D'ailleurs quel est l'ami, si cher soit-il, dans le passé, commun avec
le nôtre, de qui il n'y ait pas de ces minutes dont nous ne trouvions
plus commode de nous persuader qu'il a dû les oublier?
le nôtre, de qui il n'y ait pas de ces minutes dont nous ne trouvions
plus commode de nous persuader qu'il a dû les oublier?
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - v1
Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu'il en
a fallu beaucoup, même en plein XIXe, pour que Renoir fût salué grand
artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original,
l'artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par
leur peinture, par leur prose, n'est pas toujours agréable. Quand il est
terminé, le praticien nous dit: Maintenant regardez. Et voici que le
monde (qui n'a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu'un artiste
original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l'ancien,
mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de
celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous
refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir,
et l'eau, et le ciel: nous avons envie de nous promener dans la forêt
pareille à celle qui le premier jour nous semblait tout excepté une
forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où
manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l'univers
nouveau et périssable qui vient d'être créé. Il durera jusqu'à la
prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou
un nouvel écrivain originaux.
Celui qui avait remplacé pour moi Bergotte me lassait non par
l'incohérence mais par la nouveauté, parfaitement cohérente, de rapports
que je n'avais pas l'habitude de suivre. Le point, toujours le même, où
je me sentait retomber, indiquait l'identité de chaque tour de force à
faire. Du reste, quand une fois sur mille je pouvais suivre l'écrivain
jusqu'au bout de sa phrase, ce que je voyais était toujours d'une
drôlerie, d'une vérité, d'un charme, pareils à ceux que j'avais trouvés
jadis dans la lecture de Bergotte, mais plus délicieux. Je songeais
qu'il n'y avait pas tant d'années qu'un même renouvellement du monde,
pareil à celui que j'attendais de son successeur, c'était Bergotte qui
me l'avait apporté. Et j'arrivais à me demander s'il y avait quelque
vérité en cette distinction que nous faisons toujours entre l'art, qui
n'est pas plus avancé qu'au temps d'Homère, et la science aux progrès
continus. Peut-être l'art ressemblait-il au contraire en cela à la
science; chaque nouvel écrivain original me semblait en progrès sur
celui qui l'avait précédé; et qui me disait que dans vingt ans, quand je
saurais accompagner sans fatigue le nouveau d'aujourd'hui, un autre ne
surviendrait pas devant qui l'actuel filerait rejoindre Bergotte?
Je parlai à ce dernier du nouvel écrivain. Il me dégoûta de lui moins en
m'assurant que son art était rugueux, facile et vide, qu'en me racontant
l'avoir vu, ressemblant, au point de s'y méprendre, à Bloch.
Cette image se profila désormais sur les pages écrites et je ne me crus
plus astreint à la peine de comprendre. Si Bergotte m'avait mal parlé de
lui, c'était moins, je crois, par jalousie de son insuccès que par
ignorance de son oeuvre. Il ne lisait presque rien. Déjà la plus grande
partie de sa pensée avait passé de son cerveau dans ses livres. Il était
amaigri comme s'il avait été opéré d'eux. Son instinct reproducteur ne
l'induisait plus à l'activité, maintenant qu'il avait produit au dehors
presque tout ce qu'il pensait. Il menait la vie végétative d'un
convalescent, d'une accouchée; ses beaux yeux restaient immobiles,
vaguement éblouis, comme les yeux d'un homme étendu au bord de la mer
qui dans une vague rêverie regarde seulement chaque petit flot.
D'ailleurs si j'avais moins d'intérêt à causer avec lui que je n'aurais
eu jadis, de cela je n'éprouvais pas de remords. Il était tellement
homme d'habitude que les plus simples comme les plus luxueuses, une fois
qu'il les avait prises, lui devenaient indispensables pendant un certain
temps. Je ne sais ce qui le fit venir une première fois, mais ensuite
chaque jour ce fut pour la raison qu'il était venu la veille. Il
arrivait à la maison comme il fût allé au café, pour qu'on ne lui parlât
pas, pour qu'il pût--bien rarement--parler, de sorte qu'on aurait pu en
somme trouver un signe qu'il fût ému de notre chagrin ou prît plaisir à
se trouver avec moi, si l'on avait voulu induire quelque chose d'une
telle assiduité. Elle n'était pas indifférente à ma mère, sensible à
tout ce qui pouvait être considéré comme un hommage à sa malade. Et tous
les jours elle me disait: «Surtout n'oublie pas de bien le remercier. »
Nous eûmes--discrète attention de femme, comme le goûter que nous sert
entre deux séances de pose la compagne d'un peintre,--supplément à titre
gracieux de celles que nous faisait son mari, la visite de Mme Cottard.
Elle venait nous offrir sa «camériste», si nous aimions le service d'un
homme, allait se «mettre en campagne» et mieux, devant nos refus, nous
dit qu'elle espérait du moins que ce n'était pas là de notre part une
«défaite», mot qui dans son monde signifie un faux prétexte pour ne pas
accepter une invitation. Elle nous assura que le professeur, qui ne
parlait jamais chez lui de ses malades, était aussi triste que s'il
s'était agi d'elle-même. On verra plus tard que même si cela eût été
vrai, cela eût été à la fois bien peu et beaucoup, de la part du plus
infidèle et plus reconnaissant des maris.
Des offres aussi utiles, et infiniment plus touchantes par la manière
(qui était un mélange de la plus haute intelligence, du plus grand
coeur, et d'un rare bonheur d'expression), me furent adressées par le
grand-duc héritier de Luxembourg. Je l'avais connu à Balbec où il était
venu voir une de ses tantes, la princesse de Luxembourg, alors qu'il
n'était encore que comte de Nassau. Il avait épousé quelques mois après
la ravissante fille d'une autre princesse de Luxembourg, excessivement
riche parce qu'elle était la fille unique d'un prince à qui appartenait
une immense affaire de farines. Sur quoi le grand-duc de Luxembourg,
qui n'avait pas d'enfants et qui adorait son neveu Nassau, avait fait
approuver par la Chambre qu'il fût déclaré grand-duc héritier. Comme
dans tous les mariages de ce genre, l'origine de la fortune est
l'obstacle, comme elle est aussi la cause efficiente. Je me rappelais ce
comte de Nassau comme un des plus remarquables jeunes gens que j'aie
rencontrés, déjà dévoré alors d'un sombre et éclatant amour pour sa
fiancée. Je fus très touché des lettres qu'il ne cessa de m'écrire
pendant la maladie de ma grand'mère, et maman elle-même, émue, reprenait
tristement un mot de sa mère: Sévigné n'aurait pas mieux dit. Le sixième
jour, maman, pour obéir aux prières de grand'mère, dut la quitter un
moment et faire semblant d'aller se reposer. J'aurais voulu, pour que ma
grand'mère s'endormît, que Françoise restât sans bouger. Malgré mes
supplications, elle sortit de la chambre; elle aimait ma grand'mère;
avec sa clairvoyance et son pessimisme elle la jugeait perdue. Elle
aurait donc voulu lui donner tous les soins possibles. Mais on venait de
dire qu'il y avait un ouvrier électricien, très ancien dans sa maison,
beau-frère de son patron, estimé dans notre immeuble où il venait
travailler depuis de longues années, et surtout de Jupien. On avait
commandé cet ouvrier avant que ma grand'mère tombât malade. Il me
semblait qu'on eût pu le faire repartir ou le laisser attendre. Mais le
protocole de Françoise ne le permettait pas, elle aurait manqué de
délicatesse envers ce brave homme, l'état de ma grand'mère ne comptait
plus. Quand au bout d'un quart d'heure, exaspéré, j'allai la chercher à
la cuisine, je la trouvai causant avec lui sur le «carré» de l'escalier
de service, dont la porte était ouverte, procédé qui avait l'avantage de
permettre, si l'un de nous arrivait, de faire semblant qu'on allait se
quitter, mais l'inconvénient d'envoyer d'affreux courants d'air.
Françoise quitta donc l'ouvrier, non sans lui avoir encore crié
quelques compliments, qu'elle avait oubliés, pour sa femme et son
beau-frère. Souci caractéristique de Combray, de ne pas manquer à la
délicatesse, que Françoise portait jusque dans la politique extérieure.
Les niais s'imaginent que les grosses dimensions des phénomènes sociaux
sont une excellente occasion de pénétrer plus avant dans l'âme humaine;
ils devraient au contraire comprendre que c'est en descendant en
profondeur dans une individualité qu'ils auraient chance de comprendre
ces phénomènes. Françoise avait mille fois répété au jardinier de
Combray que la guerre est le plus insensé des crimes et que rien ne vaut
sinon vivre. Or, quand éclata la guerre russo-japonaise, elle était
gênée, vis-à-vis du czar, que nous ne nous fussions pas mis en guerre
pour aider «les pauvres Russes» «puisqu'on est alliance», disait-elle.
Elle ne trouvait pas cela délicat envers Nicolas II qui avait toujours
eu «de si bonnes paroles pour nous»; c'était un effet du même code qui
l'eût empêchée de refuser à Jupien un petit verre, dont elle savait
qu'il allait «contrarier sa digestion», et qui faisait que, si près de
la mort de ma grand'mère, la même malhonnêteté dont elle jugeait
coupable la France, restée neutre à l'égard du Japon, elle eût cru la
commettre, en n'allant pas s'excuser elle-même auprès de ce bon ouvrier
électricien qui avait pris tant de dérangement.
Nous fûmes heureusement très vite débarrassés de la fille de Françoise
qui eut à s'absenter plusieurs semaines. Aux conseils habituels qu'on
donnait, à Combray, à la famille d'un malade: «Vous n'avez pas essayé
d'un petit voyage, le changement d'air, retrouver l'appétit, etc. . . . »
elle avait ajouté l'idée presque unique qu'elle s'était spécialement
forgée et qu'ainsi elle répétait chaque fois qu'on la voyait, sans se
lasser, et comme pour l'enfoncer dans la tête des autres: «Elle aurait
dû se soigner _radicalement_ dès le début. » Elle ne préconisait pas un
genre de cure plutôt qu'un autre, pourvu que cette cure fût _radicale_.
Quant à Françoise, elle voyait qu'on donnait peu de médicaments à ma
grand'mère. Comme, selon elle, ils ne servent qu'à vous abîmer
l'estomac, elle en était heureuse, mais plus encore humiliée. Elle avait
dans le Midi des cousins--riches relativement--dont la fille, tombée
malade en pleine adolescence, était morte à vingt-trois ans; pendant
quelques années le père et la mère s'étaient ruinés en remèdes, en
docteurs différents, en pérégrinations d'une «station» thermale à une
autre, jusqu'au décès. Or cela paraissait à Françoise, pour ces
parents-là, une espèce de luxe, comme s'ils avaient eu des chevaux de
courses, un château. Eux-mêmes, si affligés qu'ils fussent, tiraient une
certaine vanité de tant de dépenses. Ils n'avaient plus rien, ni surtout
le bien le plus précieux, leur enfant, mais ils aimaient à répéter
qu'ils avaient fait pour elle autant et plus que les gens les plus
riches. Les rayons ultra-violets, à l'action desquels on avait,
plusieurs fois par jour, pendant des mois, soumis la malheureuse, les
flattaient particulièrement. Le père, enorgueilli dans sa douleur par
une espèce de gloire, en arrivait quelquefois à parler de sa fille comme
d'une étoile de l'Opéra pour laquelle il se fût ruiné. Françoise n'était
pas insensible à tant de mise en scène; celle qui entourait la maladie
de ma grand'mère lui semblait un peu pauvre, bonne pour une maladie sur
un petit théâtre de province.
Il y eut un moment où les troubles de l'urémie se portèrent sur les yeux
de ma grand'mère. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. Ses
yeux n'étaient nullement ceux d'une aveugle et restaient les mêmes. Et
je compris seulement qu'elle ne voyait pas, à l'étrangeté d'un certain
sourire d'accueil qu'elle avait dès qu'on ouvrait la porte, jusqu'à ce
qu'on lui eût pris la main pour lui dire bonjour, sourire qui
commençait trop tôt et restait stéréotypé sur ses lèvres, fixe, mais
toujours de face et tâchant à être vu de partout, parce qu'il n'y avait
plus l'aide du regard pour le régler, lui indiquer le moment, la
direction, le mettre au point, le faire varier au fur et à mesure du
changement de place ou d'expression de la personne qui venait d'entrer;
parce qu'il restait seul, sans sourire des yeux qui eût détourné un peu
de lui l'attention du visiteur, et prenait par là, dans sa gaucherie,
une importance excessive, donnant l'impression d'une amabilité exagérée.
Puis la vue revint complètement, des yeux le mal nomade passa aux
oreilles. Pendant quelques jours, ma grand'mère fut sourde. Et comme
elle avait peur d'être surprise par l'entrée soudaine de quelqu'un
qu'elle n'aurait pas entendu venir, à tout moment (bien que couchée du
côté du mur) elle détournait brusquement la tête vers la porte. Mais le
mouvement de son cou était maladroit, car on ne se fait pas en quelques
jours à cette transposition, sinon de regarder les bruits, du moins
d'écouter avec les yeux. Enfin les douleurs diminuèrent, mais l'embarras
de la parole augmenta. On était obligé de faire répéter à ma grand'mère
à peu près tout ce qu'elle disait.
Maintenant ma grand'mère, sentant qu'on ne la comprenait plus, renonçait
à prononcer un seul mot et restait immobile. Quand elle m'apercevait,
elle avait une sorte de sursaut comme ceux qui tout d'un coup manquent
d'air, elle voulait me parler, mais n'articulait que des sons
inintelligibles. Alors, domptée par son impuissance même, elle laissait
retomber sa tête, s'allongeait à plat sur le lit, le visage grave, de
marbre, les mains immobiles sur le drap, ou s'occupant d'une action
toute matérielle comme de s'essuyer les doigts avec son mouchoir. Elle
ne voulait pas penser. Puis elle commença à avoir une agitation
constante. Elle désirait sans cesse se lever. Mais on l'empêchait,
autant qu'on pouvait, de le faire, de peur qu'elle ne se rendît compte
de sa paralysie. Un jour qu'on l'avait laissée un instant seule, je la
trouvai, debout, en chemise de nuit, qui essayait d'ouvrir la fenêtre.
A Balbec, un jour où on avait sauvé malgré elle une veuve qui s'était
jetée à l'eau, elle m'avait dit (mue peut-être par un de ces
pressentiments que nous lisons parfois dans le mystère si obscur
pourtant de notre vie organique, mais où il semble que se reflète
l'avenir) qu'elle ne connaissait pas cruauté pareille à celle d'arracher
une désespérée à la mort qu'elle a voulue et de la rendre à son martyre.
Nous n'eûmes que le temps de saisir ma grand'mère, elle soutint contre
ma mère une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans
un fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint
impassible et elle se mit à enlever soigneusement les poils de fourrure
qu'avait laissés sur sa chemise de nuit un manteau qu'on avait jeté sur
elle.
Son regard changea tout à fait, souvent inquiet, plaintif, hagard, ce
n'était plus son regard d'autrefois, c'était le regard maussade d'une
vieille femme qui radote. . . .
A force de lui demander si elle ne désirait pas être coiffée, Françoise
finit par se persuader que la demande venait de ma grand'mère. Elle
apporta des brosses, des peignes, de l'eau de Cologne, un peignoir. Elle
disait: «Cela ne peut pas fatiguer Madame Amédée, que je la peigne; si
faible qu'on soit on peut toujours être peignée. » C'est-à-dire, on n'est
jamais trop faible pour qu'une autre personne ne puisse, en ce qui la
concerne, vous peigner. Mais quand j'entrai dans la chambre, je vis
entre les mains cruelles de Françoise, ravie comme si elle était en
train de rendre la santé à ma grand'mère, sous l'éplorement d'une
vieille chevelure qui n'avait pas la force de supporter le contact du
peigne, une tête qui, incapable de garder la pose qu'on lui donnait,
s'écroulait dans un tourbillon incessant où l'épuisement des forces
alternait avec la douleur. Je sentis que le moment où Françoise allait
avoir terminé s'approchait et je n'osai pas la hâter en lui disant:
«C'est assez», de peur qu'elle ne me désobéît. Mais en revanche je me
précipitai quand, pour que ma grand'mère vît si elle se trouvait bien
coiffée, Françoise, innocemment féroce, approcha une glace. Je fus
d'abord heureux d'avoir pu l'arracher à temps de ses mains, avant que ma
grand'mère, de qui on avait soigneusement éloigné tout miroir, eût
aperçu par mégarde une image d'elle-même qu'elle ne pouvait se figurer.
Mais, hélas! quand, un instant après, je me penchai vers elle pour
baiser ce beau front qu'on avait tant fatigué, elle me regarda d'un air
étonné, méfiant, scandalisé: elle ne m'avait pas reconnu.
Selon notre médecin c'était un symptôme que la congestion du cerveau
augmentait. Il fallait le dégager.
Cottard hésitait. Françoise espéra un instant qu'on mettrait des
ventouses «clarifiées». Elle en chercha les effets dans mon dictionnaire
mais ne put les trouver. Eût-elle bien dit scarifiées au lieu de
clarifiées qu'elle n'eût pas trouvé davantage cet adjectif, car elle ne
le cherchait pas plus à la lettre _s_ qu'à la lettre _c_; elle disait en
effet clarifiées mais écrivait (et par conséquent croyait que c'était
écrit) «esclarifiées». Cottard, ce qui la déçut, donna, sans beaucoup
d'espoir, la préférence aux sangsues. Quand, quelques heures après,
j'entrai chez ma grand'mère, attachés à sa nuque, à ses tempes, à ses
oreilles, les petits serpents noirs se tordaient dans sa chevelure
ensanglantée, comme dans celle de Méduse. Mais dans son visage pâle et
pacifié, entièrement immobile, je vis grands ouverts, lumineux et
calmes, ses beaux yeux d'autrefois (peut-être encore plus surchargés
d'intelligence qu'ils n'étaient avant sa maladie, parce que, comme elle
ne pouvait pas parler, ne devait pas bouger, c'est à ses yeux seuls
qu'elle confiait sa pensée, la pensée qui tantôt tient en nous une place
immense, nous offrant des trésors insoupçonnés, tantôt semble réduite à
rien, puis peut renaître comme par génération spontanée par quelques
gouttes de sang qu'on tire), ses yeux, doux et liquides comme de
l'huile, sur lesquels le feu rallumé qui brûlait éclairait devant la
malade l'univers reconquis. Son calme n'était plus la sagesse du
désespoir mais de l'espérance. Elle comprenait qu'elle allait mieux,
voulait être prudente, ne pas remuer, et me fit seulement le don d'un
beau sourire pour que je susse qu'elle se sentait mieux, et me pressa
légèrement la main.
Je savais quel dégoût ma grand'mère avait de voir certaines bêtes, à
plus forte raison d'être touchée par elles. Je savais que c'était en
considération d'une utilité supérieure qu'elle supportait les sangsues.
Aussi Françoise m'exaspérait-elle en lui répétant avec ces petits rires
qu'on a avec un enfant qu'on veut faire jouer: «Oh! les petites bébêtes
qui courent sur Madame. » C'était, de plus, traiter notre malade sans
respect, comme si elle était tombée en enfance. Mais ma grand'mère, dont
la figure avait pris la calme bravoure d'un stoïcien, n'avait même pas
l'air d'entendre.
Hélas! aussitôt les sangsues retirées, la congestion reprit de plus en
plus grave. Je fus surpris qu'à ce moment où ma grand'mère était si mal,
Françoise disparût à tout moment. C'est qu'elle s'était commandé une
toilette de deuil et ne voulait pas faire attendre la couturière. Dans
la vie de la plupart des femmes, tout, même le plus grand chagrin,
aboutit à une question d'essayage.
Quelques jours plus tard, comme je dormais, ma mère vint m'appeler au
milieu de la nuit. Avec les douces attentions que, dans les grandes
circonstances, les gens qu'une profonde douleur accable témoignent
fût-ce aux petits ennuis des autres:
--Pardonne-moi de venir troubler ton sommeil, me dit-elle.
--Je ne dormais pas, répondis-je en m'éveillant.
Je le disais de bonne foi. La grande modification qu'amène en nous le
réveil est moins de nous introduire dans la vie claire de la conscience
que de nous faire perdre le souvenir de la lumière un peu plus tamisée
où reposait notre intelligence, comme au fond opalin des eaux. Les
pensées à demi voilées sur lesquelles nous voguions il y a un instant
encore entraînaient en nous un mouvement parfaitement suffisant pour que
nous ayons pu les désigner sous le nom de veille. Mais les réveils
trouvent alors une interférence de mémoire. Peu après, nous les
qualifions sommeil parce que nous ne nous les rappelons plus. Et quand
luit cette brillante étoile, qui, à l'instant du réveil, éclaire
derrière le dormeur son sommeil tout entier, elle lui fait croire
pendant quelques secondes que c'était non du sommeil, mais de la veille;
étoile filante à vrai dire, qui emporte avec sa lumière l'existence
mensongère, mais les aspects aussi du songe et permet seulement à celui
qui s'éveille de se dire: «J'ai dormi. »
D'une voix si douce qu'elle semblait craindre de me faire mal, ma mère
me demanda si cela ne me fatiguerait pas trop de me lever, et me
caressant les mains:
--Mon pauvre petit, ce n'est plus maintenant que sur ton papa et sur ta
maman que tu pourras compter.
Nous entrâmes dans la chambre. Courbée en demi-cercle sur le lit, un
autre être que ma grand'mère, une espèce de bête qui se serait affublée
de ses cheveux et couchée dans ses draps, haletait, geignait, de ses
convulsions secouait les couvertures. Les paupières étaient closes et
c'est parce qu'elles fermaient mal plutôt que parce qu'elles s'ouvraient
qu'elle laissaient voir un coin de prunelle, voilé, chassieux, reflétant
l'obscurité d'une vision organique et d'une souffrance interne. Toute
cette agitation ne s'adressait pas à nous qu'elle ne voyait pas, ni ne
connaissait. Mais si ce n'était plus qu'une bête qui remuait là, ma
grand'mère où était-elle? On reconnaissait pourtant la forme de son nez,
sans proportion maintenant avec le reste de la figure, mais au coin
duquel un grain de beauté restait attaché, sa main qui écartait les
couvertures d'un geste qui eût autrefois signifié que ces couvertures la
gênaient et qui maintenant ne signifiait rien.
Maman me demanda d'aller chercher un peu d'eau et de vinaigre pour
imbiber le front de grand'mère. C'était la seule chose qui la
rafraîchissait, croyait maman qui la voyait essayer d'écarter ses
cheveux. Mais on me fit signe par la porte de venir. La nouvelle que ma
grand'mère était à toute extrémité s'était immédiatement répandue dans
la maison. Un de ces «extras» qu'on fait venir dans les périodes
exceptionnelles pour soulager la fatigue des domestiques, ce qui fait
que les agonies ont quelque chose des fêtes, venait d'ouvrir au duc de
Guermantes, lequel, resté dans l'antichambre, me demandait; je ne pus
lui échapper.
--Je viens, mon cher monsieur, d'apprendre ces nouvelles macabres. Je
voudrais en signe de sympathie serrer la main à monsieur votre père.
Je m'excusai sur la difficulté de le déranger en ce moment. M. de
Guermantes tombait comme au moment où on part en voyage. Mais il sentait
tellement l'importance de la politesse qu'il nous faisait, que cela lui
cachait le reste et qu'il voulait absolument entrer au salon. En
général, il avait l'habitude de tenir à l'accomplissement entier des
formalités dont il avait décidé d'honorer quelqu'un et il s'occupait peu
que les malles fussent faites ou le cercueil prêt.
--Avez-vous fait venir Dieulafoy? Ah! c'est une grave erreur. Et si vous
me l'aviez demandé, il serait venu pour moi, il ne me refuse rien, bien
qu'il ait refusé à la duchesse de Chartres. Vous voyez, je me mets
carrément au-dessus d'une princesse du sang. D'ailleurs devant la mort
nous sommes tous égaux, ajouta-t-il, non pour me persuader que ma
grand'mère devenait son égale, mais ayant peut-être senti qu'une
conversation prolongée relativement à son pouvoir sur Dieulafoy et à sa
prééminence sur la duchesse de Chartres ne serait pas de très bon goût.
Son conseil du reste ne m'étonnait pas. Je savais que, chez les
Guermantes, on citait toujours le nom de Dieulafoy (avec un peu plus de
respect seulement) comme celui d'un «fournisseur» sans rival. Et la
vieille duchesse de Mortemart, née Guermantes (il est impossible de
comprendre pourquoi dès qu'il s'agit d'une duchesse on dit presque
toujours: «la vieille duchesse de» ou tout au contraire, d'un air fin et
Watteau, si elle est jeune, la «petite duchesse de»), préconisait
presque mécaniquement, en clignant de l'oeil, dans les cas graves
«Dieulafoy, Dieulafoy», comme si on avait besoin d'un glacier «Poiré
Blanche» ou pour des petits fours «Rebattet, Rebattet». Mais j'ignorais
que mon père venait précisément de faire demander Dieulafoy.
A ce moment ma mère, qui attendait avec impatience des ballons d'oxygène
qui devaient rendre plus aisée la respiration de ma grand'mère, entra
elle-même dans l'antichambre où elle ne savait guère trouver M. de
Guermantes. J'aurais voulu le cacher n'importe où. Mais persuadé que
rien n'était plus essentiel, ne pouvait d'ailleurs la flatter davantage
et n'était plus indispensable à maintenir sa réputation de parfait
gentilhomme, il me prit violemment par le bras et malgré que je me
défendisse comme contre un viol par des: «Monsieur, monsieur, monsieur»
répétés, il m'entraîna vers maman en me disant: «Voulez-vous me faire le
grand honneur de me présenter à madame votre _mère_? » en déraillant un
peu sur le mot mère. Et il trouvait tellement que l'honneur était pour
elle qu'il ne pouvait s'empêcher de sourire tout en faisant une figure
de circonstance. Je ne pus faire autrement que de le nommer, ce qui
déclancha aussitôt de sa part des courbettes, des entrechats, et il
allait commencer toute la cérémonie complète du salut. Il pensait même
entrer en conversation, mais ma mère, noyée dans sa douleur, me dit de
venir vite, et ne répondit même pas aux phrases de M. de Guermantes qui,
s'attendant à être reçu en visite et se trouvant au contraire laissé
seul dans l'antichambre, eût fini par sortir si, au même moment, il
n'avait vu entrer Saint-Loup arrivé le matin même et accouru aux
nouvelles. «Ah! elle est bien bonne! » s'écria joyeusement le duc en
attrapant son neveu par sa manche qu'il faillit arracher, sans se
soucier de la présence de ma mère qui retraversait l'antichambre.
Saint-Loup n'était pas fâché, je crois, malgré son sincère chagrin,
d'éviter de me voir, étant donné ses dispositions pour moi. Il partit,
entraîné par son oncle qui, ayant quelque chose de très important à lui
dire et ayant failli pour cela partir à Doncières, ne pouvait pas en
croire sa joie d'avoir pu économiser un tel dérangement. «Ah! si on
m'avait dit que je n'avais qu'à traverser la cour et que je te
trouverais ici, j'aurais cru à une vaste blague; comme dirait ton
camarade M. Bloch, c'est assez farce. » Et tout en s'éloignant avec
Robert, qu'il tenait par l'épaule: «C'est égal, répétait-il, on voit
bien que je viens de toucher de la corde de pendu ou tout comme; j'ai
une sacrée veine. » Ce n'est pas que le duc de Guermantes fût mal élevé,
au contraire. Mais il était de ces hommes incapables de se mettre à la
place des autres, de ces hommes ressemblant en cela à la plupart des
médecins et aux croquemorts, et qui, après avoir pris une figure de
circonstance et dit: «ce sont des instants très pénibles», vous avoir au
besoin embrassé et conseillé le repos, ne considèrent plus une agonie
ou un enterrement que comme une réunion mondaine plus ou moins
restreinte où, avec une jovialité comprimée un moment, ils cherchent des
yeux la personne à qui ils peuvent parler de leurs petites affaires,
demander de les présenter à une autre ou «offrir une place» dans leur
voiture pour les «ramener». Le duc de Guermantes, tout en se félicitant
du «bon vent» qui l'avait poussé vers son neveu, resta si étonné de
l'accueil pourtant si naturel de ma mère, qu'il déclara plus tard
qu'elle était aussi désagréable que mon père était poli, qu'elle avait
des «absences» pendant lesquelles elle semblait même ne pas entendre les
choses qu'on lui disait et qu'à son avis elle n'était pas dans son
assiette et peut-être même n'avait pas toute sa tête à elle. Il voulut
bien cependant, à ce qu'on me dit, mettre cela en partie sur le compte
des circonstances et déclarer que ma mère lui avait paru très «affectée»
par cet événement. Mais il avait encore dans les jambes tout le reste
des saluts et révérences à reculons qu'on l'avait empêché de mener à
leur fin et se rendait d'ailleurs si peu compte de ce que c'était que le
chagrin de maman, qu'il demanda, la veille de l'enterrement, si je
n'essayais pas de la distraire.
Un beau-frère de ma grand'mère, qui était religieux, et que je ne
connaissais pas, télégraphia en Autriche où était le chef de son ordre,
et ayant par faveur exceptionnelle obtenu l'autorisation, vint ce
jour-là. Accablé de tristesse, il lisait à côté du lit des textes de
prières et de méditations sans cependant détacher ses yeux en vrille de
la malade. A un moment où ma grand'mère était sans connaissance, la vue
de la tristesse de ce prêtre me fit mal, et je le regardai. Il parut
surpris de ma pitié et il se produisit alors quelque chose de singulier.
Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbé dans une
méditation douloureuse, mais, comprenant que j'allais détourner de lui
les yeux, je vis qu'il avait laissé un petit écart entre ses doigts. Et,
au moment où mes regards le quittaient, j'aperçus son oeil aigu qui
avait profité de cet abri de ses mains pour observer si ma douleur était
sincère. Il était embusqué là comme dans l'ombre d'un confessionnal. Il
s'aperçut que je le voyais et aussitôt clôtura hermétiquement le
grillage qu'il avait laissé entr'ouvert. Je l'ai revu plus tard, et
jamais entre nous il ne fut question de cette minute. Il fut tacitement
convenu que je n'avais pas remarqué qu'il m'épiait. Chez le prêtre comme
chez l'aliéniste, il y a toujours quelque chose du juge d'instruction.
D'ailleurs quel est l'ami, si cher soit-il, dans le passé, commun avec
le nôtre, de qui il n'y ait pas de ces minutes dont nous ne trouvions
plus commode de nous persuader qu'il a dû les oublier?
Le médecin fit une piqûre de morphine et pour rendre la respiration
moins pénible demanda des ballons d'oxygène. Ma mère, le docteur, la
soeur les tenaient dans leurs mains; dès que l'un était fini, on leur en
passait un autre. J'étais sorti un moment de la chambre. Quand je
rentrai je me trouvai comme devant un miracle. Accompagnée en sourdine
par un murmure incessant, ma grand'mère semblait nous adresser un long
chant heureux qui remplissait la chambre, rapide et musical. Je compris
bientôt qu'il n'était guère moins inconscient, qu'il était aussi
purement mécanique, que le râle de tout à l'heure. Peut-être
reflétait-il dans une faible mesure quelque bien-être apporté par la
morphine. Il résultait surtout, l'air ne passant plus tout à fait de la
même façon dans les bronches, d'un changement de registre de la
respiration. Dégagé par la double action de l'oxygène et de la morphine,
le souffle de ma grand'mère ne peinait plus, ne geignait plus, mais vif,
léger, glissait, patineur, vers le fluide délicieux. Peut-être à
l'haleine, insensible comme celle du vent dans la flûte d'un roseau, se
mêlait-il, dans ce chant, quelques-uns de ces soupirs plus humains qui,
libérés à l'approche de la mort, font croire à des impressions de
souffrance ou de bonheur chez ceux qui déjà ne sentent plus, et venaient
ajouter un accent plus mélodieux, mais sans changer son rythme, à cette
longue phrase qui s'élevait, montait encore, puis retombait pour
s'élancer de nouveau de la poitrine allégée, à la poursuite de
l'oxygène. Puis, parvenu si haut, prolongé avec tant de force, le chant,
mêlé d'un murmure de supplication dans la volupté, semblait à certains
moments s'arrêter tout à fait comme une source s'épuise.
Françoise, quand elle avait un grand chagrin, éprouvait le besoin si
inutile, mais ne possédait pas l'art si simple, de l'exprimer. Jugeant
ma grand'mère tout à fait perdue, c'était ses impressions à elle,
Françoise, qu'elle tenait à nous faire connaître. Et elle ne savait que
répéter: «Cela me fait quelque chose», du même ton dont elle disait,
quand elle avait pris trop de soupe aux choux: «J'ai comme un poids sur
l'estomac», ce qui dans les deux cas était plus naturel qu'elle ne
semblait le croire. Si faiblement traduit, son chagrin n'en était pas
moins très grand, aggravé d'ailleurs par l'ennui que sa fille, retenue à
Combray (que la jeune Parisienne appelait maintenant la «cambrousse» et
où elle se sentait devenir «pétrousse»), ne pût vraisemblablement
revenir pour la cérémonie mortuaire que Françoise sentait devoir être
quelque chose de superbe. Sachant que nous nous épanchions peu, elle
avait à tout hasard convoqué d'avance Jupien pour tous les soirs de la
semaine. Elle savait qu'il ne serait pas libre à l'heure de
l'enterrement. Elle voulait du moins, au retour, le lui «raconter».
Depuis plusieurs nuits mon père, mon grand-père, un de nos cousins
veillaient et ne sortaient plus de la maison. Leur dévouement continu
finissait par prendre un masque d'indifférence, et l'interminable
oisiveté autour de cette agonie leur faisait tenir ces mêmes propos qui
sont inséparables d'un séjour prolongé dans un wagon de chemin de fer.
D'ailleurs ce cousin (le neveu de ma grand'tante) excitait chez moi
autant d'antipathie qu'il méritait et obtenait généralement d'estime.
On le «trouvait» toujours dans les circonstances graves, et il était si
assidu auprès des mourants que les familles, prétendant qu'il était
délicat de santé, malgré son apparence robuste, sa voix de basse-taille
et sa barbe de sapeur, le conjuraient toujours avec les périphrases
d'usage de ne pas venir à l'enterrement. Je savais d'avance que maman,
qui pensait aux autres au milieu de la plus immense douleur, lui dirait
sous une tout autre forme ce qu'il avait l'habitude de s'entendre
toujours dire:
--Promettez-moi que vous ne viendrez pas «demain». Faites-le pour
«elle». Au moins n'allez pas «là-bas». Elle vous avait demandé de ne pas
venir.
Rien n'y faisait; il était toujours le premier à la «maison», à cause de
quoi on lui avait donné, dans un autre milieu, le surnom, que nous
ignorions, de «ni fleurs ni couronnes». Et avant d'aller à «tout», il
avait toujours «pensé à tout», ce qui lui valait ces mots: «Vous, on ne
vous dit pas merci. »
--Quoi? demanda d'une voix forte mon grand-père qui était devenu un peu
sourd et qui n'avait pas entendu quelque chose que mon cousin venait de
dire à mon père.
--Rien, répondit le cousin. Je disais seulement que j'avais reçu ce
matin une lettre de Combray où il fait un temps épouvantable et ici un
soleil trop chaud.
--Et pourtant le baromètre est très bas, dit mon père.
--Où ça dites-vous qu'il fait mauvais temps? demanda mon grand-père.
--A Combray.
--Ah! cela ne m'étonne pas, chaque fois qu'il fait mauvais ici il fait
beau à Combray, et _vice versa_. Mon Dieu! vous parlez de Combray:
a-t-on pensé à prévenir Legrandin?
--Oui, ne vous tourmentez pas, c'est fait, dit mon cousin dont les joues
bronzées par une barbe trop forte sourirent imperceptiblement de la
satisfaction d'y avoir pensé.
A ce moment, mon père se précipita, je crus qu'il y avait du mieux ou du
pire. C'était seulement le docteur Dieulafoy qui venait d'arriver. Mon
père alla le recevoir dans le salon voisin, comme l'acteur qui doit
venir jouer. On l'avait fait demander non pour soigner, mais pour
constater, en espèce de notaire. Le docteur Dieulafoy a pu en effet être
un grand médecin, un professeur merveilleux; à ces rôles divers où il
excella, il en joignait un autre dans lequel il fut pendant quarante ans
sans rival, un rôle aussi original que le raisonneur, le scaramouche ou
le père noble, et qui était de venir constater l'agonie ou la mort. Son
nom déjà présageait la dignité avec laquelle il tiendrait l'emploi, et
quand la servante disait: M. Dieulafoy, on se croyait chez Molière. A la
dignité de l'attitude concourait sans se laisser voir la souplesse d'une
taille charmante. Un visage en soi-même trop beau était amorti par la
convenance à des circonstances douloureuses. Dans sa noble redingote
noire, le professeur entrait, triste sans affectation, ne donnait pas
une seule condoléance qu'on eût pu croire feinte et ne commettait pas
non plus la plus légère infraction au tact. Aux pieds d'un lit de mort,
c'était lui et non le duc de Guermantes qui était le grand seigneur.
Après avoir regardé ma grand'mère sans la fatiguer, et avec un excès de
réserve qui était une politesse au médecin traitant, il dit à voix basse
quelques mots à mon père, s'inclina respectueusement devant ma mère, à
qui je sentis que mon père se retenait pour ne pas dire: «Le professeur
Dieulafoy». Mais déjà celui-ci avait détourné la tête, ne voulant pas
importuner, et sortit de la plus belle façon du monde, en prenant
simplement le cachet qu'on lui remit. Il n'avait pas eu l'air de le
voir, et nous-mêmes nous demandâmes un moment si nous le lui avions
remis tant il avait mis de la souplesse d'un prestidigitateur à le faire
disparaître, sans pour cela perdre rien de sa gravité plutôt accrue de
grand consultant à la longue redingote à revers de soie, à la belle tête
pleine d'une noble commisération. Sa lenteur et sa vivacité montraient
que, si cent visites l'attendaient encore, il ne voulait pas avoir l'air
pressé. Car il était le tact, l'intelligence et la bonté mêmes. Cet
homme éminent n'est plus. D'autres médecins, d'autres professeurs ont pu
l'égaler, le dépasser peut-être. Mais l'«emploi» où son savoir, ses dons
physiques, sa haute éducation le faisaient triompher, n'existe plus,
faute de successeurs qui aient su le tenir. Maman n'avait même pas
aperçu M. Dieulafoy, tout ce qui n'était pas ma grand'mère n'existant
pas. Je me souviens (et j'anticipe ici) qu'au cimetière, où on la vit,
comme une apparition surnaturelle, s'approcher timidement de la tombe et
semblant regarder un être envolé qui était déjà loin d'elle, mon père
lui ayant dit: «Le père Norpois est venu à la maison, à l'église, au
cimetière, il a manqué une commission très importante pour lui, tu
devrais lui dire un mot, cela le toucherait beaucoup», ma mère, quand
l'ambassadeur s'inclina vers elle, ne put que pencher avec douceur son
visage qui n'avait pas pleuré. Deux jours plus tôt--et pour anticiper
encore avant de revenir à l'instant même auprès du lit où la malade
agonisait--pendant qu'on veillait ma grand'mère morte, Françoise, qui,
ne niant pas absolument les revenants, s'effrayait au moindre bruit,
disait: «Il me semble que c'est elle. » Mais au lieu d'effroi, c'était
une douceur infinie que ces mots éveillèrent chez ma mère qui aurait
tant voulu que les morts revinssent, pour avoir quelquefois sa mère
auprès d'elle.
Pour revenir maintenant à ces heures de l'agonie:
--Vous savez ce que ses soeurs nous ont télégraphié? demanda mon
grand-père à mon cousin.
--Oui, Beethoven, on m'a dit; c'est à encadrer, cela ne m'étonne pas.
--Ma pauvre femme qui les aimait tant, dit mon grand-père en essuyant
une larme. Il ne faut pas leur en vouloir. Elles sont folles à lier, je
l'ai toujours dit. Qu'est-ce qu'il y a, on ne donne plus d'oxygène?
Ma mère dit:
--Mais, alors, maman va recommencer à mal respirer.
Le médecin répondit:
--Oh! non, l'effet de l'oxygène durera encore un bon moment, nous
recommencerons tout à l'heure.
Il me semblait qu'on n'aurait pas dit cela pour une mourante; que, si ce
bon effet devait durer, c'est qu'on pouvait quelque chose sur sa vie. Le
sifflement de l'oxygène cessa pendant quelques instants. Mais la plainte
heureuse de la respiration jaillissait toujours, légère, tourmentée,
inachevée, sans cesse recommençante. Par moments, il semblait que tout
fût fini, le souffle s'arrêtait, soit par ces mêmes changements
d'octaves qu'il y a dans la respiration d'un dormeur, soit par une
intermittence naturelle, un effet de l'anesthésie, le progrès de
l'asphyxie, quelque défaillance du coeur. Le médecin reprit le pouls de
ma grand'mère, mais déjà, comme si un affluent venait apporter son
tribut au courant asséché, un nouveau chant s'embranchait à la phrase
interrompue. Et celle-ci reprenait à un autre diapason, avec le même
élan inépuisable. Qui sait si, sans même que ma grand'mère en eût
conscience, tant d'états heureux et tendres comprimés par la souffrance
ne s'échappaient pas d'elle maintenant comme ces gaz plus légers qu'on
refoula longtemps? On aurait dit que tout ce qu'elle avait à nous dire
s'épanchait, que c'était à nous qu'elle s'adressait avec cette
prolixité, cet empressement, cette effusion. Au pied du lit, convulsée
par tous les souffles de cette agonie, ne pleurant pas mais par moments
trempée de larmes, ma mère avait la désolation sans pensée d'un
feuillage que cingle la pluie et retourne le vent. On me fit m'essuyer
les yeux avant que j'allasse embrasser ma grand'mère.
--Mais je croyais qu'elle ne voyait plus, dit mon père.
--On ne peut jamais savoir, répondit le docteur.
Quand mes lèvres la touchèrent, les mains de ma grand'mère s'agitèrent,
elle fut parcourue tout entière d'un long frisson, soit réflexe, soit
que certaines tendresses aient leur hyperesthésie qui reconnaît à
travers le voile de l'inconscience ce qu'elles n'ont presque pas besoin
des sens pour chérir. Tout d'un coup ma grand'mère se dressa à demi, fit
un effort violent, comme quelqu'un qui défend sa vie. Françoise ne put
résister à cette vue et éclata en sanglots. Me rappelant ce que le
médecin avait dit, je voulus la faire sortir de la chambre. A ce moment,
ma grand'mère ouvrit les yeux. Je me précipitai sur Françoise pour
cacher ses pleurs, pendant que mes parents parleraient à la malade. Le
bruit de l'oxygène s'était tu, le médecin s'éloigna du lit. Ma
grand'mère était morte.
Quelques heures plus tard, Françoise put une dernière fois et sans les
faire souffrir peigner ces beaux cheveux qui grisonnaient seulement et
jusqu'ici avaient semblé être moins âgés qu'elle. Mais maintenant, au
contraire, ils étaient seuls à imposer la couronne de la vieillesse sur
le visage redevenu jeune d'où avaient disparu les rides, les
contractions, les empâtements, les tensions, les fléchissements que,
depuis tant d'années, lui avait ajoutés la souffrance. Comme au temps
lointain où ses parents lui avaient choisi un époux, elle avait les
traits délicatement tracés par la pureté et la soumission, les joues
brillantes d'une chaste espérance, d'un rêve de bonheur, même d'une
innocente gaieté, que les années avaient peu à peu détruits. La vie en
se retirant venait d'emporter les désillusions de la vie. Un sourire
semblait posé sur les lèvres de ma grand'mère. Sur ce lit funèbre, la
mort, comme le sculpteur du moyen âge, l'avait couchée sous l'apparence
d'une jeune fille.
CHAPITRE DEUXIÈME
VISITE D'ALBERTINE. PERSPECTIVE D'UN RICHE MARIAGE POUR QUELQUES AMIS DE
SAINT-LOUP. L'ESPRIT DES GUERMANTES DEVANT LA PRINCESSE DE PARME.
ÉTRANGE VISITE A M. DE CHARLUS. JE COMPRENDS DE MOINS EN MOINS SON
CARACTÈRE. LES SOULIERS ROUGES DE LA DUCHESSE.
Bien que ce fût simplement un dimanche d'automne, je venais de renaître,
l'existence était intacte devant moi, car dans la matinée, après une
série de jours doux, il avait fait un brouillard froid qui ne s'était
levé que vers midi. Or, un changement de temps suffit à recréer le monde
et nous-même. Jadis, quand le vent soufflait dans ma cheminée,
j'écoutais les coups qu'il frappait contre la trappe avec autant
d'émotion que si, pareils aux fameux coups d'archet par lesquels débute
la Symphonie en ut mineur, ils avaient été les appels irrésistibles d'un
mystérieux destin. Tout changement à vue de la nature nous offre une
transformation semblable, en adaptant au mode nouveau des choses nos
désirs harmonisés. La brume, dès le réveil, avait fait de moi, au lieu
de l'être centrifuge qu'on est par les beaux jours, un homme replié,
désireux du coin du feu et du lit partagé, Adam frileux en quête d'une
Ève sédentaire, dans ce monde différent.
Entre la couleur grise et douce d'une campagne matinale et le goût d'une
tasse de chocolat, je faisais tenir toute l'originalité de la vie
physique, intellectuelle et morale que j'avais apportée une année
environ auparavant à Doncières, et qui, blasonnée de la forme oblongue
d'une colline pelée--toujours présente même quand elle était
invisible--formait en moi une série de plaisirs entièrement distincts de
tous autres, indicibles à des amis en ce sens que les impressions
richement tissées les unes dans les autres qui les orchestraient les
caractérisaient bien plus pour moi et à mon insu que les faits que
j'aurais pu raconter. A ce point de vue le monde nouveau dans lequel le
brouillard de ce matin m'avait plongé était un monde déjà connu de moi
(ce qui ne lui donnait que plus de vérité), et oublié depuis quelque
temps (ce qui lui rendait toute sa fraîcheur). Et je pus regarder
quelques-uns des tableaux de bruine que ma mémoire avait acquis,
notamment des «Matin à Doncières», soit le premier jour au quartier,
soit, une autre fois, dans un château voisin où Saint-Loup m'avait
emmené passer vingt-quatre heures, de la fenêtre dont j'avais soulevé
les rideaux à l'aube, avant de me recoucher, dans le premier un
cavalier, dans le second (à la mince lisière d'un étang et d'un bois
dont tout le reste était englouti dans la douceur uniforme et liquide de
la brume) un cocher en train d'astiquer une courroie, m'étaient apparus
comme ces rares personnages, à peine distincts pour l'oeil obligé de
s'adapter au vague mystérieux des pénombres, qui émergent d'une fresque
effacée.
C'est de mon lit que je regardais aujourd'hui ces souvenirs, car je
m'étais recouché pour attendre le moment où, profitant de l'absence de
mes parents, partis pour quelques jours à Combray, je comptais ce soir
même aller entendre une petite pièce qu'on jouait chez Mme de
Villeparisis. Eux revenus, je n'aurais peut-être osé le faire; ma mère,
dans les scrupules de son respect pour le souvenir de ma grand'mère,
voulait que les marques de regret qui lui étaient données le fussent
librement, sincèrement; elle ne m'aurait pas défendu cette sortie, elle
l'eût désapprouvée. De Combray au contraire, consultée, elle ne m'eût
pas répondu par un triste: «Fais ce que tu veux, tu es assez grand pour
savoir ce que tu dois faire», mais se reprochant de m'avoir laissé seul
à Paris, et jugeant mon chagrin d'après le sien, elle eût souhaité pour
lui des distractions qu'elle se fût refusées à elle-même et qu'elle se
persuadait que ma grand'mère, soucieuse avant tout de ma santé et de mon
équilibre nerveux, m'eût conseillées.
Depuis le matin on avait allumé le nouveau calorifère à eau. Son bruit
désagréable, qui poussait de temps à autre une sorte de hoquet, n'avait
aucun rapport avec mes souvenirs de Doncières. Mais sa rencontre
prolongée avec eux en moi, cet après-midi, allait lui faire contracter
avec eux une affinité telle que, chaque fois que (un peu) déshabitué de
lui j'entendrais de nouveau le chauffage central, il me les
rappellerait.
Il n'y avait à la maison que Françoise. Le jour gris, tombant comme une
pluie fine, tissait sans arrêt de transparents filets dans lesquels les
promeneurs dominicaux semblaient s'argenter. J'avais rejeté à mes pieds
le _Figaro_ que tous les jours je faisais acheter consciencieusement
depuis que j'y avais envoyé un article qui n'y avait pas paru; malgré
l'absence de soleil, l'intensité du jour m'indiquait que nous n'étions
encore qu'au milieu de l'après-midi. Les rideaux de tulle de la
fenêtre, vaporeux et friables comme ils n'auraient pas été par un beau
temps, avaient ce même mélange de douceur et de cassant qu'ont les ailes
de libellules et les verres de Venise. Il me pesait d'autant plus d'être
seul ce dimanche-là que j'avais fait porter le matin une lettre à Mlle
de Stermaria. Robert de Saint-Loup, que sa mère avait réussi à faire
rompre, après de douloureuses tentatives avortées, avec sa maîtresse, et
qui depuis ce moment avait été envoyé au Maroc pour oublier celle qu'il
n'aimait déjà plus depuis quelque temps, m'avait écrit un mot, reçu la
veille, où il m'annonçait sa prochaine arrivée en France pour un congé
très court. Comme il ne ferait que toucher barre à Paris (où sa famille
craignait sans doute de le voir renouer avec Rachel), il m'avertissait,
pour me montrer qu'il avait pensé à moi, qu'il avait rencontré à Tanger
Mlle ou plutôt Mme de Stermaria, car elle avait divorcé après trois mois
de mariage. Et Robert se souvenant de ce que je lui avais dit à Balbec
avait demandé de ma part un rendez-vous à la jeune femme. Elle dînerait
très volontiers avec moi, lui avait-elle répondu, un des jours que,
avant de regagner la Bretagne, elle passerait à Paris. Il me disait de
me hâter d'écrire à Mme de Stermaria, car elle était certainement
arrivée. La lettre de Saint-Loup ne m'avait pas étonné, bien que je
n'eusse pas reçu de nouvelles de lui depuis qu'au moment de la maladie
de ma grand'mère il m'eût accusé de perfidie et de trahison. J'avais
très bien compris alors ce qui s'était passé. Rachel, qui aimait à
exciter sa jalousie--elle avait des raisons accessoires aussi de m'en
vouloir--avait persuadé à son amant que j'avais fait des tentatives
sournoises pour avoir, pendant l'absence de Robert, des relations avec
elle. Il est probable qu'il continuait à croire que c'était vrai, mais
il avait cessé d'être épris d'elle, de sorte que, vrai ou non, ce lui
était devenu parfaitement égal et que notre amitié seule subsistait.
Quand, une fois que je l'eus revu, je voulus essayer de lui parler de
ses reproches, il eut seulement un bon et tendre sourire par lequel il
avait l'air de s'excuser, puis il changea de conversation. Ce n'est pas
qu'il ne dût un peu plus tard, à Paris, revoir quelquefois Rachel. Les
créatures qui ont joué un grand rôle dans notre vie, il est rare
qu'elles en sortent tout d'un coup d'une façon définitive. Elles
reviennent s'y poser par moments (au point que certains croient à un
recommencement d'amour) avant de la quitter à jamais. La rupture de
Saint-Loup avec Rachel lui était très vite devenue moins douloureuse,
grâce au plaisir apaisant que lui apportaient les incessantes demandes
d'argent de son amie. La jalousie, qui prolonge l'amour, ne peut pas
contenir beaucoup plus de choses que les autres formes de l'imagination.
Si l'on emporte, quand on part en voyage, trois ou quatre images qui du
reste se perdront en route (les lys et les anémones du Ponte Vecchio,
l'église persane dans les brumes, etc. ), la malle est déjà bien pleine.
Quand on quitte une maîtresse, on voudrait bien, jusqu'à ce qu'on l'ait
un peu oubliée, qu'elle ne devînt pas la possession de trois ou quatre
entreteneurs possibles et qu'on se figure, c'est-à-dire dont on est
jaloux: tous ceux qu'on ne se figure pas ne sont rien. Or, les demandes
d'argent fréquentes d'une maîtresse quittée ne vous donnent pas plus une
idée complète de sa vie que des feuilles de température élevée ne
donneraient de sa maladie. Mais les secondes seraient tout de même un
signe qu'elle est malade et les premières fournissent une présomption,
assez vague il est vrai, que la délaissée ou délaisseuse n'a pas dû
trouver grand'chose comme riche protecteur. Aussi chaque demande
est-elle accueillie avec la joie que produit une accalmie dans la
souffrance du jaloux, et suivie immédiatement d'envois d'argent, car on
veut qu'elle ne manque de rien, sauf d'amants (d'un des trois amants
qu'on se figure), le temps de se rétablir un peu soi-même et de pouvoir
apprendre sans faiblesse le nom du successeur. Quelquefois Rachel revint
assez tard dans la soirée pour demander à son ancien amant la permission
de dormir à côté de lui jusqu'au matin. C'était une grande douceur pour
Robert, car il se rendait compte combien ils avaient tout de même vécu
intimement ensemble, rien qu'à voir que, même s'il prenait à lui seul
une grande moitié du lit, il ne la dérangeait en rien pour dormir. Il
comprenait qu'elle était près de son corps, plus commodément qu'elle
n'eût été ailleurs, qu'elle se retrouvait à son côté--fût-ce à
l'hôtel--comme dans une chambre anciennement connue où l'on a ses
habitudes, où on dort mieux. Il sentait que ses épaules, ses jambes,
tout lui, étaient pour elle, même quand il remuait trop par insomnie ou
travail à faire, de ces choses si parfaitement usuelles qu'elles ne
peuvent gêner et que leur perception ajoute encore à la sensation du
repos.
Pour revenir en arrière, j'avais été d'autant plus troublé par la lettre
de Robert que je lisais entre les lignes ce qu'il n'avait pas osé écrire
plus explicitement. «Tu peux très bien l'inviter en cabinet particulier,
me disait-il. C'est une jeune personne charmante, d'un délicieux
caractère, vous vous entendrez parfaitement et je suis certain d'avance
que tu passeras une très bonne soirée. » Comme mes parents rentraient à
la fin de la semaine, samedi ou dimanche, et qu'après je serais forcé de
dîner tous les soirs à la maison, j'avais aussitôt écrit à Mme de
Stermaria pour lui proposer le jour qu'elle voudrait, jusqu'à vendredi.
On avait répondu que j'aurais une lettre, vers huit heures, ce soir
même. Je l'aurais atteint assez vite si j'avais eu pendant l'après-midi
qui me séparait de lui le secours d'une visite. Quand les heures
s'enveloppent de causeries, on ne peut plus les mesurer, même les voir,
elles s'évanouissent, et tout d'un coup c'est bien loin du point où il
vous avait échappé que reparaît devant votre attention le temps agile et
escamoté. Mais si nous sommes seuls, la préoccupation, en ramenant
devant nous le moment encore éloigné et sans cesse attendu, avec la
fréquence et l'uniformité d'un tic tac, divise ou plutôt multiplie les
heures par toutes les minutes qu'entre amis nous n'aurions pas comptées.
Et confrontée, par le retour incessant de mon désir, à l'ardent plaisir
que je goûterais dans quelques jours seulement, hélas! avec Mme de
Stermaria, cette après-midi, que j'allais achever seul, me paraissait
bien vide et bien mélancolique.
Par moments, j'entendais le bruit de l'ascenseur qui montait, mais il
était suivi d'un second bruit, non celui que j'espérais: l'arrêt à mon
étage, mais d'un autre fort différent que l'ascenseur faisait pour
continuer sa route élancée vers les étages supérieurs et qui, parce
qu'il signifia si souvent la désertion du mien quand j'attendais une
visite, est resté pour moi plus tard, même quand je n'en désirais plus
aucune, un bruit par lui-même douloureux, où résonnait comme une
sentence d'abandon. Lasse, résignée, occupée pour plusieurs heures
encore à sa tâche immémoriale, la grise journée filait sa passementerie
de nacre et je m'attristais de penser que j'allais rester seul en tête à
tête avec elle qui ne me connaissait pas plus qu'une, ouvrière qui,
installée près de la fenêtre pour voir plus clair en faisant sa besogne,
ne s'occupe nullement de la personne présente dans la chambre. Tout d'un
coup, sans que j'eusse entendu sonner, Françoise vint ouvrir la porte,
introduisant Albertine qui entra souriante, silencieuse, replète,
contenant dans la plénitude de son corps, préparés pour que je
continuasse à les vivre, venus vers moi, les jours passés dans ce Balbec
où je n'étais jamais retourné. Sans doute, chaque fois que nous
revoyons une personne avec qui nos rapports--si insignifiants
soient-ils--se trouvent changés, c'est comme une confrontation de deux
époques. Il n'y a pas besoin pour cela qu'une ancienne maîtresse vienne
nous voir en amie, il suffit de la visite à Paris de quelqu'un que nous
avons connu dans l'au-jour-le-jour d'un certain genre de vie, et que
cette vie ait cessé, fût-ce depuis une semaine seulement. Sur chaque
trait rieur, interrogatif et gêné du visage d'Albertine, je pouvais
épeler ces questions: «Et Madame de Villeparisis? Et le maître de danse?
Et le pâtissier? » Quand elle s'assit, son dos eut l'air de dire: «Dame,
il n'y a pas de falaise ici, vous permettez que je m'asseye tout de même
près de vous, comme j'aurais fait à Balbec? » Elle semblait une
magicienne me présentant un miroir du Temps. En cela elle était pareille
à tous ceux que nous revoyons rarement, mais qui jadis vécurent plus
intimement avec nous. Mais avec Albertine il n'y avait que cela. Certes,
même à Balbec, dans nos rencontres quotidiennes j'étais toujours surpris
en l'apercevant tant elle était journalière. Mais maintenant on avait
peine à la reconnaître. Dégagés de la vapeur rose qui les baignait, ses
traits avaient sailli comme une statue. Elle avait un autre visage, ou
plutôt elle avait enfin un visage; son corps avait grandi. Il ne restait
presque plus rien de la gaine où elle avait été enveloppée et sur la
surface de laquelle à Balbec sa forme future se dessinait à peine.
Albertine, cette fois, rentrait à Paris plus tôt que de coutume.
D'ordinaire elle n'y arrivait qu'au printemps, de sorte que, déjà
troublé depuis quelques semaines par les orages sur les premières
fleurs, je ne séparais pas, dans le plaisir que j'avais, le retour
d'Albertine et celui de la belle saison. Il suffisait qu'on me dise
qu'elle était à Paris et qu'elle était passée chez moi pour que je la
revisse comme une rose au bord de la mer. Je ne sais trop si c'était le
désir de Balbec ou d'elle qui s'emparait de moi alors, peut-être le
désir d'elle étant lui-même une forme paresseuse, lâche et incomplète de
posséder Balbec, comme si posséder matériellement une chose, faire sa
résidence d'une ville, équivalait à la posséder spirituellement. Et
d'ailleurs, même matériellement, quand elle était non plus balancée par
mon imagination devant l'horizon marin, mais immobile auprès de moi,
elle me semblait souvent une bien pauvre rose devant laquelle j'aurais
bien voulu fermer les yeux pour ne pas voir tel défaut des pétales et
pour croire que je respirais sur la plage.
Je peux le dire ici, bien que je ne susse pas alors ce qui ne devait
arriver que dans la suite. Certes, il est plus raisonnable de sacrifier
sa vie aux femmes qu'aux timbres-poste, aux vieilles tabatières, même
aux tableaux et aux statues. Seulement l'exemple des autres collections
devrait nous avertir de changer, de n'avoir pas une seule femme, mais
beaucoup. Ces mélanges charmants qu'une jeune fille fait avec une plage,
avec la chevelure tressée d'une statue d'église, avec une estampe, avec
tout ce à cause de quoi on aime en l'une d'elles, chaque fois qu'elle
entre, un tableau charmant, ces mélanges ne sont pas très stables. Vivez
tout à fait avec la femme et vous ne verrez plus rien de ce qui vous l'a
fait aimer; certes les deux éléments désunis, la jalousie peut à nouveau
les rejoindre. Si après un long temps de vie commune je devais finir par
ne plus voir en Albertine qu'une femme ordinaire, quelque intrigue
d'elle avec un être qu'elle eût aimé à Balbec eût peut-être suffi pour
réincorporer en elle et amalgamer la plage et le déferlement du flot.
Seulement ces mélanges secondaires ne ravissant plus nos yeux, c'est à
notre coeur qu'ils sont sensibles et funestes. On ne peut sous une forme
si dangereuse trouver souhaitable le renouvellement du miracle. Mais
j'anticipe les années. Et je dois seulement ici regretter de n'être pas
resté assez sage pour avoir eu simplement ma collection de femmes comme
on a des lorgnettes anciennes, jamais assez nombreuses derrière une
vitrine où toujours une place vide attend une lorgnette nouvelle et plus
rare.
Contrairement à l'ordre habituel de ses villégiatures, cette année elle
venait directement de Balbec et encore y était-elle restée bien moins
tard que d'habitude. Il y avait longtemps que je ne l'avais vue. Et
comme je ne connaissais pas, même de nom, les personnes qu'elle
fréquentait à Paris, je ne savais rien d'elle pendant les périodes où
elle restait sans venir me voir. Celles-ci étaient souvent assez
longues. Puis, un beau jour, surgissait brusquement Albertine dont les
roses apparitions et les silencieuses visites me renseignaient assez peu
sur ce qu'elle avait pu faire dans leur intervalle, qui restait plongé
dans cette obscurité de sa vie que mes yeux ne se souciaient guère de
percer.
Cette fois-ci pourtant, certains signes semblaient indiquer que des
choses nouvelles avaient dû se passer dans cette vie.
a fallu beaucoup, même en plein XIXe, pour que Renoir fût salué grand
artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original,
l'artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par
leur peinture, par leur prose, n'est pas toujours agréable. Quand il est
terminé, le praticien nous dit: Maintenant regardez. Et voici que le
monde (qui n'a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu'un artiste
original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l'ancien,
mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de
celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous
refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir,
et l'eau, et le ciel: nous avons envie de nous promener dans la forêt
pareille à celle qui le premier jour nous semblait tout excepté une
forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où
manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l'univers
nouveau et périssable qui vient d'être créé. Il durera jusqu'à la
prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou
un nouvel écrivain originaux.
Celui qui avait remplacé pour moi Bergotte me lassait non par
l'incohérence mais par la nouveauté, parfaitement cohérente, de rapports
que je n'avais pas l'habitude de suivre. Le point, toujours le même, où
je me sentait retomber, indiquait l'identité de chaque tour de force à
faire. Du reste, quand une fois sur mille je pouvais suivre l'écrivain
jusqu'au bout de sa phrase, ce que je voyais était toujours d'une
drôlerie, d'une vérité, d'un charme, pareils à ceux que j'avais trouvés
jadis dans la lecture de Bergotte, mais plus délicieux. Je songeais
qu'il n'y avait pas tant d'années qu'un même renouvellement du monde,
pareil à celui que j'attendais de son successeur, c'était Bergotte qui
me l'avait apporté. Et j'arrivais à me demander s'il y avait quelque
vérité en cette distinction que nous faisons toujours entre l'art, qui
n'est pas plus avancé qu'au temps d'Homère, et la science aux progrès
continus. Peut-être l'art ressemblait-il au contraire en cela à la
science; chaque nouvel écrivain original me semblait en progrès sur
celui qui l'avait précédé; et qui me disait que dans vingt ans, quand je
saurais accompagner sans fatigue le nouveau d'aujourd'hui, un autre ne
surviendrait pas devant qui l'actuel filerait rejoindre Bergotte?
Je parlai à ce dernier du nouvel écrivain. Il me dégoûta de lui moins en
m'assurant que son art était rugueux, facile et vide, qu'en me racontant
l'avoir vu, ressemblant, au point de s'y méprendre, à Bloch.
Cette image se profila désormais sur les pages écrites et je ne me crus
plus astreint à la peine de comprendre. Si Bergotte m'avait mal parlé de
lui, c'était moins, je crois, par jalousie de son insuccès que par
ignorance de son oeuvre. Il ne lisait presque rien. Déjà la plus grande
partie de sa pensée avait passé de son cerveau dans ses livres. Il était
amaigri comme s'il avait été opéré d'eux. Son instinct reproducteur ne
l'induisait plus à l'activité, maintenant qu'il avait produit au dehors
presque tout ce qu'il pensait. Il menait la vie végétative d'un
convalescent, d'une accouchée; ses beaux yeux restaient immobiles,
vaguement éblouis, comme les yeux d'un homme étendu au bord de la mer
qui dans une vague rêverie regarde seulement chaque petit flot.
D'ailleurs si j'avais moins d'intérêt à causer avec lui que je n'aurais
eu jadis, de cela je n'éprouvais pas de remords. Il était tellement
homme d'habitude que les plus simples comme les plus luxueuses, une fois
qu'il les avait prises, lui devenaient indispensables pendant un certain
temps. Je ne sais ce qui le fit venir une première fois, mais ensuite
chaque jour ce fut pour la raison qu'il était venu la veille. Il
arrivait à la maison comme il fût allé au café, pour qu'on ne lui parlât
pas, pour qu'il pût--bien rarement--parler, de sorte qu'on aurait pu en
somme trouver un signe qu'il fût ému de notre chagrin ou prît plaisir à
se trouver avec moi, si l'on avait voulu induire quelque chose d'une
telle assiduité. Elle n'était pas indifférente à ma mère, sensible à
tout ce qui pouvait être considéré comme un hommage à sa malade. Et tous
les jours elle me disait: «Surtout n'oublie pas de bien le remercier. »
Nous eûmes--discrète attention de femme, comme le goûter que nous sert
entre deux séances de pose la compagne d'un peintre,--supplément à titre
gracieux de celles que nous faisait son mari, la visite de Mme Cottard.
Elle venait nous offrir sa «camériste», si nous aimions le service d'un
homme, allait se «mettre en campagne» et mieux, devant nos refus, nous
dit qu'elle espérait du moins que ce n'était pas là de notre part une
«défaite», mot qui dans son monde signifie un faux prétexte pour ne pas
accepter une invitation. Elle nous assura que le professeur, qui ne
parlait jamais chez lui de ses malades, était aussi triste que s'il
s'était agi d'elle-même. On verra plus tard que même si cela eût été
vrai, cela eût été à la fois bien peu et beaucoup, de la part du plus
infidèle et plus reconnaissant des maris.
Des offres aussi utiles, et infiniment plus touchantes par la manière
(qui était un mélange de la plus haute intelligence, du plus grand
coeur, et d'un rare bonheur d'expression), me furent adressées par le
grand-duc héritier de Luxembourg. Je l'avais connu à Balbec où il était
venu voir une de ses tantes, la princesse de Luxembourg, alors qu'il
n'était encore que comte de Nassau. Il avait épousé quelques mois après
la ravissante fille d'une autre princesse de Luxembourg, excessivement
riche parce qu'elle était la fille unique d'un prince à qui appartenait
une immense affaire de farines. Sur quoi le grand-duc de Luxembourg,
qui n'avait pas d'enfants et qui adorait son neveu Nassau, avait fait
approuver par la Chambre qu'il fût déclaré grand-duc héritier. Comme
dans tous les mariages de ce genre, l'origine de la fortune est
l'obstacle, comme elle est aussi la cause efficiente. Je me rappelais ce
comte de Nassau comme un des plus remarquables jeunes gens que j'aie
rencontrés, déjà dévoré alors d'un sombre et éclatant amour pour sa
fiancée. Je fus très touché des lettres qu'il ne cessa de m'écrire
pendant la maladie de ma grand'mère, et maman elle-même, émue, reprenait
tristement un mot de sa mère: Sévigné n'aurait pas mieux dit. Le sixième
jour, maman, pour obéir aux prières de grand'mère, dut la quitter un
moment et faire semblant d'aller se reposer. J'aurais voulu, pour que ma
grand'mère s'endormît, que Françoise restât sans bouger. Malgré mes
supplications, elle sortit de la chambre; elle aimait ma grand'mère;
avec sa clairvoyance et son pessimisme elle la jugeait perdue. Elle
aurait donc voulu lui donner tous les soins possibles. Mais on venait de
dire qu'il y avait un ouvrier électricien, très ancien dans sa maison,
beau-frère de son patron, estimé dans notre immeuble où il venait
travailler depuis de longues années, et surtout de Jupien. On avait
commandé cet ouvrier avant que ma grand'mère tombât malade. Il me
semblait qu'on eût pu le faire repartir ou le laisser attendre. Mais le
protocole de Françoise ne le permettait pas, elle aurait manqué de
délicatesse envers ce brave homme, l'état de ma grand'mère ne comptait
plus. Quand au bout d'un quart d'heure, exaspéré, j'allai la chercher à
la cuisine, je la trouvai causant avec lui sur le «carré» de l'escalier
de service, dont la porte était ouverte, procédé qui avait l'avantage de
permettre, si l'un de nous arrivait, de faire semblant qu'on allait se
quitter, mais l'inconvénient d'envoyer d'affreux courants d'air.
Françoise quitta donc l'ouvrier, non sans lui avoir encore crié
quelques compliments, qu'elle avait oubliés, pour sa femme et son
beau-frère. Souci caractéristique de Combray, de ne pas manquer à la
délicatesse, que Françoise portait jusque dans la politique extérieure.
Les niais s'imaginent que les grosses dimensions des phénomènes sociaux
sont une excellente occasion de pénétrer plus avant dans l'âme humaine;
ils devraient au contraire comprendre que c'est en descendant en
profondeur dans une individualité qu'ils auraient chance de comprendre
ces phénomènes. Françoise avait mille fois répété au jardinier de
Combray que la guerre est le plus insensé des crimes et que rien ne vaut
sinon vivre. Or, quand éclata la guerre russo-japonaise, elle était
gênée, vis-à-vis du czar, que nous ne nous fussions pas mis en guerre
pour aider «les pauvres Russes» «puisqu'on est alliance», disait-elle.
Elle ne trouvait pas cela délicat envers Nicolas II qui avait toujours
eu «de si bonnes paroles pour nous»; c'était un effet du même code qui
l'eût empêchée de refuser à Jupien un petit verre, dont elle savait
qu'il allait «contrarier sa digestion», et qui faisait que, si près de
la mort de ma grand'mère, la même malhonnêteté dont elle jugeait
coupable la France, restée neutre à l'égard du Japon, elle eût cru la
commettre, en n'allant pas s'excuser elle-même auprès de ce bon ouvrier
électricien qui avait pris tant de dérangement.
Nous fûmes heureusement très vite débarrassés de la fille de Françoise
qui eut à s'absenter plusieurs semaines. Aux conseils habituels qu'on
donnait, à Combray, à la famille d'un malade: «Vous n'avez pas essayé
d'un petit voyage, le changement d'air, retrouver l'appétit, etc. . . . »
elle avait ajouté l'idée presque unique qu'elle s'était spécialement
forgée et qu'ainsi elle répétait chaque fois qu'on la voyait, sans se
lasser, et comme pour l'enfoncer dans la tête des autres: «Elle aurait
dû se soigner _radicalement_ dès le début. » Elle ne préconisait pas un
genre de cure plutôt qu'un autre, pourvu que cette cure fût _radicale_.
Quant à Françoise, elle voyait qu'on donnait peu de médicaments à ma
grand'mère. Comme, selon elle, ils ne servent qu'à vous abîmer
l'estomac, elle en était heureuse, mais plus encore humiliée. Elle avait
dans le Midi des cousins--riches relativement--dont la fille, tombée
malade en pleine adolescence, était morte à vingt-trois ans; pendant
quelques années le père et la mère s'étaient ruinés en remèdes, en
docteurs différents, en pérégrinations d'une «station» thermale à une
autre, jusqu'au décès. Or cela paraissait à Françoise, pour ces
parents-là, une espèce de luxe, comme s'ils avaient eu des chevaux de
courses, un château. Eux-mêmes, si affligés qu'ils fussent, tiraient une
certaine vanité de tant de dépenses. Ils n'avaient plus rien, ni surtout
le bien le plus précieux, leur enfant, mais ils aimaient à répéter
qu'ils avaient fait pour elle autant et plus que les gens les plus
riches. Les rayons ultra-violets, à l'action desquels on avait,
plusieurs fois par jour, pendant des mois, soumis la malheureuse, les
flattaient particulièrement. Le père, enorgueilli dans sa douleur par
une espèce de gloire, en arrivait quelquefois à parler de sa fille comme
d'une étoile de l'Opéra pour laquelle il se fût ruiné. Françoise n'était
pas insensible à tant de mise en scène; celle qui entourait la maladie
de ma grand'mère lui semblait un peu pauvre, bonne pour une maladie sur
un petit théâtre de province.
Il y eut un moment où les troubles de l'urémie se portèrent sur les yeux
de ma grand'mère. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. Ses
yeux n'étaient nullement ceux d'une aveugle et restaient les mêmes. Et
je compris seulement qu'elle ne voyait pas, à l'étrangeté d'un certain
sourire d'accueil qu'elle avait dès qu'on ouvrait la porte, jusqu'à ce
qu'on lui eût pris la main pour lui dire bonjour, sourire qui
commençait trop tôt et restait stéréotypé sur ses lèvres, fixe, mais
toujours de face et tâchant à être vu de partout, parce qu'il n'y avait
plus l'aide du regard pour le régler, lui indiquer le moment, la
direction, le mettre au point, le faire varier au fur et à mesure du
changement de place ou d'expression de la personne qui venait d'entrer;
parce qu'il restait seul, sans sourire des yeux qui eût détourné un peu
de lui l'attention du visiteur, et prenait par là, dans sa gaucherie,
une importance excessive, donnant l'impression d'une amabilité exagérée.
Puis la vue revint complètement, des yeux le mal nomade passa aux
oreilles. Pendant quelques jours, ma grand'mère fut sourde. Et comme
elle avait peur d'être surprise par l'entrée soudaine de quelqu'un
qu'elle n'aurait pas entendu venir, à tout moment (bien que couchée du
côté du mur) elle détournait brusquement la tête vers la porte. Mais le
mouvement de son cou était maladroit, car on ne se fait pas en quelques
jours à cette transposition, sinon de regarder les bruits, du moins
d'écouter avec les yeux. Enfin les douleurs diminuèrent, mais l'embarras
de la parole augmenta. On était obligé de faire répéter à ma grand'mère
à peu près tout ce qu'elle disait.
Maintenant ma grand'mère, sentant qu'on ne la comprenait plus, renonçait
à prononcer un seul mot et restait immobile. Quand elle m'apercevait,
elle avait une sorte de sursaut comme ceux qui tout d'un coup manquent
d'air, elle voulait me parler, mais n'articulait que des sons
inintelligibles. Alors, domptée par son impuissance même, elle laissait
retomber sa tête, s'allongeait à plat sur le lit, le visage grave, de
marbre, les mains immobiles sur le drap, ou s'occupant d'une action
toute matérielle comme de s'essuyer les doigts avec son mouchoir. Elle
ne voulait pas penser. Puis elle commença à avoir une agitation
constante. Elle désirait sans cesse se lever. Mais on l'empêchait,
autant qu'on pouvait, de le faire, de peur qu'elle ne se rendît compte
de sa paralysie. Un jour qu'on l'avait laissée un instant seule, je la
trouvai, debout, en chemise de nuit, qui essayait d'ouvrir la fenêtre.
A Balbec, un jour où on avait sauvé malgré elle une veuve qui s'était
jetée à l'eau, elle m'avait dit (mue peut-être par un de ces
pressentiments que nous lisons parfois dans le mystère si obscur
pourtant de notre vie organique, mais où il semble que se reflète
l'avenir) qu'elle ne connaissait pas cruauté pareille à celle d'arracher
une désespérée à la mort qu'elle a voulue et de la rendre à son martyre.
Nous n'eûmes que le temps de saisir ma grand'mère, elle soutint contre
ma mère une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans
un fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint
impassible et elle se mit à enlever soigneusement les poils de fourrure
qu'avait laissés sur sa chemise de nuit un manteau qu'on avait jeté sur
elle.
Son regard changea tout à fait, souvent inquiet, plaintif, hagard, ce
n'était plus son regard d'autrefois, c'était le regard maussade d'une
vieille femme qui radote. . . .
A force de lui demander si elle ne désirait pas être coiffée, Françoise
finit par se persuader que la demande venait de ma grand'mère. Elle
apporta des brosses, des peignes, de l'eau de Cologne, un peignoir. Elle
disait: «Cela ne peut pas fatiguer Madame Amédée, que je la peigne; si
faible qu'on soit on peut toujours être peignée. » C'est-à-dire, on n'est
jamais trop faible pour qu'une autre personne ne puisse, en ce qui la
concerne, vous peigner. Mais quand j'entrai dans la chambre, je vis
entre les mains cruelles de Françoise, ravie comme si elle était en
train de rendre la santé à ma grand'mère, sous l'éplorement d'une
vieille chevelure qui n'avait pas la force de supporter le contact du
peigne, une tête qui, incapable de garder la pose qu'on lui donnait,
s'écroulait dans un tourbillon incessant où l'épuisement des forces
alternait avec la douleur. Je sentis que le moment où Françoise allait
avoir terminé s'approchait et je n'osai pas la hâter en lui disant:
«C'est assez», de peur qu'elle ne me désobéît. Mais en revanche je me
précipitai quand, pour que ma grand'mère vît si elle se trouvait bien
coiffée, Françoise, innocemment féroce, approcha une glace. Je fus
d'abord heureux d'avoir pu l'arracher à temps de ses mains, avant que ma
grand'mère, de qui on avait soigneusement éloigné tout miroir, eût
aperçu par mégarde une image d'elle-même qu'elle ne pouvait se figurer.
Mais, hélas! quand, un instant après, je me penchai vers elle pour
baiser ce beau front qu'on avait tant fatigué, elle me regarda d'un air
étonné, méfiant, scandalisé: elle ne m'avait pas reconnu.
Selon notre médecin c'était un symptôme que la congestion du cerveau
augmentait. Il fallait le dégager.
Cottard hésitait. Françoise espéra un instant qu'on mettrait des
ventouses «clarifiées». Elle en chercha les effets dans mon dictionnaire
mais ne put les trouver. Eût-elle bien dit scarifiées au lieu de
clarifiées qu'elle n'eût pas trouvé davantage cet adjectif, car elle ne
le cherchait pas plus à la lettre _s_ qu'à la lettre _c_; elle disait en
effet clarifiées mais écrivait (et par conséquent croyait que c'était
écrit) «esclarifiées». Cottard, ce qui la déçut, donna, sans beaucoup
d'espoir, la préférence aux sangsues. Quand, quelques heures après,
j'entrai chez ma grand'mère, attachés à sa nuque, à ses tempes, à ses
oreilles, les petits serpents noirs se tordaient dans sa chevelure
ensanglantée, comme dans celle de Méduse. Mais dans son visage pâle et
pacifié, entièrement immobile, je vis grands ouverts, lumineux et
calmes, ses beaux yeux d'autrefois (peut-être encore plus surchargés
d'intelligence qu'ils n'étaient avant sa maladie, parce que, comme elle
ne pouvait pas parler, ne devait pas bouger, c'est à ses yeux seuls
qu'elle confiait sa pensée, la pensée qui tantôt tient en nous une place
immense, nous offrant des trésors insoupçonnés, tantôt semble réduite à
rien, puis peut renaître comme par génération spontanée par quelques
gouttes de sang qu'on tire), ses yeux, doux et liquides comme de
l'huile, sur lesquels le feu rallumé qui brûlait éclairait devant la
malade l'univers reconquis. Son calme n'était plus la sagesse du
désespoir mais de l'espérance. Elle comprenait qu'elle allait mieux,
voulait être prudente, ne pas remuer, et me fit seulement le don d'un
beau sourire pour que je susse qu'elle se sentait mieux, et me pressa
légèrement la main.
Je savais quel dégoût ma grand'mère avait de voir certaines bêtes, à
plus forte raison d'être touchée par elles. Je savais que c'était en
considération d'une utilité supérieure qu'elle supportait les sangsues.
Aussi Françoise m'exaspérait-elle en lui répétant avec ces petits rires
qu'on a avec un enfant qu'on veut faire jouer: «Oh! les petites bébêtes
qui courent sur Madame. » C'était, de plus, traiter notre malade sans
respect, comme si elle était tombée en enfance. Mais ma grand'mère, dont
la figure avait pris la calme bravoure d'un stoïcien, n'avait même pas
l'air d'entendre.
Hélas! aussitôt les sangsues retirées, la congestion reprit de plus en
plus grave. Je fus surpris qu'à ce moment où ma grand'mère était si mal,
Françoise disparût à tout moment. C'est qu'elle s'était commandé une
toilette de deuil et ne voulait pas faire attendre la couturière. Dans
la vie de la plupart des femmes, tout, même le plus grand chagrin,
aboutit à une question d'essayage.
Quelques jours plus tard, comme je dormais, ma mère vint m'appeler au
milieu de la nuit. Avec les douces attentions que, dans les grandes
circonstances, les gens qu'une profonde douleur accable témoignent
fût-ce aux petits ennuis des autres:
--Pardonne-moi de venir troubler ton sommeil, me dit-elle.
--Je ne dormais pas, répondis-je en m'éveillant.
Je le disais de bonne foi. La grande modification qu'amène en nous le
réveil est moins de nous introduire dans la vie claire de la conscience
que de nous faire perdre le souvenir de la lumière un peu plus tamisée
où reposait notre intelligence, comme au fond opalin des eaux. Les
pensées à demi voilées sur lesquelles nous voguions il y a un instant
encore entraînaient en nous un mouvement parfaitement suffisant pour que
nous ayons pu les désigner sous le nom de veille. Mais les réveils
trouvent alors une interférence de mémoire. Peu après, nous les
qualifions sommeil parce que nous ne nous les rappelons plus. Et quand
luit cette brillante étoile, qui, à l'instant du réveil, éclaire
derrière le dormeur son sommeil tout entier, elle lui fait croire
pendant quelques secondes que c'était non du sommeil, mais de la veille;
étoile filante à vrai dire, qui emporte avec sa lumière l'existence
mensongère, mais les aspects aussi du songe et permet seulement à celui
qui s'éveille de se dire: «J'ai dormi. »
D'une voix si douce qu'elle semblait craindre de me faire mal, ma mère
me demanda si cela ne me fatiguerait pas trop de me lever, et me
caressant les mains:
--Mon pauvre petit, ce n'est plus maintenant que sur ton papa et sur ta
maman que tu pourras compter.
Nous entrâmes dans la chambre. Courbée en demi-cercle sur le lit, un
autre être que ma grand'mère, une espèce de bête qui se serait affublée
de ses cheveux et couchée dans ses draps, haletait, geignait, de ses
convulsions secouait les couvertures. Les paupières étaient closes et
c'est parce qu'elles fermaient mal plutôt que parce qu'elles s'ouvraient
qu'elle laissaient voir un coin de prunelle, voilé, chassieux, reflétant
l'obscurité d'une vision organique et d'une souffrance interne. Toute
cette agitation ne s'adressait pas à nous qu'elle ne voyait pas, ni ne
connaissait. Mais si ce n'était plus qu'une bête qui remuait là, ma
grand'mère où était-elle? On reconnaissait pourtant la forme de son nez,
sans proportion maintenant avec le reste de la figure, mais au coin
duquel un grain de beauté restait attaché, sa main qui écartait les
couvertures d'un geste qui eût autrefois signifié que ces couvertures la
gênaient et qui maintenant ne signifiait rien.
Maman me demanda d'aller chercher un peu d'eau et de vinaigre pour
imbiber le front de grand'mère. C'était la seule chose qui la
rafraîchissait, croyait maman qui la voyait essayer d'écarter ses
cheveux. Mais on me fit signe par la porte de venir. La nouvelle que ma
grand'mère était à toute extrémité s'était immédiatement répandue dans
la maison. Un de ces «extras» qu'on fait venir dans les périodes
exceptionnelles pour soulager la fatigue des domestiques, ce qui fait
que les agonies ont quelque chose des fêtes, venait d'ouvrir au duc de
Guermantes, lequel, resté dans l'antichambre, me demandait; je ne pus
lui échapper.
--Je viens, mon cher monsieur, d'apprendre ces nouvelles macabres. Je
voudrais en signe de sympathie serrer la main à monsieur votre père.
Je m'excusai sur la difficulté de le déranger en ce moment. M. de
Guermantes tombait comme au moment où on part en voyage. Mais il sentait
tellement l'importance de la politesse qu'il nous faisait, que cela lui
cachait le reste et qu'il voulait absolument entrer au salon. En
général, il avait l'habitude de tenir à l'accomplissement entier des
formalités dont il avait décidé d'honorer quelqu'un et il s'occupait peu
que les malles fussent faites ou le cercueil prêt.
--Avez-vous fait venir Dieulafoy? Ah! c'est une grave erreur. Et si vous
me l'aviez demandé, il serait venu pour moi, il ne me refuse rien, bien
qu'il ait refusé à la duchesse de Chartres. Vous voyez, je me mets
carrément au-dessus d'une princesse du sang. D'ailleurs devant la mort
nous sommes tous égaux, ajouta-t-il, non pour me persuader que ma
grand'mère devenait son égale, mais ayant peut-être senti qu'une
conversation prolongée relativement à son pouvoir sur Dieulafoy et à sa
prééminence sur la duchesse de Chartres ne serait pas de très bon goût.
Son conseil du reste ne m'étonnait pas. Je savais que, chez les
Guermantes, on citait toujours le nom de Dieulafoy (avec un peu plus de
respect seulement) comme celui d'un «fournisseur» sans rival. Et la
vieille duchesse de Mortemart, née Guermantes (il est impossible de
comprendre pourquoi dès qu'il s'agit d'une duchesse on dit presque
toujours: «la vieille duchesse de» ou tout au contraire, d'un air fin et
Watteau, si elle est jeune, la «petite duchesse de»), préconisait
presque mécaniquement, en clignant de l'oeil, dans les cas graves
«Dieulafoy, Dieulafoy», comme si on avait besoin d'un glacier «Poiré
Blanche» ou pour des petits fours «Rebattet, Rebattet». Mais j'ignorais
que mon père venait précisément de faire demander Dieulafoy.
A ce moment ma mère, qui attendait avec impatience des ballons d'oxygène
qui devaient rendre plus aisée la respiration de ma grand'mère, entra
elle-même dans l'antichambre où elle ne savait guère trouver M. de
Guermantes. J'aurais voulu le cacher n'importe où. Mais persuadé que
rien n'était plus essentiel, ne pouvait d'ailleurs la flatter davantage
et n'était plus indispensable à maintenir sa réputation de parfait
gentilhomme, il me prit violemment par le bras et malgré que je me
défendisse comme contre un viol par des: «Monsieur, monsieur, monsieur»
répétés, il m'entraîna vers maman en me disant: «Voulez-vous me faire le
grand honneur de me présenter à madame votre _mère_? » en déraillant un
peu sur le mot mère. Et il trouvait tellement que l'honneur était pour
elle qu'il ne pouvait s'empêcher de sourire tout en faisant une figure
de circonstance. Je ne pus faire autrement que de le nommer, ce qui
déclancha aussitôt de sa part des courbettes, des entrechats, et il
allait commencer toute la cérémonie complète du salut. Il pensait même
entrer en conversation, mais ma mère, noyée dans sa douleur, me dit de
venir vite, et ne répondit même pas aux phrases de M. de Guermantes qui,
s'attendant à être reçu en visite et se trouvant au contraire laissé
seul dans l'antichambre, eût fini par sortir si, au même moment, il
n'avait vu entrer Saint-Loup arrivé le matin même et accouru aux
nouvelles. «Ah! elle est bien bonne! » s'écria joyeusement le duc en
attrapant son neveu par sa manche qu'il faillit arracher, sans se
soucier de la présence de ma mère qui retraversait l'antichambre.
Saint-Loup n'était pas fâché, je crois, malgré son sincère chagrin,
d'éviter de me voir, étant donné ses dispositions pour moi. Il partit,
entraîné par son oncle qui, ayant quelque chose de très important à lui
dire et ayant failli pour cela partir à Doncières, ne pouvait pas en
croire sa joie d'avoir pu économiser un tel dérangement. «Ah! si on
m'avait dit que je n'avais qu'à traverser la cour et que je te
trouverais ici, j'aurais cru à une vaste blague; comme dirait ton
camarade M. Bloch, c'est assez farce. » Et tout en s'éloignant avec
Robert, qu'il tenait par l'épaule: «C'est égal, répétait-il, on voit
bien que je viens de toucher de la corde de pendu ou tout comme; j'ai
une sacrée veine. » Ce n'est pas que le duc de Guermantes fût mal élevé,
au contraire. Mais il était de ces hommes incapables de se mettre à la
place des autres, de ces hommes ressemblant en cela à la plupart des
médecins et aux croquemorts, et qui, après avoir pris une figure de
circonstance et dit: «ce sont des instants très pénibles», vous avoir au
besoin embrassé et conseillé le repos, ne considèrent plus une agonie
ou un enterrement que comme une réunion mondaine plus ou moins
restreinte où, avec une jovialité comprimée un moment, ils cherchent des
yeux la personne à qui ils peuvent parler de leurs petites affaires,
demander de les présenter à une autre ou «offrir une place» dans leur
voiture pour les «ramener». Le duc de Guermantes, tout en se félicitant
du «bon vent» qui l'avait poussé vers son neveu, resta si étonné de
l'accueil pourtant si naturel de ma mère, qu'il déclara plus tard
qu'elle était aussi désagréable que mon père était poli, qu'elle avait
des «absences» pendant lesquelles elle semblait même ne pas entendre les
choses qu'on lui disait et qu'à son avis elle n'était pas dans son
assiette et peut-être même n'avait pas toute sa tête à elle. Il voulut
bien cependant, à ce qu'on me dit, mettre cela en partie sur le compte
des circonstances et déclarer que ma mère lui avait paru très «affectée»
par cet événement. Mais il avait encore dans les jambes tout le reste
des saluts et révérences à reculons qu'on l'avait empêché de mener à
leur fin et se rendait d'ailleurs si peu compte de ce que c'était que le
chagrin de maman, qu'il demanda, la veille de l'enterrement, si je
n'essayais pas de la distraire.
Un beau-frère de ma grand'mère, qui était religieux, et que je ne
connaissais pas, télégraphia en Autriche où était le chef de son ordre,
et ayant par faveur exceptionnelle obtenu l'autorisation, vint ce
jour-là. Accablé de tristesse, il lisait à côté du lit des textes de
prières et de méditations sans cependant détacher ses yeux en vrille de
la malade. A un moment où ma grand'mère était sans connaissance, la vue
de la tristesse de ce prêtre me fit mal, et je le regardai. Il parut
surpris de ma pitié et il se produisit alors quelque chose de singulier.
Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbé dans une
méditation douloureuse, mais, comprenant que j'allais détourner de lui
les yeux, je vis qu'il avait laissé un petit écart entre ses doigts. Et,
au moment où mes regards le quittaient, j'aperçus son oeil aigu qui
avait profité de cet abri de ses mains pour observer si ma douleur était
sincère. Il était embusqué là comme dans l'ombre d'un confessionnal. Il
s'aperçut que je le voyais et aussitôt clôtura hermétiquement le
grillage qu'il avait laissé entr'ouvert. Je l'ai revu plus tard, et
jamais entre nous il ne fut question de cette minute. Il fut tacitement
convenu que je n'avais pas remarqué qu'il m'épiait. Chez le prêtre comme
chez l'aliéniste, il y a toujours quelque chose du juge d'instruction.
D'ailleurs quel est l'ami, si cher soit-il, dans le passé, commun avec
le nôtre, de qui il n'y ait pas de ces minutes dont nous ne trouvions
plus commode de nous persuader qu'il a dû les oublier?
Le médecin fit une piqûre de morphine et pour rendre la respiration
moins pénible demanda des ballons d'oxygène. Ma mère, le docteur, la
soeur les tenaient dans leurs mains; dès que l'un était fini, on leur en
passait un autre. J'étais sorti un moment de la chambre. Quand je
rentrai je me trouvai comme devant un miracle. Accompagnée en sourdine
par un murmure incessant, ma grand'mère semblait nous adresser un long
chant heureux qui remplissait la chambre, rapide et musical. Je compris
bientôt qu'il n'était guère moins inconscient, qu'il était aussi
purement mécanique, que le râle de tout à l'heure. Peut-être
reflétait-il dans une faible mesure quelque bien-être apporté par la
morphine. Il résultait surtout, l'air ne passant plus tout à fait de la
même façon dans les bronches, d'un changement de registre de la
respiration. Dégagé par la double action de l'oxygène et de la morphine,
le souffle de ma grand'mère ne peinait plus, ne geignait plus, mais vif,
léger, glissait, patineur, vers le fluide délicieux. Peut-être à
l'haleine, insensible comme celle du vent dans la flûte d'un roseau, se
mêlait-il, dans ce chant, quelques-uns de ces soupirs plus humains qui,
libérés à l'approche de la mort, font croire à des impressions de
souffrance ou de bonheur chez ceux qui déjà ne sentent plus, et venaient
ajouter un accent plus mélodieux, mais sans changer son rythme, à cette
longue phrase qui s'élevait, montait encore, puis retombait pour
s'élancer de nouveau de la poitrine allégée, à la poursuite de
l'oxygène. Puis, parvenu si haut, prolongé avec tant de force, le chant,
mêlé d'un murmure de supplication dans la volupté, semblait à certains
moments s'arrêter tout à fait comme une source s'épuise.
Françoise, quand elle avait un grand chagrin, éprouvait le besoin si
inutile, mais ne possédait pas l'art si simple, de l'exprimer. Jugeant
ma grand'mère tout à fait perdue, c'était ses impressions à elle,
Françoise, qu'elle tenait à nous faire connaître. Et elle ne savait que
répéter: «Cela me fait quelque chose», du même ton dont elle disait,
quand elle avait pris trop de soupe aux choux: «J'ai comme un poids sur
l'estomac», ce qui dans les deux cas était plus naturel qu'elle ne
semblait le croire. Si faiblement traduit, son chagrin n'en était pas
moins très grand, aggravé d'ailleurs par l'ennui que sa fille, retenue à
Combray (que la jeune Parisienne appelait maintenant la «cambrousse» et
où elle se sentait devenir «pétrousse»), ne pût vraisemblablement
revenir pour la cérémonie mortuaire que Françoise sentait devoir être
quelque chose de superbe. Sachant que nous nous épanchions peu, elle
avait à tout hasard convoqué d'avance Jupien pour tous les soirs de la
semaine. Elle savait qu'il ne serait pas libre à l'heure de
l'enterrement. Elle voulait du moins, au retour, le lui «raconter».
Depuis plusieurs nuits mon père, mon grand-père, un de nos cousins
veillaient et ne sortaient plus de la maison. Leur dévouement continu
finissait par prendre un masque d'indifférence, et l'interminable
oisiveté autour de cette agonie leur faisait tenir ces mêmes propos qui
sont inséparables d'un séjour prolongé dans un wagon de chemin de fer.
D'ailleurs ce cousin (le neveu de ma grand'tante) excitait chez moi
autant d'antipathie qu'il méritait et obtenait généralement d'estime.
On le «trouvait» toujours dans les circonstances graves, et il était si
assidu auprès des mourants que les familles, prétendant qu'il était
délicat de santé, malgré son apparence robuste, sa voix de basse-taille
et sa barbe de sapeur, le conjuraient toujours avec les périphrases
d'usage de ne pas venir à l'enterrement. Je savais d'avance que maman,
qui pensait aux autres au milieu de la plus immense douleur, lui dirait
sous une tout autre forme ce qu'il avait l'habitude de s'entendre
toujours dire:
--Promettez-moi que vous ne viendrez pas «demain». Faites-le pour
«elle». Au moins n'allez pas «là-bas». Elle vous avait demandé de ne pas
venir.
Rien n'y faisait; il était toujours le premier à la «maison», à cause de
quoi on lui avait donné, dans un autre milieu, le surnom, que nous
ignorions, de «ni fleurs ni couronnes». Et avant d'aller à «tout», il
avait toujours «pensé à tout», ce qui lui valait ces mots: «Vous, on ne
vous dit pas merci. »
--Quoi? demanda d'une voix forte mon grand-père qui était devenu un peu
sourd et qui n'avait pas entendu quelque chose que mon cousin venait de
dire à mon père.
--Rien, répondit le cousin. Je disais seulement que j'avais reçu ce
matin une lettre de Combray où il fait un temps épouvantable et ici un
soleil trop chaud.
--Et pourtant le baromètre est très bas, dit mon père.
--Où ça dites-vous qu'il fait mauvais temps? demanda mon grand-père.
--A Combray.
--Ah! cela ne m'étonne pas, chaque fois qu'il fait mauvais ici il fait
beau à Combray, et _vice versa_. Mon Dieu! vous parlez de Combray:
a-t-on pensé à prévenir Legrandin?
--Oui, ne vous tourmentez pas, c'est fait, dit mon cousin dont les joues
bronzées par une barbe trop forte sourirent imperceptiblement de la
satisfaction d'y avoir pensé.
A ce moment, mon père se précipita, je crus qu'il y avait du mieux ou du
pire. C'était seulement le docteur Dieulafoy qui venait d'arriver. Mon
père alla le recevoir dans le salon voisin, comme l'acteur qui doit
venir jouer. On l'avait fait demander non pour soigner, mais pour
constater, en espèce de notaire. Le docteur Dieulafoy a pu en effet être
un grand médecin, un professeur merveilleux; à ces rôles divers où il
excella, il en joignait un autre dans lequel il fut pendant quarante ans
sans rival, un rôle aussi original que le raisonneur, le scaramouche ou
le père noble, et qui était de venir constater l'agonie ou la mort. Son
nom déjà présageait la dignité avec laquelle il tiendrait l'emploi, et
quand la servante disait: M. Dieulafoy, on se croyait chez Molière. A la
dignité de l'attitude concourait sans se laisser voir la souplesse d'une
taille charmante. Un visage en soi-même trop beau était amorti par la
convenance à des circonstances douloureuses. Dans sa noble redingote
noire, le professeur entrait, triste sans affectation, ne donnait pas
une seule condoléance qu'on eût pu croire feinte et ne commettait pas
non plus la plus légère infraction au tact. Aux pieds d'un lit de mort,
c'était lui et non le duc de Guermantes qui était le grand seigneur.
Après avoir regardé ma grand'mère sans la fatiguer, et avec un excès de
réserve qui était une politesse au médecin traitant, il dit à voix basse
quelques mots à mon père, s'inclina respectueusement devant ma mère, à
qui je sentis que mon père se retenait pour ne pas dire: «Le professeur
Dieulafoy». Mais déjà celui-ci avait détourné la tête, ne voulant pas
importuner, et sortit de la plus belle façon du monde, en prenant
simplement le cachet qu'on lui remit. Il n'avait pas eu l'air de le
voir, et nous-mêmes nous demandâmes un moment si nous le lui avions
remis tant il avait mis de la souplesse d'un prestidigitateur à le faire
disparaître, sans pour cela perdre rien de sa gravité plutôt accrue de
grand consultant à la longue redingote à revers de soie, à la belle tête
pleine d'une noble commisération. Sa lenteur et sa vivacité montraient
que, si cent visites l'attendaient encore, il ne voulait pas avoir l'air
pressé. Car il était le tact, l'intelligence et la bonté mêmes. Cet
homme éminent n'est plus. D'autres médecins, d'autres professeurs ont pu
l'égaler, le dépasser peut-être. Mais l'«emploi» où son savoir, ses dons
physiques, sa haute éducation le faisaient triompher, n'existe plus,
faute de successeurs qui aient su le tenir. Maman n'avait même pas
aperçu M. Dieulafoy, tout ce qui n'était pas ma grand'mère n'existant
pas. Je me souviens (et j'anticipe ici) qu'au cimetière, où on la vit,
comme une apparition surnaturelle, s'approcher timidement de la tombe et
semblant regarder un être envolé qui était déjà loin d'elle, mon père
lui ayant dit: «Le père Norpois est venu à la maison, à l'église, au
cimetière, il a manqué une commission très importante pour lui, tu
devrais lui dire un mot, cela le toucherait beaucoup», ma mère, quand
l'ambassadeur s'inclina vers elle, ne put que pencher avec douceur son
visage qui n'avait pas pleuré. Deux jours plus tôt--et pour anticiper
encore avant de revenir à l'instant même auprès du lit où la malade
agonisait--pendant qu'on veillait ma grand'mère morte, Françoise, qui,
ne niant pas absolument les revenants, s'effrayait au moindre bruit,
disait: «Il me semble que c'est elle. » Mais au lieu d'effroi, c'était
une douceur infinie que ces mots éveillèrent chez ma mère qui aurait
tant voulu que les morts revinssent, pour avoir quelquefois sa mère
auprès d'elle.
Pour revenir maintenant à ces heures de l'agonie:
--Vous savez ce que ses soeurs nous ont télégraphié? demanda mon
grand-père à mon cousin.
--Oui, Beethoven, on m'a dit; c'est à encadrer, cela ne m'étonne pas.
--Ma pauvre femme qui les aimait tant, dit mon grand-père en essuyant
une larme. Il ne faut pas leur en vouloir. Elles sont folles à lier, je
l'ai toujours dit. Qu'est-ce qu'il y a, on ne donne plus d'oxygène?
Ma mère dit:
--Mais, alors, maman va recommencer à mal respirer.
Le médecin répondit:
--Oh! non, l'effet de l'oxygène durera encore un bon moment, nous
recommencerons tout à l'heure.
Il me semblait qu'on n'aurait pas dit cela pour une mourante; que, si ce
bon effet devait durer, c'est qu'on pouvait quelque chose sur sa vie. Le
sifflement de l'oxygène cessa pendant quelques instants. Mais la plainte
heureuse de la respiration jaillissait toujours, légère, tourmentée,
inachevée, sans cesse recommençante. Par moments, il semblait que tout
fût fini, le souffle s'arrêtait, soit par ces mêmes changements
d'octaves qu'il y a dans la respiration d'un dormeur, soit par une
intermittence naturelle, un effet de l'anesthésie, le progrès de
l'asphyxie, quelque défaillance du coeur. Le médecin reprit le pouls de
ma grand'mère, mais déjà, comme si un affluent venait apporter son
tribut au courant asséché, un nouveau chant s'embranchait à la phrase
interrompue. Et celle-ci reprenait à un autre diapason, avec le même
élan inépuisable. Qui sait si, sans même que ma grand'mère en eût
conscience, tant d'états heureux et tendres comprimés par la souffrance
ne s'échappaient pas d'elle maintenant comme ces gaz plus légers qu'on
refoula longtemps? On aurait dit que tout ce qu'elle avait à nous dire
s'épanchait, que c'était à nous qu'elle s'adressait avec cette
prolixité, cet empressement, cette effusion. Au pied du lit, convulsée
par tous les souffles de cette agonie, ne pleurant pas mais par moments
trempée de larmes, ma mère avait la désolation sans pensée d'un
feuillage que cingle la pluie et retourne le vent. On me fit m'essuyer
les yeux avant que j'allasse embrasser ma grand'mère.
--Mais je croyais qu'elle ne voyait plus, dit mon père.
--On ne peut jamais savoir, répondit le docteur.
Quand mes lèvres la touchèrent, les mains de ma grand'mère s'agitèrent,
elle fut parcourue tout entière d'un long frisson, soit réflexe, soit
que certaines tendresses aient leur hyperesthésie qui reconnaît à
travers le voile de l'inconscience ce qu'elles n'ont presque pas besoin
des sens pour chérir. Tout d'un coup ma grand'mère se dressa à demi, fit
un effort violent, comme quelqu'un qui défend sa vie. Françoise ne put
résister à cette vue et éclata en sanglots. Me rappelant ce que le
médecin avait dit, je voulus la faire sortir de la chambre. A ce moment,
ma grand'mère ouvrit les yeux. Je me précipitai sur Françoise pour
cacher ses pleurs, pendant que mes parents parleraient à la malade. Le
bruit de l'oxygène s'était tu, le médecin s'éloigna du lit. Ma
grand'mère était morte.
Quelques heures plus tard, Françoise put une dernière fois et sans les
faire souffrir peigner ces beaux cheveux qui grisonnaient seulement et
jusqu'ici avaient semblé être moins âgés qu'elle. Mais maintenant, au
contraire, ils étaient seuls à imposer la couronne de la vieillesse sur
le visage redevenu jeune d'où avaient disparu les rides, les
contractions, les empâtements, les tensions, les fléchissements que,
depuis tant d'années, lui avait ajoutés la souffrance. Comme au temps
lointain où ses parents lui avaient choisi un époux, elle avait les
traits délicatement tracés par la pureté et la soumission, les joues
brillantes d'une chaste espérance, d'un rêve de bonheur, même d'une
innocente gaieté, que les années avaient peu à peu détruits. La vie en
se retirant venait d'emporter les désillusions de la vie. Un sourire
semblait posé sur les lèvres de ma grand'mère. Sur ce lit funèbre, la
mort, comme le sculpteur du moyen âge, l'avait couchée sous l'apparence
d'une jeune fille.
CHAPITRE DEUXIÈME
VISITE D'ALBERTINE. PERSPECTIVE D'UN RICHE MARIAGE POUR QUELQUES AMIS DE
SAINT-LOUP. L'ESPRIT DES GUERMANTES DEVANT LA PRINCESSE DE PARME.
ÉTRANGE VISITE A M. DE CHARLUS. JE COMPRENDS DE MOINS EN MOINS SON
CARACTÈRE. LES SOULIERS ROUGES DE LA DUCHESSE.
Bien que ce fût simplement un dimanche d'automne, je venais de renaître,
l'existence était intacte devant moi, car dans la matinée, après une
série de jours doux, il avait fait un brouillard froid qui ne s'était
levé que vers midi. Or, un changement de temps suffit à recréer le monde
et nous-même. Jadis, quand le vent soufflait dans ma cheminée,
j'écoutais les coups qu'il frappait contre la trappe avec autant
d'émotion que si, pareils aux fameux coups d'archet par lesquels débute
la Symphonie en ut mineur, ils avaient été les appels irrésistibles d'un
mystérieux destin. Tout changement à vue de la nature nous offre une
transformation semblable, en adaptant au mode nouveau des choses nos
désirs harmonisés. La brume, dès le réveil, avait fait de moi, au lieu
de l'être centrifuge qu'on est par les beaux jours, un homme replié,
désireux du coin du feu et du lit partagé, Adam frileux en quête d'une
Ève sédentaire, dans ce monde différent.
Entre la couleur grise et douce d'une campagne matinale et le goût d'une
tasse de chocolat, je faisais tenir toute l'originalité de la vie
physique, intellectuelle et morale que j'avais apportée une année
environ auparavant à Doncières, et qui, blasonnée de la forme oblongue
d'une colline pelée--toujours présente même quand elle était
invisible--formait en moi une série de plaisirs entièrement distincts de
tous autres, indicibles à des amis en ce sens que les impressions
richement tissées les unes dans les autres qui les orchestraient les
caractérisaient bien plus pour moi et à mon insu que les faits que
j'aurais pu raconter. A ce point de vue le monde nouveau dans lequel le
brouillard de ce matin m'avait plongé était un monde déjà connu de moi
(ce qui ne lui donnait que plus de vérité), et oublié depuis quelque
temps (ce qui lui rendait toute sa fraîcheur). Et je pus regarder
quelques-uns des tableaux de bruine que ma mémoire avait acquis,
notamment des «Matin à Doncières», soit le premier jour au quartier,
soit, une autre fois, dans un château voisin où Saint-Loup m'avait
emmené passer vingt-quatre heures, de la fenêtre dont j'avais soulevé
les rideaux à l'aube, avant de me recoucher, dans le premier un
cavalier, dans le second (à la mince lisière d'un étang et d'un bois
dont tout le reste était englouti dans la douceur uniforme et liquide de
la brume) un cocher en train d'astiquer une courroie, m'étaient apparus
comme ces rares personnages, à peine distincts pour l'oeil obligé de
s'adapter au vague mystérieux des pénombres, qui émergent d'une fresque
effacée.
C'est de mon lit que je regardais aujourd'hui ces souvenirs, car je
m'étais recouché pour attendre le moment où, profitant de l'absence de
mes parents, partis pour quelques jours à Combray, je comptais ce soir
même aller entendre une petite pièce qu'on jouait chez Mme de
Villeparisis. Eux revenus, je n'aurais peut-être osé le faire; ma mère,
dans les scrupules de son respect pour le souvenir de ma grand'mère,
voulait que les marques de regret qui lui étaient données le fussent
librement, sincèrement; elle ne m'aurait pas défendu cette sortie, elle
l'eût désapprouvée. De Combray au contraire, consultée, elle ne m'eût
pas répondu par un triste: «Fais ce que tu veux, tu es assez grand pour
savoir ce que tu dois faire», mais se reprochant de m'avoir laissé seul
à Paris, et jugeant mon chagrin d'après le sien, elle eût souhaité pour
lui des distractions qu'elle se fût refusées à elle-même et qu'elle se
persuadait que ma grand'mère, soucieuse avant tout de ma santé et de mon
équilibre nerveux, m'eût conseillées.
Depuis le matin on avait allumé le nouveau calorifère à eau. Son bruit
désagréable, qui poussait de temps à autre une sorte de hoquet, n'avait
aucun rapport avec mes souvenirs de Doncières. Mais sa rencontre
prolongée avec eux en moi, cet après-midi, allait lui faire contracter
avec eux une affinité telle que, chaque fois que (un peu) déshabitué de
lui j'entendrais de nouveau le chauffage central, il me les
rappellerait.
Il n'y avait à la maison que Françoise. Le jour gris, tombant comme une
pluie fine, tissait sans arrêt de transparents filets dans lesquels les
promeneurs dominicaux semblaient s'argenter. J'avais rejeté à mes pieds
le _Figaro_ que tous les jours je faisais acheter consciencieusement
depuis que j'y avais envoyé un article qui n'y avait pas paru; malgré
l'absence de soleil, l'intensité du jour m'indiquait que nous n'étions
encore qu'au milieu de l'après-midi. Les rideaux de tulle de la
fenêtre, vaporeux et friables comme ils n'auraient pas été par un beau
temps, avaient ce même mélange de douceur et de cassant qu'ont les ailes
de libellules et les verres de Venise. Il me pesait d'autant plus d'être
seul ce dimanche-là que j'avais fait porter le matin une lettre à Mlle
de Stermaria. Robert de Saint-Loup, que sa mère avait réussi à faire
rompre, après de douloureuses tentatives avortées, avec sa maîtresse, et
qui depuis ce moment avait été envoyé au Maroc pour oublier celle qu'il
n'aimait déjà plus depuis quelque temps, m'avait écrit un mot, reçu la
veille, où il m'annonçait sa prochaine arrivée en France pour un congé
très court. Comme il ne ferait que toucher barre à Paris (où sa famille
craignait sans doute de le voir renouer avec Rachel), il m'avertissait,
pour me montrer qu'il avait pensé à moi, qu'il avait rencontré à Tanger
Mlle ou plutôt Mme de Stermaria, car elle avait divorcé après trois mois
de mariage. Et Robert se souvenant de ce que je lui avais dit à Balbec
avait demandé de ma part un rendez-vous à la jeune femme. Elle dînerait
très volontiers avec moi, lui avait-elle répondu, un des jours que,
avant de regagner la Bretagne, elle passerait à Paris. Il me disait de
me hâter d'écrire à Mme de Stermaria, car elle était certainement
arrivée. La lettre de Saint-Loup ne m'avait pas étonné, bien que je
n'eusse pas reçu de nouvelles de lui depuis qu'au moment de la maladie
de ma grand'mère il m'eût accusé de perfidie et de trahison. J'avais
très bien compris alors ce qui s'était passé. Rachel, qui aimait à
exciter sa jalousie--elle avait des raisons accessoires aussi de m'en
vouloir--avait persuadé à son amant que j'avais fait des tentatives
sournoises pour avoir, pendant l'absence de Robert, des relations avec
elle. Il est probable qu'il continuait à croire que c'était vrai, mais
il avait cessé d'être épris d'elle, de sorte que, vrai ou non, ce lui
était devenu parfaitement égal et que notre amitié seule subsistait.
Quand, une fois que je l'eus revu, je voulus essayer de lui parler de
ses reproches, il eut seulement un bon et tendre sourire par lequel il
avait l'air de s'excuser, puis il changea de conversation. Ce n'est pas
qu'il ne dût un peu plus tard, à Paris, revoir quelquefois Rachel. Les
créatures qui ont joué un grand rôle dans notre vie, il est rare
qu'elles en sortent tout d'un coup d'une façon définitive. Elles
reviennent s'y poser par moments (au point que certains croient à un
recommencement d'amour) avant de la quitter à jamais. La rupture de
Saint-Loup avec Rachel lui était très vite devenue moins douloureuse,
grâce au plaisir apaisant que lui apportaient les incessantes demandes
d'argent de son amie. La jalousie, qui prolonge l'amour, ne peut pas
contenir beaucoup plus de choses que les autres formes de l'imagination.
Si l'on emporte, quand on part en voyage, trois ou quatre images qui du
reste se perdront en route (les lys et les anémones du Ponte Vecchio,
l'église persane dans les brumes, etc. ), la malle est déjà bien pleine.
Quand on quitte une maîtresse, on voudrait bien, jusqu'à ce qu'on l'ait
un peu oubliée, qu'elle ne devînt pas la possession de trois ou quatre
entreteneurs possibles et qu'on se figure, c'est-à-dire dont on est
jaloux: tous ceux qu'on ne se figure pas ne sont rien. Or, les demandes
d'argent fréquentes d'une maîtresse quittée ne vous donnent pas plus une
idée complète de sa vie que des feuilles de température élevée ne
donneraient de sa maladie. Mais les secondes seraient tout de même un
signe qu'elle est malade et les premières fournissent une présomption,
assez vague il est vrai, que la délaissée ou délaisseuse n'a pas dû
trouver grand'chose comme riche protecteur. Aussi chaque demande
est-elle accueillie avec la joie que produit une accalmie dans la
souffrance du jaloux, et suivie immédiatement d'envois d'argent, car on
veut qu'elle ne manque de rien, sauf d'amants (d'un des trois amants
qu'on se figure), le temps de se rétablir un peu soi-même et de pouvoir
apprendre sans faiblesse le nom du successeur. Quelquefois Rachel revint
assez tard dans la soirée pour demander à son ancien amant la permission
de dormir à côté de lui jusqu'au matin. C'était une grande douceur pour
Robert, car il se rendait compte combien ils avaient tout de même vécu
intimement ensemble, rien qu'à voir que, même s'il prenait à lui seul
une grande moitié du lit, il ne la dérangeait en rien pour dormir. Il
comprenait qu'elle était près de son corps, plus commodément qu'elle
n'eût été ailleurs, qu'elle se retrouvait à son côté--fût-ce à
l'hôtel--comme dans une chambre anciennement connue où l'on a ses
habitudes, où on dort mieux. Il sentait que ses épaules, ses jambes,
tout lui, étaient pour elle, même quand il remuait trop par insomnie ou
travail à faire, de ces choses si parfaitement usuelles qu'elles ne
peuvent gêner et que leur perception ajoute encore à la sensation du
repos.
Pour revenir en arrière, j'avais été d'autant plus troublé par la lettre
de Robert que je lisais entre les lignes ce qu'il n'avait pas osé écrire
plus explicitement. «Tu peux très bien l'inviter en cabinet particulier,
me disait-il. C'est une jeune personne charmante, d'un délicieux
caractère, vous vous entendrez parfaitement et je suis certain d'avance
que tu passeras une très bonne soirée. » Comme mes parents rentraient à
la fin de la semaine, samedi ou dimanche, et qu'après je serais forcé de
dîner tous les soirs à la maison, j'avais aussitôt écrit à Mme de
Stermaria pour lui proposer le jour qu'elle voudrait, jusqu'à vendredi.
On avait répondu que j'aurais une lettre, vers huit heures, ce soir
même. Je l'aurais atteint assez vite si j'avais eu pendant l'après-midi
qui me séparait de lui le secours d'une visite. Quand les heures
s'enveloppent de causeries, on ne peut plus les mesurer, même les voir,
elles s'évanouissent, et tout d'un coup c'est bien loin du point où il
vous avait échappé que reparaît devant votre attention le temps agile et
escamoté. Mais si nous sommes seuls, la préoccupation, en ramenant
devant nous le moment encore éloigné et sans cesse attendu, avec la
fréquence et l'uniformité d'un tic tac, divise ou plutôt multiplie les
heures par toutes les minutes qu'entre amis nous n'aurions pas comptées.
Et confrontée, par le retour incessant de mon désir, à l'ardent plaisir
que je goûterais dans quelques jours seulement, hélas! avec Mme de
Stermaria, cette après-midi, que j'allais achever seul, me paraissait
bien vide et bien mélancolique.
Par moments, j'entendais le bruit de l'ascenseur qui montait, mais il
était suivi d'un second bruit, non celui que j'espérais: l'arrêt à mon
étage, mais d'un autre fort différent que l'ascenseur faisait pour
continuer sa route élancée vers les étages supérieurs et qui, parce
qu'il signifia si souvent la désertion du mien quand j'attendais une
visite, est resté pour moi plus tard, même quand je n'en désirais plus
aucune, un bruit par lui-même douloureux, où résonnait comme une
sentence d'abandon. Lasse, résignée, occupée pour plusieurs heures
encore à sa tâche immémoriale, la grise journée filait sa passementerie
de nacre et je m'attristais de penser que j'allais rester seul en tête à
tête avec elle qui ne me connaissait pas plus qu'une, ouvrière qui,
installée près de la fenêtre pour voir plus clair en faisant sa besogne,
ne s'occupe nullement de la personne présente dans la chambre. Tout d'un
coup, sans que j'eusse entendu sonner, Françoise vint ouvrir la porte,
introduisant Albertine qui entra souriante, silencieuse, replète,
contenant dans la plénitude de son corps, préparés pour que je
continuasse à les vivre, venus vers moi, les jours passés dans ce Balbec
où je n'étais jamais retourné. Sans doute, chaque fois que nous
revoyons une personne avec qui nos rapports--si insignifiants
soient-ils--se trouvent changés, c'est comme une confrontation de deux
époques. Il n'y a pas besoin pour cela qu'une ancienne maîtresse vienne
nous voir en amie, il suffit de la visite à Paris de quelqu'un que nous
avons connu dans l'au-jour-le-jour d'un certain genre de vie, et que
cette vie ait cessé, fût-ce depuis une semaine seulement. Sur chaque
trait rieur, interrogatif et gêné du visage d'Albertine, je pouvais
épeler ces questions: «Et Madame de Villeparisis? Et le maître de danse?
Et le pâtissier? » Quand elle s'assit, son dos eut l'air de dire: «Dame,
il n'y a pas de falaise ici, vous permettez que je m'asseye tout de même
près de vous, comme j'aurais fait à Balbec? » Elle semblait une
magicienne me présentant un miroir du Temps. En cela elle était pareille
à tous ceux que nous revoyons rarement, mais qui jadis vécurent plus
intimement avec nous. Mais avec Albertine il n'y avait que cela. Certes,
même à Balbec, dans nos rencontres quotidiennes j'étais toujours surpris
en l'apercevant tant elle était journalière. Mais maintenant on avait
peine à la reconnaître. Dégagés de la vapeur rose qui les baignait, ses
traits avaient sailli comme une statue. Elle avait un autre visage, ou
plutôt elle avait enfin un visage; son corps avait grandi. Il ne restait
presque plus rien de la gaine où elle avait été enveloppée et sur la
surface de laquelle à Balbec sa forme future se dessinait à peine.
Albertine, cette fois, rentrait à Paris plus tôt que de coutume.
D'ordinaire elle n'y arrivait qu'au printemps, de sorte que, déjà
troublé depuis quelques semaines par les orages sur les premières
fleurs, je ne séparais pas, dans le plaisir que j'avais, le retour
d'Albertine et celui de la belle saison. Il suffisait qu'on me dise
qu'elle était à Paris et qu'elle était passée chez moi pour que je la
revisse comme une rose au bord de la mer. Je ne sais trop si c'était le
désir de Balbec ou d'elle qui s'emparait de moi alors, peut-être le
désir d'elle étant lui-même une forme paresseuse, lâche et incomplète de
posséder Balbec, comme si posséder matériellement une chose, faire sa
résidence d'une ville, équivalait à la posséder spirituellement. Et
d'ailleurs, même matériellement, quand elle était non plus balancée par
mon imagination devant l'horizon marin, mais immobile auprès de moi,
elle me semblait souvent une bien pauvre rose devant laquelle j'aurais
bien voulu fermer les yeux pour ne pas voir tel défaut des pétales et
pour croire que je respirais sur la plage.
Je peux le dire ici, bien que je ne susse pas alors ce qui ne devait
arriver que dans la suite. Certes, il est plus raisonnable de sacrifier
sa vie aux femmes qu'aux timbres-poste, aux vieilles tabatières, même
aux tableaux et aux statues. Seulement l'exemple des autres collections
devrait nous avertir de changer, de n'avoir pas une seule femme, mais
beaucoup. Ces mélanges charmants qu'une jeune fille fait avec une plage,
avec la chevelure tressée d'une statue d'église, avec une estampe, avec
tout ce à cause de quoi on aime en l'une d'elles, chaque fois qu'elle
entre, un tableau charmant, ces mélanges ne sont pas très stables. Vivez
tout à fait avec la femme et vous ne verrez plus rien de ce qui vous l'a
fait aimer; certes les deux éléments désunis, la jalousie peut à nouveau
les rejoindre. Si après un long temps de vie commune je devais finir par
ne plus voir en Albertine qu'une femme ordinaire, quelque intrigue
d'elle avec un être qu'elle eût aimé à Balbec eût peut-être suffi pour
réincorporer en elle et amalgamer la plage et le déferlement du flot.
Seulement ces mélanges secondaires ne ravissant plus nos yeux, c'est à
notre coeur qu'ils sont sensibles et funestes. On ne peut sous une forme
si dangereuse trouver souhaitable le renouvellement du miracle. Mais
j'anticipe les années. Et je dois seulement ici regretter de n'être pas
resté assez sage pour avoir eu simplement ma collection de femmes comme
on a des lorgnettes anciennes, jamais assez nombreuses derrière une
vitrine où toujours une place vide attend une lorgnette nouvelle et plus
rare.
Contrairement à l'ordre habituel de ses villégiatures, cette année elle
venait directement de Balbec et encore y était-elle restée bien moins
tard que d'habitude. Il y avait longtemps que je ne l'avais vue. Et
comme je ne connaissais pas, même de nom, les personnes qu'elle
fréquentait à Paris, je ne savais rien d'elle pendant les périodes où
elle restait sans venir me voir. Celles-ci étaient souvent assez
longues. Puis, un beau jour, surgissait brusquement Albertine dont les
roses apparitions et les silencieuses visites me renseignaient assez peu
sur ce qu'elle avait pu faire dans leur intervalle, qui restait plongé
dans cette obscurité de sa vie que mes yeux ne se souciaient guère de
percer.
Cette fois-ci pourtant, certains signes semblaient indiquer que des
choses nouvelles avaient dû se passer dans cette vie.