Toi qui, meme aux lepreux, aux parias maudits,
Enseignes par l'amour le gout du Paradis,
O Satan, prends pitie de ma longue misere!
Enseignes par l'amour le gout du Paradis,
O Satan, prends pitie de ma longue misere!
Baudelaire - Fleurs Du Mal
Exaspere comme un ivrogne qui voit double,
Je rentrai, je fermai ma porte, epouvante,
Malade et morfondu, l'esprit fievreux et trouble,
Blesse par le mystere et par l'absurdite!
Vainement ma raison voulait prendre la barre;
La tempete en jouant deroutait ses efforts,
Et mon ame dansait, dansait, vieille gabarre
Sans mats, sur une mer monstrueuse et sans bords!
LES PETITES VIEILLES
A VICTOR HUGO
I
Dans les plis sinueux des vieilles capitales,
Ou tout, meme l'horreur, tourne aux enchantements,
Je guette, obeissant a mes humeurs fatales,
Des etres singuliers, decrepits et charmants.
Ces monstres disloques furent jadis des femmes,
Eponine ou Lais! --Monstres brises, bossus
Ou tordus, aimons-les! ce sont encor des ames.
Sous des jupons troues et sous de froids tissus
Ils rampent, flagelles par les bises iniques,
Fremissant au fracas roulant des omnibus,
Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,
Un petit sac brode de fleurs ou de rebus;
Ils trottent, tout pareils a des marionnettes;
Se trainent, comme font les animaux blesses,
Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes
Ou se pend un Demon sans pitie! Tout casses
Qu'ils sont, ils ont des yeux percants comme une vrille,
Luisants comme ces trous ou l'eau dort dans la nuit;
Ils ont les yeux divins de la petite fille
Qui s'etonne et qui rit a tout ce qui reluit.
--Avez-vous observe que maints cercueils de vieilles
Sont presque aussi petits que celui d'un enfant?
La Mort savante met dans ces bieres pareilles
Un symbole d'un gout bizarre et captivant,
Et lorsque j'entrevois un fantome debile
Traversant de Paris le fourmillant tableau,
Il me semble toujours que cet etre fragile
S'en va tout doucement vers un nouveau berceau;
A moins que, meditant sur la geometrie,
Je ne cherche, a l'aspect de ces membres discords,
Combien de fois il faut que l'ouvrier varie
La forme de la boite ou l'on met tous ces corps.
--Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes,
Des creusets qu'un metal refroidi pailleta. . .
Ces yeux mysterieux ont d'invincibles charmes
Pour celui que l'austere Infortune allaita!
II
De l'ancien Frascati Vestale enamouree;
Pretresse de Thalie, helas! dont le souffleur
Defunt, seul, sait le nom; celebre evaporee
Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur,
Toutes m'enivrent! mais parmi ces etres freles
Il en est qui, faisant de la douleur un miel,
Ont dit au Devouement qui leur pretait ses ailes:
<< Hippogriffe puissant, mene-moi jusqu'au ciel! >>
L'une, par sa patrie au malheur exercee,
L'autre, que son epoux surchargea de douleurs,
L'autre, par son enfant Madone transpercee,
Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs!
III
Ah! que j'en ai suivi, de ces petites vieilles!
Une, entre autres, a l'heure ou le soleil tombant
Ensanglante le ciel de blessures vermeilles,
Pensive, s'asseyait a l'ecart sur un banc,
Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,
Dont les soldats parfois inondent nos jardins,
Et qui, dans ces soirs dor ou l'on se sent revivre,
Versent quelque heroisme au coeur des citadins.
Celle-la droite encor, fiere et sentant la regle,
Humait avidement ce chant vif et guerrier;
Son oeil parfois s'ouvrait comme l'oeil d'un vieil aigle;
Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier!
IV
Telles vous cheminez, stoiques et sans plaintes,
A travers le chaos des vivantes cites,
Meres au coeur saignant, courtisanes ou saintes,
Dont autrefois les noms par tous etaient cites.
Vous qui futes la grace ou qui futes la gloire,
Nul ne vous reconnait! un ivrogne incivil
Vous insulte en passant d'un amour derisoire;
Sur vos talons gambade un enfant lache et vil.
Honteuses d'exister, ombres ratatinees,
Peureuses, le dos bas, vous cotoyer les murs,
Et nul ne vous salue, etranges destinees!
Debris d'humanite pour l'eternite murs!
Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,
L'oeil inquiet, fixe sur vos pas incertains,
Tout comme si j'etais votre pere, o merveille!
Je goute a votre insu des plaisirs clandestins:
Je vois s'epanouir vos passions novices;
Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus;
Mon coeur multiplie jouit de tous vos vices!
Mon ame resplendit de toutes vos vertus!
Ruines! ma famille! o cerveaux congeneres!
Je vous fais chaque soir un solennel adieu!
Ou serez-vous demain, Eves octogenaires,
Sur qui pese la griffe effroyable de Dieu?
A UNE PASSANTE
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balancant le feston et l'ourlet;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispe comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide ou germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un eclair. . . puis la nuit! --Fugitive beaute
Dont le regard m'a fait soudainement renaitre,
Ne te verrai-je plus que dans l'eternite?
Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! _jamais_ peut-etre!
Car j'ignore ou tu fuis, tu ne sais ou je vais,
O toi que j'eusse aimee, o toi qui le savais!
LE CREPUSCULE DU SOIR
Voici le soir charmant, ami du criminel;
Il vient comme un complice, a pas de loup; le ciel
Se ferme lentement comme une grande alcove,
Et l'homme impatient se change en bete fauve.
O soir, aimable soir, desire par celui
Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd'hui
Nous avons travaille! --C'est le soir qui soulage
Les esprits que devore une douleur sauvage,
Le savant obstine dont le front s'alourdit,
Et l'ouvrier courbe qui regagne son lit.
Cependant des demons malsains dans l'atmosphere
S'eveillent lourdement, comme des gens d'affaire,
Et cognent en volant les volets et l'auvent.
A travers les lueurs que tourmente le vent
La Prostitution s'allume dans les rues;
Comme une fourmiliere elle ouvre ses issues;
Partout elle se fraye un occulte chemin,
Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main;
Elle remue au sein de la cite de fange
Comme un ver qui derobe a l'Homme ce qu'il mange.
On entend ca et la les cuisines siffler,
Les theatres glapir, les orchestres ronfler;
Les tables d'hote, dont le jeu fait les delices,
S'emplissent de catins et d'escrocs, leurs complices,
Et les voleurs, qui n'ont ni treve ni merci,
Vont bientot commencer leur travail, eux aussi,
Et forcer doucement les portes et les caisses
Pour vivre quelques jours et vetir leurs maitresses.
Recueille-toi, mon ame, en ce grave moment,
Et ferme ton oreille a ce rugissement.
C'est l'heure ou les douleurs des malades s'aigrissent!
La sombre Nuit les prend a la gorge; ils finissent
Leur destinee et vont vers le gouffre commun;
L'hopital se remplit de leurs soupirs. --Plus d'un
Ne viendra plus chercher la soupe parfumee,
Au coin du feu, le soir, aupres d'une ame aimee.
Encore la plupart n'ont-ils jamais connu
La douceur du foyer et n'ont jamais vecu!
LE JEU
Dans des fauteuils fanes des courtisanes vieilles,
Pales, le sourcil peint, l'oeil calin et fatal,
Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles
Tomber un cliquetis de pierre et de metal;
Autour des verts tapis des visages sans levre,
Des levres sans couleur, des machoires sans dent,
Et des doigts convulses d'une infernale fievre,
Fouillant la poche vide ou le sein palpitant;
Sous de sales plafonds un rang de pales lustres
Et d'enormes quinquets projetant leurs lueurs
Sur des fronts tenebreux de poetes illustres
Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs:
--Voila le noir tableau qu'en un reve nocturne
Je vis se derouler sous mon oeil clairvoyant,
Moi-meme, dans un coin de l'antre taciturne,
Je me vis accoude, froid, muet, enviant,
Enviant de ces gens la passion tenace,
De ces vieilles putains la funebre gaite,
Et tous gaillardement trafiquant a ma face,
L'un de son vieil honneur, l'autre de sa beaute!
Et mon coeur s'effraya d'envier maint pauvre homme
Courant avec ferveur a l'abime beant,
Et qui, soul de son sang, prefererait en somme
La douleur a la mort et l'enfer au neant!
DANSE MACABRE
A ERNEST CHRISTOPHE
Fiere, autant qu'un vivant, de sa noble stature,
Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants,
Elle a la nonchalance et la desinvolture
D'une coquette maigre aux airs extravagants.
Vit-on jamais au bal une taille plus mince?
Sa robe exageree, en sa royale ampleur,
S'ecroule abondamment sur un pied sec que pince
Un soulier pomponne, joli comme une fleur.
La ruche qui se joue au bord des clavicules,
Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,
Defend pudiquement des lazzi ridicules
Les funebres appas qu'elle tient a cacher.
Ses yeux profonds sont faits de vide et de tenebres
Et son crane, de fleurs artistement coiffe,
Oscille mollement sur ses freles vertebres.
--O charme d'un neant follement attife!
Aucuns t'appelleront une caricature,
Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,
L'elegance sans nom de l'humaine armature.
Tu reponds, grand squelette, a mon gout le plus cher!
Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace,
La fete de la Vie? ou quelque vieux desir,
Eperonnant encor ta vivante carcasse,
Te pousse-t-il, credule, au sabbat du Plaisir?
Au chant des violons, aux flammes des bougies,
Esperes-tu chasser ton cauchemar moqueur,
Et viens-tu demander au torrent des orgies
De refraichir l'enfer allume dans ton coeur?
Inepuisable puits de sottise et de fautes!
De l'antique douleur eternel alambic!
A travers le treillis recourbe de tes cotes
Je vois, errant encor, l'insatiable aspic.
Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie
Ne trouve pas un prix digne de ses efforts:
Qui, de ces coeurs mortels, entend la raillerie?
Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts.
Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pensees,
Exalte le vertige, et les danseurs prudents
Ne contempleront pas sans d'ameres nausees
Le sourire eternel de tes trente-deux dents.
Pourtant, qui n'a serre dans ses bras un squelette,
Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau?
Qu'importe le parfum, l'habit ou la toilette?
Qui fait le degoute montre qu'il se croit beau.
Bayadere sans nez, irresistible gouge,
Dis donc a ces danseurs qui font les offusques:
<< Fiers mignons, malgre l'art des poudres et du rouge,
Vous sentez tous la mort! O squelettes musques,
Antinous fletris, dandys a face glabre,
Cadavres vernisses, lovelaces chenus,
Le branle universel de la danse macabre
Vous entraine en des lieux qui ne sont pas connus!
Des quais froids de la Seine aux bords brulants du Gange,
Le troupeau mortel saute et se pame, sans voir
Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange
Sinistrement beante ainsi qu'un tromblon noir.
En tout climat, sous ton soleil, la Mort t'admire
En tes contorsions, risible Humanite,
Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,
Mele son ironie a ton insanite! >>
L'AMOUR DU MENSONGE
Quand je te vois passer, o ma chere indolente,
Au chant des instruments qui se brise au plafond,
Suspendant ton allure harmonieuse et lente,
Et promenant l'ennui de ton regard profond;
Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,
Ton front pale, embelli par un morbide attrait,
Ou les torches du soir allument une aurore,
Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait,
Je me dis: Qu'elle est belle! et bizarrement fraiche!
Le souvenir massif, royale et lourde tour,
La couronne, et son coeur, meurtri comme une peche,
Est mur, comme son corps, pour le savant amour.
Es-tu le fruit d'automne aux saveurs souveraines?
Es-tu vase funebre attendant quelques pleurs,
Parfum qui fait rever aux oasis lointaines,
Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs?
Je sais qu'il est des yeux, des plus melancoliques,
Qui ne recelent point de secrets precieux;
Beaux ecrins sans joyaux, medaillons sans reliques,
Plus vides, plus profonds que vous-memes, o Cieux!
Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence,
Pour rejouir un coeur qui fuit la verite?
Qu'importe ta betise ou ton indifference?
Masque ou decor, salut! J'adore ta beaute.
Je n'ai pas oublie, voisine de la ville,
Notre blanche maison, petite mais tranquille,
Sa Pomone de platre et sa vieille Venus
Dans un bosquet chetif cachant leurs membres nus;
Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,
Qui, derriere la vitre ou se brisait sa gerbe,
Semblait, grand oeil ouvert dans le ciel curieux,
Contempler nos diners longs et silencieux,
Repandant largement ses beaux reflets de cierge
Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.
La servante au grand coeur dont vous etiez jalouse,
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs,
Et quand Octobre souffle, emondeur des vieux arbres,
Son vent melancolique a, l'entour de leurs marbres,
Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
De dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
Tandis que, devores de noires songeries,
Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
Vieux squelettes geles travailles par le ver,
Ils sentent s'egoutter les neiges de l'hiver
Et le siecle couler, sans qu'amis ni famille
Remplacent les lambeaux qui pendent a leur grille.
Lorsque la buche siffle et chante, si le soir,
Calme, dans le fauteuil je la voyais s'asseoir,
Si, par une nuit bleue et froide de decembre,
Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,
Grave, et venant du fond de son lit eternel
Couver l'enfant grandi de son oeil maternel,
Que pourrais-je repondre a cette ame pieuse
Voyant tomber des pleurs de sa paupiere creuse?
BRUMES ET PLUIES
O fins d'automne, hivers, printemps trempes de boue,
Endormeuses saisons! je vous aime et vous loue
D'envelopper ainsi mon coeur et mon cerveau
D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau.
Dans cette grande plaine ou l'autan froid se joue,
Ou par les longues nuits la girouette s'enroue,
Mon ame mieux qu'au temps du tiede renouveau
Ouvrira largement ses ailes de corbeau.
Rien n'est plus doux au coeur plein de choses funebres,
Et sur qui des longtemps descendent les frimas,
O blafardes saisons, reines de nos climats!
Que l'aspect permanent de vos pales tenebres,
--Si ce n'est par un soir sans lune, deux a deux,
D'endormir la douleur sur un lit hasardeux.
LE VIN
L'AME DU VIN
Un soir, l'ame du vin chantait dans les bouteilles:
<< Homme, vers toi je pousse, o cher desherite,
Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,
Un chant plein de lumiere et de fraternite!
Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,
De peine, de sueur et de soleil cuisant
Pour engendrer ma vie et pour me donner l'ame;
Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,
Car j'eprouve une joie immense quand je tombe
Dans le gosier d'un homme use par ses travaux,
Et sa chaude poitrine est une douce tombe
Ou je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.
Entends-tu retentir les refrains des dimanches
Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant?
Les coudes sur la table et retroussant tes manches,
Tu me glorifieras et tu seras content:
J'allumerai les yeux de ta femme ravie;
A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs
Et serai pour ce frele athlete de la vie
L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs.
En toi je tomberai, vegetale ambroisie,
Grain precieux jete par l'eternel Semeur,
Pour que de notre amour naisse la poesie
Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur! >>
LE VIN DES CHIFFONNIERS
Souvent, a la clarte rouge d'un reverbere
Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre.
Au coeur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux,
Ou l'humanite grouille en ferments orageux,
On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tete,
Buttant, et se cognant aux murs comme un poete,
Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
Epanche tout son coeur en glorieux projets.
Il prete des serments, dicte des lois sublimes,
Terrasse les mechants, releve les victimes,
Et sous le firmament comme un dais suspendu
S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.
Oui, ces gens harceles de chagrins de menage,
Moulus par le travail et tourmentes par l'age,
Ereintes et pliant sous un tas de debris,
Vomissement confus de l'enorme Paris,
Reviennent, parfumes d'une odeur de futailles,
Suivis de compagnons blanchis dans les batailles,
Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux!
Les bannieres, les fleurs et les arcs triomphaux
Se dressent devant eux, solennelle magie!
Et dans l'etourdissante et lumineuse orgie
Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,
Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour!
C'est ainsi qu'a travers l'Humanite frivole
Le vin roule de l'or, eblouissant Pactole;
Par le gosier de l'homme il chante ses exploits
Et regne par ses dons ainsi que les vrais rois.
Pour noyer la rancoeur et bercer l'indolence
De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,
Dieu, touche de remords, avait fait le sommeil;
L'Homme ajouta le Vin, fils sacre du Soleil!
LE VIN DE L'ASSASSIN
Ma femme est morte, je suis libre!
Je puis donc boire tout mon soul.
Lorsque je rentrais sans un sou,
Ses cris me dechiraient la fibre.
Autant qu'un roi je suis heureux;
L'air est pur, le ciel admirable. . .
--Nous avions un ete semblable
Lorsque je devins amoureux!
--L'horrible soif qui me dechire
Aurait besoin pour s'assouvir
D'autant de vin qu'en peut tenir
Son tombeau;--ce n'est pas peu dire
Je l'ai jetee au fond d'un puits,
Et j'ai meme pousse sur elle
Tous les paves de la margelle.
--Je l'oublierai si je le puis!
Au nom des serments de tendresse,
Dont rien ne peut nous delier,
Et pour nous reconcilier
Comme au beau temps de notre ivresse,
J'implorai d'elle un rendez-vous,
Le soir, sur une route obscure,
Elle y vint! folle creature!
--Nous sommes tous plus ou moins fous!
Elle etait encore jolie,
Quoique bien fatiguee! et moi,
Je l'aimai trop;--voila pourquoi
Je lui dis: sors de cette vie!
Nul ne peut me comprendre. Un seul
Parmi ces ivrognes stupides
Songea-t-il dans ses nuits morbides
A faire du vin un linceul?
Cette crapule invulnerable
Comme les machines de fer,
Jamais, ni l'ete ni l'hiver,
N'a connu l'amour veritable,
Avec ses noirs enchantements,
Son cortege infernal d'alarmes,
Ses fioles de poison, ses larmes,
Ses bruits de chaine et d'ossements!
--Me voila libre et solitaire!
Je serai ce soir ivre-mort;
Alors, sans peur et sans remord,
Je me coucherai sur la terre,
Et je dormirai comme un chien.
Le chariot aux lourdes roues
Charge de pierres et de boues,
Le wagon enraye peut bien
Ecraser ma tete coupable,
Ou me couper par le milieu,
Je m'en moque comme de Dieu,
Du Diable ou de la Sainte Table!
LE VIN DU SOLITAIRE
Le regard singulier d'une femme galante
Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc
Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,
Quand elle y veux baigner sa beaute nonchalante,
Le dernier sac d'ecus dans les doigts d'un joueur,
Un baiser libertin de la maigre Adeline,
Les sons d'une musique enervante et caline,
Semblable au cri lointain de l'humaine douleur,
Tout cela ne vaut pas, o bouteille profonde,
Les baumes penetrants que ta panse feconde
Garde au coeur altere du poete pieux;
Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,
--Et l'orgueil, ce tresor de toute gueuserie,
Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux.
LE VIN DES AMANTS
Aujourd'hui l'espace est splendide!
Sans mors, sans eperons, sans bride,
Partons a cheval sur le vin
Pour un ciel feerique et divin!
Comme deux anges que torture
Une implacable calenture,
Dans le bleu cristal du matin
Suivons le mirage lointain!
Mollement balances sur l'aile
Du tourbillon intelligent,
Dans un delire parallele,
Ma soeur, cote a cote nageant,
Nous fuirons sans repos ni treves
Vers le paradis de mes reves!
UNE MARTYRE
DESSIN D'UN MAITRE INCONNU
Au milieu des flacons, des etoffes lamees
Et des meubles voluptueux,
Des marbres, des tableaux, des robes parfumees
Qui trament a plis sompteux,
Dans une chambre tiede ou, comme en une serre,
L'air est dangereux et fatal,
Ou des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre,
Exhalent leur soupir final,
Un cadavre sans tete epanche, comme un fleuve,
Sur l'oreiller desaltere
Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve
Avec l'avidite d'un pre.
Semblable aux visions pales qu'enfante l'ombre
Et qui nous enchainent les yeux,
La tete, avec l'amas de sa criniere sombre
Et de ses bijoux precieux,
Sur la table de nuit, comme une renoncule,
Repose, et, vide de pensers,
Un regard vague et blanc comme le crepuscule
S'echappe des yeux revulses.
Sur le lit, le tronc nu sans scrupule etale
Dans le plus complet abandon
La secrete splendeur et la beaute fatale
Dont la nature lui fit don;
Un bas rosatre, orne de coins d'or, a la jambe
Comme un souvenir est reste;
La jarretiere, ainsi qu'un oeil secret qui flambe,
Darde un regard diamante.
Le singulier aspect de cette solitude
Et d'un grand portrait langoureux,
Aux yeux provocateurs comme son attitude,
Revele un amour tenebreux,
Une coupable joie et des fetes etranges
Pleines de baisers infernaux.
Dont se rejouissait l'essaim de mauvais anges
Nageant dans les plis des rideaux;
Et cependant, a voir la maigreur elegante
De l'epaule au contour heurte,
La hanche un peu pointue et la taille fringante
Ainsi qu'an reptile irrite,
Elle est bien jeune encor! --Son ame exasperee
Et ses sens par l'ennui mordus
S'etaient-ils entr'ouverts a la meute alteree
Des desirs errants et perdus?
L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,
Malgre tant d'amour, assouvir,
Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante
L'immensite de son desir?
Reponds, cadavre impur! et par tes tresses roides
Te soulevant d'un bras fievreux,
Dis-moi, tete effrayante, as-tu sur tes dents froides,
Colle les supremes adieux?
--Loin du monde railleur, loin de la foule impure,
Loin des magistrats curieux,
Dors en paix, dors en paix, etrange creature,
Dans ton tombeau mysterieux;
Ton epoux court le monde, et ta forme immortelle
Veille pres de lui quand il dort;
Autant que toi sans doute il te sera fidele,
Et constant jusques a la mort.
FEMMES DAMNEES
Comme un betail pensif sur le sable couchees,
Elles tournent leurs yeux vers l'horizon des mers,
Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochees
Ont de douces langueurs et des frissons amers:
Les unes, coeurs epris des longues confidences,
Dans le fond des bosquets ou jasent les ruisseaux,
Vont epelant l'amour des craintives enfances
Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux;
D'autres, comme des soeurs, marchent lentes et graves
A travers les rochers pleins d'apparitions,
Ou saint Antoine a vu surgir comme des laves
Les seins nus et pourpres de ses tentations;
Il en est, aux lueurs des resines croulantes,
Qui dans le creux muet des vieux antres paiens
T'appellent au secours de leurs fievres hurlantes,
O Bacchus, endormeur des remords anciens!
Et d'autres, dont la gorge aime les scapulaires,
Qui, recelant un fouet sous leurs longs vetements,
Melent dans le bois sombre et les nuits solitaires
L'ecume du plaisir aux larmes des tourments.
O vierges, o demons, o monstres, o martyres,
De la realite grands esprits contempteurs,
Chercheuses d'infini, devotes et satyres,
Tantot pleines de cris, tantot pleines de pleurs,
Vous que dans votre enfer mon ame a poursuivies,
Pauvres soeurs, je vous aime autant que je vous plains,
Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,
Et les urnes d'amour dont vos grands coeurs sont pleins!
LES DEUX BONNES SOEURS
La Debauche et la Mort sont deux aimables filles,
Prodigues de baisers et riches de sante,
Dont le flanc toujours vierge et drape de guenilles
Sous l'eternel labeur n'a jamais enfante.
Au poete sinistre, ennemi des familles.
Favori de l'enfer, courtisan mal rente,
Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles
Un lit que le remords n'a jamais frequente.
Et la biere et l'alcove en blasphemes fecondes
Nous offrent tour a tour, comme deux bonnes soeurs,
De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs.
Quand veux-tu m'enterrer, Debauche aux bras immondes?
O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits,
Sur ses myrtes infects entre tes noirs cypres?
ALLEGORIE
C'est une femme belle et de riche encolure,
Qui laisse dans son vin trainer sa chevelure.
Les griffes de l'amour, les poisons du tripot,
Tout glisse et tout s'emousse au granit de sa peau.
Elle rit a la Mort et nargue la Debauche,
Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche,
Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecte
De ce corps ferme et droit la rude majeste.
Elle marche en deesse et repose en sultane;
Elle a dans le plaisir la foi mahometane,
Et dans ses bras ouverts que remplissent ses seins,
Elle appelle des yeux la race des humains.
Elle croit, elle sait, cette vierge infeconde
Et pourtant necessaire a la marche du monde,
Que la beaute du corps est un sublime don
Qui de toute infamie arrache le pardon;
Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire,
Et, quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire,
Elle regardera la face de la Mort,
Ainsi qu'un nouveau-ne,--sans haine et sans remord.
UN VOYAGE A CYTHERE
Mon coeur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux
Et planait librement a l'entour des cordages;
Le navire roulait sous un ciel sans nuages,
Comme un ange enivre du soleil radieux.
Quelle est cette ile triste et noire? --C'est Cythere,
Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,
Eldorado banal de tous les vieux garcons.
Regardez, apres tout, c'est une pauvre terre.
--Il des doux secrets et des fetes du coeur!
De l'antique Venus le superbe fantome
Au-dessus de tes mers plane comme un arome,
Et charge les esprits d'amour et de langueur.
Belle ile aux myrtes verts, pleine de fleurs ecloses,
Veneree a jamais par toute nation,
Ou les soupirs des coeurs en adoration
Roulent comme l'encens sur un jardin de roses
Ou le roucoulement eternel d'un ramier
--Cythere n'etait plus qu'un terrain des plus maigres,
Un desert rocailleux trouble par des cris aigres.
J'entrevoyais pourtant un objet singulier;
Ce n'etait pas un temple aux ombres bocageres,
Ou la jeune pretresse, amoureuse des fleurs,
Allait, le corps brule de secretes chaleurs,
Entre-baillant sa robe aux brises passageres;
Mais voila qu'en rasant la cote d'assez pres
Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches
Nous vimes que c'etait un gibet a trois branches,
Du ciel se detachant en noir, comme un cypres.
De feroces oiseaux perches sur leur pature
Detruisaient avec rage un pendu deja mur,
Chacun plantant, comme un outil, son bec impur
Dans tous les coins saignants de cette pourriture;
Les yeux etaient deux trous, et du ventre effondre
Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,
Et ses bourreaux gorges de hideuses delices
L'avaient a coups de bec absolument chatre.
Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupedes,
Le museau releve, tournoyait et rodait;
Une plus grande bete au milieu s'agitait
Comme un executeur entoure de ses aides.
Habitant de Cythere, enfant d'un ciel si beau,
Silencieusement tu souffrais ces insultes
En expiation de tes infames cultes
Et des peches qui t'ont interdit le tombeau.
Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes!
Je sentis a l'aspect de tes membres flottants,
Comme un vomissement, remonter vers mes dents
Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes;
Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,
J'ai senti tous les becs et toutes les machoires
Des corbeaux lancinants et des pantheres noires
Qui jadis aimaient tant a triturer ma chair.
--Le ciel etait charmant, la mer etait unie;
Pour moi tout etait noir et sanglant desormais,
Helas! et j'avais, comme en un suair epais,
Le coeur enseveli dans cette allegorie.
Dans ton ile, o Venus! je n'ai trouve debout
Qu'un gibet symbolique ou pendait mon image.
--Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage
De contempler mon coeur et mon corps sans degout!
REVOLTE
ABEL ET CAIN
I
Race d'Abel, dors, bois et mange:
Dieu le sourit complaisamment,
Race de Cain, dans la fange
Rampe et meurs miserablement.
Race d'Abel, ton sacrifice
Flatte le nez du Seraphin!
Race de Cain, ton supplice
Aura-t-il jamais une fin?
Race d'Abel, vois tes semailles
Et ton betail venir a bien;
Race de Cain, tes entrailles
Hurlent la faim comme un vieux chien.
Race d'Abel, chauffe ton ventre
A ton foyer patriarcal;
Race de Cain, dans ton antre
Tremble de froid, pauvre chacal!
Race d'Abel, aime et pullule:
Ton or fait aussi des petits;
Race de Cain, coeur qui brule,
Prends garde a ces grands appetits.
Race d'Abel, tu crois et broutes
Comme les punaises des bois!
Race de Cain, sur les routes
Traine ta famille aux abois.
II
Ah! race d'Abel, ta charogne
Engraissera le sol fumant!
Race de Cain, ta besogne
N'est pas faite suffisamment;
Race d'Abel, voici ta honte:
Le fer est vaincu par l'epieu!
Race de Cain, au ciel monte
Et sur la terre jette Dieu!
LES LITANIES DE SATAN
O toi, le plus savant et le plus beau des Anges,
Dieu trahi par le sort et prive de louanges,
O Satan, prends pitie de ma longue misere!
O Prince de l'exil, a qui l'on a fait tort,
Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,
O Satan, prends pitie de ma longue misere!
Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,
Guerisseur familier des angoisses humaines,
O Satan, prends pitie de ma longue misere!
Toi qui, meme aux lepreux, aux parias maudits,
Enseignes par l'amour le gout du Paradis,
O Satan, prends pitie de ma longue misere!
O toi, qui de la Mort, ta vieille et forte amante,
Engendras l'Esperance,--une folle charmante!
O Satan, prends pitie de ma longue misere!
Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut
Qui damne tout un peuple autour d'un echafaud,
O Satan, prends pitie de ma longue misere!
Toi qui sais en quel coin des terres envieuses
Le Dieu jaloux cacha les pierres precieuses,
O Satan, prends pitie de ma longue misere!
Toi dont l'oeil clair connait les profonds arsenaux
Ou dort enseveli le peuple des metaux,
O Satan, prends pitie de ma longue misere!
Toi dont la large main cache les precipices
Au somnambule errant au bord des edifices,
O Satan, prends pitie de ma longue misere!
Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os
De l'ivrogne attarde foule par les chevaux,
O Satan, prends pitie de ma longue misere!
Toi qui, pour consoler l'homme frele qui souffre,
Nous appris a meler le salpetre et le soufre.
O Satan, prends pitie de ma longue misere!
Toi qui poses ta marque, o complice subtil,
Sur le front du Cresus impitoyable et vil,
O Satan, prends pitie de ma longue misere!
Toi qui mets dans les yeux et dans le coeur des filles
Le culte de la plaie et l'amour des guenilles,
O Satan, prends pitie de ma longue misere!
Baton des exiles, lampe des inventeurs,
Confesseur des pendus et des conspirateurs,
O Satan, prends pitie de ma longue misere!
Pere adoptif de ceux qu'en sa noire colere
Du Paradis terrestre a chasses Dieu le Pere,
O Satan, prends pitie de ma longue misere!
PRIERE
Gloire et louange a toi, Satan, dans les hauteurs
Du Ciel, ou tu regnas, et dans les profondeurs
De l'Enfer ou, vaincu, tu reves en silence!
Fais que mon ame un jour, sous l'Arbre de Science,
Pres de toi se repose, a l'heure ou sur ton front
Comme un Temple nouveau ses rameaux s'epandront!
LA MORT
LA MORT DES AMANTS
Nous aurons des lits pleins d'odeurs legeres,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d'etranges fleurs sur des etageres,
Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.
Usant a l'envi leurs chaleurs dernieres,
Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux,
Qui reflechiront leurs doubles lumieres
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous echangerons un eclair unique,
Comme un long sanglot, tout charge d'adieux;
Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,
Viendra ranimer, fidele et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.
LA MORT DES PAUVRES
C'est la Mort qui console, helas! et qui fait vivre;
C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir
Qui, comme un elixir, nous monte et nous enivre,
Et nous donne le coeur de marcher jusqu'au soir;
A travers la tempete, et la neige et le givre,
C'est la clarte vibrante a notre horizon noir;
C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre,
Ou l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir;
C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnetiques
Le sommeil et le don des reves extatiques,
Et qui refait le lit des gens pauvres et nus;
C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique,
C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique,
C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus!
LE REVE D'UN CURIEUX
Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse,
Et de toi fais-tu dire: << Oh! l'homme singulier! >>
--J'allais mourir. C'etait dans mon ame amoureuse,
Desir mele d'horreur, un mal particulier;
Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse.
Plus allait se vidant le fatal sablier,
Plus ma torture etait apre et delicieuse;
Tout mon coeur s'arrachait au monde familier.
J'etais comme l'enfant avide du spectacle,
Haissant le rideau comme on hait un obstacle. . .
Enfin la verite froide se revela:
J'etais mort sans surprise, et la terrible aurore
M'enveloppait. --Eh quoi! n'est-ce donc que cela?
La toile etait levee et j'attendais encore.
LE VOYAGE
A MAXIME DU CAMP
I
Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,
L'univers est egal a son vaste appetit.
Ah! que le monde est grand a la clarte des lampes!
Aux yeux du souvenir que le monde est petit!
Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le coeur gros de rancune et de desirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Bercant notre infini sur le fini des mers:
Les uns, joyeux de fuir une patrie infame;
D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyes dans les yeux d'une femme,
La Circe tyrannique aux dangereux parfums.
Pour n'etre pas changes en betes, ils s'enivrent
D'espace et de lumiere et de cieux embrases;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.
Mais les vrais voyageurs sont ceux-la seuls qui partent
Pour partir; coeurs legers, semblables aux ballons,
De leur fatalite jamais ils ne s'ecartent,
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons!
Ceux-la dont les desirs ont la forme des nues,
Et qui revent, ainsi qu'un conscrit le canon,
De vastes voluptes, changeantes, inconnues,
Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom!
II
Nous imitons, horreur! la toupie et la boule
Dans leur valse et leurs bonds; meme dans nos sommeils
La Curiosite nous tourmente et nous roule,
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.
Singuliere fortune ou le but se deplace,
Et, n'etant nulle part, peut etre n'importe ou!
Ou l'Homme, dont jamais l'esperance n'est lasse,
Pour trouver le repos court toujours comme un fou!
Notre ame est un trois-mats cherchant son Icarie;
Une voix retentit sur le pont: << Ouvre l'oeil! >>
Une voix de la hune, ardente et folle, crie:
<< Amour. . . gloire. . . bonheur! >> Enfer! c'est un ecueil!
Chaque ilot signale par l'homme de vigie
Est un Eldorado promis par le Destin;
L'Imagination qui dresse son orgie
Ne trouve qu'un recit aux clartes du matin.
O le pauvre amoureux des pays chimeriques!
Faut-il le mettre aux fers, le jeter a la mer,
Ce matelot ivrogne, inventeur d'Ameriques
Dont le mirage rend le gouffre plus amer?
Tel le vieux vagabond, pietinant dans la boue,
Reve, le nez en l'air, de brillants paradis;
Son oeil ensorcele decouvre une Capoue
Partout ou la chandelle illumine un taudis.
III
Etonnants voyageurs! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers!
Montrez-nous les ecrins de vos riches memoires,
Les bijoux merveilleux, faits d'astres et d'ethers.
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile!
Faites, pour egayer l'ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.
Dites, qu'avez-vous vu?
IV
<< Nous avons vu des astres
Et des flots; nous avons vu des sables aussi;
Et, malgre bien des chocs et d'imprevus desastres,
Nous nous sommes souvent ennuyes, comme ici.
La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire des cites dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos coeurs une ardeur inquiete
De plonger dans un ciel au reflet allechant.
Les plus riches cites, les plus grands paysages,
Jamais ne contenaient l'attrait mysterieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages,
Et toujours le desir nous rendait soucieux!
--La jouissance ajoute au desir de la force.
Desir, vieil arbre a qui le plaisir sert d'engrais,
Cependant que grossit et durcit ton ecorce,
Tes branches veulent voir le soleil de plus pres!
Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cypres? --Pourtant nous avons, avec soin,
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
Freres qui trouvez beau tout ce qui vient de loin!
Nous avons salue des idoles a trompe;
Des trones constelles de joyaux lumineux;
Des palais ouvrages dont la feerique pompe
Serait pour vos banquiers un reve ruineux;
Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse;
Des femmes dont les dents et les ongles sont teints
Et des jongleurs savants que le serpent caresse. >>
V
Et puis, et puis encore?
VI
<< O cerveaux enfantins!
Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherche,
Du haut jusques en bas de l'echelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l'immortel peche:
La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
Sans rire s'adorant et s'aimant sans degout:
L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'egout;
Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote;
La fete qu'assaisonne et parfume le sang;
Le poison du pouvoir enervant le despote,
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant;
Plusieurs religions semblables a la notre,
Toutes escaladant le ciel; la Saintete,
Comme en un lit de plume un delicat se vautre,
Dans les clous et le crin cherchant la volupte;
L'Humanite bavarde, ivre de son genie,
Et, folle maintenant comme elle etait jadis,
Criant a Dieu, dans sa furibonde agonie:
<< O mon semblable, o mon maitre, je te maudis! >>
Et les moins sots, hardis amants de la Demence,
Fuyant le grand troupeau parque par le Destin,
Et se refugiant dans l'opium immense!
--Tel est du globe entier l'eternel bulletin. >>
VII
Amer savoir, celui qu'on tire du voyage!
Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image;
Une oasis d'horreur dans un desert d'ennui!
Faut-il partir? rester? Si tu peux rester, reste;
Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit
Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste,
Le Temps! Il est, helas! des coureurs sans repit,
Comme le Juif errant et comme les apotres,
A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce retiaire infame; il en est d'autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.
Lorsque enfin il mettra le pied sur notre echine,
Nous pourrons esperer et crier: En avant!
De meme qu'autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixes an large et les cheveux au vent,
Nous nous embarquerons sur la mer des Tenebres
Avec le coeur joyeux d'un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funebres,
Qui chantent: << Par ici! vous qui voulez manger
Le Lotus parfume! c'est ici qu'on vendange
Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim;
Venez vous enivrer de la couleur etrange
De cette apres-midi qui n'a jamais de fin? >>
A l'accent familier nous devinons le spectre;
Nos Pylades la-bas tendent leurs bras vers nous.
<< Pour rafraichir ton coeur nage vers ton Electre! >>
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.
VIII
O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre!
Ce pays nous ennuie, o Mort! Appareillons!
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons!
Verse-nous ton poison pour qu'il nous reconforte!
Nous voulons, tant ce feu nous brule le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du _nouveau! _
PIECES CONDAMNEES
LES BIJOUX
La tres chere etait nue, et, connaissant mon coeur,
Elle n'avait garde que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur
Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures
Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
Ce monde rayonnant de metal et de pierre
Me ravit en extase, et j'aime avec fureur
Les choses ou le son se mele a la lumiere.
Elle etait donc couchee, et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d'aise
A mon amour profond et doux comme la mer
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.
Les yeux fixes sur moi, comme un tigre dompte,
D'un air vague et reveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie a la lubricite
Donnait un charme neuf a ses metamorphoses.
Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne
S'avancaient plus calins que les anges du mal,
Pour troubler le repos ou mon ame etait mise,
Et pour la deranger du rocher de cristal,
Ou calme et solitaire elle s'etait assise.
Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun le fard etait superbe!
--Et la lampe s'etant resignee a mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre,
Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir,
Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre!
LE LETHE
Viens sur mon coeur, ame cruelle et sourde,
Tigre adore, monstre aux airs indolents;
Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants
Dans l'epaisseur de ta criniere lourde;
Dans tes jupons remplis de ton parfum
Ensevelir ma tete endolorie,
Et respirer, comme une fleur fletrie,
Le doux relent de mon amour defunt.
Je veux dormir! dormir plutot que vivre!
Dans un sommeil, douteux comme la mort,
J'etalerai mes baisers sans remord
Sur ton beau corps poli comme le cuivre.
Pour engloutir mes sanglots apaises
Rien ne me vaut l'abime de ta couche;
L'oubli puissant habite sur ta bouche,
Et le Lethe coule dans tes baisers.
A mon destin, desormais mon delice,
J'obeirai comme un predestine;
Martyr docile, innocent condamne,
Dont la ferveur attise le supplice,
Je sucerai, pour noyer ma rancoeur,
Le nepenthes et la bonne cigue
Aux bouts charmants de cette gorge aigue
Qui n'a jamais emprisonne de coeur.
A CELLE QUI EST TROP GAIE
Ta tete, ton geste, ton air
Sont beaux comme un beau paysage;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.
Le passant chagrin que tu froles
Est ebloui par la sante
Qui jaillit comme une clarte
De tes bras et de tes epaules.
Les retentissantes couleurs
Dont tu parsemes tes toilettes
Jettent dans l'esprit des poetes
L'image d'un ballet de fleurs.
Ces robes folles sont l'embleme
De ton esprit bariole;
Folle dont je suis affole,
Je te hais autant que je t'aime!
Quelquefois dans un beau jardin,
Ou je trainais mon atonie,
J'ai senti comme une ironie
Le soleil dechirer mon sein;
Et le printemps et la verdure
Ont tant humilie mon coeur
Que j'ai puni sur une fleur
L'insolence de la nature.
Ainsi, je voudrais, une nuit,
Quand l'heure des voluptes sonne,
Vers les tresors de ta personne
Comme un lache ramper sans bruit,
Pour chatier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonne,
Et faire a ton flanc etonne
Une blessure large et creuse,
Et, vertigineuse douceur!
A travers ces levres nouvelles,
Plus eclatantes et plus belles,
T'infuser mon venin, ma soeur!
LESBOS
Mere des jeux latins et des voluptes grecques,
Lesbos, ou les baisers languissants ou joyeux,
Chauds comme les soleils, frais comme les pasteques,
Font l'ornement des nuits et des jours glorieux,
--Mere des jeux latins et des voluptes grecques,
Lesbos, ou les baisers sont comme les cascades
Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds
Et courent, sanglotant et gloussant par saccades,
--Orageux et secrets, fourmillants et profonds;
Lesbos, ou les baisers sont comme les cascades!
Lesbos ou les Phrynes l'une l'autre s'attirent,
Ou jamais un soupir ne resta sans echo,
A l'egal de Paphos les etoiles t'admirent,
Et Venus a bon droit peut jalouser Sapho!
--Lesbos ou les Phrynes l'une l'autre s'attirent.
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
Qui font qu'a leurs miroirs, sterile volupte,
Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses,
Caressent les fruits murs de leur nubilite,
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austere;
Tu tires ton pardon de l'exces des baisers,
Reine du doux empire, aimable et noble terre,
Et des raffinements toujours inepuises.
Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austere.
Tu tires ton pardon de l'eternel martyre
Inflige sans relache aux coeurs ambitieux
Qu'attire loin de nous le radieux sourire
Entrevue vaguement au bord des autres cieux;
Tu tires ton pardon de l'eternel martyre!
Qui des Dieux osera, Lesbos, etre ton juge,
Et condamner ton front pali dans les travaux,
Si ses balances d'or n'ont pese le deluge
De larmes qu'a la mer ont verse tes ruisseaux?
Qui des Dieux osera, Lesbos, etre ton juge?
Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?
Vierges au coeur sublime, honneur de l'archipel,
Votre religion comme une autre est auguste,
Et l'amour se rira de l'enfer et du ciel!
--Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?
Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre
Pour chanter le secret de ses vierges en fleur,
Et je fus des l'enfance admis au noir mystere
Des rires effrenes meles au sombre pleur;,
Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre,
Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,
Comme une sentinelle, a l'oeil percant et sur,
Qui guette nuit et jour brick, tartane ou fregate,
Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur,
--Et depuis lors je veille au sommet de Leucate
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,
Et parmi les sanglots dont le roc retentit
Un soir ramenera vers Lesbos qui pardonne
Le cadavre adore de Sapho qui partit
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne!
De la male Sapho, l'amante et le poete,
Plus belle que Venus par ses mornes paleurs!
--L'oeil d'azur est vaincu par l'oeil noir que tachette
Le cercle tenebreux trace par les douleurs
De la male Sapho, l'amante et le poete!
--Plus belle que Venus se dressant sur le monde
Et versant les tresors de sa serenite
Et le rayonnement de sa jeunesse blonde
Sur le vieil Ocean de sa fille enchante;
Plus belle que Venus se dressant sur le monde!
--De Sapho qui mourut le jour de son blaspheme,
Quand, insultant le rite et le culte invente,
Elle fit son beau corps la pature supreme
D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiete
De Sapho qui mourut le jour de son blaspheme.
Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente,
Et, malgre les honneurs que lui rend l'univers,
S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente
Que poussent vers les deux ses rivages deserts.
Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente!
FEMMES DAMNEES
A la pale clarte des lampes languissantes,
Sur de profonds coussins tout impregnes d'odeur,
Hippolyte revait aux caresses puissantes
Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.
Elle cherchait d'un oeil trouble par la tempete
De sa naivete le ciel deja lointain,
Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tete
Vers les horizons bleus depasses le matin.
De ses yeux amortis les paresseuses larmes,
L'air brise, la stupeur, la morne volupte,
Ses bras vaincus, jetes comme de vaines armes,
Tout servait, tout parait sa fragile beaute.
Etendue a ses pieds, calme et pleine de joie,
Delphine la couvait avec des yeux ardents,
Comme un animal fort qui surveille une proie,
Apres l'avoir d'abord marquee avec les dents.
Beaute forte a genoux devant la beaute frele,
Superbe, elle humait voluptueusement
Le vin de son triomphe, et s'allongeait vers elle
Comme pour recueillir un doux remerciment.
Elle cherchait dans l'oeil de sa pale victime
Le cantique muet que chante le plaisir
Et cette gratitude infinie et sublime
Qui sort de la paupiere ainsi qu'un long soupir:
--<< Hippolyte, cher coeur, que dis-tu de ces choses?
Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir
L'holocauste sacre de tes premieres roses
Aux souffles violents qui pourraient les fletrir?
Mes baisers sont legers comme ces ephemeres
Qui caressent le soir les grands lacs transparents,
Et ceux de ton amant creuseront leurs ornieres
Comme des chariots ou des socs dechirants;
Ils passeront sur toi comme un lourd attelage
De chevaux et de boeufs aux sabots sans pitie. . .
Hippolyte, o ma soeur! tourne donc ton visage,
Toi, mon ame et mon coeur, mon tout et ma moitie,
Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'etoiles!
Pour un de ces regards charmants, baume divin,
Des plaisirs plus obscurs je leverai les voiles,
Et je t'endormirai dans un reve sans fin! >>
Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tete:
--<< Je ne suis point ingrate et ne me repens pas,
Ma Delphine, je souffre et je suis inquiete,
Comme apres un nocturne et terrible repas.
Je sens fondre sur moi de lourdes epouvantes
Et de noirs bataillons de fantomes epars,
Qui veulent me conduire en des routes mouvantes
Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts.
Avons-nous donc commis une action etrange?
Expliques, si tu peux, mon trouble et mon effroi:
Je frissonne de peur quand tu me dis: mon ange!
Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.
Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensee,
Toi que j'aime a jamais, ma soeur d'election,
Quand meme tu serais une embuche dressee,
Et le commencement de ma perdition! >>
Delphine secouant sa criniere tragique,
Et comme trepignant sur le trepied de fer,
L'oeil fatal, repondit d'une voix despotique:
--<< Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer?
Maudit soit a jamais le reveur inutile,
Qui voulut le premier dans sa stupidite,
S'eprenant d'un probleme insoluble et sterile,
Aux choses de l'amour meler l'honnetete!
Celui qui veut unir dans un accord mystique
L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,
Ne chauffera jamais son corps paralytique
A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour!
Va, si tu veux, chercher un fiance stupide;
Cours offrir un coeur vierge a ses cruels baisers;
Et, pleine de remords et d'horreur, et livide,
Tu me rapporteras tes seins stigmatises;
On ne peut ici-bas contenter qu'un seul maitre! >>
Mais l'enfant, epanchant une immense douleur,
Cria soudain: << Je sens s'elargir dans mon etre
Un abime beant; cet abime est mon coeur,
Brulant comme un volcan, profond comme le vide;
Rien ne ressasiera ce monstre gemissant
Et ne refraichira la choif de l'Eumenide,
Qui, la torche a la main, le brule jusqu'au sang.
Que nos rideaux fermes nous separent du monde,
Et que la lassitude amene le repos!
Je veux m'aneantir dans ta gorge profonde,
Et trouver sur ton sein la fraicheur des tombeaux. >>
Descendez, descendez, lamentables victimes,
Descendez le chemin de l'enfer eternel;
Plongez au plus profond du gouffre ou tous les crimes,
Flagelles par un vent qui ne vient pas du ciel,
Bouillonnent pele-mele avec un bruit d'orage;
Ombres folles, courez au but de vos desirs;
Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,
Et votre chatiment naitra de vos plaisirs.
Jamais un rayon frais n'eclaira vos cavernes;
Par les fentes des murs des miasmes fievreux
Filent en s'enflammant ainsi que des lanternes
Et penetrent vos corps de leurs parfums affreux.
L'apre sterilite de votre jouissance
Altere votre soif et roidit votre peau,
Et le vent furibond de la concupiscence
Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau.
Loin des peuples vivants, errantes, condamnees,
A travers les deserts courez comme les loups;
Faites votre destin, ames desordonnees,
Et fuyez l'infini que vous portez en vous!
LES METAMORPHOSES DU VAMPIRE
La femme cependant de sa bouche de fraise,
En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise,
Et petrissant ses seins sur le fer de son busc,
Laissait couler ces mots tout impregnes de musc:
--<< Moi, j'ai la levre humide, et je sais la science
De perdre au fond d'un lit l'antique conscience.
Je seche tous les pleurs sur mes seins triomphants
Et fais rire les vieux du rire des enfants.
Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,
La lune, le soleil, le ciel et les etoiles!
Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptes,
Lorsque j'etouffe un homme en mes bras veloutes,
Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste,
Timide et libertine, et fragile et robuste,
Que sur ces matelas qui se pame d'emoi
Les Anges impuissants se damneraient pour moi! >>
Quand elle eut de mes os suce toute la moelle,
Et que languissamment je me tournai vers elle
Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus
Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus!
Je fermai les deux yeux dans ma froide epouvante,
Et, quand je les rouvris a la clarte vivante,
A mes cotes, au lieu du mannequin puissant
Qui semblait avoir fait provision de sang,
Tremblaient confusement des debris de squelette,
Qui d'eux-memes rendaient le cri d'une girouette
Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer,
Que balance le vent pendant les nuits d'hiver.
End of the Project Gutenberg EBook of Les Fleurs du Mal, by Charles Baudelaire
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