Et malgré leur amabilité on se disait:
n'ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu'ils le dissimulent, quand ils
nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies
par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l'hirondelle ou
l'inclinaison de la rose, de penser: ils sont d'une autre race que nous
et nous sommes, nous, les princes de la terre?
n'ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu'ils le dissimulent, quand ils
nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies
par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l'hirondelle ou
l'inclinaison de la rose, de penser: ils sont d'une autre race que nous
et nous sommes, nous, les princes de la terre?
Proust - Le Cote de Guermantes - v3
Elstir tâchait d'arracher à ce qu'il venait de
sentir ce qu'il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet
agrégat de raisonnements que nous appelons vision.
Les gens qui détestaient ces «horreurs» s'étonnaient qu'Elstir admirât
Chardin, Perroneau, tant de peintres qu'eux, les gens du monde,
aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu'Elstir avait pour son compte
refait devant le réel (avec l'indice particulier de son goût pour
certaines recherches) le même effort qu'un Chardin ou un Perroneau, et
qu'en conséquence, quand il cessait de travailler pour lui-même, il
admirait en eux des tentatives du même genre, des sortes de fragments
anticipés d'oeuvres de lui. Mais les gens du monde n'ajoutaient pas par
la pensée à l'oeuvre d'Elstir cette perspective du Temps qui leur
permettait d'aimer ou tout au moins de regarder sans gêne la peinture de
Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu'au cours de leur
vie ils avaient vu, au fur et à mesure que les années les en
éloignaient, la distance infranchissable entre ce qu'ils jugeaient un
chef-d'oeuvre d'Ingres et ce qu'ils croyaient devoir rester à jamais une
horreur (par exemple l'_Olympia_ de Manet) diminuer jusqu'à ce que les
deux toiles eussent l'air jumelles. Mais on ne profite d'aucune leçon
parce qu'on ne sait pas descendre jusqu'au général et qu'on se figure
toujours se trouver en présence d'une expérience qui n'a pas de
précédents dans le passé.
Je fus émus de retrouver dans deux tableaux (plus réalistes, ceux-là, et
d'une manière antérieure) un même monsieur, une fois en frac dans son
salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une
fête populaire au bord de l'eau où il n'avait évidemment que faire, et
qui prouvait que pour Elstir il n'était pas seulement un modèle
habituel, mais un ami, peut-être un protecteur, qu'il aimait, comme
autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires--et parfaitement
ressemblants--de Venise, à faire figurer dans ses peintures; de même
encore que Beethoven trouvait du plaisir à inscrire en tête d'une oeuvre
préférée le nom chéri de l'archiduc Rodolphe. Cette fête au bord de
l'eau avait quelque chose d'enchanteur. La rivière, les robes des
femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des
autres voisinaient parmi ce carré de peinture qu'Elstir avait découpé
dans une merveilleuse après-midi. Ce qui ravissait dans la robe d'une
femme cessant un moment de danser, à cause de la chaleur et de
l'essoufflement, était chatoyant aussi, et de la même manière, dans la
toile d'une voile arrêtée, dans l'eau du petit port, dans le ponton de
bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux
que j'avais vus à Balbec, l'hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis
que la cathédrale elle-même, semblait, plus hardi qu'Elstir théoricien,
qu'Elstir homme de goût et amoureux du moyen âge, chanter: «Il n'y a pas
de gothique, il n'y a pas de chef-d'oeuvre, l'hôpital sans style vaut le
glorieux portail», de même j'entendais: «La dame un peu vulgaire qu'un
dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau
poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi,
sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n'y a pas
de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en
elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet, tout le prix est dans
les regards du peintre. » Or celui-ci avait su immortellement arrêter le
mouvement des heures à cet instant lumineux où la dame avait eu chaud et
avait cessé de danser, où l'arbre était cerné d'un pourtour d'ombre, où
les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or. Mais justement parce
que l'instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixée
donnait l'impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait
bientôt s'en retourner, les bateaux disparaître, l'ombre changer de
place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les
instants, montrés à la fois par tant de lumières qui y voisinent
ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout
autre il est vrai, de ce qu'est l'instant, dans quelques aquarelles à
sujets mythologiques, datant des débuts d'Elstir et dont était aussi
orné ce salon. Les gens du monde «avancés» allaient «jusqu'à» cette
manière-là, mais pas plus loin. Ce n'était certes pas ce qu'Elstir avait
fait de mieux, mais déjà la sincérité avec laquelle le sujet avait été
pensé ôtait sa froideur. C'est ainsi que, par exemple, les Muses étaient
représentées comme le seraient des êtres appartenant à une espèce
fossile mais qu'il n'eût pas été rare, aux temps mythologiques, de voir
passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier
montagneux. Quelquefois un poète, d'une race ayant aussi une
individualité particulière pour un zoologiste (caractérisée par une
certaine insexualité), se promenait avec une Muse, comme, dans la
nature, des créatures d'espèces différentes mais amies et qui vont de
compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poète épuisé d'une
longue course en montagne, qu'un Centaure, qu'il a rencontré, touché de
sa fatigue, prend sur son dos et ramène. Dans plus d'une autre,
l'immense paysage (où la scène mythique, les héros fabuleux tiennent une
place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets à la mer,
avec une exactitude qui donne plus que l'heure, jusqu'à la minute qu'il
est, grâce au degré précis du déclin du soleil, à la fidélité fugitive
des ombres. Par là l'artiste donne, en l'instantanéisant, une sorte de
réalité historique vécue au symbole de la fable, le peint, et le relate
au passé défini.
Pendant que je regardais les peintures d'Elstir, les coups de sonnette
des invités qui arrivaient avaient tinté, ininterrompus, et m'avaient
bercé doucement. Mais le silence qui leur succéda et qui durait déjà
depuis très longtemps finit--moins rapidement il est vrai--par
m'éveiller de ma rêverie, comme celui qui succède à la musique de Lindor
tire Bartholo de son sommeil. J'eus peur qu'on m'eût oublié, qu'on fût à
table et j'allai rapidement vers le salon. A la porte du cabinet des
Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudré, je ne
sais, l'air d'un ministre espagnol, mais me témoignant du même respect
qu'il eût mis aux pieds d'un roi. Je sentis à son air qu'il m'eût
attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que j'avais
apporté au dîner, alors surtout que j'avais promis d'être à onze heures
chez M. de Charlus.
Le ministre espagnol (non sans que je rencontrasse, en route, le valet
de pied persécuté par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand
je lui demandai des nouvelles de sa fiancée, me dit que justement demain
était le jour de sortie d'elle et de lui, qu'il pourrait passer toute la
journée avec elle, et célébra la bonté de Madame la duchesse) me
conduisit au salon où je craignais de trouver M. de Guermantes de
mauvaise humeur. Il m'accueillit au contraire avec une joie évidemment
en partie factice et dictée par la politesse, mais par ailleurs sincère,
inspirée et par son estomac qu'un tel retard avait affamé, et par la
conscience d'une impatience pareille chez tous ses invités lesquels
remplissaient complètement le salon. Je sus, en effet, plus tard, qu'on
m'avait attendu près de trois quarts d'heure. Le duc de Guermantes pensa
sans doute que prolonger le supplice général de deux minutes ne
l'aggraverait pas, et que la politesse l'ayant poussé à reculer si
longtemps le moment de se mettre à table, cette politesse serait plus
complète si en ne faisant pas servir immédiatement il réussissait à me
persuader que je n'étais pas en retard et qu'on n'avait pas attendu pour
moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le
dîner et si certains invités n'étaient pas encore là, comment je
trouvais les Elstir. Mais en même temps et sans laisser apercevoir ses
tiraillements d'estomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de
concert avec la duchesse il procédait aux présentations. Alors seulement
je m'aperçus que venait de se produire autour de moi, de moi qui jusqu'à
ce jour--sauf le stage dans le salon de Mme Swann--avais été habitué
chez ma mère, à Combray et à Paris, aux façons ou protectrices ou sur la
défensive de bourgeoises rechignées qui me traitaient en enfant, un
changement de décor comparable à celui qui introduit tout à coup
Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui m'entouraient,
entièrement décolletées (leur chair apparaissait des deux côtés d'une
sinueuse branche de mimosa ou sous les larges pétales d'une rose), ne me
dirent bonjour qu'en coulant vers moi de longs regards caressants comme
si la timidité seule les eût empêchées de m'embrasser. Beaucoup n'en
étaient pas moins fort honnêtes au point de vue des moeurs; beaucoup, non
toutes, car les plus vertueuses n'avaient pas pour celles qui étaient
légères cette répulsion qu'eût éprouvée ma mère. Les caprices de la
conduite, niés par de saintes amies, malgré l'évidence, semblaient, dans
le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations qu'on
avait su conserver. On feignait d'ignorer que le corps d'une maîtresse
de maison était manié par qui voulait, pourvu que le «salon» fût demeuré
intact. Comme le duc se gênait fort peu avec ses invités (de qui et à
qui il n'avait plus dès longtemps rien à apprendre), mais beaucoup avec
moi dont le genre de supériorité, lui étant inconnu, lui causait un peu
le même genre de respect qu'aux grands seigneurs de la cour de Louis XIV
les ministres bourgeois, il considérait évidemment que le fait de ne pas
connaître ses convives n'avait aucune importance, sinon pour eux, du
moins pour moi, et, tandis que je me préoccupais à cause de lui de
l'effet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui qu'ils
feraient sur moi.
Tout d'abord, d'ailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au
moment même, en effet, où j'étais entré dans le salon, M. de Guermantes,
sans même me laisser le temps de dire bonjour à la duchesse, m'avait
mené, comme pour faire une bonne surprise à cette personne à laquelle il
semblait dire: «Voici votre ami, vous voyez je vous l'amène par la peau
du cou», vers une dame assez petite. Or, bien avant que, poussé par le
duc, je fusse arrivé devant elle, cette dame n'avait cessé de m'adresser
avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous
adressons à une vieille connaissance qui peut-être ne nous reconnaît
pas. Comme c'était justement mon cas et que je ne parvenais pas à me
rappeler qui elle était, je détournais la tête tout en m'avançant de
façon à ne pas avoir à répondre jusqu'à ce que la présentation m'eût
tiré d'embarras. Pendant ce temps, la dame continuait à tenir en
équilibre instable son sourire destiné à moi. Elle avait l'air d'être
pressée de s'en débarrasser et que je dise enfin: «Ah! madame, je crois
bien! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouvés! » J'étais
aussi impatient de savoir son nom qu'elle d'avoir vu que je la saluais
enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indéfiniment
prolongé, comme un sol dièse, pouvait enfin cesser. Mais M. de
Guermantes s'y prit si mal, au moins à mon avis, qu'il me sembla qu'il
n'avait nommé que moi et que j'ignorais toujours qui était la
pseudo-inconnue, laquelle n'eut pas le bon esprit de se nommer tant les
raisons de notre intimité, obscures pour moi, lui paraissaient claires.
En effet, dès que je fus auprès d'elle elle ne me tendit pas sa main,
mais prit familièrement la mienne et me parla sur le même ton que si
j'eusse été aussi au courant qu'elle des bons souvenirs à quoi elle se
reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris être
son fils, allait regretter de n'avoir pu venir. Je cherchai parmi mes
anciens camarades lequel s'appelait Albert, je ne trouvai que Bloch,
mais ce ne pouvait être Mme Bloch mère que j'avais devant moi puisque
celle-ci était morte depuis de longues années. Je m'efforçais vainement
à deviner le passé commun à elle et à moi auquel elle se reportait en
pensée. Mais je ne l'apercevais pas mieux, à travers le jais
translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que
le sourire, qu'on ne distingue un paysage situé derrière une vitre noire
même enflammée de soleil. Elle me demanda si mon père ne se fatiguait
pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au théâtre avec Albert, si
j'étais moins souffrant, et comme mes réponses, titubant dans
l'obscurité mentale où je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour
dire que je n'étais pas bien ce soir, elle avança elle-même une chaise
pour moi en faisant mille frais auxquels ne m'avaient jamais habitué les
autres amis de mes parents. Enfin le mot de l'énigme me fut donné par le
duc: «Elle vous trouve charmant», murmura-t-il à mon oreille, laquelle
fut frappée comme si ces mots ne lui étaient pas inconnus. C'étaient
ceux que Mme de Villeparisis nous avait dits, à ma grand'mère et à moi,
quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg.
Alors je compris tout, la dame présente n'avait rien de commun avec Mme
de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai
l'espèce de la bête. C'était une Altesse. Elle ne connaissait nullement
ma famille ni moi-même, mais issue de la race la plus noble et possédant
la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle
avait épousé un cousin également princier, elle désirait, dans sa
gratitude au Créateur, témoigner au prochain, de si pauvre ou de si
humble extraction fût-il, qu'elle ne le méprisait pas. A vrai dire, les
sourires auraient pu me le faire deviner, j'avais vu la princesse de
Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en
donner à ma grand'mère, comme à une biche du Jardin d'acclimatation.
Mais ce n'était encore que la seconde princesse du sang à qui j'étais
présenté, et j'étais excusable de ne pas avoir dégagé les traits
généraux de l'amabilité des grands. D'ailleurs eux-mêmes n'avaient-ils
pas pris la peine de m'avertir de ne pas trop compter sur cette
amabilité, puisque la duchesse de Guermantes, qui m'avait fait tant de
bonjours avec la main à l'Opéra-comique, avait eu l'air furieux que je
la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donné un
louis à quelqu'un, pensent qu'avec celui-là ils sont en règle pour
toujours. Quant à M. de Charlus, ses hauts et ses bas étaient encore
plus contrastés. Enfin j'ai connu, on le verra, des altesses et des
majestés d'une autre sorte, reines qui jouent à la reine, et parlent non
selon les habitudes de leurs congénères, mais comme les reines dans
Sardou.
Si M. de Guermantes avait mis tant de hâte à me présenter, c'est que le
fait qu'il y ait dans une réunion quelqu'un d'inconnu à une Altesse
royale est intolérable et ne peut se prolonger une seconde. C'était
cette même hâte que Saint-Loup avait mise à se faire présenter à ma
grand'mère. D'ailleurs, par un reste hérité de la vie des cours qui
s'appelle la politesse mondaine et qui n'est pas superficiel, mais où,
par un retournement du dehors au dedans, c'est la superficie qui devient
essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes
considéraient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez souvent
négligés, au moins par l'un d'eux, de la charité, de la chasteté, de la
pitié et de la justice, celui, plus inflexible, de ne guère parler à la
princesse de Parme qu'à la troisième personne.
A défaut d'être encore jamais de ma vie allé à Parme (ce que je désirais
depuis de lointaines vacances de Pâques), en connaître la princesse,
qui, je le savais, possédait le plus beau palais de cette cité unique où
tout d'ailleurs devait être homogène, isolée qu'elle était du reste du
monde, entre les parois polies, dans l'atmosphère, étouffante comme un
soir d'été sans air sur une place de petite ville italienne, de son nom
compact et trop doux, cela aurait dû substituer tout d'un coup à ce que
je tâchais de me figurer ce qui existait réellement à Parme, en une
sorte d'arrivée fragmentaire et sans avoir bougé; c'était, dans
l'algèbre du voyage à la ville de Giorgione, comme une première équation
à cette inconnue. Mais si j'avais depuis des années--comme un parfumeur
à un bloc uni de matière grasse--fait absorber à ce nom de princesse de
Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dès que je vis la
princesse, que j'aurais été jusque-là convaincu être au moins la
Sanseverina, une seconde opération commença, laquelle ne fut, à vrai
dire, parachevée que quelques mois plus tard, et qui consista, à l'aide
de nouvelles malaxations chimiques, à expulser toute huile essentielle
de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et à y
incorporer à la place l'image d'une petite femme noire, occupée
d'oeuvres, d'une amabilité tellement humble qu'on comprenait tout de
suite dans quel orgueil altier cette amabilité prenait son origine. Du
reste, pareille, à quelques différences près, aux autres grandes dames,
elle était aussi peu stendhalienne que, par exemple, à Paris, dans le
quartier de l'Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au
nom de Parme qu'à toutes les rues avoisinantes, et fait moins penser à
la Chartreuse où meurt Fabrice qu'à la salle des pas perdus de la gare
Saint-Lazare.
Son amabilité tenait à deux causes. L'une, générale, était l'éducation
que cette fille de souverains avait reçue. Sa mère (non seulement alliée
à toutes les familles royales de l'Europe, mais encore--contraste avec
la maison ducale de Parme--plus riche qu'aucune princesse régnante) lui
avait, dès son âge le plus tendre, inculqué les préceptes
orgueilleusement humbles d'un snobisme évangélique; et maintenant chaque
trait du visage de la fille, la courbe de ses épaules, les mouvements de
ses bras semblaient répéter: «Rappelle-toi que si Dieu t'a fait naître
sur les marches d'un trône, tu ne dois pas en profiter pour mépriser
ceux à qui la divine Providence a voulu (qu'elle en soit louée! ) que tu
fusses supérieure par la naissance et par les richesses. Au contraire,
sois bonne pour les petits. Tes aïeux étaient princes de Clèves et de
Juliers dès 647; Dieu a voulu dans sa bonté que tu possédasses presque
toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch
qu'Edmond de Rothschild; ta filiation en ligne directe est établie par
les généalogistes depuis l'an 63 de l'ère chrétienne; tu as pour
belles-soeurs deux impératrices. Aussi n'aie jamais l'air en parlant de
te rappeler de si grands privilèges, non qu'ils soient précaires (car on
ne peut rien changer à l'ancienneté de la race et on aura toujours
besoin de pétrole), mais il est inutile d'enseigner que tu es mieux née
que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout
le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis à tous ceux
que la bonté céleste t'a fait la grâce de placer au-dessous de toi ce
que tu peux leur donner sans déchoir de ton rang, c'est-à-dire des
secours en argent, même des soins d'infirmière, mais bien entendu jamais
d'invitations à tes soirées, ce qui ne leur ferait aucun bien, mais, en
diminuant ton prestige, ôterait de son efficacité à ton action
bienfaisante. »
Aussi, même dans les moments où elle ne pouvait pas faire de bien, la
princesse cherchait à montrer, ou plutôt à faire croire par tous les
signes extérieurs du langage muet, qu'elle ne se croyait pas supérieure
aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun
cette charmante politesse qu'ont avec les inférieurs les gens bien
élevés et à tout moment, pour se rendre utile, poussait sa chaise dans
le but de laisser plus de place, tenait mes gants, m'offrait tous ces
services, indignes des fières bourgeoises, et que rendent bien
volontiers les souveraines, ou, instinctivement et par pli
professionnel, les anciens domestiques.
Déjà, en effet, le duc, qui semblait pressé d'achever les présentations,
m'avait entraîné vers une autre des filles fleurs. En entendant son nom
je lui dis que j'avais passé devant son château, non loin de Balbec.
«Oh! comme j'aurais été heureuse de vous le montrer», dit-elle presque à
voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais d'un ton senti, tout
pénétré du regret de l'occasion manquée d'un plaisir tout spécial, et
elle ajouta avec un regard insinuant: «J'espère que tout n'est pas
perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait intéressé davantage c'eût
été le château de ma tante Brancas; il a été construit par Mansard;
c'est la perle de la province. » Ce n'était pas seulement elle qui eût
été contente de montrer son château, mais sa tante Brancas n'eût pas été
moins ravie de me faire les honneurs du sien, à ce que m'assura cette
dame qui pensait évidemment que, surtout dans un temps où la terre tend
à passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il importe que
les grands maintiennent les hautes traditions de l'hospitalité
seigneuriale, par des paroles qui n'engagent à rien. C'était aussi parce
qu'elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, à dire les
choses qui pouvaient faire le plus de plaisir à l'interlocuteur, à lui
donner la plus haute idée de lui-même, à ce qu'il crût qu'il flattait
ceux à qui il écrivait, qu'il honorait ses hôtes, qu'on brûlait de le
connaître. Vouloir donner aux autres cette idée agréable d'eux-mêmes
existe à vrai dire quelquefois même dans la bourgeoisie elle-même. On y
rencontre cette disposition bienveillante, à titre de qualité
individuelle compensatrice d'un défaut, non pas, hélas, chez les amis
les plus sûrs, mais du moins chez les plus agréables compagnes. Elle
fleurit en tout cas tout isolément. Dans une partie importante de
l'aristocratie, au contraire, ce trait de caractère a cessé d'être
individuel; cultivé par l'éducation, entretenu par l'idée d'une grandeur
propre qui ne peut craindre de s'humilier, qui ne connaît pas de
rivales, sait que par aménité elle peut faire des heureux et se complaît
à en faire, il est devenu le caractère générique d'une classe. Et même
ceux que des défauts personnels trop opposés empêchent de le garder dans
leur coeur en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou leur
gesticulation.
--C'est une très bonne femme, me dit M. de Guermantes de la princesse de
Parme, et qui sait être «grande dame» comme personne.
Pendant que j'étais présenté aux femmes, il y avait un monsieur qui
donnait de nombreux signes d'agitation: c'était le comte Hannibal de
Bréauté-Consalvi. Arrivé tard, il n'avait pas eu le temps de s'informer
des convives et quand j'étais entré au salon, voyant en moi un invité
qui ne faisait pas partie de la société de la duchesse et devait par
conséquent avoir des titres tout à fait extraordinaires pour y pénétrer,
il installa son monocle sous l'arcade cintrée de ses sourcils, pensant
que celui-ci l'aiderait beaucoup à discerner quelle espèce d'homme
j'étais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage précieux des
femmes vraiment supérieures, ce qu'on appelle un «salon», c'est-à-dire
ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilité que venait de
mettre en vue la découverte d'un remède ou la production d'un
chef-d'oeuvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous l'impression
d'avoir appris qu'à la réception pour le roi et la reine d'Angleterre,
la duchesse n'avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes
d'esprit du faubourg se consolaient malaisément de n'avoir pas été
invitées tant elles eussent été délicieusement intéressées d'approcher
ce génie étrange. Mme de Courvoisier prétendait qu'il y avait aussi M.
Ribot, mais c'était une invention destinée à faire croire qu'Oriane
cherchait à faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour comble de
scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du maréchal de
Saxe, s'était présenté au foyer de la Comédie-Française et avait prié
Mlle Reichenberg de venir réciter des vers devant le roi, ce qui avait
eu lieu et constituait un fait sans précédent dans les annales des
raouts. Au souvenir de tant d'imprévu, qu'il approuvait d'ailleurs
pleinement, étant lui-même autant qu'un ornement et, de la même façon
que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une
consécration pour un salon, M. de Bréauté se demandant qui je pouvais
bien être sentait un champ très vaste ouvert à ses investigations. Un
instant le nom de M. Widor passa devant son esprit; mais il jugea que
j'étais bien jeune pour être organiste, et M. Widor trop peu marquant
pour être «reçu». Il lui parut plus vraisemblable de voir tout
simplement en moi le nouvel attaché de la légation de Suède duquel on
lui avait parlé; et il se préparait à me demander des nouvelles du roi
Oscar par qui il avait été à plusieurs reprises fort bien accueilli;
mais quand le duc, pour me présenter, eut dit mon nom à M. de Bréauté,
celui-ci, voyant que ce nom lui était absolument inconnu, ne douta plus
dès lors que, me trouvant là, je ne fusse quelque célébrité. Oriane
décidément n'en faisait pas d'autres et savait l'art d'attirer les
hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien
entendu, sans quoi elle l'eût déclassé. M. de Bréauté commença donc à se
pourlécher les babines et à renifler de ses narines friandes, mis en
appétit non seulement par le bon dîner qu'il était sûr de faire, mais
par le caractère de la réunion que ma présence ne pouvait manquer de
rendre intéressante et qui lui fournirait un sujet de conversation
piquant le lendemain au déjeuner du duc de Chartres. Il n'était pas
encore fixé sur le point de savoir si c'était moi dont on venait
d'expérimenter le sérum contre le cancer ou de mettre en répétition le
prochain lever de rideau au Théâtre-Français, mais grand intellectuel,
grand amateur de «récits de voyages», il ne cessait pas de multiplier
devant moi les révérences, les signes d'intelligence, les sourires
filtrés par son monocle; soit dans l'idée fausse qu'un homme de valeur
l'estimerait davantage s'il parvenait à lui inculquer l'illusion que
pour lui, comte de Bréauté-Consalvi, les privilèges de la pensée
n'étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance; soit
tout simplement par besoin et difficulté d'exprimer sa satisfaction,
dans l'ignorance de la langue qu'il devait me parler, en somme comme
s'il se fût trouvé en présence de quelqu'un des «naturels» d'une terre
inconnue où aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du
profit, il tâcherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et
sans interrompre les démonstrations d'amitié ni pousser comme eux de
grands cris, de troquer des oeufs d'autruche et des épices contre des
verroteries. Après avoir répondu de mon mieux à sa joie, je serrai la
main du duc de Châtellerault que j'avais déjà rencontré chez Mme de
Villeparisis, de laquelle il me dit que c'était une fine mouche. Il
était extrêmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil
busqué, les points où la peau de la joue s'altère, tout ce qui se voit
déjà dans les portraits de cette famille que nous ont laissés le XVIe et
le XVIIe siècle. Mais comme je n'aimais plus la duchesse, sa
réincarnation en un jeune homme était sans attrait pour moi. Je lisais
le crochet que faisait le nez du duc de Châtellerault comme la signature
d'un peintre que j'aurais longtemps étudié, mais qui ne m'intéressait
plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le
malheur de mes phalanges qui n'en sortirent que meurtries, je les
laissai s'engager dans l'étau qu'était une poignée de mains à
l'allemande, accompagnée d'un sourire ironique ou bonhomme du prince de
Faffenheim, l'ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms
propre à ce milieu, on appelait si universellement le prince Von, que
lui-même signait prince Von, ou, quand il écrivait à des intimes, Von.
Encore cette abréviation-là se comprenait-elle à la rigueur, à cause de
la longueur d'un nom composé. On se rendait moins compte des raisons qui
faisaient remplacer Elisabeth tantôt par Lili, tantôt par Bebeth, comme
dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s'explique que des hommes,
cependant assez oisifs et frivoles en général, eussent adopté «Quiou»
pour ne pas perdre, en disant Montesquiou, leur temps. Mais on voit
moins ce qu'ils en gagnaient à prénommer un de leurs cousins Dinand au
lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner
des prénoms les Guermantes procédassent invariablement par la répétition
d'une syllabe. Ainsi deux soeurs, la comtesse de Montpeyroux et la
vicomtesse de Vélude, lesquelles étaient toutes d'une énorme grosseur,
ne s'entendaient jamais appeler, sans s'en fâcher le moins du monde et
sans que personne songeât à en sourire, tant l'habitude était ancienne,
que «Petite» et «Mignonne». Mme de Guermantes, qui adorait Mme de
Montpeyroux, eût, si celle-ci eût été gravement atteinte, demandé avec
des larmes à sa soeur: «On me dit que «Petite» est très mal. » Mme de
l'Éclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entièrement
les oreilles, on ne l'appelait jamais que «ventre affamé». Quelquefois
on se contentait d'ajouter un _a_ au nom ou au prénom du mari pour
désigner la femme. L'homme le plus avare, le plus sordide, le plus
inhumain du faubourg ayant pour prénom Raphaël, sa charmante, sa fleur
sortant aussi du rocher signait toujours Raphaëla; mais ce sont là
seulement simples échantillons de règles innombrables dont nous pourrons
toujours, si l'occasion s'en présente, expliquer quelques-unes. Ensuite
je demandai au duc de me présenter au prince d'Agrigente. «Comment, vous
ne connaissez pas cet excellent Gri-gri», s'écria M. de Guermantes, et
il dit mon nom à M. d'Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent cité
par Françoise, m'était toujours apparu comme une transparente verrerie,
sous laquelle je voyais, frappés au bord de la mer violette par les
rayons obliques d'un soleil d'or, les cubes roses d'une cité antique
dont je ne doutais pas que le prince--de passage à Paris par un bref
miracle--ne fût lui-même, aussi lumineusement sicilien et glorieusement
patiné, le souverain effectif. Hélas, le vulgaire hanneton auquel on me
présenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde
désinvolture qu'il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom
que d'une oeuvre d'art qu'il eût possédée, sans porter sur soi aucun
reflet d'elle, sans peut-être l'avoir jamais regardée. Le prince
d'Agrigente était si entièrement dépourvu de quoi que ce fût de princier
et qui pût faire penser à Agrigente, que c'en était à supposer que son
nom, entièrement distinct de lui, relié par rien à sa personne, avait eu
le pouvoir d'attirer à soit tout ce qu'il aurait pu y avoir de vague
poésie en cet homme comme chez tout autre, et de l'enfermer après cette
opération dans les syllabes enchantées. Si l'opération avait eu lieu,
elle avait été en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome
de charme à retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu'il se
trouvait à la fois le seul homme au monde qui fût prince d'Agrigente et
peut-être l'homme au monde qui l'était le moins. Il était d'ailleurs
fort heureux de l'être, mais comme un banquier est heureux d'avoir de
nombreuses actions d'une mine, sans se soucier d'ailleurs si cette mine
répond au joli nom de mine Ivanhoe et de mine Primerose, ou si elle
s'appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s'achevaient
les présentations si longues à raconter mais qui, commencées dès mon
entrée au salon, n'avaient duré que quelques instants, et que Mme de
Guermantes, d'un ton presque suppliant, me disait: «Je suis sûre que
Basin vous fatigue à vous mener ainsi de l'une à l'autre, nous voulons
que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous
fatiguer pour que vous reveniez souvent», le duc, d'un mouvement assez
gauche et timoré, donna (ce qu'il aurait bien voulu faire depuis une
heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir) le signe qu'on
pouvait servir.
Il faut ajouter qu'un des invités manquait, M. de Grouchy, dont la
femme, née Guermantes, était venue seule de son côté, le mari devant
arriver directement de la chasse où il avait passé la journée. Ce M. de
Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit
faussement que son absence au début de Waterloo avait été la cause
principale de la défaite de Napoléon, était d'une excellente famille,
insuffisante pourtant aux yeux de certains entichés de noblesse. Ainsi
le prince de Guermantes, qui devait être bien des années plus tard moins
difficile pour lui-même, avait-il coutume de dire à ses nièces: «Quel
malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes (la vicomtesse de
Guermantes, mère de Mme de Grouchy) qu'elle n'ait jamais pu marier ses
enfants. --Mais, mon oncle, l'aînée a épousé M. de Grouchy. --Je n'appelle
pas cela un mari! Enfin, on prétend que l'oncle François a demandé la
cadette, cela fera qu'elles ne seront pas toutes restées filles. »
Aussitôt l'ordre de servir donné, dans un vaste déclic giratoire,
multiple et simultané, les portes de la salle à manger s'ouvrirent à
deux battants; un maître d'hôtel qui avait l'air d'un maître des
cérémonies s'inclina devant la princesse de Parme et annonça la
nouvelle: «Madame est servie», d'un ton pareil à celui dont il aurait
dit: «Madame se meurt», mais qui ne jeta aucune tristesse dans
l'assemblée, car ce fut d'un air folâtre, et comme l'été à Robinson, que
les couples s'avancèrent l'un derrière l'autre vers la salle à manger,
se séparant quand ils avaient gagné leur place où des valets de pied
poussaient derrière eux leur chaise; la dernière, Mme de Guermantes
s'avança vers moi, pour que je la conduisisse à table et sans que
j'éprouvasse l'ombre de la timidité que j'aurais pu craindre, car, en
chasseresse à qui une grande adresse musculaire a rendu la grâce facile,
voyant sans doute que je m'étais mis du côté qu'il ne fallait pas, elle
pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur
le mien et le plus naturellement encadré dans un rythme de mouvements
précis et nobles. Je leur obéis avec d'autant plus d'aisance que les
Guermantes n'y attachaient pas plus d'importance qu'au savoir un vrai
savant, chez qui on est moins intimidé que chez un ignorant; d'autres
portes s'ouvrirent par où entra la soupe fumante, comme si le dîner
avait lieu dans un théâtre de pupazzi habilement machiné et où l'arrivée
tardive du jeune invité mettait, sur un signe du maître, tous les
rouages en action.
C'est timide et non majestueusement souverain qu'avait été ce signe du
duc, auquel avait répondu le déclanchement de cette vaste, ingénieuse,
obéissante et fastueuse horlogerie mécanique et humaine. L'indécision du
geste ne nuisit pas pour moi à l'effet du spectacle qui lui était
subordonné. Car je sentais que ce qui l'avait rendu hésitant et
embarrassé était la crainte de me laisser voir qu'on n'attendait que moi
pour dîner et qu'on m'avait attendu longtemps, de même que Mme de
Guermantes avait peur qu'ayant regardé tant de tableaux, on ne me
fatiguât et ne m'empêchât de prendre mes aises en me présentant à jet
continu. De sorte que c'était le manque de grandeur dans le geste qui
dégageait la grandeur véritable. De même que cette indifférence du duc à
son propre luxe, ses égards au contraire pour un hôte, insignifiant en
lui-même mais qu'il voulait honorer. Ce n'est pas que M. de Guermantes
ne fût par certains côtés fort ordinaire, et n'eût même des ridicules
d'homme trop riche, l'orgueil d'un parvenu qu'il n'était pas.
Mais de même qu'un fonctionnaire ou qu'un prêtre voient leur médiocre
talent multiplié à l'infini (comme une vague par toute la mer qui se
presse derrière elle) par ces forces auxquelles ils s'appuient,
l'administration française et l'église catholique, de même M. de
Guermantes était porté par cette autre force, la politesse
aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme
de Guermantes n'eût pas reçu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais
du moment que quelqu'un, comme c'était mon cas, paraissait susceptible
d'être agrégé au milieu Guermantes, cette politesse découvrait des
trésors de simplicité hospitalière plus magnifiques encore s'il est
possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restés là.
Quand il voulait faire plaisir à quelqu'un, M. de Guermantes avait ainsi
pour faire de lui, ce jour-là, le personnage principal, un art qui
savait mettre à profit la circonstance et le lieu. Sans doute à
Guermantes ses «distinctions» et ses «grâces» eussent pris une autre
forme. Il eût fait atteler pour m'emmener faire seul avec lui une
promenade avant dîner. Telles qu'elles étaient, on se sentait touché par
ses façons comme on l'est, en lisant des Mémoires du temps, par celles
de Louis XIV quand il répond avec bonté, d'un air riant et avec une
demi-révérence, à quelqu'un qui vient le solliciter. Encore faut-il,
dans les deux cas, comprendre que cette politesse n'allait pas au delà
de ce que ce mot signifie.
Louis XIV (auquel les entichés de noblesse de son temps reprochent
pourtant son peu de souci de l'étiquette, si bien, dit Saint-Simon,
qu'il n'a été qu'un fort petit roi pour le rang en comparaison de
Philippe de Valois, Charles V, etc. ) fait rédiger les instructions les
plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs
sachent à quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains
cas, devant l'impossibilité d'arriver à une entente, on préfère convenir
que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain
étranger que dehors, en plein air, pour qu'il ne soit pas dit qu'en
entrant dans le château l'un a précédé l'autre; et l'Électeur palatin,
recevant le duc de Chevreuse à dîner, feint, pour ne pas lui laisser la
main, d'être malade et dîne avec lui mais couché, ce qui tranche la
difficulté. M. le Duc évitant les occasions de rendre le service à
Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frère dont il est du reste
tendrement aimé, prend un prétexte pour faire monter son cousin à son
lever et le forcer à lui passer sa chemise. Mais dès qu'il s'agit d'un
sentiment profond, des choses du coeur, le devoir, si inflexible tant
qu'il s'agit de politesse, change entièrement. Quelques heures après la
mort de ce frère, une des personnes qu'il a le plus aimées, quand
Monsieur, selon l'expression du duc de Montfort, est «encore tout
chaud», Louis XIV chante des airs d'opéras, s'étonne que la duchesse de
Bourgogne, laquelle a peine à dissimuler sa douleur, ait l'air si
mélancolique, et voulant que la gaieté recommence aussitôt, pour que les
courtisans se décident à se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne
de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions
mondaines et concentrées, mais dans le langage le plus involontaire,
dans les préoccupations, dans l'emploi du temps de M. de Guermantes, on
retrouvait le même contraste: les Guermantes n'éprouvaient pas plus de
chagrin que les autres mortels, on peut même dire que leur sensibilité
véritable était moindre; en revanche, on voyait tous les jours leur nom
dans les mondanités du _Gaulois_ à cause du nombre prodigieux
d'enterrements où ils eussent trouvé coupable de ne pas se faire
inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons
couvertes de terre, les terrasses que purent connaître Xénophon ou saint
Paul, de même dans les manières de M. de Guermantes, homme attendrissant
de gentillesse et révoltant de dureté, esclave des plus petites
obligations et délié des pactes les plus sacrés, je retrouvais encore
intacte après plus de deux siècles écoulés cette déviation particulière
à la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de
conscience du domaine des affections et de la moralité aux questions de
pure forme.
L'autre raison de l'amabilité que me montra la princesse de Parme était
plus particulière. C'est qu'elle était persuadée d'avance que tout ce
qu'elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, était
d'une qualité supérieure à tout ce qu'elle avait chez elle. Chez toutes
les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme s'il en avait
été ainsi; pour le plat le plus simple, pour les fleurs les plus
ordinaires, elle ne se contentait pas de s'extasier, elle demandait la
permission d'envoyer dès le lendemain chercher la recette ou regarder
l'espèce par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages à gros
appointements, ayant leur voiture à eux et surtout leurs prétentions
professionnelles, et qui se trouvaient fort humiliés de venir s'informer
d'un plat dédaigné ou prendre modèle sur une variété d'oeillets laquelle
n'était pas moitié aussi belle, aussi «panachée» de «chinages», aussi
grande quant aux dimensions des fleurs, que celles qu'ils avaient
obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de
celle-ci, chez tout le monde, cet étonnement devant les moindres choses
était factice et destiné à montrer qu'elle ne tirait pas de la
supériorité de son rang et de ses richesses un orgueil défendu par ses
anciens précepteurs, dissimulé par sa mère et insupportable à Dieu, en
revanche, c'est en toute sincérité qu'elle regardait le salon de la
duchesse de Guermantes comme un lieu privilégié où elle ne pouvait
marcher que de surprises en délices. D'une façon générale d'ailleurs,
mais qui serait bien insuffisante à expliquer cet état d'esprit, les
Guermantes étaient assez différents du reste de la société
aristocratique, ils étaient plus précieux et plus rares. Ils m'avaient
donné au premier aspect l'impression contraire, je les avais trouvés
vulgaires, pareils à tous les hommes et à toutes les femmes, mais parce
que préalablement j'avais vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en
Parme, des noms. Évidemment, dans ce salon, toutes les femmes que
j'avais imaginées comme des statuettes de Saxe ressemblaient tout de
même davantage à la grande majorité des femmes. Mais de même que Balbec
ou Florence, les Guermantes, après avoir déçu l'imagination parce qu'ils
ressemblaient plus à leurs pareils qu'à leur nom, pouvaient ensuite,
quoique à un moindre degré, offrir à l'intelligence certaines
particularités qui les distinguaient. Leur physique même, la couleur
d'un rose spécial, allant quelquefois jusqu'au violet, de leur chair,
une certaine blondeur quasi éclairante des cheveux délicats, même chez
les hommes, massés en touffes dorées et douces, moitié de lichens
pariétaires et de pelage félin (éclat lumineux à quoi correspondait un
certain brillant de l'intelligence, car, si l'on disait le teint et les
cheveux des Guermantes, on disait aussi l'esprit des Guermantes comme
l'esprit des Mortemart--une certaine qualité sociale plus fine dès avant
Louis XIV, et d'autant plus reconnue de tous qu'ils la promulguaient
eux-mêmes), tout cela faisait que, dans la matière même, si précieuse
fût-elle, de la société aristocratique où on les trouvait engainés ça et
là, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles à discerner et à
suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l'onyx, ou
plutôt encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clarté
dont les crins dépeignés courent comme de flexibles rayons dans les
flancs de l'agate-mousse.
Les Guermantes--du moins ceux qui étaient dignes du nom--n'étaient pas
seulement d'une qualité de chair, de cheveu, de transparent regard,
exquise, mais avaient une manière de se tenir, de marcher, de saluer, de
regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils
étaient aussi différents en tout cela d'un homme du monde quelconque que
celui-ci d'un fermier en blouse.
Et malgré leur amabilité on se disait:
n'ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu'ils le dissimulent, quand ils
nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies
par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l'hirondelle ou
l'inclinaison de la rose, de penser: ils sont d'une autre race que nous
et nous sommes, nous, les princes de la terre? Plus tard je compris que
les Guermantes me croyaient en effet d'une race autre, mais qui excitait
leur envie, parce que je possédais des mérites que j'ignorais et qu'ils
faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore
j'ai senti que cette profession de foi n'était qu'à demi sincère et que
chez eux le dédain ou l'étonnement coexistaient avec l'admiration et
l'envie. La flexibilité physique essentielle aux Guermantes était
double; grâce à l'une, toujours en action, à tout moment, et si par
exemple un Guermantes mâle allait saluer une dame, il obtenait une
silhouette de lui-même, faite de l'équilibre instable de mouvements
asymétriques et nerveusement compensés, une jambe traînant un peu soit
exprès, soit parce qu'ayant été souvent cassée à la chasse elle
imprimait au torse, pour rattraper l'autre jambe, une déviation à
laquelle la remontée d'une épaule faisait contrepoids, pendant que le
monocle s'installait dans l'oeil, haussait un sourcil au même moment où
le toupet des cheveux s'abaissait pour le salut; l'autre flexibilité,
comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde à jamais la
coquille ou le bateau, s'était pour ainsi dire stylisée en une sorte de
mobilité fixée, incurvant le nez busqué qui sous les yeux bleus à fleur
de tête, au-dessus des lèvres trop minces, d'où sortait, chez les
femmes, une voix rauque, rappelait l'origine fabuleuse enseignée au XVIe
siècle par le bon vouloir de généalogistes parasites et hellénisants à
cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu'ils prétendaient
quand ils lui donnaient pour origine la fécondation mythologique d'une
nymphe par un divin Oiseau.
Les Guermantes n'étaient pas moins spéciaux au point de vue intellectuel
qu'au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert (l'époux aux idées
surannées de «Marie Gilbert» et qui faisait asseoir sa femme à gauche
quand ils se promenaient en voiture parce qu'elle était de moins bon
sang, pourtant royal, que lui), mais il était une exception et faisait,
absent, l'objet des railleries de la famille et d'anecdotes toujours
nouvelles, les Guermantes, tout en vivant dans le pur «gratin» de
l'aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les
théories de la duchesse de Guermantes, laquelle à vrai dire à force
d'être Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose
d'autre et de plus agréable, mettaient tellement au-dessus de tout
l'intelligence et étaient en politique si socialistes qu'on se demandait
où dans son hôtel se cachait le génie chargé d'assurer le maintien de la
vie aristocratique, et qui toujours invisible, mais évidemment tapi
tantôt dans l'antichambre, tantôt dans le salon, tantôt dans le cabinet
de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas
aux titres de lui dire «Madame la duchesse», à cette personne qui
n'aimait que la lecture et n'avait point de respect humain, d'aller
dîner chez sa belle-soeur quand sonnaient huit heures et de se
décolleter pour cela.
Le même génie de la famille présentait à Mme de Guermantes la situation
des duchesses, du moins des premières d'entre elles, et comme elle
multimillionnaires, le sacrifice à d'ennuyeux thés-dîners en ville,
raouts, d'heures où elle eût pu lire des choses intéressantes, comme des
nécessités désagréables analogues à la pluie, et que Mme de Guermantes
acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse mais sans aller
jusqu'à rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du
hasard que le maître d'hôtel de Mme de Guermantes dît toujours: «Madame
la duchesse» à cette femme qui ne croyait qu'à l'intelligence, ne
paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n'avait pensé à le prier
de lui dire «Madame» tout simplement. En poussant la bonne volonté
jusqu'à ses extrêmes limites, on eût pu croire que, distraite, elle
entendait seulement «Madame» et que l'appendice verbal qui y était
ajouté n'était pas perçu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle
n'était pas muette. Or, chaque fois qu'elle avait une commission à
donner à son mari, elle disait au maître d'hôtel: «Vous rappellerez à
Monsieur le duc. . . »
Le génie de la famille avait d'ailleurs d'autres occupations, par
exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus
particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement
moraux, et ce n'étaient pas d'habitude les mêmes. Mais les
premiers--même un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu
et était le plus délicieux de tous, ouvert à toutes les idées neuves et
justes--traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la
même façon que Mme de Villeparisis, dans les moments où le génie de la
famille s'exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments
identiques on voyait tout d'un coup les Guermantes prendre un ton
presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et à cause de leur charme plus
grand, plus attendrissant que celui de la marquise pour dire d'une
domestique: «On sent qu'elle a un bon fond, c'est une fille qui n'est
pas commune, elle doit être la fille de gens bien, elle est certainement
restée toujours dans le droit chemin. » A ces moments-là le génie de la
famille se faisait intonation. Mais parfois il était aussi tournure, air
de visage, le même chez la duchesse que chez son grand-père le maréchal,
une sorte d'insaisissable convulsion (pareille à celle du Serpent, génie
carthaginois de la famille Barca), et par quoi j'avais été plusieurs
fois saisi d'un battement de coeur, dans mes promenades matinales, quand,
avant d'avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regardé par elle
du fond d'une petite crémerie. Ce génie était intervenu dans une
circonstance qui avait été loin d'être indifférente non seulement aux
Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et,
quoique d'aussi bon sang que les Guermantes, tout l'opposé d'eux (c'est
même par sa grand'mère Courvoisier que les Guermantes expliquaient le
parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et
noblesse comme si c'était la seule chose qui importât). Non seulement
les Courvoisier n'assignaient pas à l'intelligence le même rang que les
Guermantes, mais ils ne possédaient pas d'elle la même idée. Pour un
Guermantes (fût-il bête), être intelligent, c'était avoir la dent dure,
être capable de dire des méchancetés, d'emporter le morceau, c'était
aussi pouvoir vous tenir tête aussi bien sur la peinture, sur la
musique, sur l'architecture, parler anglais. Les Courvoisier se
faisaient de l'intelligence une idée moins favorable et, pour peu qu'on
ne fût pas de leur monde, être intelligent n'était pas loin de signifier
«avoir probablement assassiné père et mère». Pour eux l'intelligence
était l'espèce de «pince monseigneur» grâce à laquelle des gens qu'on ne
connaissait ni d'Ève ni d'Adam forçaient les portes des salons les plus
respectés, et on savait chez les Courvoisier qu'il finissait toujours
par vous en cuire d'avoir reçu de telles «espèces». Aux insignifiantes
assertions des gens intelligents qui n'étaient pas du monde, les
Courvoisier opposaient une méfiance systématique. Quelqu'un ayant dit
une fois: «Mais Swann est plus jeune que Palamède. --Du moins il vous le
dit; et s'il vous le dit soyez sûr que c'est qu'il y trouve son
intérêt», avait répondu Mme de Gallardon. Bien plus, comme on disait de
deux étrangères très élégantes que les Guermantes recevaient, qu'on
avait fait passer d'abord celle-ci puisqu'elle était l'aînée: «Mais
est-elle même l'aînée? » avait demandé Mme de Gallardon, non pas
positivement comme si ce genre de personnes n'avaient pas d'âge, mais
comme si, vraisemblablement dénuées d'état civil et religieux, de
traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les
petites chattes d'une même corbeille entre lesquelles un vétérinaire
seul pourrait se reconnaître. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes,
maintenaient d'ailleurs en un sens l'intégrité de la noblesse à la fois
grâce à l'étroitesse de leur esprit et à la méchanceté de leur coeur. De
même que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de
quelques autres comme les de Ligne, les La Trémoille, etc. , tout le
reste se confondait dans un vague fretin) étaient insolents avec des
gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, précisément
parce qu'ils ne faisaient pas attention à ces mérites de second ordre
dont s'occupaient énormément les Courvoisier, le manque de ces mérites
leur importait peu. Certaines femmes qui n'avaient pas un rang très
élevé dans leur province mais brillamment mariées, riches, jolies,
aimées des duchesses, étaient pour Paris, où l'on est peu au courant des
«père et mère», un excellent et élégant article d'importation. Il
pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le
canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agrément propre,
reçues chez certaines Guermantes. Mais, à leur égard, l'indignation des
Courvoisier ne désarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six, chez leur
cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n'aimaient pas à
frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et
un thème d'inépuisables déclamations. Dès le moment, par exemple, où la
charmante comtesse G. . . entrait chez les Guermantes, le visage de Mme de
Villebon prenait exactement l'expression qu'il eût dû prendre si elle
avait eu à réciter le vers:
_Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là. _
vers qui lui était du reste inconnu. Cette Courvoisier avait avalé
presque tous les lundis un éclair chargé de crème à quelques pas de la
comtesse G. . . , mais sans résultat. Et Mme de Villebon confessait en
cachette qu'elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes
recevait une femme qui n'était même pas de la deuxième société, à
Châteaudun. «Ce n'est vraiment pas la peine que ma cousine soit si
difficile sur ses relations, c'est à se moquer du monde», concluait Mme
de Villebon avec une autre expression de visage, celle-là souriante et
narquoise dans le désespoir, sur laquelle un petit jeu de devinettes eût
plutôt mis un autre vers que la comtesse ne connaissait naturellement
pas davantage:
_Grâce aux dieux mon malheur passe mon espérance_.
Au reste, anticipons sur les événements en disant que la «persévérance»,
rime d'espérance dans le vers suivant, de Mme de Villebon à snober Mme
G. . . ne fut pas tout à fait inutile. Aux yeux de Mme G. . . elle doua Mme
de Villebon d'un prestige tel, d'ailleurs purement imaginaire, que,
quand la fille de Mme G. . . , qui était la plus jolie et la plus riche des
bals de l'époque, fut à marier, on s'étonna de lui voir refuser tous les
ducs. C'est que sa mère, se souvenant des avanies hebdomadaires qu'elle
avait essuyées rue de Grenelle en souvenir de Châteaudun, ne souhaitait
véritablement qu'un mari pour sa fille: un fils Villebon.
Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient
était dans l'art, infiniment varié d'ailleurs, de marquer les distances.
Les manières des Guermantes n'étaient pas entièrement uniformes chez
tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l'étaient
vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de
cérémonie, à peu près comme si le fait qu'ils vous eussent tendu la main
eût été aussi considérable que s'il s'était agi de vous sacrer
chevalier. Au moment où un Guermantes, n'eût-il que vingt ans, mais
marchant déjà sur les traces de ses aînés, entendait votre nom prononcé
par le présentateur, il laissait tomber sur vous, comme s'il n'était
nullement décidé à vous dire bonjour, un regard généralement bleu,
toujours de la froideur d'un acier qu'il semblait prêt à vous plonger
dans les plus profonds replis du coeur. C'est du reste ce que les
Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de
premier ordre. Ils pensaient de plus accroître par cette inspection
l'amabilité du salut qui allait suivre et qui ne vous serait délivré
qu'à bon escient. Tout ceci se passait à une distance de vous qui,
petite s'il se fût agi d'une passe d'armes, semblait énorme pour une
poignée de main et glaçait dans le deuxième cas comme elle eût fait dans
le premier, de sorte que quand le Guermantes, après une rapide tournée
accomplie dans les dernières cachettes de votre âme et de votre
honorabilité, vous avait jugé digne de vous rencontrer désormais avec
lui, sa main, dirigée vers vous au bout d'un bras tendu dans toute sa
longueur, avait l'air de vous présenter un fleuret pour un combat
singulier, et cette main était en somme placée si loin du Guermantes à
ce moment-là que, quand il inclinait alors la tête, il était difficile
de distinguer si c'était vous ou sa propre main qu'il saluait. Certains
Guermantes n'ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne
pas se répéter sans cesse, exagéraient en recommençant cette cérémonie
chaque fois qu'ils vous rencontraient. Étant donné qu'ils n'avaient plus
à procéder à l'enquête psychologique préalable pour laquelle le «génie
de la famille» leur avait délégué ses pouvoirs dont ils devaient se
rappeler les résultats, l'insistance du regard perforateur précédant la
poignée de main ne pouvait s'expliquer que par l'automatisme qu'avait
acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu'ils pensaient
posséder. Les Courvoisier, dont le physique était différent, avaient
vainement essayé de s'assimiler ce salut scrutateur et s'étaient
rabattus sur la raideur hautaine ou la négligence rapide. En revanche,
c'était aux Courvoisier que certaines très rares Guermantes du sexe
féminin semblaient avoir emprunté le salut des dames. En effet, au
moment où on vous présentait à une de ces Guermantes-là, elle vous
faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, à peu près
selon un angle de quarante-cinq degrés, la tête et le buste, le bas du
corps (qu'elle avait fort haut jusqu'à la ceinture, qui faisait pivot)
restant immobile. Mais à peine avait-elle projeté ainsi vers vous la
partie supérieure de sa personne, qu'elle la rejetait en arrière de la
verticale par un brusque retrait d'une longueur à peu près égale. Le
renversement consécutif neutralisait ce qui vous avait paru être
concédé, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait même pas acquis
comme en matière de duel, les positions primitives étaient gardées.
Cette même annulation de l'amabilité par la reprise des distances (qui
était d'origine Courvoisier et destinée à montrer que les avances faites
dans le premier mouvement n'étaient qu'une feinte d'un instant) se
manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les
Guermantes, dans les lettres qu'on recevait d'elles, au moins pendant
les premiers temps de leur connaissance. Le «corps» de la lettre pouvait
contenir des phrases qu'on n'écrirait, semble-t-il, qu'à un ami, mais
c'est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d'être celui de
la dame, car la lettre commençait par: «monsieur» et finissait par:
«Croyez, monsieur, à mes sentiments distingués. » Dès lors, entre ce
froid début et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le
reste, pouvaient se succéder (si c'était une réponse à une lettre de
condoléance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin que la
Guermantes avait eu à perdre sa soeur, de l'intimité qui existait entre
elles, des beautés du pays où elle villégiaturait, des consolations
qu'elle trouvait dans le charme de ses petits enfants, tout cela n'était
plus qu'une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le
caractère intime n'entraînait pourtant pas plus d'intimité entre vous et
l'épistolière que si celle-ci avait été Pline le Jeune ou Mme de
Simiane.
Il est vrai que certaines Guermantes vous écrivaient dès les premières
fois «mon cher ami», «mon ami», ce n'étaient pas toujours les plus
simples d'entre elles, mais plutôt celles qui, ne vivant qu'au milieu
des rois et, d'autre part, étant «légères», prenaient dans leur orgueil
la certitude que tout ce qui venait d'elles faisait plaisir et dans leur
corruption l'habitude de ne marchander aucune des satisfactions qu'elles
pouvaient offrir. Du reste, comme il suffisait qu'on eût eu une
trisaïeule commune sous Louis XIII pour qu'un jeune Guermantes dit en
parlant de la marquise de Guermantes «la tante Adam», les Guermantes
étaient si nombreux que même pour ces simples rites, celui du salut de
présentation par exemple, il existait bien des variétés. Chaque
sous-groupe un peu raffiné avait le sien, qu'on se transmettait des
parents aux enfants comme une recette de vulnéraire et une manière
particulière de préparer les confitures. C'est ainsi qu'on a vu la
poignée de main de Saint-Loup se déclancher comme malgré lui au moment
où il entendait votre nom, sans participation de regard, sans
adjonction de salut. Tout malheureux roturier qui pour une raison
spéciale--ce qui arrivait du reste assez rarement--était présenté à
quelqu'un du sous-groupe Saint-Loup, se creusait la tête, devant ce
minimum si brusque de bonjour, revêtant volontairement les apparences de
l'inconscience, pour savoir ce que le ou la Guermantes pouvait avoir
contre lui. Et il était bien étonné d'apprendre qu'il ou elle avait jugé
à propos d'écrire tout spécialement au présentateur pour lui dire
combien vous lui aviez plu et qu'il ou elle espérait bien vous revoir.
Aussi particularisés que le geste mécanique de Saint-Loup étaient les
entrechats compliqués et rapides (jugés ridicules par M. de Charlus) du
marquis de Fierbois, les pas graves et mesurés du prince de Guermantes.
Mais il est impossible de décrire ici la richesse de cette chorégraphie
des Guermantes à cause de l'étendue même du corps de ballet.
Pour en revenir à l'antipathie qui animait les Courvoisier contre la
duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation de
la plaindre tant qu'elle fut jeune fille, car elle était alors peu
fortunée. Malheureusement, de tout temps une sorte d'émanation
fuligineuse et _sui generis_ enfouissait, dérobait aux yeux, la richesse
des Courvoisier qui, si grande qu'elle fût, demeurait obscure. Une
Courvoisier fort riche avait beau épouser un gros parti, il arrivait
toujours que le jeune ménage n'avait pas de domicile personnel à Paris,
y «descendait» chez ses beaux-parents, et pour le reste de l'année
vivait en province au milieu d'une société sans mélange mais sans éclat.
Pendant que Saint-Loup, qui n'avait guère plus que des dettes,
éblouissait Doncières par ses attelages, un Courvoisier fort riche n'y
prenait jamais que le tram. Inversement (et d'ailleurs bien des années
auparavant) Mlle de Guermantes (Oriane), qui n'avait pas grand'chose,
faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier réunies
des leurs. Le scandale même de ses propos faisait une espèce de réclame
à sa manière de s'habiller et de se coiffer. Elle avait osé dire au
grand-duc de Russie: «Eh bien! Monseigneur, il paraît que vous voulez
faire assassiner Tolstoï? » dans un dîner auquel on n'avait point convié
les Courvoisier, d'ailleurs peu renseignés sur Tolstoï. Ils ne
l'étaient pas beaucoup plus sur les auteurs grecs, si l'on en juge par
la duchesse de Gallardon douairière (belle-mère de la princesse de
Gallardon, alors encore jeune fille) qui, n'ayant pas été en cinq ans
honorée d'une seule visite d'Oriane, répondit à quelqu'un qui lui
demandait la raison de son absence: «Il paraît qu'elle récite de
l'Aristote (elle voulait dire de l'Aristophane) dans le monde. Je ne
tolère pas ça chez moi! »
On peut imaginer combien cette «sortie» de Mlle de Guermantes sur
Tolstoï, si elle indignait les Courvoisier, émerveillait les Guermantes,
et, par delà, tout ce qui leur tenait non seulement de près, mais de
loin. La comtesse douairière d'Argencourt, née Seineport, qui recevait
un peu tout le monde parce qu'elle était bas bleu et quoique son fils
fût un terrible snob, racontait le mot devant des gens de lettres en
disant: «Oriane de Guermantes qui est fine comme l'ambre, maligne comme
un singe, douée pour tout, qui fait des aquarelles dignes d'un grand
peintre et des vers comme en font peu de grands poètes, et vous savez,
comme famille, c'est tout ce qu'il y a de plus haut, sa grand'mère était
Mlle de Montpensier, et elle est la dix-huitième Oriane de Guermantes
sans une mésalliance, c'est le sang le plus pur, le plus vieux de
France. »
Aussi les faux hommes de lettres, ces demi-intellectuels que recevait
Mme d'Argencourt, se représentant Oriane de Guermantes, qu'ils
n'auraient jamais l'occasion de connaître personnellement, comme quelque
chose de plus merveilleux et de plus extraordinaire que la princesse
Badroul Boudour, non seulement se sentaient prêts à mourir pour elle en
apprenant qu'une personne si noble glorifiait par-dessus tout Tolstoï,
mais sentaient aussi que reprenaient dans leur esprit une nouvelle force
leur propre amour de Tolstoï, leur désir de résistance au tsarisme. Ces
idées libérales avaient pu s'anémier entre eux, ils avaient pu douter de
leur prestige, n'osant plus les confesser, quand soudain de Mlle de
Guermantes elle-même, c'est-à-dire d'une jeune fille si indiscutablement
précieuse et autorisée, portant les cheveux à plat sur le front (ce que
jamais une Courvoisier n'eût consenti à faire) leur venait un tel
secours. Un certain nombre de réalités bonnes ou mauvaises gagnent ainsi
beaucoup à recevoir l'adhésion de personnes qui ont autorité sur nous.
Par exemple chez les Courvoisier, les rites de l'amabilité dans la rue
se composaient d'un certain salut, fort laid et peu aimable en lui-même,
mais dont on savait que c'était la manière distinguée de dire bonjour,
de sorte que tout le monde, effaçant de soi le sourire, le bon accueil,
s'efforçait d'imiter cette froide gymnastique. Mais les Guermantes, en
général, et particulièrement Oriane, tout en connaissant mieux que
personne ces rites, n'hésitaient pas, si elles vous apercevaient d'une
voiture, à vous faire un gentil bonjour de la main, et dans un salon,
laissant les Courvoisier faire leurs saluts empruntés et raides,
esquissaient de charmantes révérences, vous tendaient la main comme à un
camarade en souriant de leurs yeux bleus, de sorte que tout d'un coup,
grâce aux Guermantes, entraient dans la substance du chic, jusque-là un
peu creuse et sèche, tout ce que naturellement on eût aimé et qu'on
s'était efforcé de proscrire, la bienvenue, l'épanchement d'une
amabilité vraie, la spontanéité. C'est de la même manière, mais par une
réhabilitation cette fois peu justifiée, que les personnes qui portent
le plus en elles le goût instinctif de la mauvaise musique et des
mélodies, si banales soient-elles, qui ont quelque chose de caressant et
de facile, arrivent, grâce à la culture symphonique, à mortifier en
elles ce goût. Mais une fois arrivées à ce point, quand, émerveillées
avec raison par l'éblouissant coloris orchestral de Richard Strauss,
elles voient ce musicien accueillir avec une indulgence digne d'Auber les
motifs plus vulgaires, ce que ces personnes aimaient trouve soudain dans
une autorité si haute une justification qui les ravit et elles
s'enchantent sans scrupules et avec une double gratitude, en écoutant
_Salomé_, de ce qui leur était interdit d'aimer dans _Les Diamants de la
Couronne_.
Authentique ou non, l'apostrophe de Mlle de Guermantes au grand-duc,
colportée de maison en maison, était une occasion de raconter avec
quelle élégance excessive Oriane était arrangée à ce dîner. Mais si le
luxe (ce qui précisément le rendait inaccessible aux Courvoisier) ne
naît pas de la richesse, mais de la prodigalité, encore la seconde
dure-t-elle plus longtemps si elle est enfin soutenue par la première,
laquelle lui permet alors de jeter tous ses feux. Or, étant donné les
principes affichés ouvertement non seulement par Oriane, mais par Mme de
Villeparisis, à savoir que la noblesse ne compte pas, qu'il est ridicule
de se préoccuper du rang, que la fortune ne fait pas le bonheur, que
seuls l'intelligence, le coeur, le talent ont de l'importance, les
Courvoisier pouvaient espérer qu'en vertu de cette éducation qu'elle
avait reçue de la marquise, Oriane épouserait quelqu'un qui ne serait
pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un libre
penseur, qu'elle entrerait définitivement dans la catégorie de ce que
les Courvoisier appelaient «les dévoyés». Ils pouvaient d'autant plus
l'espérer que, Mme de Villeparisis traversant en ce moment au point de
vue social une crise difficile (aucune des rares personnes brillantes
que je rencontrai chez elle ne lui étaient encore revenues), elle
affichait une horreur profonde à l'égard de la société qui la tenait à
l'écart. Même quand elle parlait de son neveu le prince de Guermantes
qu'elle voyait, elle n'avait pas assez de railleries pour lui parce
qu'il était féru de sa naissance. Mais au moment même où il s'était agi
de trouver un mari à Oriane, ce n'étaient plus les principes affichés
par la tante et la nièce qui avaient mené l'affaire; ç'avait été le
mystérieux «Génie de la famille». Aussi infailliblement que si Mme de
Villeparisis et Oriane n'eussent jamais parlé que titres de rente et
généalogies au lieu de mérite littéraire et de qualités du coeur, et
comme si la marquise, pour quelques jours avait été--comme elle serait
plus tard--morte, et en bière, dans l'église de Combray, où chaque
membre de la famille n'était plus qu'un Guermantes, avec une privation
d'individualité et de prénoms qu'attestait sur les grandes tentures
noires le seul G. . . de pourpre, surmonté de la couronne ducale, c'était
sur l'homme le plus riche et le mieux né, sur le plus grand parti du
faubourg Saint-Germain, sur le fils aîné du duc de Guermantes, le prince
des Laumes, que le Génie de la famille avait porté le choix de
l'intellectuelle, de la frondeuse, de l'évangélique Mme de Villeparisis.
Et pendant deux heures, le jour du mariage, Mme de Villeparisis eut
chez elle toutes les nobles personnes dont elle se moquait, dont elle se
moqua même avec les quelques bourgeois intimes qu'elle avait conviés et
auxquels le prince des Laumes mit alors des cartes avant de «couper le
câble» dès l'année suivante. Pour mettre le comble au malheur des
Courvoisier, les maximes qui font de l'intelligence et du talent les
seules supériorités sociales recommencèrent à se débiter chez la
princesse des Laumes, aussitôt après le mariage. Et à cet égard, soit
dit en passant, le point de vue que défendait Saint-Loup quand il vivait
avec Rachel, fréquentait les amis de Rachel, aurait voulu épouser
Rachel, comportait--quelque horreur qu'il inspirât dans la
famille--moins de mensonge que celui des demoiselles Guermantes en
général, prônant l'intelligence, n'admettant presque pas qu'on mît en
doute l'égalité des hommes, alors que tout cela aboutissait à point
nommé au même résultat que si elles eussent professé des maximes
contraires, c'est-à-dire à épouser un duc richissime. Saint-Loup
agissait, au contraire, conformément à ses théories, ce qui faisait dire
qu'il était dans une mauvaise voie. Certes, du point de vue moral,
Rachel était en effet peu satisfaisante. Mais il n'est pas certain que
si une personne ne valait pas mieux, mais eût été duchesse ou eût
possédé beaucoup de millions, Mme de Marsantes n'eût pas été favorable
au mariage.
Or, pour en revenir à Mme des Laumes (bientôt après duchesse de
Guermantes par la mort de son beau-père) ce fut un surcroît de malheur
infligé aux Courvoisier que les théories de la jeune princesse, en
restant ainsi dans son langage, n'eussent dirigé en rien sa conduite;
car ainsi cette philosophie (si l'on peut ainsi dire) ne nuisit
nullement à l'élégance aristocratique du salon Guermantes. Sans doute
toutes les personnes que Mme de Guermantes ne recevait pas se figuraient
que c'était parce qu'elles n'étaient pas assez intelligentes, et telle
riche Américaine qui n'avait jamais possédé d'autre livre qu'un petit
exemplaire ancien, et jamais ouvert, des poésies de Parny, posé, parce
qu'il était «du temps», sur un meuble de son petit salon, montrait quel
cas elle faisait des qualités de l'esprit par les regards dévorants
qu'elle attachait sur la duchesse de Guermantes quand celle-ci entrait à
l'Opéra. Sans doute aussi Mme de Guermantes était sincère quand elle
élisait une personne à cause de son intelligence. Quand elle disait
d'une femme, il paraît qu'elle est «charmante», ou d'un homme qu'il
était tout ce qu'il y a de plus intelligent, elle ne croyait pas avoir
d'autres raisons de consentir à les recevoir que ce charme ou cette
intelligence, le génie des Guermantes n'intervenant pas à cette dernière
minute: plus profond, situé à l'entrée obscure de la région où les
Guermantes jugeaient, ce génie vigilant empêchait les Guermantes de
trouver l'homme intelligent ou de trouver la femme charmante s'ils
n'avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. L'homme était
déclaré savant, mais comme un dictionnaire, ou au contraire commun avec
un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible, ou
parlait trop. Quant aux gens qui n'avaient pas de situation, quelle
horreur, c'étaient des snobs. M. de Bréauté, dont le château était tout
voisin de Guermantes, ne fréquentait que des altesses. Mais il se
moquait d'elles et ne rêvait que vivre dans les musées. Aussi Mme de
Guermantes était-elle indignée quand on traitait M. de Bréauté de snob.
«Snob, Babal! Mais vous êtes fou, mon pauvre ami, c'est tout le
contraire, il déteste les gens brillants, on ne peut pas lui faire faire
une connaissance. Même chez moi! si je l'invite avec quelqu'un de
nouveau, il ne vient qu'en gémissant. » Ce n'est pas que, même en
pratique, les Guermantes ne fissent pas de l'intelligence un tout autre
cas que les Courvoisier. D'une façon positive cette différence entre les
Guermantes et les Courvoisier donnait déjà d'assez beaux fruits. Ainsi
la duchesse de Guermantes, du reste enveloppée d'un mystère devant
lequel rêvaient de loin tant de poètes, avait donné cette fête dont nous
avons déjà parlé, où le roi d'Angleterre s'était plu mieux que nulle
part ailleurs, car elle avait eu l'idée, qui ne serait jamais venue à
l'esprit, et la hardiesse, qui eût fait reculer le courage de tous les
Courvoisier, d'inviter, en dehors des personnalités que nous avons
citées, le musicien Gaston Lemaire et l'auteur dramatique Grandmougin.
Mais c'est surtout au point de vue négatif que l'intellectualité se
faisait sentir. Si le coefficient nécessaire d'intelligence et de
charme allait en s'abaissant au fur et à mesure que s'élevait le rang de
la personne qui désirait être invitée chez la princesse de Guermantes,
jusqu'à approcher de zéro quand il s'agissait des principales têtes
couronnées, en revanche plus on descendait au-dessous de ce niveau
royal, plus le coefficient s'élevait. Par exemple, chez la princesse de
Parme, il y avait une quantité de personnes que l'Altesse recevait parce
qu'elle les avait connues enfant, ou parce qu'elles étaient alliées à
telle duchesse, ou attachées à la personne de tel souverain, ces
personnes fussent-elles laides, d'ailleurs, ennuyeuses ou sottes; or,
pour un Courvoisier la raison «aimé de la princesse de Parme», «soeur de
mère avec la duchesse d'Arpajon», «passant tous les ans trois mois chez
la reine d'Espagne», aurait suffi à leur faire inviter de telles gens,
mais Mme de Guermantes, qui recevait poliment leur salut depuis dix ans
chez la princesse de Parme, ne leur avait jamais laissé passer son
seuil, estimant qu'il en est d'un salon au sens social du mot comme au
sens matériel où il suffit de meubles qu'on ne trouve pas jolis, mais
qu'on laisse comme remplissage et preuve de richesse, pour le rendre
affreux. Un tel salon ressemble à un ouvrage où on ne sait pas
s'abstenir des phrases qui démontrent du savoir, du brillant, de la
facilité. Comme un livre, comme une maison, la qualité d'un «salon»,
pensait avec raison Mme de Guermantes, a pour pierre angulaire le
sacrifice.
Beaucoup des amies de la princesse de Parme et avec qui la duchesse de
Guermantes se contentait depuis des années du même bonjour convenable,
ou de leur rendre des cartes, sans jamais les inviter, ni aller à leurs
fêtes, s'en plaignaient discrètement à l'Altesse, laquelle, les jours où
M. de Guermantes venait seul la voir, lui en touchait un mot. Mais le
rusé seigneur, mauvais mari pour la duchesse en tant qu'il avait des
maîtresses, mais compère à toute épreuve en ce qui touchait le bon
fonctionnement de son salon (et l'esprit d'Oriane, qui en était
l'attrait principal), répondait: «Mais est-ce que ma femme la connaît?
Ah! alors, en effet, elle aurait dû. Mais je vais dire la vérité à
Madame, Oriane au fond n'aime pas la conversation des femmes. Elle est
entourée d'une cour d'esprits supérieurs--moi je ne suis pas son mari,
je ne suis que son premier valet de chambre. Sauf un tout petit nombre
qui sont, elles, très spirituelles, les femmes l'ennuient. Voyons,
Madame, votre Altesse, qui a tant de finesse, ne me dira pas que la
marquise de Souvré ait de l'esprit. Oui, je comprends bien, la princesse
la reçoit par bonté. Et puis elle la connaît. Vous dites qu'Oriane l'a
vue, c'est possible, mais très peu je vous assure. Et puis je vais dire
à la princesse, il y a aussi un peu de ma faute. Ma femme est très
fatiguée, et elle aime tant être aimable que, si je la laissais faire,
ce serait des visites à n'en plus finir. Pas plus tard qu'hier soir,
elle avait de la température, elle avait peur de faire de la peine à la
duchesse de Bourbon en n'allant pas chez elle. J'ai dû montrer les
dents, j'ai défendu qu'on attelât. Tenez, savez-vous, Madame, j'ai bien
envie de ne pas même dire à Oriane que vous m'avez parlé de Mme de
Souvré. Oriane aime tant votre Altesse qu'elle ira aussitôt inviter Mme
de Souvré, ce sera une visite de plus, cela nous forcera à entrer en
relations avec la soeur dont je connais très bien le mari. Je crois que
je ne dirai rien du tout à Oriane, si la princesse m'y autorise. Nous
lui éviterons comme cela beaucoup de fatigue et d'agitation. Et je vous
assure que cela ne privera pas Mme de Souvré. Elle va partout, dans les
endroits les plus brillants. Nous, nous ne recevons même pas, de petits
dîners de rien, Mme de Souvré s'ennuierait à périr. » La princesse de
Parme, naïvement persuadée que le duc de Guermantes ne transmettrait pas
sa demande à la duchesse et désolée de n'avoir pu obtenir l'invitation
que désirait Mme de Souvré, était d'autant plus flattée d'être une des
habituées d'un salon si peu accessible. Sans doute cette satisfaction
n'allait pas sans ennuis. Ainsi chaque fois que la princesse de Parme
invitait Mme de Guermantes, elle avait à se mettre l'esprit à la torture
pour n'avoir personne qui pût déplaire à la duchesse et l'empêcher de
revenir.
Les jours habituels (après le dîner où elle avait toujours de très bonne
heure, ayant gardé les habitudes anciennes, quelques convives), le
salon de la princesse de Parme était ouvert aux habitués, et d'une façon
générale à toute la grande aristocratie française et étrangère. La
réception consistait en ceci qu'au sortir de la salle à manger, la
princesse s'asseyait sur un canapé devant une grande table ronde,
causait avec deux des femmes les plus importantes qui avaient dîné, ou
bien jetait les yeux sur un «magazine», jouait aux cartes (ou feignait
d'y jouer, suivant une habitude de cour allemande), soit en faisant une
patience, soit en prenant pour partenaire vrai ou supposé un personnage
marquant. Vers neuf heures la porte du grand salon ne cessant plus de
s'ouvrir à deux battants, de se refermer, de se rouvrir de nouveau, pour
laisser passage aux visiteurs qui avaient dîné quatre à quatre (ou s'ils
dînaient en ville escamotaient le café en disant qu'ils allaient
revenir, comptant en effet «entrer par une porte et sortir par l'autre»)
pour se plier aux heures de la princesse. Celle-ci cependant, attentive
à son jeu ou à la causerie, faisait semblant de ne pas voir les
arrivantes et ce n'est qu'au moment où elles étaient à deux pas d'elle,
qu'elle se levait gracieusement en souriant avec bonté pour les femmes.
Celles-ci cependant faisaient devant l'Altesse debout une révérence qui
allait jusqu'à la génuflexion, de manière à mettre leurs lèvres à la
hauteur de la belle main qui pendait très bas et à la baiser. Mais à ce
moment la princesse, de même que si elle eût chaque fois été surprise
par un protocole qu'elle connaissait pourtant très bien, relevait
l'agenouillée comme de vive force avec une grâce et une douceur sans
égales, et l'embrassait sur les joues. Grâce et douceur qui avaient pour
condition, dira-t-on, l'humilité avec laquelle l'arrivante pliait le
genou. Sans doute, et il semble que dans une société égalitaire la
politesse disparaîtrait, non, comme on croit, par le défaut de
l'éducation, mais parce que, chez les uns disparaîtrait la déférence due
au prestige qui doit être imaginaire pour être efficace, et surtout chez
les autres l'amabilité qu'on prodigue et qu'on affine quand on sent
qu'elle a pour celui qui la reçoit un prix infini, lequel dans un monde
fondé sur l'égalité tomberait subitement à rien, comme tout ce qui
n'avait qu'une valeur fiduciaire. Mais cette disparition de la
politesse dans une société nouvelle n'est pas certaine et nous sommes
quelquefois trop disposés à croire que les conditions actuelles d'un
état de choses en sont les seules possibles. De très bons esprits ont
cru qu'une république ne pourrait avoir de diplomatie et d'alliances, et
que la classe paysanne ne supporterait pas la séparation de l'Église et
de l'État. Après tout, la politesse dans une société égalitaire ne
serait pas un miracle plus grand que le succès des chemins de fer et
l'utilisation militaire de l'aéroplane. Puis, si même la politesse
disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une
société ne serait-elle pas secrètement hiérarchisée au fur et à mesure
qu'elle serait en fait plus démocratique? C'est fort possible. Le
pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu'ils n'ont plus
ni États, ni armée; les cathédrales exerçaient un prestige bien moins
grand sur un dévot du XVIIe siècle que sur un athée du XXe, et si la
princesse de Parme avait été souveraine d'un État, sans doute eussé-je
eu l'idée d'en parler à peu près autant que d'un président de la
république, c'est-à-dire pas du tout.
Une fois l'impétrante relevée et embrassée par la princesse, celle-ci se
rasseyait, se remettait à sa patience non sans avoir, si la nouvelle
venue était d'importance, causé un moment avec elle en la faisant
asseoir sur un fauteuil.
Quand le salon devenait trop plein, la dame d'honneur chargée du service
d'ordre donnait de l'espace en guidant les habitués dans un immense hall
sur lequel donnait le salon et qui était rempli de portraits, de
curiosités relatives à la maison de Bourbon. Les convives habituels de
la princesse jouaient alors volontiers le rôle de cicérone et disaient
des choses intéressantes, que n'avaient pas la patience d'écouter les
jeunes gens, plus attentifs à regarder les Altesses vivantes (et au
besoin à se faire présenter à elles par la dame d'honneur et les filles
d'honneur) qu'à considérer les reliques des souveraines mortes. Trop
occupés des connaissances qu'ils pourraient faire et des invitations
qu'ils pêcheraient peut-être, ils ne savaient absolument rien, même
après des années, de ce qu'il y avait dans ce précieux musée des
archives de la monarchie, et se rappelaient seulement confusément qu'il
était orné de cactus et de palmiers géants qui faisaient ressembler ce
centre des élégances au Palmarium du Jardin d'Acclimatation.
Sans doute la duchesse de Guermantes, par mortification, venait parfois
faire, ces soirs-là, une visite de digestion à la princesse, qui la
gardait tout le temps à côté d'elle, tout en badinant avec le duc. Mais
quand la duchesse venait dîner, la princesse se gardait bien d'avoir ses
habitués et fermait sa porte en sortant de table, de peur que des
visiteurs trop peu choisis déplussent à l'exigeante duchesse. Ces
soirs-là, si des fidèles non prévenus se présentaient à la porte de
l'Altesse, le concierge répondait: «Son Altesse Royale ne reçoit pas ce
soir», et on repartait. D'avance, d'ailleurs, beaucoup d'amis de la
princesse savaient que, à cette date-là, ils ne seraient pas invités.
C'était une série particulière, une série fermée à tant de ceux qui
eussent souhaité d'y être compris. Les exclus pouvaient, avec une
quasi-certitude, nommer les élus, et se disaient entre eux d'un ton
piqué: «Vous savez bien qu'Oriane de Guermantes ne se déplace jamais
sans tout son état-major. » A l'aide de celui-ci, la princesse de Parme
cherchait à entourer la duchesse comme d'une muraille protectrice contre
les personnes desquelles le succès auprès d'elle serait plus douteux.
Mais à plusieurs des amis préférés de la duchesse, à plusieurs membres
de ce brillant «état-major», la princesse de Parme était gênée de faire
des amabilités, vu qu'ils en avaient fort peu pour elle. Sans doute la
princesse de Parme admettait fort bien qu'on pût se plaire davantage
dans la société de Mme de Guermantes que dans la sienne propre. Elle
était bien obligée de constater qu'on s'écrasait aux «jours» de la
duchesse et qu'elle-même y rencontrait souvent trois ou quatre altesses
qui se contentaient de mettre leur carte chez elle.
sentir ce qu'il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet
agrégat de raisonnements que nous appelons vision.
Les gens qui détestaient ces «horreurs» s'étonnaient qu'Elstir admirât
Chardin, Perroneau, tant de peintres qu'eux, les gens du monde,
aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu'Elstir avait pour son compte
refait devant le réel (avec l'indice particulier de son goût pour
certaines recherches) le même effort qu'un Chardin ou un Perroneau, et
qu'en conséquence, quand il cessait de travailler pour lui-même, il
admirait en eux des tentatives du même genre, des sortes de fragments
anticipés d'oeuvres de lui. Mais les gens du monde n'ajoutaient pas par
la pensée à l'oeuvre d'Elstir cette perspective du Temps qui leur
permettait d'aimer ou tout au moins de regarder sans gêne la peinture de
Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu'au cours de leur
vie ils avaient vu, au fur et à mesure que les années les en
éloignaient, la distance infranchissable entre ce qu'ils jugeaient un
chef-d'oeuvre d'Ingres et ce qu'ils croyaient devoir rester à jamais une
horreur (par exemple l'_Olympia_ de Manet) diminuer jusqu'à ce que les
deux toiles eussent l'air jumelles. Mais on ne profite d'aucune leçon
parce qu'on ne sait pas descendre jusqu'au général et qu'on se figure
toujours se trouver en présence d'une expérience qui n'a pas de
précédents dans le passé.
Je fus émus de retrouver dans deux tableaux (plus réalistes, ceux-là, et
d'une manière antérieure) un même monsieur, une fois en frac dans son
salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une
fête populaire au bord de l'eau où il n'avait évidemment que faire, et
qui prouvait que pour Elstir il n'était pas seulement un modèle
habituel, mais un ami, peut-être un protecteur, qu'il aimait, comme
autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires--et parfaitement
ressemblants--de Venise, à faire figurer dans ses peintures; de même
encore que Beethoven trouvait du plaisir à inscrire en tête d'une oeuvre
préférée le nom chéri de l'archiduc Rodolphe. Cette fête au bord de
l'eau avait quelque chose d'enchanteur. La rivière, les robes des
femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des
autres voisinaient parmi ce carré de peinture qu'Elstir avait découpé
dans une merveilleuse après-midi. Ce qui ravissait dans la robe d'une
femme cessant un moment de danser, à cause de la chaleur et de
l'essoufflement, était chatoyant aussi, et de la même manière, dans la
toile d'une voile arrêtée, dans l'eau du petit port, dans le ponton de
bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux
que j'avais vus à Balbec, l'hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis
que la cathédrale elle-même, semblait, plus hardi qu'Elstir théoricien,
qu'Elstir homme de goût et amoureux du moyen âge, chanter: «Il n'y a pas
de gothique, il n'y a pas de chef-d'oeuvre, l'hôpital sans style vaut le
glorieux portail», de même j'entendais: «La dame un peu vulgaire qu'un
dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau
poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi,
sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n'y a pas
de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en
elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet, tout le prix est dans
les regards du peintre. » Or celui-ci avait su immortellement arrêter le
mouvement des heures à cet instant lumineux où la dame avait eu chaud et
avait cessé de danser, où l'arbre était cerné d'un pourtour d'ombre, où
les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or. Mais justement parce
que l'instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixée
donnait l'impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait
bientôt s'en retourner, les bateaux disparaître, l'ombre changer de
place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les
instants, montrés à la fois par tant de lumières qui y voisinent
ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout
autre il est vrai, de ce qu'est l'instant, dans quelques aquarelles à
sujets mythologiques, datant des débuts d'Elstir et dont était aussi
orné ce salon. Les gens du monde «avancés» allaient «jusqu'à» cette
manière-là, mais pas plus loin. Ce n'était certes pas ce qu'Elstir avait
fait de mieux, mais déjà la sincérité avec laquelle le sujet avait été
pensé ôtait sa froideur. C'est ainsi que, par exemple, les Muses étaient
représentées comme le seraient des êtres appartenant à une espèce
fossile mais qu'il n'eût pas été rare, aux temps mythologiques, de voir
passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier
montagneux. Quelquefois un poète, d'une race ayant aussi une
individualité particulière pour un zoologiste (caractérisée par une
certaine insexualité), se promenait avec une Muse, comme, dans la
nature, des créatures d'espèces différentes mais amies et qui vont de
compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poète épuisé d'une
longue course en montagne, qu'un Centaure, qu'il a rencontré, touché de
sa fatigue, prend sur son dos et ramène. Dans plus d'une autre,
l'immense paysage (où la scène mythique, les héros fabuleux tiennent une
place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets à la mer,
avec une exactitude qui donne plus que l'heure, jusqu'à la minute qu'il
est, grâce au degré précis du déclin du soleil, à la fidélité fugitive
des ombres. Par là l'artiste donne, en l'instantanéisant, une sorte de
réalité historique vécue au symbole de la fable, le peint, et le relate
au passé défini.
Pendant que je regardais les peintures d'Elstir, les coups de sonnette
des invités qui arrivaient avaient tinté, ininterrompus, et m'avaient
bercé doucement. Mais le silence qui leur succéda et qui durait déjà
depuis très longtemps finit--moins rapidement il est vrai--par
m'éveiller de ma rêverie, comme celui qui succède à la musique de Lindor
tire Bartholo de son sommeil. J'eus peur qu'on m'eût oublié, qu'on fût à
table et j'allai rapidement vers le salon. A la porte du cabinet des
Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudré, je ne
sais, l'air d'un ministre espagnol, mais me témoignant du même respect
qu'il eût mis aux pieds d'un roi. Je sentis à son air qu'il m'eût
attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que j'avais
apporté au dîner, alors surtout que j'avais promis d'être à onze heures
chez M. de Charlus.
Le ministre espagnol (non sans que je rencontrasse, en route, le valet
de pied persécuté par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand
je lui demandai des nouvelles de sa fiancée, me dit que justement demain
était le jour de sortie d'elle et de lui, qu'il pourrait passer toute la
journée avec elle, et célébra la bonté de Madame la duchesse) me
conduisit au salon où je craignais de trouver M. de Guermantes de
mauvaise humeur. Il m'accueillit au contraire avec une joie évidemment
en partie factice et dictée par la politesse, mais par ailleurs sincère,
inspirée et par son estomac qu'un tel retard avait affamé, et par la
conscience d'une impatience pareille chez tous ses invités lesquels
remplissaient complètement le salon. Je sus, en effet, plus tard, qu'on
m'avait attendu près de trois quarts d'heure. Le duc de Guermantes pensa
sans doute que prolonger le supplice général de deux minutes ne
l'aggraverait pas, et que la politesse l'ayant poussé à reculer si
longtemps le moment de se mettre à table, cette politesse serait plus
complète si en ne faisant pas servir immédiatement il réussissait à me
persuader que je n'étais pas en retard et qu'on n'avait pas attendu pour
moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le
dîner et si certains invités n'étaient pas encore là, comment je
trouvais les Elstir. Mais en même temps et sans laisser apercevoir ses
tiraillements d'estomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de
concert avec la duchesse il procédait aux présentations. Alors seulement
je m'aperçus que venait de se produire autour de moi, de moi qui jusqu'à
ce jour--sauf le stage dans le salon de Mme Swann--avais été habitué
chez ma mère, à Combray et à Paris, aux façons ou protectrices ou sur la
défensive de bourgeoises rechignées qui me traitaient en enfant, un
changement de décor comparable à celui qui introduit tout à coup
Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui m'entouraient,
entièrement décolletées (leur chair apparaissait des deux côtés d'une
sinueuse branche de mimosa ou sous les larges pétales d'une rose), ne me
dirent bonjour qu'en coulant vers moi de longs regards caressants comme
si la timidité seule les eût empêchées de m'embrasser. Beaucoup n'en
étaient pas moins fort honnêtes au point de vue des moeurs; beaucoup, non
toutes, car les plus vertueuses n'avaient pas pour celles qui étaient
légères cette répulsion qu'eût éprouvée ma mère. Les caprices de la
conduite, niés par de saintes amies, malgré l'évidence, semblaient, dans
le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations qu'on
avait su conserver. On feignait d'ignorer que le corps d'une maîtresse
de maison était manié par qui voulait, pourvu que le «salon» fût demeuré
intact. Comme le duc se gênait fort peu avec ses invités (de qui et à
qui il n'avait plus dès longtemps rien à apprendre), mais beaucoup avec
moi dont le genre de supériorité, lui étant inconnu, lui causait un peu
le même genre de respect qu'aux grands seigneurs de la cour de Louis XIV
les ministres bourgeois, il considérait évidemment que le fait de ne pas
connaître ses convives n'avait aucune importance, sinon pour eux, du
moins pour moi, et, tandis que je me préoccupais à cause de lui de
l'effet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui qu'ils
feraient sur moi.
Tout d'abord, d'ailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au
moment même, en effet, où j'étais entré dans le salon, M. de Guermantes,
sans même me laisser le temps de dire bonjour à la duchesse, m'avait
mené, comme pour faire une bonne surprise à cette personne à laquelle il
semblait dire: «Voici votre ami, vous voyez je vous l'amène par la peau
du cou», vers une dame assez petite. Or, bien avant que, poussé par le
duc, je fusse arrivé devant elle, cette dame n'avait cessé de m'adresser
avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous
adressons à une vieille connaissance qui peut-être ne nous reconnaît
pas. Comme c'était justement mon cas et que je ne parvenais pas à me
rappeler qui elle était, je détournais la tête tout en m'avançant de
façon à ne pas avoir à répondre jusqu'à ce que la présentation m'eût
tiré d'embarras. Pendant ce temps, la dame continuait à tenir en
équilibre instable son sourire destiné à moi. Elle avait l'air d'être
pressée de s'en débarrasser et que je dise enfin: «Ah! madame, je crois
bien! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouvés! » J'étais
aussi impatient de savoir son nom qu'elle d'avoir vu que je la saluais
enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indéfiniment
prolongé, comme un sol dièse, pouvait enfin cesser. Mais M. de
Guermantes s'y prit si mal, au moins à mon avis, qu'il me sembla qu'il
n'avait nommé que moi et que j'ignorais toujours qui était la
pseudo-inconnue, laquelle n'eut pas le bon esprit de se nommer tant les
raisons de notre intimité, obscures pour moi, lui paraissaient claires.
En effet, dès que je fus auprès d'elle elle ne me tendit pas sa main,
mais prit familièrement la mienne et me parla sur le même ton que si
j'eusse été aussi au courant qu'elle des bons souvenirs à quoi elle se
reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris être
son fils, allait regretter de n'avoir pu venir. Je cherchai parmi mes
anciens camarades lequel s'appelait Albert, je ne trouvai que Bloch,
mais ce ne pouvait être Mme Bloch mère que j'avais devant moi puisque
celle-ci était morte depuis de longues années. Je m'efforçais vainement
à deviner le passé commun à elle et à moi auquel elle se reportait en
pensée. Mais je ne l'apercevais pas mieux, à travers le jais
translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que
le sourire, qu'on ne distingue un paysage situé derrière une vitre noire
même enflammée de soleil. Elle me demanda si mon père ne se fatiguait
pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au théâtre avec Albert, si
j'étais moins souffrant, et comme mes réponses, titubant dans
l'obscurité mentale où je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour
dire que je n'étais pas bien ce soir, elle avança elle-même une chaise
pour moi en faisant mille frais auxquels ne m'avaient jamais habitué les
autres amis de mes parents. Enfin le mot de l'énigme me fut donné par le
duc: «Elle vous trouve charmant», murmura-t-il à mon oreille, laquelle
fut frappée comme si ces mots ne lui étaient pas inconnus. C'étaient
ceux que Mme de Villeparisis nous avait dits, à ma grand'mère et à moi,
quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg.
Alors je compris tout, la dame présente n'avait rien de commun avec Mme
de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai
l'espèce de la bête. C'était une Altesse. Elle ne connaissait nullement
ma famille ni moi-même, mais issue de la race la plus noble et possédant
la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle
avait épousé un cousin également princier, elle désirait, dans sa
gratitude au Créateur, témoigner au prochain, de si pauvre ou de si
humble extraction fût-il, qu'elle ne le méprisait pas. A vrai dire, les
sourires auraient pu me le faire deviner, j'avais vu la princesse de
Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en
donner à ma grand'mère, comme à une biche du Jardin d'acclimatation.
Mais ce n'était encore que la seconde princesse du sang à qui j'étais
présenté, et j'étais excusable de ne pas avoir dégagé les traits
généraux de l'amabilité des grands. D'ailleurs eux-mêmes n'avaient-ils
pas pris la peine de m'avertir de ne pas trop compter sur cette
amabilité, puisque la duchesse de Guermantes, qui m'avait fait tant de
bonjours avec la main à l'Opéra-comique, avait eu l'air furieux que je
la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donné un
louis à quelqu'un, pensent qu'avec celui-là ils sont en règle pour
toujours. Quant à M. de Charlus, ses hauts et ses bas étaient encore
plus contrastés. Enfin j'ai connu, on le verra, des altesses et des
majestés d'une autre sorte, reines qui jouent à la reine, et parlent non
selon les habitudes de leurs congénères, mais comme les reines dans
Sardou.
Si M. de Guermantes avait mis tant de hâte à me présenter, c'est que le
fait qu'il y ait dans une réunion quelqu'un d'inconnu à une Altesse
royale est intolérable et ne peut se prolonger une seconde. C'était
cette même hâte que Saint-Loup avait mise à se faire présenter à ma
grand'mère. D'ailleurs, par un reste hérité de la vie des cours qui
s'appelle la politesse mondaine et qui n'est pas superficiel, mais où,
par un retournement du dehors au dedans, c'est la superficie qui devient
essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes
considéraient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez souvent
négligés, au moins par l'un d'eux, de la charité, de la chasteté, de la
pitié et de la justice, celui, plus inflexible, de ne guère parler à la
princesse de Parme qu'à la troisième personne.
A défaut d'être encore jamais de ma vie allé à Parme (ce que je désirais
depuis de lointaines vacances de Pâques), en connaître la princesse,
qui, je le savais, possédait le plus beau palais de cette cité unique où
tout d'ailleurs devait être homogène, isolée qu'elle était du reste du
monde, entre les parois polies, dans l'atmosphère, étouffante comme un
soir d'été sans air sur une place de petite ville italienne, de son nom
compact et trop doux, cela aurait dû substituer tout d'un coup à ce que
je tâchais de me figurer ce qui existait réellement à Parme, en une
sorte d'arrivée fragmentaire et sans avoir bougé; c'était, dans
l'algèbre du voyage à la ville de Giorgione, comme une première équation
à cette inconnue. Mais si j'avais depuis des années--comme un parfumeur
à un bloc uni de matière grasse--fait absorber à ce nom de princesse de
Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dès que je vis la
princesse, que j'aurais été jusque-là convaincu être au moins la
Sanseverina, une seconde opération commença, laquelle ne fut, à vrai
dire, parachevée que quelques mois plus tard, et qui consista, à l'aide
de nouvelles malaxations chimiques, à expulser toute huile essentielle
de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et à y
incorporer à la place l'image d'une petite femme noire, occupée
d'oeuvres, d'une amabilité tellement humble qu'on comprenait tout de
suite dans quel orgueil altier cette amabilité prenait son origine. Du
reste, pareille, à quelques différences près, aux autres grandes dames,
elle était aussi peu stendhalienne que, par exemple, à Paris, dans le
quartier de l'Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au
nom de Parme qu'à toutes les rues avoisinantes, et fait moins penser à
la Chartreuse où meurt Fabrice qu'à la salle des pas perdus de la gare
Saint-Lazare.
Son amabilité tenait à deux causes. L'une, générale, était l'éducation
que cette fille de souverains avait reçue. Sa mère (non seulement alliée
à toutes les familles royales de l'Europe, mais encore--contraste avec
la maison ducale de Parme--plus riche qu'aucune princesse régnante) lui
avait, dès son âge le plus tendre, inculqué les préceptes
orgueilleusement humbles d'un snobisme évangélique; et maintenant chaque
trait du visage de la fille, la courbe de ses épaules, les mouvements de
ses bras semblaient répéter: «Rappelle-toi que si Dieu t'a fait naître
sur les marches d'un trône, tu ne dois pas en profiter pour mépriser
ceux à qui la divine Providence a voulu (qu'elle en soit louée! ) que tu
fusses supérieure par la naissance et par les richesses. Au contraire,
sois bonne pour les petits. Tes aïeux étaient princes de Clèves et de
Juliers dès 647; Dieu a voulu dans sa bonté que tu possédasses presque
toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch
qu'Edmond de Rothschild; ta filiation en ligne directe est établie par
les généalogistes depuis l'an 63 de l'ère chrétienne; tu as pour
belles-soeurs deux impératrices. Aussi n'aie jamais l'air en parlant de
te rappeler de si grands privilèges, non qu'ils soient précaires (car on
ne peut rien changer à l'ancienneté de la race et on aura toujours
besoin de pétrole), mais il est inutile d'enseigner que tu es mieux née
que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout
le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis à tous ceux
que la bonté céleste t'a fait la grâce de placer au-dessous de toi ce
que tu peux leur donner sans déchoir de ton rang, c'est-à-dire des
secours en argent, même des soins d'infirmière, mais bien entendu jamais
d'invitations à tes soirées, ce qui ne leur ferait aucun bien, mais, en
diminuant ton prestige, ôterait de son efficacité à ton action
bienfaisante. »
Aussi, même dans les moments où elle ne pouvait pas faire de bien, la
princesse cherchait à montrer, ou plutôt à faire croire par tous les
signes extérieurs du langage muet, qu'elle ne se croyait pas supérieure
aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun
cette charmante politesse qu'ont avec les inférieurs les gens bien
élevés et à tout moment, pour se rendre utile, poussait sa chaise dans
le but de laisser plus de place, tenait mes gants, m'offrait tous ces
services, indignes des fières bourgeoises, et que rendent bien
volontiers les souveraines, ou, instinctivement et par pli
professionnel, les anciens domestiques.
Déjà, en effet, le duc, qui semblait pressé d'achever les présentations,
m'avait entraîné vers une autre des filles fleurs. En entendant son nom
je lui dis que j'avais passé devant son château, non loin de Balbec.
«Oh! comme j'aurais été heureuse de vous le montrer», dit-elle presque à
voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais d'un ton senti, tout
pénétré du regret de l'occasion manquée d'un plaisir tout spécial, et
elle ajouta avec un regard insinuant: «J'espère que tout n'est pas
perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait intéressé davantage c'eût
été le château de ma tante Brancas; il a été construit par Mansard;
c'est la perle de la province. » Ce n'était pas seulement elle qui eût
été contente de montrer son château, mais sa tante Brancas n'eût pas été
moins ravie de me faire les honneurs du sien, à ce que m'assura cette
dame qui pensait évidemment que, surtout dans un temps où la terre tend
à passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il importe que
les grands maintiennent les hautes traditions de l'hospitalité
seigneuriale, par des paroles qui n'engagent à rien. C'était aussi parce
qu'elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, à dire les
choses qui pouvaient faire le plus de plaisir à l'interlocuteur, à lui
donner la plus haute idée de lui-même, à ce qu'il crût qu'il flattait
ceux à qui il écrivait, qu'il honorait ses hôtes, qu'on brûlait de le
connaître. Vouloir donner aux autres cette idée agréable d'eux-mêmes
existe à vrai dire quelquefois même dans la bourgeoisie elle-même. On y
rencontre cette disposition bienveillante, à titre de qualité
individuelle compensatrice d'un défaut, non pas, hélas, chez les amis
les plus sûrs, mais du moins chez les plus agréables compagnes. Elle
fleurit en tout cas tout isolément. Dans une partie importante de
l'aristocratie, au contraire, ce trait de caractère a cessé d'être
individuel; cultivé par l'éducation, entretenu par l'idée d'une grandeur
propre qui ne peut craindre de s'humilier, qui ne connaît pas de
rivales, sait que par aménité elle peut faire des heureux et se complaît
à en faire, il est devenu le caractère générique d'une classe. Et même
ceux que des défauts personnels trop opposés empêchent de le garder dans
leur coeur en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou leur
gesticulation.
--C'est une très bonne femme, me dit M. de Guermantes de la princesse de
Parme, et qui sait être «grande dame» comme personne.
Pendant que j'étais présenté aux femmes, il y avait un monsieur qui
donnait de nombreux signes d'agitation: c'était le comte Hannibal de
Bréauté-Consalvi. Arrivé tard, il n'avait pas eu le temps de s'informer
des convives et quand j'étais entré au salon, voyant en moi un invité
qui ne faisait pas partie de la société de la duchesse et devait par
conséquent avoir des titres tout à fait extraordinaires pour y pénétrer,
il installa son monocle sous l'arcade cintrée de ses sourcils, pensant
que celui-ci l'aiderait beaucoup à discerner quelle espèce d'homme
j'étais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage précieux des
femmes vraiment supérieures, ce qu'on appelle un «salon», c'est-à-dire
ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilité que venait de
mettre en vue la découverte d'un remède ou la production d'un
chef-d'oeuvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous l'impression
d'avoir appris qu'à la réception pour le roi et la reine d'Angleterre,
la duchesse n'avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes
d'esprit du faubourg se consolaient malaisément de n'avoir pas été
invitées tant elles eussent été délicieusement intéressées d'approcher
ce génie étrange. Mme de Courvoisier prétendait qu'il y avait aussi M.
Ribot, mais c'était une invention destinée à faire croire qu'Oriane
cherchait à faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour comble de
scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du maréchal de
Saxe, s'était présenté au foyer de la Comédie-Française et avait prié
Mlle Reichenberg de venir réciter des vers devant le roi, ce qui avait
eu lieu et constituait un fait sans précédent dans les annales des
raouts. Au souvenir de tant d'imprévu, qu'il approuvait d'ailleurs
pleinement, étant lui-même autant qu'un ornement et, de la même façon
que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une
consécration pour un salon, M. de Bréauté se demandant qui je pouvais
bien être sentait un champ très vaste ouvert à ses investigations. Un
instant le nom de M. Widor passa devant son esprit; mais il jugea que
j'étais bien jeune pour être organiste, et M. Widor trop peu marquant
pour être «reçu». Il lui parut plus vraisemblable de voir tout
simplement en moi le nouvel attaché de la légation de Suède duquel on
lui avait parlé; et il se préparait à me demander des nouvelles du roi
Oscar par qui il avait été à plusieurs reprises fort bien accueilli;
mais quand le duc, pour me présenter, eut dit mon nom à M. de Bréauté,
celui-ci, voyant que ce nom lui était absolument inconnu, ne douta plus
dès lors que, me trouvant là, je ne fusse quelque célébrité. Oriane
décidément n'en faisait pas d'autres et savait l'art d'attirer les
hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien
entendu, sans quoi elle l'eût déclassé. M. de Bréauté commença donc à se
pourlécher les babines et à renifler de ses narines friandes, mis en
appétit non seulement par le bon dîner qu'il était sûr de faire, mais
par le caractère de la réunion que ma présence ne pouvait manquer de
rendre intéressante et qui lui fournirait un sujet de conversation
piquant le lendemain au déjeuner du duc de Chartres. Il n'était pas
encore fixé sur le point de savoir si c'était moi dont on venait
d'expérimenter le sérum contre le cancer ou de mettre en répétition le
prochain lever de rideau au Théâtre-Français, mais grand intellectuel,
grand amateur de «récits de voyages», il ne cessait pas de multiplier
devant moi les révérences, les signes d'intelligence, les sourires
filtrés par son monocle; soit dans l'idée fausse qu'un homme de valeur
l'estimerait davantage s'il parvenait à lui inculquer l'illusion que
pour lui, comte de Bréauté-Consalvi, les privilèges de la pensée
n'étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance; soit
tout simplement par besoin et difficulté d'exprimer sa satisfaction,
dans l'ignorance de la langue qu'il devait me parler, en somme comme
s'il se fût trouvé en présence de quelqu'un des «naturels» d'une terre
inconnue où aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du
profit, il tâcherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et
sans interrompre les démonstrations d'amitié ni pousser comme eux de
grands cris, de troquer des oeufs d'autruche et des épices contre des
verroteries. Après avoir répondu de mon mieux à sa joie, je serrai la
main du duc de Châtellerault que j'avais déjà rencontré chez Mme de
Villeparisis, de laquelle il me dit que c'était une fine mouche. Il
était extrêmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil
busqué, les points où la peau de la joue s'altère, tout ce qui se voit
déjà dans les portraits de cette famille que nous ont laissés le XVIe et
le XVIIe siècle. Mais comme je n'aimais plus la duchesse, sa
réincarnation en un jeune homme était sans attrait pour moi. Je lisais
le crochet que faisait le nez du duc de Châtellerault comme la signature
d'un peintre que j'aurais longtemps étudié, mais qui ne m'intéressait
plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le
malheur de mes phalanges qui n'en sortirent que meurtries, je les
laissai s'engager dans l'étau qu'était une poignée de mains à
l'allemande, accompagnée d'un sourire ironique ou bonhomme du prince de
Faffenheim, l'ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms
propre à ce milieu, on appelait si universellement le prince Von, que
lui-même signait prince Von, ou, quand il écrivait à des intimes, Von.
Encore cette abréviation-là se comprenait-elle à la rigueur, à cause de
la longueur d'un nom composé. On se rendait moins compte des raisons qui
faisaient remplacer Elisabeth tantôt par Lili, tantôt par Bebeth, comme
dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s'explique que des hommes,
cependant assez oisifs et frivoles en général, eussent adopté «Quiou»
pour ne pas perdre, en disant Montesquiou, leur temps. Mais on voit
moins ce qu'ils en gagnaient à prénommer un de leurs cousins Dinand au
lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner
des prénoms les Guermantes procédassent invariablement par la répétition
d'une syllabe. Ainsi deux soeurs, la comtesse de Montpeyroux et la
vicomtesse de Vélude, lesquelles étaient toutes d'une énorme grosseur,
ne s'entendaient jamais appeler, sans s'en fâcher le moins du monde et
sans que personne songeât à en sourire, tant l'habitude était ancienne,
que «Petite» et «Mignonne». Mme de Guermantes, qui adorait Mme de
Montpeyroux, eût, si celle-ci eût été gravement atteinte, demandé avec
des larmes à sa soeur: «On me dit que «Petite» est très mal. » Mme de
l'Éclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entièrement
les oreilles, on ne l'appelait jamais que «ventre affamé». Quelquefois
on se contentait d'ajouter un _a_ au nom ou au prénom du mari pour
désigner la femme. L'homme le plus avare, le plus sordide, le plus
inhumain du faubourg ayant pour prénom Raphaël, sa charmante, sa fleur
sortant aussi du rocher signait toujours Raphaëla; mais ce sont là
seulement simples échantillons de règles innombrables dont nous pourrons
toujours, si l'occasion s'en présente, expliquer quelques-unes. Ensuite
je demandai au duc de me présenter au prince d'Agrigente. «Comment, vous
ne connaissez pas cet excellent Gri-gri», s'écria M. de Guermantes, et
il dit mon nom à M. d'Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent cité
par Françoise, m'était toujours apparu comme une transparente verrerie,
sous laquelle je voyais, frappés au bord de la mer violette par les
rayons obliques d'un soleil d'or, les cubes roses d'une cité antique
dont je ne doutais pas que le prince--de passage à Paris par un bref
miracle--ne fût lui-même, aussi lumineusement sicilien et glorieusement
patiné, le souverain effectif. Hélas, le vulgaire hanneton auquel on me
présenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde
désinvolture qu'il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom
que d'une oeuvre d'art qu'il eût possédée, sans porter sur soi aucun
reflet d'elle, sans peut-être l'avoir jamais regardée. Le prince
d'Agrigente était si entièrement dépourvu de quoi que ce fût de princier
et qui pût faire penser à Agrigente, que c'en était à supposer que son
nom, entièrement distinct de lui, relié par rien à sa personne, avait eu
le pouvoir d'attirer à soit tout ce qu'il aurait pu y avoir de vague
poésie en cet homme comme chez tout autre, et de l'enfermer après cette
opération dans les syllabes enchantées. Si l'opération avait eu lieu,
elle avait été en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome
de charme à retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu'il se
trouvait à la fois le seul homme au monde qui fût prince d'Agrigente et
peut-être l'homme au monde qui l'était le moins. Il était d'ailleurs
fort heureux de l'être, mais comme un banquier est heureux d'avoir de
nombreuses actions d'une mine, sans se soucier d'ailleurs si cette mine
répond au joli nom de mine Ivanhoe et de mine Primerose, ou si elle
s'appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s'achevaient
les présentations si longues à raconter mais qui, commencées dès mon
entrée au salon, n'avaient duré que quelques instants, et que Mme de
Guermantes, d'un ton presque suppliant, me disait: «Je suis sûre que
Basin vous fatigue à vous mener ainsi de l'une à l'autre, nous voulons
que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous
fatiguer pour que vous reveniez souvent», le duc, d'un mouvement assez
gauche et timoré, donna (ce qu'il aurait bien voulu faire depuis une
heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir) le signe qu'on
pouvait servir.
Il faut ajouter qu'un des invités manquait, M. de Grouchy, dont la
femme, née Guermantes, était venue seule de son côté, le mari devant
arriver directement de la chasse où il avait passé la journée. Ce M. de
Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit
faussement que son absence au début de Waterloo avait été la cause
principale de la défaite de Napoléon, était d'une excellente famille,
insuffisante pourtant aux yeux de certains entichés de noblesse. Ainsi
le prince de Guermantes, qui devait être bien des années plus tard moins
difficile pour lui-même, avait-il coutume de dire à ses nièces: «Quel
malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes (la vicomtesse de
Guermantes, mère de Mme de Grouchy) qu'elle n'ait jamais pu marier ses
enfants. --Mais, mon oncle, l'aînée a épousé M. de Grouchy. --Je n'appelle
pas cela un mari! Enfin, on prétend que l'oncle François a demandé la
cadette, cela fera qu'elles ne seront pas toutes restées filles. »
Aussitôt l'ordre de servir donné, dans un vaste déclic giratoire,
multiple et simultané, les portes de la salle à manger s'ouvrirent à
deux battants; un maître d'hôtel qui avait l'air d'un maître des
cérémonies s'inclina devant la princesse de Parme et annonça la
nouvelle: «Madame est servie», d'un ton pareil à celui dont il aurait
dit: «Madame se meurt», mais qui ne jeta aucune tristesse dans
l'assemblée, car ce fut d'un air folâtre, et comme l'été à Robinson, que
les couples s'avancèrent l'un derrière l'autre vers la salle à manger,
se séparant quand ils avaient gagné leur place où des valets de pied
poussaient derrière eux leur chaise; la dernière, Mme de Guermantes
s'avança vers moi, pour que je la conduisisse à table et sans que
j'éprouvasse l'ombre de la timidité que j'aurais pu craindre, car, en
chasseresse à qui une grande adresse musculaire a rendu la grâce facile,
voyant sans doute que je m'étais mis du côté qu'il ne fallait pas, elle
pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur
le mien et le plus naturellement encadré dans un rythme de mouvements
précis et nobles. Je leur obéis avec d'autant plus d'aisance que les
Guermantes n'y attachaient pas plus d'importance qu'au savoir un vrai
savant, chez qui on est moins intimidé que chez un ignorant; d'autres
portes s'ouvrirent par où entra la soupe fumante, comme si le dîner
avait lieu dans un théâtre de pupazzi habilement machiné et où l'arrivée
tardive du jeune invité mettait, sur un signe du maître, tous les
rouages en action.
C'est timide et non majestueusement souverain qu'avait été ce signe du
duc, auquel avait répondu le déclanchement de cette vaste, ingénieuse,
obéissante et fastueuse horlogerie mécanique et humaine. L'indécision du
geste ne nuisit pas pour moi à l'effet du spectacle qui lui était
subordonné. Car je sentais que ce qui l'avait rendu hésitant et
embarrassé était la crainte de me laisser voir qu'on n'attendait que moi
pour dîner et qu'on m'avait attendu longtemps, de même que Mme de
Guermantes avait peur qu'ayant regardé tant de tableaux, on ne me
fatiguât et ne m'empêchât de prendre mes aises en me présentant à jet
continu. De sorte que c'était le manque de grandeur dans le geste qui
dégageait la grandeur véritable. De même que cette indifférence du duc à
son propre luxe, ses égards au contraire pour un hôte, insignifiant en
lui-même mais qu'il voulait honorer. Ce n'est pas que M. de Guermantes
ne fût par certains côtés fort ordinaire, et n'eût même des ridicules
d'homme trop riche, l'orgueil d'un parvenu qu'il n'était pas.
Mais de même qu'un fonctionnaire ou qu'un prêtre voient leur médiocre
talent multiplié à l'infini (comme une vague par toute la mer qui se
presse derrière elle) par ces forces auxquelles ils s'appuient,
l'administration française et l'église catholique, de même M. de
Guermantes était porté par cette autre force, la politesse
aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme
de Guermantes n'eût pas reçu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais
du moment que quelqu'un, comme c'était mon cas, paraissait susceptible
d'être agrégé au milieu Guermantes, cette politesse découvrait des
trésors de simplicité hospitalière plus magnifiques encore s'il est
possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restés là.
Quand il voulait faire plaisir à quelqu'un, M. de Guermantes avait ainsi
pour faire de lui, ce jour-là, le personnage principal, un art qui
savait mettre à profit la circonstance et le lieu. Sans doute à
Guermantes ses «distinctions» et ses «grâces» eussent pris une autre
forme. Il eût fait atteler pour m'emmener faire seul avec lui une
promenade avant dîner. Telles qu'elles étaient, on se sentait touché par
ses façons comme on l'est, en lisant des Mémoires du temps, par celles
de Louis XIV quand il répond avec bonté, d'un air riant et avec une
demi-révérence, à quelqu'un qui vient le solliciter. Encore faut-il,
dans les deux cas, comprendre que cette politesse n'allait pas au delà
de ce que ce mot signifie.
Louis XIV (auquel les entichés de noblesse de son temps reprochent
pourtant son peu de souci de l'étiquette, si bien, dit Saint-Simon,
qu'il n'a été qu'un fort petit roi pour le rang en comparaison de
Philippe de Valois, Charles V, etc. ) fait rédiger les instructions les
plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs
sachent à quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains
cas, devant l'impossibilité d'arriver à une entente, on préfère convenir
que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain
étranger que dehors, en plein air, pour qu'il ne soit pas dit qu'en
entrant dans le château l'un a précédé l'autre; et l'Électeur palatin,
recevant le duc de Chevreuse à dîner, feint, pour ne pas lui laisser la
main, d'être malade et dîne avec lui mais couché, ce qui tranche la
difficulté. M. le Duc évitant les occasions de rendre le service à
Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frère dont il est du reste
tendrement aimé, prend un prétexte pour faire monter son cousin à son
lever et le forcer à lui passer sa chemise. Mais dès qu'il s'agit d'un
sentiment profond, des choses du coeur, le devoir, si inflexible tant
qu'il s'agit de politesse, change entièrement. Quelques heures après la
mort de ce frère, une des personnes qu'il a le plus aimées, quand
Monsieur, selon l'expression du duc de Montfort, est «encore tout
chaud», Louis XIV chante des airs d'opéras, s'étonne que la duchesse de
Bourgogne, laquelle a peine à dissimuler sa douleur, ait l'air si
mélancolique, et voulant que la gaieté recommence aussitôt, pour que les
courtisans se décident à se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne
de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions
mondaines et concentrées, mais dans le langage le plus involontaire,
dans les préoccupations, dans l'emploi du temps de M. de Guermantes, on
retrouvait le même contraste: les Guermantes n'éprouvaient pas plus de
chagrin que les autres mortels, on peut même dire que leur sensibilité
véritable était moindre; en revanche, on voyait tous les jours leur nom
dans les mondanités du _Gaulois_ à cause du nombre prodigieux
d'enterrements où ils eussent trouvé coupable de ne pas se faire
inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons
couvertes de terre, les terrasses que purent connaître Xénophon ou saint
Paul, de même dans les manières de M. de Guermantes, homme attendrissant
de gentillesse et révoltant de dureté, esclave des plus petites
obligations et délié des pactes les plus sacrés, je retrouvais encore
intacte après plus de deux siècles écoulés cette déviation particulière
à la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de
conscience du domaine des affections et de la moralité aux questions de
pure forme.
L'autre raison de l'amabilité que me montra la princesse de Parme était
plus particulière. C'est qu'elle était persuadée d'avance que tout ce
qu'elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, était
d'une qualité supérieure à tout ce qu'elle avait chez elle. Chez toutes
les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme s'il en avait
été ainsi; pour le plat le plus simple, pour les fleurs les plus
ordinaires, elle ne se contentait pas de s'extasier, elle demandait la
permission d'envoyer dès le lendemain chercher la recette ou regarder
l'espèce par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages à gros
appointements, ayant leur voiture à eux et surtout leurs prétentions
professionnelles, et qui se trouvaient fort humiliés de venir s'informer
d'un plat dédaigné ou prendre modèle sur une variété d'oeillets laquelle
n'était pas moitié aussi belle, aussi «panachée» de «chinages», aussi
grande quant aux dimensions des fleurs, que celles qu'ils avaient
obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de
celle-ci, chez tout le monde, cet étonnement devant les moindres choses
était factice et destiné à montrer qu'elle ne tirait pas de la
supériorité de son rang et de ses richesses un orgueil défendu par ses
anciens précepteurs, dissimulé par sa mère et insupportable à Dieu, en
revanche, c'est en toute sincérité qu'elle regardait le salon de la
duchesse de Guermantes comme un lieu privilégié où elle ne pouvait
marcher que de surprises en délices. D'une façon générale d'ailleurs,
mais qui serait bien insuffisante à expliquer cet état d'esprit, les
Guermantes étaient assez différents du reste de la société
aristocratique, ils étaient plus précieux et plus rares. Ils m'avaient
donné au premier aspect l'impression contraire, je les avais trouvés
vulgaires, pareils à tous les hommes et à toutes les femmes, mais parce
que préalablement j'avais vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en
Parme, des noms. Évidemment, dans ce salon, toutes les femmes que
j'avais imaginées comme des statuettes de Saxe ressemblaient tout de
même davantage à la grande majorité des femmes. Mais de même que Balbec
ou Florence, les Guermantes, après avoir déçu l'imagination parce qu'ils
ressemblaient plus à leurs pareils qu'à leur nom, pouvaient ensuite,
quoique à un moindre degré, offrir à l'intelligence certaines
particularités qui les distinguaient. Leur physique même, la couleur
d'un rose spécial, allant quelquefois jusqu'au violet, de leur chair,
une certaine blondeur quasi éclairante des cheveux délicats, même chez
les hommes, massés en touffes dorées et douces, moitié de lichens
pariétaires et de pelage félin (éclat lumineux à quoi correspondait un
certain brillant de l'intelligence, car, si l'on disait le teint et les
cheveux des Guermantes, on disait aussi l'esprit des Guermantes comme
l'esprit des Mortemart--une certaine qualité sociale plus fine dès avant
Louis XIV, et d'autant plus reconnue de tous qu'ils la promulguaient
eux-mêmes), tout cela faisait que, dans la matière même, si précieuse
fût-elle, de la société aristocratique où on les trouvait engainés ça et
là, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles à discerner et à
suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l'onyx, ou
plutôt encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clarté
dont les crins dépeignés courent comme de flexibles rayons dans les
flancs de l'agate-mousse.
Les Guermantes--du moins ceux qui étaient dignes du nom--n'étaient pas
seulement d'une qualité de chair, de cheveu, de transparent regard,
exquise, mais avaient une manière de se tenir, de marcher, de saluer, de
regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils
étaient aussi différents en tout cela d'un homme du monde quelconque que
celui-ci d'un fermier en blouse.
Et malgré leur amabilité on se disait:
n'ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu'ils le dissimulent, quand ils
nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies
par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l'hirondelle ou
l'inclinaison de la rose, de penser: ils sont d'une autre race que nous
et nous sommes, nous, les princes de la terre? Plus tard je compris que
les Guermantes me croyaient en effet d'une race autre, mais qui excitait
leur envie, parce que je possédais des mérites que j'ignorais et qu'ils
faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore
j'ai senti que cette profession de foi n'était qu'à demi sincère et que
chez eux le dédain ou l'étonnement coexistaient avec l'admiration et
l'envie. La flexibilité physique essentielle aux Guermantes était
double; grâce à l'une, toujours en action, à tout moment, et si par
exemple un Guermantes mâle allait saluer une dame, il obtenait une
silhouette de lui-même, faite de l'équilibre instable de mouvements
asymétriques et nerveusement compensés, une jambe traînant un peu soit
exprès, soit parce qu'ayant été souvent cassée à la chasse elle
imprimait au torse, pour rattraper l'autre jambe, une déviation à
laquelle la remontée d'une épaule faisait contrepoids, pendant que le
monocle s'installait dans l'oeil, haussait un sourcil au même moment où
le toupet des cheveux s'abaissait pour le salut; l'autre flexibilité,
comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde à jamais la
coquille ou le bateau, s'était pour ainsi dire stylisée en une sorte de
mobilité fixée, incurvant le nez busqué qui sous les yeux bleus à fleur
de tête, au-dessus des lèvres trop minces, d'où sortait, chez les
femmes, une voix rauque, rappelait l'origine fabuleuse enseignée au XVIe
siècle par le bon vouloir de généalogistes parasites et hellénisants à
cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu'ils prétendaient
quand ils lui donnaient pour origine la fécondation mythologique d'une
nymphe par un divin Oiseau.
Les Guermantes n'étaient pas moins spéciaux au point de vue intellectuel
qu'au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert (l'époux aux idées
surannées de «Marie Gilbert» et qui faisait asseoir sa femme à gauche
quand ils se promenaient en voiture parce qu'elle était de moins bon
sang, pourtant royal, que lui), mais il était une exception et faisait,
absent, l'objet des railleries de la famille et d'anecdotes toujours
nouvelles, les Guermantes, tout en vivant dans le pur «gratin» de
l'aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les
théories de la duchesse de Guermantes, laquelle à vrai dire à force
d'être Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose
d'autre et de plus agréable, mettaient tellement au-dessus de tout
l'intelligence et étaient en politique si socialistes qu'on se demandait
où dans son hôtel se cachait le génie chargé d'assurer le maintien de la
vie aristocratique, et qui toujours invisible, mais évidemment tapi
tantôt dans l'antichambre, tantôt dans le salon, tantôt dans le cabinet
de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas
aux titres de lui dire «Madame la duchesse», à cette personne qui
n'aimait que la lecture et n'avait point de respect humain, d'aller
dîner chez sa belle-soeur quand sonnaient huit heures et de se
décolleter pour cela.
Le même génie de la famille présentait à Mme de Guermantes la situation
des duchesses, du moins des premières d'entre elles, et comme elle
multimillionnaires, le sacrifice à d'ennuyeux thés-dîners en ville,
raouts, d'heures où elle eût pu lire des choses intéressantes, comme des
nécessités désagréables analogues à la pluie, et que Mme de Guermantes
acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse mais sans aller
jusqu'à rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du
hasard que le maître d'hôtel de Mme de Guermantes dît toujours: «Madame
la duchesse» à cette femme qui ne croyait qu'à l'intelligence, ne
paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n'avait pensé à le prier
de lui dire «Madame» tout simplement. En poussant la bonne volonté
jusqu'à ses extrêmes limites, on eût pu croire que, distraite, elle
entendait seulement «Madame» et que l'appendice verbal qui y était
ajouté n'était pas perçu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle
n'était pas muette. Or, chaque fois qu'elle avait une commission à
donner à son mari, elle disait au maître d'hôtel: «Vous rappellerez à
Monsieur le duc. . . »
Le génie de la famille avait d'ailleurs d'autres occupations, par
exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus
particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement
moraux, et ce n'étaient pas d'habitude les mêmes. Mais les
premiers--même un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu
et était le plus délicieux de tous, ouvert à toutes les idées neuves et
justes--traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la
même façon que Mme de Villeparisis, dans les moments où le génie de la
famille s'exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments
identiques on voyait tout d'un coup les Guermantes prendre un ton
presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et à cause de leur charme plus
grand, plus attendrissant que celui de la marquise pour dire d'une
domestique: «On sent qu'elle a un bon fond, c'est une fille qui n'est
pas commune, elle doit être la fille de gens bien, elle est certainement
restée toujours dans le droit chemin. » A ces moments-là le génie de la
famille se faisait intonation. Mais parfois il était aussi tournure, air
de visage, le même chez la duchesse que chez son grand-père le maréchal,
une sorte d'insaisissable convulsion (pareille à celle du Serpent, génie
carthaginois de la famille Barca), et par quoi j'avais été plusieurs
fois saisi d'un battement de coeur, dans mes promenades matinales, quand,
avant d'avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regardé par elle
du fond d'une petite crémerie. Ce génie était intervenu dans une
circonstance qui avait été loin d'être indifférente non seulement aux
Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et,
quoique d'aussi bon sang que les Guermantes, tout l'opposé d'eux (c'est
même par sa grand'mère Courvoisier que les Guermantes expliquaient le
parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et
noblesse comme si c'était la seule chose qui importât). Non seulement
les Courvoisier n'assignaient pas à l'intelligence le même rang que les
Guermantes, mais ils ne possédaient pas d'elle la même idée. Pour un
Guermantes (fût-il bête), être intelligent, c'était avoir la dent dure,
être capable de dire des méchancetés, d'emporter le morceau, c'était
aussi pouvoir vous tenir tête aussi bien sur la peinture, sur la
musique, sur l'architecture, parler anglais. Les Courvoisier se
faisaient de l'intelligence une idée moins favorable et, pour peu qu'on
ne fût pas de leur monde, être intelligent n'était pas loin de signifier
«avoir probablement assassiné père et mère». Pour eux l'intelligence
était l'espèce de «pince monseigneur» grâce à laquelle des gens qu'on ne
connaissait ni d'Ève ni d'Adam forçaient les portes des salons les plus
respectés, et on savait chez les Courvoisier qu'il finissait toujours
par vous en cuire d'avoir reçu de telles «espèces». Aux insignifiantes
assertions des gens intelligents qui n'étaient pas du monde, les
Courvoisier opposaient une méfiance systématique. Quelqu'un ayant dit
une fois: «Mais Swann est plus jeune que Palamède. --Du moins il vous le
dit; et s'il vous le dit soyez sûr que c'est qu'il y trouve son
intérêt», avait répondu Mme de Gallardon. Bien plus, comme on disait de
deux étrangères très élégantes que les Guermantes recevaient, qu'on
avait fait passer d'abord celle-ci puisqu'elle était l'aînée: «Mais
est-elle même l'aînée? » avait demandé Mme de Gallardon, non pas
positivement comme si ce genre de personnes n'avaient pas d'âge, mais
comme si, vraisemblablement dénuées d'état civil et religieux, de
traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les
petites chattes d'une même corbeille entre lesquelles un vétérinaire
seul pourrait se reconnaître. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes,
maintenaient d'ailleurs en un sens l'intégrité de la noblesse à la fois
grâce à l'étroitesse de leur esprit et à la méchanceté de leur coeur. De
même que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de
quelques autres comme les de Ligne, les La Trémoille, etc. , tout le
reste se confondait dans un vague fretin) étaient insolents avec des
gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, précisément
parce qu'ils ne faisaient pas attention à ces mérites de second ordre
dont s'occupaient énormément les Courvoisier, le manque de ces mérites
leur importait peu. Certaines femmes qui n'avaient pas un rang très
élevé dans leur province mais brillamment mariées, riches, jolies,
aimées des duchesses, étaient pour Paris, où l'on est peu au courant des
«père et mère», un excellent et élégant article d'importation. Il
pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le
canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agrément propre,
reçues chez certaines Guermantes. Mais, à leur égard, l'indignation des
Courvoisier ne désarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six, chez leur
cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n'aimaient pas à
frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et
un thème d'inépuisables déclamations. Dès le moment, par exemple, où la
charmante comtesse G. . . entrait chez les Guermantes, le visage de Mme de
Villebon prenait exactement l'expression qu'il eût dû prendre si elle
avait eu à réciter le vers:
_Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là. _
vers qui lui était du reste inconnu. Cette Courvoisier avait avalé
presque tous les lundis un éclair chargé de crème à quelques pas de la
comtesse G. . . , mais sans résultat. Et Mme de Villebon confessait en
cachette qu'elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes
recevait une femme qui n'était même pas de la deuxième société, à
Châteaudun. «Ce n'est vraiment pas la peine que ma cousine soit si
difficile sur ses relations, c'est à se moquer du monde», concluait Mme
de Villebon avec une autre expression de visage, celle-là souriante et
narquoise dans le désespoir, sur laquelle un petit jeu de devinettes eût
plutôt mis un autre vers que la comtesse ne connaissait naturellement
pas davantage:
_Grâce aux dieux mon malheur passe mon espérance_.
Au reste, anticipons sur les événements en disant que la «persévérance»,
rime d'espérance dans le vers suivant, de Mme de Villebon à snober Mme
G. . . ne fut pas tout à fait inutile. Aux yeux de Mme G. . . elle doua Mme
de Villebon d'un prestige tel, d'ailleurs purement imaginaire, que,
quand la fille de Mme G. . . , qui était la plus jolie et la plus riche des
bals de l'époque, fut à marier, on s'étonna de lui voir refuser tous les
ducs. C'est que sa mère, se souvenant des avanies hebdomadaires qu'elle
avait essuyées rue de Grenelle en souvenir de Châteaudun, ne souhaitait
véritablement qu'un mari pour sa fille: un fils Villebon.
Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient
était dans l'art, infiniment varié d'ailleurs, de marquer les distances.
Les manières des Guermantes n'étaient pas entièrement uniformes chez
tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l'étaient
vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de
cérémonie, à peu près comme si le fait qu'ils vous eussent tendu la main
eût été aussi considérable que s'il s'était agi de vous sacrer
chevalier. Au moment où un Guermantes, n'eût-il que vingt ans, mais
marchant déjà sur les traces de ses aînés, entendait votre nom prononcé
par le présentateur, il laissait tomber sur vous, comme s'il n'était
nullement décidé à vous dire bonjour, un regard généralement bleu,
toujours de la froideur d'un acier qu'il semblait prêt à vous plonger
dans les plus profonds replis du coeur. C'est du reste ce que les
Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de
premier ordre. Ils pensaient de plus accroître par cette inspection
l'amabilité du salut qui allait suivre et qui ne vous serait délivré
qu'à bon escient. Tout ceci se passait à une distance de vous qui,
petite s'il se fût agi d'une passe d'armes, semblait énorme pour une
poignée de main et glaçait dans le deuxième cas comme elle eût fait dans
le premier, de sorte que quand le Guermantes, après une rapide tournée
accomplie dans les dernières cachettes de votre âme et de votre
honorabilité, vous avait jugé digne de vous rencontrer désormais avec
lui, sa main, dirigée vers vous au bout d'un bras tendu dans toute sa
longueur, avait l'air de vous présenter un fleuret pour un combat
singulier, et cette main était en somme placée si loin du Guermantes à
ce moment-là que, quand il inclinait alors la tête, il était difficile
de distinguer si c'était vous ou sa propre main qu'il saluait. Certains
Guermantes n'ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne
pas se répéter sans cesse, exagéraient en recommençant cette cérémonie
chaque fois qu'ils vous rencontraient. Étant donné qu'ils n'avaient plus
à procéder à l'enquête psychologique préalable pour laquelle le «génie
de la famille» leur avait délégué ses pouvoirs dont ils devaient se
rappeler les résultats, l'insistance du regard perforateur précédant la
poignée de main ne pouvait s'expliquer que par l'automatisme qu'avait
acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu'ils pensaient
posséder. Les Courvoisier, dont le physique était différent, avaient
vainement essayé de s'assimiler ce salut scrutateur et s'étaient
rabattus sur la raideur hautaine ou la négligence rapide. En revanche,
c'était aux Courvoisier que certaines très rares Guermantes du sexe
féminin semblaient avoir emprunté le salut des dames. En effet, au
moment où on vous présentait à une de ces Guermantes-là, elle vous
faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, à peu près
selon un angle de quarante-cinq degrés, la tête et le buste, le bas du
corps (qu'elle avait fort haut jusqu'à la ceinture, qui faisait pivot)
restant immobile. Mais à peine avait-elle projeté ainsi vers vous la
partie supérieure de sa personne, qu'elle la rejetait en arrière de la
verticale par un brusque retrait d'une longueur à peu près égale. Le
renversement consécutif neutralisait ce qui vous avait paru être
concédé, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait même pas acquis
comme en matière de duel, les positions primitives étaient gardées.
Cette même annulation de l'amabilité par la reprise des distances (qui
était d'origine Courvoisier et destinée à montrer que les avances faites
dans le premier mouvement n'étaient qu'une feinte d'un instant) se
manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les
Guermantes, dans les lettres qu'on recevait d'elles, au moins pendant
les premiers temps de leur connaissance. Le «corps» de la lettre pouvait
contenir des phrases qu'on n'écrirait, semble-t-il, qu'à un ami, mais
c'est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d'être celui de
la dame, car la lettre commençait par: «monsieur» et finissait par:
«Croyez, monsieur, à mes sentiments distingués. » Dès lors, entre ce
froid début et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le
reste, pouvaient se succéder (si c'était une réponse à une lettre de
condoléance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin que la
Guermantes avait eu à perdre sa soeur, de l'intimité qui existait entre
elles, des beautés du pays où elle villégiaturait, des consolations
qu'elle trouvait dans le charme de ses petits enfants, tout cela n'était
plus qu'une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le
caractère intime n'entraînait pourtant pas plus d'intimité entre vous et
l'épistolière que si celle-ci avait été Pline le Jeune ou Mme de
Simiane.
Il est vrai que certaines Guermantes vous écrivaient dès les premières
fois «mon cher ami», «mon ami», ce n'étaient pas toujours les plus
simples d'entre elles, mais plutôt celles qui, ne vivant qu'au milieu
des rois et, d'autre part, étant «légères», prenaient dans leur orgueil
la certitude que tout ce qui venait d'elles faisait plaisir et dans leur
corruption l'habitude de ne marchander aucune des satisfactions qu'elles
pouvaient offrir. Du reste, comme il suffisait qu'on eût eu une
trisaïeule commune sous Louis XIII pour qu'un jeune Guermantes dit en
parlant de la marquise de Guermantes «la tante Adam», les Guermantes
étaient si nombreux que même pour ces simples rites, celui du salut de
présentation par exemple, il existait bien des variétés. Chaque
sous-groupe un peu raffiné avait le sien, qu'on se transmettait des
parents aux enfants comme une recette de vulnéraire et une manière
particulière de préparer les confitures. C'est ainsi qu'on a vu la
poignée de main de Saint-Loup se déclancher comme malgré lui au moment
où il entendait votre nom, sans participation de regard, sans
adjonction de salut. Tout malheureux roturier qui pour une raison
spéciale--ce qui arrivait du reste assez rarement--était présenté à
quelqu'un du sous-groupe Saint-Loup, se creusait la tête, devant ce
minimum si brusque de bonjour, revêtant volontairement les apparences de
l'inconscience, pour savoir ce que le ou la Guermantes pouvait avoir
contre lui. Et il était bien étonné d'apprendre qu'il ou elle avait jugé
à propos d'écrire tout spécialement au présentateur pour lui dire
combien vous lui aviez plu et qu'il ou elle espérait bien vous revoir.
Aussi particularisés que le geste mécanique de Saint-Loup étaient les
entrechats compliqués et rapides (jugés ridicules par M. de Charlus) du
marquis de Fierbois, les pas graves et mesurés du prince de Guermantes.
Mais il est impossible de décrire ici la richesse de cette chorégraphie
des Guermantes à cause de l'étendue même du corps de ballet.
Pour en revenir à l'antipathie qui animait les Courvoisier contre la
duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation de
la plaindre tant qu'elle fut jeune fille, car elle était alors peu
fortunée. Malheureusement, de tout temps une sorte d'émanation
fuligineuse et _sui generis_ enfouissait, dérobait aux yeux, la richesse
des Courvoisier qui, si grande qu'elle fût, demeurait obscure. Une
Courvoisier fort riche avait beau épouser un gros parti, il arrivait
toujours que le jeune ménage n'avait pas de domicile personnel à Paris,
y «descendait» chez ses beaux-parents, et pour le reste de l'année
vivait en province au milieu d'une société sans mélange mais sans éclat.
Pendant que Saint-Loup, qui n'avait guère plus que des dettes,
éblouissait Doncières par ses attelages, un Courvoisier fort riche n'y
prenait jamais que le tram. Inversement (et d'ailleurs bien des années
auparavant) Mlle de Guermantes (Oriane), qui n'avait pas grand'chose,
faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier réunies
des leurs. Le scandale même de ses propos faisait une espèce de réclame
à sa manière de s'habiller et de se coiffer. Elle avait osé dire au
grand-duc de Russie: «Eh bien! Monseigneur, il paraît que vous voulez
faire assassiner Tolstoï? » dans un dîner auquel on n'avait point convié
les Courvoisier, d'ailleurs peu renseignés sur Tolstoï. Ils ne
l'étaient pas beaucoup plus sur les auteurs grecs, si l'on en juge par
la duchesse de Gallardon douairière (belle-mère de la princesse de
Gallardon, alors encore jeune fille) qui, n'ayant pas été en cinq ans
honorée d'une seule visite d'Oriane, répondit à quelqu'un qui lui
demandait la raison de son absence: «Il paraît qu'elle récite de
l'Aristote (elle voulait dire de l'Aristophane) dans le monde. Je ne
tolère pas ça chez moi! »
On peut imaginer combien cette «sortie» de Mlle de Guermantes sur
Tolstoï, si elle indignait les Courvoisier, émerveillait les Guermantes,
et, par delà, tout ce qui leur tenait non seulement de près, mais de
loin. La comtesse douairière d'Argencourt, née Seineport, qui recevait
un peu tout le monde parce qu'elle était bas bleu et quoique son fils
fût un terrible snob, racontait le mot devant des gens de lettres en
disant: «Oriane de Guermantes qui est fine comme l'ambre, maligne comme
un singe, douée pour tout, qui fait des aquarelles dignes d'un grand
peintre et des vers comme en font peu de grands poètes, et vous savez,
comme famille, c'est tout ce qu'il y a de plus haut, sa grand'mère était
Mlle de Montpensier, et elle est la dix-huitième Oriane de Guermantes
sans une mésalliance, c'est le sang le plus pur, le plus vieux de
France. »
Aussi les faux hommes de lettres, ces demi-intellectuels que recevait
Mme d'Argencourt, se représentant Oriane de Guermantes, qu'ils
n'auraient jamais l'occasion de connaître personnellement, comme quelque
chose de plus merveilleux et de plus extraordinaire que la princesse
Badroul Boudour, non seulement se sentaient prêts à mourir pour elle en
apprenant qu'une personne si noble glorifiait par-dessus tout Tolstoï,
mais sentaient aussi que reprenaient dans leur esprit une nouvelle force
leur propre amour de Tolstoï, leur désir de résistance au tsarisme. Ces
idées libérales avaient pu s'anémier entre eux, ils avaient pu douter de
leur prestige, n'osant plus les confesser, quand soudain de Mlle de
Guermantes elle-même, c'est-à-dire d'une jeune fille si indiscutablement
précieuse et autorisée, portant les cheveux à plat sur le front (ce que
jamais une Courvoisier n'eût consenti à faire) leur venait un tel
secours. Un certain nombre de réalités bonnes ou mauvaises gagnent ainsi
beaucoup à recevoir l'adhésion de personnes qui ont autorité sur nous.
Par exemple chez les Courvoisier, les rites de l'amabilité dans la rue
se composaient d'un certain salut, fort laid et peu aimable en lui-même,
mais dont on savait que c'était la manière distinguée de dire bonjour,
de sorte que tout le monde, effaçant de soi le sourire, le bon accueil,
s'efforçait d'imiter cette froide gymnastique. Mais les Guermantes, en
général, et particulièrement Oriane, tout en connaissant mieux que
personne ces rites, n'hésitaient pas, si elles vous apercevaient d'une
voiture, à vous faire un gentil bonjour de la main, et dans un salon,
laissant les Courvoisier faire leurs saluts empruntés et raides,
esquissaient de charmantes révérences, vous tendaient la main comme à un
camarade en souriant de leurs yeux bleus, de sorte que tout d'un coup,
grâce aux Guermantes, entraient dans la substance du chic, jusque-là un
peu creuse et sèche, tout ce que naturellement on eût aimé et qu'on
s'était efforcé de proscrire, la bienvenue, l'épanchement d'une
amabilité vraie, la spontanéité. C'est de la même manière, mais par une
réhabilitation cette fois peu justifiée, que les personnes qui portent
le plus en elles le goût instinctif de la mauvaise musique et des
mélodies, si banales soient-elles, qui ont quelque chose de caressant et
de facile, arrivent, grâce à la culture symphonique, à mortifier en
elles ce goût. Mais une fois arrivées à ce point, quand, émerveillées
avec raison par l'éblouissant coloris orchestral de Richard Strauss,
elles voient ce musicien accueillir avec une indulgence digne d'Auber les
motifs plus vulgaires, ce que ces personnes aimaient trouve soudain dans
une autorité si haute une justification qui les ravit et elles
s'enchantent sans scrupules et avec une double gratitude, en écoutant
_Salomé_, de ce qui leur était interdit d'aimer dans _Les Diamants de la
Couronne_.
Authentique ou non, l'apostrophe de Mlle de Guermantes au grand-duc,
colportée de maison en maison, était une occasion de raconter avec
quelle élégance excessive Oriane était arrangée à ce dîner. Mais si le
luxe (ce qui précisément le rendait inaccessible aux Courvoisier) ne
naît pas de la richesse, mais de la prodigalité, encore la seconde
dure-t-elle plus longtemps si elle est enfin soutenue par la première,
laquelle lui permet alors de jeter tous ses feux. Or, étant donné les
principes affichés ouvertement non seulement par Oriane, mais par Mme de
Villeparisis, à savoir que la noblesse ne compte pas, qu'il est ridicule
de se préoccuper du rang, que la fortune ne fait pas le bonheur, que
seuls l'intelligence, le coeur, le talent ont de l'importance, les
Courvoisier pouvaient espérer qu'en vertu de cette éducation qu'elle
avait reçue de la marquise, Oriane épouserait quelqu'un qui ne serait
pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un libre
penseur, qu'elle entrerait définitivement dans la catégorie de ce que
les Courvoisier appelaient «les dévoyés». Ils pouvaient d'autant plus
l'espérer que, Mme de Villeparisis traversant en ce moment au point de
vue social une crise difficile (aucune des rares personnes brillantes
que je rencontrai chez elle ne lui étaient encore revenues), elle
affichait une horreur profonde à l'égard de la société qui la tenait à
l'écart. Même quand elle parlait de son neveu le prince de Guermantes
qu'elle voyait, elle n'avait pas assez de railleries pour lui parce
qu'il était féru de sa naissance. Mais au moment même où il s'était agi
de trouver un mari à Oriane, ce n'étaient plus les principes affichés
par la tante et la nièce qui avaient mené l'affaire; ç'avait été le
mystérieux «Génie de la famille». Aussi infailliblement que si Mme de
Villeparisis et Oriane n'eussent jamais parlé que titres de rente et
généalogies au lieu de mérite littéraire et de qualités du coeur, et
comme si la marquise, pour quelques jours avait été--comme elle serait
plus tard--morte, et en bière, dans l'église de Combray, où chaque
membre de la famille n'était plus qu'un Guermantes, avec une privation
d'individualité et de prénoms qu'attestait sur les grandes tentures
noires le seul G. . . de pourpre, surmonté de la couronne ducale, c'était
sur l'homme le plus riche et le mieux né, sur le plus grand parti du
faubourg Saint-Germain, sur le fils aîné du duc de Guermantes, le prince
des Laumes, que le Génie de la famille avait porté le choix de
l'intellectuelle, de la frondeuse, de l'évangélique Mme de Villeparisis.
Et pendant deux heures, le jour du mariage, Mme de Villeparisis eut
chez elle toutes les nobles personnes dont elle se moquait, dont elle se
moqua même avec les quelques bourgeois intimes qu'elle avait conviés et
auxquels le prince des Laumes mit alors des cartes avant de «couper le
câble» dès l'année suivante. Pour mettre le comble au malheur des
Courvoisier, les maximes qui font de l'intelligence et du talent les
seules supériorités sociales recommencèrent à se débiter chez la
princesse des Laumes, aussitôt après le mariage. Et à cet égard, soit
dit en passant, le point de vue que défendait Saint-Loup quand il vivait
avec Rachel, fréquentait les amis de Rachel, aurait voulu épouser
Rachel, comportait--quelque horreur qu'il inspirât dans la
famille--moins de mensonge que celui des demoiselles Guermantes en
général, prônant l'intelligence, n'admettant presque pas qu'on mît en
doute l'égalité des hommes, alors que tout cela aboutissait à point
nommé au même résultat que si elles eussent professé des maximes
contraires, c'est-à-dire à épouser un duc richissime. Saint-Loup
agissait, au contraire, conformément à ses théories, ce qui faisait dire
qu'il était dans une mauvaise voie. Certes, du point de vue moral,
Rachel était en effet peu satisfaisante. Mais il n'est pas certain que
si une personne ne valait pas mieux, mais eût été duchesse ou eût
possédé beaucoup de millions, Mme de Marsantes n'eût pas été favorable
au mariage.
Or, pour en revenir à Mme des Laumes (bientôt après duchesse de
Guermantes par la mort de son beau-père) ce fut un surcroît de malheur
infligé aux Courvoisier que les théories de la jeune princesse, en
restant ainsi dans son langage, n'eussent dirigé en rien sa conduite;
car ainsi cette philosophie (si l'on peut ainsi dire) ne nuisit
nullement à l'élégance aristocratique du salon Guermantes. Sans doute
toutes les personnes que Mme de Guermantes ne recevait pas se figuraient
que c'était parce qu'elles n'étaient pas assez intelligentes, et telle
riche Américaine qui n'avait jamais possédé d'autre livre qu'un petit
exemplaire ancien, et jamais ouvert, des poésies de Parny, posé, parce
qu'il était «du temps», sur un meuble de son petit salon, montrait quel
cas elle faisait des qualités de l'esprit par les regards dévorants
qu'elle attachait sur la duchesse de Guermantes quand celle-ci entrait à
l'Opéra. Sans doute aussi Mme de Guermantes était sincère quand elle
élisait une personne à cause de son intelligence. Quand elle disait
d'une femme, il paraît qu'elle est «charmante», ou d'un homme qu'il
était tout ce qu'il y a de plus intelligent, elle ne croyait pas avoir
d'autres raisons de consentir à les recevoir que ce charme ou cette
intelligence, le génie des Guermantes n'intervenant pas à cette dernière
minute: plus profond, situé à l'entrée obscure de la région où les
Guermantes jugeaient, ce génie vigilant empêchait les Guermantes de
trouver l'homme intelligent ou de trouver la femme charmante s'ils
n'avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. L'homme était
déclaré savant, mais comme un dictionnaire, ou au contraire commun avec
un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible, ou
parlait trop. Quant aux gens qui n'avaient pas de situation, quelle
horreur, c'étaient des snobs. M. de Bréauté, dont le château était tout
voisin de Guermantes, ne fréquentait que des altesses. Mais il se
moquait d'elles et ne rêvait que vivre dans les musées. Aussi Mme de
Guermantes était-elle indignée quand on traitait M. de Bréauté de snob.
«Snob, Babal! Mais vous êtes fou, mon pauvre ami, c'est tout le
contraire, il déteste les gens brillants, on ne peut pas lui faire faire
une connaissance. Même chez moi! si je l'invite avec quelqu'un de
nouveau, il ne vient qu'en gémissant. » Ce n'est pas que, même en
pratique, les Guermantes ne fissent pas de l'intelligence un tout autre
cas que les Courvoisier. D'une façon positive cette différence entre les
Guermantes et les Courvoisier donnait déjà d'assez beaux fruits. Ainsi
la duchesse de Guermantes, du reste enveloppée d'un mystère devant
lequel rêvaient de loin tant de poètes, avait donné cette fête dont nous
avons déjà parlé, où le roi d'Angleterre s'était plu mieux que nulle
part ailleurs, car elle avait eu l'idée, qui ne serait jamais venue à
l'esprit, et la hardiesse, qui eût fait reculer le courage de tous les
Courvoisier, d'inviter, en dehors des personnalités que nous avons
citées, le musicien Gaston Lemaire et l'auteur dramatique Grandmougin.
Mais c'est surtout au point de vue négatif que l'intellectualité se
faisait sentir. Si le coefficient nécessaire d'intelligence et de
charme allait en s'abaissant au fur et à mesure que s'élevait le rang de
la personne qui désirait être invitée chez la princesse de Guermantes,
jusqu'à approcher de zéro quand il s'agissait des principales têtes
couronnées, en revanche plus on descendait au-dessous de ce niveau
royal, plus le coefficient s'élevait. Par exemple, chez la princesse de
Parme, il y avait une quantité de personnes que l'Altesse recevait parce
qu'elle les avait connues enfant, ou parce qu'elles étaient alliées à
telle duchesse, ou attachées à la personne de tel souverain, ces
personnes fussent-elles laides, d'ailleurs, ennuyeuses ou sottes; or,
pour un Courvoisier la raison «aimé de la princesse de Parme», «soeur de
mère avec la duchesse d'Arpajon», «passant tous les ans trois mois chez
la reine d'Espagne», aurait suffi à leur faire inviter de telles gens,
mais Mme de Guermantes, qui recevait poliment leur salut depuis dix ans
chez la princesse de Parme, ne leur avait jamais laissé passer son
seuil, estimant qu'il en est d'un salon au sens social du mot comme au
sens matériel où il suffit de meubles qu'on ne trouve pas jolis, mais
qu'on laisse comme remplissage et preuve de richesse, pour le rendre
affreux. Un tel salon ressemble à un ouvrage où on ne sait pas
s'abstenir des phrases qui démontrent du savoir, du brillant, de la
facilité. Comme un livre, comme une maison, la qualité d'un «salon»,
pensait avec raison Mme de Guermantes, a pour pierre angulaire le
sacrifice.
Beaucoup des amies de la princesse de Parme et avec qui la duchesse de
Guermantes se contentait depuis des années du même bonjour convenable,
ou de leur rendre des cartes, sans jamais les inviter, ni aller à leurs
fêtes, s'en plaignaient discrètement à l'Altesse, laquelle, les jours où
M. de Guermantes venait seul la voir, lui en touchait un mot. Mais le
rusé seigneur, mauvais mari pour la duchesse en tant qu'il avait des
maîtresses, mais compère à toute épreuve en ce qui touchait le bon
fonctionnement de son salon (et l'esprit d'Oriane, qui en était
l'attrait principal), répondait: «Mais est-ce que ma femme la connaît?
Ah! alors, en effet, elle aurait dû. Mais je vais dire la vérité à
Madame, Oriane au fond n'aime pas la conversation des femmes. Elle est
entourée d'une cour d'esprits supérieurs--moi je ne suis pas son mari,
je ne suis que son premier valet de chambre. Sauf un tout petit nombre
qui sont, elles, très spirituelles, les femmes l'ennuient. Voyons,
Madame, votre Altesse, qui a tant de finesse, ne me dira pas que la
marquise de Souvré ait de l'esprit. Oui, je comprends bien, la princesse
la reçoit par bonté. Et puis elle la connaît. Vous dites qu'Oriane l'a
vue, c'est possible, mais très peu je vous assure. Et puis je vais dire
à la princesse, il y a aussi un peu de ma faute. Ma femme est très
fatiguée, et elle aime tant être aimable que, si je la laissais faire,
ce serait des visites à n'en plus finir. Pas plus tard qu'hier soir,
elle avait de la température, elle avait peur de faire de la peine à la
duchesse de Bourbon en n'allant pas chez elle. J'ai dû montrer les
dents, j'ai défendu qu'on attelât. Tenez, savez-vous, Madame, j'ai bien
envie de ne pas même dire à Oriane que vous m'avez parlé de Mme de
Souvré. Oriane aime tant votre Altesse qu'elle ira aussitôt inviter Mme
de Souvré, ce sera une visite de plus, cela nous forcera à entrer en
relations avec la soeur dont je connais très bien le mari. Je crois que
je ne dirai rien du tout à Oriane, si la princesse m'y autorise. Nous
lui éviterons comme cela beaucoup de fatigue et d'agitation. Et je vous
assure que cela ne privera pas Mme de Souvré. Elle va partout, dans les
endroits les plus brillants. Nous, nous ne recevons même pas, de petits
dîners de rien, Mme de Souvré s'ennuierait à périr. » La princesse de
Parme, naïvement persuadée que le duc de Guermantes ne transmettrait pas
sa demande à la duchesse et désolée de n'avoir pu obtenir l'invitation
que désirait Mme de Souvré, était d'autant plus flattée d'être une des
habituées d'un salon si peu accessible. Sans doute cette satisfaction
n'allait pas sans ennuis. Ainsi chaque fois que la princesse de Parme
invitait Mme de Guermantes, elle avait à se mettre l'esprit à la torture
pour n'avoir personne qui pût déplaire à la duchesse et l'empêcher de
revenir.
Les jours habituels (après le dîner où elle avait toujours de très bonne
heure, ayant gardé les habitudes anciennes, quelques convives), le
salon de la princesse de Parme était ouvert aux habitués, et d'une façon
générale à toute la grande aristocratie française et étrangère. La
réception consistait en ceci qu'au sortir de la salle à manger, la
princesse s'asseyait sur un canapé devant une grande table ronde,
causait avec deux des femmes les plus importantes qui avaient dîné, ou
bien jetait les yeux sur un «magazine», jouait aux cartes (ou feignait
d'y jouer, suivant une habitude de cour allemande), soit en faisant une
patience, soit en prenant pour partenaire vrai ou supposé un personnage
marquant. Vers neuf heures la porte du grand salon ne cessant plus de
s'ouvrir à deux battants, de se refermer, de se rouvrir de nouveau, pour
laisser passage aux visiteurs qui avaient dîné quatre à quatre (ou s'ils
dînaient en ville escamotaient le café en disant qu'ils allaient
revenir, comptant en effet «entrer par une porte et sortir par l'autre»)
pour se plier aux heures de la princesse. Celle-ci cependant, attentive
à son jeu ou à la causerie, faisait semblant de ne pas voir les
arrivantes et ce n'est qu'au moment où elles étaient à deux pas d'elle,
qu'elle se levait gracieusement en souriant avec bonté pour les femmes.
Celles-ci cependant faisaient devant l'Altesse debout une révérence qui
allait jusqu'à la génuflexion, de manière à mettre leurs lèvres à la
hauteur de la belle main qui pendait très bas et à la baiser. Mais à ce
moment la princesse, de même que si elle eût chaque fois été surprise
par un protocole qu'elle connaissait pourtant très bien, relevait
l'agenouillée comme de vive force avec une grâce et une douceur sans
égales, et l'embrassait sur les joues. Grâce et douceur qui avaient pour
condition, dira-t-on, l'humilité avec laquelle l'arrivante pliait le
genou. Sans doute, et il semble que dans une société égalitaire la
politesse disparaîtrait, non, comme on croit, par le défaut de
l'éducation, mais parce que, chez les uns disparaîtrait la déférence due
au prestige qui doit être imaginaire pour être efficace, et surtout chez
les autres l'amabilité qu'on prodigue et qu'on affine quand on sent
qu'elle a pour celui qui la reçoit un prix infini, lequel dans un monde
fondé sur l'égalité tomberait subitement à rien, comme tout ce qui
n'avait qu'une valeur fiduciaire. Mais cette disparition de la
politesse dans une société nouvelle n'est pas certaine et nous sommes
quelquefois trop disposés à croire que les conditions actuelles d'un
état de choses en sont les seules possibles. De très bons esprits ont
cru qu'une république ne pourrait avoir de diplomatie et d'alliances, et
que la classe paysanne ne supporterait pas la séparation de l'Église et
de l'État. Après tout, la politesse dans une société égalitaire ne
serait pas un miracle plus grand que le succès des chemins de fer et
l'utilisation militaire de l'aéroplane. Puis, si même la politesse
disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une
société ne serait-elle pas secrètement hiérarchisée au fur et à mesure
qu'elle serait en fait plus démocratique? C'est fort possible. Le
pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu'ils n'ont plus
ni États, ni armée; les cathédrales exerçaient un prestige bien moins
grand sur un dévot du XVIIe siècle que sur un athée du XXe, et si la
princesse de Parme avait été souveraine d'un État, sans doute eussé-je
eu l'idée d'en parler à peu près autant que d'un président de la
république, c'est-à-dire pas du tout.
Une fois l'impétrante relevée et embrassée par la princesse, celle-ci se
rasseyait, se remettait à sa patience non sans avoir, si la nouvelle
venue était d'importance, causé un moment avec elle en la faisant
asseoir sur un fauteuil.
Quand le salon devenait trop plein, la dame d'honneur chargée du service
d'ordre donnait de l'espace en guidant les habitués dans un immense hall
sur lequel donnait le salon et qui était rempli de portraits, de
curiosités relatives à la maison de Bourbon. Les convives habituels de
la princesse jouaient alors volontiers le rôle de cicérone et disaient
des choses intéressantes, que n'avaient pas la patience d'écouter les
jeunes gens, plus attentifs à regarder les Altesses vivantes (et au
besoin à se faire présenter à elles par la dame d'honneur et les filles
d'honneur) qu'à considérer les reliques des souveraines mortes. Trop
occupés des connaissances qu'ils pourraient faire et des invitations
qu'ils pêcheraient peut-être, ils ne savaient absolument rien, même
après des années, de ce qu'il y avait dans ce précieux musée des
archives de la monarchie, et se rappelaient seulement confusément qu'il
était orné de cactus et de palmiers géants qui faisaient ressembler ce
centre des élégances au Palmarium du Jardin d'Acclimatation.
Sans doute la duchesse de Guermantes, par mortification, venait parfois
faire, ces soirs-là, une visite de digestion à la princesse, qui la
gardait tout le temps à côté d'elle, tout en badinant avec le duc. Mais
quand la duchesse venait dîner, la princesse se gardait bien d'avoir ses
habitués et fermait sa porte en sortant de table, de peur que des
visiteurs trop peu choisis déplussent à l'exigeante duchesse. Ces
soirs-là, si des fidèles non prévenus se présentaient à la porte de
l'Altesse, le concierge répondait: «Son Altesse Royale ne reçoit pas ce
soir», et on repartait. D'avance, d'ailleurs, beaucoup d'amis de la
princesse savaient que, à cette date-là, ils ne seraient pas invités.
C'était une série particulière, une série fermée à tant de ceux qui
eussent souhaité d'y être compris. Les exclus pouvaient, avec une
quasi-certitude, nommer les élus, et se disaient entre eux d'un ton
piqué: «Vous savez bien qu'Oriane de Guermantes ne se déplace jamais
sans tout son état-major. » A l'aide de celui-ci, la princesse de Parme
cherchait à entourer la duchesse comme d'une muraille protectrice contre
les personnes desquelles le succès auprès d'elle serait plus douteux.
Mais à plusieurs des amis préférés de la duchesse, à plusieurs membres
de ce brillant «état-major», la princesse de Parme était gênée de faire
des amabilités, vu qu'ils en avaient fort peu pour elle. Sans doute la
princesse de Parme admettait fort bien qu'on pût se plaire davantage
dans la société de Mme de Guermantes que dans la sienne propre. Elle
était bien obligée de constater qu'on s'écrasait aux «jours» de la
duchesse et qu'elle-même y rencontrait souvent trois ou quatre altesses
qui se contentaient de mettre leur carte chez elle.