Tout de même, dit
Monsieur
Gorman, elle a du bon, cette putain de vie.
Samuel Beckett
toujours dans leurs songes pensent jamais.
Vas-y mollo, dit Monsieur Gorman. C'est ça la tronche? dit Monsieur Nolan.
Mollo mollo, dit Monsieur Gorman. Tu l'as bien en main? Tu veux rire, dit Monsieur Nolan.
Lâche pas pour l'amour du ciel, dit Monsieur Gorman. Ou un trou dans son froc? dit Monsieur Nolan. T'occupe pas, dit Monsieur Gorman. On y va ? Attention à l'anse, dit Monsieur Nolan.
Merde pour l'anse, dit Monsieur Gorman. Penche le seau quand je te le dirai.
1. Et la chaine?
249
Le pencher avec quoi? dit Monsieur Nolan. On n'est pas des bœufs.
Monsieur Gorman cracha dans le seau avec violence, Monsieur Gorman qui ne crachait jamais, en temps normal, sinon dans son mouchoir de poche.
Pose le seau, dit Monsieur Gorman.
Ils posèrent le seau. Monsieur Gorman reprit l'heure, comme précédemment.
Dans dix minutes, dit Monsieur Gorman, on a Lady McCann dans les pattes.
Lady McCann était une lady qui tous les jours quittait les parages par le premier train du matin et y retournait par le dernier du soir. Ses raisons pour ce faire n'étaient pas connues. Le dimanche elle restait au lit où elle recevait, entre autres nourritures et visites, le saint sacrement.
Qu'elle crève, dit Monsieur Gorman. Belle journée, Mon- sieur German, encore une belle journée} Monsieur Gorman. Belle journée !
Et Cox les Miches, dit Monsieur Nolan.
Et Waller l'Eventré, dit Monsieur Gorman.
Et Miller Cacagueule, dit Monsieur Nolan.
Et Madame Quat'Sous le Coup Pim, dit Monsieur Gor-
man.
Cette vieille pute, dit Monsieur Nolan.
Tu sais ce qu'elle me sort l'autre jour? dit Monsieur
Gorman.
Raconte, dit Monsieur Nolan.
Dans mon bureau particulier, dit Monsieur Gorman. Po-
sant pouce et index sur ses pommettes il retroussa sa longue moustache pisseuse. Peu après le départ du onze heures vingt-quatre, dit-il. Monsieur Gorman, dit-elle, qu'importe la cime chenue si la verdeur demeure dans la vallée et dans - mais vous m'avez compris.
(Manuscrit illisible. )
250
La main droite ferme sur le bord, dit Monsieur Gorman, les doigts de la gauche accrochés - .
Je vous ai compris, dit Monsieur Nolan.
Ils se courbèrent.
Dieu sait pourquoi je me donne tout ce mal, dit Monsieur
Gorman. Penche quand je te le dirai.
Le seau s'éleva lentement.
Pas d'une seule giclée, dit Monsieur Gorman, pas la peine
de saloper le plancher plus qu'il ne faut.
C'est à cet instant que Monsieur Nolan lâcha le seau, ce
gui obligea Monsieur Gorman, qui n'aimait pas mouiller le dehors de son pantalon, à en faire autant. Vivement comme un seul homme ils se mirent en lieu sûr à la porte.
Il m'a sauté tout vif des mains, dit Monsieur Nolan, aussi vrai que Dieu me voit.
Si ça ne le remet pas sur pied c'est à désespérer, dit Monsieur Gorman.
Du sang se mêlait maintenant à la fange. Monsieur Gor- man et Monsieur Nolan ne se troublaient pas pour autant. Il y avait peu de chance pour qu'un organe vital soit touché.
Monsieur Case arriva. Sa nuit ne l'avait pas exactement reposé, mais il était d'excellente humeur. Il tenait, dans une main, un petit bidon de thé chaud et, dans l'autre, les Chants d'un chemineau, qu'à cause des événements fâcheux du petit matin il avait négligé de laisser, comme c'était son habitude, sur l'étagère de sa cabine.
Il souhaita le bonjour, et serra chaleureusement la main, d'abord à Monsieur Gorman, ensuite à Monsieur Nolan, qui à leur tour, et dans cet ordre, lui souhaitèrent bien le bon- jour et lui serrèrent cordialement la main. Se souvenant alors, Monsieur Gorman et Monsieur Nolan, que dans la chaleur des péripéties matinales ils avaient omis de se souhai- ter le bonjour, et de se serrer la main, ils s'empressèrent de le faire, avec chaleur, sans plus tarder.
La narration de Monsieur Case intéressa vivement Mon-
251
sieur Gorman, et Monsieur Nolan, par la lumière qu'elle jeta, et elle en jeta, là où jusqu'à présent tout avait été obscur. Il restait encore cependant beaucoup à tirer au clair. Tu es sûr que c'est le même? dit Monsieur Gorman.
Monsieur Case avança avec précaution jusqu'à l'endroit où Watt gisait. Il se pencha pour gratter, avec son livre, dans Ir> vase qui recouvrait le visage.
Oh tu vas abîmer ton beau volume, dit Monsieur Nolan.
Les vêtements me semblent les mêmes, dit Monsieur Case. Il alla à la fenêtre et retourna, du bout de sa chaussure, le chapeau. Je remets le chapeau, dit-il. Il rejoignit Monsieur Gorman et Monsieur Nolan à la porte. Je revois les sacs, dit-il, mais je ne peux pas dire que je reconnais le visage. Il est vrai, si c'est le même, que je ne l'ai vu que deux fois, jusqu'à ce jour, et que les deux fois la lumière était mau- vaise, très mauvaise. Et cependant j'ai la mémoire des visages, en règle générale.
Surtout d'un visage pareil, dit Monsieur Nolan.
Et des culs, ajouta Monsieur Case. Que seulement j'en- trevoie un cul dans de bonnes conditions et je vous lui mettrai le doigt dessus, entre mille.
Monsieur Nolan chuchota à l'oreille de Monsieur Gorman. Tu vas fort, dit Monsieur Gorman.
Pour le reste j'ai des trous, dit Monsieur Case, des trous
énormes, demandez à ma femme.
Lady McCann s'unit au groupe. Il y eut échange de salu-
tations, et de saluts. Monsieur Gorman lui raconta le peu qu'on savait.
C'est du sang que je vois? dit Lady McCann.
Rien qu'un :filet, milady, dit Monsieur Case, du nez, ou d'une oreille.
Cox les Miches et Waller l'Eventré arrivèrent ensemble. S'ensuivirent les compliments d'usage et mouvements de rigueur de la tête et des mains. Lady McCann les éclaira sur ce qui s'était passé.
252
Il faut faire quelque chose, dit Monsieur Cox.
Tout de suite, dit Monsieur Waller.
Un garçon parut, hors d'haleine. Il se dit dépêché par
Monsieur Cole.
Monsieur Cole? dit Lady McCann.
Du passage à niveau, milady, dit Monsieur Case. Monsieur Cole désirait savoir pourquoi les sémaphores
de Monsieur Case s'opposaient au passage du cinq heures cinquante-sept de Monsieur Cole qui en ce moment même arrivait à vive allure, du sud-est.
Miséricorde, dit Monsieur Case, où avais-je la tête?
Mais il n'avait pas atteint la porte que Monsieur Gorman, alerté par le garçon, le pria de rester.
Monsieur Cole, dit le garçon, serait en outre très heureux d'apprendre pourquoi les sémaphores de Mon- sieur Case s'opposaient au passage du six heures six de
Monsieur Cole qui à l'instant même fonçait nord-ouest.
Retourne, mon petit bonhomme, dit Lady
tourne vers celui qui t'a envoyé. Dis-lui que -
Je théâtre d'événements épouvantables, mais
tout est bien. Maintenant répète après moi. d'événements. . . épouvantables. . . mais qu'à présent. . . tout est bien. . . Parfait. Voici un penny.
Miller Cacagueule arriva. Miller Cacagueule ne saluait ja- mais personne, ni oralement ni autrement, et très peu de personnes saluaient Miller Cacagueule. Il s'agenouilla auprès de Watt et glissa la main sous sa tête. Il garda un bon mo- ment cette touchante attitude, Puis il se leva et s'éloigna. Il s'arrêta sur le quai, le dos à la voie, face au portillon. Le soleil ne s'était pas encore levé, au-dessus de la mer. Il ne s'était pas encore levé, mais ça ne tarderait pas. Et voilà en effet qu'il. se leva, suivi du regard patient, et luisit, de sa pâle luisance matinale, sur le visage.
Et voilà que Watt aussi se leva, à la joie non dissimulée 253
vers lui, du
McCann, re- vient d'être qu'à présent Le théâtre. . .
de Messieurs Gorman, Nolan, Cox et Waller. Lady McCann trouvait ça moins drôle.
Qui êtes-vous bon Dieu, dit Monsieur Gorman, et que diable voulez-vous ?
Watt retrouva son chapeau et le mit.
Monsieur Gorman réitéra sa question.
Watt retrouva ses sacs, d'abord l'un, puis l'autre, et les
prit dans ses mains de la façon qui le gênait le moins. Le groupe s'écarta de la porte et Watt la franchit, pour gagner les pas perdus.
Qui est-il? dit Monsieur Cox.
Et que veut-il? dit Monsieur Waller.
Parlez, dit Lady McCann.
Watt s'immobilisa devant le guichet, déposa ses sacs une
fois de plus, et frappa à la guillotine de bois.
Va voir ce qu'il veut, dit Monsieur Gorman.
Dès gue Watt vit une tête dans la lunette il dit: Donnez-moi un billet, je vous prie.
Il veut un billet, cria Monsieur Nolan.
Un billet pour où ? dit Monsieur Gorman.
Pour où ? dit Monsieur Nolan.
Pour le bout de la ligne, dit Watt.
Il veut un billet pour le bout de la ligne, cria Monsieur
Nolan.
Est-ce un blanc? dit Lady McCann.
Quel bout? dit Monsieur Gorman.
Quel bout? dit Monsieur Nolan.
Watt ne répondit pas.
Le bout rond ou le bout carré? dit Monsieur Nolan. Watt réfléchit un moment encore. Puis il dit :
Le bout le plus proche.
Le bout le plus proche, cria Monsieur Nolan.
Inutile de gueuler, dit Monsieur Cox.
La voix est voilée, et en même temps nette, dit Monsieur
'\Qaller.
254
Mais quel accent extraordinaire, dit Lady McCann.
Je vous demande pardon, dit Watt, je veux dire le bout le plus éloigné.
Ce qu'il vous faut, c'est un laisser-passer, dit Monsieur Nolan.
Donne-lui un troisième sans retour pour dit Mon- sieur Gorman, et finissons-en.
Un shilling trois, dit Monsieur Nolan.
Watt versa une à une, dans la coquille striée, une pièce d ' u n shilling, deux de six pence, trois de trois pence et quatre d'un penny.
Qu'est-ce que vous me donnez là? dit Monsieur Nolan. Trois shillings un, dit Watt.
Un shilling trois, hurla Monsieur Nolan.
Watt empocha la différence.
Le convoi! s'écria Lady McCann.
Vite, dit Monsieur Cox, deux retours.
Monsieur Cox et Monsieur Waller, quoique de santé
robuste, et tout en empruntant cette ligne tous les jours pour se rendre à la cité et pour en revenir, avaient coutume de renouveler chaque matin leurs titres de transport. Un jour c'était Monsieur Cox qui payait, le lendemain Mon- sieur Waller. Les raisons de cela ne sont pas connues.
Quelques minutes plus tard le six heures quatre entra en gare. Il ne ramassa pas un seul passager, en l'absence de Madame Pim. Mais il déchargea une bicyclette, pour une demoiselle Walker.
Monsieur Case, libre de nouveau de quitter sa cabine, rejoignit Monsieur Gorman et Monsieur Nolan, devant le portillon. D'ores et déjà le soleil était nettement au-dessus de l'horizon visible. Monsieur Gorman, Monsieur Case et Monsieur Nolan se tournèrent vers lui, comme souvent le font les hommes, de bon matin, en toute innocence. Grise, déserte, la route dormait encore, à cette heure, entre ses haies et ses fossés. De l'un de ces derniers une chèvre sortit, traî-
255
nant son piquet et sa chaîne. Elle hésita au milieu de la route, avant de s'éloigner. De plus en plus faible, par l'air tranquille, le cliquetis leur parvenait et, le piquet happé par le creux, leur parvenait faiblement encore. On ne pouvait qu'admirer la mer tremblotante. Les feuilles frémissaient, ou donnaient cette impression, et les hautes herbes aussi, sous les gouttes, ou perles, d'une rosée ivre d'être bue. La longue journée d'été commençait bien. . Si elle continuait ainsi sa fin vaudrait le déplacement.
Tout de même, dit Monsieur Gorman, elle a du bon, cette putain de vie. Il éleva les mains et les écarta, dans un geste d'adoration. Puis il les remit dans les poches de son pantalon. Tout compte fait, dit-il.
Encore ce bouc du père Riley, dit Monsieur Nolan, je le sens d'ici.
Et on dit qu'il n'y a pas de bon Dieu, dit Monsieur Case.
Ils s'esclaffèrent tous les trois à la pensée de cette énor- mité.
Monsieur Gorman consulta sa montre.
Au boulot, dit-il.
Ils se quittèrent. Monsieur Gorman partit dans une direc-
tion, Monsieur Case dans une autre et Monsieur Nolan dans une troisième. Mais ils n'étaient pas allés loin que Mon- sieur Case hésita, repartit, hésita de nouveau, s'arrêta, fit demi-tour et cria :
Et notre ami?
Monsieur Gorman et Monsieur Nolan s'arrêtèrent et firent demi-tour.
Ami? dit Monsieur Gorman.
Monsieur Gorman se trouvait entre Monsieur Case et Monsieur Nolan et par conséquent n'avait pas besoin de hausser le ton.
Tu veux dire cette rigole de foutre à la manque avec les sacs et le chapeau? cria Monsieur Nolan.
Monsieur Nolan regarda Monsieur Case, Monsieur Case
256
Monsieur Nolan, Monsieur Gorman Monsieur Case, Mon. sieur Gorman Monsieur Nolan, Monsieur Nolan Monsieur Gorman, Monsieur Case Monsieur Gorman, Monsieur Gor. man de nouveau Monsieur Case, de nouveau Monsieur Nolan, puis droit devant lui, dans le vide. Et ils restèrent ainsi un bon moment, Monsieur Case et Monsieur Nolan regardant Monsieur Gorman et Monsieur Gorman droit devant lui, dans le vide, aveugle aux charmes de la nature, au grand glisse- ment du ciel vers la montagne, de la montagne vers la plaine, d'une beauté dans le jour naissant telle qu'il est rare de s'en voir offrir, dût-on cheminer du matin au soir.
257
17
ADDENDA (1)
sa vie d'épouse une longue alaise
qui du vieillard l'histoire contera ? dans une balance absence pesera? avec une règle manque mesurera? des maux du monde la somme chiffrera ? dans des mots
néant enfermera ?
les boutons de chaleur du judicieux Hooker
des limites à l'égalité de la partie avec Je tout
1. On étudiera avec soin les matériaux precieux et éclairants qui suivent et que seuls le dégoût et l'épuisement ont exilés du corps de l'ouvrage.
259
calme de mort, puis un murmure, un nom, un nom murmuré, dans le doute, la crainte, l'amour, la crainte, le doute, vent d'hiver dans les branches noires, calme mer froide qui blanchit murmurant vers la grève, qui glisse, se précipite, s'enfle, passe, trépasse, issue de rien, à rien rendue
soupirer de jour en jour
et rêver rêver l'âme partie jusques adieu jeunesse bonheur et de la vie toute la vie
Walt apprit à accepter etc. Utiliser pour expliquer la pau- vreté de la troisième partie. Watt ne peut pas parler de ce qui se passait au premier étage, parce que la plupart du temps rien ne s'y passait, sans protestation de sa part.
noter que la déclaration d'Arsene n'est revenue à Watt que peu à peu
une nuit Watt monte sur le toit
mouchage digital de Watt
260
Repas. Chaque jour l'écuelle de Monsieur Knott à une autre place. W a t t marque à la crare,
plan d'eau noire, frisson des rides qui gagne, rives tampons, retour au calme
naître sans être né
âge adulte de l'âme fœtale (voir Embryologie sacrée de Can- giamila et De Synodo Diocesana, livre 7, chapitre 4, section 6, du Pape Benoît XIV)
sempiternelle pénombre
pour le bien que lui avaient valu ses fréquentes absences d'Irlande il aurait fait tout aussi bien d'y rester
une table ronde en bois, d'ample diamètre, reposant sur un lourd support tronconique, accaparait l'espace central
zitto! zitto! dass nur das Publikum nichts merke!
261
Dans le désert, sous le ciel, différenciés par Watt comme étant l'un au-dessous, l'autre au-dessus, de Watt. Que devant lui, derrière lui, tout autour de lui, il y eût autre chose, ni désert ni ciel, Watt n'en éprouvait pas la sensation. Et il n'avait tou- jours devant lui, de quelque côté qu'il se tourne, que leur longue et 'sombre coulée de concert vers un mirage d'union. Le ciel était de couleur 'sombre, d'où on serait tenté d'inférer que les feux habi- tuels en étaient absents. Ils l'étaient. Le désert lui aussi, inutile de dire, était de couleur sombre. A vrai dire ciel et désert étaient de la même couleur sombre, ce qui n'a rien d'étonnant. Watt lui aussi, comme de juste, était de la même couleur sombre. Cette couleur sombre était si sombre que sa couleur ne se laissait pas identifier avec certitude. Par moments on aurait dit
une sombre absence de couleur, ou un sombre mélange de toutes les couleurs, un blanc sombre. Mais comme Watt n'aimait pas l'expression blanc sombre il continuait d'appeler son sombre une couleur sombre tout court, ce qu'à strictement parler il n'était pas, vu que la couleur était sombre au point de défier toute identification comme telle.
La source de la faible lumière répandue sur cette scène est inconnue.
D'autres particularités de ce paysage d'âme :
La température était douce.
Au-dessous de Watt le désert se soulevait et retombait. Tout était silencieux.
Au-dessus de Watt le ciel retombait et se soulevait. Watt était rivé sur place.
tout cela Watt le dira mais quel cela
Knott comment par Watt trouvé comment vécu comment quitté
262
le long chemin le bref séjour le long chemin à rebours
les mains vides
le cœur vide l'esprit errant
dans l'ombre aride
le feu de noirs orages ceint
qui va s'éteignant qui s'éteint
les maU1S vides
le cœur vide l'esprit perdu
dans la nuit aride
c'est ce cela que Watt dira tout ce cela
die Merde hat mich wieder
pereant qui ante nos nostra dixerunt
Second tableau dans la chambre d'Erskine représentant mon- sieur en pied quoique assis, au piano, profil droit perdu, nu à part le giron caché par du papier à musique. De la main droite il plaque un accord que Watt n'a aucun mal à identifier comme
263
le deuxième renversement de la fondamentale de do majeur, pendant que de l'autre il amplifie le pavillon de l'oreille gauche. Le pied droit, renforcé de l'autre appuyé dessus, écrase la pédale forte. Aux muscles épais du cou, du bras, du torse, de l'abdomen, du lombe, de la cuisse et du mollet, saillant comme des cordes sous l'effort, Monsieur O'Connery avait prodigué toutes les ressources de la tactilité jésuite. Des perles de sueur, exécutées avec un fini que, n'aurait pas désavoué Heem, se répandaient généreusement sur les surfaces pectorales, subaxillaires et hypo- gastriques. Le tétin droit, d'où jaillissait long et roux un poil solitaire, était en état de tumescence manifeste, détail charmant. Le buste était penché sur le clavier et l'expression du visage, tourné légèrement vers le connaisseur, était celle de quelqu'un sur le point d'accoucher, après bien des jours, d'une selle excep- tionnellement coriace, c'est-à-dire le front profondément plissé, les paupières serrées, les narines dilatées, les lèvres entrouvertes et la mâchoire tombante, dans une synthèse jolie à souhait faite d'angoisse, de concentration, d'effort, de délivrance et d'abandon, image de l'effet extraordinaire produit sur un tempérament de musicien par la faible cacophonie d'harmoniques lointains se mêlant à l'accord qui meurt. Le goût de Monsieur O'Connery pour le détail significatif se faisait jour encore dans le traitement des ongles de pied, d'une luxuriance remarquable et truffés de ce qui semblait être de la crasse. Les pieds eux-mêmes auraient gagné à un lavement, les jambes n'étaient pas exactement de la première fraîcheur, fesses et ventre appelaient un bain de siège à tout le moins, la poitrine était franchement dégoûtante, le cou tout simplement immonde, et on aurait pu semer dans les oreilles avec bon espoir d'une germination rapide.
Que cependant un chiffon mouillé eût été vivement passé à une époque récente sur les parties les plus voyantes du facies (mot latin signifiant face) ne semblait pas impropable.
(Citation latine. )
La moustache, roux pâle sauf là où décolorée par le tabac, l'usure du temps, la mastication nerveuse, les ennuis de famille, les débordements du nez et de la bouche, tombait en cascade sur les lèvres molles et rouges, et hors de la mâchoire molle et
264
rouge, et de même hors du fanon idem, pointaient pâlement roux les débuts sans avenir d'une barbe drue roux pâle.
telle une fleur des taillis à jamais tue
complexe de Davus de W a t t (crainte morbide des sphynges)
Une nuit Arthur vint dans la chambre de Watt. Il était agité. Il pensait qu'il avait été pris pour Monsieur Knott. Il ne savait pas s'il s'en sentait honoré ou non.
Se promenant dans le jardin il dit, Me voilà qui me promène dans le jardin, sans grand plaisir certes, mais néanmoins, de long en large, je me promène dans le jardin.
Il regarda ses jambes se mouvoir sous lui, en avant, en arrière.
Je m'installe d'abord sur une jambe, dit-il, puis sur l'autre, comme ça, et de cette façon je vais de l'avant.
Admire comme sans y penser tu évites les pâquerettes, dit-il. Quelle sensibilité.
Il s'arrêta pour contempler l'herbe, à ses pieds.
Ce gazon trempé de rosée n'est pas à toi, dit-il. Il joignit les mains devant la poitrine. Il les éleva vers le créateur et donateur de toutes choses, de lui, des pâquerettes, de l'herbe. Merci, chef, dit-il. Il se mit au repos. Il repartit.
Ceci est censé être bon pour la santé, dit-il.
Il ne s'était pas écoulé beaucoup de temps depuis cet apho- risme qu'Arthur fut pris d'un rire si fou qu'il dut, pour ne pas tomber, s'appuyer contre un buisson, ou arbuste, qui passait par là et qui entra de bon cœur dans la plaisanterie.
Dès qu'il eut retrouvé son calme, il se retourna pour exa- miner l'arbuste, ou buisson. Ce n'était pas un genêt d'Espagne, c'est tout ce qu'il pouvait en dire.
265
Mais voilà qu'il aperçoit, avançant vers lui à travers l'herbe, une masse confuse. Un moment plus tard c'était un vieillard, tout de haillons vêtu.
Celui-là alors, dit-il, qui diantre peut-il bien être, je me le demande.
Un penny pour un pauvre vieux, dit le vieillard. Arthur lui donna un penny.
Dieu te le rendra, dit le vieillard.
Amen, dit Arthur, et adieu.
Je me rappelle de toi petit merdeux, dit le vieillard, j'étais petit merdeux moi-même.
Alors nous étions merdeux ensemble, dit Arthur.
Tu étais mignon comme tout, dit le vieillard, et moi aussi. Regarde-nous à présent, dit Arthur.
Tu étais toujours à t'oublier dans ton froc, dit le vieillard. Je m'y oublie toujours, dit Arthur.
Je cirais les chaussures, dit le vieillard.
Si ce n'avait pas été toi, ç'aurait été un autre, dit Arthur. Ton père était très bon pour moi, dit le vieillard.
Tel père tel fils, dit Arthur. Adieu.
C'est un beau coin, dit le vieillard, j'y ai donné un coup de
main.
En ce cas, dit Arthur, tu pourras peut-être me dire le nom
de cette plante extraordinaire.
C'est ce que nous appelons un laurier hardi, dit le vieillard. Arthur rentra dans la maison et écrivit, dans son journal :
Fait un tour dans le jardin. Remercié Dieu d'une petite bonté. Rigolé avec le laurier hardi. Fait l'aumône à un vieillard jadis au service de la famille Knott.
Mais cela ne lui suffisait pas. Il courut donc trouver Watt.
C'était la première fois que Watt entendait l'expressioin famille Knott.
Il y eut une époque où elle lui aurait fait plaisir, et la pensée qu'elle lui proposait, à savoir que Monsieur Knott lui aussi était sériel, dans une série vermiculaire. Mais plus maintenant. Car 'Watt était maintenant une vieille rose et se foutait du jar- dinier.
266
das fruchtbare Bathos der Erfahrung
faede hune mundum intravi, anxius vixi, perturbatus egredior, causa causarum miserere mei
changer tous les noms
chœur mixte entendu par Watt sur le chemin de la maison
Sop. Alt. Tén. Bas.
Sop. Alt. Tén. Bas.
Sop. Alt. Tén. Bas.
Sop.
Alt.
Tén.
Bas. l'a sphy xi. . . ant. . . é ••• ther
De tout notre cœur aspirons tête un instant De tout notre cœur de tout notre De tout. de tout notre cœur Aspirons
sombrement à part l'éther asphyxiant
.
.
.
cœur .
.
aspirons aspirons aspirons aspirons aspirons
du malheur qui se meurt du bonheur mort hier
du bonheur .
.
mort hier . . l'a sphy .
un instant sombrement l'asphyxiant éther l'a:. . sphy xi. . :ant,. . é ther
.
.
. Xl ••••. ant e ther
.
267
ouf!
.
Watt l'air de quelqu'un qui arrive à la fin d'une série d'injec- tions de pus stérile
parole non ci appulcro
honni soit qui symboles y voit
268
CET OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ D'IM- PRIMER LE DIX JUIN MIL NEUF CENT SOIXANTE-NEUF SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE COR-
BIÈRE ET
ORNE, ET
REGISTRES DE L'ÉDITEUR SOUS LE
JUGAIN, A ALENÇON, INSCRIT DANS LES
NUMÉRO 748
Imprimé en France
. ŒUVRES
DE SAMUEL BECKETT
Murphy, roman (1988). ;1947
Watt, roman (1945), 1969
Molloy, roman, 1951
Malone meurt, roma;" ,*51
En attendant Godot, théâtre, 1952
L'Innommable, roman, 1953
Nouvelles et textes pour rien,
(1946-1950), 1'15;' Fin de partie, suivi de 1
Acte sans paroles 1, théâtre 1'157 Tous ceux qui tombent,
pièce radiophonique, 1'157 La Dernière bande, suivi de
Cendres, théâtre. 1 ');")
Comment c'est, roman, 1961
Oh les beaux jours, théâtre. 1'163
Comédie et actes divers, (Comédie - VII- et-vient - Cascando - Paroles et musique - Dis Joe - Acte sans paroles II), théûtr« (1959-1'165J, }%(,
Têtes-mortes, (D'un ouvrage abandonné - Assez-Imagination morte imaginez-Hinp) texros brefs (1957·1966). }')(,7
SUR VŒU\' . . DE BECKETT LUDOVIC JANVIER.
Vas-y mollo, dit Monsieur Gorman. C'est ça la tronche? dit Monsieur Nolan.
Mollo mollo, dit Monsieur Gorman. Tu l'as bien en main? Tu veux rire, dit Monsieur Nolan.
Lâche pas pour l'amour du ciel, dit Monsieur Gorman. Ou un trou dans son froc? dit Monsieur Nolan. T'occupe pas, dit Monsieur Gorman. On y va ? Attention à l'anse, dit Monsieur Nolan.
Merde pour l'anse, dit Monsieur Gorman. Penche le seau quand je te le dirai.
1. Et la chaine?
249
Le pencher avec quoi? dit Monsieur Nolan. On n'est pas des bœufs.
Monsieur Gorman cracha dans le seau avec violence, Monsieur Gorman qui ne crachait jamais, en temps normal, sinon dans son mouchoir de poche.
Pose le seau, dit Monsieur Gorman.
Ils posèrent le seau. Monsieur Gorman reprit l'heure, comme précédemment.
Dans dix minutes, dit Monsieur Gorman, on a Lady McCann dans les pattes.
Lady McCann était une lady qui tous les jours quittait les parages par le premier train du matin et y retournait par le dernier du soir. Ses raisons pour ce faire n'étaient pas connues. Le dimanche elle restait au lit où elle recevait, entre autres nourritures et visites, le saint sacrement.
Qu'elle crève, dit Monsieur Gorman. Belle journée, Mon- sieur German, encore une belle journée} Monsieur Gorman. Belle journée !
Et Cox les Miches, dit Monsieur Nolan.
Et Waller l'Eventré, dit Monsieur Gorman.
Et Miller Cacagueule, dit Monsieur Nolan.
Et Madame Quat'Sous le Coup Pim, dit Monsieur Gor-
man.
Cette vieille pute, dit Monsieur Nolan.
Tu sais ce qu'elle me sort l'autre jour? dit Monsieur
Gorman.
Raconte, dit Monsieur Nolan.
Dans mon bureau particulier, dit Monsieur Gorman. Po-
sant pouce et index sur ses pommettes il retroussa sa longue moustache pisseuse. Peu après le départ du onze heures vingt-quatre, dit-il. Monsieur Gorman, dit-elle, qu'importe la cime chenue si la verdeur demeure dans la vallée et dans - mais vous m'avez compris.
(Manuscrit illisible. )
250
La main droite ferme sur le bord, dit Monsieur Gorman, les doigts de la gauche accrochés - .
Je vous ai compris, dit Monsieur Nolan.
Ils se courbèrent.
Dieu sait pourquoi je me donne tout ce mal, dit Monsieur
Gorman. Penche quand je te le dirai.
Le seau s'éleva lentement.
Pas d'une seule giclée, dit Monsieur Gorman, pas la peine
de saloper le plancher plus qu'il ne faut.
C'est à cet instant que Monsieur Nolan lâcha le seau, ce
gui obligea Monsieur Gorman, qui n'aimait pas mouiller le dehors de son pantalon, à en faire autant. Vivement comme un seul homme ils se mirent en lieu sûr à la porte.
Il m'a sauté tout vif des mains, dit Monsieur Nolan, aussi vrai que Dieu me voit.
Si ça ne le remet pas sur pied c'est à désespérer, dit Monsieur Gorman.
Du sang se mêlait maintenant à la fange. Monsieur Gor- man et Monsieur Nolan ne se troublaient pas pour autant. Il y avait peu de chance pour qu'un organe vital soit touché.
Monsieur Case arriva. Sa nuit ne l'avait pas exactement reposé, mais il était d'excellente humeur. Il tenait, dans une main, un petit bidon de thé chaud et, dans l'autre, les Chants d'un chemineau, qu'à cause des événements fâcheux du petit matin il avait négligé de laisser, comme c'était son habitude, sur l'étagère de sa cabine.
Il souhaita le bonjour, et serra chaleureusement la main, d'abord à Monsieur Gorman, ensuite à Monsieur Nolan, qui à leur tour, et dans cet ordre, lui souhaitèrent bien le bon- jour et lui serrèrent cordialement la main. Se souvenant alors, Monsieur Gorman et Monsieur Nolan, que dans la chaleur des péripéties matinales ils avaient omis de se souhai- ter le bonjour, et de se serrer la main, ils s'empressèrent de le faire, avec chaleur, sans plus tarder.
La narration de Monsieur Case intéressa vivement Mon-
251
sieur Gorman, et Monsieur Nolan, par la lumière qu'elle jeta, et elle en jeta, là où jusqu'à présent tout avait été obscur. Il restait encore cependant beaucoup à tirer au clair. Tu es sûr que c'est le même? dit Monsieur Gorman.
Monsieur Case avança avec précaution jusqu'à l'endroit où Watt gisait. Il se pencha pour gratter, avec son livre, dans Ir> vase qui recouvrait le visage.
Oh tu vas abîmer ton beau volume, dit Monsieur Nolan.
Les vêtements me semblent les mêmes, dit Monsieur Case. Il alla à la fenêtre et retourna, du bout de sa chaussure, le chapeau. Je remets le chapeau, dit-il. Il rejoignit Monsieur Gorman et Monsieur Nolan à la porte. Je revois les sacs, dit-il, mais je ne peux pas dire que je reconnais le visage. Il est vrai, si c'est le même, que je ne l'ai vu que deux fois, jusqu'à ce jour, et que les deux fois la lumière était mau- vaise, très mauvaise. Et cependant j'ai la mémoire des visages, en règle générale.
Surtout d'un visage pareil, dit Monsieur Nolan.
Et des culs, ajouta Monsieur Case. Que seulement j'en- trevoie un cul dans de bonnes conditions et je vous lui mettrai le doigt dessus, entre mille.
Monsieur Nolan chuchota à l'oreille de Monsieur Gorman. Tu vas fort, dit Monsieur Gorman.
Pour le reste j'ai des trous, dit Monsieur Case, des trous
énormes, demandez à ma femme.
Lady McCann s'unit au groupe. Il y eut échange de salu-
tations, et de saluts. Monsieur Gorman lui raconta le peu qu'on savait.
C'est du sang que je vois? dit Lady McCann.
Rien qu'un :filet, milady, dit Monsieur Case, du nez, ou d'une oreille.
Cox les Miches et Waller l'Eventré arrivèrent ensemble. S'ensuivirent les compliments d'usage et mouvements de rigueur de la tête et des mains. Lady McCann les éclaira sur ce qui s'était passé.
252
Il faut faire quelque chose, dit Monsieur Cox.
Tout de suite, dit Monsieur Waller.
Un garçon parut, hors d'haleine. Il se dit dépêché par
Monsieur Cole.
Monsieur Cole? dit Lady McCann.
Du passage à niveau, milady, dit Monsieur Case. Monsieur Cole désirait savoir pourquoi les sémaphores
de Monsieur Case s'opposaient au passage du cinq heures cinquante-sept de Monsieur Cole qui en ce moment même arrivait à vive allure, du sud-est.
Miséricorde, dit Monsieur Case, où avais-je la tête?
Mais il n'avait pas atteint la porte que Monsieur Gorman, alerté par le garçon, le pria de rester.
Monsieur Cole, dit le garçon, serait en outre très heureux d'apprendre pourquoi les sémaphores de Mon- sieur Case s'opposaient au passage du six heures six de
Monsieur Cole qui à l'instant même fonçait nord-ouest.
Retourne, mon petit bonhomme, dit Lady
tourne vers celui qui t'a envoyé. Dis-lui que -
Je théâtre d'événements épouvantables, mais
tout est bien. Maintenant répète après moi. d'événements. . . épouvantables. . . mais qu'à présent. . . tout est bien. . . Parfait. Voici un penny.
Miller Cacagueule arriva. Miller Cacagueule ne saluait ja- mais personne, ni oralement ni autrement, et très peu de personnes saluaient Miller Cacagueule. Il s'agenouilla auprès de Watt et glissa la main sous sa tête. Il garda un bon mo- ment cette touchante attitude, Puis il se leva et s'éloigna. Il s'arrêta sur le quai, le dos à la voie, face au portillon. Le soleil ne s'était pas encore levé, au-dessus de la mer. Il ne s'était pas encore levé, mais ça ne tarderait pas. Et voilà en effet qu'il. se leva, suivi du regard patient, et luisit, de sa pâle luisance matinale, sur le visage.
Et voilà que Watt aussi se leva, à la joie non dissimulée 253
vers lui, du
McCann, re- vient d'être qu'à présent Le théâtre. . .
de Messieurs Gorman, Nolan, Cox et Waller. Lady McCann trouvait ça moins drôle.
Qui êtes-vous bon Dieu, dit Monsieur Gorman, et que diable voulez-vous ?
Watt retrouva son chapeau et le mit.
Monsieur Gorman réitéra sa question.
Watt retrouva ses sacs, d'abord l'un, puis l'autre, et les
prit dans ses mains de la façon qui le gênait le moins. Le groupe s'écarta de la porte et Watt la franchit, pour gagner les pas perdus.
Qui est-il? dit Monsieur Cox.
Et que veut-il? dit Monsieur Waller.
Parlez, dit Lady McCann.
Watt s'immobilisa devant le guichet, déposa ses sacs une
fois de plus, et frappa à la guillotine de bois.
Va voir ce qu'il veut, dit Monsieur Gorman.
Dès gue Watt vit une tête dans la lunette il dit: Donnez-moi un billet, je vous prie.
Il veut un billet, cria Monsieur Nolan.
Un billet pour où ? dit Monsieur Gorman.
Pour où ? dit Monsieur Nolan.
Pour le bout de la ligne, dit Watt.
Il veut un billet pour le bout de la ligne, cria Monsieur
Nolan.
Est-ce un blanc? dit Lady McCann.
Quel bout? dit Monsieur Gorman.
Quel bout? dit Monsieur Nolan.
Watt ne répondit pas.
Le bout rond ou le bout carré? dit Monsieur Nolan. Watt réfléchit un moment encore. Puis il dit :
Le bout le plus proche.
Le bout le plus proche, cria Monsieur Nolan.
Inutile de gueuler, dit Monsieur Cox.
La voix est voilée, et en même temps nette, dit Monsieur
'\Qaller.
254
Mais quel accent extraordinaire, dit Lady McCann.
Je vous demande pardon, dit Watt, je veux dire le bout le plus éloigné.
Ce qu'il vous faut, c'est un laisser-passer, dit Monsieur Nolan.
Donne-lui un troisième sans retour pour dit Mon- sieur Gorman, et finissons-en.
Un shilling trois, dit Monsieur Nolan.
Watt versa une à une, dans la coquille striée, une pièce d ' u n shilling, deux de six pence, trois de trois pence et quatre d'un penny.
Qu'est-ce que vous me donnez là? dit Monsieur Nolan. Trois shillings un, dit Watt.
Un shilling trois, hurla Monsieur Nolan.
Watt empocha la différence.
Le convoi! s'écria Lady McCann.
Vite, dit Monsieur Cox, deux retours.
Monsieur Cox et Monsieur Waller, quoique de santé
robuste, et tout en empruntant cette ligne tous les jours pour se rendre à la cité et pour en revenir, avaient coutume de renouveler chaque matin leurs titres de transport. Un jour c'était Monsieur Cox qui payait, le lendemain Mon- sieur Waller. Les raisons de cela ne sont pas connues.
Quelques minutes plus tard le six heures quatre entra en gare. Il ne ramassa pas un seul passager, en l'absence de Madame Pim. Mais il déchargea une bicyclette, pour une demoiselle Walker.
Monsieur Case, libre de nouveau de quitter sa cabine, rejoignit Monsieur Gorman et Monsieur Nolan, devant le portillon. D'ores et déjà le soleil était nettement au-dessus de l'horizon visible. Monsieur Gorman, Monsieur Case et Monsieur Nolan se tournèrent vers lui, comme souvent le font les hommes, de bon matin, en toute innocence. Grise, déserte, la route dormait encore, à cette heure, entre ses haies et ses fossés. De l'un de ces derniers une chèvre sortit, traî-
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nant son piquet et sa chaîne. Elle hésita au milieu de la route, avant de s'éloigner. De plus en plus faible, par l'air tranquille, le cliquetis leur parvenait et, le piquet happé par le creux, leur parvenait faiblement encore. On ne pouvait qu'admirer la mer tremblotante. Les feuilles frémissaient, ou donnaient cette impression, et les hautes herbes aussi, sous les gouttes, ou perles, d'une rosée ivre d'être bue. La longue journée d'été commençait bien. . Si elle continuait ainsi sa fin vaudrait le déplacement.
Tout de même, dit Monsieur Gorman, elle a du bon, cette putain de vie. Il éleva les mains et les écarta, dans un geste d'adoration. Puis il les remit dans les poches de son pantalon. Tout compte fait, dit-il.
Encore ce bouc du père Riley, dit Monsieur Nolan, je le sens d'ici.
Et on dit qu'il n'y a pas de bon Dieu, dit Monsieur Case.
Ils s'esclaffèrent tous les trois à la pensée de cette énor- mité.
Monsieur Gorman consulta sa montre.
Au boulot, dit-il.
Ils se quittèrent. Monsieur Gorman partit dans une direc-
tion, Monsieur Case dans une autre et Monsieur Nolan dans une troisième. Mais ils n'étaient pas allés loin que Mon- sieur Case hésita, repartit, hésita de nouveau, s'arrêta, fit demi-tour et cria :
Et notre ami?
Monsieur Gorman et Monsieur Nolan s'arrêtèrent et firent demi-tour.
Ami? dit Monsieur Gorman.
Monsieur Gorman se trouvait entre Monsieur Case et Monsieur Nolan et par conséquent n'avait pas besoin de hausser le ton.
Tu veux dire cette rigole de foutre à la manque avec les sacs et le chapeau? cria Monsieur Nolan.
Monsieur Nolan regarda Monsieur Case, Monsieur Case
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Monsieur Nolan, Monsieur Gorman Monsieur Case, Mon. sieur Gorman Monsieur Nolan, Monsieur Nolan Monsieur Gorman, Monsieur Case Monsieur Gorman, Monsieur Gor. man de nouveau Monsieur Case, de nouveau Monsieur Nolan, puis droit devant lui, dans le vide. Et ils restèrent ainsi un bon moment, Monsieur Case et Monsieur Nolan regardant Monsieur Gorman et Monsieur Gorman droit devant lui, dans le vide, aveugle aux charmes de la nature, au grand glisse- ment du ciel vers la montagne, de la montagne vers la plaine, d'une beauté dans le jour naissant telle qu'il est rare de s'en voir offrir, dût-on cheminer du matin au soir.
257
17
ADDENDA (1)
sa vie d'épouse une longue alaise
qui du vieillard l'histoire contera ? dans une balance absence pesera? avec une règle manque mesurera? des maux du monde la somme chiffrera ? dans des mots
néant enfermera ?
les boutons de chaleur du judicieux Hooker
des limites à l'égalité de la partie avec Je tout
1. On étudiera avec soin les matériaux precieux et éclairants qui suivent et que seuls le dégoût et l'épuisement ont exilés du corps de l'ouvrage.
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calme de mort, puis un murmure, un nom, un nom murmuré, dans le doute, la crainte, l'amour, la crainte, le doute, vent d'hiver dans les branches noires, calme mer froide qui blanchit murmurant vers la grève, qui glisse, se précipite, s'enfle, passe, trépasse, issue de rien, à rien rendue
soupirer de jour en jour
et rêver rêver l'âme partie jusques adieu jeunesse bonheur et de la vie toute la vie
Walt apprit à accepter etc. Utiliser pour expliquer la pau- vreté de la troisième partie. Watt ne peut pas parler de ce qui se passait au premier étage, parce que la plupart du temps rien ne s'y passait, sans protestation de sa part.
noter que la déclaration d'Arsene n'est revenue à Watt que peu à peu
une nuit Watt monte sur le toit
mouchage digital de Watt
260
Repas. Chaque jour l'écuelle de Monsieur Knott à une autre place. W a t t marque à la crare,
plan d'eau noire, frisson des rides qui gagne, rives tampons, retour au calme
naître sans être né
âge adulte de l'âme fœtale (voir Embryologie sacrée de Can- giamila et De Synodo Diocesana, livre 7, chapitre 4, section 6, du Pape Benoît XIV)
sempiternelle pénombre
pour le bien que lui avaient valu ses fréquentes absences d'Irlande il aurait fait tout aussi bien d'y rester
une table ronde en bois, d'ample diamètre, reposant sur un lourd support tronconique, accaparait l'espace central
zitto! zitto! dass nur das Publikum nichts merke!
261
Dans le désert, sous le ciel, différenciés par Watt comme étant l'un au-dessous, l'autre au-dessus, de Watt. Que devant lui, derrière lui, tout autour de lui, il y eût autre chose, ni désert ni ciel, Watt n'en éprouvait pas la sensation. Et il n'avait tou- jours devant lui, de quelque côté qu'il se tourne, que leur longue et 'sombre coulée de concert vers un mirage d'union. Le ciel était de couleur 'sombre, d'où on serait tenté d'inférer que les feux habi- tuels en étaient absents. Ils l'étaient. Le désert lui aussi, inutile de dire, était de couleur sombre. A vrai dire ciel et désert étaient de la même couleur sombre, ce qui n'a rien d'étonnant. Watt lui aussi, comme de juste, était de la même couleur sombre. Cette couleur sombre était si sombre que sa couleur ne se laissait pas identifier avec certitude. Par moments on aurait dit
une sombre absence de couleur, ou un sombre mélange de toutes les couleurs, un blanc sombre. Mais comme Watt n'aimait pas l'expression blanc sombre il continuait d'appeler son sombre une couleur sombre tout court, ce qu'à strictement parler il n'était pas, vu que la couleur était sombre au point de défier toute identification comme telle.
La source de la faible lumière répandue sur cette scène est inconnue.
D'autres particularités de ce paysage d'âme :
La température était douce.
Au-dessous de Watt le désert se soulevait et retombait. Tout était silencieux.
Au-dessus de Watt le ciel retombait et se soulevait. Watt était rivé sur place.
tout cela Watt le dira mais quel cela
Knott comment par Watt trouvé comment vécu comment quitté
262
le long chemin le bref séjour le long chemin à rebours
les mains vides
le cœur vide l'esprit errant
dans l'ombre aride
le feu de noirs orages ceint
qui va s'éteignant qui s'éteint
les maU1S vides
le cœur vide l'esprit perdu
dans la nuit aride
c'est ce cela que Watt dira tout ce cela
die Merde hat mich wieder
pereant qui ante nos nostra dixerunt
Second tableau dans la chambre d'Erskine représentant mon- sieur en pied quoique assis, au piano, profil droit perdu, nu à part le giron caché par du papier à musique. De la main droite il plaque un accord que Watt n'a aucun mal à identifier comme
263
le deuxième renversement de la fondamentale de do majeur, pendant que de l'autre il amplifie le pavillon de l'oreille gauche. Le pied droit, renforcé de l'autre appuyé dessus, écrase la pédale forte. Aux muscles épais du cou, du bras, du torse, de l'abdomen, du lombe, de la cuisse et du mollet, saillant comme des cordes sous l'effort, Monsieur O'Connery avait prodigué toutes les ressources de la tactilité jésuite. Des perles de sueur, exécutées avec un fini que, n'aurait pas désavoué Heem, se répandaient généreusement sur les surfaces pectorales, subaxillaires et hypo- gastriques. Le tétin droit, d'où jaillissait long et roux un poil solitaire, était en état de tumescence manifeste, détail charmant. Le buste était penché sur le clavier et l'expression du visage, tourné légèrement vers le connaisseur, était celle de quelqu'un sur le point d'accoucher, après bien des jours, d'une selle excep- tionnellement coriace, c'est-à-dire le front profondément plissé, les paupières serrées, les narines dilatées, les lèvres entrouvertes et la mâchoire tombante, dans une synthèse jolie à souhait faite d'angoisse, de concentration, d'effort, de délivrance et d'abandon, image de l'effet extraordinaire produit sur un tempérament de musicien par la faible cacophonie d'harmoniques lointains se mêlant à l'accord qui meurt. Le goût de Monsieur O'Connery pour le détail significatif se faisait jour encore dans le traitement des ongles de pied, d'une luxuriance remarquable et truffés de ce qui semblait être de la crasse. Les pieds eux-mêmes auraient gagné à un lavement, les jambes n'étaient pas exactement de la première fraîcheur, fesses et ventre appelaient un bain de siège à tout le moins, la poitrine était franchement dégoûtante, le cou tout simplement immonde, et on aurait pu semer dans les oreilles avec bon espoir d'une germination rapide.
Que cependant un chiffon mouillé eût été vivement passé à une époque récente sur les parties les plus voyantes du facies (mot latin signifiant face) ne semblait pas impropable.
(Citation latine. )
La moustache, roux pâle sauf là où décolorée par le tabac, l'usure du temps, la mastication nerveuse, les ennuis de famille, les débordements du nez et de la bouche, tombait en cascade sur les lèvres molles et rouges, et hors de la mâchoire molle et
264
rouge, et de même hors du fanon idem, pointaient pâlement roux les débuts sans avenir d'une barbe drue roux pâle.
telle une fleur des taillis à jamais tue
complexe de Davus de W a t t (crainte morbide des sphynges)
Une nuit Arthur vint dans la chambre de Watt. Il était agité. Il pensait qu'il avait été pris pour Monsieur Knott. Il ne savait pas s'il s'en sentait honoré ou non.
Se promenant dans le jardin il dit, Me voilà qui me promène dans le jardin, sans grand plaisir certes, mais néanmoins, de long en large, je me promène dans le jardin.
Il regarda ses jambes se mouvoir sous lui, en avant, en arrière.
Je m'installe d'abord sur une jambe, dit-il, puis sur l'autre, comme ça, et de cette façon je vais de l'avant.
Admire comme sans y penser tu évites les pâquerettes, dit-il. Quelle sensibilité.
Il s'arrêta pour contempler l'herbe, à ses pieds.
Ce gazon trempé de rosée n'est pas à toi, dit-il. Il joignit les mains devant la poitrine. Il les éleva vers le créateur et donateur de toutes choses, de lui, des pâquerettes, de l'herbe. Merci, chef, dit-il. Il se mit au repos. Il repartit.
Ceci est censé être bon pour la santé, dit-il.
Il ne s'était pas écoulé beaucoup de temps depuis cet apho- risme qu'Arthur fut pris d'un rire si fou qu'il dut, pour ne pas tomber, s'appuyer contre un buisson, ou arbuste, qui passait par là et qui entra de bon cœur dans la plaisanterie.
Dès qu'il eut retrouvé son calme, il se retourna pour exa- miner l'arbuste, ou buisson. Ce n'était pas un genêt d'Espagne, c'est tout ce qu'il pouvait en dire.
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Mais voilà qu'il aperçoit, avançant vers lui à travers l'herbe, une masse confuse. Un moment plus tard c'était un vieillard, tout de haillons vêtu.
Celui-là alors, dit-il, qui diantre peut-il bien être, je me le demande.
Un penny pour un pauvre vieux, dit le vieillard. Arthur lui donna un penny.
Dieu te le rendra, dit le vieillard.
Amen, dit Arthur, et adieu.
Je me rappelle de toi petit merdeux, dit le vieillard, j'étais petit merdeux moi-même.
Alors nous étions merdeux ensemble, dit Arthur.
Tu étais mignon comme tout, dit le vieillard, et moi aussi. Regarde-nous à présent, dit Arthur.
Tu étais toujours à t'oublier dans ton froc, dit le vieillard. Je m'y oublie toujours, dit Arthur.
Je cirais les chaussures, dit le vieillard.
Si ce n'avait pas été toi, ç'aurait été un autre, dit Arthur. Ton père était très bon pour moi, dit le vieillard.
Tel père tel fils, dit Arthur. Adieu.
C'est un beau coin, dit le vieillard, j'y ai donné un coup de
main.
En ce cas, dit Arthur, tu pourras peut-être me dire le nom
de cette plante extraordinaire.
C'est ce que nous appelons un laurier hardi, dit le vieillard. Arthur rentra dans la maison et écrivit, dans son journal :
Fait un tour dans le jardin. Remercié Dieu d'une petite bonté. Rigolé avec le laurier hardi. Fait l'aumône à un vieillard jadis au service de la famille Knott.
Mais cela ne lui suffisait pas. Il courut donc trouver Watt.
C'était la première fois que Watt entendait l'expressioin famille Knott.
Il y eut une époque où elle lui aurait fait plaisir, et la pensée qu'elle lui proposait, à savoir que Monsieur Knott lui aussi était sériel, dans une série vermiculaire. Mais plus maintenant. Car 'Watt était maintenant une vieille rose et se foutait du jar- dinier.
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das fruchtbare Bathos der Erfahrung
faede hune mundum intravi, anxius vixi, perturbatus egredior, causa causarum miserere mei
changer tous les noms
chœur mixte entendu par Watt sur le chemin de la maison
Sop. Alt. Tén. Bas.
Sop. Alt. Tén. Bas.
Sop. Alt. Tén. Bas.
Sop.
Alt.
Tén.
Bas. l'a sphy xi. . . ant. . . é ••• ther
De tout notre cœur aspirons tête un instant De tout notre cœur de tout notre De tout. de tout notre cœur Aspirons
sombrement à part l'éther asphyxiant
.
.
.
cœur .
.
aspirons aspirons aspirons aspirons aspirons
du malheur qui se meurt du bonheur mort hier
du bonheur .
.
mort hier . . l'a sphy .
un instant sombrement l'asphyxiant éther l'a:. . sphy xi. . :ant,. . é ther
.
.
. Xl ••••. ant e ther
.
267
ouf!
.
Watt l'air de quelqu'un qui arrive à la fin d'une série d'injec- tions de pus stérile
parole non ci appulcro
honni soit qui symboles y voit
268
CET OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ D'IM- PRIMER LE DIX JUIN MIL NEUF CENT SOIXANTE-NEUF SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE COR-
BIÈRE ET
ORNE, ET
REGISTRES DE L'ÉDITEUR SOUS LE
JUGAIN, A ALENÇON, INSCRIT DANS LES
NUMÉRO 748
Imprimé en France
. ŒUVRES
DE SAMUEL BECKETT
Murphy, roman (1988). ;1947
Watt, roman (1945), 1969
Molloy, roman, 1951
Malone meurt, roma;" ,*51
En attendant Godot, théâtre, 1952
L'Innommable, roman, 1953
Nouvelles et textes pour rien,
(1946-1950), 1'15;' Fin de partie, suivi de 1
Acte sans paroles 1, théâtre 1'157 Tous ceux qui tombent,
pièce radiophonique, 1'157 La Dernière bande, suivi de
Cendres, théâtre. 1 ');")
Comment c'est, roman, 1961
Oh les beaux jours, théâtre. 1'163
Comédie et actes divers, (Comédie - VII- et-vient - Cascando - Paroles et musique - Dis Joe - Acte sans paroles II), théûtr« (1959-1'165J, }%(,
Têtes-mortes, (D'un ouvrage abandonné - Assez-Imagination morte imaginez-Hinp) texros brefs (1957·1966). }')(,7
SUR VŒU\' . . DE BECKETT LUDOVIC JANVIER.