tudes intellectuelles;
et c'est la` cependant que l'audace est inse? parable du ge? nie. Le
ge? nie, pourvu qu'il respecte la religion et la morale, doit aller
aussi loin qu'il veut: c'est l'empire de la pense? e qu'il agrandit.
La litte?
rature, en Allemagne, est tellement empreinte de la
philosophie dominante, que l'e? loignement qu'on aurait pour
l'une pourrait influer sur le jugement qu'on porterait sur l'autre:
cependant les Anglais, depuis quelque temps, traduisent avec
plaisirles poe`tes allemands, et ne me? connaissent point l'analogie
qui doit re? sulter d'une me^me origine. Il y a plus de sensibilite?
dans la poe? sie anglaise, et plus d'imagination dans la poe? sie al-
lemande. Les affections domestiques exerc? ant un grand empire
sur le coeur des Anglais, leur poe? sie se sent de la de? licatesse et de
la fixite? de ces affections: les Allemands, plus inde? pendants en
tout, parce qu'ilsne portent l'empreinte d'aucune institution po-
litique, peignent les sentimens comme les ide? es, a` travers des
nuages: on dirait que l'univers vacille devant leurs yeux, et
l'incertitude me^me de leurs regards multiplie les objets dont
leur talent peut se servir.
Le principe dela terreur, qui est un des grands moyens dela
poe? sie allemande, a moins d'ascendant sur l'imagination des An-
glais de nos jours; ils de? crivent la nature avec charme, mais elle
n'agit plus sur eux comme une puissance redoutable qui renfer-
me dans son sein les fanto^mes, les pre? sages, et tient chez les
modernes la me^me place que la destine? e parmi les anciens. L'i-
magination, en Angleterre, est presque toujours inspire? e par la
sensibilite? ; l'imagination des Allemands est quelquefois rude et
bizarre: la religion de l'Angleterre estplusse? ve`re, celle de l'Alle-
magne est plus vague; et la poe? sie des nations doit ne? cessaire-
ment porter l'empreinte de leurs sentiments religieux. La con-
venance ne re`gne point dans les arts en Angleterre comme en
France; cependant l'opinion publique y a plus d'empire qu'en
Allemagne; l'unite? nationale en est la cause. Les Anglais veulent
mettre d'accord en toutes choses les actions et les principes; c'est
un peuple sage et bien ordonne? , qui a compris dans la sagesse
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? ET DES V ! ! i . . . 1 I 1
la gloire, et dans l'ordre la liberte? : les Allemands, n'ayant fait
que re^ver l'une et l'autre, ont examine? les ide? es inde? pendamment
de leur application, et se sont ainsi ne? cessairement e? leve? s plus
haut en the? orie.
Les litte? rateurs allemands actuels se montrent (ce qui doit
parai^tre singulier ) beaucoup plus oppose? s que les Anglais a`
l'introduction des re? flexions philosophiques dans la poe? sie. Les
premiers ge? nies de la litte? rature anglaise, il est vrai, Shakespeare,
Milton, Dryden dans ses odes, etc. , sont des poe^tes qui ne se li-
vrent point a` l'esprit de raisonnement; mais Pope et plusieurs
autres doivent e^tre conside? re? s comme didactiques et moralistes.
Les Allemands se sont refaits jeunes, les Anglais sont devenus
mu^rs '. Les Allemands professent une doctrine qui tend a`
ranimer l'enthousiasme dans les arts comme dans la philoso-
phie, et il faut les louer s'ils la maintiennent; car le sie`cle pe`se
aussi sur eux, et il n'en est point ou` l'on soit plus enclin a` de? -
daigner ce qui n'est que beau; il n'en est point ou` l'on re? pe`te
plus souvent cette question , la plus vulgaire de toutes : A quoi
bon?
CHAPITRE III.
Des principales e? poques de la litte? rature allemande.
La litte? rature allemande n'a point eu ce qu'on a coutume
d'appeler un sie`cle d'or, c'est-a`-dire une e? poque ou` les progre`s
des lettres sont encourage? s par la protection des chefs de l'E? tat.
Le? on X en Italie, Louis XIV en France, et dans les temps an-
ciens Pe? ricle`s et Auguste, ont donne? leur nom a` leur sie`cle. On
peut aussi conside? rer le re`gne de la reine Anne comme l'e? poque
la plus brillante de la litte? rature anglaise ; mais cette nation, qui
existe par elle-me^me , n'a jamais du^ ses grands hommes a` ses
rois. L'Allemagne e? tait divise? e; elle ne trouvait dans l'Autriche
1 Les poe`tes anglais de notre temps, sans s'e^tre concerte? s avec les Alle-
mands, ont adopte? le me^me systeme. La poe? sie didactique fait place aux Mo-
tions du moyen a^ge, aux couleurs pourpre? es de l'Orient ; le raisonnement et
me^me l'e? loquence ne sauraient suflire a un art essentiellement cre? ateur.
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? 112 DE LA LITTECATLHK
aucun amour pour les lettres, et dans Fre? de? ric II, qui e? tait a`
lui seul toute la Prusse, aucun inte? re^t pour les e? crivains alle-
mands; les lettres en Allemagne n'ont donc jamais e? te? re? unies dans un centre, et n'ont point trouve? d'appui dans l'E? tat. Peut-e^tre la litte? rature a-t-elle du^ a` cet isolement comme a` cette in-
de? pendance plus d'originalite? et d'e? nergie.
<< On a vu, dit Schiller, la poe? sie, de? daigne? e par le plus grand
<< des fils de la patrie, par Fre? de? ric, s'e? loigner du tro^ne puissant
qui ne la prote? geait pas; mais elle osa se dire allemande; mais
<< elle se sentit fie`re de cre? er elle-me^me sa gloire. Les chants des
bardes germains retentirent sur le sommet des montagnes, se
<< pre? cipite`rent comme un torrent dans les valle? es; le poe`te in-
<< de? pendant ne reconnut pour loi que les impressions de son
<< a^me, et pour souverain que son ge? nie. >>
Il a du^ re? sulter cependant de ce que les hommes de lettres al-
lemands n'ont point e? te? encourage? s par le gouvernement, que
pendant longtemps ils ont fait des essais individuels dans les
sens les plus oppose? s, et qu'ils sont arrive? s tarda` l'e? poque vrai-
ment remarquable de leur litte? rature.
La langue allemande, depuis mille ans, a e? te? cultive? e d'abord
par les moines, puis par les chevaliers, puis par les artisans ,
tels que Hans-Sachs, Se? bastien Brand, et d'autres, a` l'approche
de la re? formation ; et dernie`rement enfin par les savants, qui en
ont fait un langage propre a` toutes les subtilite? s de la pense? e.
En examinant les ouvrages dont se compose la litte? rature al-
lemande, on y retrouve, suivant le ge? nie de l'auteur, les tra-
ces de ces diffe? rentes cultures, comme on voit dans les montagnes
les couches des mine? raux divers que les re? volutions de la terre
y ont apporte? s. Le style change presque entie`rement de nature
suivant l'e? crivain, et les e? trangers ont besoin de faire une nou-
velle e? tude , a` chaque livre nouveau qu'ils veulent comprendre.
Les Allemands ont eu, comme la plupart des nations de l'Eu-
rope, du temps de la chevalerie, des troubadours et des guer-
riers qui chantaient l'amouret les combats. On vient de retrouver
un poe? me e? pique intitule? les Nibelungs, et compose? dans le
treizie`me sie`cle. Ony voit l'he? roi? smeet la fide? lite? qui distinguaient
les hommes d'alors, lorsque tout e? tait vrai, fort, et de? cide? comme
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? ET DES AMIS. 113
les couleurs primitives de la nature. L'allemand, dans ce poe? me, est plus clair et plus simple qu'a` pre? sent; les ide? es ge? ne? rales ne
s'y e? taient point encore introduites , et l'on ne faisait que racon-
ter des traits de caracte`re. La nation germanique pouvait e^tre
conside? re? e alors comme la plus belliqueuse de toutes les nations europe? ennes, et ses anciennes traditions ne parlent que des cha^-
teaux-forts, et des belles mai^tresses pour lesquelles on donnait
sa vie. Lorsque Maximilien essaya plus tard de ranimer la che-
valerie, l'esprit humain n'avait plus cette tendance ; et de? ja` com-
menc? aient les querelles religieuses, qui tournent la pense? e vers
la me? taphysique, et placent la force de l'a^me dans les opinions
pluto^t que dans les exploits.
Luther perfectionna singulie`rement sa langue, enla faisant ser-
vir aux discussions the? ologiques : sa traduction des Psaumes et
dela Bible est encore un beau mode`le. La ve?