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law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!
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Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Albertine Disparue - a
Il
était assis à côté de Gilberte--déjà grosse--(il ne devait pas
cesser par la suite de lui faire des enfants) comme il couchait à
côté d'elle dans leur lit commun à l'hôtel. Il ne parlait qu'à sa
femme, le reste de l'hôtel n'avait pas l'air d'exister pour lui, mais
au moment où un garçon prenait une commande, était tout près, il
levait rapidement ses yeux clairs et jetait sur lui un regard qui ne
durait pas plus de deux secondes, mais dans sa limpide clairvoyance
semblait témoigner d'un ordre de curiosités et de recherches
entièrement différent de celui qui aurait pu animer n'importe quel
client regardant même longtemps un chasseur ou un commis pour faire sur
lui des remarques humoristiques ou autres qu'il communiquerait à ses
amis. Ce petit regard court, en apparence désintéressé, montrant que
le garçon l'intéressait en lui-même, révélait à ceux qui l'eussent
observé que cet excellent mari, cet amant jadis passionné de Rachel,
avait dans sa vie un autre plan et qui lui paraissait infiniment plus
intéressant que celui sur lequel il se mouvait par devoir. Mais on ne
le voyait que dans celui-là. Déjà ses yeux étaient revenus sur
Gilberte qui n'avait rien vu, il lui présentait un ami au passage et
partait se promener avec elle. Or Aimé me parla à ce moment d'un temps
bien plus ancien, celui où j'avais fait la connaissance de Saint-Loup
par Mme de Villeparisis en ce même Balbec. «Mais oui, Monsieur, me
dit-il, c'est archiconnu, il y a bien longtemps que je le sais. La
première année que Monsieur était à Balbec, M. le marquis s'enferma
avec mon liftier, sous prétexte de développer des photographies de
Madame la grand'mère de Monsieur. Le petit voulait se plaindre, nous
avons eu toutes les peines du monde à étouffer la chose. Et tenez
Monsieur, Monsieur se rappelle sans doute ce jour où il est venu
déjeuner au restaurant avec M. le marquis de Saint-Loup et sa
maîtresse, dont M. le marquis se faisait un paravent. Monsieur se
rappelle sans doute que M. le marquis s'en alla en prétextant une crise
de colère. Sans doute je ne veux pas dire que Madame avait raison. Elle
lui en faisait voir de cruelles. Mais ce jour-là on ne m'ôtera pas de
l'idée que la colère de M. le marquis était feinte et qu'il avait
besoin d'éloigner Monsieur et Madame. » Pour ce jour-là du moins, je
sais bien que, si Aimé ne mentait pas sciemment, il se trompait du tout
au tout. Je me rappelais trop l'état dans lequel était Robert, la
gifle qu'il avait donnée au journaliste. Et d'ailleurs, pour Balbec,
c'était de même: ou le liftier avait menti, ou c'était Aimé qui
mentait. Du moins je le crus; une certitude, je ne pouvais l'avoir, car
on ne voit jamais qu'un côté des choses. Si cela ne m'eût pas fait de
peine, j'eusse trouvé une certaine ironie à ce que, tandis que pour
moi la course du lift chez Saint-Loup avait été le moyen commode de
lui faire porter une lettre et d'avoir sa réponse, pour lui cela avait
été faire la connaissance de quelqu'un qui lui avait plu. Les choses,
en effet, sont pour le moins doubles. Sur l'acte le plus insignifiant
que nous accomplissons, un autre homme embranche une série d'actes
entièrement différents; il est certain que l'aventure de Saint-Loup et
du liftier, si elle eut lieu, ne me semblait pas plus contenue dans le
banal envoi de ma lettre que quelqu'un qui ne connaîtrait de Wagner que
le duo de Lohengrin ne pourrait prévoir le prélude de Tristan. Certes,
pour les hommes, les choses n'offrent qu'un nombre restreint de leurs
innombrables attributs, à cause de la pauvreté de leurs sens. Elles
sont colorées parce que nous avons des yeux, combien d'autres
épithètes ne mériteraient-elles pas si nous avions des centaines de
sens? Mais cet aspect différent qu'elles pourraient avoir nous est
rendu plus facile à comprendre par ce qu'est dans la vie un événement
même minime dont nous connaissons une partie que nous croyons le tout,
et qu'un autre regarde comme par une fenêtre percée de l'autre côté
de la maison et qui donne sur une autre vue. Dans le cas où Aimé ne se
fût pas trompé, la rougeur de Saint-Loup quand Bloch lui avait parlé
du lift, ne venait peut-être pas de ce que celui-ci prononçait laïft.
Mais j'étais persuadé que l'évolution physiologique de Saint-Loup
n'était pas commencée à cette époque et qu'alors il aimait encore
uniquement les femmes. Plus qu'à un autre signe, je pus le discerner
rétrospectivement à l'amitié que Saint-Loup m'avait témoignée à
Balbec. Ce n'est que tant qu'il aima les femmes qu'il fut vraiment
capable d'amitié. Après cela, au moins pendant quelque temps, les
hommes qui ne l'intéressaient pas directement, il leur manifestait une
indifférence, sincère, je le crois, en partie--car il était devenu
très sec,--et qu'il exagérait aussi pour faire croire qu'il ne faisait
attention qu'aux femmes. Mais je me rappelle tout de même qu'un jour à
Doncières, comme j'allais dîner chez les Verdurin et comme il venait
de regarder d'une façon un peu prolongée Morel, il m'avait dit:
«C'est curieux ce petit, il a des choses de Rachel. Cela ne te frappe
pas? Je trouve qu'ils ont des choses identiques. En tout cas cela ne
peut pas m'intéresser. » Et tout de même ses yeux étaient ensuite
restés longtemps perdus à l'horizon, comme quand on pense, avant de se
remettre à une partie de cartes ou de partir dîner en ville, à un de
ces lointains voyages qu'on ne fera jamais, mais dont on éprouve un
instant la nostalgie. Mais si Robert trouvait quelque chose de Rachel à
Charlie, Gilberte, elle, cherchait à avoir quelque chose de Rachel,
afin de plaire à son mari, mettait comme elle des nœuds de soie
ponceau, ou rose, ou jaune, dans ses cheveux, se coiffait de même, car
elle croyait que son mari l'aimait encore et elle en était jalouse. Que
l'amour de Robert eût été par moments sur les confins qui séparent
l'amour d'un homme pour une femme et l'amour d'un homme pour un homme,
c'était possible. En tout cas, le souvenir de Rachel ne jouait plus à
cet égard qu'un rôle esthétique. Il n'est même pas probable qu'il
eût pu en jouer d'autres. Un jour Robert était allé lui demander de
s'habiller en homme, de laisser pendre une longue mèche de ses cheveux,
et pourtant il s'était contenté de la regarder insatisfait. Il ne lui
restait pas moins attaché et lui faisait scrupuleusement mais sans
plaisir la rente énorme qu'il lui avait promise et qui ne l'empêcha
pas d'avoir pour lui par la suite les plus vilains procédés. De cette
générosité envers Rachel, Gilberte n'eût pas souffert si elle avait
su qu'elle était seulement l'accomplissement résigné d'une promesse
à laquelle ne correspondait plus aucun amour. Mais de l'amour, c'est au
contraire ce qu'il feignait de ressentir pour Rachel. Les homosexuels
seraient les meilleurs maris du monde s'ils ne jouaient pas la comédie
d'aimer les femmes. Gilberte ne se plaignait d'ailleurs pas. C'est
d'avoir cru Robert aimé, si longtemps aimé, par Rachel, qui le lui
avait fait désirer, l'avait fait renoncer pour lui à des partis plus
beaux; il semblait qu'il lui fît une sorte de concession en
l'épousant. Et de fait, les premiers temps, des comparaisons entre les
deux femmes (pourtant si inégales comme charme et comme beauté) ne
furent pas en faveur de la délicieuse Gilberte. Mais celle-ci grandit
ensuite dans l'estime de son mari pendant que Rachel diminuait à vue
d'œil. Une autre personne se démentit: ce fut Mme Swann. Si pour
Gilberte, Robert avant le mariage était déjà entouré de la double
auréole que lui créait d'une part sa vie avec Rachel perpétuellement
dénoncée par les lamentations de Mme de Marsantes, d'autre part le
prestige que les Guermantes avaient toujours eu pour son père et
qu'elle avait hérité de lui, Mme de Forcheville en revanche eût
préféré un mariage plus éclatant, peut-être princier (il y avait
des familles royales pauvres et qui eussent accepté l'argent,--qui se
trouva d'ailleurs être fort inférieur aux millions promis,--décrassé
qu'il était par le nom de Forcheville) et un gendre moins démonétisé
par une vie passée loin du monde. Elle n'avait pu triompher de la
volonté de Gilberte, s'était plainte amèrement à tout le monde,
flétrissant son gendre. Un beau jour tout avait été changé, le
gendre était devenu un ange, on ne se moquait plus de lui qu'à la
dérobée. C'est que l'âge avait laissé à Mme Swann (devenue Mme de
Forcheville) le goût qu'elle avait toujours eu d'être entretenue,
mais, par la désertion des admirateurs, lui en avait retiré les
moyens. Elle souhaitait chaque jour un nouveau collier, une nouvelle
robe brochée de brillants, une plus luxueuse automobile, mais elle
avait peu de fortune, Forcheville ayant presque tout mangé, et--quel
ascendant israélite gouvernait en cela Gilberte? --elle avait une fille
adorable, mais affreusement avare, comptant l'argent à son mari et
naturellement bien plus à sa mère. Or tout à coup le protecteur, elle
l'avait flairé, puis trouvé en Robert. Qu'elle ne fût plus de la
première jeunesse était de peu d'importance aux yeux d'un gendre qui
n'aimait pas les femmes. Tout ce qu'il demandait à sa belle-mère,
c'était d'aplanir telle ou telle difficulté entre lui et Gilberte,
d'obtenir d'elle le consentement qu'il fît un voyage avec Morel. Odette
s'y était-elle employée, qu'aussitôt un magnifique rubis l'en
récompensait. Pour cela il fallait que Gilberte fût plus généreuse
envers son mari. Odette le lui prêchait avec d'autant plus de chaleur
que c'était elle qui devait bénéficier de la générosité. Ainsi,
grâce à Robert, pouvait-elle au seuil de la cinquantaine (d'aucuns
disaient de la soixantaine) éblouir chaque table où elle allait
dîner, chaque soirée où elle paraissait, d'un luxe inouï sans avoir
besoin d'avoir comme autrefois un «ami» qui maintenant n'eût plus
casqué--voire marché. Aussi était-elle entrée pour toujours,
semblait-il, dans la période de la chasteté finale, et elle n'avait
jamais été aussi élégante.
Ce n'était pas seulement la méchanceté, la rancune de l'ancien pauvre
contre le maître qui l'a enrichi et lui a d'ailleurs (c'était dans le
caractère, et plus encore dans le vocabulaire de M. de Charlus) fait
sentir la différence de leurs conditions, qui avait poussé Charlie
vers Saint-Loup afin de faire souffrir davantage le baron. C'était
peut-être aussi l'intérêt. J'eus l'impression que Robert devait lui
donner beaucoup d'argent. Dans une soirée où j'avais rencontré Robert
avant que je ne partisse pour Combray, et où la façon dont il
s'exhibait à côté d'une femme élégante qui passait pour être sa
maîtresse, où il s'attachait à elle, ne faisant qu'un avec elle,
enveloppé en public dans sa jupe, me faisait penser avec quelque chose
de plus nerveux, de plus tressautant, à une sorte de répétition
involontaire d'un geste ancestral que j'avais pu observer chez M. de
Charlus, comme enrobé dans les atours de Mme Molé, ou d'une autre,
bannière d'une cause gynophile qui n'était pas la sienne, mais qu'il
aimait, bien que sans droit à l'arborer ainsi, soit qu'il la trouvât
protectrice, ou esthétique, j'avais été frappé au retour de voir
combien ce garçon, si généreux quand il était bien moins riche,
était devenu économe. Qu'on ne tienne qu'à ce qu'on possède, et que
tel qui semait l'or qu'il avait si rarement jadis, thésaurise
maintenant celui dont il est pourvu, c'est sans doute un phénomène
assez général, mais qui pourtant me parut prendre là une forme plus
particulière. Saint-Loup refusa de prendre un fiacre, et je vis qu'il
avait gardé une correspondance de tramway. Sans doute en ceci
Saint-Loup déployait-il, pour des fins différentes, des talents qu'il
avait acquis au cours de sa liaison avec Rachel. Un jeune homme qui a
longtemps vécu avec une femme n'est pas aussi inexpérimenté que le
puceau pour qui celle qu'il épouse est la première. Pareillement ayant
eu à s'occuper dans les plus minutieux détails du ménage de Rachel,
d'une part parce que celle-ci n'y entendait rien, ensuite parce qu'à
cause de sa jalousie, il voulait garder la haute main sur la
domesticité, il put dans l'administration des biens de sa femme et
l'entretien du ménage, continuer ce rôle habile et entendu que
peut-être Gilberte n'eût pas su tenir et qu'elle lui abandonnait
volontiers. Mais sans doute le faisait-il surtout pour faire
bénéficier Charlie des moindres économies de bouts de chandelle,
l'entretenant en somme richement sans que Gilberte s'en aperçût ni en
souffrît. Je pleurais en pensant que j'avais eu autrefois pour un
Saint-Loup différent une affection si grande et que je sentais bien, à
ses nouvelles manières froides et évasives, qu'il ne me rendait plus,
les hommes dès qu'ils étaient devenus susceptibles de lui donner des
désirs, ne pouvant plus lui inspirer d'amitié. Comment cela avait-il
pu naître chez un garçon qui avait tellement aimé les femmes que je
l'avais vu désespéré jusqu'à craindre qu'il se tuât parce que
«Rachel quand du Seigneur» avait voulu le quitter? La ressemblance
entre Charlie et Rachel--invisible pour moi--avait-elle été la planche
qui avait permis à Robert de passer des goûts de son père à ceux de
son oncle, afin d'accomplir l'évolution physiologique qui même chez ce
dernier s'était produite assez tard? Parfois pourtant les paroles
d'Aimé revenaient m'inquiéter; je me rappelais Robert cette année-là
à Balbec; il avait en parlant au liftier une façon de ne pas faire
attention à lui qui rappelait beaucoup celle de M. de Charlus quand il
adressait la parole à certains hommes. Mais Robert pouvait très bien
tenir cela de M. de Charlus, d'une certaine hauteur et d'une certaine
attitude physique des Guermantes et nullement des goûts spéciaux au
baron. C'est ainsi que le duc de Guermantes qui n'avait aucunement ces
goûts avait la même manière nerveuse que M. de Charlus de tourner son
poignet, comme s'il crispait autour de celui-ci une manchette de
dentelles, et aussi dans la voix des intonations pointues et affectées,
toutes manières auxquelles chez M. de Charlus on eût été tenté de
donner une autre signification, auxquelles il en avait donné une autre
lui-même, l'individu exprimant ses particularités à l'aide de traits
impersonnels et ataviques qui ne sont peut-être d'ailleurs que des
particularités anciennes fixées dans le geste et dans la voix. Dans
cette dernière hypothèse, qui confine à l'histoire naturelle, ce ne
serait pas M. de Charlus qu'on pourrait appeler un Guermantes affecté
d'une tare et l'exprimant en partie à l'aide des traits de la race des
Guermantes, mais le duc de Guermantes qui serait dans une famille
pervertie l'être d'exception, que le mal héréditaire a si bien
épargné que les stigmates extérieurs qu'il a laissés sur lui y
perdent tout sens. Je me rappelais que le premier jour où j'avais
aperçu Saint-Loup à Balbec, si blond, d'une matière si précieuse et
si rare, contourner les tables, faisant voler son monocle devant lui, je
lui avais trouvé l'air efféminé qui n'était certes pas un effet de
ce que j'apprenais de lui maintenant, mais de la grâce particulière
aux Guermantes, de la finesse de cette porcelaine de Saxe en laquelle la
duchesse était modelée aussi. Je me rappelais son affection pour moi,
sa manière tendre, sentimentale de l'exprimer et je me disais que cela
non plus, qui eût pu tromper quelque autre, signifiait alors tout autre
chose, même tout le contraire de ce que j'apprenais aujourd'hui. Mais
de quand cela datait-il? Si c'était de l'année où j'étais retourné
à Balbec, comment n'était-il pas venu une seule fois voir le lift, ne
m'avait-il jamais parlé de lui? Et quant à la première année,
comment eût-il pu faire attention à lui, passionnément amoureux de
Rachel comme il était alors? Cette première année-là, j'avais
trouvé Saint-Loup particulier, comme étaient les vrais Guermantes. Or
il était encore plus spécial que je ne l'avais cru. Mais ce dont nous
n'avons pas eu l'intuition directe, ce que nous avons appris seulement
par d'autres, nous n'avons plus aucun moyen, l'heure est passée de le
faire savoir à notre âme; ses communications avec le réel sont
fermées; aussi ne pouvons-nous jouir de la découverte, il est trop
tard. Du reste de toutes façons, pour que j'en pusse jouir
spirituellement, celle-là me faisait trop de peine. Sans doute depuis
ce que m'avait dit M. de Charlus chez Mme Verdurin à Paris, je ne
doutais plus que le cas de Robert ne fût celui d'une foule d'honnêtes
gens, et même pris parmi les plus intelligents et les meilleurs.
L'apprendre de n'importe qui m'eût été indifférent, de n'importe qui
excepté de Robert. Le doute que me laissaient les paroles d'Aimé
ternissait toute notre amitié de Balbec et de Doncières, et bien que
je ne crusse pas à l'amitié, ni en avoir jamais véritablement
éprouvé pour Robert, en repensant à ces histoires du lift et du
restaurant où j'avais déjeuné avec Saint-Loup et Rachel, j'étais
obligé de faire un effort pour ne pas pleurer.
Je n'aurais d'ailleurs pas à m'arrêter sur ce séjour que je fis à
côté de Combray, et qui fut peut-être le moment de ma vie où je
pensai le moins à Combray, si, justement par là, il n'avait apporté
une vérification au moins provisoire à certaines idées que j'avais
eues d'abord du côté de Guermantes, et une vérification aussi à
d'autres idées que j'avais eues du côté de Méséglise. Je
recommençais chaque soir, dans un autre sens, les promenades que nous
faisions à Combray, l'après-midi, quand nous allions du côté de
Méséglise. On dînait maintenant à Tansonville à une heure où jadis
on dormait depuis longtemps à Combray. Et cela à cause de la saison
chaude. Et puis, parce que, l'après-midi Gilberte peignait dans la
chapelle du château, on n'allait se promener qu'environ deux heures
avant le dîner. Au plaisir de jadis qui était de voir en rentrant le
ciel pourpre encadrer le calvaire ou se baigner dans la Vivonne,
succédait celui de partir à la nuit venue, quand on ne rencontrait
plus dans le village que le triangle bleuâtre irrégulier et mouvant
des moutons qui rentraient. Sur une moitié des champs le coucher
s'éteignait; au-dessus de l'astre était déjà allumée la lune qui
bientôt les baignerait tout entiers. Il arrivait que Gilberte me
laissât aller sans elle et je m'avançais, laissant mon ombre derrière
moi, comme une barque qui poursuit sa navigation à travers des
étendues enchantées. Mais le plus souvent Gilberte m'accompagnait. Les
promenades que nous faisions ainsi, c'était bien souvent celles que je
faisais jadis enfant: or comment n'eussé-je pas éprouvé bien plus
vivement encore que jadis du côté de Guermantes le sentiment que
jamais je ne serais capable d'écrire, auquel s'ajoutait celui que mon
imagination et ma sensibilité s'étaient affaiblies, quand je vis
combien peu j'étais curieux de Combray? Et j'étais désolé de voir
combien peu je revivais mes années d'autrefois. Je trouvais la Vivonne
mince et laide au bord du chemin de halage. Non pas que je relevasse des
inexactitudes matérielles bien grandes dans ce que je me rappelais.
Mais, séparé des lieux qu'il m'arrivait de retraverser par toute une
vie différente, il n'y avait pas entre eux et moi cette contiguïté
d'où naît avant même qu'on s'en soit aperçu, l'immédiate,
délicieuse et totale déflagration du souvenir. Ne comprenant pas bien
sans doute quelle était sa nature, je m'attristais de penser que ma
faculté de sentir et d'imaginer avait dû diminuer pour que je
n'éprouvasse pas plus de plaisir dans ces promenades. Gilberte
elle-même, qui me comprenait encore moins bien que je ne faisais
moi-même, augmentait ma tristesse en partageant mon étonnement.
«Comment, cela ne vous fait rien éprouver, me disait-elle, de prendre
ce petit raidillon que vous montiez autrefois? » Et elle-même avait
tant changé que je ne la trouvais plus belle, qu'elle ne l'était plus
du tout. Tandis que nous marchions, je voyais le pays changer, il
fallait gravir des coteaux, puis des pentes s'abaissaient. Nous
causions, très agréablement pour moi,--non sans difficulté pourtant.
En tant d'êtres il y a différentes couches qui ne sont pas pareilles;
(c'étaient chez elle le caractère de son père, le caractère de sa
mère) on traverse l'une, puis l'autre. Mais le lendemain l'ordre de
superposition est renversé. Et finalement on ne sait pas qui
départagera les parties, à qui on peut se fier pour la sentence.
Gilberte était comme ces pays avec qui on n'ose pas faire d'alliance
parce qu'ils changent trop souvent de gouvernement. Mais au fond c'est
un tort. La mémoire de l'être le plus successif établit chez lui une
sorte d'identité et fait qu'il ne voudrait pas manquer à des promesses
qu'il se rappelle même s'il ne les eût pas contresignées. Quant à
l'intelligence elle était chez Gilberte, avec quelques absurdités de
sa mère, très vive. Je me rappelle que dans ces conversations que nous
avions en nous promenant, elle me dit des choses qui plusieurs fois
m'étonnèrent beaucoup. La première fut: «Si vous n'aviez pas trop
faim et s'il n'était pas si tard, en prenant ce chemin à gauche et en
tournant ensuite à droite en moins d'un quart d'heure nous serions à
Guermantes». C'est comme si elle m'avait dit: «Tournez à gauche,
prenez ensuite à votre main droite et vous toucherez l'intangible, vous
atteindrez les inaccessibles lointains dont on ne connaît jamais sur
terre que la direction, que (ce que j'avais cru jadis que je pourrais
connaître seulement de Guermantes et peut-être en un sens je ne me
trompais pas) le «côté». Un de mes autres étonnements fut de voir
les «Sources de la Vivonne» que je me représentais comme quelque
chose d'aussi extra-terrestre que l'Entrée des Enfers, et qui
n'étaient qu'une espèce de lavoir carré où montaient des bulles. Et
la troisième fois fut quand Gilberte me dit: «Si vous voulez, nous
pourrons tout de même sortir un après-midi et nous pourrons alors
aller à Guermantes, en prenant par Méséglise, c'est la plus jolie
façon»,--phrase qui en bouleversant toutes les idées de mon enfance
m'apprit que les deux côtés n'étaient pas aussi inconciliables que
j'avais cru. Mais ce qui me frappa le plus, ce fut combien peu, pendant
ce séjour, je revécus mes années d'autrefois, désirai peu revoir
Combray, trouvai mince et laide la Vivonne. Mais où Gilberte vérifia
pour moi des imaginations que j'avais eues du côté de Méséglise, ce
fut pendant une de ces promenades en somme nocturnes bien qu'elles
eussent lieu avant le dîner--mais elle dînait si tard! Au moment de
descendre dans le mystère d'une vallée parfaite et profonde que
tapissait le clair de lune, nous nous arrêtâmes un instant, comme deux
insectes qui vont s'enfoncer au cœur d'un calice bleuâtre. Gilberte
eut alors, peut-être simplement par bonne grâce de maîtresse de
maison qui regrette que vous partiez bientôt et qui aurait voulu mieux
vous faire les honneurs de ce pays que vous semblez apprécier, de ces
paroles où son habileté de femme du monde sachant tirer parti du
silence, de la simplicité, de la sobriété dans l'expression des
sentiments, vous fait croire que vous tenez dans sa vie une place que
personne ne pourrait occuper. Épanchant brusquement sur elle la
tendresse dont j'étais rempli par l'air délicieux, la brise qu'on
respirait, je lui dis: «Vous parliez l'autre jour du raidillon, comme
je vous aimais alors! » Elle me répondit: «Pourquoi ne me le
disiez-vous pas? je ne m'en étais pas doutée. Moi je vous aimais. Et
même deux fois je me suis jetée à votre tête. » «Quand donc? » «La
première fois à Tansonville, vous vous promeniez avec votre famille,
je rentrais, je n'avais jamais vu un aussi joli petit garçon. J'avais
l'habitude, ajouta-t-elle d'un air vague et pudique, d'aller jouer avec
de petits amis, dans les ruines du donjon de Roussainville. Et vous me
direz que j'étais bien mal élevée, car il y avait là-dedans des
filles et des garçons de tout genre qui profitaient de l'obscurité.
L'enfant de chœur de l'église de Combray, Théodore qui, il faut
l'avouer, était bien gentil (Dieu qu'il était bien! ) et qui est devenu
très laid (il est maintenant pharmacien à Méséglise), s'y amusait
avec toutes les petites paysannes du voisinage. Comme on me laissait
sortir seule, dès que je pouvais m'échapper, j'y courais. Je ne peux
pas vous dire comme j'aurais voulu vous y voir venir; je me rappelle
très bien que, n'ayant qu'une minute pour vous faire comprendre ce que
je désirais, au risque d'être vue par vos parents et les miens, je
vous l'ai indiqué d'une façon tellement crue que j'en ai honte
maintenant. Mais vous m'avez regardé d'une façon si méchante que j'ai
compris que vous ne vouliez pas. » Et tout d'un coup, je me dis que la
vraie Gilberte--la vraie Albertine--, c'étaient peut-être celles qui
s'étaient au premier instant livrées dans leur regard, l'une devant la
haie d'épines roses, l'autre sur la plage. Et c'était moi qui, n'ayant
pas su le comprendre, ne l'ayant repris que plus tard dans ma mémoire
après un intervalle où par mes conversations tout un entre-deux de
sentiment leur avait fait craindre d'être aussi franches que dans les
premières minutes--avais tout gâté par ma maladresse. Je les avais
«ratées» plus complètement,--bien qu'à vrai dire l'échec relatif
avec elles fût moins absurde--pour les mêmes raisons que Saint-Loup
Rachel.
«Et la seconde fois, reprit Gilberte, c'est bien des années après
quand je vous ai rencontré sous votre porte, l'avant-veille du jour où
je vous ai retrouvé chez ma tante Oriane, je ne vous ai pas reconnu
tout de suite ou plutôt je vous reconnaissais sans le savoir puisque
j'avais la même envie qu'à Tansonville. » «Dans l'intervalle il y
avait eu pourtant les Champs-Élysées. » «Oui, mais là vous m'aimiez
trop, je sentais une inquisition sur tout ce que je faisais. » Je ne lui
demandai pas alors quel était ce jeune homme avec lequel elle
descendait l'avenue des Champs-Élysées, le jour où j'étais parti
pour la revoir, où je me fusse réconcilié avec elle pendant qu'il en
était temps encore, ce jour qui aurait peut-être changé toute ma vie,
si je n'avais rencontré les deux ombres s'avançant côte à côte dans
le crépuscule. Si je le lui avais demandé, me dis-je, elle m'eût
peut-être avoué la vérité, comme Albertine si elle eût ressuscité.
Et en effet, les femmes qu'on n'aime plus et qu'on rencontre après des
années, n'y a-t-il pas entre elles et vous la mort, tout aussi bien que
si elles n'étaient plus de ce monde, puisque le fait que notre amour
n'existe plus fait de celles qu'elles étaient alors, ou de celui que
nous étions des morts? Je pensai que peut-être aussi elle ne se fût
pas rappelé, ou eût menti. En tout cas cela n'offrait plus d'intérêt
pour moi de le savoir, parce que mon cœur avait encore plus changé que
le visage de Gilberte. Celui-ci ne me plaisait plus guère, mais surtout
je n'étais plus malheureux, je n'aurais pas pu concevoir, si j'y eusse
repensé, que j'eusse pu l'être autant de rencontrer Gilberte marchant
à petits pas à côté d'un jeune homme, et de me dire: «C'est fini, je
renonce à jamais la voir. » De l'état d'âme qui, cette lointaine
année-là, n'avait été pour moi qu'une longue torture, rien ne
subsistait. Car il y a dans ce monde où tout s'use, où tout périt,
une chose qui tombe en ruines, qui se détruit encore plus
complètement, en laissant encore moins de vestiges que la Beauté:
c'est le Chagrin.
Je ne suis donc pas surpris de ne pas lui avoir demandé alors avec qui
elle descendait les Champs-Élysées, car j'ai déjà vu trop d'exemples
de cette incuriosité amenée par le temps, mais je le suis un peu de ne
pas avoir raconté à Gilberte qu'avant de la rencontrer ce jour-là,
j'avais vendu une potiche de vieux Chine pour lui acheter des fleurs.
Ç'avait été en effet, pendant les temps si tristes qui avaient suivi,
ma seule consolation de penser qu'un jour, je pourrais sans danger lui
conter cette intention si tendre. Plus d'une année après, si je voyais
qu'une voiture allait heurter la mienne, ma seule envie de ne pas mourir
était pour pouvoir raconter cela à Gilberte. Je me consolais en me
disant: «Ne nous pressons pas, j'ai toute la vie devant moi pour
cela. » Et à cause de cela je désirais ne pas perdre la vie.
Maintenant cela m'aurait paru peu agréable à dire, presque ridicule,
et «entraînant». «D'ailleurs, continua Gilberte, même le jour où
je vous ai rencontré sous votre porte, vous étiez resté tellement le
même qu'à Combray, si vous saviez comme vous aviez peu changé! » Je
revis Gilberte dans ma mémoire. J'aurais pu dessiner le quadrilatère
de lumière que le soleil faisait sous les aubépines, la bêche que la
petite fille tenait à la main, le long regard qui s'attacha à moi.
Seulement j'avais cru à cause du geste grossier dont il était
accompagné que c'était un regard de mépris parce que ce que je
souhaitais me paraissait quelque chose que les petites filles ne
connaissaient pas et ne faisaient que dans mon imagination, pendant mes
heures de désir solitaire. Encore moins aurais-je cru que si aisément,
si rapidement, presque sous les yeux de mon grand-père, l'une d'entre
elles eût eu l'audace de le figurer.
Bien longtemps après cette conversation, je demandai à Gilberte avec
qui elle se promenait avenue des Champs-Élysées le soir où j'avais
vendu les potiches: c'était Léa habillée en homme. Gilberte savait
qu'elle connaissait Albertine, mais ne pouvait dire plus. Ainsi
certaines personnes se retrouvent toujours dans notre vie pour préparer
nos plaisirs ou nos douleurs.
Ce qu'il y avait eu de réel sous l'apparence d'alors m'était devenu
tout à fait égal. Et pourtant combien de jours et de nuits n'avais-je
pas souffert à me demander qui c'était, n'avais-je pas dû en y
pensant réprimer les battements de mon cœur plus encore peut-être que
pour ne pas retourner dire bonsoir jadis à maman dans ce même Combray.
On dit et c'est ce qui explique l'affaiblissement progressif de
certaines affections nerveuses, que notre système nerveux vieillit.
Cela n'est pas vrai seulement pour notre moi permanent qui se prolonge
pendant toute la durée de notre vie mais pour tous nos moi successifs
qui en somme le composent en partie.
Aussi me fallait-il, à tant d'années de distance, faire subir une
retouche à une image que je me rappelais si bien, opération qui me
rendit assez heureux en me montrant que l'abîme infranchissable que
j'avais cru alors exister entre moi et un certain genre de petites
filles aux cheveux dorés était aussi imaginaire que l'abîme de
Pascal, et que je trouvai poétique à cause de la longue série
d'années au fond de laquelle il me fallut l'accomplir. J'eus un sursaut
de désir et de regret en pensant aux souterrains de Roussainville.
Pourtant j'étais heureux de me dire que ce bonheur vers lequel se
tendaient toutes mes forces alors, et que rien ne pouvait plus me rendre
eût existé ailleurs que dans ma pensée, en réalité si près de moi,
dans ce Roussainville dont je parlais si souvent, que j'apercevais du
cabinet sentant l'iris. Et je n'avais rien su! En somme Gilberte
résumait tout ce que j'avais désiré dans mes promenades, jusqu'à ne
pas pouvoir me décider à rentrer, croyant voir s'entr'ouvrir, s'animer
les arbres. Ce que je souhaitais si fiévreusement alors, elle avait
failli, si j'eusse seulement su le comprendre et la retrouver, me le
faire goûter dès mon adolescence. Plus complètement encore que je
n'avais cru, Gilberte était à cette époque-là vraiment du côté de
Méséglise.
Et même ce jour où je l'avais rencontrée sous une porte, bien qu'elle
ne fût pas Mlle de l'Orgeville, celle que Robert avait connue dans les
maisons de passe (et quelle drôle de chose que ce fût précisément à
son futur mari que j'en eusse demandé l'éclaircissement! ) je ne
m'étais pas tout à fait trompé sur la signification de son regard, ni
sur l'espèce de femme qu'elle était et m'avouait maintenant avoir
été. «Tout cela est bien loin, me dit-elle, je n'ai jamais plus
songé qu'à Robert depuis le jour où je lui ai été fiancée. Et,
voyez-vous, ce n'est même pas ce caprice d'enfant que je me reproche le
plus. »
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ALBERTINE DISPARUE VOL 02 (OF 2) ***
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Section 5.
était assis à côté de Gilberte--déjà grosse--(il ne devait pas
cesser par la suite de lui faire des enfants) comme il couchait à
côté d'elle dans leur lit commun à l'hôtel. Il ne parlait qu'à sa
femme, le reste de l'hôtel n'avait pas l'air d'exister pour lui, mais
au moment où un garçon prenait une commande, était tout près, il
levait rapidement ses yeux clairs et jetait sur lui un regard qui ne
durait pas plus de deux secondes, mais dans sa limpide clairvoyance
semblait témoigner d'un ordre de curiosités et de recherches
entièrement différent de celui qui aurait pu animer n'importe quel
client regardant même longtemps un chasseur ou un commis pour faire sur
lui des remarques humoristiques ou autres qu'il communiquerait à ses
amis. Ce petit regard court, en apparence désintéressé, montrant que
le garçon l'intéressait en lui-même, révélait à ceux qui l'eussent
observé que cet excellent mari, cet amant jadis passionné de Rachel,
avait dans sa vie un autre plan et qui lui paraissait infiniment plus
intéressant que celui sur lequel il se mouvait par devoir. Mais on ne
le voyait que dans celui-là. Déjà ses yeux étaient revenus sur
Gilberte qui n'avait rien vu, il lui présentait un ami au passage et
partait se promener avec elle. Or Aimé me parla à ce moment d'un temps
bien plus ancien, celui où j'avais fait la connaissance de Saint-Loup
par Mme de Villeparisis en ce même Balbec. «Mais oui, Monsieur, me
dit-il, c'est archiconnu, il y a bien longtemps que je le sais. La
première année que Monsieur était à Balbec, M. le marquis s'enferma
avec mon liftier, sous prétexte de développer des photographies de
Madame la grand'mère de Monsieur. Le petit voulait se plaindre, nous
avons eu toutes les peines du monde à étouffer la chose. Et tenez
Monsieur, Monsieur se rappelle sans doute ce jour où il est venu
déjeuner au restaurant avec M. le marquis de Saint-Loup et sa
maîtresse, dont M. le marquis se faisait un paravent. Monsieur se
rappelle sans doute que M. le marquis s'en alla en prétextant une crise
de colère. Sans doute je ne veux pas dire que Madame avait raison. Elle
lui en faisait voir de cruelles. Mais ce jour-là on ne m'ôtera pas de
l'idée que la colère de M. le marquis était feinte et qu'il avait
besoin d'éloigner Monsieur et Madame. » Pour ce jour-là du moins, je
sais bien que, si Aimé ne mentait pas sciemment, il se trompait du tout
au tout. Je me rappelais trop l'état dans lequel était Robert, la
gifle qu'il avait donnée au journaliste. Et d'ailleurs, pour Balbec,
c'était de même: ou le liftier avait menti, ou c'était Aimé qui
mentait. Du moins je le crus; une certitude, je ne pouvais l'avoir, car
on ne voit jamais qu'un côté des choses. Si cela ne m'eût pas fait de
peine, j'eusse trouvé une certaine ironie à ce que, tandis que pour
moi la course du lift chez Saint-Loup avait été le moyen commode de
lui faire porter une lettre et d'avoir sa réponse, pour lui cela avait
été faire la connaissance de quelqu'un qui lui avait plu. Les choses,
en effet, sont pour le moins doubles. Sur l'acte le plus insignifiant
que nous accomplissons, un autre homme embranche une série d'actes
entièrement différents; il est certain que l'aventure de Saint-Loup et
du liftier, si elle eut lieu, ne me semblait pas plus contenue dans le
banal envoi de ma lettre que quelqu'un qui ne connaîtrait de Wagner que
le duo de Lohengrin ne pourrait prévoir le prélude de Tristan. Certes,
pour les hommes, les choses n'offrent qu'un nombre restreint de leurs
innombrables attributs, à cause de la pauvreté de leurs sens. Elles
sont colorées parce que nous avons des yeux, combien d'autres
épithètes ne mériteraient-elles pas si nous avions des centaines de
sens? Mais cet aspect différent qu'elles pourraient avoir nous est
rendu plus facile à comprendre par ce qu'est dans la vie un événement
même minime dont nous connaissons une partie que nous croyons le tout,
et qu'un autre regarde comme par une fenêtre percée de l'autre côté
de la maison et qui donne sur une autre vue. Dans le cas où Aimé ne se
fût pas trompé, la rougeur de Saint-Loup quand Bloch lui avait parlé
du lift, ne venait peut-être pas de ce que celui-ci prononçait laïft.
Mais j'étais persuadé que l'évolution physiologique de Saint-Loup
n'était pas commencée à cette époque et qu'alors il aimait encore
uniquement les femmes. Plus qu'à un autre signe, je pus le discerner
rétrospectivement à l'amitié que Saint-Loup m'avait témoignée à
Balbec. Ce n'est que tant qu'il aima les femmes qu'il fut vraiment
capable d'amitié. Après cela, au moins pendant quelque temps, les
hommes qui ne l'intéressaient pas directement, il leur manifestait une
indifférence, sincère, je le crois, en partie--car il était devenu
très sec,--et qu'il exagérait aussi pour faire croire qu'il ne faisait
attention qu'aux femmes. Mais je me rappelle tout de même qu'un jour à
Doncières, comme j'allais dîner chez les Verdurin et comme il venait
de regarder d'une façon un peu prolongée Morel, il m'avait dit:
«C'est curieux ce petit, il a des choses de Rachel. Cela ne te frappe
pas? Je trouve qu'ils ont des choses identiques. En tout cas cela ne
peut pas m'intéresser. » Et tout de même ses yeux étaient ensuite
restés longtemps perdus à l'horizon, comme quand on pense, avant de se
remettre à une partie de cartes ou de partir dîner en ville, à un de
ces lointains voyages qu'on ne fera jamais, mais dont on éprouve un
instant la nostalgie. Mais si Robert trouvait quelque chose de Rachel à
Charlie, Gilberte, elle, cherchait à avoir quelque chose de Rachel,
afin de plaire à son mari, mettait comme elle des nœuds de soie
ponceau, ou rose, ou jaune, dans ses cheveux, se coiffait de même, car
elle croyait que son mari l'aimait encore et elle en était jalouse. Que
l'amour de Robert eût été par moments sur les confins qui séparent
l'amour d'un homme pour une femme et l'amour d'un homme pour un homme,
c'était possible. En tout cas, le souvenir de Rachel ne jouait plus à
cet égard qu'un rôle esthétique. Il n'est même pas probable qu'il
eût pu en jouer d'autres. Un jour Robert était allé lui demander de
s'habiller en homme, de laisser pendre une longue mèche de ses cheveux,
et pourtant il s'était contenté de la regarder insatisfait. Il ne lui
restait pas moins attaché et lui faisait scrupuleusement mais sans
plaisir la rente énorme qu'il lui avait promise et qui ne l'empêcha
pas d'avoir pour lui par la suite les plus vilains procédés. De cette
générosité envers Rachel, Gilberte n'eût pas souffert si elle avait
su qu'elle était seulement l'accomplissement résigné d'une promesse
à laquelle ne correspondait plus aucun amour. Mais de l'amour, c'est au
contraire ce qu'il feignait de ressentir pour Rachel. Les homosexuels
seraient les meilleurs maris du monde s'ils ne jouaient pas la comédie
d'aimer les femmes. Gilberte ne se plaignait d'ailleurs pas. C'est
d'avoir cru Robert aimé, si longtemps aimé, par Rachel, qui le lui
avait fait désirer, l'avait fait renoncer pour lui à des partis plus
beaux; il semblait qu'il lui fît une sorte de concession en
l'épousant. Et de fait, les premiers temps, des comparaisons entre les
deux femmes (pourtant si inégales comme charme et comme beauté) ne
furent pas en faveur de la délicieuse Gilberte. Mais celle-ci grandit
ensuite dans l'estime de son mari pendant que Rachel diminuait à vue
d'œil. Une autre personne se démentit: ce fut Mme Swann. Si pour
Gilberte, Robert avant le mariage était déjà entouré de la double
auréole que lui créait d'une part sa vie avec Rachel perpétuellement
dénoncée par les lamentations de Mme de Marsantes, d'autre part le
prestige que les Guermantes avaient toujours eu pour son père et
qu'elle avait hérité de lui, Mme de Forcheville en revanche eût
préféré un mariage plus éclatant, peut-être princier (il y avait
des familles royales pauvres et qui eussent accepté l'argent,--qui se
trouva d'ailleurs être fort inférieur aux millions promis,--décrassé
qu'il était par le nom de Forcheville) et un gendre moins démonétisé
par une vie passée loin du monde. Elle n'avait pu triompher de la
volonté de Gilberte, s'était plainte amèrement à tout le monde,
flétrissant son gendre. Un beau jour tout avait été changé, le
gendre était devenu un ange, on ne se moquait plus de lui qu'à la
dérobée. C'est que l'âge avait laissé à Mme Swann (devenue Mme de
Forcheville) le goût qu'elle avait toujours eu d'être entretenue,
mais, par la désertion des admirateurs, lui en avait retiré les
moyens. Elle souhaitait chaque jour un nouveau collier, une nouvelle
robe brochée de brillants, une plus luxueuse automobile, mais elle
avait peu de fortune, Forcheville ayant presque tout mangé, et--quel
ascendant israélite gouvernait en cela Gilberte? --elle avait une fille
adorable, mais affreusement avare, comptant l'argent à son mari et
naturellement bien plus à sa mère. Or tout à coup le protecteur, elle
l'avait flairé, puis trouvé en Robert. Qu'elle ne fût plus de la
première jeunesse était de peu d'importance aux yeux d'un gendre qui
n'aimait pas les femmes. Tout ce qu'il demandait à sa belle-mère,
c'était d'aplanir telle ou telle difficulté entre lui et Gilberte,
d'obtenir d'elle le consentement qu'il fît un voyage avec Morel. Odette
s'y était-elle employée, qu'aussitôt un magnifique rubis l'en
récompensait. Pour cela il fallait que Gilberte fût plus généreuse
envers son mari. Odette le lui prêchait avec d'autant plus de chaleur
que c'était elle qui devait bénéficier de la générosité. Ainsi,
grâce à Robert, pouvait-elle au seuil de la cinquantaine (d'aucuns
disaient de la soixantaine) éblouir chaque table où elle allait
dîner, chaque soirée où elle paraissait, d'un luxe inouï sans avoir
besoin d'avoir comme autrefois un «ami» qui maintenant n'eût plus
casqué--voire marché. Aussi était-elle entrée pour toujours,
semblait-il, dans la période de la chasteté finale, et elle n'avait
jamais été aussi élégante.
Ce n'était pas seulement la méchanceté, la rancune de l'ancien pauvre
contre le maître qui l'a enrichi et lui a d'ailleurs (c'était dans le
caractère, et plus encore dans le vocabulaire de M. de Charlus) fait
sentir la différence de leurs conditions, qui avait poussé Charlie
vers Saint-Loup afin de faire souffrir davantage le baron. C'était
peut-être aussi l'intérêt. J'eus l'impression que Robert devait lui
donner beaucoup d'argent. Dans une soirée où j'avais rencontré Robert
avant que je ne partisse pour Combray, et où la façon dont il
s'exhibait à côté d'une femme élégante qui passait pour être sa
maîtresse, où il s'attachait à elle, ne faisant qu'un avec elle,
enveloppé en public dans sa jupe, me faisait penser avec quelque chose
de plus nerveux, de plus tressautant, à une sorte de répétition
involontaire d'un geste ancestral que j'avais pu observer chez M. de
Charlus, comme enrobé dans les atours de Mme Molé, ou d'une autre,
bannière d'une cause gynophile qui n'était pas la sienne, mais qu'il
aimait, bien que sans droit à l'arborer ainsi, soit qu'il la trouvât
protectrice, ou esthétique, j'avais été frappé au retour de voir
combien ce garçon, si généreux quand il était bien moins riche,
était devenu économe. Qu'on ne tienne qu'à ce qu'on possède, et que
tel qui semait l'or qu'il avait si rarement jadis, thésaurise
maintenant celui dont il est pourvu, c'est sans doute un phénomène
assez général, mais qui pourtant me parut prendre là une forme plus
particulière. Saint-Loup refusa de prendre un fiacre, et je vis qu'il
avait gardé une correspondance de tramway. Sans doute en ceci
Saint-Loup déployait-il, pour des fins différentes, des talents qu'il
avait acquis au cours de sa liaison avec Rachel. Un jeune homme qui a
longtemps vécu avec une femme n'est pas aussi inexpérimenté que le
puceau pour qui celle qu'il épouse est la première. Pareillement ayant
eu à s'occuper dans les plus minutieux détails du ménage de Rachel,
d'une part parce que celle-ci n'y entendait rien, ensuite parce qu'à
cause de sa jalousie, il voulait garder la haute main sur la
domesticité, il put dans l'administration des biens de sa femme et
l'entretien du ménage, continuer ce rôle habile et entendu que
peut-être Gilberte n'eût pas su tenir et qu'elle lui abandonnait
volontiers. Mais sans doute le faisait-il surtout pour faire
bénéficier Charlie des moindres économies de bouts de chandelle,
l'entretenant en somme richement sans que Gilberte s'en aperçût ni en
souffrît. Je pleurais en pensant que j'avais eu autrefois pour un
Saint-Loup différent une affection si grande et que je sentais bien, à
ses nouvelles manières froides et évasives, qu'il ne me rendait plus,
les hommes dès qu'ils étaient devenus susceptibles de lui donner des
désirs, ne pouvant plus lui inspirer d'amitié. Comment cela avait-il
pu naître chez un garçon qui avait tellement aimé les femmes que je
l'avais vu désespéré jusqu'à craindre qu'il se tuât parce que
«Rachel quand du Seigneur» avait voulu le quitter? La ressemblance
entre Charlie et Rachel--invisible pour moi--avait-elle été la planche
qui avait permis à Robert de passer des goûts de son père à ceux de
son oncle, afin d'accomplir l'évolution physiologique qui même chez ce
dernier s'était produite assez tard? Parfois pourtant les paroles
d'Aimé revenaient m'inquiéter; je me rappelais Robert cette année-là
à Balbec; il avait en parlant au liftier une façon de ne pas faire
attention à lui qui rappelait beaucoup celle de M. de Charlus quand il
adressait la parole à certains hommes. Mais Robert pouvait très bien
tenir cela de M. de Charlus, d'une certaine hauteur et d'une certaine
attitude physique des Guermantes et nullement des goûts spéciaux au
baron. C'est ainsi que le duc de Guermantes qui n'avait aucunement ces
goûts avait la même manière nerveuse que M. de Charlus de tourner son
poignet, comme s'il crispait autour de celui-ci une manchette de
dentelles, et aussi dans la voix des intonations pointues et affectées,
toutes manières auxquelles chez M. de Charlus on eût été tenté de
donner une autre signification, auxquelles il en avait donné une autre
lui-même, l'individu exprimant ses particularités à l'aide de traits
impersonnels et ataviques qui ne sont peut-être d'ailleurs que des
particularités anciennes fixées dans le geste et dans la voix. Dans
cette dernière hypothèse, qui confine à l'histoire naturelle, ce ne
serait pas M. de Charlus qu'on pourrait appeler un Guermantes affecté
d'une tare et l'exprimant en partie à l'aide des traits de la race des
Guermantes, mais le duc de Guermantes qui serait dans une famille
pervertie l'être d'exception, que le mal héréditaire a si bien
épargné que les stigmates extérieurs qu'il a laissés sur lui y
perdent tout sens. Je me rappelais que le premier jour où j'avais
aperçu Saint-Loup à Balbec, si blond, d'une matière si précieuse et
si rare, contourner les tables, faisant voler son monocle devant lui, je
lui avais trouvé l'air efféminé qui n'était certes pas un effet de
ce que j'apprenais de lui maintenant, mais de la grâce particulière
aux Guermantes, de la finesse de cette porcelaine de Saxe en laquelle la
duchesse était modelée aussi. Je me rappelais son affection pour moi,
sa manière tendre, sentimentale de l'exprimer et je me disais que cela
non plus, qui eût pu tromper quelque autre, signifiait alors tout autre
chose, même tout le contraire de ce que j'apprenais aujourd'hui. Mais
de quand cela datait-il? Si c'était de l'année où j'étais retourné
à Balbec, comment n'était-il pas venu une seule fois voir le lift, ne
m'avait-il jamais parlé de lui? Et quant à la première année,
comment eût-il pu faire attention à lui, passionnément amoureux de
Rachel comme il était alors? Cette première année-là, j'avais
trouvé Saint-Loup particulier, comme étaient les vrais Guermantes. Or
il était encore plus spécial que je ne l'avais cru. Mais ce dont nous
n'avons pas eu l'intuition directe, ce que nous avons appris seulement
par d'autres, nous n'avons plus aucun moyen, l'heure est passée de le
faire savoir à notre âme; ses communications avec le réel sont
fermées; aussi ne pouvons-nous jouir de la découverte, il est trop
tard. Du reste de toutes façons, pour que j'en pusse jouir
spirituellement, celle-là me faisait trop de peine. Sans doute depuis
ce que m'avait dit M. de Charlus chez Mme Verdurin à Paris, je ne
doutais plus que le cas de Robert ne fût celui d'une foule d'honnêtes
gens, et même pris parmi les plus intelligents et les meilleurs.
L'apprendre de n'importe qui m'eût été indifférent, de n'importe qui
excepté de Robert. Le doute que me laissaient les paroles d'Aimé
ternissait toute notre amitié de Balbec et de Doncières, et bien que
je ne crusse pas à l'amitié, ni en avoir jamais véritablement
éprouvé pour Robert, en repensant à ces histoires du lift et du
restaurant où j'avais déjeuné avec Saint-Loup et Rachel, j'étais
obligé de faire un effort pour ne pas pleurer.
Je n'aurais d'ailleurs pas à m'arrêter sur ce séjour que je fis à
côté de Combray, et qui fut peut-être le moment de ma vie où je
pensai le moins à Combray, si, justement par là, il n'avait apporté
une vérification au moins provisoire à certaines idées que j'avais
eues d'abord du côté de Guermantes, et une vérification aussi à
d'autres idées que j'avais eues du côté de Méséglise. Je
recommençais chaque soir, dans un autre sens, les promenades que nous
faisions à Combray, l'après-midi, quand nous allions du côté de
Méséglise. On dînait maintenant à Tansonville à une heure où jadis
on dormait depuis longtemps à Combray. Et cela à cause de la saison
chaude. Et puis, parce que, l'après-midi Gilberte peignait dans la
chapelle du château, on n'allait se promener qu'environ deux heures
avant le dîner. Au plaisir de jadis qui était de voir en rentrant le
ciel pourpre encadrer le calvaire ou se baigner dans la Vivonne,
succédait celui de partir à la nuit venue, quand on ne rencontrait
plus dans le village que le triangle bleuâtre irrégulier et mouvant
des moutons qui rentraient. Sur une moitié des champs le coucher
s'éteignait; au-dessus de l'astre était déjà allumée la lune qui
bientôt les baignerait tout entiers. Il arrivait que Gilberte me
laissât aller sans elle et je m'avançais, laissant mon ombre derrière
moi, comme une barque qui poursuit sa navigation à travers des
étendues enchantées. Mais le plus souvent Gilberte m'accompagnait. Les
promenades que nous faisions ainsi, c'était bien souvent celles que je
faisais jadis enfant: or comment n'eussé-je pas éprouvé bien plus
vivement encore que jadis du côté de Guermantes le sentiment que
jamais je ne serais capable d'écrire, auquel s'ajoutait celui que mon
imagination et ma sensibilité s'étaient affaiblies, quand je vis
combien peu j'étais curieux de Combray? Et j'étais désolé de voir
combien peu je revivais mes années d'autrefois. Je trouvais la Vivonne
mince et laide au bord du chemin de halage. Non pas que je relevasse des
inexactitudes matérielles bien grandes dans ce que je me rappelais.
Mais, séparé des lieux qu'il m'arrivait de retraverser par toute une
vie différente, il n'y avait pas entre eux et moi cette contiguïté
d'où naît avant même qu'on s'en soit aperçu, l'immédiate,
délicieuse et totale déflagration du souvenir. Ne comprenant pas bien
sans doute quelle était sa nature, je m'attristais de penser que ma
faculté de sentir et d'imaginer avait dû diminuer pour que je
n'éprouvasse pas plus de plaisir dans ces promenades. Gilberte
elle-même, qui me comprenait encore moins bien que je ne faisais
moi-même, augmentait ma tristesse en partageant mon étonnement.
«Comment, cela ne vous fait rien éprouver, me disait-elle, de prendre
ce petit raidillon que vous montiez autrefois? » Et elle-même avait
tant changé que je ne la trouvais plus belle, qu'elle ne l'était plus
du tout. Tandis que nous marchions, je voyais le pays changer, il
fallait gravir des coteaux, puis des pentes s'abaissaient. Nous
causions, très agréablement pour moi,--non sans difficulté pourtant.
En tant d'êtres il y a différentes couches qui ne sont pas pareilles;
(c'étaient chez elle le caractère de son père, le caractère de sa
mère) on traverse l'une, puis l'autre. Mais le lendemain l'ordre de
superposition est renversé. Et finalement on ne sait pas qui
départagera les parties, à qui on peut se fier pour la sentence.
Gilberte était comme ces pays avec qui on n'ose pas faire d'alliance
parce qu'ils changent trop souvent de gouvernement. Mais au fond c'est
un tort. La mémoire de l'être le plus successif établit chez lui une
sorte d'identité et fait qu'il ne voudrait pas manquer à des promesses
qu'il se rappelle même s'il ne les eût pas contresignées. Quant à
l'intelligence elle était chez Gilberte, avec quelques absurdités de
sa mère, très vive. Je me rappelle que dans ces conversations que nous
avions en nous promenant, elle me dit des choses qui plusieurs fois
m'étonnèrent beaucoup. La première fut: «Si vous n'aviez pas trop
faim et s'il n'était pas si tard, en prenant ce chemin à gauche et en
tournant ensuite à droite en moins d'un quart d'heure nous serions à
Guermantes». C'est comme si elle m'avait dit: «Tournez à gauche,
prenez ensuite à votre main droite et vous toucherez l'intangible, vous
atteindrez les inaccessibles lointains dont on ne connaît jamais sur
terre que la direction, que (ce que j'avais cru jadis que je pourrais
connaître seulement de Guermantes et peut-être en un sens je ne me
trompais pas) le «côté». Un de mes autres étonnements fut de voir
les «Sources de la Vivonne» que je me représentais comme quelque
chose d'aussi extra-terrestre que l'Entrée des Enfers, et qui
n'étaient qu'une espèce de lavoir carré où montaient des bulles. Et
la troisième fois fut quand Gilberte me dit: «Si vous voulez, nous
pourrons tout de même sortir un après-midi et nous pourrons alors
aller à Guermantes, en prenant par Méséglise, c'est la plus jolie
façon»,--phrase qui en bouleversant toutes les idées de mon enfance
m'apprit que les deux côtés n'étaient pas aussi inconciliables que
j'avais cru. Mais ce qui me frappa le plus, ce fut combien peu, pendant
ce séjour, je revécus mes années d'autrefois, désirai peu revoir
Combray, trouvai mince et laide la Vivonne. Mais où Gilberte vérifia
pour moi des imaginations que j'avais eues du côté de Méséglise, ce
fut pendant une de ces promenades en somme nocturnes bien qu'elles
eussent lieu avant le dîner--mais elle dînait si tard! Au moment de
descendre dans le mystère d'une vallée parfaite et profonde que
tapissait le clair de lune, nous nous arrêtâmes un instant, comme deux
insectes qui vont s'enfoncer au cœur d'un calice bleuâtre. Gilberte
eut alors, peut-être simplement par bonne grâce de maîtresse de
maison qui regrette que vous partiez bientôt et qui aurait voulu mieux
vous faire les honneurs de ce pays que vous semblez apprécier, de ces
paroles où son habileté de femme du monde sachant tirer parti du
silence, de la simplicité, de la sobriété dans l'expression des
sentiments, vous fait croire que vous tenez dans sa vie une place que
personne ne pourrait occuper. Épanchant brusquement sur elle la
tendresse dont j'étais rempli par l'air délicieux, la brise qu'on
respirait, je lui dis: «Vous parliez l'autre jour du raidillon, comme
je vous aimais alors! » Elle me répondit: «Pourquoi ne me le
disiez-vous pas? je ne m'en étais pas doutée. Moi je vous aimais. Et
même deux fois je me suis jetée à votre tête. » «Quand donc? » «La
première fois à Tansonville, vous vous promeniez avec votre famille,
je rentrais, je n'avais jamais vu un aussi joli petit garçon. J'avais
l'habitude, ajouta-t-elle d'un air vague et pudique, d'aller jouer avec
de petits amis, dans les ruines du donjon de Roussainville. Et vous me
direz que j'étais bien mal élevée, car il y avait là-dedans des
filles et des garçons de tout genre qui profitaient de l'obscurité.
L'enfant de chœur de l'église de Combray, Théodore qui, il faut
l'avouer, était bien gentil (Dieu qu'il était bien! ) et qui est devenu
très laid (il est maintenant pharmacien à Méséglise), s'y amusait
avec toutes les petites paysannes du voisinage. Comme on me laissait
sortir seule, dès que je pouvais m'échapper, j'y courais. Je ne peux
pas vous dire comme j'aurais voulu vous y voir venir; je me rappelle
très bien que, n'ayant qu'une minute pour vous faire comprendre ce que
je désirais, au risque d'être vue par vos parents et les miens, je
vous l'ai indiqué d'une façon tellement crue que j'en ai honte
maintenant. Mais vous m'avez regardé d'une façon si méchante que j'ai
compris que vous ne vouliez pas. » Et tout d'un coup, je me dis que la
vraie Gilberte--la vraie Albertine--, c'étaient peut-être celles qui
s'étaient au premier instant livrées dans leur regard, l'une devant la
haie d'épines roses, l'autre sur la plage. Et c'était moi qui, n'ayant
pas su le comprendre, ne l'ayant repris que plus tard dans ma mémoire
après un intervalle où par mes conversations tout un entre-deux de
sentiment leur avait fait craindre d'être aussi franches que dans les
premières minutes--avais tout gâté par ma maladresse. Je les avais
«ratées» plus complètement,--bien qu'à vrai dire l'échec relatif
avec elles fût moins absurde--pour les mêmes raisons que Saint-Loup
Rachel.
«Et la seconde fois, reprit Gilberte, c'est bien des années après
quand je vous ai rencontré sous votre porte, l'avant-veille du jour où
je vous ai retrouvé chez ma tante Oriane, je ne vous ai pas reconnu
tout de suite ou plutôt je vous reconnaissais sans le savoir puisque
j'avais la même envie qu'à Tansonville. » «Dans l'intervalle il y
avait eu pourtant les Champs-Élysées. » «Oui, mais là vous m'aimiez
trop, je sentais une inquisition sur tout ce que je faisais. » Je ne lui
demandai pas alors quel était ce jeune homme avec lequel elle
descendait l'avenue des Champs-Élysées, le jour où j'étais parti
pour la revoir, où je me fusse réconcilié avec elle pendant qu'il en
était temps encore, ce jour qui aurait peut-être changé toute ma vie,
si je n'avais rencontré les deux ombres s'avançant côte à côte dans
le crépuscule. Si je le lui avais demandé, me dis-je, elle m'eût
peut-être avoué la vérité, comme Albertine si elle eût ressuscité.
Et en effet, les femmes qu'on n'aime plus et qu'on rencontre après des
années, n'y a-t-il pas entre elles et vous la mort, tout aussi bien que
si elles n'étaient plus de ce monde, puisque le fait que notre amour
n'existe plus fait de celles qu'elles étaient alors, ou de celui que
nous étions des morts? Je pensai que peut-être aussi elle ne se fût
pas rappelé, ou eût menti. En tout cas cela n'offrait plus d'intérêt
pour moi de le savoir, parce que mon cœur avait encore plus changé que
le visage de Gilberte. Celui-ci ne me plaisait plus guère, mais surtout
je n'étais plus malheureux, je n'aurais pas pu concevoir, si j'y eusse
repensé, que j'eusse pu l'être autant de rencontrer Gilberte marchant
à petits pas à côté d'un jeune homme, et de me dire: «C'est fini, je
renonce à jamais la voir. » De l'état d'âme qui, cette lointaine
année-là, n'avait été pour moi qu'une longue torture, rien ne
subsistait. Car il y a dans ce monde où tout s'use, où tout périt,
une chose qui tombe en ruines, qui se détruit encore plus
complètement, en laissant encore moins de vestiges que la Beauté:
c'est le Chagrin.
Je ne suis donc pas surpris de ne pas lui avoir demandé alors avec qui
elle descendait les Champs-Élysées, car j'ai déjà vu trop d'exemples
de cette incuriosité amenée par le temps, mais je le suis un peu de ne
pas avoir raconté à Gilberte qu'avant de la rencontrer ce jour-là,
j'avais vendu une potiche de vieux Chine pour lui acheter des fleurs.
Ç'avait été en effet, pendant les temps si tristes qui avaient suivi,
ma seule consolation de penser qu'un jour, je pourrais sans danger lui
conter cette intention si tendre. Plus d'une année après, si je voyais
qu'une voiture allait heurter la mienne, ma seule envie de ne pas mourir
était pour pouvoir raconter cela à Gilberte. Je me consolais en me
disant: «Ne nous pressons pas, j'ai toute la vie devant moi pour
cela. » Et à cause de cela je désirais ne pas perdre la vie.
Maintenant cela m'aurait paru peu agréable à dire, presque ridicule,
et «entraînant». «D'ailleurs, continua Gilberte, même le jour où
je vous ai rencontré sous votre porte, vous étiez resté tellement le
même qu'à Combray, si vous saviez comme vous aviez peu changé! » Je
revis Gilberte dans ma mémoire. J'aurais pu dessiner le quadrilatère
de lumière que le soleil faisait sous les aubépines, la bêche que la
petite fille tenait à la main, le long regard qui s'attacha à moi.
Seulement j'avais cru à cause du geste grossier dont il était
accompagné que c'était un regard de mépris parce que ce que je
souhaitais me paraissait quelque chose que les petites filles ne
connaissaient pas et ne faisaient que dans mon imagination, pendant mes
heures de désir solitaire. Encore moins aurais-je cru que si aisément,
si rapidement, presque sous les yeux de mon grand-père, l'une d'entre
elles eût eu l'audace de le figurer.
Bien longtemps après cette conversation, je demandai à Gilberte avec
qui elle se promenait avenue des Champs-Élysées le soir où j'avais
vendu les potiches: c'était Léa habillée en homme. Gilberte savait
qu'elle connaissait Albertine, mais ne pouvait dire plus. Ainsi
certaines personnes se retrouvent toujours dans notre vie pour préparer
nos plaisirs ou nos douleurs.
Ce qu'il y avait eu de réel sous l'apparence d'alors m'était devenu
tout à fait égal. Et pourtant combien de jours et de nuits n'avais-je
pas souffert à me demander qui c'était, n'avais-je pas dû en y
pensant réprimer les battements de mon cœur plus encore peut-être que
pour ne pas retourner dire bonsoir jadis à maman dans ce même Combray.
On dit et c'est ce qui explique l'affaiblissement progressif de
certaines affections nerveuses, que notre système nerveux vieillit.
Cela n'est pas vrai seulement pour notre moi permanent qui se prolonge
pendant toute la durée de notre vie mais pour tous nos moi successifs
qui en somme le composent en partie.
Aussi me fallait-il, à tant d'années de distance, faire subir une
retouche à une image que je me rappelais si bien, opération qui me
rendit assez heureux en me montrant que l'abîme infranchissable que
j'avais cru alors exister entre moi et un certain genre de petites
filles aux cheveux dorés était aussi imaginaire que l'abîme de
Pascal, et que je trouvai poétique à cause de la longue série
d'années au fond de laquelle il me fallut l'accomplir. J'eus un sursaut
de désir et de regret en pensant aux souterrains de Roussainville.
Pourtant j'étais heureux de me dire que ce bonheur vers lequel se
tendaient toutes mes forces alors, et que rien ne pouvait plus me rendre
eût existé ailleurs que dans ma pensée, en réalité si près de moi,
dans ce Roussainville dont je parlais si souvent, que j'apercevais du
cabinet sentant l'iris. Et je n'avais rien su! En somme Gilberte
résumait tout ce que j'avais désiré dans mes promenades, jusqu'à ne
pas pouvoir me décider à rentrer, croyant voir s'entr'ouvrir, s'animer
les arbres. Ce que je souhaitais si fiévreusement alors, elle avait
failli, si j'eusse seulement su le comprendre et la retrouver, me le
faire goûter dès mon adolescence. Plus complètement encore que je
n'avais cru, Gilberte était à cette époque-là vraiment du côté de
Méséglise.
Et même ce jour où je l'avais rencontrée sous une porte, bien qu'elle
ne fût pas Mlle de l'Orgeville, celle que Robert avait connue dans les
maisons de passe (et quelle drôle de chose que ce fût précisément à
son futur mari que j'en eusse demandé l'éclaircissement! ) je ne
m'étais pas tout à fait trompé sur la signification de son regard, ni
sur l'espèce de femme qu'elle était et m'avouait maintenant avoir
été. «Tout cela est bien loin, me dit-elle, je n'ai jamais plus
songé qu'à Robert depuis le jour où je lui ai été fiancée. Et,
voyez-vous, ce n'est même pas ce caprice d'enfant que je me reproche le
plus. »
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ALBERTINE DISPARUE VOL 02 (OF 2) ***
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