»
«Oui, comme ses parents la faisaient chercher en voiture au cours par
les trop mauvais temps, je crois qu'elle me ramena une fois et
m'embrassa», dit-elle au bout d'un moment en riant et comme si c'était
une confidence amusante.
«Oui, comme ses parents la faisaient chercher en voiture au cours par
les trop mauvais temps, je crois qu'elle me ramena une fois et
m'embrassa», dit-elle au bout d'un moment en riant et comme si c'était
une confidence amusante.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
En réalité ce que nous exprimons alors c'est le
contraire de notre désir (lequel est de vivre toujours avec celle que
nous aimons) mais c'est aussi cette impossibilité de vivre ensemble qui
fait notre souffrance quotidienne, souffrance préférée par nous à
celle de la séparation et qui finira malgré nous par nous séparer.
D'habitude, pas tout d'un coup cependant. Le plus souvent il arrive--ce
ne fut pas, on le verra, mon cas avec Albertine--que, quelque temps
après les paroles auxquelles on ne croyait pas, on met en action un
essai informe de séparation voulue, non douloureuse, temporaire. On
demande à la femme, pour qu'ensuite elle se plaise mieux avec nous,
pour que nous échappions d'autre part momentanément à des tristesses
et des fatigues continuelles, d'aller faire sans nous, ou de nous
laisser faire sans elle, un voyage de quelques jours, les
premiers--depuis bien longtemps--passés, ce qui nous eût semblé
impossible, sans elle. Très vite elle revient prendre sa place à notre
foyer. Seulement cette séparation, courte, mais réalisée, n'est pas
aussi arbitrairement décidée et aussi certainement la seule que nous
nous figurons. Les mêmes tristesses recommencent, la même difficulté
de vivre ensemble s'accentue, seule la séparation n'est plus quelque
chose d'aussi difficile; on a commencé par en parler, on l'a ensuite
exécutée sous une forme amiable. Mais ce ne sont que des prodromes que
nous n'avons pas reconnus. Bientôt à la séparation momentanée et
souriante succédera la séparation atroce et définitive que nous avons
préparée sans le savoir.
«Venez dans ma chambre dans cinq minutes pour que je puisse vous voir
un peu, mon petit chéri. Vous serez plein de gentillesse. Mais je
m'endormirai vite après, car je suis comme une morte. » Ce fut une
morte en effet que je vis quand j'entrai ensuite dans sa chambre. Elle
s'était endormie, aussitôt couchée, ses draps roulés comme un suaire
autour de son corps avaient pris, avec leurs beaux plis, une rigidité
de pierre On eût dit, comme dans certains Jugements Derniers du
Moyen-Âge, que la tête seule surgissait hors de la tombe, attendant
dans son sommeil la trompette de l'archange. Cette tête avait été
surprise par le sommeil presque renversée, les cheveux hirsutes. Et en
voyant ce corps insignifiant couché là, je me demandais quelle table
de logarithmes il constituait pour que toutes les actions auxquelles il
avait pu être mêlé, depuis un poussement de coude jusqu'à un
frôlement de robe, pussent me causer, étendues à l'infini de tous les
points qu'il avait occupé dans l'espace et dans le temps, et de temps
à autre brusquement revivifiées dans mon souvenir, des angoisses si
douloureuses, et que je savais pourtant déterminées par des
mouvements, des désirs d'elle qui m'eussent été chez une autre, chez
elle-même, cinq ans avant, cinq ans après, si indifférents. Tout cela
était mensonge, mais mensonge pour lequel je n'avais le courage de
chercher d'autre solution que ma mort. Ainsi je restais, dans la pelisse
que je n'avais pas encore retirée depuis mon retour de chez les
Verdurin, devant ce corps tordu, cette figure allégorique de quoi? de
ma mort? de mon amour? Bientôt je commençai à entendre sa respiration
égale. J'allai m'asseoir au bord de son lit pour faire cette cure
calmante de brise et de contemplation. Puis je me retirai tout doucement
pour ne pas la réveiller.
Il était si tard que, dès le matin, je recommandai à Françoise de
marcher bien doucement quand elle aurait à passer devant sa chambre.
Aussi Françoise, persuadée que nous avions passé la nuit dans ce
qu'elle appelait des orgies, recommanda ironiquement aux autres
domestiques de ne pas «éveiller la Princesse». Et c'était une des
choses que je craignais, que Françoise un jour ne pût plus se
contenir, fût insolente avec Albertine et que cela n'amenât des
complications dans notre vie. Françoise n'était plus alors, comme à
l'époque où elle souffrait de voir Eulalie bien traitée par ma tante,
d'âge à supporter vaillamment sa jalousie. Celle-ci altérait,
paralysait le visage de notre servante à tel point que par moments je
me demandais si, sans que je m'en fusse aperçu, elle n'avait pas eu, à
la suite de quelque crise de colère, une petite attaque. Ayant ainsi
demandé qu'on préservât le sommeil d'Albertine, je ne pus moi-même
en trouver aucun. J'essayais de comprendre quel était le véritable
état d'esprit d'Albertine. Par la triste comédie que j'avais jouée,
est-ce à un péril réel que j'avais paré, et, malgré qu'elle
prétendit se sentir si heureuse à la maison, avait-elle eu vraiment
par moments l'idée de vouloir sa liberté, ou au contraire fallait-il
croire ses paroles? Laquelle des deux hypothèses était la vraie? S'il
m'arrivait souvent, s'il devait m'arriver surtout d'étendre un cas de
ma vie passée jusqu'aux dimensions de l'histoire, quand je voulais
essayer de comprendre un événement politique, inversement, ce
matin-là, je ne cessai d'identifier, malgré tant de différences et
pour tâcher d'en comprendre la portée, notre scène de la veille avec
un incident diplomatique qui venait d'avoir lieu. J'avais peut-être le
droit de raisonner ainsi. Car il était bien probable qu'à mon insu
l'exemple de M. de Charlus m'avait guidé dans cette scène mensongère
que je lui avais si souvent vu jouer avec tant d'autorité; et d'autre
part, était-elle chez lui, autre chose qu'une inconsciente importation
dans le domaine de la vie privée, de la tendance profonde de sa race
allemande, provocatrice par ruse et, par orgueil, guerrière s'il e
faut. Diverses personnes, parmi lesquelles le prince de Monaco, ayant
suggéré au Gouvernement français l'idée, que, s'il ne se séparait
pas de M. Delcassé, l'Allemagne menaçante ferait effectivement la
guerre, le Ministre des Affaires étrangères avait été prié de
démissionner. Donc le Gouvernement français avait admis l'hypothèse
d'une intention de nous faire la guerre si nous ne cédions pas. Mais
d'autres personnes pensaient qu'il ne s'était agi que d'un simple
«bluff» et que si la France avait tenu bon l'Allemagne n'eût pas
tiré l'épée. Sans doute le scénario était non seulement différent,
mais presque inverse, puisque la menace de rompre avec moi n'avait
jamais été proférée par Albertine; mais un ensemble d'impressions
avait amené chez moi la croyance qu'elle y pensait, comme le
Gouvernement français avait eu cette croyance pour l'Allemagne. D'autre
part, si l'Allemagne désirait la paix, avoir provoqué chez le
gouvernement français l'idée qu'elle voulait la guerre était une
contestable et dangereuse habileté. Certes, ma conduite avait été
assez adroite, si c'était la pensée que je ne me déciderais jamais à
rompre avec elle qui provoquait chez Albertine de brusques désirs
d'indépendance. Et n'était-il pas difficile de croire qu'elle n'en
avait pas, de se refuser à voir toute une vie secrète en elle,
dirigée vers la satisfaction de son vice, rien qu'à la colère avec
laquelle elle avait appris que j'étais allé chez les Verdurin,
s'écriant: «J'en étais sûre», et achevant de tout dévoiler en
disant: «Ils devaient avoir Mlle Vinteuil chez eux. » Tout cela
corroboré par la rencontre d'Albertine et de Mme Verdurin que m'avait
révélée Andrée. Mais peut-être pourtant ces brusques désirs
d'indépendance, me disais-je, quand j'essayais d'aller contre mon
instinct, étaient causés--à supposer qu'ils existassent--ou
finiraient par l'être, par l'idée contraire, à savoir que je n'avais
jamais eu l'intention de l'épouser, que c'était quand je faisais,
comme involontairement, allusion à notre séparation prochaine que je
disais la vérité, que je la quitterais de toute façon un jour ou
l'autre, croyance que ma scène de ce soir n'aurait pu alors que
fortifier et qui pouvait finir par engendrer chez elle cette
résolution: «Si cela doit fatalement arriver un jour ou l'autre,
autant en finir tout de suite. » Les préparatifs de guerre que le plus
faux des adages préconise pour faire triompher la volonté de paix,
créent au contraire d'abord la croyance chez chacun des deux
adversaires que l'autre veut la rupture, croyance qui amène la rupture,
et, quand elle a eu lieu, cette autre croyance chez chacun des deux que
c'est l'autre qui l'a voulue. Même si la menace n'était pas sincère,
son succès engage à la recommencer. Mais le point exact jusqu'où le
bluff peut réussir est difficile à déterminer; si l'un va trop loin,
l'autre qui avait jusque là cédé, s'avance à son tour; le premier,
ne sachant plus changer de méthode, habitué à l'idée qu'avoir l'air
de ne pas craindre la rupture est la meilleure manière de l'éviter (ce
que j'avais fait ce soir avec Albertine), et d'ailleurs poussé à
préférer, par fierté, succomber plutôt que de céder, persévère
dans sa menace jusqu'au moment où personne ne peut plus reculer. Le
bluff peut aussi être mêlé à la sincérité, alterner avec elle, et
il est possible que ce qui était un jeu hier devienne une réalité
demain. Enfin il peut arriver aussi qu'un des adversaires soit
réellement résolu à la guerre, il se pouvait qu'Albertine, par
exemple, eût l'intention tôt ou tard de ne plus continuer cette vie,
ou au contraire que l'idée ne lui en fût jamais venue à l'esprit, et
que mon imagination l'eût inventée de toutes pièces. Telles furent
les différentes hypothèses que j'envisageai pendant qu'elle dormait ce
matin-là. Pourtant quant à la dernière, je peux dire que je n'ai
jamais, dans les temps qui suivirent, menacé Albertine de la quitter
que pour répondre à une idée de mauvaise liberté d'elle, idée
qu'elle ne m'exprimait pas, mais qui me semblait être impliquée par
certains mécontentements mystérieux, par certaines paroles, certains
gestes, dont cette idée était la seule explication possible et pour
lesquels elle se refusait à m'en donner aucune. Encore, bien souvent,
je les constatais sans faire aucune allusion à une séparation
possible, espérant qu'ils provenaient d'une mauvaise humeur qui
finirait ce jour-là. Mais celle-ci durait parfois sans rémission
pendant des semaines entières, où Albertine semblait vouloir provoquer
un conflit, comme s'il y avait à ce moment-là, dans une région plus
ou moins éloignée, des plaisirs qu'elle savait, dont sa claustration
chez moi la privait et qui l'influençaient jusqu'à ce qu'ils eussent
pris fin, comme ces modifications atmosphériques qui, jusqu'au coin de
notre feu, agissent sur nos nerfs, même si elles se produisent aussi
loin que les îles Baléares.
Ce matin-là, pendant qu'Albertine dormait et que j'essayais de deviner
ce qui était caché en elle, je reçus une lettre de ma mère où elle
m'exprimait son inquiétude de ne rien savoir de nos décisions par
cette phrase de Mme de Sévigné: «Pour moi je suis persuadée qu'il ne
se mariera pas; mais alors pourquoi troubler cette fille qu'il
n'épousera jamais? Pourquoi risquer de lui faire refuser des partis
qu'elle ne regardera plus qu'avec mépris? Pourquoi troubler l'esprit
d'une personne qu'il serait si aisé d'éviter? » Cette lettre de ma
mère me ramenait sur terre. Que vais-je chercher une âme mystérieuse,
interpréter un visage et me sentir entouré de pressentiments que je
n'ose approfondir, me dis-je. Je rêvais, la chose est toute simple. Je
suis un jeune homme indécis et il s'agit d'un de ces mariages dont on
est quelque temps à savoir s'ils se feront ou non. Il n'y a rien là de
particulier à Albertine. Cette pensée me donna une détente profonde
mais courte. Bien vite je me dis; on peut tout ramener en effet, si on
en considère l'aspect social, au plus courant des faits divers. Du
dehors, c'est peut-être ainsi que je le verrais. Mais je sais bien que
ce qui est vrai, ce qui du moins est vrai aussi, c'est tout ce que j'ai
pensé, c'est ce que j'ai lu dans les yeux d'Albertine, ce sont les
craintes qui me torturent, c'est le problème que je me pose sans cesse
relativement à Albertine. L'histoire du fiancé hésitant et du mariage
rompu peut correspondre à cela, comme un certain compte-rendu de
théâtre fait par un courriériste de bon sens peut donner le sujet
d'une pièce d'Ibsen. Mais il y a autre chose que ces faits qu'on
raconte. Il est vrai que cette autre chose existe peut-être, si on
savait la voir, chez tous les fiancés hésitants et dans tous les
mariages qui traînent, parce qu'il y a peut-être du mystère dans la
vie de tous les jours. Il m'était possible de le négliger concernant
la vie des autres, mais celle d'Albertine et la mienne je la vivais par
le dedans.
Albertine ne me dit pas plus, à partir de cette soirée, qu'elle
n'avait fait dans le passé: «Je sais que vous n'avez pas confiance en
moi, je vais essayer de dissiper vos soupçons. » Mais cette idée,
qu'elle n'exprima jamais, eût pu servir d'explication à ses moindres
actes. Non seulement elle s'arrangeait à ne jamais être seule un
moment, de façon que je ne pusse ignorer ce qu'elle avait fait, si je
n'en croyais pas ses propres déclarations, mais même quand elle avait
à téléphoner à Andrée, ou au garage, ou au manège, ou ailleurs,
elle prétendait que c'était trop ennuyeux de rester seule pour
téléphoner avec le temps que les demoiselles mettaient à vous donner
la communication, et elle s'arrangeait pour que je fusse auprès d'elle
à ce moment-là, ou, à mon défaut, Françoise, comme si elle eût
craint que je pusse imaginer des communications téléphoniques
blâmables et servant à donner de mystérieux rendez-vous. Hélas! tout
cela ne me tranquillisait pas. J'eus un jour de découragement. Aimé
m'avait renvoyé la photographie d'Esther en me disant que ce n'était
pas elle. Alors Albertine avait d'autres amies intimes que celle à qui,
par le contre-sens qu'elle avait fait en écoutant mes paroles, j'avais,
en croyant parler de tout autre chose, découvert qu'elle avait donné
sa photographie. Je renvoyai cette photographie à Bloch. Celle que
j'aurais voulu voir, c'était celle qu'Albertine avait donnée à
Esther. Comment y était-elle? Peut-être décolletée, qui sait? Mais
je n'osais en parler à Albertine (car j'aurais eu l'air de ne pas avoir
vu la photographie), ni à Bloch, à l'égard duquel je ne voulais pas
avoir l'air de m'intéresser à Albertine. Et cette vie, qu'eût
reconnue si cruelle pour moi et pour Albertine quiconque eût connu mes
soupçons et son esclavage, du dehors, pour Françoise, passait pour une
vie de plaisirs immérités que savait habilement se faire octroyer
cette «enjôleuse» et, comme disait Françoise, qui employait beaucoup
plus le féminin que le masculin, étant plus envieuse des femmes, cette
«charlatante». Même, comme Françoise, à mon contact, avait enrichi
son vocabulaire de termes nouveaux, mais en les arrangeant à sa mode,
elle disait d'Albertine qu'elle n'avait jamais connu une personne d'une
telle «perfidité», qui savait me «tirer mes sous» en jouant si bien
la comédie (ce que Françoise, qui prenait aussi facilement le
particulier pour le général que le général pour le particulier et
qui n'avait que des idées assez vagues sur la distinction des genres
dans l'art dramatique, appelait «savoir jouer la pantomime»).
Peut-être cette erreur sur notre vraie vie, à Albertine et à moi, en
étais-je moi-même un peu responsable par les vagues confirmations que,
quand je causais avec Françoise, j'en laissais habilement échapper,
par désir soit de la taquiner, soit de paraître sinon aimé, du moins
heureux. Et pourtant, de ma jalousie, de la surveillance que j'exerçais
sur Albertine, et desquelles j'eusse tant voulu que Françoise ne se
doutât pas, celle-ci ne tarda, pas à deviner la réalité, guidée,
comme le spirite qui, les yeux bandés, trouve un objet, par cette
intuition qu'elle avait des choses qui pouvaient m'être pénibles, et
qui ne se laissait pas détourner du but par les mensonges que je
pouvais dire pour l'égarer, et aussi par cette haine clairvoyante qui
la poussait,--plus encore qu'à croire ses ennemies plus heureuses, plus
rouées comédiennes qu'elles n'étaient--à découvrir ce qui pouvait
les perdre et précipiter leur chute. Françoise n'a certainement jamais
fait de scènes à Albertine. Mais je connaissais l'art de l'insinuation
de Françoise, le parti qu'elle savait tirer d'une mise en scène
significative, et je ne peux pas croire qu'elle ait résisté à faire
comprendre quotidiennement à Albertine le rôle humilié que celle-ci
jouait à la maison, à l'affoler par la peinture, savamment exagérée,
de la claustration à laquelle mon amie était soumise. J'ai trouvé une
fois Françoise, ayant ajusté de grosses lunettes, qui fouillait dans
mes papiers et en replaçait parmi eux un où j'avais noté un récit
relatif à Swann et à l'impossibilité où il était de se passer
d'Odette. L'avait-elle laissé traîner par mégarde dans la chambre
d'Albertine? D'ailleurs, au-dessus de tous les sous-entendus de
Françoise qui n'en avait été en bas que l'orchestration chuchotante
et perfide, il est vraisemblable qu'avait dû s'élever, plus haute,
plus nette, plus pressante, la voix accusatrice et calomnieuse des
Verdurin, irrités de voir qu'Albertine me retenait involontairement, et
moi elle volontairement, loin du petit clan. Quant à l'argent que je
dépensais pour Albertine, il m'était presque impossible de le cacher
à Françoise, puisque je ne pouvais lui cacher aucune dépense.
Françoise avait peu de défauts, mais ces défauts avaient créé chez
elle, pour les servir, de véritables dons qui souvent lui manquaient
hors de l'exercice de ces défauts. Le principal était la curiosité
appliquée à l'argent dépensé par nous pour d'autres qu'elle. Si
j'avais une note à régler, un pourboire à donner, j'avais beau me
mettre à l'écart, elle trouvait une assiette à ranger, une serviette
à prendre, quelque chose qui lui permît de s'approcher. Et si peu de
temps que je lui laissasse, la renvoyant avec fureur, cette femme qui
n'y voyait presque plus clair, qui savait à peine compter, dirigée par
ce même goût qui fait qu'un tailleur en vous voyant suppute
instinctivement l'étoffe de votre habit et même ne peut s'empêcher de
le palper, ou qu'un peintre est sensible à un effet de couleurs,
Françoise voyait à la dérobée, calculait instantanément ce que je
donnais. Et pour qu'elle ne pût pas dire à Albertine que je corrompais
son chauffeur, je prenais les devants et, m'excusant du pourboire,
disais: «J'ai voulu être gentil avec le chauffeur, je lui ai donné
dix francs. » Françoise, impitoyable et à qui son coup d'œil de vieil
aigle presque aveugle avait suffi, me répondait: «Mais non, Monsieur
lui a donné 43 francs de pourboire. Il a dit à Monsieur qu'il y avait
45 francs, Monsieur lui a donné 100 francs et il ne lui a rendu que 12
francs. » Elle avait eu le temps de voir et de compter le chiffre du
pourboire que j'ignorais moi-même. Je me demandai si Albertine, se
sentant surveillée, ne réaliserait pas elle-même cette séparation
dont je l'avais menacée, car la vie en changeant fait des réalités
avec nos fables. Chaque fois que j'entendais ouvrir une porte, j'avais
ce tressaillement que ma grand'mère avait pendant son agonie chaque
fois que je sonnais. Je ne croyais pas qu'elle sortît sans me l'avoir
dit, mais c'était mon inconscient qui pensait cela, comme c'était
l'inconscient de ma grand'mère qui palpitait aux coups de sonnette,
alors qu'elle n'avait plus sa connaissance. Un matin même, j'eus tout
d'un coup la brusque inquiétude qu'elle était non pas seulement
sortie, mais partie: je venais d'entendre une porte qui me semblait bien
la porte de sa chambre. À pas de loups j'allai jusqu'à cette chambre,
j'entrai, je restai sur le seuil. Dans la pénombre les draps étaient
gonflés en demi-cercle, ce devait être Albertine qui, le corps
incurvé, dormait les pieds et la tête au mur. Seuls, dépassant le
lit, les cheveux de cette tête, abondants et noirs, me firent
comprendre que c'était elle, qu'elle n'avait pas ouvert sa porte, pas
bougé, et je sentis ce demi-cercle immobile et vivant, où tenait toute
une vie humaine et qui était la seule chose à laquelle j'attachais du
prix, je sentis qu'il était là, en ma possession dominatrice.
Si le but d'Albertine était de me rendre du calme, elle y réussit en
partie; ma raison d'ailleurs ne demandait qu'à me prouver que je
m'étais trompé sur les mauvais projets d'Albertine, comme je m'étais
peut-être trompé sur ses instincts vicieux. Sans doute je faisais,
dans la valeur des arguments que ma raison me fournissait, la part du
désir que j'avais de les trouver bons. Mais pour être équitable et
avoir chance de voir la vérité, à moins d'admettre qu'elle ne soit
jamais connue que par le pressentiment, par une émanation
télépathique, ne fallait-il pas me dire que si ma raison, en cherchant
à amer er ma guérison, se laissait mener par mon désir, en revanche,
en ce qui concernait Mlle Vinteuil, les vices d'Albertine, ses
intentions d'avoir une autre vie, son projet de séparation, lesquels
étaient les corollaires de ses vices, mon instinct avait pu, lui, pour
tâcher de me rendre malade, se laisser égarer par ma jalousie.
D'ailleurs sa séquestration, qu'Albertine s'arrangeait elle-même si
ingénieusement à rendre absolue, en m'ôtant la souffrance, m'ôta peu
à peu le soupçon et je pus recommencer, quand le soir ramenait mes
inquiétudes, à trouver dans la présence d'Albertine l'apaisement des
premiers jours. Assise à côté de mon lit, elle parlait avec moi d'une
de ces toilettes ou d'un de ces objets que je ne cessais de lui donner
pour tâcher de rendre sa vie plus douce et sa prison plus belle.
Albertine n'avait d'abord pensé qu'aux toilettes et à l'ameublement.
Maintenant l'argenterie l'intéressait. Aussi avais-je interrogé M. de
Charlus sur la vieille argenterie française, et cela parce que, quand
nous avions fait le projet d'avoir un yacht,--projet jugé irréalisable
par Albertine, et par moi-même, chaque fois que, me mettant à croire
à sa vertu, ma jalousie diminuant ne comprimait plus d'autres désirs
où elle n'avait point de place et qui demandaient aussi de l'argent
pour être satisfaits--nous avions à tout hasard, et sans qu'elle crût
d'ailleurs que nous en aurions jamais un, demandé des conseils à
Elstir. Or, tout autant que pour l'habillement des femmes, le goût du
peintre était raffiné et difficile pour l'ameublement des yachts. Il
n'y admettait que des meubles anglais et de la vieille argenterie. Cela
avait amené Albertine, depuis que nous étions revenus de Balbec, à
lire des ouvrages sur l'art de l'argenterie, sur les poinçons des vieux
ciseleurs. Mais la vieille argenterie ayant été fondue par deux fois,
au moment des traités d'Utrecht quand le Roi lui-même, imité en cela
par les grands seigneurs, donna sa vaisselle, et en 1789, est rarissime.
D'autre part, les orfèvres modernes ont eu beau reproduire toute cette
argenterie d'après les dessins du Pont-aux-Choux, Elstir trouvait ce
vieux neuf indigne d'entrer dans la demeure d'une femme de goût,
fût-ce une demeure flottante. Je savais qu'Albertine avait lu la
description des merveilles que Roelliers avait faites pour Mme du Barry.
Elle mourait d'envie, s'il en existait encore quelques pièces, de les
voir, moi de les lui donner. Elle avait même commencé de jolies
collections qu'elle installait avec un goût charmant dans une vitrine
et que je ne pouvais regarder sans attendrissement et sans crainte car
l'art avec lequel elle les disposait était celui fait de patience,
d'ingéniosité, de nostalgie, de besoin d'oublier, auquel se livrent
les captifs. Pour les toilettes, ce qui lui plaisait surtout à ce
moment, c'était tout ce que faisait Fortuny. Ces robes de Fortuny, dont
j'avais vu l'une sur Mme de Guermantes, c'était celles dont Elstir,
quand il nous parlait des vêtements magnifiques des contemporaines de
Carpaccio et du Titien, nous avait annoncé la prochaine apparition,
renaissant de leurs cendres, somptueuses, car tout doit revenir, comme
il est écrit aux voûtes de Saint-Marc, et comme le proclament, buvant
aux urnes de marbre et de jaspe des chapiteaux byzantins, les oiseaux
qui signifient à la fois la mort et la résurrection. Dès que les
femmes avaient commencé à en porter, Albertine s'était rappelée les
promesses d'Elstir, elle en avait désiré et nous devions aller en
choisir une. Or ces robes, si elles n'étaient pas de ces véritables
anciennes, dans lesquelles les femmes aujourd'hui ont un peu trop l'air
costumées et qu'il est plus joli de garder comme pièces de collection
(j'en cherchais d'ailleurs aussi de telles pour Albertine), n'avaient
pas non plus la froideur du pastiche, du faux ancien. À la façon des
décors de Sert, de Bakst et de Benoist, qui à ce moment évoquaient
dans les ballets russes les époques d'art les plus aimées,--à l'aide
d'œuvres d'art imprégnées de leur esprit et pourtant originales,--ces
robes de Fortuny, fidèlement antiques mais puissamment originales,
faisaient apparaître comme un décor, avec une plus grande force
d'évocation même, qu'un décor, puisque le décor restait à imaginer,
la Venise tout encombrée d'Orient où elles auraient été portées,
dont elles étaient, mieux qu'une relique dans la châsse de Saint-Marc
évocatrice du soleil et des turbans environnants, la couleur
fragmentée, mystérieuse et complémentaire. Tout avait péri de ce
temps, mais tout, renaissait, évoqué pour les relier entre elles par
la splendeur du paysage et le grouillement de la vie, par le
surgissement parcellaire et survivant des étoffes des dogaresses.
J'avais voulu une ou deux fois demander à ce sujet conseil à Mme de
Guermantes. Mais la duchesse n'aimait guère les toilettes qui font
costume. Elle-même, quoiqu'en possédant, n'était jamais si bien qu'en
velours noir avec des diamants. Et pour des robes telles que celles de
Fortuny, elle n'était pas d'un très utile conseil. Du reste j'avais
scrupule, en lui en demandant, de lui sembler n'aller la voir que
lorsque par hasard j'avais besoin d'elle, alors que je refusais d'elle
depuis longtemps plusieurs invitations par semaine. Je n'en recevais pas
que d'elle, du reste, avec cette profusion. Certes, elle et beaucoup
d'autres femmes, avaient toujours été très aimables pour moi. Mais ma
claustration avait certainement décuplé cette amabilité. Il semble
que dans la vie mondaine, reflet insignifiant de ce qui se passe en
amour, la meilleure manière qu'on vous recherche, c'est de se refuser.
Un homme calcule tout ce qu'il peut citer de traits glorieux pour lui,
afin de plaire à une femme, il varie sans cesse ses habits, veille sur
sa mine, elle n'a pas pour lui une seule des attentions qu'il reçoit de
cette autre, qu'en la trompant, et malgré qu'il paraisse devant elle
malpropre et sans artifice pour plaire, il s'est à jamais attachée. De
même si un homme regrettait de ne pas être assez recherché par le
monde, je ne lui conseillerais pas de faire plus de visites, d'avoir
encore un plus bel équipage, je lui dirais de ne se rendre à aucune
invitation, de vivre enfermé dans sa chambre, de n'y laisser entrer
personne, et qu'alors on ferait queue devant sa porte. Ou plutôt je ne
le lui dirais pas. Car c'est une façon assurée d'être recherché qui
ne réussit que comme celle d'être aimé, c'est-à-dire si on ne l'a
nullement adoptée pour cela, si, par exemple on garde toujours la
chambre parce qu'on est gravement malade, ou qu'on croit l'être, ou
qu'on y tient une maîtresse enfermée et qu'on préfère au monde, (où
tous les trois à la fois) pour qui ce sera une raison, sans qu'il sache
l'existence de cette femme, et simplement parce que vous vous refusez à
lui, de vous préférer à tous ceux qui s'offrent, et de s'attacher à
vous.
«Il faudra que nous nous occupions bientôt de vos robes de Fortuny»,
dis-je un soir à Albertine. Et certes, pour elle qui les avait
longtemps désirées, qui les choisissait longuement avec moi, qui en
avait d'avance la place réservée non seulement dans ses armoires mais
dans son imagination, posséder ces robes, dont, pour se décider entre
tant, d'autres, elle examinait longuement chaque détail, serait quelque
chose de plus que pour une femme trop riche qui a plus de robes qu'elle
n'en désire et ne les regarde même pas. Pourtant, malgré le sourire
avec lequel Albertine me remercia en me disant: «Vous êtes trop
gentil», je remarquai combien elle avait l'air fatigué et même
triste.
En attendant que fussent achevées ces robes, je m'en fis prêter
quelques-unes, même parfois seulement des étoffes, et j'en habillais
Albertine, je les drapais sur elle; elle se promenait dans ma chambre
avec la majesté d'une dogaresse et la grâce d'un mannequin. Seulement
mon esclavage à Paris m'était rendu plus pesant par la vue de ces
robes qui m'évoquaient Venise. Certes Albertine était bien plus
prisonnière que moi. Et c'était une chose curieuse comme, à travers
les murs de sa prison, le destin, qui transforme les êtres, avait pu
passer, la changer dans son essence même et de la jeune fille de Balbec
faire une ennuyeuse et docile captive. Oui, les murs de la prison
n'avaient pas empêché cette influence de traverser; peut-être même
est-ce eux qui l'avaient produite. Ce n'était plus la même Albertine,
parce qu'elle n'était pas, comme à Balbec, sans cesse en fuite sur sa
bicyclette, introuvable à cause du nombre de petites plages où elle
allait coucher chez des amies et où d'ailleurs ses mensonges la
rendaient plus difficile à atteindre; parce qu'enfermée chez moi,
docile et seule, elle n'était même plus ce qu'à Balbec, quand j'avais
pu la trouver, elle était sur la plage, cet être fuyant, prudent et
fourbe, dont la présence se prolongeait de tant de rendez-vous qu'elle
était habile à dissimuler, qui la faisaient aimer parce qu'ils
faisaient souffrir, en qui, sous sa froideur avec les autres et ses
réponses banales, on sentait le rendez-vous de la veille et celui du
lendemain, et pour moi une pensée de dédain et de ruse; parce que le
vent de la mer ne gonflait plus ses vêtements, parce que, surtout, je
lui avais coupé les ailes, qu'elle avait cessé d'être une Victoire,
qu'elle était une pesante esclave dont j'aurais voulu me débarrasser.
Alors, pour changer le cours de mes pensées, plutôt que de commencer
avec Albertine une partie de cartes ou de dames, je lui demandais de me
faire un peu de musique. Je restais dans mon lit et elle allait
s'asseoir au bout de la chambre devant le pianola, entre les portants de
la bibliothèque. Elle choisissait des morceaux ou tout nouveaux ou
qu'elle ne m'avait encore joués qu'une fois ou deux, car, commençant
à me connaître, elle savait que je n'aimais proposer à mon attention
que ce qui m'était encore obscur, heureux de pouvoir, au cours de ces
exécutions successives, rejoindre les unes aux autres, grâce à la
lumière croissante mais hélas! dénaturante et étrangère de mon
intelligence, les lignes fragmentaires et interrompues de la
construction, d'abord presque ensevelie dans la brume. Elle savait, et,
je crois comprenait, la joie que donnait, les premières fois, à mon
esprit, ce travail de modelage d'une nébuleuse encore informe. Elle
devinait qu'à la troisième ou quatrième exécution, mon intelligence,
en ayant atteint, par conséquent mis à la même distance, toutes les
parties, et n'ayant plus d'activité à déployer à leur égard, les
avait réciproquement étendues et immobilisées sur un plan uniforme.
Elle ne passait pas cependant encore à un nouveau morceau, car, sans
peut-être bien se rendre compte du travail qui se faisait en moi, elle
savait qu'au moment où le travail de mon intelligence était arrivé à
dissiper le mystère d'une œuvre, il était bien rare que, par
compensation, elle n'eût pas, au cours de sa tâche néfaste, attrapé
telle ou telle réflexion profitable. Et le jour où Albertine disait:
«Voilà un rouleau que nous allons donner à Françoise pour qu'elle
nous le fasse changer contre un autre», souvent il y avait pour moi
sans doute un morceau de musique de moins dans le monde, mais une
vérité de plus. Pendant qu'elle jouait, de la multiple chevelure
d'Albertine, je ne pouvais voir qu'une coque de cheveux noirs en forme
de cœur appliquée au long de l'oreille comme le nœud d'une infante de
Velasquez. De même que le volume de cet Ange musicien était constitué
par les trajets multiples entre les différents points du passé que son
souvenir occupait en moi, et ses différents sièges, depuis la vue,
jusqu'aux sensations les plus intérieures de mon être, qui m'aidaient
à descendre dans l'intimité du sien, la musique qu'elle jouait avait
aussi un volume, produit par la visibilité inégale des différentes
phrases, selon que j'avais plus ou moins réussi à y mettre de la
lumière et à rejoindre les unes aux autres les lignes d'une
construction qui m'avait d'abord paru presque tout entière noyée dans
le brouillard.
Je m'étais si bien rendu compte qu'il était absurde d'être jaloux de
Mlle de Vinteuil et de son amie, puisqu'Albertine depuis son aveu ne
cherchait nullement à les voir, et de tous les projets de villégiature
que nous avions formés avait écarté d'elle-même Combray, si proche
de Montjouvain, que, souvent, ce que je demandais à Albertine de me
jouer, et sans que cela me fît souffrir, c'était de la musique de
Vinteuil. Une seule fois cette musique de Vinteuil avait été une cause
indirecte de jalousie pour moi. En effet Albertine, qui savait que j'en
avais entendu jouer chez Mme Verdurin par Morel, me parla un soir de
celui-ci en me manifestant un vif désir d'aller l'entendre, de le
connaître. C'était justement peu de temps après que j'avais appris
l'existence de la lettre, involontairement interceptée par M. de
Charlus, de Léa à Morel. Je me demandai si Léa n'avait pas parlé de
lui à Albertine. Les mots de «grande sale, grande vicieuse» me
revenaient à l'esprit avec horreur. Mais justement parce qu'ainsi la
musique de Vinteuil fut liée douloureusement à Léa--non plus à Mlle
Vinteuil et à son amie--quand la douleur causée par Léa fut apaisée,
je pus dès lors entendre cette musique sans souffrance; un mal m'avait
guéri de la possibilité des autres. De cette musique de Vinteuil des
phrases inaperçues chez Mme Verdurin, larves obscures alors
indistinctes, devenaient d'éblouissantes architectures; et certaines
devenaient des amies, que j'avais à peine distinguées au début, qui
au mieux m'avaient paru laides et dont je n'aurais jamais cru qu'elles
fussent comme ces gens antipathiques au premier abord qu'on découvre
seulement tels qu'ils sont une fois qu'on les connaît bien. Entre les
deux états il y avait une vraie transmutation. D'autre part des phases
distinctes la première fois dans la musique entendue chez Mme Verdurin,
mais que je n'avais pas alors reconnues là, je les identifiais
maintenant avec des phrases des autres œuvres, comme cette phrase de la
Variation religieuse pour orgue qui, chez Mme Verdurin, avait passé
inaperçue pour moi dans le septuor, où pourtant, sainte qui avait
descendu les degrés du Sanctuaire, elle se trouvait mêlée aux fées
familières du musicien. D'autre part la phrase qui m'avait paru trop
peu mélodique, trop mécaniquement rythmée, de la joie titubante des
cloches de midi, maintenant c'était celle que j'aimais le mieux, soit
que je fusse habitué à sa laideur, soit que j'eusse découvert sa
beauté. Cette réaction sur la déception que causent d'abord les
chefs-d'œuvre, on peut en effet l'attribuer à un affaiblissement de
l'impression initiale ou à l'effort nécessaire pour dégager la
vérité. Deux hypothèses qui se représentent pour toutes les
questions importantes, les questions de la réalité de l'Art, de la
réalité de l'Éternité de l'âme; c'est un choix qu'il faut faire
entre elles; et pour la musique de Vinteuil, ce choix se représentait
à tout moment sous bien des formes. Par exemple cette musique me
semblait quelque chose de plus vrai que tous les livres connus. Par
instants je pensais que cela tenait à ce que ce qui est senti par nous
de la vie, ne l'étant pas sous formes d'idées, sa traduction
littéraire, c'est-à-dire intellectuelle en en rendant compte,
l'explique, l'analyse, mais ne le recompose pas comme la musique, où
les sons semblent prendre l'inflexion de l'être, reproduire cette
pointe intérieure et extrême des sensations qui est la partie qui nous
donne cette ivresse spécifique que nous retrouvons de temps en temps et
que quand nous disons: «Quel beau temps, quel beau soleil! » nous ne
faisons nullement connaître au prochain, en qui le même soleil et le
même temps éveillent des vibrations toutes différentes. Dans la
musique de Vinteuil, il y avait ainsi de ces visions qu'il est
impossible d'exprimer et presque défendu de constater, puisque, quand
au moment de s'endormir, on reçoit la caresse de leur irréel
enchantement, à ce moment même où la raison nous a déjà
abandonnés, les yeux se scellent et avant d'avoir eu le temps de
connaître non seulement l'ineffable mais l'invisible, on s'endort. Il
me semblait même quand je m'abandonnais à cette hypothèse où l'art
serait réel, que c'était même plus que la simple joie nerveuse d'un
beau temps ou d'une nuit d'opium que la musique peut rendre: une ivresse
plus réelle, plus féconde, du moins à ce que je pressentais. Il n'est
pas possible qu'une sculpture, une musique qui donne une émotion qu'on
sent plus élevée, plus pure, plus vraie, ne corresponde pas à une
certaine réalité spirituelle. Elle en symbolise sûrement une, pour
donner cette impression de profondeur et de vérité. Ainsi rien ne
ressemblait plus qu'une telle phrase de Vinteuil à ce plaisir
particulier que j'avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple
devant les clochers de Martinville, certains arbres d'une route de
Balbec ou, plus simplement, au début de cet ouvrage, en buvant une
certaine tasse de thé.
Sans pousser plus loin cette comparaison, je sentais que les rumeurs
claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où
il composait, promenaient devant mon imagination avec insistance, mais
trop rapidement pour qu'elle pût l'appréhender, quelque chose que je
pourrais comparer à la soierie embaumée d'un géranium. Seulement,
tandis que, dans le souvenir, ce vague peut être sinon approfondi, du
moins précisé grâce à un repérage de circonstances, qui expliquent
pourquoi une certaine saveur a pu nous rappeler des sensations
lumineuses, les sensations vagues données par Vinteuil venant non d'un
souvenir, mais d'une impression (comme celle des clochers de
Martinville), il aurait fallu trouver, de la fragrance de géranium de
sa musique, non une explication matérielle, mais l'équivalent profond,
la fête inconnue et colorée (dont ses œuvres semblaient les fragments
disjoints, les éclats aux cassures écarlates), le mode selon lequel il
«entendait» et projetait hors de lui l'univers. Cette qualité
inconnue d'un monde unique et qu'aucun autre musicien ne nous avait
jamais fait voir, peut-être est-ce en cela, disais-je à Albertine,
qu'est la preuve la plus authentique du génie, bien plus que dans le
contenu de l'œuvre elle-même. «Même en littérature? me demandait
Albertine. » «Même en littérature. » Et repensant à la monotonie des
œuvres de Vinteuil, j'expliquais à Albertine que les grands
littérateurs n'ont jamais fait qu'une seule œuvre, ou plutôt n'ont
jamais que réfracté à travers des milieux divers une même beauté
qu'ils apportent au monde. S'il n'était pas si tard, ma petite, lui
disais-je, je vous montrerais cela chez tous les écrivains que vous
lisez pendant que je dors, je vous montrerais la même identité que
chez Vinteuil. Ces phrases types, que vous commencez à reconnaître
comme moi, ma petite Albertine, les mêmes dans la sonate, dans le
septuor, dans les autres œuvres, ce serait par exemple, si vous voulez,
chez Barbey D'Aurevilly, une réalité cachée révélée par une trace
matérielle, la rougeur physiologique de l'Ensorcelée, d'Aimée de
Spens, de la Clotte, la main du Rideau Cramoisi, les vieux usages, les
vieilles coutumes, les vieux mots, les métiers anciens et singuliers
derrière lesquels il y a le Passé, l'histoire orale faite par les
pâtres du terroir, les nobles cités normandes parfumées d'Angleterre
et jolies comme un village d'Ecosse, la cause de malédictions contre
lesquelles on ne peut rien, la Vellini, le Berger, une même sensation
d'anxiété dans un passage, que ce soit la femme cherchant son mari dans
une _Vieille Maîtresse_, ouïe mari dans l'_Ensorcelée_ parcourant la
lande et l'Ensorcelée elle-même au sortir de la messe. Ce sont encore
des phrases types de Vinteuil que cette géométrie du tailleur de
pierre dans les romans de Thomas Hardy.
Les phrases de Vinteuil me firent penser à la petite phrase et je dis
à Albertine qu'elle avait été comme l'hymne national de l'amour de
Swann et d'Odette, «les parents de Gilberte que vous connaissez. Vous
m'avez dit qu'elle n'avait pas mauvais genre. Mais n'a-t-elle pas
essayé d'avoir des relations avec vous? Elle m'a parlé de vous.
»
«Oui, comme ses parents la faisaient chercher en voiture au cours par
les trop mauvais temps, je crois qu'elle me ramena une fois et
m'embrassa», dit-elle au bout d'un moment en riant et comme si c'était
une confidence amusante. «Elle me demanda tout d'un coup si j'aimais
les femmes. » (Mais si elle ne faisait que croire se rappeler que
Gilberte l'avait ramenée, comment pouvait-elle dire avec autant de
précision que Gilberte lui avait posé cette question bizarre? )
«Même, je ne sais quelle idée baroque me prit de la mystifier, je lui
répondis que oui. » (On aurait dit qu'Albertine craignait que Gilberte
m'eût raconté cela et qu'elle ne voulût pas que je constatasse
qu'elle me mentait. ) «Mais nous ne fîmes rien du tout. » (C'était
étrange, si elles avaient échangé ces confidences, qu'elles n'eussent
rien fait, surtout qu'avant cela même, elles s'étaient embrassées
dans la voiture, au dire d'Albertine. ) «Elle m'a ramené comme cela
quatre ou cinq fois, peut-être un peu plus, et c'est tout. » J'eus
beaucoup de peine à ne poser aucune question, mais me dominant pour
avoir l'air de n'attacher à tout cela aucune importance, je revins à
Thomas Hardy. «Rappelez-vous les tailleurs de pierre dans _Jude
l'obscur_, dans la _Bien-Aimée_, les blocs de pierre que le père
extrait de l'Ile venant par bateaux s'entasser dans l'atelier du fils
où elles deviennent statues; dans les _Yeux Bleus_ le parallélisme des
tombes, et aussi la ligne parallèle du bateau, et les wagons contigus
où sont les deux amoureux, et la morte; le parallélisme entre la
_Bien-Aimée_ où l'homme aime trois femmes et les _Yeux Bleus_ où la
femme aime trois hommes, etc. , et enfin tous ces romans superposables
les uns aux autres, comme les maisons verticalement entassées en
hauteur sur le sol pierreux de l'île. Je ne peux pas vous parler comme
cela en une minute des plus grands, mais vous verriez dans Stendhal un
certain sentiment de l'altitude se liant à la vie spirituelle: le lieu
élevé où Julien Sorel est prisonnier, la tour au haut de laquelle est
enfermée Fabrice, le clocher où l'Abbé Barnès s'occupe d'astrologie
et d'où Fabrice jette un si beau coup d'œil. Vous m'avez dit que vous
aviez vu certains tableaux de Vermeer, vous vous rendez bien compte que
ce sont les fragments d'un même monde, que c'est toujours, quelque
génie avec lequel ils soient recréés, la même table, le même tapis,
la même femme, la même nouvelle et unique beauté, énigme, à cette
époque où rien ne lui ressemble ni ne l'explique si on ne cherche pas
à l'apparenter par les sujets, mais à dégager l'impression
particulière que la couleur produit. Eh! bien cette beauté nouvelle,
elle reste identique dans toutes les œuvres de Dostoïevski, la femme
de Dostoïevski (aussi particulière qu'une femme de Rembrandt) avec son
visage mystérieux, dont la beauté avenante se change brusquement,
comme si elle avait joué la comédie de la bonté, en une insolence
terrible (bien qu'au fond il semble qu'elle soit plutôt bonne),
n'est-ce pas toujours la même, que ce soit Nastasia Philipovna
écrivant des lettres d'amour à Aglaé et lui avouant qu'elle la hait,
ou dans une visite entièrement identique à celle-là--à celle aussi
où Nastasia Philipovna insulte les parents de Vania--Grouchenka, aussi
gentille chez Katherina Ivanovna que celle-ci l'avait cru terrible, puis
brusquement dévoilant sa méchanceté en insultant Katherina Ivanovna
(bien que Grouchenka au fond soit bonne); Grouchenka, Nastasia, figures
aussi originales, aussi mystérieuses non pas seulement que les
courtisanes de Carpacio mais que la Bethsabée de Rembrandt. Comme, chez
Vermeer, il y a création d'une certaine âme, d'une certaine couleur
des étoffes et des lieux, il n'y a pas seulement chez Dostoïevski
création d'êtres mais de demeures, et la maison de l'Assassinat dans
_Crime et Châtiment_ avec son dvornik, n'est-elle pas presque aussi
merveilleuse que le chef-d'œuvre de la maison de l'Assassinat dans
Dostoïevski, cette sombre et si longue, et si haute, et si vaste maison
de Rogojine où il tue Nastasia Philipovna. Cette beauté nouvelle et
terrible d'une maison, cette beauté nouvelle et mixte d'un visage de
femme, voilà ce que Dostoïevski a apporté d'unique au monde, et les
rapprochements que des critiques littéraires peuvent faire entre lui et
Gogol, ou entre lui et Paul de Kock, n'ont aucun intérêt, étant
extérieurs à cette beauté secrète. Du reste si je t'ai dit que c'est
de roman à roman la même scène, c'est au sein d'un même roman que
les mêmes scènes, les mêmes personnages se reproduisent si le roman
est très long. Je pourrais te le montrer facilement dans la _Guerre et
la Paix_ et certaine scène dans une voiture. . . » «Je n'avais pas voulu
vous interrompre, mais puisque je vois que vous quittez Dostoïevski,
j'aurais peur d'oublier. Mon petit, qu'est-ce que vous avez voulu dire
l'autre jour quand vous m'avez dit: «C'est comme le côté Dostoïevski
de Mme de Sévigné. Je vous avoue que je n'ai pas compris. Cela me
semble tellement différent. » «Venez, petite fille, que je vous
embrasse pour vous remercier de vous rappeler si bien ce que je dis,
vous retournerez au pianola après. Et j'avoue que ce que j'avais dit
là était assez bête. Mais je l'avais dit pour deux raisons. La
première est une raison particulière. Il est arrivé que Mme de
Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevski, au lieu de présenter les
choses dans l'ordre logique, c'est-à-dire en commençant par la cause,
nous montre d'abord l'effet, l'illusion qui nous frappe. C'est ainsi que
Dostoïevski présente ses personnages. Leurs actions nous apparaissent
aussi trompeuses que ces effets d'Elstir où la mer a l'air d'être dans
le ciel. Nous sommes tout étonnés d'apprendre que cet homme sournois
est au fond excellent, ou le contraire». «Oui, mais un exemple pour
Mme de Sévigné». «J'avoue, lui répondis-je en riant, que c'est
très tiré par les cheveux, mais enfin je pourrais trouver des
exemples». --«Mais est-ce qu'il a jamais assassiné quelqu'un,
Dostoïevski? Les romans que je connais de lui pourraient tous s'appeler
l'Histoire d'un crime. C'est une obsession chez lui, ce n'est pas
naturel qu'il parle toujours de ça». «Je ne crois pas, ma petite
Albertine, je connais mal sa vie. Il est certain que comme tout le monde
il a connu le péché, sous une forme ou sous une autre, et probablement
sous une forme que les lois interdisent. En ce sens-là il devait être
un peu criminel, comme ses héros, qui ne le sont d'ailleurs pas tout à
fait, qu'on condamne avec des circonstances atténuantes. Et ce n'était
même peut-être pas la peine qu'il fût criminel. Je ne suis pas
romancier; il est possible que les créateurs soient tentés par
certaines formes de vie qu'ils n'ont pas personnellement éprouvées. Si
je viens avec vous à Versailles comme nous avons convenu, je vous
montrerai le portrait de l'honnête homme par excellence, du meilleur
des maris, Choderlos de Laclos qui a écrit le plus effroyablement
pervers des livres, et juste en face celui de Mme de Genlis qui écrivit
des contes moraux et ne se contenta pas de tromper la duchesse
d'Orléans, mais la supplicia en détournant d'elle ses enfants. Je
reconnais tout de même que chez Dostoïevski cette préoccupation de
l'assassinat a quelque chose d'extraordinaire et qui me le rend très
étranger. Je suis déjà stupéfait quand j'entends Baudelaire dire:
_Si le viol, le poignard, l'incendie
N'ont pas encore brodé de leurs plaisants dessins
Le canevas banal de nos piteux destins.
C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie. _
Mais je peux au moins croire que Baudelaire n'est pas sincère. Tandis
que Dostoïevski. . . . . . Tout cela me semble aussi loin de moi que
possible à moins que j'aie en moi des parties que j'ignore, car on ne
se réalise que successivement. Chez Dostoïevski je trouve des puits
excessivement profonds, mais sur quelques points, isolés de l'âme
humaine. Mais c'est un grand créateur. D'abord le monde qu'il peint a
vraiment l'air d'avoir été créé par lui. Tous ces bouffons qui
reviennent sans cesse, tous ces Lebedeff, Karamazoff, Ivolguine,
Segreff, cet incroyable cortège, c'est une humanité plus fantastique
que celle qui peuple la _Ronde de Nuit_ de Rembrandt. Et peut-être
n'est-elle fantastique que de la même manière, par l'éclairage et le
costume, et est-elle au fond courante. En tout cas elle est à la fois
pleine de vérités profondes et uniques, n'appartenant qu'à
Dostoïevski. Cela a presque l'air, ces bouffons, d'un emploi qui
n'existe plus, comme certains personnages de la comédie antique, et
pourtant comme ils révèlent des aspects vrais de l'âme humaine! Ce
qui m'assomme, c'est la manière solennelle dont on parle et dont on
écrit sur Dostoïevski. Avez-vous remarqué le rôle que l'amour-propre
et l'orgueil jouent chez ses personnages? On dirait que pour lui l'amour
et la haine la plus éperdue, la bonté et la traîtrise, la timidité
et l'insolence, ne sont que deux états d'une même nature,
l'amour-propre, l'orgueil empêchant Aglaé Nastasia, le Capitaine dont
Mitia tire la barbe, Krassotkine, l'ennemi-ami d'Alioscha, de se montrer
tels qu'ils sont en réalité. Mais il y a encore bien d'autres
grandeurs. Je connais très peu de ses livres. Mais n'est-ce pas un
motif sculptural et simple, digne de l'art le plus antique, une frise
interrompue et reprise où se déroulerait la vengeance et l'expiation,
que le crime du père Karamazoff engrossant la pauvre folle, le
mouvement mystérieux, animal, inexpliqué, par lequel la mère, étant
à son insu l'instrument des vengeances du destin, obéissant aussi
obscurément à son instinct de mère, peut-être à un mélange de
ressentiment et de reconnaissance physique pour le violateur, va
accoucher chez le père Karamazoff. Ceci c'est le premier épisode,
mystérieux, grand, auguste comme une création de la Femme dans les
sculptures d'Orvieto. Et en réplique, le second épisode plus de vingt
ans après, le meurtre du père Karamazoff, l'infamie sur la famille
Karamazoff par ce fils de la folle, Smerdiakoff, suivi peu après d'un
même acte aussi mystérieusement sculptural et inexpliqué, d'une
beauté aussi obscure et naturelle, que l'accouchement dans le jardin du
père Karamazoff, Smerdiakoff se pendant, son crime accompli. Quanta
Dostoïevski je ne le quittais pas tant que vous croyez en parlant de
Tolstoï qui l'a beaucoup imité. Chez Dostoïevski il y a, concentré
et grognon, beaucoup de ce qui s'épanouira chez Tolstoï. Il y a, chez
Dostoïevski, cette maussaderie anticipée des primitifs que les
disciples éclairciront». «Mon petit, comme c'est assommant que vous
soyez si paresseux. Regardez comme vous voyez la littérature d'une
façon plus intéressante qu'on ne nous la faisait étudier; les devoirs
qu'on nous faisait faire sur Esther: «Monsieur», vous vous rappelez»,
me dit-elle en riant, moins pour se moquer de ses maîtres et
d'elle-même que pour le plaisir de retrouver dans sa mémoire, dans
notre mémoire commune, un souvenir déjà un peu ancien. Mais tandis
qu'elle me parlait et comme je pensais à Vinteuil, à son tour c'était
l'autre hypothèse, l'hypothèse matérialiste, celle du néant qui se
présentait à moi. Je me mettais à douter, je me disais qu'après tout
il se pourrait que, si les phrases de Vinteuil semblaient l'expression
de certains états de l'âme analogues à celui que j'avais éprouvé en
goûtant la madeleine trempée dans la tasse de thé, rien ne m'assurait
que le vague de tels états fût une marque de leur profondeur, mais
seulement de ce que nous n'avons pas encore su les analyser, qu'il n'y
aurait donc rien de plus réel en eux que dans d'autres. Pourtant ce
bonheur, ce sentiment de certitude dans le bonheur pendant que je buvais
la tasse de thé, que je respirais aux Champs-Élysées une odeur de
vieux bois, ce n'était pas une illusion. En tout cas, me disait
l'esprit du doute, même si ces états sont dans la vie plus profonds
que d'autres, et sont inanalysables à cause de cela même, parce qu'ils
mettent en jeu trop de forces dont nous ne nous sommes pas encore rendu
compte, le charme de certaines phrases de Vinteuil fait penser à eux
parce qu'il est lui aussi inanalysable, mais cela ne prouve pas qu'il
ait la même profondeur; la beauté d'une phrase de musique pure paraît
facilement l'image ou du moins la parente d'une impression
intellectuelle que nous avons eue, mais simplement parce qu'elle est
inintellectuelle. Et pourquoi alors croyons-nous particulièrement
profondes ces phrases mystérieuses qui hantent certains ouvrages et ce
septuor de Vinteuil?
Ce n'était pas du reste que de la musique de lui que me jouait
Albertine; le pianola était par moments pour nous comme une lanterne
magique scientifique (historique et géographique) et sur les murs de
cette chambre de Paris, pourvue d'inventions plus modernes que celle de
Combray, je voyais, selon qu'Albertine jouait du Rameau ou du Borodine
s'étendre tantôt une tapisserie du XVIIIe siècle semée d'amours sur
un fond de roses, tantôt la steppe orientale où les sonorités
s'étouffent dans l'illimité des distances et le feutrage de la neige.
Et ces décorations fugitives étaient d'ailleurs les seules de ma
chambre, car si, au moment où j'avais hérité de ma tante Léonie, je
m'étais promis d'avoir des collections comme Swann, d'acheter des
tableaux, des statues, tout mon argent passait à avoir des chevaux, une
automobile, des toilettes pour Albertine. Mais ma chambre ne
contenait-elle pas une œuvre d'art plus précieuse que toutes
celles-là? C'était Albertine elle-même. Je la regardais. C'était
étrange pour moi de penser que c'était elle, elle que j'avais cru si
longtemps impossible même à connaître, qui aujourd'hui, bête sauvage
domestiquée, rosier à qui j'avais fourni le tuteur, le cadre,
l'espalier de sa vie, était ainsi assise, chaque jour, chez elle, près
de moi, devant le pianola, adossée à ma bibliothèque. Ses épaules
que j'avais vues baissées et sournoises quand elle rapportait les clubs
de golf, s'appuyaient à mes livres. Ses belles jambes, que le premier
jour j'avais imaginées avec raison avoir manœuvré pendant toute son
adolescence les pédales d'une bicyclette, montaient et descendaient
tour à tour sur celles du pianola où Albertine devenue d'une
élégance qui me la faisait sentir plus à moi, parce que c'était de
moi qu'elle lui venait, posait ses souliers en toile d'or. Ses doigts,
jadis familiers du guidon, se posaient maintenant sur les touches comme
ceux d'une Sainte Cécile. Son cou dont le tour, vu de mon lit, était
plein et fort, à cette distance et sous la lumière de la lampe
paraissait plus rose, moins rose pourtant que son visage incliné de
profil, auquel mes regards, venant des profondeurs de moi-même,
chargés de souvenirs et brûlants de désir, ajoutaient un tel
brillant, une telle intensité de vie que son relief semblait s'enlever
et tourner avec la même puissance presque magique que le jour, à
l'hôtel de Balbec, où ma vue était brouillée par mon trop grand
désir de l'embrasser; j'en prolongeais chaque surface au delà de ce
que j'en pouvais voir et sous ce qui me le cachait et ne me faisait que
mieux sentir--paupières qui fermaient à demi les yeux, chevelure qui
cachait le haut des joues--le relief de ces plans superposés. Ses yeux
luisaient comme, dans un minerai où l'opale est encore engaînée, les
deux plaques seules encore polies, qui, devenues plus brillantes que du
métal, font apparaître, au milieu de la matière aveugle qui les
surplombe, comme les ailes de soie mauve d'un papillon qu'on aurait mis
sous verre. Ses cheveux noirs et crespelés, montrant des ensembles
différents selon qu'elle se tournait vers moi pour me demander ce
qu'elle devait jouer, tantôt une aile magnifique, aiguë à sa pointe,
large à sa base, noire, empennée et triangulaire, tantôt tressant le
relief de leurs boucles en une chaîne puissante et variée, pleine de
crêtes, de lignes de partage, de précipices, avec leur fouetté si
riche et si multiple, semblaient dépasser la variété que réalise
habituellement la nature, et répondre plutôt au désir d'un sculpteur
qui accumule les difficultés pour faire valoir la souplesse, la fougue,
le fondu, la vie de son exécution, et faisaient ressortir davantage, en
les interrompant pour les recouvrir, la courbe animée et comme la
rotation du visage lisse et rose, du mat verni d'un bois peint. Et par
contraste avec tant de relief, par l'harmonie aussi qui les unissait à
elle, qui avait adapté son attitude à leur forme et à leur
utilisation, le pianola qui la cachait à demi comme un buffet d'orgue,
la bibliothèque, tout ce coin de la chambre semblait réduit à n'être
plus que le sanctuaire éclairé, la crèche de cet ange musicien,
œuvre d'art qui, tout à l'heure, par une douce magie, allait se
détacher de sa niche et offrir à mes baisers sa substance précieuse
et rose. Mais non, Albertine n'était nullement pour moi une œuvre
d'art. Je savais ce que c'était qu'admirer une femme d'une façon
artistique, j'avais connu Swann. De moi-même d'ailleurs j'étais, de
n'importe quelle femme qu'il s'agît, incapable de le faire, n'ayant
aucune espèce d'esprit d'observation extérieure, ne sachant jamais ce
qu'était ce que je voyais, et j'étais émerveillé quand Swann
ajoutait rétrospectivement pour moi une dignité artistique--en la
comparant, comme il se plaisait à le faire galamment devant elle-même,
à quelque portrait de Luini, en retrouvant dans sa toilette, la robe ou
les bijoux d'un tableau de Giorgione--à une femme qui m'avait semblé
insignifiante. Rien de tel chez moi. Le plaisir et la peine qui me
venaient d'Albertine ne prenaient jamais pour m'atteindre le détour du
goût et de l'intelligence; même, pour dire vrai, quand je commençais
à regarder Albertine comme un ange musicien merveilleusement patiné et
que je me félicitais de posséder, elle ne tardait pas à me devenir
indifférente; je m'ennuyais bientôt auprès d'elle, mais ces
instants-là duraient peu: on n'aime que ce en quoi on poursuit quelque
chose d'inaccessible, on n'aime que ce qu'on ne possède pas, et bien
vite, je me remettais à me rendre compte que je ne possédais pas
Albertine. Dans ses yeux je voyais passer tantôt l'espérance, tantôt
le souvenir, peut-être le regret, de joies que je ne devinais pas,
auxquelles dans ce cas elle préférait renoncer plutôt que de me les
dire, et que, n'en saisissant que certaines lueurs dans ses prunelles,
je n'apercevais pas plus que le spectateur qu'on n'a pas laissé entrer
dans la salle et qui, collé au carreau vitré de la porte, ne peut rien
apercevoir de ce qui se passe sur la scène. Je ne sais si c'était le
cas pour elle, mais c'est une étrange chose, comme un témoignage chez
les plus incrédules d'une croyance au bien, que cette persévérance
dans le mensonge qu'ont tous ceux qui nous trompent. On aurait beau leur
dire que leur mensonge fait plus de peine que l'aveu, ils auraient beau
s'en rendre compte, qu'ils mentiraient encore l'instant d'après, pour
rester conformes à ce qu'ils nous ont dit d'abord que nous étions pour
eux. C'est ainsi qu'un athée qui tient à la vie, se fait tuer pour no
pas donner un démenti à l'idée qu'on a de sa bravoure. Pendant ces
heures, quelquefois je voyais flotter sur elle, dans ses regards, dans
sa moue, dans son sourire, le reflet de ces spectacles intérieurs dont
la contemplation la faisait ces soirs-là dissemblable, éloignée de
moi à qui ils étaient refusés. «À quoi pensez-vous, ma chérie? »
«Mais à rien. » Quelque fois, pour répondre à ce reproche que je lui
faisais de ne me rien dire, tantôt elle me disait des choses qu'elle
n'ignorait pas que je savais aussi bien que tout le monde (comme ces
hommes d'État qui ne vous annonceraient pas la plus petite nouvelle,
mais vous parlent en revanche de celle qu'on a pu lire dans les journaux
de la veille), tantôt elle me racontait sans précision aucune, en des
sortes de fausses confidences, des promenades en bicyclette qu'elle
faisait à Balbec, l'année avant de me connaître. Et comme si j'avais
deviné juste autrefois, en inférant de lui qu'elle devait être une
jeune fille très libre, faisant de très longues parties, l'évocation
qu'elle faisait de ces promenades insinuait entre les lèvres
d'Albertine ce même mystérieux sourire qui m'avait séduit les
premiers jours sur la digue de Balbec. Elle me parlait aussi de ces
promenades qu'elle avait faites avec des amies, dans la campagne
hollandaise, de ses retours le soir à Amsterdam, à des heures
tardives, quand une foule compacte et joyeuse de gens qu'elle
connaissait presque tous emplissait les rues, les bords des canaux, dont
je croyais voir se refléter dans les yeux brillants d'Albertine, comme
dans les glaces incertaines d'une rapide voiture, les feux innombrables
et fuyants. Comme la soi-disant curiosité esthétique mériterait
plutôt le nom d'indifférence auprès de la curiosité douloureuse,
inlassable, que j'avais des lieux où Albertine avait vécu, de ce
qu'elle avait pu faire tel soir, des sourires, des regards qu'elle avait
eus, des mots qu'elle avait dits, des baisers qu'elle avait reçus. Non,
jamais la jalousie que j'avais eue un jour de Saint-Loup, si elle avait
persisté, ne m'eût donné cette immense inquiétude. Cet amour entre
femmes était quelque chose de trop inconnu, dont rien ne permettait
d'imaginer avec certitude, avec justesse, les plaisirs, la qualité. Que
de gens, que de lieux (même qui ne la concernaient pas directement, de
vagues lieux de plaisir où elle avait pu en goûter), que de milieux
(où il y a beaucoup de monde, où on est frôlé) Albertine--comme une
personne qui faisant passer sa suite, toute une société, au contrôle
devant elle, la fait entrer au théâtre,--du seuil de mon imagination
ou de mon souvenir, où je ne me souciais pas d'eux, avait introduits
dans mon cœur! Maintenant la connaissance que j'avais d'eux était
interne, immédiate, spasmodique, douloureuse. L'amour, c'est l'espace
et le temps rendus sensibles au cœur.
Et peut-être pourtant, entièrement fidèle je n'eusse pas souffert
d'infidélités que j'eusse été incapable de concevoir, mais ce qui me
torturait à imaginer chez Albertine, c'était mon propre désir
perpétuel de plaire à de nouvelles femmes, d'ébaucher de nouveaux
romans, c'était de lui supposer ce regard que je n'avais pu, l'autre
jour, même à côté d'elle, m'empêcher de jeter sur les jeunes
cyclistes assises aux tables du bois de Boulogne. Comme il n'est de
connaissance, on peut presque dire qu'il n'est de jalousie que de
soi-même. L'observation compte peu. Ce n'est que du plaisir ressenti
par soi-même qu'on peut tirer savoir et douleur.
Par instants, dans les yeux d'Albertine, dans la brusque inflammation de
son teint, je sentais comme un éclair de chaleur passer furtivement
dans des régions plus inaccessibles pour moi que le ciel, et où
évoluaient les souvenirs, à moi inconnus, d'Albertine. Alors cette
beauté qu'en pensant aux années successives où j'avais connu
Albertine soit sur la plage de Balbec, soit à Paris, je lui avais
trouvée depuis peu et qui consistait en ce que mon amie se développait
sur tant de plans et contenait tant de jours écoulés, cette beauté
prenait pour moi quelque chose de déchirant. Alors sous ce visage
rosissant, je sentais se creuser comme un gouffre l'inexhaustible espace
des soirs où je n'avais pas connu Albertine. Je pouvais bien prendre
Albertine sur mes genoux, tenir sa tête dans mes mains; je pouvais la
caresser, passer longuement mes mains sur elle, mais, comme si j'eusse
manié une pierre qui enferme la saline des océans immémoriaux ou le
rayon d'une étoile, je sentais que je touchais seulement l'enveloppe
close d'un être qui par l'intérieur accédait à l'infini. Combien je
souffrais de cette position où nous a réduits l'oubli de la nature
qui, en instituant la division des corps, n'a pas songé à rendre
possible l'interpénétration des âmes (car si son corps était au
pouvoir du mien, sa pensée échappait aux prises de ma pensée). Et je
me rendais compte qu'Albertine n'était pas même pour moi la
merveilleuse captive dont j'avais cru enrichir ma demeure, tout en y
cachant aussi parfaitement sa présence, même à ceux qui venaient me
voir et qui ne la soupçonnaient pas, au bout du couloir, dans la
chambre voisine, que ce personnage dont tout le monde ignorait qu'il
tenait enfermée dans une bouteille la Princesse de la Chine; m'invitant
sous une forme pressante, cruelle et sans issue, à la recherche du
passé, elle était plutôt comme une grande déesse du Temps. Et s'il a
fallu que je perdisse pour elle des années, ma fortune,--et pourvu que
je puisse me dire, ce qui n'est pas sûr, hélas, qu'elle n'y a, elle,
pas perdu,--je n'ai rien à regretter. Sans doute la solitude eût mieux
valu, plus féconde, moins douloureuse. Mais si j'avais mené la vie de
collectionneur que me conseillait Swann, (que me reprochait de ne pas
connaître M. de Charlus, quand avec un mélange d'esprit, d'insolence
et de goût il me disait: «Comme c'est laid chez vous! ») quelles
statues, quels tableaux longuement poursuivis, enfin possédés, ou
même, à tout mettre au mieux, contemplés avec désintéressement,
m'eussent, comme la petite blessure qui se cicatrisait assez vite, mais
que la maladresse inconsciente d'Albertine, des indifférents, ou de mes
propres pensées ne tardaient pas à rouvrir, donné accès hors de
moi-même, sur ce chemin de communication privé, mais qui donne sur la
grande route où passe ce que nous ne connaissons que du jour où nous
en avons souffert, la vie des autres?
Quelquefois il faisait un si beau clair de lune, qu'une heure après
qu'Albertine était couchée, j'allais jusqu'à son lit pour lui dire de
regarder la fenêtre. Je suis sûr que c'est pour cela que j'allais dans
sa chambre et non pour m'assurer qu'elle y était bien. Quelle apparence
qu'elle pût et souhaitât s'en échapper? Il eût fallu une collusion
invraisemblable avec Françoise. Dans la chambre sombre, je ne voyais
rien que sur la blancheur de l'oreiller un mince diadème de cheveux
noirs. Mais j'entendais la respiration d'Albertine. Son sommeil était
si profond que j'hésitais d'abord à aller jusqu'au lit. Puis, je
m'asseyais au bord. Le sommeil continuait de couler avec le même
murmure. Ce qui est impossible à dire c'est à quel point ses réveils
étaient gais. Je l'embrassais, je la secouais. Aussitôt elle
s'arrêtait de dormir, mais, sans même l'intervalle d'un instant,
éclatait de rire, me disant en nouant ses bras à mon cou: «J'étais
justement en train de me demander si tu ne viendrais pas», et elle
riait tendrement de plus belle. On aurait dit que sa tête charmante,
quand elle dormait, n'était pleine que de gaîté, de tendresse et de
rire. Et en l'éveillant j'avais seulement, comme quand on ouvre un
fruit, fait fuser le jus jaillissant qui désaltère.
L'hiver cependant finissait; la belle saison revint, et souvent comme
Albertine venait seulement de me dire bonsoir, ma chambre, mes rideaux,
le mur au-dessus des rideaux étant encore tout noirs, dans le jardin
des religieuses voisines, j'entendais, riche et précieuse dans le
silence comme un harmonium d'église, la modulation d'un oiseau inconnu
qui, sur le mode lydien, chantait déjà matines et au milieu de mes
ténèbres mettait la riche note éclatante du soleil qu'il voyait. Une
fois même, nous entendîmes tout d'un coup la cadence régulière d'un
appel plaintif. C'étaient les pigeons qui commençaient à roucouler.
«Cela prouve qu'il fait déjà jour», dit Albertine; et le sourcil
presque froncé, comme si elle manquait en vivant chez moi les plaisirs
de la belle saison, «le printemps est commencé pour que les pigeons
soient revenus». La ressemblance entre leur roucoulement et le chant du
coq était aussi profonde et aussi obscure que, dans le septuor de
Vinteuil, la ressemblance entre le thème de l'adagio et celui du
dernier morceau, qui est bâti sur le même thème-clef que le premier
mais tellement transformé par les différences de tonalité, de mesure,
que le public profane s'il ouvre un ouvrage sur Vinteuil, est étonné
de voir qu'ils sont bâtis tous trois sur les quatre mêmes notes,
quatre notes qu'il peut d'ailleurs jouer d'un doigt au piano sans
retrouver aucun des trois morceaux. Tel ce mélancolique morceau
exécuté par les pigeons était une sorte de chant du coq en mineur,
qui ne s'élevait pas vers le ciel, ne montait pas verticalement, mais
régulier comme le braiement d'un âne, enveloppé de douceur, allait
d'un pigeon à l'autre sur une même ligne horizontale, et jamais ne se
redressait, ne changeait sa plainte latérale en ce joyeux appel
qu'avaient poussé tant de fois l'allegro de l'introduction et le
finale.
Bientôt les nuits raccourcirent davantage et avant les heures anciennes
du matin, je voyais déjà dépasser des rideaux de ma fenêtre la
blancheur quotidiennement accrue du jour. Si je me résignais à laisser
encore mener à Albertine cette vie, où, malgré ses dénégations, je
sentais qu'elle avait l'impression d'être prisonnière, c'était
seulement parce que chaque jour j'étais sûr que le lendemain je
pourrais me mettre, en même temps qu'à travailler, à me lever, à
sortir, à préparer un départ pour quelque propriété que nous
achèterions et où Albertine pourrait mener plus librement et sans
inquiétude pour moi la vie de campagne ou de mer, de navigation ou de
chasse, qui lui plairait. Seulement, le lendemain, ce temps passé que
j'aimais et détestais tour à tour en Albertine, il arrivait que (comme
quand il est le présent, entre lui et nous, chacun, par intérêt, ou
politesse, ou pitié, travaille à tisser un rideau de mensonges que
nous prenons pour la réalité), rétrospectivement une des heures qui
le composaient, et même de celles que j'avais cru connaître, me
présentait tout d'un coup un aspect qu'on n'essayait plus de me voiler
et qui était alors tout différent de celui sous lequel elle m'était
apparue. Derrière tel regard, à la place de la bonne pensée que
j'avais cru y voir autrefois, c'était un désir insoupçonné
jusque-là qui se révélait, m'aliénant une nouvelle partie de ce
cœur d'Albertine que j'avais cru assimilé au mien. Par exemple, quand
Andrée avait quitté Balbec au mois de juillet, Albertine ne m'avait
jamais dit qu'elle dût bientôt la revoir, et je pensais qu'elle
l'avait revue même plus tôt qu'elle n'eût cru, puisque, à cause de
la grande tristesse que j'avais eue à Balbec, cette nuit du 14
septembre, elle m'avait fait ce sacrifice de ne pas y rester et de
revenir tout de suite à Paris. Quand elle était arrivée le 15, je lui
avais demandé d'aller voir Andrée et lui avais dit: «A-t-elle été
contente de vous revoir? » Or un jour Mme Bontemps était venue pour
apporter quelque chose à Albertine; je la vis un instant et lui dis
qu'Albertine était sortie avec Andrée: «Elles sont allées se
promener dans la campagne. » «Oui, me répondit Mme Bontemps. Albertine
n'est pas difficile en fait de campagne. Ainsi il y a trois ans, tous
les jours il fallait aller aux Buttes-Chaumont. » À ce nom de
Buttes-Chaumont, où Albertine m'avait dit n'être jamais allée, ma
respiration s'arrêta un instant. La réalité est la plus habile des
ennemies. Elle prononce ses attaques sur les points de notre cœur où
nous ne les attendions pas, et où nous n'avions pas préparé de
défense. Albertine avait-elle menti à sa tante, alors, en lui disant
qu'elle allait tous les jours aux Buttes-Chaumont, à moi, depuis, en me
disant qu'elle ne les connaissait pas? «Heureusement, ajouta Mme
Bontemps, que cette pauvre Andrée va bientôt partir pour une campagne
plus vivifiante, pour la vraie campagne, elle en a bien besoin, elle a
si mauvaise mine. Il est vrai qu'elle n'a pas eu cet été le temps
d'air qui lui est nécessaire. Pensez qu'elle a quitté Balbec à la fin
de juillet, croyant revenir en septembre, et comme son frère s'est
démis le genou, elle n'a pas pu revenir. » Alors Albertine l'attendait
à Balbec et me l'avait caché. Il est vrai que c'était d'autant plus
gentil de m'avoir proposé de revenir. À moins que. . . «Oui, je me
rappelle qu'Albertine m'avait parlé de cela (ce n'était pas vrai).
Quand donc a eu lieu cet accident? Tout cela est un peu brouillé dans
ma tête. » «Mais à mon sens, il a eu lieu juste à point, car un jour
plus tard, la location de la villa était commencée et la grand'mère
d'Andrée aurait été obligée de payer un mois inutile. Il s'est
cassé la jambe le 14 septembre, elle a eu le temps de télégraphier à
Albertine le 15 au matin qu'elle ne viendrait pas et Albertine de
prévenir l'agence. Un jour plus tard, cela courait jusqu'au 15
octobre. » Ainsi sans doute quand Albertine changeant d'avis, m'avait
dit: «Partons ce soir», ce qu'elle voyait c'était un appartement,
celui de la grand'mère d'Andrée, où, dès notre retour, elle allait
pouvoir retrouver l'amie que, sans que je m'en doutasse, elle avait cru
revoir bientôt à Balbec. Les paroles si gentilles, pour revenir avec
moi, qu'elle avait eues, en contraste avec son opiniâtre refus d'un peu
avant, j'avais cherché à les attribuer à un revirement de son bon
cœur. Elles étaient tout simplement le reflet d'un changement
intervenu dans une situation que nous ne connaissons pas, et qui est
tout le secret de la variation de la conduite des femmes qui ne nous
aiment pas. Elles nous refusent obstinément un rendez-vous pour le
lendemain, parce qu'elles sont fatiguées, parce que leur grand-père
exige qu'elles dînent chez lui: «Mais venez après», insistons-nous.
«Il me retient très tard. II pourra me raccompagner. » Simplement
elles ont un rendez-vous avec quelqu'un qui leur plaît. Soudain
celui-ci n'est plus libre. Et elles viennent nous dire le regret de nous
avoir fait de la peine, qu'envoyant promener leur grand-père, elles
resteront auprès de nous, ne tenant à rien d'autre. J'aurais dû
reconnaître ces phrases dans le langage que m'avait tenu Albertine, le
jour de mon départ de Balbec, mais pour interpréter ce langage
j'aurais dû me souvenir alors de deux traits particuliers du caractère
d'Albertine qui me revenaient maintenant à l'esprit, l'un pour me
consoler, l'autre pour me désoler, car nous trouvons de tout dans notre
mémoire; elle est une espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie,
où on met au hasard la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt
sur un poison dangereux. Le premier trait, le consolant, fut cette
habitude de faire servir une même action au plaisir de plusieurs
personnes, cette utilisation multiple de ce qu'elle faisait, qui était
caractéristique chez Albertine. C'était bien dans son caractère,
revenant à Paris (le fait qu'Andrée ne revenait pas pouvait lui rendre
incommode de rester à Balbec sans que cela signifiât qu'elle ne
pouvait pas se passer d'Andrée), de tirer de ce seul voyage une
occasion de toucher deux personnes qu'elle aimait sincèrement, moi, en
me faisant croire que c'était pour ne pas me laisser seul, pour que je
ne souffrisse pas, par dévouement pour moi, Andrée, en la persuadant
que, du moment qu'elle ne venait pas à Balbec, elle ne voulait pas y
rester un instant de plus, qu'elle n'avait prolongé son séjour que
pour la voir et qu'elle accourait dans l'instant vers elle. Or, le
départ d'Albertine avec moi succédait en effet d'une façon si
immédiate d'une part à mon chagrin, à mon désir de revenir à Paris,
d'autre part à la dépêche d'Andrée, qu'il était tout naturel
qu'Andrée et moi, ignorant respectivement elle mon chagrin, moi sa
dépêche, nous eussions pu croire que le départ d'Albertine était
l'effet de la seule cause que chacun de nous connût et qu'il suivait en
effet à si peu d'heures de distance et si inopinément. Et dans ce cas,
je pouvais encore croire que m'accompagner avait été le but réel
d'Albertine, qui n'avait pas voulu négliger pourtant une occasion de
s'en faire un titre à la gratitude d'Andrée. Mais malheureusement je
me rappelai presque aussitôt un autre trait de caractère d'Albertine,
et qui était la vivacité avec laquelle la saisissait la tentation
irrésistible d'un plaisir. Or je me rappelais, quand elle eut décidé
de partir, quelle impatience elle avait d'arriver au tram, comme elle
avait bousculé le Directeur qui, en cherchant à nous retenir, aurait
pu nous faire manquer l'omnibus, les haussements d'épaule de connivence
qu'elle me faisait et dont j'avais été si touché, quand, dans le
tortillard, M. de Cambremer nous avait demandé si nous ne pouvions pas
«remettre à huitaine». Oui, ce qu'elle voyait devant ses yeux à ce
moment-là, ce qui la rendait si fiévreuse de partir, ce qu'elle était
impatiente de retrouver, c'était cet appartement inhabité que j'avais
vu une fois, appartenant à la grand'mère d'Andrée, laissé à la
garde d'un vieux valet de chambre, appartement luxueux, en plein midi,
mais si vide, si silencieux que le soleil avait l'air de mettre des
housses sur le canapé, sur les fauteuils de la chambre où Albertine et
Andrée demanderaient au gardien respectueux, peut-être naïf,
peut-être complice, de les laisser se reposer. Je la voyais tout le
temps maintenant, vide, avec un lit ou un canapé, cette chambre, où,
chaque fois qu'Albertine avait l'air pressé et sérieux, elle partait
pour retrouver son amie, sans doute arrivée avant elle parce qu'elle
était plus libre. Je n'avais jamais pensé jusque-là à cet
appartement qui maintenant avait pour moi une horrible beauté.
L'inconnu de la vie des êtres est comme celui de la nature, que chaque
découverte scientifique ne fait que reculer mais n'annule pas. Un
jaloux exaspère celle qu'il aime en la privant de mille plaisirs sans
importance, mais ceux qui sont le fond de la vie de celle-ci, elle les
abrite là où, dans les moments où son intelligence croit montrer le
plus de perspicacité et où les tiers le renseignent le mieux, il n'a
pas idée de chercher. Enfin du moins Andrée allait partir.
contraire de notre désir (lequel est de vivre toujours avec celle que
nous aimons) mais c'est aussi cette impossibilité de vivre ensemble qui
fait notre souffrance quotidienne, souffrance préférée par nous à
celle de la séparation et qui finira malgré nous par nous séparer.
D'habitude, pas tout d'un coup cependant. Le plus souvent il arrive--ce
ne fut pas, on le verra, mon cas avec Albertine--que, quelque temps
après les paroles auxquelles on ne croyait pas, on met en action un
essai informe de séparation voulue, non douloureuse, temporaire. On
demande à la femme, pour qu'ensuite elle se plaise mieux avec nous,
pour que nous échappions d'autre part momentanément à des tristesses
et des fatigues continuelles, d'aller faire sans nous, ou de nous
laisser faire sans elle, un voyage de quelques jours, les
premiers--depuis bien longtemps--passés, ce qui nous eût semblé
impossible, sans elle. Très vite elle revient prendre sa place à notre
foyer. Seulement cette séparation, courte, mais réalisée, n'est pas
aussi arbitrairement décidée et aussi certainement la seule que nous
nous figurons. Les mêmes tristesses recommencent, la même difficulté
de vivre ensemble s'accentue, seule la séparation n'est plus quelque
chose d'aussi difficile; on a commencé par en parler, on l'a ensuite
exécutée sous une forme amiable. Mais ce ne sont que des prodromes que
nous n'avons pas reconnus. Bientôt à la séparation momentanée et
souriante succédera la séparation atroce et définitive que nous avons
préparée sans le savoir.
«Venez dans ma chambre dans cinq minutes pour que je puisse vous voir
un peu, mon petit chéri. Vous serez plein de gentillesse. Mais je
m'endormirai vite après, car je suis comme une morte. » Ce fut une
morte en effet que je vis quand j'entrai ensuite dans sa chambre. Elle
s'était endormie, aussitôt couchée, ses draps roulés comme un suaire
autour de son corps avaient pris, avec leurs beaux plis, une rigidité
de pierre On eût dit, comme dans certains Jugements Derniers du
Moyen-Âge, que la tête seule surgissait hors de la tombe, attendant
dans son sommeil la trompette de l'archange. Cette tête avait été
surprise par le sommeil presque renversée, les cheveux hirsutes. Et en
voyant ce corps insignifiant couché là, je me demandais quelle table
de logarithmes il constituait pour que toutes les actions auxquelles il
avait pu être mêlé, depuis un poussement de coude jusqu'à un
frôlement de robe, pussent me causer, étendues à l'infini de tous les
points qu'il avait occupé dans l'espace et dans le temps, et de temps
à autre brusquement revivifiées dans mon souvenir, des angoisses si
douloureuses, et que je savais pourtant déterminées par des
mouvements, des désirs d'elle qui m'eussent été chez une autre, chez
elle-même, cinq ans avant, cinq ans après, si indifférents. Tout cela
était mensonge, mais mensonge pour lequel je n'avais le courage de
chercher d'autre solution que ma mort. Ainsi je restais, dans la pelisse
que je n'avais pas encore retirée depuis mon retour de chez les
Verdurin, devant ce corps tordu, cette figure allégorique de quoi? de
ma mort? de mon amour? Bientôt je commençai à entendre sa respiration
égale. J'allai m'asseoir au bord de son lit pour faire cette cure
calmante de brise et de contemplation. Puis je me retirai tout doucement
pour ne pas la réveiller.
Il était si tard que, dès le matin, je recommandai à Françoise de
marcher bien doucement quand elle aurait à passer devant sa chambre.
Aussi Françoise, persuadée que nous avions passé la nuit dans ce
qu'elle appelait des orgies, recommanda ironiquement aux autres
domestiques de ne pas «éveiller la Princesse». Et c'était une des
choses que je craignais, que Françoise un jour ne pût plus se
contenir, fût insolente avec Albertine et que cela n'amenât des
complications dans notre vie. Françoise n'était plus alors, comme à
l'époque où elle souffrait de voir Eulalie bien traitée par ma tante,
d'âge à supporter vaillamment sa jalousie. Celle-ci altérait,
paralysait le visage de notre servante à tel point que par moments je
me demandais si, sans que je m'en fusse aperçu, elle n'avait pas eu, à
la suite de quelque crise de colère, une petite attaque. Ayant ainsi
demandé qu'on préservât le sommeil d'Albertine, je ne pus moi-même
en trouver aucun. J'essayais de comprendre quel était le véritable
état d'esprit d'Albertine. Par la triste comédie que j'avais jouée,
est-ce à un péril réel que j'avais paré, et, malgré qu'elle
prétendit se sentir si heureuse à la maison, avait-elle eu vraiment
par moments l'idée de vouloir sa liberté, ou au contraire fallait-il
croire ses paroles? Laquelle des deux hypothèses était la vraie? S'il
m'arrivait souvent, s'il devait m'arriver surtout d'étendre un cas de
ma vie passée jusqu'aux dimensions de l'histoire, quand je voulais
essayer de comprendre un événement politique, inversement, ce
matin-là, je ne cessai d'identifier, malgré tant de différences et
pour tâcher d'en comprendre la portée, notre scène de la veille avec
un incident diplomatique qui venait d'avoir lieu. J'avais peut-être le
droit de raisonner ainsi. Car il était bien probable qu'à mon insu
l'exemple de M. de Charlus m'avait guidé dans cette scène mensongère
que je lui avais si souvent vu jouer avec tant d'autorité; et d'autre
part, était-elle chez lui, autre chose qu'une inconsciente importation
dans le domaine de la vie privée, de la tendance profonde de sa race
allemande, provocatrice par ruse et, par orgueil, guerrière s'il e
faut. Diverses personnes, parmi lesquelles le prince de Monaco, ayant
suggéré au Gouvernement français l'idée, que, s'il ne se séparait
pas de M. Delcassé, l'Allemagne menaçante ferait effectivement la
guerre, le Ministre des Affaires étrangères avait été prié de
démissionner. Donc le Gouvernement français avait admis l'hypothèse
d'une intention de nous faire la guerre si nous ne cédions pas. Mais
d'autres personnes pensaient qu'il ne s'était agi que d'un simple
«bluff» et que si la France avait tenu bon l'Allemagne n'eût pas
tiré l'épée. Sans doute le scénario était non seulement différent,
mais presque inverse, puisque la menace de rompre avec moi n'avait
jamais été proférée par Albertine; mais un ensemble d'impressions
avait amené chez moi la croyance qu'elle y pensait, comme le
Gouvernement français avait eu cette croyance pour l'Allemagne. D'autre
part, si l'Allemagne désirait la paix, avoir provoqué chez le
gouvernement français l'idée qu'elle voulait la guerre était une
contestable et dangereuse habileté. Certes, ma conduite avait été
assez adroite, si c'était la pensée que je ne me déciderais jamais à
rompre avec elle qui provoquait chez Albertine de brusques désirs
d'indépendance. Et n'était-il pas difficile de croire qu'elle n'en
avait pas, de se refuser à voir toute une vie secrète en elle,
dirigée vers la satisfaction de son vice, rien qu'à la colère avec
laquelle elle avait appris que j'étais allé chez les Verdurin,
s'écriant: «J'en étais sûre», et achevant de tout dévoiler en
disant: «Ils devaient avoir Mlle Vinteuil chez eux. » Tout cela
corroboré par la rencontre d'Albertine et de Mme Verdurin que m'avait
révélée Andrée. Mais peut-être pourtant ces brusques désirs
d'indépendance, me disais-je, quand j'essayais d'aller contre mon
instinct, étaient causés--à supposer qu'ils existassent--ou
finiraient par l'être, par l'idée contraire, à savoir que je n'avais
jamais eu l'intention de l'épouser, que c'était quand je faisais,
comme involontairement, allusion à notre séparation prochaine que je
disais la vérité, que je la quitterais de toute façon un jour ou
l'autre, croyance que ma scène de ce soir n'aurait pu alors que
fortifier et qui pouvait finir par engendrer chez elle cette
résolution: «Si cela doit fatalement arriver un jour ou l'autre,
autant en finir tout de suite. » Les préparatifs de guerre que le plus
faux des adages préconise pour faire triompher la volonté de paix,
créent au contraire d'abord la croyance chez chacun des deux
adversaires que l'autre veut la rupture, croyance qui amène la rupture,
et, quand elle a eu lieu, cette autre croyance chez chacun des deux que
c'est l'autre qui l'a voulue. Même si la menace n'était pas sincère,
son succès engage à la recommencer. Mais le point exact jusqu'où le
bluff peut réussir est difficile à déterminer; si l'un va trop loin,
l'autre qui avait jusque là cédé, s'avance à son tour; le premier,
ne sachant plus changer de méthode, habitué à l'idée qu'avoir l'air
de ne pas craindre la rupture est la meilleure manière de l'éviter (ce
que j'avais fait ce soir avec Albertine), et d'ailleurs poussé à
préférer, par fierté, succomber plutôt que de céder, persévère
dans sa menace jusqu'au moment où personne ne peut plus reculer. Le
bluff peut aussi être mêlé à la sincérité, alterner avec elle, et
il est possible que ce qui était un jeu hier devienne une réalité
demain. Enfin il peut arriver aussi qu'un des adversaires soit
réellement résolu à la guerre, il se pouvait qu'Albertine, par
exemple, eût l'intention tôt ou tard de ne plus continuer cette vie,
ou au contraire que l'idée ne lui en fût jamais venue à l'esprit, et
que mon imagination l'eût inventée de toutes pièces. Telles furent
les différentes hypothèses que j'envisageai pendant qu'elle dormait ce
matin-là. Pourtant quant à la dernière, je peux dire que je n'ai
jamais, dans les temps qui suivirent, menacé Albertine de la quitter
que pour répondre à une idée de mauvaise liberté d'elle, idée
qu'elle ne m'exprimait pas, mais qui me semblait être impliquée par
certains mécontentements mystérieux, par certaines paroles, certains
gestes, dont cette idée était la seule explication possible et pour
lesquels elle se refusait à m'en donner aucune. Encore, bien souvent,
je les constatais sans faire aucune allusion à une séparation
possible, espérant qu'ils provenaient d'une mauvaise humeur qui
finirait ce jour-là. Mais celle-ci durait parfois sans rémission
pendant des semaines entières, où Albertine semblait vouloir provoquer
un conflit, comme s'il y avait à ce moment-là, dans une région plus
ou moins éloignée, des plaisirs qu'elle savait, dont sa claustration
chez moi la privait et qui l'influençaient jusqu'à ce qu'ils eussent
pris fin, comme ces modifications atmosphériques qui, jusqu'au coin de
notre feu, agissent sur nos nerfs, même si elles se produisent aussi
loin que les îles Baléares.
Ce matin-là, pendant qu'Albertine dormait et que j'essayais de deviner
ce qui était caché en elle, je reçus une lettre de ma mère où elle
m'exprimait son inquiétude de ne rien savoir de nos décisions par
cette phrase de Mme de Sévigné: «Pour moi je suis persuadée qu'il ne
se mariera pas; mais alors pourquoi troubler cette fille qu'il
n'épousera jamais? Pourquoi risquer de lui faire refuser des partis
qu'elle ne regardera plus qu'avec mépris? Pourquoi troubler l'esprit
d'une personne qu'il serait si aisé d'éviter? » Cette lettre de ma
mère me ramenait sur terre. Que vais-je chercher une âme mystérieuse,
interpréter un visage et me sentir entouré de pressentiments que je
n'ose approfondir, me dis-je. Je rêvais, la chose est toute simple. Je
suis un jeune homme indécis et il s'agit d'un de ces mariages dont on
est quelque temps à savoir s'ils se feront ou non. Il n'y a rien là de
particulier à Albertine. Cette pensée me donna une détente profonde
mais courte. Bien vite je me dis; on peut tout ramener en effet, si on
en considère l'aspect social, au plus courant des faits divers. Du
dehors, c'est peut-être ainsi que je le verrais. Mais je sais bien que
ce qui est vrai, ce qui du moins est vrai aussi, c'est tout ce que j'ai
pensé, c'est ce que j'ai lu dans les yeux d'Albertine, ce sont les
craintes qui me torturent, c'est le problème que je me pose sans cesse
relativement à Albertine. L'histoire du fiancé hésitant et du mariage
rompu peut correspondre à cela, comme un certain compte-rendu de
théâtre fait par un courriériste de bon sens peut donner le sujet
d'une pièce d'Ibsen. Mais il y a autre chose que ces faits qu'on
raconte. Il est vrai que cette autre chose existe peut-être, si on
savait la voir, chez tous les fiancés hésitants et dans tous les
mariages qui traînent, parce qu'il y a peut-être du mystère dans la
vie de tous les jours. Il m'était possible de le négliger concernant
la vie des autres, mais celle d'Albertine et la mienne je la vivais par
le dedans.
Albertine ne me dit pas plus, à partir de cette soirée, qu'elle
n'avait fait dans le passé: «Je sais que vous n'avez pas confiance en
moi, je vais essayer de dissiper vos soupçons. » Mais cette idée,
qu'elle n'exprima jamais, eût pu servir d'explication à ses moindres
actes. Non seulement elle s'arrangeait à ne jamais être seule un
moment, de façon que je ne pusse ignorer ce qu'elle avait fait, si je
n'en croyais pas ses propres déclarations, mais même quand elle avait
à téléphoner à Andrée, ou au garage, ou au manège, ou ailleurs,
elle prétendait que c'était trop ennuyeux de rester seule pour
téléphoner avec le temps que les demoiselles mettaient à vous donner
la communication, et elle s'arrangeait pour que je fusse auprès d'elle
à ce moment-là, ou, à mon défaut, Françoise, comme si elle eût
craint que je pusse imaginer des communications téléphoniques
blâmables et servant à donner de mystérieux rendez-vous. Hélas! tout
cela ne me tranquillisait pas. J'eus un jour de découragement. Aimé
m'avait renvoyé la photographie d'Esther en me disant que ce n'était
pas elle. Alors Albertine avait d'autres amies intimes que celle à qui,
par le contre-sens qu'elle avait fait en écoutant mes paroles, j'avais,
en croyant parler de tout autre chose, découvert qu'elle avait donné
sa photographie. Je renvoyai cette photographie à Bloch. Celle que
j'aurais voulu voir, c'était celle qu'Albertine avait donnée à
Esther. Comment y était-elle? Peut-être décolletée, qui sait? Mais
je n'osais en parler à Albertine (car j'aurais eu l'air de ne pas avoir
vu la photographie), ni à Bloch, à l'égard duquel je ne voulais pas
avoir l'air de m'intéresser à Albertine. Et cette vie, qu'eût
reconnue si cruelle pour moi et pour Albertine quiconque eût connu mes
soupçons et son esclavage, du dehors, pour Françoise, passait pour une
vie de plaisirs immérités que savait habilement se faire octroyer
cette «enjôleuse» et, comme disait Françoise, qui employait beaucoup
plus le féminin que le masculin, étant plus envieuse des femmes, cette
«charlatante». Même, comme Françoise, à mon contact, avait enrichi
son vocabulaire de termes nouveaux, mais en les arrangeant à sa mode,
elle disait d'Albertine qu'elle n'avait jamais connu une personne d'une
telle «perfidité», qui savait me «tirer mes sous» en jouant si bien
la comédie (ce que Françoise, qui prenait aussi facilement le
particulier pour le général que le général pour le particulier et
qui n'avait que des idées assez vagues sur la distinction des genres
dans l'art dramatique, appelait «savoir jouer la pantomime»).
Peut-être cette erreur sur notre vraie vie, à Albertine et à moi, en
étais-je moi-même un peu responsable par les vagues confirmations que,
quand je causais avec Françoise, j'en laissais habilement échapper,
par désir soit de la taquiner, soit de paraître sinon aimé, du moins
heureux. Et pourtant, de ma jalousie, de la surveillance que j'exerçais
sur Albertine, et desquelles j'eusse tant voulu que Françoise ne se
doutât pas, celle-ci ne tarda, pas à deviner la réalité, guidée,
comme le spirite qui, les yeux bandés, trouve un objet, par cette
intuition qu'elle avait des choses qui pouvaient m'être pénibles, et
qui ne se laissait pas détourner du but par les mensonges que je
pouvais dire pour l'égarer, et aussi par cette haine clairvoyante qui
la poussait,--plus encore qu'à croire ses ennemies plus heureuses, plus
rouées comédiennes qu'elles n'étaient--à découvrir ce qui pouvait
les perdre et précipiter leur chute. Françoise n'a certainement jamais
fait de scènes à Albertine. Mais je connaissais l'art de l'insinuation
de Françoise, le parti qu'elle savait tirer d'une mise en scène
significative, et je ne peux pas croire qu'elle ait résisté à faire
comprendre quotidiennement à Albertine le rôle humilié que celle-ci
jouait à la maison, à l'affoler par la peinture, savamment exagérée,
de la claustration à laquelle mon amie était soumise. J'ai trouvé une
fois Françoise, ayant ajusté de grosses lunettes, qui fouillait dans
mes papiers et en replaçait parmi eux un où j'avais noté un récit
relatif à Swann et à l'impossibilité où il était de se passer
d'Odette. L'avait-elle laissé traîner par mégarde dans la chambre
d'Albertine? D'ailleurs, au-dessus de tous les sous-entendus de
Françoise qui n'en avait été en bas que l'orchestration chuchotante
et perfide, il est vraisemblable qu'avait dû s'élever, plus haute,
plus nette, plus pressante, la voix accusatrice et calomnieuse des
Verdurin, irrités de voir qu'Albertine me retenait involontairement, et
moi elle volontairement, loin du petit clan. Quant à l'argent que je
dépensais pour Albertine, il m'était presque impossible de le cacher
à Françoise, puisque je ne pouvais lui cacher aucune dépense.
Françoise avait peu de défauts, mais ces défauts avaient créé chez
elle, pour les servir, de véritables dons qui souvent lui manquaient
hors de l'exercice de ces défauts. Le principal était la curiosité
appliquée à l'argent dépensé par nous pour d'autres qu'elle. Si
j'avais une note à régler, un pourboire à donner, j'avais beau me
mettre à l'écart, elle trouvait une assiette à ranger, une serviette
à prendre, quelque chose qui lui permît de s'approcher. Et si peu de
temps que je lui laissasse, la renvoyant avec fureur, cette femme qui
n'y voyait presque plus clair, qui savait à peine compter, dirigée par
ce même goût qui fait qu'un tailleur en vous voyant suppute
instinctivement l'étoffe de votre habit et même ne peut s'empêcher de
le palper, ou qu'un peintre est sensible à un effet de couleurs,
Françoise voyait à la dérobée, calculait instantanément ce que je
donnais. Et pour qu'elle ne pût pas dire à Albertine que je corrompais
son chauffeur, je prenais les devants et, m'excusant du pourboire,
disais: «J'ai voulu être gentil avec le chauffeur, je lui ai donné
dix francs. » Françoise, impitoyable et à qui son coup d'œil de vieil
aigle presque aveugle avait suffi, me répondait: «Mais non, Monsieur
lui a donné 43 francs de pourboire. Il a dit à Monsieur qu'il y avait
45 francs, Monsieur lui a donné 100 francs et il ne lui a rendu que 12
francs. » Elle avait eu le temps de voir et de compter le chiffre du
pourboire que j'ignorais moi-même. Je me demandai si Albertine, se
sentant surveillée, ne réaliserait pas elle-même cette séparation
dont je l'avais menacée, car la vie en changeant fait des réalités
avec nos fables. Chaque fois que j'entendais ouvrir une porte, j'avais
ce tressaillement que ma grand'mère avait pendant son agonie chaque
fois que je sonnais. Je ne croyais pas qu'elle sortît sans me l'avoir
dit, mais c'était mon inconscient qui pensait cela, comme c'était
l'inconscient de ma grand'mère qui palpitait aux coups de sonnette,
alors qu'elle n'avait plus sa connaissance. Un matin même, j'eus tout
d'un coup la brusque inquiétude qu'elle était non pas seulement
sortie, mais partie: je venais d'entendre une porte qui me semblait bien
la porte de sa chambre. À pas de loups j'allai jusqu'à cette chambre,
j'entrai, je restai sur le seuil. Dans la pénombre les draps étaient
gonflés en demi-cercle, ce devait être Albertine qui, le corps
incurvé, dormait les pieds et la tête au mur. Seuls, dépassant le
lit, les cheveux de cette tête, abondants et noirs, me firent
comprendre que c'était elle, qu'elle n'avait pas ouvert sa porte, pas
bougé, et je sentis ce demi-cercle immobile et vivant, où tenait toute
une vie humaine et qui était la seule chose à laquelle j'attachais du
prix, je sentis qu'il était là, en ma possession dominatrice.
Si le but d'Albertine était de me rendre du calme, elle y réussit en
partie; ma raison d'ailleurs ne demandait qu'à me prouver que je
m'étais trompé sur les mauvais projets d'Albertine, comme je m'étais
peut-être trompé sur ses instincts vicieux. Sans doute je faisais,
dans la valeur des arguments que ma raison me fournissait, la part du
désir que j'avais de les trouver bons. Mais pour être équitable et
avoir chance de voir la vérité, à moins d'admettre qu'elle ne soit
jamais connue que par le pressentiment, par une émanation
télépathique, ne fallait-il pas me dire que si ma raison, en cherchant
à amer er ma guérison, se laissait mener par mon désir, en revanche,
en ce qui concernait Mlle Vinteuil, les vices d'Albertine, ses
intentions d'avoir une autre vie, son projet de séparation, lesquels
étaient les corollaires de ses vices, mon instinct avait pu, lui, pour
tâcher de me rendre malade, se laisser égarer par ma jalousie.
D'ailleurs sa séquestration, qu'Albertine s'arrangeait elle-même si
ingénieusement à rendre absolue, en m'ôtant la souffrance, m'ôta peu
à peu le soupçon et je pus recommencer, quand le soir ramenait mes
inquiétudes, à trouver dans la présence d'Albertine l'apaisement des
premiers jours. Assise à côté de mon lit, elle parlait avec moi d'une
de ces toilettes ou d'un de ces objets que je ne cessais de lui donner
pour tâcher de rendre sa vie plus douce et sa prison plus belle.
Albertine n'avait d'abord pensé qu'aux toilettes et à l'ameublement.
Maintenant l'argenterie l'intéressait. Aussi avais-je interrogé M. de
Charlus sur la vieille argenterie française, et cela parce que, quand
nous avions fait le projet d'avoir un yacht,--projet jugé irréalisable
par Albertine, et par moi-même, chaque fois que, me mettant à croire
à sa vertu, ma jalousie diminuant ne comprimait plus d'autres désirs
où elle n'avait point de place et qui demandaient aussi de l'argent
pour être satisfaits--nous avions à tout hasard, et sans qu'elle crût
d'ailleurs que nous en aurions jamais un, demandé des conseils à
Elstir. Or, tout autant que pour l'habillement des femmes, le goût du
peintre était raffiné et difficile pour l'ameublement des yachts. Il
n'y admettait que des meubles anglais et de la vieille argenterie. Cela
avait amené Albertine, depuis que nous étions revenus de Balbec, à
lire des ouvrages sur l'art de l'argenterie, sur les poinçons des vieux
ciseleurs. Mais la vieille argenterie ayant été fondue par deux fois,
au moment des traités d'Utrecht quand le Roi lui-même, imité en cela
par les grands seigneurs, donna sa vaisselle, et en 1789, est rarissime.
D'autre part, les orfèvres modernes ont eu beau reproduire toute cette
argenterie d'après les dessins du Pont-aux-Choux, Elstir trouvait ce
vieux neuf indigne d'entrer dans la demeure d'une femme de goût,
fût-ce une demeure flottante. Je savais qu'Albertine avait lu la
description des merveilles que Roelliers avait faites pour Mme du Barry.
Elle mourait d'envie, s'il en existait encore quelques pièces, de les
voir, moi de les lui donner. Elle avait même commencé de jolies
collections qu'elle installait avec un goût charmant dans une vitrine
et que je ne pouvais regarder sans attendrissement et sans crainte car
l'art avec lequel elle les disposait était celui fait de patience,
d'ingéniosité, de nostalgie, de besoin d'oublier, auquel se livrent
les captifs. Pour les toilettes, ce qui lui plaisait surtout à ce
moment, c'était tout ce que faisait Fortuny. Ces robes de Fortuny, dont
j'avais vu l'une sur Mme de Guermantes, c'était celles dont Elstir,
quand il nous parlait des vêtements magnifiques des contemporaines de
Carpaccio et du Titien, nous avait annoncé la prochaine apparition,
renaissant de leurs cendres, somptueuses, car tout doit revenir, comme
il est écrit aux voûtes de Saint-Marc, et comme le proclament, buvant
aux urnes de marbre et de jaspe des chapiteaux byzantins, les oiseaux
qui signifient à la fois la mort et la résurrection. Dès que les
femmes avaient commencé à en porter, Albertine s'était rappelée les
promesses d'Elstir, elle en avait désiré et nous devions aller en
choisir une. Or ces robes, si elles n'étaient pas de ces véritables
anciennes, dans lesquelles les femmes aujourd'hui ont un peu trop l'air
costumées et qu'il est plus joli de garder comme pièces de collection
(j'en cherchais d'ailleurs aussi de telles pour Albertine), n'avaient
pas non plus la froideur du pastiche, du faux ancien. À la façon des
décors de Sert, de Bakst et de Benoist, qui à ce moment évoquaient
dans les ballets russes les époques d'art les plus aimées,--à l'aide
d'œuvres d'art imprégnées de leur esprit et pourtant originales,--ces
robes de Fortuny, fidèlement antiques mais puissamment originales,
faisaient apparaître comme un décor, avec une plus grande force
d'évocation même, qu'un décor, puisque le décor restait à imaginer,
la Venise tout encombrée d'Orient où elles auraient été portées,
dont elles étaient, mieux qu'une relique dans la châsse de Saint-Marc
évocatrice du soleil et des turbans environnants, la couleur
fragmentée, mystérieuse et complémentaire. Tout avait péri de ce
temps, mais tout, renaissait, évoqué pour les relier entre elles par
la splendeur du paysage et le grouillement de la vie, par le
surgissement parcellaire et survivant des étoffes des dogaresses.
J'avais voulu une ou deux fois demander à ce sujet conseil à Mme de
Guermantes. Mais la duchesse n'aimait guère les toilettes qui font
costume. Elle-même, quoiqu'en possédant, n'était jamais si bien qu'en
velours noir avec des diamants. Et pour des robes telles que celles de
Fortuny, elle n'était pas d'un très utile conseil. Du reste j'avais
scrupule, en lui en demandant, de lui sembler n'aller la voir que
lorsque par hasard j'avais besoin d'elle, alors que je refusais d'elle
depuis longtemps plusieurs invitations par semaine. Je n'en recevais pas
que d'elle, du reste, avec cette profusion. Certes, elle et beaucoup
d'autres femmes, avaient toujours été très aimables pour moi. Mais ma
claustration avait certainement décuplé cette amabilité. Il semble
que dans la vie mondaine, reflet insignifiant de ce qui se passe en
amour, la meilleure manière qu'on vous recherche, c'est de se refuser.
Un homme calcule tout ce qu'il peut citer de traits glorieux pour lui,
afin de plaire à une femme, il varie sans cesse ses habits, veille sur
sa mine, elle n'a pas pour lui une seule des attentions qu'il reçoit de
cette autre, qu'en la trompant, et malgré qu'il paraisse devant elle
malpropre et sans artifice pour plaire, il s'est à jamais attachée. De
même si un homme regrettait de ne pas être assez recherché par le
monde, je ne lui conseillerais pas de faire plus de visites, d'avoir
encore un plus bel équipage, je lui dirais de ne se rendre à aucune
invitation, de vivre enfermé dans sa chambre, de n'y laisser entrer
personne, et qu'alors on ferait queue devant sa porte. Ou plutôt je ne
le lui dirais pas. Car c'est une façon assurée d'être recherché qui
ne réussit que comme celle d'être aimé, c'est-à-dire si on ne l'a
nullement adoptée pour cela, si, par exemple on garde toujours la
chambre parce qu'on est gravement malade, ou qu'on croit l'être, ou
qu'on y tient une maîtresse enfermée et qu'on préfère au monde, (où
tous les trois à la fois) pour qui ce sera une raison, sans qu'il sache
l'existence de cette femme, et simplement parce que vous vous refusez à
lui, de vous préférer à tous ceux qui s'offrent, et de s'attacher à
vous.
«Il faudra que nous nous occupions bientôt de vos robes de Fortuny»,
dis-je un soir à Albertine. Et certes, pour elle qui les avait
longtemps désirées, qui les choisissait longuement avec moi, qui en
avait d'avance la place réservée non seulement dans ses armoires mais
dans son imagination, posséder ces robes, dont, pour se décider entre
tant, d'autres, elle examinait longuement chaque détail, serait quelque
chose de plus que pour une femme trop riche qui a plus de robes qu'elle
n'en désire et ne les regarde même pas. Pourtant, malgré le sourire
avec lequel Albertine me remercia en me disant: «Vous êtes trop
gentil», je remarquai combien elle avait l'air fatigué et même
triste.
En attendant que fussent achevées ces robes, je m'en fis prêter
quelques-unes, même parfois seulement des étoffes, et j'en habillais
Albertine, je les drapais sur elle; elle se promenait dans ma chambre
avec la majesté d'une dogaresse et la grâce d'un mannequin. Seulement
mon esclavage à Paris m'était rendu plus pesant par la vue de ces
robes qui m'évoquaient Venise. Certes Albertine était bien plus
prisonnière que moi. Et c'était une chose curieuse comme, à travers
les murs de sa prison, le destin, qui transforme les êtres, avait pu
passer, la changer dans son essence même et de la jeune fille de Balbec
faire une ennuyeuse et docile captive. Oui, les murs de la prison
n'avaient pas empêché cette influence de traverser; peut-être même
est-ce eux qui l'avaient produite. Ce n'était plus la même Albertine,
parce qu'elle n'était pas, comme à Balbec, sans cesse en fuite sur sa
bicyclette, introuvable à cause du nombre de petites plages où elle
allait coucher chez des amies et où d'ailleurs ses mensonges la
rendaient plus difficile à atteindre; parce qu'enfermée chez moi,
docile et seule, elle n'était même plus ce qu'à Balbec, quand j'avais
pu la trouver, elle était sur la plage, cet être fuyant, prudent et
fourbe, dont la présence se prolongeait de tant de rendez-vous qu'elle
était habile à dissimuler, qui la faisaient aimer parce qu'ils
faisaient souffrir, en qui, sous sa froideur avec les autres et ses
réponses banales, on sentait le rendez-vous de la veille et celui du
lendemain, et pour moi une pensée de dédain et de ruse; parce que le
vent de la mer ne gonflait plus ses vêtements, parce que, surtout, je
lui avais coupé les ailes, qu'elle avait cessé d'être une Victoire,
qu'elle était une pesante esclave dont j'aurais voulu me débarrasser.
Alors, pour changer le cours de mes pensées, plutôt que de commencer
avec Albertine une partie de cartes ou de dames, je lui demandais de me
faire un peu de musique. Je restais dans mon lit et elle allait
s'asseoir au bout de la chambre devant le pianola, entre les portants de
la bibliothèque. Elle choisissait des morceaux ou tout nouveaux ou
qu'elle ne m'avait encore joués qu'une fois ou deux, car, commençant
à me connaître, elle savait que je n'aimais proposer à mon attention
que ce qui m'était encore obscur, heureux de pouvoir, au cours de ces
exécutions successives, rejoindre les unes aux autres, grâce à la
lumière croissante mais hélas! dénaturante et étrangère de mon
intelligence, les lignes fragmentaires et interrompues de la
construction, d'abord presque ensevelie dans la brume. Elle savait, et,
je crois comprenait, la joie que donnait, les premières fois, à mon
esprit, ce travail de modelage d'une nébuleuse encore informe. Elle
devinait qu'à la troisième ou quatrième exécution, mon intelligence,
en ayant atteint, par conséquent mis à la même distance, toutes les
parties, et n'ayant plus d'activité à déployer à leur égard, les
avait réciproquement étendues et immobilisées sur un plan uniforme.
Elle ne passait pas cependant encore à un nouveau morceau, car, sans
peut-être bien se rendre compte du travail qui se faisait en moi, elle
savait qu'au moment où le travail de mon intelligence était arrivé à
dissiper le mystère d'une œuvre, il était bien rare que, par
compensation, elle n'eût pas, au cours de sa tâche néfaste, attrapé
telle ou telle réflexion profitable. Et le jour où Albertine disait:
«Voilà un rouleau que nous allons donner à Françoise pour qu'elle
nous le fasse changer contre un autre», souvent il y avait pour moi
sans doute un morceau de musique de moins dans le monde, mais une
vérité de plus. Pendant qu'elle jouait, de la multiple chevelure
d'Albertine, je ne pouvais voir qu'une coque de cheveux noirs en forme
de cœur appliquée au long de l'oreille comme le nœud d'une infante de
Velasquez. De même que le volume de cet Ange musicien était constitué
par les trajets multiples entre les différents points du passé que son
souvenir occupait en moi, et ses différents sièges, depuis la vue,
jusqu'aux sensations les plus intérieures de mon être, qui m'aidaient
à descendre dans l'intimité du sien, la musique qu'elle jouait avait
aussi un volume, produit par la visibilité inégale des différentes
phrases, selon que j'avais plus ou moins réussi à y mettre de la
lumière et à rejoindre les unes aux autres les lignes d'une
construction qui m'avait d'abord paru presque tout entière noyée dans
le brouillard.
Je m'étais si bien rendu compte qu'il était absurde d'être jaloux de
Mlle de Vinteuil et de son amie, puisqu'Albertine depuis son aveu ne
cherchait nullement à les voir, et de tous les projets de villégiature
que nous avions formés avait écarté d'elle-même Combray, si proche
de Montjouvain, que, souvent, ce que je demandais à Albertine de me
jouer, et sans que cela me fît souffrir, c'était de la musique de
Vinteuil. Une seule fois cette musique de Vinteuil avait été une cause
indirecte de jalousie pour moi. En effet Albertine, qui savait que j'en
avais entendu jouer chez Mme Verdurin par Morel, me parla un soir de
celui-ci en me manifestant un vif désir d'aller l'entendre, de le
connaître. C'était justement peu de temps après que j'avais appris
l'existence de la lettre, involontairement interceptée par M. de
Charlus, de Léa à Morel. Je me demandai si Léa n'avait pas parlé de
lui à Albertine. Les mots de «grande sale, grande vicieuse» me
revenaient à l'esprit avec horreur. Mais justement parce qu'ainsi la
musique de Vinteuil fut liée douloureusement à Léa--non plus à Mlle
Vinteuil et à son amie--quand la douleur causée par Léa fut apaisée,
je pus dès lors entendre cette musique sans souffrance; un mal m'avait
guéri de la possibilité des autres. De cette musique de Vinteuil des
phrases inaperçues chez Mme Verdurin, larves obscures alors
indistinctes, devenaient d'éblouissantes architectures; et certaines
devenaient des amies, que j'avais à peine distinguées au début, qui
au mieux m'avaient paru laides et dont je n'aurais jamais cru qu'elles
fussent comme ces gens antipathiques au premier abord qu'on découvre
seulement tels qu'ils sont une fois qu'on les connaît bien. Entre les
deux états il y avait une vraie transmutation. D'autre part des phases
distinctes la première fois dans la musique entendue chez Mme Verdurin,
mais que je n'avais pas alors reconnues là, je les identifiais
maintenant avec des phrases des autres œuvres, comme cette phrase de la
Variation religieuse pour orgue qui, chez Mme Verdurin, avait passé
inaperçue pour moi dans le septuor, où pourtant, sainte qui avait
descendu les degrés du Sanctuaire, elle se trouvait mêlée aux fées
familières du musicien. D'autre part la phrase qui m'avait paru trop
peu mélodique, trop mécaniquement rythmée, de la joie titubante des
cloches de midi, maintenant c'était celle que j'aimais le mieux, soit
que je fusse habitué à sa laideur, soit que j'eusse découvert sa
beauté. Cette réaction sur la déception que causent d'abord les
chefs-d'œuvre, on peut en effet l'attribuer à un affaiblissement de
l'impression initiale ou à l'effort nécessaire pour dégager la
vérité. Deux hypothèses qui se représentent pour toutes les
questions importantes, les questions de la réalité de l'Art, de la
réalité de l'Éternité de l'âme; c'est un choix qu'il faut faire
entre elles; et pour la musique de Vinteuil, ce choix se représentait
à tout moment sous bien des formes. Par exemple cette musique me
semblait quelque chose de plus vrai que tous les livres connus. Par
instants je pensais que cela tenait à ce que ce qui est senti par nous
de la vie, ne l'étant pas sous formes d'idées, sa traduction
littéraire, c'est-à-dire intellectuelle en en rendant compte,
l'explique, l'analyse, mais ne le recompose pas comme la musique, où
les sons semblent prendre l'inflexion de l'être, reproduire cette
pointe intérieure et extrême des sensations qui est la partie qui nous
donne cette ivresse spécifique que nous retrouvons de temps en temps et
que quand nous disons: «Quel beau temps, quel beau soleil! » nous ne
faisons nullement connaître au prochain, en qui le même soleil et le
même temps éveillent des vibrations toutes différentes. Dans la
musique de Vinteuil, il y avait ainsi de ces visions qu'il est
impossible d'exprimer et presque défendu de constater, puisque, quand
au moment de s'endormir, on reçoit la caresse de leur irréel
enchantement, à ce moment même où la raison nous a déjà
abandonnés, les yeux se scellent et avant d'avoir eu le temps de
connaître non seulement l'ineffable mais l'invisible, on s'endort. Il
me semblait même quand je m'abandonnais à cette hypothèse où l'art
serait réel, que c'était même plus que la simple joie nerveuse d'un
beau temps ou d'une nuit d'opium que la musique peut rendre: une ivresse
plus réelle, plus féconde, du moins à ce que je pressentais. Il n'est
pas possible qu'une sculpture, une musique qui donne une émotion qu'on
sent plus élevée, plus pure, plus vraie, ne corresponde pas à une
certaine réalité spirituelle. Elle en symbolise sûrement une, pour
donner cette impression de profondeur et de vérité. Ainsi rien ne
ressemblait plus qu'une telle phrase de Vinteuil à ce plaisir
particulier que j'avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple
devant les clochers de Martinville, certains arbres d'une route de
Balbec ou, plus simplement, au début de cet ouvrage, en buvant une
certaine tasse de thé.
Sans pousser plus loin cette comparaison, je sentais que les rumeurs
claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où
il composait, promenaient devant mon imagination avec insistance, mais
trop rapidement pour qu'elle pût l'appréhender, quelque chose que je
pourrais comparer à la soierie embaumée d'un géranium. Seulement,
tandis que, dans le souvenir, ce vague peut être sinon approfondi, du
moins précisé grâce à un repérage de circonstances, qui expliquent
pourquoi une certaine saveur a pu nous rappeler des sensations
lumineuses, les sensations vagues données par Vinteuil venant non d'un
souvenir, mais d'une impression (comme celle des clochers de
Martinville), il aurait fallu trouver, de la fragrance de géranium de
sa musique, non une explication matérielle, mais l'équivalent profond,
la fête inconnue et colorée (dont ses œuvres semblaient les fragments
disjoints, les éclats aux cassures écarlates), le mode selon lequel il
«entendait» et projetait hors de lui l'univers. Cette qualité
inconnue d'un monde unique et qu'aucun autre musicien ne nous avait
jamais fait voir, peut-être est-ce en cela, disais-je à Albertine,
qu'est la preuve la plus authentique du génie, bien plus que dans le
contenu de l'œuvre elle-même. «Même en littérature? me demandait
Albertine. » «Même en littérature. » Et repensant à la monotonie des
œuvres de Vinteuil, j'expliquais à Albertine que les grands
littérateurs n'ont jamais fait qu'une seule œuvre, ou plutôt n'ont
jamais que réfracté à travers des milieux divers une même beauté
qu'ils apportent au monde. S'il n'était pas si tard, ma petite, lui
disais-je, je vous montrerais cela chez tous les écrivains que vous
lisez pendant que je dors, je vous montrerais la même identité que
chez Vinteuil. Ces phrases types, que vous commencez à reconnaître
comme moi, ma petite Albertine, les mêmes dans la sonate, dans le
septuor, dans les autres œuvres, ce serait par exemple, si vous voulez,
chez Barbey D'Aurevilly, une réalité cachée révélée par une trace
matérielle, la rougeur physiologique de l'Ensorcelée, d'Aimée de
Spens, de la Clotte, la main du Rideau Cramoisi, les vieux usages, les
vieilles coutumes, les vieux mots, les métiers anciens et singuliers
derrière lesquels il y a le Passé, l'histoire orale faite par les
pâtres du terroir, les nobles cités normandes parfumées d'Angleterre
et jolies comme un village d'Ecosse, la cause de malédictions contre
lesquelles on ne peut rien, la Vellini, le Berger, une même sensation
d'anxiété dans un passage, que ce soit la femme cherchant son mari dans
une _Vieille Maîtresse_, ouïe mari dans l'_Ensorcelée_ parcourant la
lande et l'Ensorcelée elle-même au sortir de la messe. Ce sont encore
des phrases types de Vinteuil que cette géométrie du tailleur de
pierre dans les romans de Thomas Hardy.
Les phrases de Vinteuil me firent penser à la petite phrase et je dis
à Albertine qu'elle avait été comme l'hymne national de l'amour de
Swann et d'Odette, «les parents de Gilberte que vous connaissez. Vous
m'avez dit qu'elle n'avait pas mauvais genre. Mais n'a-t-elle pas
essayé d'avoir des relations avec vous? Elle m'a parlé de vous.
»
«Oui, comme ses parents la faisaient chercher en voiture au cours par
les trop mauvais temps, je crois qu'elle me ramena une fois et
m'embrassa», dit-elle au bout d'un moment en riant et comme si c'était
une confidence amusante. «Elle me demanda tout d'un coup si j'aimais
les femmes. » (Mais si elle ne faisait que croire se rappeler que
Gilberte l'avait ramenée, comment pouvait-elle dire avec autant de
précision que Gilberte lui avait posé cette question bizarre? )
«Même, je ne sais quelle idée baroque me prit de la mystifier, je lui
répondis que oui. » (On aurait dit qu'Albertine craignait que Gilberte
m'eût raconté cela et qu'elle ne voulût pas que je constatasse
qu'elle me mentait. ) «Mais nous ne fîmes rien du tout. » (C'était
étrange, si elles avaient échangé ces confidences, qu'elles n'eussent
rien fait, surtout qu'avant cela même, elles s'étaient embrassées
dans la voiture, au dire d'Albertine. ) «Elle m'a ramené comme cela
quatre ou cinq fois, peut-être un peu plus, et c'est tout. » J'eus
beaucoup de peine à ne poser aucune question, mais me dominant pour
avoir l'air de n'attacher à tout cela aucune importance, je revins à
Thomas Hardy. «Rappelez-vous les tailleurs de pierre dans _Jude
l'obscur_, dans la _Bien-Aimée_, les blocs de pierre que le père
extrait de l'Ile venant par bateaux s'entasser dans l'atelier du fils
où elles deviennent statues; dans les _Yeux Bleus_ le parallélisme des
tombes, et aussi la ligne parallèle du bateau, et les wagons contigus
où sont les deux amoureux, et la morte; le parallélisme entre la
_Bien-Aimée_ où l'homme aime trois femmes et les _Yeux Bleus_ où la
femme aime trois hommes, etc. , et enfin tous ces romans superposables
les uns aux autres, comme les maisons verticalement entassées en
hauteur sur le sol pierreux de l'île. Je ne peux pas vous parler comme
cela en une minute des plus grands, mais vous verriez dans Stendhal un
certain sentiment de l'altitude se liant à la vie spirituelle: le lieu
élevé où Julien Sorel est prisonnier, la tour au haut de laquelle est
enfermée Fabrice, le clocher où l'Abbé Barnès s'occupe d'astrologie
et d'où Fabrice jette un si beau coup d'œil. Vous m'avez dit que vous
aviez vu certains tableaux de Vermeer, vous vous rendez bien compte que
ce sont les fragments d'un même monde, que c'est toujours, quelque
génie avec lequel ils soient recréés, la même table, le même tapis,
la même femme, la même nouvelle et unique beauté, énigme, à cette
époque où rien ne lui ressemble ni ne l'explique si on ne cherche pas
à l'apparenter par les sujets, mais à dégager l'impression
particulière que la couleur produit. Eh! bien cette beauté nouvelle,
elle reste identique dans toutes les œuvres de Dostoïevski, la femme
de Dostoïevski (aussi particulière qu'une femme de Rembrandt) avec son
visage mystérieux, dont la beauté avenante se change brusquement,
comme si elle avait joué la comédie de la bonté, en une insolence
terrible (bien qu'au fond il semble qu'elle soit plutôt bonne),
n'est-ce pas toujours la même, que ce soit Nastasia Philipovna
écrivant des lettres d'amour à Aglaé et lui avouant qu'elle la hait,
ou dans une visite entièrement identique à celle-là--à celle aussi
où Nastasia Philipovna insulte les parents de Vania--Grouchenka, aussi
gentille chez Katherina Ivanovna que celle-ci l'avait cru terrible, puis
brusquement dévoilant sa méchanceté en insultant Katherina Ivanovna
(bien que Grouchenka au fond soit bonne); Grouchenka, Nastasia, figures
aussi originales, aussi mystérieuses non pas seulement que les
courtisanes de Carpacio mais que la Bethsabée de Rembrandt. Comme, chez
Vermeer, il y a création d'une certaine âme, d'une certaine couleur
des étoffes et des lieux, il n'y a pas seulement chez Dostoïevski
création d'êtres mais de demeures, et la maison de l'Assassinat dans
_Crime et Châtiment_ avec son dvornik, n'est-elle pas presque aussi
merveilleuse que le chef-d'œuvre de la maison de l'Assassinat dans
Dostoïevski, cette sombre et si longue, et si haute, et si vaste maison
de Rogojine où il tue Nastasia Philipovna. Cette beauté nouvelle et
terrible d'une maison, cette beauté nouvelle et mixte d'un visage de
femme, voilà ce que Dostoïevski a apporté d'unique au monde, et les
rapprochements que des critiques littéraires peuvent faire entre lui et
Gogol, ou entre lui et Paul de Kock, n'ont aucun intérêt, étant
extérieurs à cette beauté secrète. Du reste si je t'ai dit que c'est
de roman à roman la même scène, c'est au sein d'un même roman que
les mêmes scènes, les mêmes personnages se reproduisent si le roman
est très long. Je pourrais te le montrer facilement dans la _Guerre et
la Paix_ et certaine scène dans une voiture. . . » «Je n'avais pas voulu
vous interrompre, mais puisque je vois que vous quittez Dostoïevski,
j'aurais peur d'oublier. Mon petit, qu'est-ce que vous avez voulu dire
l'autre jour quand vous m'avez dit: «C'est comme le côté Dostoïevski
de Mme de Sévigné. Je vous avoue que je n'ai pas compris. Cela me
semble tellement différent. » «Venez, petite fille, que je vous
embrasse pour vous remercier de vous rappeler si bien ce que je dis,
vous retournerez au pianola après. Et j'avoue que ce que j'avais dit
là était assez bête. Mais je l'avais dit pour deux raisons. La
première est une raison particulière. Il est arrivé que Mme de
Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevski, au lieu de présenter les
choses dans l'ordre logique, c'est-à-dire en commençant par la cause,
nous montre d'abord l'effet, l'illusion qui nous frappe. C'est ainsi que
Dostoïevski présente ses personnages. Leurs actions nous apparaissent
aussi trompeuses que ces effets d'Elstir où la mer a l'air d'être dans
le ciel. Nous sommes tout étonnés d'apprendre que cet homme sournois
est au fond excellent, ou le contraire». «Oui, mais un exemple pour
Mme de Sévigné». «J'avoue, lui répondis-je en riant, que c'est
très tiré par les cheveux, mais enfin je pourrais trouver des
exemples». --«Mais est-ce qu'il a jamais assassiné quelqu'un,
Dostoïevski? Les romans que je connais de lui pourraient tous s'appeler
l'Histoire d'un crime. C'est une obsession chez lui, ce n'est pas
naturel qu'il parle toujours de ça». «Je ne crois pas, ma petite
Albertine, je connais mal sa vie. Il est certain que comme tout le monde
il a connu le péché, sous une forme ou sous une autre, et probablement
sous une forme que les lois interdisent. En ce sens-là il devait être
un peu criminel, comme ses héros, qui ne le sont d'ailleurs pas tout à
fait, qu'on condamne avec des circonstances atténuantes. Et ce n'était
même peut-être pas la peine qu'il fût criminel. Je ne suis pas
romancier; il est possible que les créateurs soient tentés par
certaines formes de vie qu'ils n'ont pas personnellement éprouvées. Si
je viens avec vous à Versailles comme nous avons convenu, je vous
montrerai le portrait de l'honnête homme par excellence, du meilleur
des maris, Choderlos de Laclos qui a écrit le plus effroyablement
pervers des livres, et juste en face celui de Mme de Genlis qui écrivit
des contes moraux et ne se contenta pas de tromper la duchesse
d'Orléans, mais la supplicia en détournant d'elle ses enfants. Je
reconnais tout de même que chez Dostoïevski cette préoccupation de
l'assassinat a quelque chose d'extraordinaire et qui me le rend très
étranger. Je suis déjà stupéfait quand j'entends Baudelaire dire:
_Si le viol, le poignard, l'incendie
N'ont pas encore brodé de leurs plaisants dessins
Le canevas banal de nos piteux destins.
C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie. _
Mais je peux au moins croire que Baudelaire n'est pas sincère. Tandis
que Dostoïevski. . . . . . Tout cela me semble aussi loin de moi que
possible à moins que j'aie en moi des parties que j'ignore, car on ne
se réalise que successivement. Chez Dostoïevski je trouve des puits
excessivement profonds, mais sur quelques points, isolés de l'âme
humaine. Mais c'est un grand créateur. D'abord le monde qu'il peint a
vraiment l'air d'avoir été créé par lui. Tous ces bouffons qui
reviennent sans cesse, tous ces Lebedeff, Karamazoff, Ivolguine,
Segreff, cet incroyable cortège, c'est une humanité plus fantastique
que celle qui peuple la _Ronde de Nuit_ de Rembrandt. Et peut-être
n'est-elle fantastique que de la même manière, par l'éclairage et le
costume, et est-elle au fond courante. En tout cas elle est à la fois
pleine de vérités profondes et uniques, n'appartenant qu'à
Dostoïevski. Cela a presque l'air, ces bouffons, d'un emploi qui
n'existe plus, comme certains personnages de la comédie antique, et
pourtant comme ils révèlent des aspects vrais de l'âme humaine! Ce
qui m'assomme, c'est la manière solennelle dont on parle et dont on
écrit sur Dostoïevski. Avez-vous remarqué le rôle que l'amour-propre
et l'orgueil jouent chez ses personnages? On dirait que pour lui l'amour
et la haine la plus éperdue, la bonté et la traîtrise, la timidité
et l'insolence, ne sont que deux états d'une même nature,
l'amour-propre, l'orgueil empêchant Aglaé Nastasia, le Capitaine dont
Mitia tire la barbe, Krassotkine, l'ennemi-ami d'Alioscha, de se montrer
tels qu'ils sont en réalité. Mais il y a encore bien d'autres
grandeurs. Je connais très peu de ses livres. Mais n'est-ce pas un
motif sculptural et simple, digne de l'art le plus antique, une frise
interrompue et reprise où se déroulerait la vengeance et l'expiation,
que le crime du père Karamazoff engrossant la pauvre folle, le
mouvement mystérieux, animal, inexpliqué, par lequel la mère, étant
à son insu l'instrument des vengeances du destin, obéissant aussi
obscurément à son instinct de mère, peut-être à un mélange de
ressentiment et de reconnaissance physique pour le violateur, va
accoucher chez le père Karamazoff. Ceci c'est le premier épisode,
mystérieux, grand, auguste comme une création de la Femme dans les
sculptures d'Orvieto. Et en réplique, le second épisode plus de vingt
ans après, le meurtre du père Karamazoff, l'infamie sur la famille
Karamazoff par ce fils de la folle, Smerdiakoff, suivi peu après d'un
même acte aussi mystérieusement sculptural et inexpliqué, d'une
beauté aussi obscure et naturelle, que l'accouchement dans le jardin du
père Karamazoff, Smerdiakoff se pendant, son crime accompli. Quanta
Dostoïevski je ne le quittais pas tant que vous croyez en parlant de
Tolstoï qui l'a beaucoup imité. Chez Dostoïevski il y a, concentré
et grognon, beaucoup de ce qui s'épanouira chez Tolstoï. Il y a, chez
Dostoïevski, cette maussaderie anticipée des primitifs que les
disciples éclairciront». «Mon petit, comme c'est assommant que vous
soyez si paresseux. Regardez comme vous voyez la littérature d'une
façon plus intéressante qu'on ne nous la faisait étudier; les devoirs
qu'on nous faisait faire sur Esther: «Monsieur», vous vous rappelez»,
me dit-elle en riant, moins pour se moquer de ses maîtres et
d'elle-même que pour le plaisir de retrouver dans sa mémoire, dans
notre mémoire commune, un souvenir déjà un peu ancien. Mais tandis
qu'elle me parlait et comme je pensais à Vinteuil, à son tour c'était
l'autre hypothèse, l'hypothèse matérialiste, celle du néant qui se
présentait à moi. Je me mettais à douter, je me disais qu'après tout
il se pourrait que, si les phrases de Vinteuil semblaient l'expression
de certains états de l'âme analogues à celui que j'avais éprouvé en
goûtant la madeleine trempée dans la tasse de thé, rien ne m'assurait
que le vague de tels états fût une marque de leur profondeur, mais
seulement de ce que nous n'avons pas encore su les analyser, qu'il n'y
aurait donc rien de plus réel en eux que dans d'autres. Pourtant ce
bonheur, ce sentiment de certitude dans le bonheur pendant que je buvais
la tasse de thé, que je respirais aux Champs-Élysées une odeur de
vieux bois, ce n'était pas une illusion. En tout cas, me disait
l'esprit du doute, même si ces états sont dans la vie plus profonds
que d'autres, et sont inanalysables à cause de cela même, parce qu'ils
mettent en jeu trop de forces dont nous ne nous sommes pas encore rendu
compte, le charme de certaines phrases de Vinteuil fait penser à eux
parce qu'il est lui aussi inanalysable, mais cela ne prouve pas qu'il
ait la même profondeur; la beauté d'une phrase de musique pure paraît
facilement l'image ou du moins la parente d'une impression
intellectuelle que nous avons eue, mais simplement parce qu'elle est
inintellectuelle. Et pourquoi alors croyons-nous particulièrement
profondes ces phrases mystérieuses qui hantent certains ouvrages et ce
septuor de Vinteuil?
Ce n'était pas du reste que de la musique de lui que me jouait
Albertine; le pianola était par moments pour nous comme une lanterne
magique scientifique (historique et géographique) et sur les murs de
cette chambre de Paris, pourvue d'inventions plus modernes que celle de
Combray, je voyais, selon qu'Albertine jouait du Rameau ou du Borodine
s'étendre tantôt une tapisserie du XVIIIe siècle semée d'amours sur
un fond de roses, tantôt la steppe orientale où les sonorités
s'étouffent dans l'illimité des distances et le feutrage de la neige.
Et ces décorations fugitives étaient d'ailleurs les seules de ma
chambre, car si, au moment où j'avais hérité de ma tante Léonie, je
m'étais promis d'avoir des collections comme Swann, d'acheter des
tableaux, des statues, tout mon argent passait à avoir des chevaux, une
automobile, des toilettes pour Albertine. Mais ma chambre ne
contenait-elle pas une œuvre d'art plus précieuse que toutes
celles-là? C'était Albertine elle-même. Je la regardais. C'était
étrange pour moi de penser que c'était elle, elle que j'avais cru si
longtemps impossible même à connaître, qui aujourd'hui, bête sauvage
domestiquée, rosier à qui j'avais fourni le tuteur, le cadre,
l'espalier de sa vie, était ainsi assise, chaque jour, chez elle, près
de moi, devant le pianola, adossée à ma bibliothèque. Ses épaules
que j'avais vues baissées et sournoises quand elle rapportait les clubs
de golf, s'appuyaient à mes livres. Ses belles jambes, que le premier
jour j'avais imaginées avec raison avoir manœuvré pendant toute son
adolescence les pédales d'une bicyclette, montaient et descendaient
tour à tour sur celles du pianola où Albertine devenue d'une
élégance qui me la faisait sentir plus à moi, parce que c'était de
moi qu'elle lui venait, posait ses souliers en toile d'or. Ses doigts,
jadis familiers du guidon, se posaient maintenant sur les touches comme
ceux d'une Sainte Cécile. Son cou dont le tour, vu de mon lit, était
plein et fort, à cette distance et sous la lumière de la lampe
paraissait plus rose, moins rose pourtant que son visage incliné de
profil, auquel mes regards, venant des profondeurs de moi-même,
chargés de souvenirs et brûlants de désir, ajoutaient un tel
brillant, une telle intensité de vie que son relief semblait s'enlever
et tourner avec la même puissance presque magique que le jour, à
l'hôtel de Balbec, où ma vue était brouillée par mon trop grand
désir de l'embrasser; j'en prolongeais chaque surface au delà de ce
que j'en pouvais voir et sous ce qui me le cachait et ne me faisait que
mieux sentir--paupières qui fermaient à demi les yeux, chevelure qui
cachait le haut des joues--le relief de ces plans superposés. Ses yeux
luisaient comme, dans un minerai où l'opale est encore engaînée, les
deux plaques seules encore polies, qui, devenues plus brillantes que du
métal, font apparaître, au milieu de la matière aveugle qui les
surplombe, comme les ailes de soie mauve d'un papillon qu'on aurait mis
sous verre. Ses cheveux noirs et crespelés, montrant des ensembles
différents selon qu'elle se tournait vers moi pour me demander ce
qu'elle devait jouer, tantôt une aile magnifique, aiguë à sa pointe,
large à sa base, noire, empennée et triangulaire, tantôt tressant le
relief de leurs boucles en une chaîne puissante et variée, pleine de
crêtes, de lignes de partage, de précipices, avec leur fouetté si
riche et si multiple, semblaient dépasser la variété que réalise
habituellement la nature, et répondre plutôt au désir d'un sculpteur
qui accumule les difficultés pour faire valoir la souplesse, la fougue,
le fondu, la vie de son exécution, et faisaient ressortir davantage, en
les interrompant pour les recouvrir, la courbe animée et comme la
rotation du visage lisse et rose, du mat verni d'un bois peint. Et par
contraste avec tant de relief, par l'harmonie aussi qui les unissait à
elle, qui avait adapté son attitude à leur forme et à leur
utilisation, le pianola qui la cachait à demi comme un buffet d'orgue,
la bibliothèque, tout ce coin de la chambre semblait réduit à n'être
plus que le sanctuaire éclairé, la crèche de cet ange musicien,
œuvre d'art qui, tout à l'heure, par une douce magie, allait se
détacher de sa niche et offrir à mes baisers sa substance précieuse
et rose. Mais non, Albertine n'était nullement pour moi une œuvre
d'art. Je savais ce que c'était qu'admirer une femme d'une façon
artistique, j'avais connu Swann. De moi-même d'ailleurs j'étais, de
n'importe quelle femme qu'il s'agît, incapable de le faire, n'ayant
aucune espèce d'esprit d'observation extérieure, ne sachant jamais ce
qu'était ce que je voyais, et j'étais émerveillé quand Swann
ajoutait rétrospectivement pour moi une dignité artistique--en la
comparant, comme il se plaisait à le faire galamment devant elle-même,
à quelque portrait de Luini, en retrouvant dans sa toilette, la robe ou
les bijoux d'un tableau de Giorgione--à une femme qui m'avait semblé
insignifiante. Rien de tel chez moi. Le plaisir et la peine qui me
venaient d'Albertine ne prenaient jamais pour m'atteindre le détour du
goût et de l'intelligence; même, pour dire vrai, quand je commençais
à regarder Albertine comme un ange musicien merveilleusement patiné et
que je me félicitais de posséder, elle ne tardait pas à me devenir
indifférente; je m'ennuyais bientôt auprès d'elle, mais ces
instants-là duraient peu: on n'aime que ce en quoi on poursuit quelque
chose d'inaccessible, on n'aime que ce qu'on ne possède pas, et bien
vite, je me remettais à me rendre compte que je ne possédais pas
Albertine. Dans ses yeux je voyais passer tantôt l'espérance, tantôt
le souvenir, peut-être le regret, de joies que je ne devinais pas,
auxquelles dans ce cas elle préférait renoncer plutôt que de me les
dire, et que, n'en saisissant que certaines lueurs dans ses prunelles,
je n'apercevais pas plus que le spectateur qu'on n'a pas laissé entrer
dans la salle et qui, collé au carreau vitré de la porte, ne peut rien
apercevoir de ce qui se passe sur la scène. Je ne sais si c'était le
cas pour elle, mais c'est une étrange chose, comme un témoignage chez
les plus incrédules d'une croyance au bien, que cette persévérance
dans le mensonge qu'ont tous ceux qui nous trompent. On aurait beau leur
dire que leur mensonge fait plus de peine que l'aveu, ils auraient beau
s'en rendre compte, qu'ils mentiraient encore l'instant d'après, pour
rester conformes à ce qu'ils nous ont dit d'abord que nous étions pour
eux. C'est ainsi qu'un athée qui tient à la vie, se fait tuer pour no
pas donner un démenti à l'idée qu'on a de sa bravoure. Pendant ces
heures, quelquefois je voyais flotter sur elle, dans ses regards, dans
sa moue, dans son sourire, le reflet de ces spectacles intérieurs dont
la contemplation la faisait ces soirs-là dissemblable, éloignée de
moi à qui ils étaient refusés. «À quoi pensez-vous, ma chérie? »
«Mais à rien. » Quelque fois, pour répondre à ce reproche que je lui
faisais de ne me rien dire, tantôt elle me disait des choses qu'elle
n'ignorait pas que je savais aussi bien que tout le monde (comme ces
hommes d'État qui ne vous annonceraient pas la plus petite nouvelle,
mais vous parlent en revanche de celle qu'on a pu lire dans les journaux
de la veille), tantôt elle me racontait sans précision aucune, en des
sortes de fausses confidences, des promenades en bicyclette qu'elle
faisait à Balbec, l'année avant de me connaître. Et comme si j'avais
deviné juste autrefois, en inférant de lui qu'elle devait être une
jeune fille très libre, faisant de très longues parties, l'évocation
qu'elle faisait de ces promenades insinuait entre les lèvres
d'Albertine ce même mystérieux sourire qui m'avait séduit les
premiers jours sur la digue de Balbec. Elle me parlait aussi de ces
promenades qu'elle avait faites avec des amies, dans la campagne
hollandaise, de ses retours le soir à Amsterdam, à des heures
tardives, quand une foule compacte et joyeuse de gens qu'elle
connaissait presque tous emplissait les rues, les bords des canaux, dont
je croyais voir se refléter dans les yeux brillants d'Albertine, comme
dans les glaces incertaines d'une rapide voiture, les feux innombrables
et fuyants. Comme la soi-disant curiosité esthétique mériterait
plutôt le nom d'indifférence auprès de la curiosité douloureuse,
inlassable, que j'avais des lieux où Albertine avait vécu, de ce
qu'elle avait pu faire tel soir, des sourires, des regards qu'elle avait
eus, des mots qu'elle avait dits, des baisers qu'elle avait reçus. Non,
jamais la jalousie que j'avais eue un jour de Saint-Loup, si elle avait
persisté, ne m'eût donné cette immense inquiétude. Cet amour entre
femmes était quelque chose de trop inconnu, dont rien ne permettait
d'imaginer avec certitude, avec justesse, les plaisirs, la qualité. Que
de gens, que de lieux (même qui ne la concernaient pas directement, de
vagues lieux de plaisir où elle avait pu en goûter), que de milieux
(où il y a beaucoup de monde, où on est frôlé) Albertine--comme une
personne qui faisant passer sa suite, toute une société, au contrôle
devant elle, la fait entrer au théâtre,--du seuil de mon imagination
ou de mon souvenir, où je ne me souciais pas d'eux, avait introduits
dans mon cœur! Maintenant la connaissance que j'avais d'eux était
interne, immédiate, spasmodique, douloureuse. L'amour, c'est l'espace
et le temps rendus sensibles au cœur.
Et peut-être pourtant, entièrement fidèle je n'eusse pas souffert
d'infidélités que j'eusse été incapable de concevoir, mais ce qui me
torturait à imaginer chez Albertine, c'était mon propre désir
perpétuel de plaire à de nouvelles femmes, d'ébaucher de nouveaux
romans, c'était de lui supposer ce regard que je n'avais pu, l'autre
jour, même à côté d'elle, m'empêcher de jeter sur les jeunes
cyclistes assises aux tables du bois de Boulogne. Comme il n'est de
connaissance, on peut presque dire qu'il n'est de jalousie que de
soi-même. L'observation compte peu. Ce n'est que du plaisir ressenti
par soi-même qu'on peut tirer savoir et douleur.
Par instants, dans les yeux d'Albertine, dans la brusque inflammation de
son teint, je sentais comme un éclair de chaleur passer furtivement
dans des régions plus inaccessibles pour moi que le ciel, et où
évoluaient les souvenirs, à moi inconnus, d'Albertine. Alors cette
beauté qu'en pensant aux années successives où j'avais connu
Albertine soit sur la plage de Balbec, soit à Paris, je lui avais
trouvée depuis peu et qui consistait en ce que mon amie se développait
sur tant de plans et contenait tant de jours écoulés, cette beauté
prenait pour moi quelque chose de déchirant. Alors sous ce visage
rosissant, je sentais se creuser comme un gouffre l'inexhaustible espace
des soirs où je n'avais pas connu Albertine. Je pouvais bien prendre
Albertine sur mes genoux, tenir sa tête dans mes mains; je pouvais la
caresser, passer longuement mes mains sur elle, mais, comme si j'eusse
manié une pierre qui enferme la saline des océans immémoriaux ou le
rayon d'une étoile, je sentais que je touchais seulement l'enveloppe
close d'un être qui par l'intérieur accédait à l'infini. Combien je
souffrais de cette position où nous a réduits l'oubli de la nature
qui, en instituant la division des corps, n'a pas songé à rendre
possible l'interpénétration des âmes (car si son corps était au
pouvoir du mien, sa pensée échappait aux prises de ma pensée). Et je
me rendais compte qu'Albertine n'était pas même pour moi la
merveilleuse captive dont j'avais cru enrichir ma demeure, tout en y
cachant aussi parfaitement sa présence, même à ceux qui venaient me
voir et qui ne la soupçonnaient pas, au bout du couloir, dans la
chambre voisine, que ce personnage dont tout le monde ignorait qu'il
tenait enfermée dans une bouteille la Princesse de la Chine; m'invitant
sous une forme pressante, cruelle et sans issue, à la recherche du
passé, elle était plutôt comme une grande déesse du Temps. Et s'il a
fallu que je perdisse pour elle des années, ma fortune,--et pourvu que
je puisse me dire, ce qui n'est pas sûr, hélas, qu'elle n'y a, elle,
pas perdu,--je n'ai rien à regretter. Sans doute la solitude eût mieux
valu, plus féconde, moins douloureuse. Mais si j'avais mené la vie de
collectionneur que me conseillait Swann, (que me reprochait de ne pas
connaître M. de Charlus, quand avec un mélange d'esprit, d'insolence
et de goût il me disait: «Comme c'est laid chez vous! ») quelles
statues, quels tableaux longuement poursuivis, enfin possédés, ou
même, à tout mettre au mieux, contemplés avec désintéressement,
m'eussent, comme la petite blessure qui se cicatrisait assez vite, mais
que la maladresse inconsciente d'Albertine, des indifférents, ou de mes
propres pensées ne tardaient pas à rouvrir, donné accès hors de
moi-même, sur ce chemin de communication privé, mais qui donne sur la
grande route où passe ce que nous ne connaissons que du jour où nous
en avons souffert, la vie des autres?
Quelquefois il faisait un si beau clair de lune, qu'une heure après
qu'Albertine était couchée, j'allais jusqu'à son lit pour lui dire de
regarder la fenêtre. Je suis sûr que c'est pour cela que j'allais dans
sa chambre et non pour m'assurer qu'elle y était bien. Quelle apparence
qu'elle pût et souhaitât s'en échapper? Il eût fallu une collusion
invraisemblable avec Françoise. Dans la chambre sombre, je ne voyais
rien que sur la blancheur de l'oreiller un mince diadème de cheveux
noirs. Mais j'entendais la respiration d'Albertine. Son sommeil était
si profond que j'hésitais d'abord à aller jusqu'au lit. Puis, je
m'asseyais au bord. Le sommeil continuait de couler avec le même
murmure. Ce qui est impossible à dire c'est à quel point ses réveils
étaient gais. Je l'embrassais, je la secouais. Aussitôt elle
s'arrêtait de dormir, mais, sans même l'intervalle d'un instant,
éclatait de rire, me disant en nouant ses bras à mon cou: «J'étais
justement en train de me demander si tu ne viendrais pas», et elle
riait tendrement de plus belle. On aurait dit que sa tête charmante,
quand elle dormait, n'était pleine que de gaîté, de tendresse et de
rire. Et en l'éveillant j'avais seulement, comme quand on ouvre un
fruit, fait fuser le jus jaillissant qui désaltère.
L'hiver cependant finissait; la belle saison revint, et souvent comme
Albertine venait seulement de me dire bonsoir, ma chambre, mes rideaux,
le mur au-dessus des rideaux étant encore tout noirs, dans le jardin
des religieuses voisines, j'entendais, riche et précieuse dans le
silence comme un harmonium d'église, la modulation d'un oiseau inconnu
qui, sur le mode lydien, chantait déjà matines et au milieu de mes
ténèbres mettait la riche note éclatante du soleil qu'il voyait. Une
fois même, nous entendîmes tout d'un coup la cadence régulière d'un
appel plaintif. C'étaient les pigeons qui commençaient à roucouler.
«Cela prouve qu'il fait déjà jour», dit Albertine; et le sourcil
presque froncé, comme si elle manquait en vivant chez moi les plaisirs
de la belle saison, «le printemps est commencé pour que les pigeons
soient revenus». La ressemblance entre leur roucoulement et le chant du
coq était aussi profonde et aussi obscure que, dans le septuor de
Vinteuil, la ressemblance entre le thème de l'adagio et celui du
dernier morceau, qui est bâti sur le même thème-clef que le premier
mais tellement transformé par les différences de tonalité, de mesure,
que le public profane s'il ouvre un ouvrage sur Vinteuil, est étonné
de voir qu'ils sont bâtis tous trois sur les quatre mêmes notes,
quatre notes qu'il peut d'ailleurs jouer d'un doigt au piano sans
retrouver aucun des trois morceaux. Tel ce mélancolique morceau
exécuté par les pigeons était une sorte de chant du coq en mineur,
qui ne s'élevait pas vers le ciel, ne montait pas verticalement, mais
régulier comme le braiement d'un âne, enveloppé de douceur, allait
d'un pigeon à l'autre sur une même ligne horizontale, et jamais ne se
redressait, ne changeait sa plainte latérale en ce joyeux appel
qu'avaient poussé tant de fois l'allegro de l'introduction et le
finale.
Bientôt les nuits raccourcirent davantage et avant les heures anciennes
du matin, je voyais déjà dépasser des rideaux de ma fenêtre la
blancheur quotidiennement accrue du jour. Si je me résignais à laisser
encore mener à Albertine cette vie, où, malgré ses dénégations, je
sentais qu'elle avait l'impression d'être prisonnière, c'était
seulement parce que chaque jour j'étais sûr que le lendemain je
pourrais me mettre, en même temps qu'à travailler, à me lever, à
sortir, à préparer un départ pour quelque propriété que nous
achèterions et où Albertine pourrait mener plus librement et sans
inquiétude pour moi la vie de campagne ou de mer, de navigation ou de
chasse, qui lui plairait. Seulement, le lendemain, ce temps passé que
j'aimais et détestais tour à tour en Albertine, il arrivait que (comme
quand il est le présent, entre lui et nous, chacun, par intérêt, ou
politesse, ou pitié, travaille à tisser un rideau de mensonges que
nous prenons pour la réalité), rétrospectivement une des heures qui
le composaient, et même de celles que j'avais cru connaître, me
présentait tout d'un coup un aspect qu'on n'essayait plus de me voiler
et qui était alors tout différent de celui sous lequel elle m'était
apparue. Derrière tel regard, à la place de la bonne pensée que
j'avais cru y voir autrefois, c'était un désir insoupçonné
jusque-là qui se révélait, m'aliénant une nouvelle partie de ce
cœur d'Albertine que j'avais cru assimilé au mien. Par exemple, quand
Andrée avait quitté Balbec au mois de juillet, Albertine ne m'avait
jamais dit qu'elle dût bientôt la revoir, et je pensais qu'elle
l'avait revue même plus tôt qu'elle n'eût cru, puisque, à cause de
la grande tristesse que j'avais eue à Balbec, cette nuit du 14
septembre, elle m'avait fait ce sacrifice de ne pas y rester et de
revenir tout de suite à Paris. Quand elle était arrivée le 15, je lui
avais demandé d'aller voir Andrée et lui avais dit: «A-t-elle été
contente de vous revoir? » Or un jour Mme Bontemps était venue pour
apporter quelque chose à Albertine; je la vis un instant et lui dis
qu'Albertine était sortie avec Andrée: «Elles sont allées se
promener dans la campagne. » «Oui, me répondit Mme Bontemps. Albertine
n'est pas difficile en fait de campagne. Ainsi il y a trois ans, tous
les jours il fallait aller aux Buttes-Chaumont. » À ce nom de
Buttes-Chaumont, où Albertine m'avait dit n'être jamais allée, ma
respiration s'arrêta un instant. La réalité est la plus habile des
ennemies. Elle prononce ses attaques sur les points de notre cœur où
nous ne les attendions pas, et où nous n'avions pas préparé de
défense. Albertine avait-elle menti à sa tante, alors, en lui disant
qu'elle allait tous les jours aux Buttes-Chaumont, à moi, depuis, en me
disant qu'elle ne les connaissait pas? «Heureusement, ajouta Mme
Bontemps, que cette pauvre Andrée va bientôt partir pour une campagne
plus vivifiante, pour la vraie campagne, elle en a bien besoin, elle a
si mauvaise mine. Il est vrai qu'elle n'a pas eu cet été le temps
d'air qui lui est nécessaire. Pensez qu'elle a quitté Balbec à la fin
de juillet, croyant revenir en septembre, et comme son frère s'est
démis le genou, elle n'a pas pu revenir. » Alors Albertine l'attendait
à Balbec et me l'avait caché. Il est vrai que c'était d'autant plus
gentil de m'avoir proposé de revenir. À moins que. . . «Oui, je me
rappelle qu'Albertine m'avait parlé de cela (ce n'était pas vrai).
Quand donc a eu lieu cet accident? Tout cela est un peu brouillé dans
ma tête. » «Mais à mon sens, il a eu lieu juste à point, car un jour
plus tard, la location de la villa était commencée et la grand'mère
d'Andrée aurait été obligée de payer un mois inutile. Il s'est
cassé la jambe le 14 septembre, elle a eu le temps de télégraphier à
Albertine le 15 au matin qu'elle ne viendrait pas et Albertine de
prévenir l'agence. Un jour plus tard, cela courait jusqu'au 15
octobre. » Ainsi sans doute quand Albertine changeant d'avis, m'avait
dit: «Partons ce soir», ce qu'elle voyait c'était un appartement,
celui de la grand'mère d'Andrée, où, dès notre retour, elle allait
pouvoir retrouver l'amie que, sans que je m'en doutasse, elle avait cru
revoir bientôt à Balbec. Les paroles si gentilles, pour revenir avec
moi, qu'elle avait eues, en contraste avec son opiniâtre refus d'un peu
avant, j'avais cherché à les attribuer à un revirement de son bon
cœur. Elles étaient tout simplement le reflet d'un changement
intervenu dans une situation que nous ne connaissons pas, et qui est
tout le secret de la variation de la conduite des femmes qui ne nous
aiment pas. Elles nous refusent obstinément un rendez-vous pour le
lendemain, parce qu'elles sont fatiguées, parce que leur grand-père
exige qu'elles dînent chez lui: «Mais venez après», insistons-nous.
«Il me retient très tard. II pourra me raccompagner. » Simplement
elles ont un rendez-vous avec quelqu'un qui leur plaît. Soudain
celui-ci n'est plus libre. Et elles viennent nous dire le regret de nous
avoir fait de la peine, qu'envoyant promener leur grand-père, elles
resteront auprès de nous, ne tenant à rien d'autre. J'aurais dû
reconnaître ces phrases dans le langage que m'avait tenu Albertine, le
jour de mon départ de Balbec, mais pour interpréter ce langage
j'aurais dû me souvenir alors de deux traits particuliers du caractère
d'Albertine qui me revenaient maintenant à l'esprit, l'un pour me
consoler, l'autre pour me désoler, car nous trouvons de tout dans notre
mémoire; elle est une espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie,
où on met au hasard la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt
sur un poison dangereux. Le premier trait, le consolant, fut cette
habitude de faire servir une même action au plaisir de plusieurs
personnes, cette utilisation multiple de ce qu'elle faisait, qui était
caractéristique chez Albertine. C'était bien dans son caractère,
revenant à Paris (le fait qu'Andrée ne revenait pas pouvait lui rendre
incommode de rester à Balbec sans que cela signifiât qu'elle ne
pouvait pas se passer d'Andrée), de tirer de ce seul voyage une
occasion de toucher deux personnes qu'elle aimait sincèrement, moi, en
me faisant croire que c'était pour ne pas me laisser seul, pour que je
ne souffrisse pas, par dévouement pour moi, Andrée, en la persuadant
que, du moment qu'elle ne venait pas à Balbec, elle ne voulait pas y
rester un instant de plus, qu'elle n'avait prolongé son séjour que
pour la voir et qu'elle accourait dans l'instant vers elle. Or, le
départ d'Albertine avec moi succédait en effet d'une façon si
immédiate d'une part à mon chagrin, à mon désir de revenir à Paris,
d'autre part à la dépêche d'Andrée, qu'il était tout naturel
qu'Andrée et moi, ignorant respectivement elle mon chagrin, moi sa
dépêche, nous eussions pu croire que le départ d'Albertine était
l'effet de la seule cause que chacun de nous connût et qu'il suivait en
effet à si peu d'heures de distance et si inopinément. Et dans ce cas,
je pouvais encore croire que m'accompagner avait été le but réel
d'Albertine, qui n'avait pas voulu négliger pourtant une occasion de
s'en faire un titre à la gratitude d'Andrée. Mais malheureusement je
me rappelai presque aussitôt un autre trait de caractère d'Albertine,
et qui était la vivacité avec laquelle la saisissait la tentation
irrésistible d'un plaisir. Or je me rappelais, quand elle eut décidé
de partir, quelle impatience elle avait d'arriver au tram, comme elle
avait bousculé le Directeur qui, en cherchant à nous retenir, aurait
pu nous faire manquer l'omnibus, les haussements d'épaule de connivence
qu'elle me faisait et dont j'avais été si touché, quand, dans le
tortillard, M. de Cambremer nous avait demandé si nous ne pouvions pas
«remettre à huitaine». Oui, ce qu'elle voyait devant ses yeux à ce
moment-là, ce qui la rendait si fiévreuse de partir, ce qu'elle était
impatiente de retrouver, c'était cet appartement inhabité que j'avais
vu une fois, appartenant à la grand'mère d'Andrée, laissé à la
garde d'un vieux valet de chambre, appartement luxueux, en plein midi,
mais si vide, si silencieux que le soleil avait l'air de mettre des
housses sur le canapé, sur les fauteuils de la chambre où Albertine et
Andrée demanderaient au gardien respectueux, peut-être naïf,
peut-être complice, de les laisser se reposer. Je la voyais tout le
temps maintenant, vide, avec un lit ou un canapé, cette chambre, où,
chaque fois qu'Albertine avait l'air pressé et sérieux, elle partait
pour retrouver son amie, sans doute arrivée avant elle parce qu'elle
était plus libre. Je n'avais jamais pensé jusque-là à cet
appartement qui maintenant avait pour moi une horrible beauté.
L'inconnu de la vie des êtres est comme celui de la nature, que chaque
découverte scientifique ne fait que reculer mais n'annule pas. Un
jaloux exaspère celle qu'il aime en la privant de mille plaisirs sans
importance, mais ceux qui sont le fond de la vie de celle-ci, elle les
abrite là où, dans les moments où son intelligence croit montrer le
plus de perspicacité et où les tiers le renseignent le mieux, il n'a
pas idée de chercher. Enfin du moins Andrée allait partir.