Or Aimé me parla à ce moment d'un temps
bien plus ancien, celui où j'avais fait la connaissance de Saint-Loup
par Mme de Villeparisis en ce même Balbec.
bien plus ancien, celui où j'avais fait la connaissance de Saint-Loup
par Mme de Villeparisis en ce même Balbec.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Albertine Disparue - a
Aussi, n'aimant pas son fils, et ayant tôt fait
de prendre en grippe sa future belle-fille, déclara-t-elle qu'il était
malheureux pour un Cambremer d'épouser une personne qui sortait on ne
savait d'où, en somme, et avait des dents si mal rangées. Quant au
jeune Cambremer qui avait déjà une certaine propension à fréquenter
des gens de lettres, on pense bien qu'une si brillante alliance n'eut
pas pour effet de le rendre plus snob, mais que se sentant maintenant le
successeur des ducs d'Oloron--«princes souverains» comme disaient les
journaux--il était suffisamment persuadé de sa grandeur, pour pouvoir
frayer avec n'importe qui. Et il délaissa la petite noblesse
pour la bourgeoisie intelligente les jours où il ne se consacrait
pas aux altesses. Les notes des journaux, surtout en ce qui
concernait Saint-Loup, donnèrent à mon ami, dont les ancêtres
royaux étaient énumérés, une grandeur nouvelle mais qui ne fit que
m'attrister--comme s'il était devenu quelqu'un d'autre, le descendant
de Robert le Fort, plutôt que l'ami qui s'était mis si peu de temps
auparavant sur le strapontin de la voiture afin que je fusse mieux au
fond; le fait de n'avoir pas soupçonné d'avance son mariage avec
Gilberte dont la réalité m'était apparue soudain dans une lettre, si
différente de ce que je pouvais penser de chacun d'eux la veille, et
qu'il ne m'eût pas averti me faisait souffrir, alors que j'eusse
dû penser qu'il avait eu beaucoup à faire et que d'ailleurs
dans le monde les mariages se font souvent ainsi tout d'un coup,
fréquemment pour se substituer à une combinaison différente qui a
échoué--inopinément--comme un précipité chimique. Et la tristesse,
morne comme un déménagement, amère comme une jalousie, que me
causèrent par la brusquerie, par l'accident de leur choc, ces deux
mariages, fut si profonde, que plus tard on me la rappela, en m'en
faisant absurdement gloire, comme ayant été tout le contraire de ce
qu'elle fut au moment même, un double et même triple et quadruple
pressentiment.
Les gens du monde qui n'avaient fait aucune attention à Gilberte me
dirent d'un air gravement intéressé: «Ah! c'est elle qui épouse le
marquis de Saint-Loup» et jetaient sur elle le regard attentif des gens
non seulement friands des événements de la vie parisienne, mais aussi
qui cherchent à s'instruire et croient à la profondeur de leur regard.
Ceux qui n'avaient au contraire connu que Gilberte regardèrent
Saint-Loup avec une extrême attention, me demandèrent (souvent des
gens qui me connaissaient à peine) de les présenter et revenaient de
la présentation au fiancé parés des joies de la fatuité en me
disant: «Il est très bien de sa personne». Gilberte était convaincue
que le nom de marquis de Saint-Loup était plus grand mille fois que
celui de duc d'Orléans.
«Il paraît que c'est la princesse de Parme qui a fait le mariage du
petit Cambremer», me dit maman. Et c'était vrai. La princesse de Parme
connaissait depuis longtemps par les œuvres d'une part Legrandin
qu'elle trouvait un homme distingué, de l'autre Mme de Cambremer qui
changeait la conversation quand la princesse lui demandait si elle
était bien la sœur de Legrandin. La princesse savait le regret
qu'avait Mme de Cambremer d'être restée à la porte de la haute
société aristocratique où personne ne la recevait. Quand la princesse
de Parme, qui s'était chargée de trouver un parti pour Mlle d'Oloron,
demanda à M. de Charlus s'il savait qui était un homme aimable et
instruit qui s'appelait Legrandin de Méséglise (c'était ainsi que se
faisait appeler maintenant Legrandin), le baron répondit d'abord que
non, puis tout d'un coup un souvenir lui revint d'un voyageur avec qui
il avait fait connaissance en wagon, une nuit, et qui lui avait laissé
sa carte. Il eut un vague sourire. «C'est peut-être le même», se
dit-il. Quand il apprit qu'il s'agissait du fils de la sœur de
Legrandin, il dit: «Tiens, ce serait vraiment extraordinaire! S'il
tenait de son oncle, après tout, ce ne serait pas pour m'effrayer, j'ai
toujours dit qu'ils faisaient les meilleurs maris. » «Qui ils? »
demanda la princesse. «Oh! Madame, je vous expliquerais bien si nous
nous voyions plus souvent. Avec vous on peut causer. Votre Altesse est
si intelligente», dit Charlus pris d'un besoin de confidence qui
pourtant n'alla pas plus loin. Le nom de Cambremer lui plut, bien qu'il
n'aimât pas les parents, mais il savait que c'était une des quatre
baronnies de Bretagne et tout ce qu'il pouvait espérer de mieux pour sa
fille adoptive; c'était un nom vieux, respecté, avec de solides
alliances dans sa province. Un prince eût été impossible et
d'ailleurs peu désirable. C'était ce qu'il fallait. La princesse fit
ensuite venir Legrandin. Il avait physiquement passablement changé, et
assez à son avantage depuis quelque temps. Comme les femmes qui
sacrifient résolument leur visage à la sveltesse de leur taille et ne
quittent plus Marienbad, Legrandin avait pris l'aspect désinvolte d'un
officier de cavalerie. Au fur et à mesure que M. de Charlus s'était
alourdi et abruti, Legrandin était devenu plus élancé et rapide,
effet contraire d'une même cause. Cette vélocité avait d'ailleurs des
raisons psychologiques. Il avait l'habitude d'aller dans certains
mauvais lieux où il aimait qu'on ne le vît ni entrer, ni sortir: il
s'y engouffrait. Legrandin s'était mis au tennis à cinquante-cinq ans.
Quand la princesse de Parme lui parla des Guermantes, de Saint-Loup, il
déclara qu'il les avait toujours connus, faisant une espèce de
mélange entre le fait d'avoir toujours connu de nom les châtelains de
Guermantes et d'avoir rencontré, chez ma tante, Swann, le père de la
future Mme de Saint-Loup, Swann dont Legrandin d'ailleurs ne voulait à
Combray fréquenter ni la femme ni la fille. «J'ai même voyagé
dernièrement avec le frère du duc de Guermantes, M. de Charlus. Il a
spontanément engagé la conversation, ce qui est toujours bon signe,
car cela prouve que ce n'est ni un sot gourmé, ni un prétentieux. Oh!
je sais tout ce qu'on dit de lui. Mais je ne crois jamais ces
choses-là. D'ailleurs la vie privée des autres ne me regarde pas. Il
m'a fait l'effet d'un cœur sensible, d'un homme bien cultivé. » Alors
la princesse de Parme parla de Mlle d'Oloron. Dans le milieu des
Guermantes on s'attendrissait sur la noblesse de cœur de M. de Charlus
qui, bon comme il avait toujours été, faisait le bonheur d'une jeune
fille pauvre et charmante. Et le duc de Guermantes souffrant de la
réputation de son frère laissait entendre que si beau que cela fût,
c'était fort naturel. «Je ne sais si je me fais bien entendre, tout
est naturel dans l'affaire», disait-il maladroitement à force
d'habileté. Mais son but était d'indiquer que la jeune fille était
une enfant de son frère qu'il reconnaissait. Du même coup cela
expliquait Jupien. La princesse de Parme insinua cette version pour
montrer à Legrandin qu'en somme le jeune Cambremer épouserait quelque
chose comme Mlle de Nantes, une de ces bâtardes de Louis XIV qui ne
furent dédaignées ni par le duc d'Orléans, ni par le prince de Conti.
Ces deux mariages dont nous parlions déjà avec ma mère dans le train
qui nous ramenait à Paris eurent sur certains des personnages qui ont
figuré jusqu'ici dans ce récit des effets assez remarquables. D'abord
sur Legrandin; inutile de dire qu'il entra en ouragan dans l'hôtel de
M. de Charlus absolument comme dans une maison mal famée où il ne faut
pas être vu, et aussi tout à la fois pour montrer sa bravoure et
cacher son âge,--car nos habitudes nous suivent même là où elles ne
nous servent plus à rien--et presque personne ne remarqua qu'en lui
disant bonjour M. de Charlus lui adressa un sourire difficile à
percevoir, plus encore à interpréter; ce sourire était pareil en
apparence, et au fond était exactement l'inverse, de celui que deux
hommes, qui ont l'habitude de se voir dans la bonne société,
échangent si par hasard ils se rencontrent dans ce qu'ils trouvent un
mauvais lieu (par exemple l'Élysée où le général de Froberville
quand il y rencontrait jadis Swann, avait en l'apercevant le regard
d'ironique et mystérieuse complicité de deux habitués de la princesse
des Laumes qui se commettaient chez M. Grévy). Legrandin cultivait
obscurément depuis bien longtemps--et dès le temps où j'allais tout
enfant passer à Combray mes vacances--des relations aristocratiques,
productives tout au plus d'une invitation isolée à une villégiature
inféconde. Tout à coup le mariage de son neveu étant venu rejoindre
entre eux ces tronçons lointains, Legrandin eut une situation mondaine
à laquelle rétroactivement ses relations anciennes avec des gens qui
ne l'avaient fréquenté que dans le particulier, mais intimement,
donnèrent une sorte de solidité. Des dames à qui on croyait le
présenter racontaient que depuis vingt ans il passait quinze jours à
la campagne chez elles, et que c'était lui qui leur avait donné le
beau baromètre ancien du petit salon. Il avait par hasard été pris
dans des «groupes» où figuraient des ducs qui lui étaient
apparentés. Or dès qu'il eut cette situation mondaine, il cessa d'en
profiter. Ce n'est pas seulement parce que, maintenant qu'on le savait
reçu, il n'éprouvait plus de plaisir à être invité, c'est que des
deux vices qui se l'étaient longtemps disputé, le moins naturel, le
snobisme, cédait la place à un autre moins factice, puisqu'il
marquait du moins une sorte de retour, même détourné, vers la nature.
Sans doute ils ne sont pas incompatibles, et l'exploration d'un faubourg
peut se pratiquer en quittant le raout d'une duchesse. Mais le
refroidissement de l'âge détournait Legrandin de cumuler tant de
plaisirs, de sortir autrement qu'à bon escient, et aussi rendait pour
lui ceux de la nature assez platoniques, consistant surtout en amitiés,
en causeries qui prennent du temps, et lui faisaient passer presque tout
le sien dans le peuple, lui en laissant peu pour la vie de société.
Mme de Cambremer elle-même devint assez indifférente à l'amabilité
de la duchesse de Guermantes. Celle-ci obligée de fréquenter la
marquise s'était aperçue, comme il arrive chaque fois qu'on vit
davantage avec des êtres humains, c'est-à-dire mêlés de qualités
qu'on finit par découvrir et de défauts auxquels on finit par
s'habituer, que Mme de Cambremer était une femme douée d'une
intelligence et pourvue d'une culture que pour ma part j'appréciais
peu, mais qui parurent remarquables à la duchesse. Elle vint donc
souvent, à la tombée du jour, voir Mme de Cambremer et lui faire de
longues visites. Mais le charme merveilleux que celle-ci se figurait
exister chez la duchesse de Guermantes s'évanouit dès qu'elle s'en vit
recherchée, et elle la recevait plutôt par politesse que par plaisir.
Un changement plus frappant se manifesta chez Gilberte, à la fois
symétrique et différent de celui qui s'était produit chez Swann
marié. Certes, les premiers mois Gilberte avait été heureuse de
recevoir chez elle la société la plus choisie. Ce n'est sans doute
qu'à cause de l'héritage qu'on invitait les amies intimes auxquelles
tenait sa mère, mais à certains jours seulement où il n'y avait
qu'elles, enfermées à part, loin des gens chics, et comme si le
contact de Mme Bontemps ou de Mme Cottard avec la princesse de
Guermantes ou la princesse de Parme eût pu, comme celui de deux poudres
instables, produire des catastrophes irréparables. Néanmoins les
Bontemps, les Cottard et autres, quoique déçus de dîner entre eux,
étaient fiers de pouvoir dire: «Nous avons dîné chez la marquise de
Saint-Loup», d'autant plus qu'on poussait quelquefois l'audace jusqu'à
inviter avec eux Mme de Marsantes qui se montrait véritable grande
dame, avec un éventail d'écaille et de plumes, toujours dans
l'intérêt de l'héritage. Elle avait seulement soin de faire de temps
en temps l'éloge des gens discrets qu'on ne voit jamais que quand on
leur fait signe, avertissement moyennant lequel elle adressait aux bons
entendeurs du genre Cottard, Bontemps, etc. son plus gracieux et hautain
salut. Peut-être j'eusse préféré être de ces séries-là. Mais
Gilberte, pour qui j'étais maintenant surtout un ami de son mari et des
Guermantes (et qui--peut-être bien dès Combray, où mes parents ne
fréquentaient pas sa mère--m'avait, à l'âge où nous n'ajoutons pas
seulement tel ou tel avantage aux choses mais où nous les classons par
espèces, doué de ce prestige qu'on ne perd plus ensuite) considérait
ces soirées-là comme indignes de moi et quand je partais me disait:
«J'ai été très contente de vous voir, mais venez plutôt
après-demain, vous verrez ma tante Guermantes, Mme de Poix; aujourd'hui
c'était des amies de maman, pour faire plaisir à maman. » Mais ceci ne
dura que quelques mois, et très vite tout fut changé de fond en
comble. Était-ce parce que la vie sociale de Gilberte devait présenter
les mêmes contrastes que celle de Swann? En tout cas, Gilberte n'était
que depuis peu de temps marquise de Saint-Loup (et bientôt après,
comme on le verra, duchesse de Guermantes) que, ayant atteint ce qu'il y
avait de plus éclatant et de plus difficile, elle pensait que le nom de
Saint-Loup s'était maintenant incorporé à elle comme un émail
mordoré et que, qui qu'elle fréquentât, désormais elle resterait
pour tout le monde marquise de Saint-Loup, ce qui était une erreur car
la valeur d'un titre de noblesse, aussi bien que de bourse, monte quand
on le demande et baisse quand on l'offre. Tout ce qui nous semble
impérissable tend à la destruction; une situation mondaine, tout comme
autre chose, n'est pas créée une fois pour toutes, mais, aussi bien
que la puissance d'un empire, se reconstruit à chaque instant par une
sorte de création perpétuellement continue, ce qui explique les
anomalies apparentes de l'histoire mondaine ou politique au cours d'un
demi-siècle. La création du monde n'a pas eu lieu au début, elle a
lieu tous les jours. La marquise de Saint-Loup se disait, «je suis la
marquise de Saint-Loup», elle savait qu'elle avait refusé la veille
trois dîners chez des duchesses. Mais si, dans une certaine mesure, son
nom relevait le milieu aussi peu aristocratique que possible qu'elle
recevait, par un mouvement inverse, le milieu que recevait la marquise
dépréciait le nom qu'elle portait. Rien ne résiste à de tels
mouvements, les plus grands noms finissent par succomber. Swann
n'avait-il pas connu une duchesse de la maison de France dont le salon,
parce que n'importe qui y était reçu, était tombé au dernier rang?
Un jour que la princesse des Laumes était allée par devoir passer un
instant chez cette Altesse, où elle n'avait trouvé que des gens de
rien, en entrant ensuite chez Mme Leroi, elle avait dit à Swann et au
marquis de Modène: «Enfin je me retrouve en pays ami. Je viens de chez
Mme la duchesse de X. . . , il n'y avait pas trois figures de
connaissance». Partageant en un mot l'opinion de ce personnage
d'opérette qui déclare: «Mon nom me dispense, je pense, d'en dire
plus long», Gilberte se mit à afficher son mépris pour ce qu'elle
avait tant désiré, à déclarer que tous les gens du faubourg
Saint-Germain étaient idiots, infréquentables, et, passant de la
parole à l'action, cessa de les fréquenter. Des gens qui n'ont fait sa
connaissance qu'après cette époque, et pour leurs débuts auprès
d'elle, l'ont entendue, devenue duchesse de Guermantes, se moquer
drôlement du monde qu'elle eût pu si aisément voir, la voyant ne pas
recevoir une seule personne de cette société, et si l'une, voire la
plus brillante, s'aventurait chez elle, lui bâiller ouvertement au nez,
rougissent rétrospectivement d'avoir pu, eux, trouver quelque prestige
au grand monde, et n'oseraient jamais confier ce secret humiliant de
leurs faiblesses passées, à une femme qu'ils croient, par une
élévation essentielle de sa nature, avoir été de tout temps
incapable de comprendre celles-ci. Ils l'entendent railler avec tant de
verve les ducs, et la voient, chose plus significative, mettre si
complètement sa conduite en accord avec ses railleries! Sans doute ne
songent-ils pas à rechercher les causes de l'accident qui fit de Mlle
Swann, Mlle de Forcheville, et de Mlle de Forcheville, la marquise de
Saint-Loup, puis la duchesse de Guermantes. Peut-être ne songent-ils
pas non plus que cet accident ne servirait pas moins par ses effets que
par ses causes à expliquer l'attitude ultérieure de Gilberte, la
fréquentation des roturiers n'étant pas tout à fait conçue de la
même façon qu'elle l'eût été par Mlle Swann, par une dame à qui
tout le monde dit «Madame la Duchesse» et ces duchesses qui l'ennuient
«ma cousine». On dédaigne volontiers un but qu'on n'a pas réussi à
atteindre, ou qu'on a atteint définitivement. Et ce dédain nous
paraît faire partie des gens que nous ne connaissions pas encore.
Peut-être si nous pouvions remonter le cours des années, les
trouverions-nous déchirés, plus frénétiquement que personne, par ces
mêmes défauts qu'ils ont réussi si complètement à masquer ou à
vaincre que nous les estimons incapables non seulement d'en avoir jamais
été atteints eux-mêmes, mais même de les excuser jamais chez les
autres, faute d'être capables de les concevoir. D'ailleurs, bientôt le
salon de la nouvelle marquise de Saint-Loup prit son aspect définitif,
au moins au point de vue mondain, car on verra quels troubles devaient y
sévir par ailleurs; or cet aspect était surprenant en ceci: on se
rappelait encore que les plus pompeuses, les plus raffinées des
réceptions de Paris, aussi brillantes que celles de la princesse de
Guermantes, étaient celles de Mme de Marsantes, la mère de Saint-Loup.
D'autre part, dans les derniers temps, le salon d'Odette, infiniment
moins bien classé, n'en avait pas moins été éblouissant de luxe et
d'élégance. Or Saint-Loup, heureux d'avoir, grâce à la grande
fortune de sa femme, tout ce qu'il pouvait désirer de bien-être, ne
songeait qu'à être tranquille après un bon dîner où des artistes
venaient lui faire de la bonne musique. Et ce jeune homme qui avait paru
à une époque si fier, si ambitieux, invitait à partager son luxe des
camarades que sa mère n'aurait pas reçus. Gilberte de son côté
mettait en pratique la parole de Swann: «La qualité m'importe peu,
mais je crains la quantité». Et Saint-Loup fort à genoux devant sa
femme, et parce qu'il l'aimait, et parce qu'il lui devait précisément
ce luxe extrême, n'avait garde de contrarier ces goûts si pareils aux
siens. De sorte que les grandes réceptions de Mme de Marsantes et de
Mme de Forcheville, données pendant des années surtout en vue de
l'établissement éclatant de leurs enfants, ne donnèrent lieu à
aucune réception de M. et de Mme de Saint-Loup. Ils avaient les plus
beaux chevaux pour monter ensemble à cheval, le plus beau yacht pour
faire des croisières--mais où on n'emmenait que deux invités. À
Paris on avait tous les soirs trois ou quatre amis à dîner, jamais
plus; de sorte que par une régression imprévue mais pourtant
naturelle, chacune des deux immenses volières maternelles avait été
remplacée par un nid silencieux.
La personne qui profita le moins de ces deux unions fut la jeune
Mademoiselle d'Oloron qui, déjà atteinte de la fièvre typhoïde le
jour du mariage religieux, se traîna péniblement à l'église et
mourut quelques semaines après. La lettre de faire-part qui fut
envoyée quelque temps après sa mort, mêlait à des noms comme celui
de Jupien, presque tous les plus grands de l'Europe, comme ceux du
vicomte et de la vicomtesse de Montmorency, de S. A. R. la comtesse de
Bourbon-Soissons, du prince de Modène-Este, de la vicomtesse d'Edumea,
de lady Essex, etc. etc. Sans doute, même pour qui savait que la
défunte était la nièce de Jupien, le nombre de toutes ces grandes
alliances ne pouvait surprendre. Le tout en effet est d'avoir une grande
alliance. Alors le «casus fœderis» venant à jouer, la mort de la
petite roturière met en deuil toutes les familles princières de
l'Europe. Mais bien des jeunes gens des nouvelles générations et qui
ne connaissaient pas les situations réelles, outre qu'ils pouvaient
prendre Marie-Antoinette d'Oloron, marquise de Cambremer, pour une dame
de la plus haute naissance, auraient pu commettre bien d'autres erreurs,
en lisant cette lettre de faire-part. Ainsi, pour peu que leurs
randonnées à travers la France leur eussent fait connaître un peu le
pays de Combray, en voyant que le comte de Méséglise faisait part dans
les premiers, et tout près du duc de Guermantes, ils auraient pu
n'éprouver aucun étonnement. Le côté de Méséglise et le côté de
Guermantes se touchent, vieille noblesse de la même région peut-être
alliée depuis des générations, eussent-ils pu se dire. «Qui sait?
c'est peut-être une branche des Guermantes qui porte le nom de comtes
de Méséglise. » Or le comte de Méséglise n'avait rien à voir avec
les Guermantes et ne faisait même pas part du côté Guermantes, mais
du côté Cambremer, puisque le comte de Méséglise, qui par un
avancement rapide n'était resté que deux ans Legrandin de Méséglise,
c'était notre vieil ami Legrandin. Sans doute faux titre pour faux
titre, il en était peu qui eussent pu être aussi désagréables aux
Guermantes que celui-là. Ils avaient été alliés autrefois avec les
vrais comtes de Méséglise desquels il ne restait plus qu'une femme,
fille de gens obscurs et dégradés, mariée elle-même à un gros
fermier enrichi de ma tante nommé Ménager, qui lui avait acheté
Mirougrain et se faisait appeler maintenant Ménager de Mirougrain, de
sorte que quand on disait que sa femme était née de Méséglise, on
pensait qu'elle devait être plutôt née à Méséglise et qu'elle
était de Méséglise comme son mari de Mirougrain.
Tout autre titre faux eût donné moins d'ennuis aux Guermantes. Mais
l'aristocratie sait les assumer, et bien d'autres encore, du moment
qu'un mariage jugé utile, à quelque point de vue que ce soit, est en
jeu. Couvert par le duc de Guermantes, Legrandin fut pour une partie de
cette génération-là, et sera pour la totalité de celle qui la
suivra, le véritable comte de Méséglise.
Une autre erreur encore que tout jeune lecteur peu au courant eût été
porté à faire eût été de croire que le baron et la baronne de
Forcheville faisaient part en tant que parents et beaux-parents du
marquis de Saint-Loup, c'est-à-dire du côté Guermantes. Or de ce
côté, ils n'avaient pas à figurer puisque c'était Robert qui était
parent des Guermantes et non Gilberte. Non, le baron et la baronne de
Forcheville, malgré cette fausse apparence, figuraient du côté de la
mariée, il est vrai, et non du côté Cambremer, à cause non pas des
Guermantes, mais de Jupien dont notre lecteur doit savoir qu'Odette
était la cousine.
Toute la faveur de M. de Charlus s'était portée dès le mariage de sa
fille adoptive sur le jeune marquis de Cambremer; les goûts de celui-ci
qui étaient pareils à ceux du baron, du moment qu'ils n'avaient pas
empêché qu'il le choisît pour mari de Mlle d'Oloron, ne firent
naturellement que le lui faire apprécier davantage, quand il fut veuf.
Ce n'est pas que le marquis n'eût d'autres qualités qui en faisaient
un charmant compagnon pour M. de Charlus. Mais même quand il
s'agit d'un homme de haute valeur, c'est une qualité que ne
dédaigne pas celui qui l'admet dans son intimité et qui le lui rend
particulièrement commode s'il sait jouer aussi le whist. L'intelligence
du jeune marquis était remarquable et comme on disait déjà à
Féterne où il n'était encore qu'enfant, il était tout à fait «du
côté de sa grand'mère» aussi enthousiaste, aussi musicien. Il en
reproduisait aussi certaines particularités, mais celles-là plus par
imitation, comme toute la famille, que par atavisme. C'est ainsi que
quelque temps après la mort de sa femme, ayant reçu une lettre signée
Léonor, prénom que je ne me rappelais pas être le sien, je compris
seulement qui m'écrivait quand j'eus lu la formule finale: «Croyez à
ma sympathie vraie», le «vraie», mis à sa place ajoutait, au prénom
Léonor le nom de Cambremer.
Je vis pas mal à cette époque Gilberte avec laquelle je m'étais de
nouveau lié: car notre vie, dans sa longueur, n'est pas calculée sur
la vie de nos amitiés. Qu'une certaine période de temps s'écoule et
l'on voit reparaître (de même qu'en politique d'anciens ministères,
au théâtre des pièces oubliées qu'on reprend) des relations
d'amitié renouées entre les mêmes personnes qu'autrefois après de
longues années d'interruption, et renouées avec plaisir. Au bout de
dix ans les raisons que l'un avait de trop aimer, l'autre de ne pouvoir
supporter un trop exigeant despotisme, ces raisons n'existent plus. La
convenance seule subsiste, et tout ce que Gilberte m'eût refusé
autrefois, ce qui lui avait semblé intolérable, impossible, elle me
l'accordait aisément--sans doute parce que je ne le désirais plus.
Sans que nous nous fussions jamais dit la raison du changement, si elle
était toujours prête à venir à moi, jamais pressée de me quitter,
c'est que l'obstacle avait disparu: mon amour.
J'allai d'ailleurs passer un peu plus tard quelques jours à
Tansonville. Le déplacement me gênait assez, car j'avais à Paris une
jeune fille qui couchait dans le pied-à-terre que j'avais loué. Comme
d'autres de l'arôme des forêts ou du murmure d'un lac, j'avais besoin
de son sommeil près de moi la nuit, et le jour de l'avoir toujours à
mon côté dans la voiture. Car un amour a beau s'oublier, il peut
déterminer la forme de l'amour qui le suivra. Déjà au sein même de
l'amour précédent des habitudes quotidiennes existaient, et dont nous
ne nous rappelions pas nous-même l'origine. C'est une angoisse d'un
premier jour qui nous avait fait souhaiter passionnément, puis adopter
d'une manière fixe, comme les coutumes dont on a oublié le sens, ces
retours en voiture jusqu'à la demeure même de l'aimée, ou sa
résidence dans notre demeure, notre présence ou celle de quelqu'un en
qui nous avons confiance dans toutes ses sorties, toutes ces habitudes,
sorte de grandes voies uniformes par où passe chaque jour notre amour
et qui furent fondues jadis dans le feu volcanique d'une émotion
ardente. Mais ces habitudes survivent à la femme, même au souvenir de
la femme. Elles deviennent la forme sinon de tous nos amours, du moins
de certains de nos amours qui alternent entre eux. Et ainsi ma demeure
avait exigé, en souvenir d'Albertine oubliée, la présence de ma
maîtresse actuelle que je cachais aux visiteurs et qui remplissait ma
vie comme jadis Albertine. Et pour aller à Tansonville, je dus obtenir
d'elle qu'elle se laissât garder par un de mes amis qui n'aimait pas
les femmes, pendant quelques jours.
J'avais appris que Gilberte était malheureuse, trompée par Robert,
mais pas de la manière que tout le monde croyait, que peut-être
elle-même croyait encore, qu'en tout cas elle disait. Opinion que
justifiait l'amour-propre, le désir de tromper les autres, de se
tromper soi-même, la connaissance d'ailleurs imparfaite des trahisons
qui est celle de tous les êtres trompés, d'autant plus que Robert, en
vrai neveu de M. de Charlus, s'affichait avec des femmes qu'il
compromettait, que le monde croyait et qu'en somme Gilberte supposait
être ses maîtresses. On trouvait même dans le monde qu'il ne se
gênait pas assez, ne lâchant pas d'une semelle, dans les soirées,
telle femme qu'il ramenait ensuite, laissant Mme de Saint-Loup rentrer
comme elle pouvait. Qui eût dit que l'autre femme qu'il compromettait
ainsi, n'était pas en réalité sa maîtresse eût passé pour un
naïf, aveugle devant l'évidence, mais j'avais été malheureusement
aiguillé vers la vérité, vers la vérité qui me fit une peine
infinie, par quelques mots échappés à Jupien. Quelle n'avait pas
été ma stupéfaction quand, étant allé quelques mois avant mon
départ pour Tansonville prendre des nouvelles de M. de Charlus, chez
lequel certains troubles cardiaques s'étaient manifestés non sans
causer de grandes inquiétudes, et parlant à Jupien que j'avais trouvé
seul d'une correspondance amoureuse adressée à Robert et signée
Bobette que Mme de Saint-Loup avait surprise, j'avais appris par
l'ancien factotum du baron, que la personne qui signait Bobette n'était
autre que le violoniste qui avait joué un si grand rôle dans la vie de
M. de Charlus. Jupien n'en parlait pas sans indignation: «Ce garçon
pouvait agir comme bon lui semblait, il était libre. Mais s'il y a un
côté où il n'aurait pas dû regarder, c'est le côté du neveu du
baron. D'autant plus que le baron aimait son neveu comme son fils. Il a
cherché à désunir le ménage, c'est honteux. Et il a fallu qu'il y
mette des ruses diaboliques, car personne n'était plus opposé de
nature à ces choses-là que le marquis de Saint-Loup. A-t-il fait assez
de folies pour ses maîtresses! Non, que ce misérable musicien ait
quitté le baron comme il l'a quitté, salement, on peut bien le dire,
c'était son affaire. Mais se tourner vers le neveu, il y a des choses
qui ne se font pas. » Jupien était sincère dans son indignation; chez
les personnes dites immorales, les indignations morales sont tout aussi
fortes que chez les autres et changent seulement un peu d'objet. De plus
les gens dont le cœur n'est pas directement en cause, jugeant toujours
les liaisons à éviter, les mauvais mariages, comme si on était libre
de choisir ce qu'on aime, ne tiennent pas compte du mirage délicieux
que l'amour projette et qui enveloppe si entièrement et si uniquement
la personne dont on est amoureux que la «sottise» que fait un homme en
épousant une cuisinière ou la maîtresse de son meilleur ami est en
général le seul acte poétique qu'il accomplisse au cours de son
existence.
Je compris qu'une séparation avait failli se produire entre Robert et
sa femme (sans que Gilberte se rendît bien compte encore de quoi il
s'agissait) et que c'était Mme de Marsantes, mère aimante, ambitieuse
et philosophe qui avait arrangé, imposé la réconciliation. Elle
faisait partie de ces milieux où le mélange des sangs qui vont se
recroisant sans cesse et l'appauvrissement des patrimoines font
refleurir à tout moment dans le domaine des passions, comme dans celui
des intérêts, les vices et les compromissions héréditaires. Avec la
même énergie qu'elle avait autrefois protégé Mme Swann, elle avait
aidé le mariage de la fille de Jupien, et fait celui de son propre fils
avec Gilberte, usant ainsi pour elle-même, avec une résignation
douloureuse, de cette même sagesse atavique dont elle faisait profiter
tout le faubourg. Et peut-être n'avait-elle à un certain moment
bâclé le mariage de Robert avec Gilberte--ce qui lui avait
certainement donné moins de mal et coûté moins de pleurs que de le
faire rompre avec Rachel--que dans la peur qu'il ne commençât avec une
autre cocotte--ou peut-être avec la même, car Robert fut long à
oublier Rachel--un nouveau collage qui eût peut-être été son salut.
Maintenant je comprenais ce que Robert avait voulu me dire chez la
princesse de Guermantes: «C'est malheureux que ta petite amie de Balbec
n'ait pas la fortune exigée par ma mère, je crois que nous nous
serions bien entendus tous les deux. » Il avait voulu dire qu'elle
était de Gomorrhe comme lui de Sodome, ou peut-être, s'il n'en était
pas encore, ne goûtait-il plus que les femmes qu'il pouvait aimer d'une
certaine manière et avec d'autres femmes. Gilberte aussi eût pu me
renseigner sur Albertine. Si donc sauf de rares retours en arrière, je
n'avais perdu la curiosité de rien savoir sur mon amie, j'aurais pu
interroger sur elle non seulement Gilberte, mais son mari. Et en somme
c'était le même fait qui nous avait donné à Robert et à moi le
désir d'épouser Albertine (à savoir qu'elle aimait les femmes). Mais
les causes de notre désir, comme ses buts aussi étaient opposés. Moi,
c'était par le désespoir où j'avais été de l'apprendre, Robert par
la satisfaction; moi pour l'empêcher, grâce à une surveillance
perpétuelle, de s'adonner à son goût; Robert pour le cultiver, et pour
la liberté qu'il lui laisserait afin qu'elle lui amenât des amies. Si
Jupien faisait ainsi remonter à très peu de temps la nouvelle
orientation, si divergente de la primitive, qu'avaient prise les goûts
charnels de Robert, une conversation que j'eus avec Aimé et qui me
rendit fort malheureux me montra que l'ancien maître d'hôtel de
Balbec, faisait remonter cette divergence, cette inversion, beaucoup
plus haut. L'occasion de cette conversation avait été quelques jours
que j'avais été passer à Balbec, où Saint-Loup lui-même était venu
avec sa femme, que dans cette première phase il ne quittait d'un seul
pas. J'avais admiré comme l'influence de Rachel se faisait encore
sentir sur Robert. Un jeune marié qui a eu longtemps une maîtresse
sait seul ôter aussi bien le manteau de sa femme avant d'entrer dans un
restaurant, avoir avec elle les égards qu'il convient. Il a reçu
pendant sa liaison l'instruction que doit avoir un bon mari. Non loin de
lui, à une table voisine de la mienne, Bloch, au milieu de prétentieux
jeunes universitaires, prenait des airs faussement à l'aise, et criait
très fort à un de ses amis, en lui passant avec ostentation la carte
avec un geste qui renversa deux carafes d'eau: «Non, non, mon cher,
commandez! De ma vie je n'ai jamais su faire un menu. Je n'ai jamais su
commander! » répétait il avec un orgueil peu sincère et, mêlant la
littérature à la gourmandise, il opina tout de suite pour une
bouteille de champagne qu'il aimait à voir «d'une façon tout à fait
symbolique» orner une causerie. Saint-Loup, lui, savait commander. Il
était assis à côté de Gilberte--déjà grosse--(il ne devait pas
cesser par la suite de lui faire des enfants) comme il couchait à
côté d'elle dans leur lit commun à l'hôtel. Il ne parlait qu'à sa
femme, le reste de l'hôtel n'avait pas l'air d'exister pour lui, mais
au moment où un garçon prenait une commande, était tout près, il
levait rapidement ses yeux clairs et jetait sur lui un regard qui ne
durait pas plus de deux secondes, mais dans sa limpide clairvoyance
semblait témoigner d'un ordre de curiosités et de recherches
entièrement différent de celui qui aurait pu animer n'importe quel
client regardant même longtemps un chasseur ou un commis pour faire sur
lui des remarques humoristiques ou autres qu'il communiquerait à ses
amis. Ce petit regard court, en apparence désintéressé, montrant que
le garçon l'intéressait en lui-même, révélait à ceux qui l'eussent
observé que cet excellent mari, cet amant jadis passionné de Rachel,
avait dans sa vie un autre plan et qui lui paraissait infiniment plus
intéressant que celui sur lequel il se mouvait par devoir. Mais on ne
le voyait que dans celui-là. Déjà ses yeux étaient revenus sur
Gilberte qui n'avait rien vu, il lui présentait un ami au passage et
partait se promener avec elle.
Or Aimé me parla à ce moment d'un temps
bien plus ancien, celui où j'avais fait la connaissance de Saint-Loup
par Mme de Villeparisis en ce même Balbec. «Mais oui, Monsieur, me
dit-il, c'est archiconnu, il y a bien longtemps que je le sais. La
première année que Monsieur était à Balbec, M. le marquis s'enferma
avec mon liftier, sous prétexte de développer des photographies de
Madame la grand'mère de Monsieur. Le petit voulait se plaindre, nous
avons eu toutes les peines du monde à étouffer la chose. Et tenez
Monsieur, Monsieur se rappelle sans doute ce jour où il est venu
déjeuner au restaurant avec M. le marquis de Saint-Loup et sa
maîtresse, dont M. le marquis se faisait un paravent. Monsieur se
rappelle sans doute que M. le marquis s'en alla en prétextant une crise
de colère. Sans doute je ne veux pas dire que Madame avait raison. Elle
lui en faisait voir de cruelles. Mais ce jour-là on ne m'ôtera pas de
l'idée que la colère de M. le marquis était feinte et qu'il avait
besoin d'éloigner Monsieur et Madame. » Pour ce jour-là du moins, je
sais bien que, si Aimé ne mentait pas sciemment, il se trompait du tout
au tout. Je me rappelais trop l'état dans lequel était Robert, la
gifle qu'il avait donnée au journaliste. Et d'ailleurs, pour Balbec,
c'était de même: ou le liftier avait menti, ou c'était Aimé qui
mentait. Du moins je le crus; une certitude, je ne pouvais l'avoir, car
on ne voit jamais qu'un côté des choses. Si cela ne m'eût pas fait de
peine, j'eusse trouvé une certaine ironie à ce que, tandis que pour
moi la course du lift chez Saint-Loup avait été le moyen commode de
lui faire porter une lettre et d'avoir sa réponse, pour lui cela avait
été faire la connaissance de quelqu'un qui lui avait plu. Les choses,
en effet, sont pour le moins doubles. Sur l'acte le plus insignifiant
que nous accomplissons, un autre homme embranche une série d'actes
entièrement différents; il est certain que l'aventure de Saint-Loup et
du liftier, si elle eut lieu, ne me semblait pas plus contenue dans le
banal envoi de ma lettre que quelqu'un qui ne connaîtrait de Wagner que
le duo de Lohengrin ne pourrait prévoir le prélude de Tristan. Certes,
pour les hommes, les choses n'offrent qu'un nombre restreint de leurs
innombrables attributs, à cause de la pauvreté de leurs sens. Elles
sont colorées parce que nous avons des yeux, combien d'autres
épithètes ne mériteraient-elles pas si nous avions des centaines de
sens? Mais cet aspect différent qu'elles pourraient avoir nous est
rendu plus facile à comprendre par ce qu'est dans la vie un événement
même minime dont nous connaissons une partie que nous croyons le tout,
et qu'un autre regarde comme par une fenêtre percée de l'autre côté
de la maison et qui donne sur une autre vue. Dans le cas où Aimé ne se
fût pas trompé, la rougeur de Saint-Loup quand Bloch lui avait parlé
du lift, ne venait peut-être pas de ce que celui-ci prononçait laïft.
Mais j'étais persuadé que l'évolution physiologique de Saint-Loup
n'était pas commencée à cette époque et qu'alors il aimait encore
uniquement les femmes. Plus qu'à un autre signe, je pus le discerner
rétrospectivement à l'amitié que Saint-Loup m'avait témoignée à
Balbec. Ce n'est que tant qu'il aima les femmes qu'il fut vraiment
capable d'amitié. Après cela, au moins pendant quelque temps, les
hommes qui ne l'intéressaient pas directement, il leur manifestait une
indifférence, sincère, je le crois, en partie--car il était devenu
très sec,--et qu'il exagérait aussi pour faire croire qu'il ne faisait
attention qu'aux femmes. Mais je me rappelle tout de même qu'un jour à
Doncières, comme j'allais dîner chez les Verdurin et comme il venait
de regarder d'une façon un peu prolongée Morel, il m'avait dit:
«C'est curieux ce petit, il a des choses de Rachel. Cela ne te frappe
pas? Je trouve qu'ils ont des choses identiques. En tout cas cela ne
peut pas m'intéresser. » Et tout de même ses yeux étaient ensuite
restés longtemps perdus à l'horizon, comme quand on pense, avant de se
remettre à une partie de cartes ou de partir dîner en ville, à un de
ces lointains voyages qu'on ne fera jamais, mais dont on éprouve un
instant la nostalgie. Mais si Robert trouvait quelque chose de Rachel à
Charlie, Gilberte, elle, cherchait à avoir quelque chose de Rachel,
afin de plaire à son mari, mettait comme elle des nœuds de soie
ponceau, ou rose, ou jaune, dans ses cheveux, se coiffait de même, car
elle croyait que son mari l'aimait encore et elle en était jalouse. Que
l'amour de Robert eût été par moments sur les confins qui séparent
l'amour d'un homme pour une femme et l'amour d'un homme pour un homme,
c'était possible. En tout cas, le souvenir de Rachel ne jouait plus à
cet égard qu'un rôle esthétique. Il n'est même pas probable qu'il
eût pu en jouer d'autres. Un jour Robert était allé lui demander de
s'habiller en homme, de laisser pendre une longue mèche de ses cheveux,
et pourtant il s'était contenté de la regarder insatisfait. Il ne lui
restait pas moins attaché et lui faisait scrupuleusement mais sans
plaisir la rente énorme qu'il lui avait promise et qui ne l'empêcha
pas d'avoir pour lui par la suite les plus vilains procédés. De cette
générosité envers Rachel, Gilberte n'eût pas souffert si elle avait
su qu'elle était seulement l'accomplissement résigné d'une promesse
à laquelle ne correspondait plus aucun amour. Mais de l'amour, c'est au
contraire ce qu'il feignait de ressentir pour Rachel. Les homosexuels
seraient les meilleurs maris du monde s'ils ne jouaient pas la comédie
d'aimer les femmes. Gilberte ne se plaignait d'ailleurs pas. C'est
d'avoir cru Robert aimé, si longtemps aimé, par Rachel, qui le lui
avait fait désirer, l'avait fait renoncer pour lui à des partis plus
beaux; il semblait qu'il lui fît une sorte de concession en
l'épousant. Et de fait, les premiers temps, des comparaisons entre les
deux femmes (pourtant si inégales comme charme et comme beauté) ne
furent pas en faveur de la délicieuse Gilberte. Mais celle-ci grandit
ensuite dans l'estime de son mari pendant que Rachel diminuait à vue
d'œil. Une autre personne se démentit: ce fut Mme Swann. Si pour
Gilberte, Robert avant le mariage était déjà entouré de la double
auréole que lui créait d'une part sa vie avec Rachel perpétuellement
dénoncée par les lamentations de Mme de Marsantes, d'autre part le
prestige que les Guermantes avaient toujours eu pour son père et
qu'elle avait hérité de lui, Mme de Forcheville en revanche eût
préféré un mariage plus éclatant, peut-être princier (il y avait
des familles royales pauvres et qui eussent accepté l'argent,--qui se
trouva d'ailleurs être fort inférieur aux millions promis,--décrassé
qu'il était par le nom de Forcheville) et un gendre moins démonétisé
par une vie passée loin du monde. Elle n'avait pu triompher de la
volonté de Gilberte, s'était plainte amèrement à tout le monde,
flétrissant son gendre. Un beau jour tout avait été changé, le
gendre était devenu un ange, on ne se moquait plus de lui qu'à la
dérobée. C'est que l'âge avait laissé à Mme Swann (devenue Mme de
Forcheville) le goût qu'elle avait toujours eu d'être entretenue,
mais, par la désertion des admirateurs, lui en avait retiré les
moyens. Elle souhaitait chaque jour un nouveau collier, une nouvelle
robe brochée de brillants, une plus luxueuse automobile, mais elle
avait peu de fortune, Forcheville ayant presque tout mangé, et--quel
ascendant israélite gouvernait en cela Gilberte? --elle avait une fille
adorable, mais affreusement avare, comptant l'argent à son mari et
naturellement bien plus à sa mère. Or tout à coup le protecteur, elle
l'avait flairé, puis trouvé en Robert. Qu'elle ne fût plus de la
première jeunesse était de peu d'importance aux yeux d'un gendre qui
n'aimait pas les femmes. Tout ce qu'il demandait à sa belle-mère,
c'était d'aplanir telle ou telle difficulté entre lui et Gilberte,
d'obtenir d'elle le consentement qu'il fît un voyage avec Morel. Odette
s'y était-elle employée, qu'aussitôt un magnifique rubis l'en
récompensait. Pour cela il fallait que Gilberte fût plus généreuse
envers son mari. Odette le lui prêchait avec d'autant plus de chaleur
que c'était elle qui devait bénéficier de la générosité. Ainsi,
grâce à Robert, pouvait-elle au seuil de la cinquantaine (d'aucuns
disaient de la soixantaine) éblouir chaque table où elle allait
dîner, chaque soirée où elle paraissait, d'un luxe inouï sans avoir
besoin d'avoir comme autrefois un «ami» qui maintenant n'eût plus
casqué--voire marché. Aussi était-elle entrée pour toujours,
semblait-il, dans la période de la chasteté finale, et elle n'avait
jamais été aussi élégante.
Ce n'était pas seulement la méchanceté, la rancune de l'ancien pauvre
contre le maître qui l'a enrichi et lui a d'ailleurs (c'était dans le
caractère, et plus encore dans le vocabulaire de M. de Charlus) fait
sentir la différence de leurs conditions, qui avait poussé Charlie
vers Saint-Loup afin de faire souffrir davantage le baron. C'était
peut-être aussi l'intérêt. J'eus l'impression que Robert devait lui
donner beaucoup d'argent. Dans une soirée où j'avais rencontré Robert
avant que je ne partisse pour Combray, et où la façon dont il
s'exhibait à côté d'une femme élégante qui passait pour être sa
maîtresse, où il s'attachait à elle, ne faisant qu'un avec elle,
enveloppé en public dans sa jupe, me faisait penser avec quelque chose
de plus nerveux, de plus tressautant, à une sorte de répétition
involontaire d'un geste ancestral que j'avais pu observer chez M. de
Charlus, comme enrobé dans les atours de Mme Molé, ou d'une autre,
bannière d'une cause gynophile qui n'était pas la sienne, mais qu'il
aimait, bien que sans droit à l'arborer ainsi, soit qu'il la trouvât
protectrice, ou esthétique, j'avais été frappé au retour de voir
combien ce garçon, si généreux quand il était bien moins riche,
était devenu économe. Qu'on ne tienne qu'à ce qu'on possède, et que
tel qui semait l'or qu'il avait si rarement jadis, thésaurise
maintenant celui dont il est pourvu, c'est sans doute un phénomène
assez général, mais qui pourtant me parut prendre là une forme plus
particulière. Saint-Loup refusa de prendre un fiacre, et je vis qu'il
avait gardé une correspondance de tramway. Sans doute en ceci
Saint-Loup déployait-il, pour des fins différentes, des talents qu'il
avait acquis au cours de sa liaison avec Rachel. Un jeune homme qui a
longtemps vécu avec une femme n'est pas aussi inexpérimenté que le
puceau pour qui celle qu'il épouse est la première. Pareillement ayant
eu à s'occuper dans les plus minutieux détails du ménage de Rachel,
d'une part parce que celle-ci n'y entendait rien, ensuite parce qu'à
cause de sa jalousie, il voulait garder la haute main sur la
domesticité, il put dans l'administration des biens de sa femme et
l'entretien du ménage, continuer ce rôle habile et entendu que
peut-être Gilberte n'eût pas su tenir et qu'elle lui abandonnait
volontiers. Mais sans doute le faisait-il surtout pour faire
bénéficier Charlie des moindres économies de bouts de chandelle,
l'entretenant en somme richement sans que Gilberte s'en aperçût ni en
souffrît. Je pleurais en pensant que j'avais eu autrefois pour un
Saint-Loup différent une affection si grande et que je sentais bien, à
ses nouvelles manières froides et évasives, qu'il ne me rendait plus,
les hommes dès qu'ils étaient devenus susceptibles de lui donner des
désirs, ne pouvant plus lui inspirer d'amitié. Comment cela avait-il
pu naître chez un garçon qui avait tellement aimé les femmes que je
l'avais vu désespéré jusqu'à craindre qu'il se tuât parce que
«Rachel quand du Seigneur» avait voulu le quitter? La ressemblance
entre Charlie et Rachel--invisible pour moi--avait-elle été la planche
qui avait permis à Robert de passer des goûts de son père à ceux de
son oncle, afin d'accomplir l'évolution physiologique qui même chez ce
dernier s'était produite assez tard? Parfois pourtant les paroles
d'Aimé revenaient m'inquiéter; je me rappelais Robert cette année-là
à Balbec; il avait en parlant au liftier une façon de ne pas faire
attention à lui qui rappelait beaucoup celle de M. de Charlus quand il
adressait la parole à certains hommes. Mais Robert pouvait très bien
tenir cela de M. de Charlus, d'une certaine hauteur et d'une certaine
attitude physique des Guermantes et nullement des goûts spéciaux au
baron. C'est ainsi que le duc de Guermantes qui n'avait aucunement ces
goûts avait la même manière nerveuse que M. de Charlus de tourner son
poignet, comme s'il crispait autour de celui-ci une manchette de
dentelles, et aussi dans la voix des intonations pointues et affectées,
toutes manières auxquelles chez M. de Charlus on eût été tenté de
donner une autre signification, auxquelles il en avait donné une autre
lui-même, l'individu exprimant ses particularités à l'aide de traits
impersonnels et ataviques qui ne sont peut-être d'ailleurs que des
particularités anciennes fixées dans le geste et dans la voix. Dans
cette dernière hypothèse, qui confine à l'histoire naturelle, ce ne
serait pas M. de Charlus qu'on pourrait appeler un Guermantes affecté
d'une tare et l'exprimant en partie à l'aide des traits de la race des
Guermantes, mais le duc de Guermantes qui serait dans une famille
pervertie l'être d'exception, que le mal héréditaire a si bien
épargné que les stigmates extérieurs qu'il a laissés sur lui y
perdent tout sens. Je me rappelais que le premier jour où j'avais
aperçu Saint-Loup à Balbec, si blond, d'une matière si précieuse et
si rare, contourner les tables, faisant voler son monocle devant lui, je
lui avais trouvé l'air efféminé qui n'était certes pas un effet de
ce que j'apprenais de lui maintenant, mais de la grâce particulière
aux Guermantes, de la finesse de cette porcelaine de Saxe en laquelle la
duchesse était modelée aussi. Je me rappelais son affection pour moi,
sa manière tendre, sentimentale de l'exprimer et je me disais que cela
non plus, qui eût pu tromper quelque autre, signifiait alors tout autre
chose, même tout le contraire de ce que j'apprenais aujourd'hui. Mais
de quand cela datait-il? Si c'était de l'année où j'étais retourné
à Balbec, comment n'était-il pas venu une seule fois voir le lift, ne
m'avait-il jamais parlé de lui? Et quant à la première année,
comment eût-il pu faire attention à lui, passionnément amoureux de
Rachel comme il était alors? Cette première année-là, j'avais
trouvé Saint-Loup particulier, comme étaient les vrais Guermantes. Or
il était encore plus spécial que je ne l'avais cru. Mais ce dont nous
n'avons pas eu l'intuition directe, ce que nous avons appris seulement
par d'autres, nous n'avons plus aucun moyen, l'heure est passée de le
faire savoir à notre âme; ses communications avec le réel sont
fermées; aussi ne pouvons-nous jouir de la découverte, il est trop
tard. Du reste de toutes façons, pour que j'en pusse jouir
spirituellement, celle-là me faisait trop de peine. Sans doute depuis
ce que m'avait dit M. de Charlus chez Mme Verdurin à Paris, je ne
doutais plus que le cas de Robert ne fût celui d'une foule d'honnêtes
gens, et même pris parmi les plus intelligents et les meilleurs.
L'apprendre de n'importe qui m'eût été indifférent, de n'importe qui
excepté de Robert. Le doute que me laissaient les paroles d'Aimé
ternissait toute notre amitié de Balbec et de Doncières, et bien que
je ne crusse pas à l'amitié, ni en avoir jamais véritablement
éprouvé pour Robert, en repensant à ces histoires du lift et du
restaurant où j'avais déjeuné avec Saint-Loup et Rachel, j'étais
obligé de faire un effort pour ne pas pleurer.
Je n'aurais d'ailleurs pas à m'arrêter sur ce séjour que je fis à
côté de Combray, et qui fut peut-être le moment de ma vie où je
pensai le moins à Combray, si, justement par là, il n'avait apporté
une vérification au moins provisoire à certaines idées que j'avais
eues d'abord du côté de Guermantes, et une vérification aussi à
d'autres idées que j'avais eues du côté de Méséglise. Je
recommençais chaque soir, dans un autre sens, les promenades que nous
faisions à Combray, l'après-midi, quand nous allions du côté de
Méséglise. On dînait maintenant à Tansonville à une heure où jadis
on dormait depuis longtemps à Combray. Et cela à cause de la saison
chaude. Et puis, parce que, l'après-midi Gilberte peignait dans la
chapelle du château, on n'allait se promener qu'environ deux heures
avant le dîner. Au plaisir de jadis qui était de voir en rentrant le
ciel pourpre encadrer le calvaire ou se baigner dans la Vivonne,
succédait celui de partir à la nuit venue, quand on ne rencontrait
plus dans le village que le triangle bleuâtre irrégulier et mouvant
des moutons qui rentraient. Sur une moitié des champs le coucher
s'éteignait; au-dessus de l'astre était déjà allumée la lune qui
bientôt les baignerait tout entiers. Il arrivait que Gilberte me
laissât aller sans elle et je m'avançais, laissant mon ombre derrière
moi, comme une barque qui poursuit sa navigation à travers des
étendues enchantées. Mais le plus souvent Gilberte m'accompagnait. Les
promenades que nous faisions ainsi, c'était bien souvent celles que je
faisais jadis enfant: or comment n'eussé-je pas éprouvé bien plus
vivement encore que jadis du côté de Guermantes le sentiment que
jamais je ne serais capable d'écrire, auquel s'ajoutait celui que mon
imagination et ma sensibilité s'étaient affaiblies, quand je vis
combien peu j'étais curieux de Combray? Et j'étais désolé de voir
combien peu je revivais mes années d'autrefois. Je trouvais la Vivonne
mince et laide au bord du chemin de halage. Non pas que je relevasse des
inexactitudes matérielles bien grandes dans ce que je me rappelais.
Mais, séparé des lieux qu'il m'arrivait de retraverser par toute une
vie différente, il n'y avait pas entre eux et moi cette contiguïté
d'où naît avant même qu'on s'en soit aperçu, l'immédiate,
délicieuse et totale déflagration du souvenir. Ne comprenant pas bien
sans doute quelle était sa nature, je m'attristais de penser que ma
faculté de sentir et d'imaginer avait dû diminuer pour que je
n'éprouvasse pas plus de plaisir dans ces promenades. Gilberte
elle-même, qui me comprenait encore moins bien que je ne faisais
moi-même, augmentait ma tristesse en partageant mon étonnement.
«Comment, cela ne vous fait rien éprouver, me disait-elle, de prendre
ce petit raidillon que vous montiez autrefois? » Et elle-même avait
tant changé que je ne la trouvais plus belle, qu'elle ne l'était plus
du tout. Tandis que nous marchions, je voyais le pays changer, il
fallait gravir des coteaux, puis des pentes s'abaissaient. Nous
causions, très agréablement pour moi,--non sans difficulté pourtant.
En tant d'êtres il y a différentes couches qui ne sont pas pareilles;
(c'étaient chez elle le caractère de son père, le caractère de sa
mère) on traverse l'une, puis l'autre. Mais le lendemain l'ordre de
superposition est renversé. Et finalement on ne sait pas qui
départagera les parties, à qui on peut se fier pour la sentence.
Gilberte était comme ces pays avec qui on n'ose pas faire d'alliance
parce qu'ils changent trop souvent de gouvernement. Mais au fond c'est
un tort. La mémoire de l'être le plus successif établit chez lui une
sorte d'identité et fait qu'il ne voudrait pas manquer à des promesses
qu'il se rappelle même s'il ne les eût pas contresignées. Quant à
l'intelligence elle était chez Gilberte, avec quelques absurdités de
sa mère, très vive. Je me rappelle que dans ces conversations que nous
avions en nous promenant, elle me dit des choses qui plusieurs fois
m'étonnèrent beaucoup. La première fut: «Si vous n'aviez pas trop
faim et s'il n'était pas si tard, en prenant ce chemin à gauche et en
tournant ensuite à droite en moins d'un quart d'heure nous serions à
Guermantes». C'est comme si elle m'avait dit: «Tournez à gauche,
prenez ensuite à votre main droite et vous toucherez l'intangible, vous
atteindrez les inaccessibles lointains dont on ne connaît jamais sur
terre que la direction, que (ce que j'avais cru jadis que je pourrais
connaître seulement de Guermantes et peut-être en un sens je ne me
trompais pas) le «côté». Un de mes autres étonnements fut de voir
les «Sources de la Vivonne» que je me représentais comme quelque
chose d'aussi extra-terrestre que l'Entrée des Enfers, et qui
n'étaient qu'une espèce de lavoir carré où montaient des bulles. Et
la troisième fois fut quand Gilberte me dit: «Si vous voulez, nous
pourrons tout de même sortir un après-midi et nous pourrons alors
aller à Guermantes, en prenant par Méséglise, c'est la plus jolie
façon»,--phrase qui en bouleversant toutes les idées de mon enfance
m'apprit que les deux côtés n'étaient pas aussi inconciliables que
j'avais cru. Mais ce qui me frappa le plus, ce fut combien peu, pendant
ce séjour, je revécus mes années d'autrefois, désirai peu revoir
Combray, trouvai mince et laide la Vivonne. Mais où Gilberte vérifia
pour moi des imaginations que j'avais eues du côté de Méséglise, ce
fut pendant une de ces promenades en somme nocturnes bien qu'elles
eussent lieu avant le dîner--mais elle dînait si tard! Au moment de
descendre dans le mystère d'une vallée parfaite et profonde que
tapissait le clair de lune, nous nous arrêtâmes un instant, comme deux
insectes qui vont s'enfoncer au cœur d'un calice bleuâtre. Gilberte
eut alors, peut-être simplement par bonne grâce de maîtresse de
maison qui regrette que vous partiez bientôt et qui aurait voulu mieux
vous faire les honneurs de ce pays que vous semblez apprécier, de ces
paroles où son habileté de femme du monde sachant tirer parti du
silence, de la simplicité, de la sobriété dans l'expression des
sentiments, vous fait croire que vous tenez dans sa vie une place que
personne ne pourrait occuper. Épanchant brusquement sur elle la
tendresse dont j'étais rempli par l'air délicieux, la brise qu'on
respirait, je lui dis: «Vous parliez l'autre jour du raidillon, comme
je vous aimais alors! » Elle me répondit: «Pourquoi ne me le
disiez-vous pas? je ne m'en étais pas doutée. Moi je vous aimais. Et
même deux fois je me suis jetée à votre tête. » «Quand donc? » «La
première fois à Tansonville, vous vous promeniez avec votre famille,
je rentrais, je n'avais jamais vu un aussi joli petit garçon. J'avais
l'habitude, ajouta-t-elle d'un air vague et pudique, d'aller jouer avec
de petits amis, dans les ruines du donjon de Roussainville. Et vous me
direz que j'étais bien mal élevée, car il y avait là-dedans des
filles et des garçons de tout genre qui profitaient de l'obscurité.
L'enfant de chœur de l'église de Combray, Théodore qui, il faut
l'avouer, était bien gentil (Dieu qu'il était bien! ) et qui est devenu
très laid (il est maintenant pharmacien à Méséglise), s'y amusait
avec toutes les petites paysannes du voisinage. Comme on me laissait
sortir seule, dès que je pouvais m'échapper, j'y courais. Je ne peux
pas vous dire comme j'aurais voulu vous y voir venir; je me rappelle
très bien que, n'ayant qu'une minute pour vous faire comprendre ce que
je désirais, au risque d'être vue par vos parents et les miens, je
vous l'ai indiqué d'une façon tellement crue que j'en ai honte
maintenant. Mais vous m'avez regardé d'une façon si méchante que j'ai
compris que vous ne vouliez pas. » Et tout d'un coup, je me dis que la
vraie Gilberte--la vraie Albertine--, c'étaient peut-être celles qui
s'étaient au premier instant livrées dans leur regard, l'une devant la
haie d'épines roses, l'autre sur la plage. Et c'était moi qui, n'ayant
pas su le comprendre, ne l'ayant repris que plus tard dans ma mémoire
après un intervalle où par mes conversations tout un entre-deux de
sentiment leur avait fait craindre d'être aussi franches que dans les
premières minutes--avais tout gâté par ma maladresse. Je les avais
«ratées» plus complètement,--bien qu'à vrai dire l'échec relatif
avec elles fût moins absurde--pour les mêmes raisons que Saint-Loup
Rachel.
«Et la seconde fois, reprit Gilberte, c'est bien des années après
quand je vous ai rencontré sous votre porte, l'avant-veille du jour où
je vous ai retrouvé chez ma tante Oriane, je ne vous ai pas reconnu
tout de suite ou plutôt je vous reconnaissais sans le savoir puisque
j'avais la même envie qu'à Tansonville. » «Dans l'intervalle il y
avait eu pourtant les Champs-Élysées. » «Oui, mais là vous m'aimiez
trop, je sentais une inquisition sur tout ce que je faisais. » Je ne lui
demandai pas alors quel était ce jeune homme avec lequel elle
descendait l'avenue des Champs-Élysées, le jour où j'étais parti
pour la revoir, où je me fusse réconcilié avec elle pendant qu'il en
était temps encore, ce jour qui aurait peut-être changé toute ma vie,
si je n'avais rencontré les deux ombres s'avançant côte à côte dans
le crépuscule. Si je le lui avais demandé, me dis-je, elle m'eût
peut-être avoué la vérité, comme Albertine si elle eût ressuscité.
Et en effet, les femmes qu'on n'aime plus et qu'on rencontre après des
années, n'y a-t-il pas entre elles et vous la mort, tout aussi bien que
si elles n'étaient plus de ce monde, puisque le fait que notre amour
n'existe plus fait de celles qu'elles étaient alors, ou de celui que
nous étions des morts? Je pensai que peut-être aussi elle ne se fût
pas rappelé, ou eût menti. En tout cas cela n'offrait plus d'intérêt
pour moi de le savoir, parce que mon cœur avait encore plus changé que
le visage de Gilberte. Celui-ci ne me plaisait plus guère, mais surtout
je n'étais plus malheureux, je n'aurais pas pu concevoir, si j'y eusse
repensé, que j'eusse pu l'être autant de rencontrer Gilberte marchant
à petits pas à côté d'un jeune homme, et de me dire: «C'est fini, je
renonce à jamais la voir. » De l'état d'âme qui, cette lointaine
année-là, n'avait été pour moi qu'une longue torture, rien ne
subsistait. Car il y a dans ce monde où tout s'use, où tout périt,
une chose qui tombe en ruines, qui se détruit encore plus
complètement, en laissant encore moins de vestiges que la Beauté:
c'est le Chagrin.
Je ne suis donc pas surpris de ne pas lui avoir demandé alors avec qui
elle descendait les Champs-Élysées, car j'ai déjà vu trop d'exemples
de cette incuriosité amenée par le temps, mais je le suis un peu de ne
pas avoir raconté à Gilberte qu'avant de la rencontrer ce jour-là,
j'avais vendu une potiche de vieux Chine pour lui acheter des fleurs.
Ç'avait été en effet, pendant les temps si tristes qui avaient suivi,
ma seule consolation de penser qu'un jour, je pourrais sans danger lui
conter cette intention si tendre. Plus d'une année après, si je voyais
qu'une voiture allait heurter la mienne, ma seule envie de ne pas mourir
était pour pouvoir raconter cela à Gilberte. Je me consolais en me
disant: «Ne nous pressons pas, j'ai toute la vie devant moi pour
cela. » Et à cause de cela je désirais ne pas perdre la vie.
Maintenant cela m'aurait paru peu agréable à dire, presque ridicule,
et «entraînant». «D'ailleurs, continua Gilberte, même le jour où
je vous ai rencontré sous votre porte, vous étiez resté tellement le
même qu'à Combray, si vous saviez comme vous aviez peu changé! » Je
revis Gilberte dans ma mémoire. J'aurais pu dessiner le quadrilatère
de lumière que le soleil faisait sous les aubépines, la bêche que la
petite fille tenait à la main, le long regard qui s'attacha à moi.
Seulement j'avais cru à cause du geste grossier dont il était
accompagné que c'était un regard de mépris parce que ce que je
souhaitais me paraissait quelque chose que les petites filles ne
connaissaient pas et ne faisaient que dans mon imagination, pendant mes
heures de désir solitaire. Encore moins aurais-je cru que si aisément,
si rapidement, presque sous les yeux de mon grand-père, l'une d'entre
elles eût eu l'audace de le figurer.
Bien longtemps après cette conversation, je demandai à Gilberte avec
qui elle se promenait avenue des Champs-Élysées le soir où j'avais
vendu les potiches: c'était Léa habillée en homme. Gilberte savait
qu'elle connaissait Albertine, mais ne pouvait dire plus. Ainsi
certaines personnes se retrouvent toujours dans notre vie pour préparer
nos plaisirs ou nos douleurs.
Ce qu'il y avait eu de réel sous l'apparence d'alors m'était devenu
tout à fait égal. Et pourtant combien de jours et de nuits n'avais-je
pas souffert à me demander qui c'était, n'avais-je pas dû en y
pensant réprimer les battements de mon cœur plus encore peut-être que
pour ne pas retourner dire bonsoir jadis à maman dans ce même Combray.
On dit et c'est ce qui explique l'affaiblissement progressif de
certaines affections nerveuses, que notre système nerveux vieillit.
Cela n'est pas vrai seulement pour notre moi permanent qui se prolonge
pendant toute la durée de notre vie mais pour tous nos moi successifs
qui en somme le composent en partie.
Aussi me fallait-il, à tant d'années de distance, faire subir une
retouche à une image que je me rappelais si bien, opération qui me
rendit assez heureux en me montrant que l'abîme infranchissable que
j'avais cru alors exister entre moi et un certain genre de petites
filles aux cheveux dorés était aussi imaginaire que l'abîme de
Pascal, et que je trouvai poétique à cause de la longue série
d'années au fond de laquelle il me fallut l'accomplir. J'eus un sursaut
de désir et de regret en pensant aux souterrains de Roussainville.
Pourtant j'étais heureux de me dire que ce bonheur vers lequel se
tendaient toutes mes forces alors, et que rien ne pouvait plus me rendre
eût existé ailleurs que dans ma pensée, en réalité si près de moi,
dans ce Roussainville dont je parlais si souvent, que j'apercevais du
cabinet sentant l'iris. Et je n'avais rien su! En somme Gilberte
résumait tout ce que j'avais désiré dans mes promenades, jusqu'à ne
pas pouvoir me décider à rentrer, croyant voir s'entr'ouvrir, s'animer
les arbres. Ce que je souhaitais si fiévreusement alors, elle avait
failli, si j'eusse seulement su le comprendre et la retrouver, me le
faire goûter dès mon adolescence. Plus complètement encore que je
n'avais cru, Gilberte était à cette époque-là vraiment du côté de
Méséglise.
Et même ce jour où je l'avais rencontrée sous une porte, bien qu'elle
ne fût pas Mlle de l'Orgeville, celle que Robert avait connue dans les
maisons de passe (et quelle drôle de chose que ce fût précisément à
son futur mari que j'en eusse demandé l'éclaircissement! ) je ne
m'étais pas tout à fait trompé sur la signification de son regard, ni
sur l'espèce de femme qu'elle était et m'avouait maintenant avoir
été. «Tout cela est bien loin, me dit-elle, je n'ai jamais plus
songé qu'à Robert depuis le jour où je lui ai été fiancée. Et,
voyez-vous, ce n'est même pas ce caprice d'enfant que je me reproche le
plus. »
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ALBERTINE DISPARUE VOL 02 (OF 2) ***
Updated editions will replace the previous one--the old editions will
be renamed.
Creating the works from print editions not protected by U. S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you! ) can copy and distribute it in the
United States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for an eBook, except by following
the terms of the trademark license, including paying royalties for use
of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
copies of this eBook, complying with the trademark license is very
easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
of derivative works, reports, performances and research.
de prendre en grippe sa future belle-fille, déclara-t-elle qu'il était
malheureux pour un Cambremer d'épouser une personne qui sortait on ne
savait d'où, en somme, et avait des dents si mal rangées. Quant au
jeune Cambremer qui avait déjà une certaine propension à fréquenter
des gens de lettres, on pense bien qu'une si brillante alliance n'eut
pas pour effet de le rendre plus snob, mais que se sentant maintenant le
successeur des ducs d'Oloron--«princes souverains» comme disaient les
journaux--il était suffisamment persuadé de sa grandeur, pour pouvoir
frayer avec n'importe qui. Et il délaissa la petite noblesse
pour la bourgeoisie intelligente les jours où il ne se consacrait
pas aux altesses. Les notes des journaux, surtout en ce qui
concernait Saint-Loup, donnèrent à mon ami, dont les ancêtres
royaux étaient énumérés, une grandeur nouvelle mais qui ne fit que
m'attrister--comme s'il était devenu quelqu'un d'autre, le descendant
de Robert le Fort, plutôt que l'ami qui s'était mis si peu de temps
auparavant sur le strapontin de la voiture afin que je fusse mieux au
fond; le fait de n'avoir pas soupçonné d'avance son mariage avec
Gilberte dont la réalité m'était apparue soudain dans une lettre, si
différente de ce que je pouvais penser de chacun d'eux la veille, et
qu'il ne m'eût pas averti me faisait souffrir, alors que j'eusse
dû penser qu'il avait eu beaucoup à faire et que d'ailleurs
dans le monde les mariages se font souvent ainsi tout d'un coup,
fréquemment pour se substituer à une combinaison différente qui a
échoué--inopinément--comme un précipité chimique. Et la tristesse,
morne comme un déménagement, amère comme une jalousie, que me
causèrent par la brusquerie, par l'accident de leur choc, ces deux
mariages, fut si profonde, que plus tard on me la rappela, en m'en
faisant absurdement gloire, comme ayant été tout le contraire de ce
qu'elle fut au moment même, un double et même triple et quadruple
pressentiment.
Les gens du monde qui n'avaient fait aucune attention à Gilberte me
dirent d'un air gravement intéressé: «Ah! c'est elle qui épouse le
marquis de Saint-Loup» et jetaient sur elle le regard attentif des gens
non seulement friands des événements de la vie parisienne, mais aussi
qui cherchent à s'instruire et croient à la profondeur de leur regard.
Ceux qui n'avaient au contraire connu que Gilberte regardèrent
Saint-Loup avec une extrême attention, me demandèrent (souvent des
gens qui me connaissaient à peine) de les présenter et revenaient de
la présentation au fiancé parés des joies de la fatuité en me
disant: «Il est très bien de sa personne». Gilberte était convaincue
que le nom de marquis de Saint-Loup était plus grand mille fois que
celui de duc d'Orléans.
«Il paraît que c'est la princesse de Parme qui a fait le mariage du
petit Cambremer», me dit maman. Et c'était vrai. La princesse de Parme
connaissait depuis longtemps par les œuvres d'une part Legrandin
qu'elle trouvait un homme distingué, de l'autre Mme de Cambremer qui
changeait la conversation quand la princesse lui demandait si elle
était bien la sœur de Legrandin. La princesse savait le regret
qu'avait Mme de Cambremer d'être restée à la porte de la haute
société aristocratique où personne ne la recevait. Quand la princesse
de Parme, qui s'était chargée de trouver un parti pour Mlle d'Oloron,
demanda à M. de Charlus s'il savait qui était un homme aimable et
instruit qui s'appelait Legrandin de Méséglise (c'était ainsi que se
faisait appeler maintenant Legrandin), le baron répondit d'abord que
non, puis tout d'un coup un souvenir lui revint d'un voyageur avec qui
il avait fait connaissance en wagon, une nuit, et qui lui avait laissé
sa carte. Il eut un vague sourire. «C'est peut-être le même», se
dit-il. Quand il apprit qu'il s'agissait du fils de la sœur de
Legrandin, il dit: «Tiens, ce serait vraiment extraordinaire! S'il
tenait de son oncle, après tout, ce ne serait pas pour m'effrayer, j'ai
toujours dit qu'ils faisaient les meilleurs maris. » «Qui ils? »
demanda la princesse. «Oh! Madame, je vous expliquerais bien si nous
nous voyions plus souvent. Avec vous on peut causer. Votre Altesse est
si intelligente», dit Charlus pris d'un besoin de confidence qui
pourtant n'alla pas plus loin. Le nom de Cambremer lui plut, bien qu'il
n'aimât pas les parents, mais il savait que c'était une des quatre
baronnies de Bretagne et tout ce qu'il pouvait espérer de mieux pour sa
fille adoptive; c'était un nom vieux, respecté, avec de solides
alliances dans sa province. Un prince eût été impossible et
d'ailleurs peu désirable. C'était ce qu'il fallait. La princesse fit
ensuite venir Legrandin. Il avait physiquement passablement changé, et
assez à son avantage depuis quelque temps. Comme les femmes qui
sacrifient résolument leur visage à la sveltesse de leur taille et ne
quittent plus Marienbad, Legrandin avait pris l'aspect désinvolte d'un
officier de cavalerie. Au fur et à mesure que M. de Charlus s'était
alourdi et abruti, Legrandin était devenu plus élancé et rapide,
effet contraire d'une même cause. Cette vélocité avait d'ailleurs des
raisons psychologiques. Il avait l'habitude d'aller dans certains
mauvais lieux où il aimait qu'on ne le vît ni entrer, ni sortir: il
s'y engouffrait. Legrandin s'était mis au tennis à cinquante-cinq ans.
Quand la princesse de Parme lui parla des Guermantes, de Saint-Loup, il
déclara qu'il les avait toujours connus, faisant une espèce de
mélange entre le fait d'avoir toujours connu de nom les châtelains de
Guermantes et d'avoir rencontré, chez ma tante, Swann, le père de la
future Mme de Saint-Loup, Swann dont Legrandin d'ailleurs ne voulait à
Combray fréquenter ni la femme ni la fille. «J'ai même voyagé
dernièrement avec le frère du duc de Guermantes, M. de Charlus. Il a
spontanément engagé la conversation, ce qui est toujours bon signe,
car cela prouve que ce n'est ni un sot gourmé, ni un prétentieux. Oh!
je sais tout ce qu'on dit de lui. Mais je ne crois jamais ces
choses-là. D'ailleurs la vie privée des autres ne me regarde pas. Il
m'a fait l'effet d'un cœur sensible, d'un homme bien cultivé. » Alors
la princesse de Parme parla de Mlle d'Oloron. Dans le milieu des
Guermantes on s'attendrissait sur la noblesse de cœur de M. de Charlus
qui, bon comme il avait toujours été, faisait le bonheur d'une jeune
fille pauvre et charmante. Et le duc de Guermantes souffrant de la
réputation de son frère laissait entendre que si beau que cela fût,
c'était fort naturel. «Je ne sais si je me fais bien entendre, tout
est naturel dans l'affaire», disait-il maladroitement à force
d'habileté. Mais son but était d'indiquer que la jeune fille était
une enfant de son frère qu'il reconnaissait. Du même coup cela
expliquait Jupien. La princesse de Parme insinua cette version pour
montrer à Legrandin qu'en somme le jeune Cambremer épouserait quelque
chose comme Mlle de Nantes, une de ces bâtardes de Louis XIV qui ne
furent dédaignées ni par le duc d'Orléans, ni par le prince de Conti.
Ces deux mariages dont nous parlions déjà avec ma mère dans le train
qui nous ramenait à Paris eurent sur certains des personnages qui ont
figuré jusqu'ici dans ce récit des effets assez remarquables. D'abord
sur Legrandin; inutile de dire qu'il entra en ouragan dans l'hôtel de
M. de Charlus absolument comme dans une maison mal famée où il ne faut
pas être vu, et aussi tout à la fois pour montrer sa bravoure et
cacher son âge,--car nos habitudes nous suivent même là où elles ne
nous servent plus à rien--et presque personne ne remarqua qu'en lui
disant bonjour M. de Charlus lui adressa un sourire difficile à
percevoir, plus encore à interpréter; ce sourire était pareil en
apparence, et au fond était exactement l'inverse, de celui que deux
hommes, qui ont l'habitude de se voir dans la bonne société,
échangent si par hasard ils se rencontrent dans ce qu'ils trouvent un
mauvais lieu (par exemple l'Élysée où le général de Froberville
quand il y rencontrait jadis Swann, avait en l'apercevant le regard
d'ironique et mystérieuse complicité de deux habitués de la princesse
des Laumes qui se commettaient chez M. Grévy). Legrandin cultivait
obscurément depuis bien longtemps--et dès le temps où j'allais tout
enfant passer à Combray mes vacances--des relations aristocratiques,
productives tout au plus d'une invitation isolée à une villégiature
inféconde. Tout à coup le mariage de son neveu étant venu rejoindre
entre eux ces tronçons lointains, Legrandin eut une situation mondaine
à laquelle rétroactivement ses relations anciennes avec des gens qui
ne l'avaient fréquenté que dans le particulier, mais intimement,
donnèrent une sorte de solidité. Des dames à qui on croyait le
présenter racontaient que depuis vingt ans il passait quinze jours à
la campagne chez elles, et que c'était lui qui leur avait donné le
beau baromètre ancien du petit salon. Il avait par hasard été pris
dans des «groupes» où figuraient des ducs qui lui étaient
apparentés. Or dès qu'il eut cette situation mondaine, il cessa d'en
profiter. Ce n'est pas seulement parce que, maintenant qu'on le savait
reçu, il n'éprouvait plus de plaisir à être invité, c'est que des
deux vices qui se l'étaient longtemps disputé, le moins naturel, le
snobisme, cédait la place à un autre moins factice, puisqu'il
marquait du moins une sorte de retour, même détourné, vers la nature.
Sans doute ils ne sont pas incompatibles, et l'exploration d'un faubourg
peut se pratiquer en quittant le raout d'une duchesse. Mais le
refroidissement de l'âge détournait Legrandin de cumuler tant de
plaisirs, de sortir autrement qu'à bon escient, et aussi rendait pour
lui ceux de la nature assez platoniques, consistant surtout en amitiés,
en causeries qui prennent du temps, et lui faisaient passer presque tout
le sien dans le peuple, lui en laissant peu pour la vie de société.
Mme de Cambremer elle-même devint assez indifférente à l'amabilité
de la duchesse de Guermantes. Celle-ci obligée de fréquenter la
marquise s'était aperçue, comme il arrive chaque fois qu'on vit
davantage avec des êtres humains, c'est-à-dire mêlés de qualités
qu'on finit par découvrir et de défauts auxquels on finit par
s'habituer, que Mme de Cambremer était une femme douée d'une
intelligence et pourvue d'une culture que pour ma part j'appréciais
peu, mais qui parurent remarquables à la duchesse. Elle vint donc
souvent, à la tombée du jour, voir Mme de Cambremer et lui faire de
longues visites. Mais le charme merveilleux que celle-ci se figurait
exister chez la duchesse de Guermantes s'évanouit dès qu'elle s'en vit
recherchée, et elle la recevait plutôt par politesse que par plaisir.
Un changement plus frappant se manifesta chez Gilberte, à la fois
symétrique et différent de celui qui s'était produit chez Swann
marié. Certes, les premiers mois Gilberte avait été heureuse de
recevoir chez elle la société la plus choisie. Ce n'est sans doute
qu'à cause de l'héritage qu'on invitait les amies intimes auxquelles
tenait sa mère, mais à certains jours seulement où il n'y avait
qu'elles, enfermées à part, loin des gens chics, et comme si le
contact de Mme Bontemps ou de Mme Cottard avec la princesse de
Guermantes ou la princesse de Parme eût pu, comme celui de deux poudres
instables, produire des catastrophes irréparables. Néanmoins les
Bontemps, les Cottard et autres, quoique déçus de dîner entre eux,
étaient fiers de pouvoir dire: «Nous avons dîné chez la marquise de
Saint-Loup», d'autant plus qu'on poussait quelquefois l'audace jusqu'à
inviter avec eux Mme de Marsantes qui se montrait véritable grande
dame, avec un éventail d'écaille et de plumes, toujours dans
l'intérêt de l'héritage. Elle avait seulement soin de faire de temps
en temps l'éloge des gens discrets qu'on ne voit jamais que quand on
leur fait signe, avertissement moyennant lequel elle adressait aux bons
entendeurs du genre Cottard, Bontemps, etc. son plus gracieux et hautain
salut. Peut-être j'eusse préféré être de ces séries-là. Mais
Gilberte, pour qui j'étais maintenant surtout un ami de son mari et des
Guermantes (et qui--peut-être bien dès Combray, où mes parents ne
fréquentaient pas sa mère--m'avait, à l'âge où nous n'ajoutons pas
seulement tel ou tel avantage aux choses mais où nous les classons par
espèces, doué de ce prestige qu'on ne perd plus ensuite) considérait
ces soirées-là comme indignes de moi et quand je partais me disait:
«J'ai été très contente de vous voir, mais venez plutôt
après-demain, vous verrez ma tante Guermantes, Mme de Poix; aujourd'hui
c'était des amies de maman, pour faire plaisir à maman. » Mais ceci ne
dura que quelques mois, et très vite tout fut changé de fond en
comble. Était-ce parce que la vie sociale de Gilberte devait présenter
les mêmes contrastes que celle de Swann? En tout cas, Gilberte n'était
que depuis peu de temps marquise de Saint-Loup (et bientôt après,
comme on le verra, duchesse de Guermantes) que, ayant atteint ce qu'il y
avait de plus éclatant et de plus difficile, elle pensait que le nom de
Saint-Loup s'était maintenant incorporé à elle comme un émail
mordoré et que, qui qu'elle fréquentât, désormais elle resterait
pour tout le monde marquise de Saint-Loup, ce qui était une erreur car
la valeur d'un titre de noblesse, aussi bien que de bourse, monte quand
on le demande et baisse quand on l'offre. Tout ce qui nous semble
impérissable tend à la destruction; une situation mondaine, tout comme
autre chose, n'est pas créée une fois pour toutes, mais, aussi bien
que la puissance d'un empire, se reconstruit à chaque instant par une
sorte de création perpétuellement continue, ce qui explique les
anomalies apparentes de l'histoire mondaine ou politique au cours d'un
demi-siècle. La création du monde n'a pas eu lieu au début, elle a
lieu tous les jours. La marquise de Saint-Loup se disait, «je suis la
marquise de Saint-Loup», elle savait qu'elle avait refusé la veille
trois dîners chez des duchesses. Mais si, dans une certaine mesure, son
nom relevait le milieu aussi peu aristocratique que possible qu'elle
recevait, par un mouvement inverse, le milieu que recevait la marquise
dépréciait le nom qu'elle portait. Rien ne résiste à de tels
mouvements, les plus grands noms finissent par succomber. Swann
n'avait-il pas connu une duchesse de la maison de France dont le salon,
parce que n'importe qui y était reçu, était tombé au dernier rang?
Un jour que la princesse des Laumes était allée par devoir passer un
instant chez cette Altesse, où elle n'avait trouvé que des gens de
rien, en entrant ensuite chez Mme Leroi, elle avait dit à Swann et au
marquis de Modène: «Enfin je me retrouve en pays ami. Je viens de chez
Mme la duchesse de X. . . , il n'y avait pas trois figures de
connaissance». Partageant en un mot l'opinion de ce personnage
d'opérette qui déclare: «Mon nom me dispense, je pense, d'en dire
plus long», Gilberte se mit à afficher son mépris pour ce qu'elle
avait tant désiré, à déclarer que tous les gens du faubourg
Saint-Germain étaient idiots, infréquentables, et, passant de la
parole à l'action, cessa de les fréquenter. Des gens qui n'ont fait sa
connaissance qu'après cette époque, et pour leurs débuts auprès
d'elle, l'ont entendue, devenue duchesse de Guermantes, se moquer
drôlement du monde qu'elle eût pu si aisément voir, la voyant ne pas
recevoir une seule personne de cette société, et si l'une, voire la
plus brillante, s'aventurait chez elle, lui bâiller ouvertement au nez,
rougissent rétrospectivement d'avoir pu, eux, trouver quelque prestige
au grand monde, et n'oseraient jamais confier ce secret humiliant de
leurs faiblesses passées, à une femme qu'ils croient, par une
élévation essentielle de sa nature, avoir été de tout temps
incapable de comprendre celles-ci. Ils l'entendent railler avec tant de
verve les ducs, et la voient, chose plus significative, mettre si
complètement sa conduite en accord avec ses railleries! Sans doute ne
songent-ils pas à rechercher les causes de l'accident qui fit de Mlle
Swann, Mlle de Forcheville, et de Mlle de Forcheville, la marquise de
Saint-Loup, puis la duchesse de Guermantes. Peut-être ne songent-ils
pas non plus que cet accident ne servirait pas moins par ses effets que
par ses causes à expliquer l'attitude ultérieure de Gilberte, la
fréquentation des roturiers n'étant pas tout à fait conçue de la
même façon qu'elle l'eût été par Mlle Swann, par une dame à qui
tout le monde dit «Madame la Duchesse» et ces duchesses qui l'ennuient
«ma cousine». On dédaigne volontiers un but qu'on n'a pas réussi à
atteindre, ou qu'on a atteint définitivement. Et ce dédain nous
paraît faire partie des gens que nous ne connaissions pas encore.
Peut-être si nous pouvions remonter le cours des années, les
trouverions-nous déchirés, plus frénétiquement que personne, par ces
mêmes défauts qu'ils ont réussi si complètement à masquer ou à
vaincre que nous les estimons incapables non seulement d'en avoir jamais
été atteints eux-mêmes, mais même de les excuser jamais chez les
autres, faute d'être capables de les concevoir. D'ailleurs, bientôt le
salon de la nouvelle marquise de Saint-Loup prit son aspect définitif,
au moins au point de vue mondain, car on verra quels troubles devaient y
sévir par ailleurs; or cet aspect était surprenant en ceci: on se
rappelait encore que les plus pompeuses, les plus raffinées des
réceptions de Paris, aussi brillantes que celles de la princesse de
Guermantes, étaient celles de Mme de Marsantes, la mère de Saint-Loup.
D'autre part, dans les derniers temps, le salon d'Odette, infiniment
moins bien classé, n'en avait pas moins été éblouissant de luxe et
d'élégance. Or Saint-Loup, heureux d'avoir, grâce à la grande
fortune de sa femme, tout ce qu'il pouvait désirer de bien-être, ne
songeait qu'à être tranquille après un bon dîner où des artistes
venaient lui faire de la bonne musique. Et ce jeune homme qui avait paru
à une époque si fier, si ambitieux, invitait à partager son luxe des
camarades que sa mère n'aurait pas reçus. Gilberte de son côté
mettait en pratique la parole de Swann: «La qualité m'importe peu,
mais je crains la quantité». Et Saint-Loup fort à genoux devant sa
femme, et parce qu'il l'aimait, et parce qu'il lui devait précisément
ce luxe extrême, n'avait garde de contrarier ces goûts si pareils aux
siens. De sorte que les grandes réceptions de Mme de Marsantes et de
Mme de Forcheville, données pendant des années surtout en vue de
l'établissement éclatant de leurs enfants, ne donnèrent lieu à
aucune réception de M. et de Mme de Saint-Loup. Ils avaient les plus
beaux chevaux pour monter ensemble à cheval, le plus beau yacht pour
faire des croisières--mais où on n'emmenait que deux invités. À
Paris on avait tous les soirs trois ou quatre amis à dîner, jamais
plus; de sorte que par une régression imprévue mais pourtant
naturelle, chacune des deux immenses volières maternelles avait été
remplacée par un nid silencieux.
La personne qui profita le moins de ces deux unions fut la jeune
Mademoiselle d'Oloron qui, déjà atteinte de la fièvre typhoïde le
jour du mariage religieux, se traîna péniblement à l'église et
mourut quelques semaines après. La lettre de faire-part qui fut
envoyée quelque temps après sa mort, mêlait à des noms comme celui
de Jupien, presque tous les plus grands de l'Europe, comme ceux du
vicomte et de la vicomtesse de Montmorency, de S. A. R. la comtesse de
Bourbon-Soissons, du prince de Modène-Este, de la vicomtesse d'Edumea,
de lady Essex, etc. etc. Sans doute, même pour qui savait que la
défunte était la nièce de Jupien, le nombre de toutes ces grandes
alliances ne pouvait surprendre. Le tout en effet est d'avoir une grande
alliance. Alors le «casus fœderis» venant à jouer, la mort de la
petite roturière met en deuil toutes les familles princières de
l'Europe. Mais bien des jeunes gens des nouvelles générations et qui
ne connaissaient pas les situations réelles, outre qu'ils pouvaient
prendre Marie-Antoinette d'Oloron, marquise de Cambremer, pour une dame
de la plus haute naissance, auraient pu commettre bien d'autres erreurs,
en lisant cette lettre de faire-part. Ainsi, pour peu que leurs
randonnées à travers la France leur eussent fait connaître un peu le
pays de Combray, en voyant que le comte de Méséglise faisait part dans
les premiers, et tout près du duc de Guermantes, ils auraient pu
n'éprouver aucun étonnement. Le côté de Méséglise et le côté de
Guermantes se touchent, vieille noblesse de la même région peut-être
alliée depuis des générations, eussent-ils pu se dire. «Qui sait?
c'est peut-être une branche des Guermantes qui porte le nom de comtes
de Méséglise. » Or le comte de Méséglise n'avait rien à voir avec
les Guermantes et ne faisait même pas part du côté Guermantes, mais
du côté Cambremer, puisque le comte de Méséglise, qui par un
avancement rapide n'était resté que deux ans Legrandin de Méséglise,
c'était notre vieil ami Legrandin. Sans doute faux titre pour faux
titre, il en était peu qui eussent pu être aussi désagréables aux
Guermantes que celui-là. Ils avaient été alliés autrefois avec les
vrais comtes de Méséglise desquels il ne restait plus qu'une femme,
fille de gens obscurs et dégradés, mariée elle-même à un gros
fermier enrichi de ma tante nommé Ménager, qui lui avait acheté
Mirougrain et se faisait appeler maintenant Ménager de Mirougrain, de
sorte que quand on disait que sa femme était née de Méséglise, on
pensait qu'elle devait être plutôt née à Méséglise et qu'elle
était de Méséglise comme son mari de Mirougrain.
Tout autre titre faux eût donné moins d'ennuis aux Guermantes. Mais
l'aristocratie sait les assumer, et bien d'autres encore, du moment
qu'un mariage jugé utile, à quelque point de vue que ce soit, est en
jeu. Couvert par le duc de Guermantes, Legrandin fut pour une partie de
cette génération-là, et sera pour la totalité de celle qui la
suivra, le véritable comte de Méséglise.
Une autre erreur encore que tout jeune lecteur peu au courant eût été
porté à faire eût été de croire que le baron et la baronne de
Forcheville faisaient part en tant que parents et beaux-parents du
marquis de Saint-Loup, c'est-à-dire du côté Guermantes. Or de ce
côté, ils n'avaient pas à figurer puisque c'était Robert qui était
parent des Guermantes et non Gilberte. Non, le baron et la baronne de
Forcheville, malgré cette fausse apparence, figuraient du côté de la
mariée, il est vrai, et non du côté Cambremer, à cause non pas des
Guermantes, mais de Jupien dont notre lecteur doit savoir qu'Odette
était la cousine.
Toute la faveur de M. de Charlus s'était portée dès le mariage de sa
fille adoptive sur le jeune marquis de Cambremer; les goûts de celui-ci
qui étaient pareils à ceux du baron, du moment qu'ils n'avaient pas
empêché qu'il le choisît pour mari de Mlle d'Oloron, ne firent
naturellement que le lui faire apprécier davantage, quand il fut veuf.
Ce n'est pas que le marquis n'eût d'autres qualités qui en faisaient
un charmant compagnon pour M. de Charlus. Mais même quand il
s'agit d'un homme de haute valeur, c'est une qualité que ne
dédaigne pas celui qui l'admet dans son intimité et qui le lui rend
particulièrement commode s'il sait jouer aussi le whist. L'intelligence
du jeune marquis était remarquable et comme on disait déjà à
Féterne où il n'était encore qu'enfant, il était tout à fait «du
côté de sa grand'mère» aussi enthousiaste, aussi musicien. Il en
reproduisait aussi certaines particularités, mais celles-là plus par
imitation, comme toute la famille, que par atavisme. C'est ainsi que
quelque temps après la mort de sa femme, ayant reçu une lettre signée
Léonor, prénom que je ne me rappelais pas être le sien, je compris
seulement qui m'écrivait quand j'eus lu la formule finale: «Croyez à
ma sympathie vraie», le «vraie», mis à sa place ajoutait, au prénom
Léonor le nom de Cambremer.
Je vis pas mal à cette époque Gilberte avec laquelle je m'étais de
nouveau lié: car notre vie, dans sa longueur, n'est pas calculée sur
la vie de nos amitiés. Qu'une certaine période de temps s'écoule et
l'on voit reparaître (de même qu'en politique d'anciens ministères,
au théâtre des pièces oubliées qu'on reprend) des relations
d'amitié renouées entre les mêmes personnes qu'autrefois après de
longues années d'interruption, et renouées avec plaisir. Au bout de
dix ans les raisons que l'un avait de trop aimer, l'autre de ne pouvoir
supporter un trop exigeant despotisme, ces raisons n'existent plus. La
convenance seule subsiste, et tout ce que Gilberte m'eût refusé
autrefois, ce qui lui avait semblé intolérable, impossible, elle me
l'accordait aisément--sans doute parce que je ne le désirais plus.
Sans que nous nous fussions jamais dit la raison du changement, si elle
était toujours prête à venir à moi, jamais pressée de me quitter,
c'est que l'obstacle avait disparu: mon amour.
J'allai d'ailleurs passer un peu plus tard quelques jours à
Tansonville. Le déplacement me gênait assez, car j'avais à Paris une
jeune fille qui couchait dans le pied-à-terre que j'avais loué. Comme
d'autres de l'arôme des forêts ou du murmure d'un lac, j'avais besoin
de son sommeil près de moi la nuit, et le jour de l'avoir toujours à
mon côté dans la voiture. Car un amour a beau s'oublier, il peut
déterminer la forme de l'amour qui le suivra. Déjà au sein même de
l'amour précédent des habitudes quotidiennes existaient, et dont nous
ne nous rappelions pas nous-même l'origine. C'est une angoisse d'un
premier jour qui nous avait fait souhaiter passionnément, puis adopter
d'une manière fixe, comme les coutumes dont on a oublié le sens, ces
retours en voiture jusqu'à la demeure même de l'aimée, ou sa
résidence dans notre demeure, notre présence ou celle de quelqu'un en
qui nous avons confiance dans toutes ses sorties, toutes ces habitudes,
sorte de grandes voies uniformes par où passe chaque jour notre amour
et qui furent fondues jadis dans le feu volcanique d'une émotion
ardente. Mais ces habitudes survivent à la femme, même au souvenir de
la femme. Elles deviennent la forme sinon de tous nos amours, du moins
de certains de nos amours qui alternent entre eux. Et ainsi ma demeure
avait exigé, en souvenir d'Albertine oubliée, la présence de ma
maîtresse actuelle que je cachais aux visiteurs et qui remplissait ma
vie comme jadis Albertine. Et pour aller à Tansonville, je dus obtenir
d'elle qu'elle se laissât garder par un de mes amis qui n'aimait pas
les femmes, pendant quelques jours.
J'avais appris que Gilberte était malheureuse, trompée par Robert,
mais pas de la manière que tout le monde croyait, que peut-être
elle-même croyait encore, qu'en tout cas elle disait. Opinion que
justifiait l'amour-propre, le désir de tromper les autres, de se
tromper soi-même, la connaissance d'ailleurs imparfaite des trahisons
qui est celle de tous les êtres trompés, d'autant plus que Robert, en
vrai neveu de M. de Charlus, s'affichait avec des femmes qu'il
compromettait, que le monde croyait et qu'en somme Gilberte supposait
être ses maîtresses. On trouvait même dans le monde qu'il ne se
gênait pas assez, ne lâchant pas d'une semelle, dans les soirées,
telle femme qu'il ramenait ensuite, laissant Mme de Saint-Loup rentrer
comme elle pouvait. Qui eût dit que l'autre femme qu'il compromettait
ainsi, n'était pas en réalité sa maîtresse eût passé pour un
naïf, aveugle devant l'évidence, mais j'avais été malheureusement
aiguillé vers la vérité, vers la vérité qui me fit une peine
infinie, par quelques mots échappés à Jupien. Quelle n'avait pas
été ma stupéfaction quand, étant allé quelques mois avant mon
départ pour Tansonville prendre des nouvelles de M. de Charlus, chez
lequel certains troubles cardiaques s'étaient manifestés non sans
causer de grandes inquiétudes, et parlant à Jupien que j'avais trouvé
seul d'une correspondance amoureuse adressée à Robert et signée
Bobette que Mme de Saint-Loup avait surprise, j'avais appris par
l'ancien factotum du baron, que la personne qui signait Bobette n'était
autre que le violoniste qui avait joué un si grand rôle dans la vie de
M. de Charlus. Jupien n'en parlait pas sans indignation: «Ce garçon
pouvait agir comme bon lui semblait, il était libre. Mais s'il y a un
côté où il n'aurait pas dû regarder, c'est le côté du neveu du
baron. D'autant plus que le baron aimait son neveu comme son fils. Il a
cherché à désunir le ménage, c'est honteux. Et il a fallu qu'il y
mette des ruses diaboliques, car personne n'était plus opposé de
nature à ces choses-là que le marquis de Saint-Loup. A-t-il fait assez
de folies pour ses maîtresses! Non, que ce misérable musicien ait
quitté le baron comme il l'a quitté, salement, on peut bien le dire,
c'était son affaire. Mais se tourner vers le neveu, il y a des choses
qui ne se font pas. » Jupien était sincère dans son indignation; chez
les personnes dites immorales, les indignations morales sont tout aussi
fortes que chez les autres et changent seulement un peu d'objet. De plus
les gens dont le cœur n'est pas directement en cause, jugeant toujours
les liaisons à éviter, les mauvais mariages, comme si on était libre
de choisir ce qu'on aime, ne tiennent pas compte du mirage délicieux
que l'amour projette et qui enveloppe si entièrement et si uniquement
la personne dont on est amoureux que la «sottise» que fait un homme en
épousant une cuisinière ou la maîtresse de son meilleur ami est en
général le seul acte poétique qu'il accomplisse au cours de son
existence.
Je compris qu'une séparation avait failli se produire entre Robert et
sa femme (sans que Gilberte se rendît bien compte encore de quoi il
s'agissait) et que c'était Mme de Marsantes, mère aimante, ambitieuse
et philosophe qui avait arrangé, imposé la réconciliation. Elle
faisait partie de ces milieux où le mélange des sangs qui vont se
recroisant sans cesse et l'appauvrissement des patrimoines font
refleurir à tout moment dans le domaine des passions, comme dans celui
des intérêts, les vices et les compromissions héréditaires. Avec la
même énergie qu'elle avait autrefois protégé Mme Swann, elle avait
aidé le mariage de la fille de Jupien, et fait celui de son propre fils
avec Gilberte, usant ainsi pour elle-même, avec une résignation
douloureuse, de cette même sagesse atavique dont elle faisait profiter
tout le faubourg. Et peut-être n'avait-elle à un certain moment
bâclé le mariage de Robert avec Gilberte--ce qui lui avait
certainement donné moins de mal et coûté moins de pleurs que de le
faire rompre avec Rachel--que dans la peur qu'il ne commençât avec une
autre cocotte--ou peut-être avec la même, car Robert fut long à
oublier Rachel--un nouveau collage qui eût peut-être été son salut.
Maintenant je comprenais ce que Robert avait voulu me dire chez la
princesse de Guermantes: «C'est malheureux que ta petite amie de Balbec
n'ait pas la fortune exigée par ma mère, je crois que nous nous
serions bien entendus tous les deux. » Il avait voulu dire qu'elle
était de Gomorrhe comme lui de Sodome, ou peut-être, s'il n'en était
pas encore, ne goûtait-il plus que les femmes qu'il pouvait aimer d'une
certaine manière et avec d'autres femmes. Gilberte aussi eût pu me
renseigner sur Albertine. Si donc sauf de rares retours en arrière, je
n'avais perdu la curiosité de rien savoir sur mon amie, j'aurais pu
interroger sur elle non seulement Gilberte, mais son mari. Et en somme
c'était le même fait qui nous avait donné à Robert et à moi le
désir d'épouser Albertine (à savoir qu'elle aimait les femmes). Mais
les causes de notre désir, comme ses buts aussi étaient opposés. Moi,
c'était par le désespoir où j'avais été de l'apprendre, Robert par
la satisfaction; moi pour l'empêcher, grâce à une surveillance
perpétuelle, de s'adonner à son goût; Robert pour le cultiver, et pour
la liberté qu'il lui laisserait afin qu'elle lui amenât des amies. Si
Jupien faisait ainsi remonter à très peu de temps la nouvelle
orientation, si divergente de la primitive, qu'avaient prise les goûts
charnels de Robert, une conversation que j'eus avec Aimé et qui me
rendit fort malheureux me montra que l'ancien maître d'hôtel de
Balbec, faisait remonter cette divergence, cette inversion, beaucoup
plus haut. L'occasion de cette conversation avait été quelques jours
que j'avais été passer à Balbec, où Saint-Loup lui-même était venu
avec sa femme, que dans cette première phase il ne quittait d'un seul
pas. J'avais admiré comme l'influence de Rachel se faisait encore
sentir sur Robert. Un jeune marié qui a eu longtemps une maîtresse
sait seul ôter aussi bien le manteau de sa femme avant d'entrer dans un
restaurant, avoir avec elle les égards qu'il convient. Il a reçu
pendant sa liaison l'instruction que doit avoir un bon mari. Non loin de
lui, à une table voisine de la mienne, Bloch, au milieu de prétentieux
jeunes universitaires, prenait des airs faussement à l'aise, et criait
très fort à un de ses amis, en lui passant avec ostentation la carte
avec un geste qui renversa deux carafes d'eau: «Non, non, mon cher,
commandez! De ma vie je n'ai jamais su faire un menu. Je n'ai jamais su
commander! » répétait il avec un orgueil peu sincère et, mêlant la
littérature à la gourmandise, il opina tout de suite pour une
bouteille de champagne qu'il aimait à voir «d'une façon tout à fait
symbolique» orner une causerie. Saint-Loup, lui, savait commander. Il
était assis à côté de Gilberte--déjà grosse--(il ne devait pas
cesser par la suite de lui faire des enfants) comme il couchait à
côté d'elle dans leur lit commun à l'hôtel. Il ne parlait qu'à sa
femme, le reste de l'hôtel n'avait pas l'air d'exister pour lui, mais
au moment où un garçon prenait une commande, était tout près, il
levait rapidement ses yeux clairs et jetait sur lui un regard qui ne
durait pas plus de deux secondes, mais dans sa limpide clairvoyance
semblait témoigner d'un ordre de curiosités et de recherches
entièrement différent de celui qui aurait pu animer n'importe quel
client regardant même longtemps un chasseur ou un commis pour faire sur
lui des remarques humoristiques ou autres qu'il communiquerait à ses
amis. Ce petit regard court, en apparence désintéressé, montrant que
le garçon l'intéressait en lui-même, révélait à ceux qui l'eussent
observé que cet excellent mari, cet amant jadis passionné de Rachel,
avait dans sa vie un autre plan et qui lui paraissait infiniment plus
intéressant que celui sur lequel il se mouvait par devoir. Mais on ne
le voyait que dans celui-là. Déjà ses yeux étaient revenus sur
Gilberte qui n'avait rien vu, il lui présentait un ami au passage et
partait se promener avec elle.
Or Aimé me parla à ce moment d'un temps
bien plus ancien, celui où j'avais fait la connaissance de Saint-Loup
par Mme de Villeparisis en ce même Balbec. «Mais oui, Monsieur, me
dit-il, c'est archiconnu, il y a bien longtemps que je le sais. La
première année que Monsieur était à Balbec, M. le marquis s'enferma
avec mon liftier, sous prétexte de développer des photographies de
Madame la grand'mère de Monsieur. Le petit voulait se plaindre, nous
avons eu toutes les peines du monde à étouffer la chose. Et tenez
Monsieur, Monsieur se rappelle sans doute ce jour où il est venu
déjeuner au restaurant avec M. le marquis de Saint-Loup et sa
maîtresse, dont M. le marquis se faisait un paravent. Monsieur se
rappelle sans doute que M. le marquis s'en alla en prétextant une crise
de colère. Sans doute je ne veux pas dire que Madame avait raison. Elle
lui en faisait voir de cruelles. Mais ce jour-là on ne m'ôtera pas de
l'idée que la colère de M. le marquis était feinte et qu'il avait
besoin d'éloigner Monsieur et Madame. » Pour ce jour-là du moins, je
sais bien que, si Aimé ne mentait pas sciemment, il se trompait du tout
au tout. Je me rappelais trop l'état dans lequel était Robert, la
gifle qu'il avait donnée au journaliste. Et d'ailleurs, pour Balbec,
c'était de même: ou le liftier avait menti, ou c'était Aimé qui
mentait. Du moins je le crus; une certitude, je ne pouvais l'avoir, car
on ne voit jamais qu'un côté des choses. Si cela ne m'eût pas fait de
peine, j'eusse trouvé une certaine ironie à ce que, tandis que pour
moi la course du lift chez Saint-Loup avait été le moyen commode de
lui faire porter une lettre et d'avoir sa réponse, pour lui cela avait
été faire la connaissance de quelqu'un qui lui avait plu. Les choses,
en effet, sont pour le moins doubles. Sur l'acte le plus insignifiant
que nous accomplissons, un autre homme embranche une série d'actes
entièrement différents; il est certain que l'aventure de Saint-Loup et
du liftier, si elle eut lieu, ne me semblait pas plus contenue dans le
banal envoi de ma lettre que quelqu'un qui ne connaîtrait de Wagner que
le duo de Lohengrin ne pourrait prévoir le prélude de Tristan. Certes,
pour les hommes, les choses n'offrent qu'un nombre restreint de leurs
innombrables attributs, à cause de la pauvreté de leurs sens. Elles
sont colorées parce que nous avons des yeux, combien d'autres
épithètes ne mériteraient-elles pas si nous avions des centaines de
sens? Mais cet aspect différent qu'elles pourraient avoir nous est
rendu plus facile à comprendre par ce qu'est dans la vie un événement
même minime dont nous connaissons une partie que nous croyons le tout,
et qu'un autre regarde comme par une fenêtre percée de l'autre côté
de la maison et qui donne sur une autre vue. Dans le cas où Aimé ne se
fût pas trompé, la rougeur de Saint-Loup quand Bloch lui avait parlé
du lift, ne venait peut-être pas de ce que celui-ci prononçait laïft.
Mais j'étais persuadé que l'évolution physiologique de Saint-Loup
n'était pas commencée à cette époque et qu'alors il aimait encore
uniquement les femmes. Plus qu'à un autre signe, je pus le discerner
rétrospectivement à l'amitié que Saint-Loup m'avait témoignée à
Balbec. Ce n'est que tant qu'il aima les femmes qu'il fut vraiment
capable d'amitié. Après cela, au moins pendant quelque temps, les
hommes qui ne l'intéressaient pas directement, il leur manifestait une
indifférence, sincère, je le crois, en partie--car il était devenu
très sec,--et qu'il exagérait aussi pour faire croire qu'il ne faisait
attention qu'aux femmes. Mais je me rappelle tout de même qu'un jour à
Doncières, comme j'allais dîner chez les Verdurin et comme il venait
de regarder d'une façon un peu prolongée Morel, il m'avait dit:
«C'est curieux ce petit, il a des choses de Rachel. Cela ne te frappe
pas? Je trouve qu'ils ont des choses identiques. En tout cas cela ne
peut pas m'intéresser. » Et tout de même ses yeux étaient ensuite
restés longtemps perdus à l'horizon, comme quand on pense, avant de se
remettre à une partie de cartes ou de partir dîner en ville, à un de
ces lointains voyages qu'on ne fera jamais, mais dont on éprouve un
instant la nostalgie. Mais si Robert trouvait quelque chose de Rachel à
Charlie, Gilberte, elle, cherchait à avoir quelque chose de Rachel,
afin de plaire à son mari, mettait comme elle des nœuds de soie
ponceau, ou rose, ou jaune, dans ses cheveux, se coiffait de même, car
elle croyait que son mari l'aimait encore et elle en était jalouse. Que
l'amour de Robert eût été par moments sur les confins qui séparent
l'amour d'un homme pour une femme et l'amour d'un homme pour un homme,
c'était possible. En tout cas, le souvenir de Rachel ne jouait plus à
cet égard qu'un rôle esthétique. Il n'est même pas probable qu'il
eût pu en jouer d'autres. Un jour Robert était allé lui demander de
s'habiller en homme, de laisser pendre une longue mèche de ses cheveux,
et pourtant il s'était contenté de la regarder insatisfait. Il ne lui
restait pas moins attaché et lui faisait scrupuleusement mais sans
plaisir la rente énorme qu'il lui avait promise et qui ne l'empêcha
pas d'avoir pour lui par la suite les plus vilains procédés. De cette
générosité envers Rachel, Gilberte n'eût pas souffert si elle avait
su qu'elle était seulement l'accomplissement résigné d'une promesse
à laquelle ne correspondait plus aucun amour. Mais de l'amour, c'est au
contraire ce qu'il feignait de ressentir pour Rachel. Les homosexuels
seraient les meilleurs maris du monde s'ils ne jouaient pas la comédie
d'aimer les femmes. Gilberte ne se plaignait d'ailleurs pas. C'est
d'avoir cru Robert aimé, si longtemps aimé, par Rachel, qui le lui
avait fait désirer, l'avait fait renoncer pour lui à des partis plus
beaux; il semblait qu'il lui fît une sorte de concession en
l'épousant. Et de fait, les premiers temps, des comparaisons entre les
deux femmes (pourtant si inégales comme charme et comme beauté) ne
furent pas en faveur de la délicieuse Gilberte. Mais celle-ci grandit
ensuite dans l'estime de son mari pendant que Rachel diminuait à vue
d'œil. Une autre personne se démentit: ce fut Mme Swann. Si pour
Gilberte, Robert avant le mariage était déjà entouré de la double
auréole que lui créait d'une part sa vie avec Rachel perpétuellement
dénoncée par les lamentations de Mme de Marsantes, d'autre part le
prestige que les Guermantes avaient toujours eu pour son père et
qu'elle avait hérité de lui, Mme de Forcheville en revanche eût
préféré un mariage plus éclatant, peut-être princier (il y avait
des familles royales pauvres et qui eussent accepté l'argent,--qui se
trouva d'ailleurs être fort inférieur aux millions promis,--décrassé
qu'il était par le nom de Forcheville) et un gendre moins démonétisé
par une vie passée loin du monde. Elle n'avait pu triompher de la
volonté de Gilberte, s'était plainte amèrement à tout le monde,
flétrissant son gendre. Un beau jour tout avait été changé, le
gendre était devenu un ange, on ne se moquait plus de lui qu'à la
dérobée. C'est que l'âge avait laissé à Mme Swann (devenue Mme de
Forcheville) le goût qu'elle avait toujours eu d'être entretenue,
mais, par la désertion des admirateurs, lui en avait retiré les
moyens. Elle souhaitait chaque jour un nouveau collier, une nouvelle
robe brochée de brillants, une plus luxueuse automobile, mais elle
avait peu de fortune, Forcheville ayant presque tout mangé, et--quel
ascendant israélite gouvernait en cela Gilberte? --elle avait une fille
adorable, mais affreusement avare, comptant l'argent à son mari et
naturellement bien plus à sa mère. Or tout à coup le protecteur, elle
l'avait flairé, puis trouvé en Robert. Qu'elle ne fût plus de la
première jeunesse était de peu d'importance aux yeux d'un gendre qui
n'aimait pas les femmes. Tout ce qu'il demandait à sa belle-mère,
c'était d'aplanir telle ou telle difficulté entre lui et Gilberte,
d'obtenir d'elle le consentement qu'il fît un voyage avec Morel. Odette
s'y était-elle employée, qu'aussitôt un magnifique rubis l'en
récompensait. Pour cela il fallait que Gilberte fût plus généreuse
envers son mari. Odette le lui prêchait avec d'autant plus de chaleur
que c'était elle qui devait bénéficier de la générosité. Ainsi,
grâce à Robert, pouvait-elle au seuil de la cinquantaine (d'aucuns
disaient de la soixantaine) éblouir chaque table où elle allait
dîner, chaque soirée où elle paraissait, d'un luxe inouï sans avoir
besoin d'avoir comme autrefois un «ami» qui maintenant n'eût plus
casqué--voire marché. Aussi était-elle entrée pour toujours,
semblait-il, dans la période de la chasteté finale, et elle n'avait
jamais été aussi élégante.
Ce n'était pas seulement la méchanceté, la rancune de l'ancien pauvre
contre le maître qui l'a enrichi et lui a d'ailleurs (c'était dans le
caractère, et plus encore dans le vocabulaire de M. de Charlus) fait
sentir la différence de leurs conditions, qui avait poussé Charlie
vers Saint-Loup afin de faire souffrir davantage le baron. C'était
peut-être aussi l'intérêt. J'eus l'impression que Robert devait lui
donner beaucoup d'argent. Dans une soirée où j'avais rencontré Robert
avant que je ne partisse pour Combray, et où la façon dont il
s'exhibait à côté d'une femme élégante qui passait pour être sa
maîtresse, où il s'attachait à elle, ne faisant qu'un avec elle,
enveloppé en public dans sa jupe, me faisait penser avec quelque chose
de plus nerveux, de plus tressautant, à une sorte de répétition
involontaire d'un geste ancestral que j'avais pu observer chez M. de
Charlus, comme enrobé dans les atours de Mme Molé, ou d'une autre,
bannière d'une cause gynophile qui n'était pas la sienne, mais qu'il
aimait, bien que sans droit à l'arborer ainsi, soit qu'il la trouvât
protectrice, ou esthétique, j'avais été frappé au retour de voir
combien ce garçon, si généreux quand il était bien moins riche,
était devenu économe. Qu'on ne tienne qu'à ce qu'on possède, et que
tel qui semait l'or qu'il avait si rarement jadis, thésaurise
maintenant celui dont il est pourvu, c'est sans doute un phénomène
assez général, mais qui pourtant me parut prendre là une forme plus
particulière. Saint-Loup refusa de prendre un fiacre, et je vis qu'il
avait gardé une correspondance de tramway. Sans doute en ceci
Saint-Loup déployait-il, pour des fins différentes, des talents qu'il
avait acquis au cours de sa liaison avec Rachel. Un jeune homme qui a
longtemps vécu avec une femme n'est pas aussi inexpérimenté que le
puceau pour qui celle qu'il épouse est la première. Pareillement ayant
eu à s'occuper dans les plus minutieux détails du ménage de Rachel,
d'une part parce que celle-ci n'y entendait rien, ensuite parce qu'à
cause de sa jalousie, il voulait garder la haute main sur la
domesticité, il put dans l'administration des biens de sa femme et
l'entretien du ménage, continuer ce rôle habile et entendu que
peut-être Gilberte n'eût pas su tenir et qu'elle lui abandonnait
volontiers. Mais sans doute le faisait-il surtout pour faire
bénéficier Charlie des moindres économies de bouts de chandelle,
l'entretenant en somme richement sans que Gilberte s'en aperçût ni en
souffrît. Je pleurais en pensant que j'avais eu autrefois pour un
Saint-Loup différent une affection si grande et que je sentais bien, à
ses nouvelles manières froides et évasives, qu'il ne me rendait plus,
les hommes dès qu'ils étaient devenus susceptibles de lui donner des
désirs, ne pouvant plus lui inspirer d'amitié. Comment cela avait-il
pu naître chez un garçon qui avait tellement aimé les femmes que je
l'avais vu désespéré jusqu'à craindre qu'il se tuât parce que
«Rachel quand du Seigneur» avait voulu le quitter? La ressemblance
entre Charlie et Rachel--invisible pour moi--avait-elle été la planche
qui avait permis à Robert de passer des goûts de son père à ceux de
son oncle, afin d'accomplir l'évolution physiologique qui même chez ce
dernier s'était produite assez tard? Parfois pourtant les paroles
d'Aimé revenaient m'inquiéter; je me rappelais Robert cette année-là
à Balbec; il avait en parlant au liftier une façon de ne pas faire
attention à lui qui rappelait beaucoup celle de M. de Charlus quand il
adressait la parole à certains hommes. Mais Robert pouvait très bien
tenir cela de M. de Charlus, d'une certaine hauteur et d'une certaine
attitude physique des Guermantes et nullement des goûts spéciaux au
baron. C'est ainsi que le duc de Guermantes qui n'avait aucunement ces
goûts avait la même manière nerveuse que M. de Charlus de tourner son
poignet, comme s'il crispait autour de celui-ci une manchette de
dentelles, et aussi dans la voix des intonations pointues et affectées,
toutes manières auxquelles chez M. de Charlus on eût été tenté de
donner une autre signification, auxquelles il en avait donné une autre
lui-même, l'individu exprimant ses particularités à l'aide de traits
impersonnels et ataviques qui ne sont peut-être d'ailleurs que des
particularités anciennes fixées dans le geste et dans la voix. Dans
cette dernière hypothèse, qui confine à l'histoire naturelle, ce ne
serait pas M. de Charlus qu'on pourrait appeler un Guermantes affecté
d'une tare et l'exprimant en partie à l'aide des traits de la race des
Guermantes, mais le duc de Guermantes qui serait dans une famille
pervertie l'être d'exception, que le mal héréditaire a si bien
épargné que les stigmates extérieurs qu'il a laissés sur lui y
perdent tout sens. Je me rappelais que le premier jour où j'avais
aperçu Saint-Loup à Balbec, si blond, d'une matière si précieuse et
si rare, contourner les tables, faisant voler son monocle devant lui, je
lui avais trouvé l'air efféminé qui n'était certes pas un effet de
ce que j'apprenais de lui maintenant, mais de la grâce particulière
aux Guermantes, de la finesse de cette porcelaine de Saxe en laquelle la
duchesse était modelée aussi. Je me rappelais son affection pour moi,
sa manière tendre, sentimentale de l'exprimer et je me disais que cela
non plus, qui eût pu tromper quelque autre, signifiait alors tout autre
chose, même tout le contraire de ce que j'apprenais aujourd'hui. Mais
de quand cela datait-il? Si c'était de l'année où j'étais retourné
à Balbec, comment n'était-il pas venu une seule fois voir le lift, ne
m'avait-il jamais parlé de lui? Et quant à la première année,
comment eût-il pu faire attention à lui, passionnément amoureux de
Rachel comme il était alors? Cette première année-là, j'avais
trouvé Saint-Loup particulier, comme étaient les vrais Guermantes. Or
il était encore plus spécial que je ne l'avais cru. Mais ce dont nous
n'avons pas eu l'intuition directe, ce que nous avons appris seulement
par d'autres, nous n'avons plus aucun moyen, l'heure est passée de le
faire savoir à notre âme; ses communications avec le réel sont
fermées; aussi ne pouvons-nous jouir de la découverte, il est trop
tard. Du reste de toutes façons, pour que j'en pusse jouir
spirituellement, celle-là me faisait trop de peine. Sans doute depuis
ce que m'avait dit M. de Charlus chez Mme Verdurin à Paris, je ne
doutais plus que le cas de Robert ne fût celui d'une foule d'honnêtes
gens, et même pris parmi les plus intelligents et les meilleurs.
L'apprendre de n'importe qui m'eût été indifférent, de n'importe qui
excepté de Robert. Le doute que me laissaient les paroles d'Aimé
ternissait toute notre amitié de Balbec et de Doncières, et bien que
je ne crusse pas à l'amitié, ni en avoir jamais véritablement
éprouvé pour Robert, en repensant à ces histoires du lift et du
restaurant où j'avais déjeuné avec Saint-Loup et Rachel, j'étais
obligé de faire un effort pour ne pas pleurer.
Je n'aurais d'ailleurs pas à m'arrêter sur ce séjour que je fis à
côté de Combray, et qui fut peut-être le moment de ma vie où je
pensai le moins à Combray, si, justement par là, il n'avait apporté
une vérification au moins provisoire à certaines idées que j'avais
eues d'abord du côté de Guermantes, et une vérification aussi à
d'autres idées que j'avais eues du côté de Méséglise. Je
recommençais chaque soir, dans un autre sens, les promenades que nous
faisions à Combray, l'après-midi, quand nous allions du côté de
Méséglise. On dînait maintenant à Tansonville à une heure où jadis
on dormait depuis longtemps à Combray. Et cela à cause de la saison
chaude. Et puis, parce que, l'après-midi Gilberte peignait dans la
chapelle du château, on n'allait se promener qu'environ deux heures
avant le dîner. Au plaisir de jadis qui était de voir en rentrant le
ciel pourpre encadrer le calvaire ou se baigner dans la Vivonne,
succédait celui de partir à la nuit venue, quand on ne rencontrait
plus dans le village que le triangle bleuâtre irrégulier et mouvant
des moutons qui rentraient. Sur une moitié des champs le coucher
s'éteignait; au-dessus de l'astre était déjà allumée la lune qui
bientôt les baignerait tout entiers. Il arrivait que Gilberte me
laissât aller sans elle et je m'avançais, laissant mon ombre derrière
moi, comme une barque qui poursuit sa navigation à travers des
étendues enchantées. Mais le plus souvent Gilberte m'accompagnait. Les
promenades que nous faisions ainsi, c'était bien souvent celles que je
faisais jadis enfant: or comment n'eussé-je pas éprouvé bien plus
vivement encore que jadis du côté de Guermantes le sentiment que
jamais je ne serais capable d'écrire, auquel s'ajoutait celui que mon
imagination et ma sensibilité s'étaient affaiblies, quand je vis
combien peu j'étais curieux de Combray? Et j'étais désolé de voir
combien peu je revivais mes années d'autrefois. Je trouvais la Vivonne
mince et laide au bord du chemin de halage. Non pas que je relevasse des
inexactitudes matérielles bien grandes dans ce que je me rappelais.
Mais, séparé des lieux qu'il m'arrivait de retraverser par toute une
vie différente, il n'y avait pas entre eux et moi cette contiguïté
d'où naît avant même qu'on s'en soit aperçu, l'immédiate,
délicieuse et totale déflagration du souvenir. Ne comprenant pas bien
sans doute quelle était sa nature, je m'attristais de penser que ma
faculté de sentir et d'imaginer avait dû diminuer pour que je
n'éprouvasse pas plus de plaisir dans ces promenades. Gilberte
elle-même, qui me comprenait encore moins bien que je ne faisais
moi-même, augmentait ma tristesse en partageant mon étonnement.
«Comment, cela ne vous fait rien éprouver, me disait-elle, de prendre
ce petit raidillon que vous montiez autrefois? » Et elle-même avait
tant changé que je ne la trouvais plus belle, qu'elle ne l'était plus
du tout. Tandis que nous marchions, je voyais le pays changer, il
fallait gravir des coteaux, puis des pentes s'abaissaient. Nous
causions, très agréablement pour moi,--non sans difficulté pourtant.
En tant d'êtres il y a différentes couches qui ne sont pas pareilles;
(c'étaient chez elle le caractère de son père, le caractère de sa
mère) on traverse l'une, puis l'autre. Mais le lendemain l'ordre de
superposition est renversé. Et finalement on ne sait pas qui
départagera les parties, à qui on peut se fier pour la sentence.
Gilberte était comme ces pays avec qui on n'ose pas faire d'alliance
parce qu'ils changent trop souvent de gouvernement. Mais au fond c'est
un tort. La mémoire de l'être le plus successif établit chez lui une
sorte d'identité et fait qu'il ne voudrait pas manquer à des promesses
qu'il se rappelle même s'il ne les eût pas contresignées. Quant à
l'intelligence elle était chez Gilberte, avec quelques absurdités de
sa mère, très vive. Je me rappelle que dans ces conversations que nous
avions en nous promenant, elle me dit des choses qui plusieurs fois
m'étonnèrent beaucoup. La première fut: «Si vous n'aviez pas trop
faim et s'il n'était pas si tard, en prenant ce chemin à gauche et en
tournant ensuite à droite en moins d'un quart d'heure nous serions à
Guermantes». C'est comme si elle m'avait dit: «Tournez à gauche,
prenez ensuite à votre main droite et vous toucherez l'intangible, vous
atteindrez les inaccessibles lointains dont on ne connaît jamais sur
terre que la direction, que (ce que j'avais cru jadis que je pourrais
connaître seulement de Guermantes et peut-être en un sens je ne me
trompais pas) le «côté». Un de mes autres étonnements fut de voir
les «Sources de la Vivonne» que je me représentais comme quelque
chose d'aussi extra-terrestre que l'Entrée des Enfers, et qui
n'étaient qu'une espèce de lavoir carré où montaient des bulles. Et
la troisième fois fut quand Gilberte me dit: «Si vous voulez, nous
pourrons tout de même sortir un après-midi et nous pourrons alors
aller à Guermantes, en prenant par Méséglise, c'est la plus jolie
façon»,--phrase qui en bouleversant toutes les idées de mon enfance
m'apprit que les deux côtés n'étaient pas aussi inconciliables que
j'avais cru. Mais ce qui me frappa le plus, ce fut combien peu, pendant
ce séjour, je revécus mes années d'autrefois, désirai peu revoir
Combray, trouvai mince et laide la Vivonne. Mais où Gilberte vérifia
pour moi des imaginations que j'avais eues du côté de Méséglise, ce
fut pendant une de ces promenades en somme nocturnes bien qu'elles
eussent lieu avant le dîner--mais elle dînait si tard! Au moment de
descendre dans le mystère d'une vallée parfaite et profonde que
tapissait le clair de lune, nous nous arrêtâmes un instant, comme deux
insectes qui vont s'enfoncer au cœur d'un calice bleuâtre. Gilberte
eut alors, peut-être simplement par bonne grâce de maîtresse de
maison qui regrette que vous partiez bientôt et qui aurait voulu mieux
vous faire les honneurs de ce pays que vous semblez apprécier, de ces
paroles où son habileté de femme du monde sachant tirer parti du
silence, de la simplicité, de la sobriété dans l'expression des
sentiments, vous fait croire que vous tenez dans sa vie une place que
personne ne pourrait occuper. Épanchant brusquement sur elle la
tendresse dont j'étais rempli par l'air délicieux, la brise qu'on
respirait, je lui dis: «Vous parliez l'autre jour du raidillon, comme
je vous aimais alors! » Elle me répondit: «Pourquoi ne me le
disiez-vous pas? je ne m'en étais pas doutée. Moi je vous aimais. Et
même deux fois je me suis jetée à votre tête. » «Quand donc? » «La
première fois à Tansonville, vous vous promeniez avec votre famille,
je rentrais, je n'avais jamais vu un aussi joli petit garçon. J'avais
l'habitude, ajouta-t-elle d'un air vague et pudique, d'aller jouer avec
de petits amis, dans les ruines du donjon de Roussainville. Et vous me
direz que j'étais bien mal élevée, car il y avait là-dedans des
filles et des garçons de tout genre qui profitaient de l'obscurité.
L'enfant de chœur de l'église de Combray, Théodore qui, il faut
l'avouer, était bien gentil (Dieu qu'il était bien! ) et qui est devenu
très laid (il est maintenant pharmacien à Méséglise), s'y amusait
avec toutes les petites paysannes du voisinage. Comme on me laissait
sortir seule, dès que je pouvais m'échapper, j'y courais. Je ne peux
pas vous dire comme j'aurais voulu vous y voir venir; je me rappelle
très bien que, n'ayant qu'une minute pour vous faire comprendre ce que
je désirais, au risque d'être vue par vos parents et les miens, je
vous l'ai indiqué d'une façon tellement crue que j'en ai honte
maintenant. Mais vous m'avez regardé d'une façon si méchante que j'ai
compris que vous ne vouliez pas. » Et tout d'un coup, je me dis que la
vraie Gilberte--la vraie Albertine--, c'étaient peut-être celles qui
s'étaient au premier instant livrées dans leur regard, l'une devant la
haie d'épines roses, l'autre sur la plage. Et c'était moi qui, n'ayant
pas su le comprendre, ne l'ayant repris que plus tard dans ma mémoire
après un intervalle où par mes conversations tout un entre-deux de
sentiment leur avait fait craindre d'être aussi franches que dans les
premières minutes--avais tout gâté par ma maladresse. Je les avais
«ratées» plus complètement,--bien qu'à vrai dire l'échec relatif
avec elles fût moins absurde--pour les mêmes raisons que Saint-Loup
Rachel.
«Et la seconde fois, reprit Gilberte, c'est bien des années après
quand je vous ai rencontré sous votre porte, l'avant-veille du jour où
je vous ai retrouvé chez ma tante Oriane, je ne vous ai pas reconnu
tout de suite ou plutôt je vous reconnaissais sans le savoir puisque
j'avais la même envie qu'à Tansonville. » «Dans l'intervalle il y
avait eu pourtant les Champs-Élysées. » «Oui, mais là vous m'aimiez
trop, je sentais une inquisition sur tout ce que je faisais. » Je ne lui
demandai pas alors quel était ce jeune homme avec lequel elle
descendait l'avenue des Champs-Élysées, le jour où j'étais parti
pour la revoir, où je me fusse réconcilié avec elle pendant qu'il en
était temps encore, ce jour qui aurait peut-être changé toute ma vie,
si je n'avais rencontré les deux ombres s'avançant côte à côte dans
le crépuscule. Si je le lui avais demandé, me dis-je, elle m'eût
peut-être avoué la vérité, comme Albertine si elle eût ressuscité.
Et en effet, les femmes qu'on n'aime plus et qu'on rencontre après des
années, n'y a-t-il pas entre elles et vous la mort, tout aussi bien que
si elles n'étaient plus de ce monde, puisque le fait que notre amour
n'existe plus fait de celles qu'elles étaient alors, ou de celui que
nous étions des morts? Je pensai que peut-être aussi elle ne se fût
pas rappelé, ou eût menti. En tout cas cela n'offrait plus d'intérêt
pour moi de le savoir, parce que mon cœur avait encore plus changé que
le visage de Gilberte. Celui-ci ne me plaisait plus guère, mais surtout
je n'étais plus malheureux, je n'aurais pas pu concevoir, si j'y eusse
repensé, que j'eusse pu l'être autant de rencontrer Gilberte marchant
à petits pas à côté d'un jeune homme, et de me dire: «C'est fini, je
renonce à jamais la voir. » De l'état d'âme qui, cette lointaine
année-là, n'avait été pour moi qu'une longue torture, rien ne
subsistait. Car il y a dans ce monde où tout s'use, où tout périt,
une chose qui tombe en ruines, qui se détruit encore plus
complètement, en laissant encore moins de vestiges que la Beauté:
c'est le Chagrin.
Je ne suis donc pas surpris de ne pas lui avoir demandé alors avec qui
elle descendait les Champs-Élysées, car j'ai déjà vu trop d'exemples
de cette incuriosité amenée par le temps, mais je le suis un peu de ne
pas avoir raconté à Gilberte qu'avant de la rencontrer ce jour-là,
j'avais vendu une potiche de vieux Chine pour lui acheter des fleurs.
Ç'avait été en effet, pendant les temps si tristes qui avaient suivi,
ma seule consolation de penser qu'un jour, je pourrais sans danger lui
conter cette intention si tendre. Plus d'une année après, si je voyais
qu'une voiture allait heurter la mienne, ma seule envie de ne pas mourir
était pour pouvoir raconter cela à Gilberte. Je me consolais en me
disant: «Ne nous pressons pas, j'ai toute la vie devant moi pour
cela. » Et à cause de cela je désirais ne pas perdre la vie.
Maintenant cela m'aurait paru peu agréable à dire, presque ridicule,
et «entraînant». «D'ailleurs, continua Gilberte, même le jour où
je vous ai rencontré sous votre porte, vous étiez resté tellement le
même qu'à Combray, si vous saviez comme vous aviez peu changé! » Je
revis Gilberte dans ma mémoire. J'aurais pu dessiner le quadrilatère
de lumière que le soleil faisait sous les aubépines, la bêche que la
petite fille tenait à la main, le long regard qui s'attacha à moi.
Seulement j'avais cru à cause du geste grossier dont il était
accompagné que c'était un regard de mépris parce que ce que je
souhaitais me paraissait quelque chose que les petites filles ne
connaissaient pas et ne faisaient que dans mon imagination, pendant mes
heures de désir solitaire. Encore moins aurais-je cru que si aisément,
si rapidement, presque sous les yeux de mon grand-père, l'une d'entre
elles eût eu l'audace de le figurer.
Bien longtemps après cette conversation, je demandai à Gilberte avec
qui elle se promenait avenue des Champs-Élysées le soir où j'avais
vendu les potiches: c'était Léa habillée en homme. Gilberte savait
qu'elle connaissait Albertine, mais ne pouvait dire plus. Ainsi
certaines personnes se retrouvent toujours dans notre vie pour préparer
nos plaisirs ou nos douleurs.
Ce qu'il y avait eu de réel sous l'apparence d'alors m'était devenu
tout à fait égal. Et pourtant combien de jours et de nuits n'avais-je
pas souffert à me demander qui c'était, n'avais-je pas dû en y
pensant réprimer les battements de mon cœur plus encore peut-être que
pour ne pas retourner dire bonsoir jadis à maman dans ce même Combray.
On dit et c'est ce qui explique l'affaiblissement progressif de
certaines affections nerveuses, que notre système nerveux vieillit.
Cela n'est pas vrai seulement pour notre moi permanent qui se prolonge
pendant toute la durée de notre vie mais pour tous nos moi successifs
qui en somme le composent en partie.
Aussi me fallait-il, à tant d'années de distance, faire subir une
retouche à une image que je me rappelais si bien, opération qui me
rendit assez heureux en me montrant que l'abîme infranchissable que
j'avais cru alors exister entre moi et un certain genre de petites
filles aux cheveux dorés était aussi imaginaire que l'abîme de
Pascal, et que je trouvai poétique à cause de la longue série
d'années au fond de laquelle il me fallut l'accomplir. J'eus un sursaut
de désir et de regret en pensant aux souterrains de Roussainville.
Pourtant j'étais heureux de me dire que ce bonheur vers lequel se
tendaient toutes mes forces alors, et que rien ne pouvait plus me rendre
eût existé ailleurs que dans ma pensée, en réalité si près de moi,
dans ce Roussainville dont je parlais si souvent, que j'apercevais du
cabinet sentant l'iris. Et je n'avais rien su! En somme Gilberte
résumait tout ce que j'avais désiré dans mes promenades, jusqu'à ne
pas pouvoir me décider à rentrer, croyant voir s'entr'ouvrir, s'animer
les arbres. Ce que je souhaitais si fiévreusement alors, elle avait
failli, si j'eusse seulement su le comprendre et la retrouver, me le
faire goûter dès mon adolescence. Plus complètement encore que je
n'avais cru, Gilberte était à cette époque-là vraiment du côté de
Méséglise.
Et même ce jour où je l'avais rencontrée sous une porte, bien qu'elle
ne fût pas Mlle de l'Orgeville, celle que Robert avait connue dans les
maisons de passe (et quelle drôle de chose que ce fût précisément à
son futur mari que j'en eusse demandé l'éclaircissement! ) je ne
m'étais pas tout à fait trompé sur la signification de son regard, ni
sur l'espèce de femme qu'elle était et m'avouait maintenant avoir
été. «Tout cela est bien loin, me dit-elle, je n'ai jamais plus
songé qu'à Robert depuis le jour où je lui ai été fiancée. Et,
voyez-vous, ce n'est même pas ce caprice d'enfant que je me reproche le
plus. »
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ALBERTINE DISPARUE VOL 02 (OF 2) ***
Updated editions will replace the previous one--the old editions will
be renamed.
Creating the works from print editions not protected by U. S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you! ) can copy and distribute it in the
United States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for an eBook, except by following
the terms of the trademark license, including paying royalties for use
of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
copies of this eBook, complying with the trademark license is very
easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
of derivative works, reports, performances and research.