La disparition de ma souffrance et de tout ce qu'elle emmenait avec
elle, me laissait diminué comme souvent la guérison d'une maladie qui
tenait dans notre vie une grande place.
elle, me laissait diminué comme souvent la guérison d'une maladie qui
tenait dans notre vie une grande place.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Albertine Disparue - a
Rappelez-vous comme elle a bien raconté cette histoire de
bains de mer, elle a un brio que Swann n'avait pas. » «Oh! il était
pourtant bien spirituel. » «Mais je ne dis pas qu'il n'était pas
spirituel. Je dis qu'il n'avait pas de brio», dit M. de Guermantes d'un
ton gémissant, car sa goutte le rendait nerveux et, quand il n'avait
personne d'autre à qui témoigner son agacement, c'est à la duchesse
qu'il le manifestait. Mais incapable d'en bien comprendre les causes, il
préférait prendre un air incompris.
Ces bonnes dispositions du duc et de la duchesse firent que dorénavant
on eût au besoin dit quelquefois à Gilberte un «votre pauvre père»
qui ne put d'ailleurs servir, Forcheville ayant précisément vers cette
époque adopté la jeune fille. Elle disait: «mon père» à
Forcheville, charmait les douairières par sa politesse et sa
distinction, et on reconnaissait que, si Forcheville s'était
admirablement conduit avec elle, la petite avait beaucoup de cœur et
savait l'en récompenser. Sans doute parce qu'elle pouvait parfois et
désirait montrer beaucoup d'aisance, elle s'était fait reconnaître
par moi et devant moi avait parlé de son véritable père. Mais
c'était une exception et on n'osait plus devant elle prononcer le nom
de Swann.
Justement je venais de remarquer dans le salon deux dessins d'Elstir qui
autrefois étaient relégués dans un cabinet d'en haut où je ne les
avais vus que par hasard. Elstir était maintenant à la mode. Mme de
Guermantes ne se consolait pas d'avoir donné tant de tableaux de lui à
sa cousine, non parce qu'ils étaient à la mode, mais parce qu'elle les
goûtait maintenant. La mode est faite en effet de l'engouement d'un
ensemble de gens dont les Guermantes sont représentatifs. Mais elle ne
pouvait songer à acheter d'autres tableaux de lui, car ils étaient
montés depuis quelque temps à des prix follement élevés. Elle
voulait au moins avoir quelque chose d'Elstir dans son salon et y avait
fait descendre ces deux dessins qu'elle déclarait «préférer à sa
peinture».
Gilberte reconnut cette facture. «On dirait des Elstir, dit-elle. »
«Mais oui, répondit étourdiment la duchesse, c'est précisément
vot. . . ce sont de nos amis qui nous les ont fait acheter. C'est
admirable. À mon avis, c'est supérieur à sa peinture. » Moi qui
n'avais pas entendu ce dialogue, j'allai regarder les dessins. «Tiens,
c'est l'Elstir que. . . » Je vis les signes désespérés de Mme de
Guermantes. «Ah! oui, l'Elstir que j'admirais en haut. Il est bien
mieux que dans ce couloir. À propos d'Elstir je l'ai nommé hier dans
un article du _Figaro_. Est-ce que vous l'avez lu? » «Vous avez écrit
un article dans le _Figaro_? s'écria M. de Guermantes avec la même
violence que s'il s'était écrié: «Mais c'est ma cousine. » «Oui,
hier. » «Dans le _Figaro_, vous êtes sûr? Cela m'étonnerait bien.
Car nous avons chacun notre _Figaro_ et, s'il avait échappé à l'un de
nous, l'autre l'aurait vu. N'est-ce pas, Oriane, il n'y avait rien. » Le
duc fit chercher le _Figaro_ et se rendit à l'évidence, comme si,
jusque-là, il y eût eu plutôt chance que j'eusse fait erreur sur le
journal où j'avais écrit. «Quoi, je ne comprends pas, alors vous avez
fait un article dans le _Figaro_? » me dit la duchesse, faisant effort
pour parler d'une chose qui ne l'intéressait pas. «Mais voyons, Basin,
vous lirez cela plus tard. » Mais non, le duc est très bien comme cela
avec sa grande barbe sur le journal, dit Gilberte. Je vais lire cela
tout de suite en rentrant. » «Oui, il porte la barbe maintenant que
tout le monde est rasé, dit la duchesse, il ne fait jamais rien comme
personne. Quand nous nous sommes mariés, il se rasait non seulement la
barbe, mais la moustache. Les paysans qui ne le connaissaient pas ne
croyaient pas qu'il était Français. Il s'appelait à ce moment le
prince des Laumes. » «Est-ce qu'il y a encore un prince des Laumes? »
demanda Gilberte qui était intéressée par tout ce qui touchait des
gens qui n'avaient pas voulu lui dire bonjour pendant si longtemps.
«Mais non», répondit avec un regard mélancolique et caressant la
duchesse. » «Un si joli titre! Un des plus beaux titres français! »
dit Gilberte, un certain ordre de banalités venant inévitablement,
comme l'heure sonne, dans la bouche de certaines personnes
intelligentes. «Hé bien oui, je regrette aussi. Basin voudrait que le
fils de sa sœur le relevât, mais ce n'est pas la même chose, au fond
ça pourrait être parce que ce n'est pas forcément le fils aîné,
cela peut passer de l'aîné au cadet. Je vous disais que Basin était
alors tout rasé; un jour à un pèlerinage, vous rappelez-vous mon
petit, dit-elle à son mari, à ce pèlerinage à Paray-le-Monial, mon
beau-frère Charlus qui aime assez causer avec les paysans, disait à
l'un, à l'autre: «D'où es-tu, toi? » et comme il est très
généreux, il leur donnait quelque chose, les emmenait boire. Car
personne n'est à la fois plus simple et plus haut que Mémé. Vous le
verrez ne pas vouloir saluer une duchesse qu'il ne trouve pas assez
duchesse et combler un valet de chiens. Alors, je dis à Basin:
«Voyons, Basin, parlez-leur un peu aussi. » Mon mari qui n'est pas
toujours très inventif--«Merci, Oriane», dit le duc sans
s'interrompre de la lecture de mon article où il était plongé--avisa
un paysan et lui répéta textuellement la question de son frère: «Et
toi, d'où es-tu? » «Je suis des Laumes. » «Tu es des Laumes. Hé bien
je suis ton prince. » Alors le paysan regarda la figure toute glabre de
Basin et lui répondit: «Pas vrai. Vous, vous êtes un _english_[1]. »
On voyait ainsi dans ces petits récits de la duchesse ces grands titres
éminents, comme celui de prince des Laumes, surgir à leur place vraie,
dans leur état ancien et leur couleur locale, comme dans certains
livres d'heures, on reconnaît, au milieu de la foule de l'époque, la
flèche de Bourges.
On apporta des cartes qu'un valet de pied venait de déposer. «Je ne
sais pas ce qui lui prend, je ne la connais pas. C'est à vous que je
dois ça, Basin. Ça ne vous a pourtant pas si bien réussi ce genre de
relations, mon pauvre ami», et se tournant vers Gilberte: «Je ne
saurais même pas vous expliquer qui c'est, vous ne la connaissez
certainement pas, elle s'appelle Lady Rufus Israël. »
Gilberte rougit vivement: «Je ne la connais pas, dit-elle (ce qui
était d'autant plus faux que Lady Israël s'était deux ans avant la
mort de Swann réconciliée avec lui et qu'elle appelait Gilberte par
son prénom), mais je sais très bien, par d'autres, qui est la personne
que vous voulez dire. » C'est que Gilberte était devenue très snob.
C'est ainsi qu'une jeune fille ayant un jour, soit méchamment, soit
maladroitement, demandé quel était le nom de son père non pas
adoptif, mais véritable, dans son trouble et pour dénaturer un peu ce
qu'elle avait à dire, elle avait prononcé au lieu de Souann, Svann,
changement qu'elle s'aperçut un peu après être péjoratif, puisque
cela faisait de ce nom d'origine anglaise, un nom allemand. Et même
elle avait ajouté, s'avilissant pour se rehausser: «on a raconté
beaucoup de choses très différentes sur ma naissance, moi, je dois
tout ignorer. »
Si honteuse que Gilberte dût être à certains instants en pensant à
ses parents (car même Mme Swann représentait pour elle et était une
bonne mère) d'une pareille façon d'envisager la vie, il faut
malheureusement penser que les éléments en étaient sans doute
empruntés à ses parents, car nous ne nous faisons pas de toutes
pièces nous-même. Mais à une certaine somme d'égoïsme qui existe
chez la mère, un égoïsme différent, inhérent à la famille du
père, vient s'ajouter, ce qui ne veut pas toujours dire s'additionner,
ni même justement servir de multiple, mais créer un égoïsme nouveau
infiniment plus puissant et redoutable. Et depuis le temps que le monde
dure, que des familles où existe tel défaut sous une forme s'allient
à des familles où le même défaut existe sous une autre, ce qui crée
une variété particulièrement complexe et détestable chez l'enfant,
les égoïsmes accumulés (pour ne parler ici que de l'égoïsme)
prendraient une puissance telle que l'humanité entière serait
détruite, si du mal même ne naissaient, capables de le ramener à de
justes proportions, des restrictions naturelles analogues à celles qui
empêchent la prolifération infinie des infusoires d'anéantir notre
planète, la fécondation unisexuée des plantes d'amener l'extinction
du règne végétal, etc. De temps à autre une vertu vient composer
avec cet égoïsme une puissance nouvelle et désintéressée.
Les combinaisons par lesquelles, au cours des générations, la chimie
morale fixe ainsi et rend inoffensifs les éléments qui devenaient trop
redoutables, sont infinies et donneraient une passionnante variété à
l'histoire des familles. D'ailleurs avec ces égoïsmes accumulés comme
il devait y en avoir en Gilberte coexiste telle vertu charmante des
parents; elle vient un moment faire toute seule un intermède, jouer son
rôle touchant avec une sincérité complète.
Sans doute Gilberte n'allait pas toujours aussi loin que quand elle
insinuait qu'elle était peut-être la fille naturelle de quelque grand
personnage, mais elle dissimulait le plus souvent ses origines.
Peut-être lui était-il simplement trop désagréable de les confesser,
et préférait-elle qu'on les apprît par d'autres. Peut-être
croyait-elle vraiment les cacher, de cette croyance incertaine, qui
n'est pourtant pas le doute, qui réserve une possibilité à ce qu'on
souhaite et dont Musset donne un exemple quand il parle de l'Espoir en
Dieu. «Je ne la connais pas personnellement», reprit Gilberte.
Avait-elle pourtant en se faisant appeler Mlle de Forcheville l'espoir
qu'on ignorât qu'elle était la fille de Swann. Peut-être pour
certaines personnes qu'elle espérait devenir, avec le temps, presque
tout le monde. Elle ne devait pas se faire de grandes illusions sur leur
nombre actuel, et elle savait sans doute que bien des gens devaient
chuchoter: «C'est la fille de Swann? » Mais elle ne le savait que de
cette même science qui nous parle de gens se tuant par misère pendant
que nous allons au bal, c'est-à-dire une science lointaine et vague à
laquelle nous ne tenons pas à substituer une connaissance plus
précise, due à une impression directe. Gilberte appartenait ou du
moins appartint pendant ces années-là, à la variété la plus
répandue des autruches humaines, celles qui cachent leur tête dans
l'espoir non de ne pas être vues, ce qu'elles croient peu
vraisemblable, mais de ne pas voir qu'on les voit, ce qui leur paraît
déjà beaucoup et leur permet de s'en remettre à la chance pour le
reste. Comme l'éloignement rend les choses plus petites, plus
incertaines, moins dangereuses, Gilberte préférait ne pas être près
des personnes au moment où celles-ci faisaient la découverte qu'elle
était née Swann.
Et comme on est près des personnes qu'on se représente, comme on peut
se représenter les gens lisant leur journal, Gilberte préférait que
les journaux l'appelassent Mlle de Forcheville. Il est vrai que pour les
écrits dont elle avait elle-même la responsabilité, ses lettres, elle
ménagea quelque temps la transition en signant G. S. Forcheville. La
véritable hypocrisie dans cette signature était manifestée par la
suppression bien moins des autres lettres du nom de Swann que de celles
du nom de Gilberte. En effet, en réduisant le prénom innocent à un
simple G, Mlle de Forcheville semblait insinuer à ses amis que la même
amputation appliquée au nom de Swann n'était due aussi qu'à des
motifs d'abréviation. Même elle donnait une importance particulière
à l'S, et en faisait une sorte de longue queue qui venait barrer le G,
mais qu'on sentait transitoire et destinée à disparaître comme celle
qui, encore longue chez le singe, n'existe plus chez l'homme.
Malgré cela, dans son snobisme, il y avait de l'intelligente curiosité
de Swann. Je me souviens que cet après-midi-là elle demanda à Mme de
Guermantes si elle ne pouvait pas connaître M. du Lau et la duchesse
ayant répondu qu'il était souffrant et ne sortait pas, Gilberte
demanda comment il était, car, ajouta-t-elle en rougissant
légèrement, elle en avait beaucoup entendu parler. (Le marquis du Lau
avait été en effet un des amis les plus intimes de Swann avant le
mariage de celui-ci, et peut-être même Gilberte l'avait-elle entrevu,
mais à un moment où elle ne s'intéressait pas à cette société. )
«Est-ce que M. de Bréauté ou le prince d'Agrigente peuvent m'en
donner une idée? demanda-t-elle. » «Oh! pas du tout,» s'écria Mme de
Guermantes, qui avait un sentiment vif de ces différences provinciales
et faisait des portraits sobres, mais colorés par sa voix dorée et
rauque, sous le doux fleurissement de ses yeux de violette. «Non, pas
du tout. Du Lau c'était le gentilhomme du Périgord[2], charmant, avec
toutes les belles manières et le sans-gêne de sa province. À
Guermantes, quand il y avait le Roi d'Angleterre avec qui du Lau était
très ami, il y avait après la chasse un goûter. . . C'était l'heure
où du Lau avait l'habitude d'aller ôter ses bottines et mettre de gros
chaussons de laine. Hé bien, la présence du Roi Édouard et de tous
les grands-ducs ne le gênait en rien, il descendait dans le grand salon
de Guermantes avec ses chaussons de laine, il trouvait qu'il était le
marquis du Lau d'Ollemans qui n'avait en rien à se contraindre pour le
Roi d'Angleterre. Lui et ce charmant Quasimodo de Breteuil, c'étaient
les deux que j'aimais le plus. C'étaient du reste des grands amis à. . .
(elle allait dire à votre père et s'arrêta net). Non, ça n'a aucun
rapport, ni avec Gri-gri ni avec Bréauté. C'est le vrai grand seigneur
du Périgord. Du reste Mémé cite une page de Saint-Simon sur un
marquis d'Ollemans, c'est tout à fait ça. » Je citai les premiers mots
du portrait: «M. d'Ollemans qui était un homme fort distingué parmi
la noblesse du Périgord, par la sienne et par son mérite et y était
considéré par tout ce qui y vivait comme un arbitre général à qui
chacun avait recours pour sa probité, sa capacité et la douceur de ses
manières, et comme un coq de province. » «Oui, il y a de cela, dit Mme
de Guermantes, d'autant que du Lau a toujours été rouge comme un
coq. » «Oui, je me rappelle avoir entendu citer ce portrait», dit
Gilberte, sans ajouter que c'était par son père, lequel était en
effet grand admirateur de Saint-Simon.
Elle aimait aussi parler du prince d'Agrigente et de M. de Bréauté,
pour une autre raison. Le prince d'Agrigente l'était par héritage de
la maison d'Aragon, mais sa seigneurie était poitevine. Quant à son
château, celui du moins où il résidait, ce n'était pas un château
de sa famille, mais de la famille d'un premier mari de sa mère et il
était situé à peu près à égale distance de Martinville et de
Guermantes. Aussi Gilberte parlait-elle de lui et de M. de Bréauté
comme de voisins de campagne qui lui rappelaient sa vieille province.
Matériellement, il y avait une part de mensonge dans ces paroles,
puisque ce n'est qu'à Paris par la comtesse Molé qu'elle avait connu
M. de Bréauté d'ailleurs vieil ami de son père. Quant au plaisir de
parler des environs de Tansonville il pouvait être sincère. Le
snobisme est pour certaines personnes analogue à ces breuvages
agréables auxquels elles mêlent des substances utiles. Gilberte
s'intéressait à telle femme élégante parce qu'elle avait de superbes
livres et des Nattiers que mon ancienne amie n'eût sans doute pas été
voir à la Bibliothèque Nationale et au Louvre, et je me figure que
malgré la proximité plus grande encore, l'influence attrayante de
Tansonville se fût moins exercée pour Gilberte sur Mme Sazerat ou Mme
Goupil que sur M. d'Agrigente.
«Oh! pauvre Babel et pauvre Gri-Gri, dit Mme de Guermantes, ils sont
bien plus malades que du Lau, je crains qu'ils n'en aient pas pour
longtemps, ni l'un ni l'autre. »
Quand M. de Guermantes eut terminé la lecture de mon article, il
m'adressa des compliments d'ailleurs mitigés. Il regrettait la forme un
peu poncive de ce style où il y avait «de l'emphase, des métaphores
comme dans la prose démodée de Chateaubriand»; par contre il me
félicita sans réserve de «m'occuper»: «J'aime qu'on fasse quelque
chose de ses dix doigts. Je n'aime pas les inutiles qui sont toujours
des importants ou des agités. Sotte engeance! »
Gilberte, qui prenait avec une rapidité extrême les manières du
monde, déclara combien elle allait être fière de dire qu'elle était
l'amie d'un auteur. «Vous pensez si je vais dire que j'ai le plaisir,
l'honneur de vous connaître. »
«Vous ne voulez pas venir avec nous, demain, à l'Opéra-Comique? » me
dit la duchesse, et je pensai que c'était sans doute dans cette même
baignoire où je l'avais vue la première fois et qui m'avait semblé
alors inaccessible comme le royaume sous-marin des Néréides. Mais je
répondis d'une voix triste: «Non, je ne vais pas au théâtre, j'ai
perdu une amie que j'aimais beaucoup. » J'avais presque les larmes aux
yeux en le disant, mais pourtant, pour la première fois, cela me
faisait un certain plaisir d'en parler. C'est à partir de ce moment-là
que je commençai à écrire à tout le monde que je venais d'avoir un
grand chagrin, et à cesser de le ressentir.
Quand Gilberte fut partie, Mme de Guermantes me dit: «Vous n'avez pas
compris mes signes, c'était pour que vous ne parliez pas de Swann». Et
comme je m'excusais: «Mais je vous comprends très bien. Moi-même,
j'ai failli le nommer, je n'ai eu que le temps de me rattraper, c'est
épouvantable, heureusement que je me suis arrêtée à temps. Vous
savez que c'est très gênant», dit-elle à son mari pour diminuer un
peu ma faute en ayant l'air de croire que j'avais obéi à une
propension commune à tous et à laquelle il était difficile de
résister. » «Que voulez-vous que j'y fasse, répondit le duc. Vous
n'avez qu'à dire qu'on remette ces dessins en haut, puisqu'ils vous
font penser à Swann. Si vous ne pensez pas à Swann, vous ne parlerez
pas de lui. »
Le lendemain je reçus deux lettres de félicitation qui m'étonnèrent
beaucoup, l'une de Mme Goupil que je n'avais pas revue depuis tant
d'années et à qui, même à Combray, je n'avais pas trois fois
adressé la parole. Un cabinet de lecture lui avait communiqué le
_Figaro_. Ainsi, quand quelque chose vous arrive dans la vie qui
retentit un peu, des nouvelles nous viennent de personnes situées si
loin de nos relations et dont le souvenir est déjà si ancien que ces
personnes semblent situées à une grande distance, surtout dans le sens
de la profondeur. Une amitié de collège oubliée, et qui avait vingt
occasions de se rappeler à vous, vous donne signe de vie, non sans
compensation d'ailleurs. C'est ainsi que Bloch dont j'eusse tant aimé
savoir ce qu'il pensait de mon article ne m'écrivit pas. Il est vrai
qu'il avait lu cet article et devait me l'avouer plus tard, mais par un
choc en retour. En effet, il écrivit lui-même quelques années après
un article dans le _Figaro_ et désira me signaler immédiatement cet
événement. Comme il cessait d'être jaloux de ce qu'il considérait
comme un privilège, puisqu'il lui était aussi échu, l'envie qui lui
avait fait feindre d'ignorer mon article cessait, comme un compresseur
se soulève; il m'en parla, mais tout autrement qu'il ne désirait
m'entendre parler du sien: «J'ai su que toi aussi, me dit-il, avais
fait un article. Mais je n'avais pas cru devoir t'en parler, craignant
de t'être désagréable, car on ne doit pas parler à ses amis des
choses humiliantes qui leur arrivent. Et c'en est une évidemment que
d'écrire dans le journal du sabre et du goupillon, des _five o'clock_,
sans oublier le bénitier. » Son caractère restait le même, mais son
style était devenu moins précieux, comme il arrive à certains qui
quittent le maniérisme, quand ne faisant plus de poèmes symbolistes,
ils écrivent des romans-feuilletons.
Pour me consoler de son silence, je relus la lettre de Mme Goupil; mais
elle était sans chaleur, car si l'aristocratie a certaines formules qui
font palissades entre elles, entre le Monsieur du début et les
sentiments distingués de la fin, des cris de joie, d'admiration,
peuvent jaillir comme des fleurs, et des gerbes pencher par-dessus la
palissade leur parfum odorant. Mais le conventionnalisme bourgeois
enserre l'intérieur même des lettres dans un réseau de «votre
succès si légitime», au maximum «votre beau succès». Des
belles-sœurs fidèles à l'éducation reçue et réservées dans leur
corsage comme il faut, croient s'être épanchées dans le malheur et
l'enthousiasme si elles ont écrit «mes meilleures pensées». «Mère
se joint à moi» est un superlatif dont on est rarement gâté.
Je reçus une autre lettre que celle de Mme Goupil, mais le nom du
signataire m'était inconnu. C'était une écriture populaire, un
langage charmant. Je fus navré de ne pouvoir découvrir qui m'avait
écrit.
Comme je me demandais si Bergotte eût aimé cet article, Mme de
Forcheville m'avait répondu qu'il l'aurait infiniment admiré et
n'aurait pu le lire sans envie. Mais elle me l'avait dit pendant que je
dormais: c'était un rêve.
Presque tous nos rêves répondent ainsi aux questions que nous nous
posons par des affirmations complexes, des mises en scène à plusieurs
personnages, mais qui n'ont pas de lendemain.
Quant à Mlle de Forcheville, je ne pouvais m'empêcher de penser à
elle avec désolation. Quoi? fille de Swann qui eût tant aimé la voir
chez les Guermantes, que ceux-ci avaient refusé à leur grand ami de
recevoir, ils l'avaient ensuite spontanément recherchée, le temps
ayant passé qui renouvelle tout pour nous, insuffle une autre
personnalité, d'après ce qu'on dit d'eux, aux êtres que nous n'avons
pas vus depuis longtemps, depuis que nous avons fait nous-même peau
neuve et pris d'autres goûts. Je pensais qu'à cette fille, Swann
disait parfois en la serrant contre lui et en l'embrassant: «C'est bon,
ma chérie, d'avoir une fille comme toi, un jour quand je ne serai plus
là, si on parle encore de ton pauvre papa, ce sera seulement avec toi
et à cause de toi. » Swann en mettant ainsi pour après sa mort un
craintif et anxieux espoir de survivance dans sa fille se trompait
autant que le vieux banquier qui ayant fait un testament pour une petite
danseuse qu'il entretient et qui a très bonne tenue, se dit qu'il n'est
pour elle qu'un grand ami, mais qu'elle restera fidèle à son souvenir.
Elle avait très bonne tenue tout en faisant du pied sous la table aux
amis du vieux banquier qui lui plaisaient, mais tout cela très caché,
avec d'excellents dehors. Elle portera le deuil de l'excellent homme,
s'en sentira débarrassée, profitera non seulement de l'argent liquide,
mais des propriétés, des automobiles qu'il lui a laissées, fera
partout effacer le chiffre de l'ancien propriétaire qui lui cause un
peu de honte et à la jouissance du don n'associera jamais le regret du
donateur. Les illusions de l'amour paternel ne sont peut-être pas
moindres que celles de l'autre; bien des filles ne considèrent leur
père que comme le vieillard qui leur laissera sa fortune. La présence
de Gilberte dans un salon au lieu d'être une occasion qu'on parlât
encore quelquefois de son père était un obstacle à ce qu'on saisît
celles, de plus en plus rares, qu'on aurait pu avoir encore de le faire.
Même à propos des mots qu'il avait dits, des objets qu'il avait
donnés, on prit l'habitude de ne plus le nommer et celle qui aurait dû
rajeunir, sinon perpétuer sa mémoire, se trouva hâter et consommer
l'œuvre de la mort et de l'oubli.
Et ce n'est pas seulement à l'égard de Swann que Gilberte consommait
peu à peu l'œuvre de l'oubli, elle avait hâté en moi cette œuvre de
l'oubli à l'égard d'Albertine.
Sous l'action du désir, par conséquent du désir de bonheur que
Gilberte avait excité en moi pendant les quelques heures où je l'avais
crue une autre, un certain nombre de souffrances, de préoccupations
douloureuses, lesquelles il y a peu de temps encore obsédaient ma
pensée, s'étaient échappées de moi, entraînant avec elles tout un
bloc de souvenirs, probablement effrités depuis longtemps et
précaires, relatifs à Albertine. Car si bien des souvenirs, qui
étaient reliés à elle, avaient d'abord contribué à maintenir
en moi le regret de sa mort, en retour le regret lui-même avait
fixé les souvenirs. De sorte que la modification de mon état
sentimental, préparée sans doute obscurément jour par jour par les
désagrégations continues de l'oubli, mais réalisée brusquement dans
son ensemble me donna cette impression que je me rappelle avoir
éprouvée ce jour-là pour la première fois, du vide, de la suppression
en moi de toute une portion de mes associations d'idées, qu'éprouve un
homme dont une artère cérébrale depuis longtemps usée s'est rompue
et chez lequel toute une partie de la mémoire est abolie ou paralysée.
La disparition de ma souffrance et de tout ce qu'elle emmenait avec
elle, me laissait diminué comme souvent la guérison d'une maladie qui
tenait dans notre vie une grande place. Sans doute c'est parce que les
souvenirs ne restent pas toujours vrais que l'amour n'est pas éternel,
et parce que la vie est faite du perpétuel renouvellement des cellules.
Mais ce renouvellement pour les souvenirs est tout de même retardé par
l'attention qui arrête, et fixe un moment qui doit changer. Et
puisqu'il en est du chagrin comme du désir des femmes qu'on grandit en
y pensant, avoir beaucoup à faire rendrait plus facile, aussi bien que
la chasteté, l'oubli.
Par une autre réaction (bien que ce fût la distraction--le désir de
Mlle d'Éporcheville--qui m'eût rendu tout d'un coup l'oubli apparent
et sensible) s'il reste que c'est le temps qui amène progressivement
l'oubli, l'oubli n'est pas sans altérer profondément la notion du
temps. Il y a des erreurs optiques dans le temps comme il y en a dans
l'espace. La persistance en moi d'une velléité ancienne de travailler,
de réparer le temps perdu, de changer de vie, ou plutôt de commencer
de vivre me donnait l'illusion que j'étais toujours aussi jeune;
pourtant le souvenir de tous les événements qui s'étaient succédé
dans ma vie (et aussi de ceux qui s'étaient succédé dans mon cœur,
car, lorsqu'on a beaucoup changé, on est induit à supposer qu'on a
plus longtemps vécu) au cours de ces derniers mois de l'existence
d'Albertine, me les avait fait paraître beaucoup plus longs qu'une
année, et maintenant cet oubli de tant de choses, me séparant, par des
espaces vides, d'événements tout récents qu'ils me faisaient
paraître anciens, puisque j'avais eu ce qu'on appelle «le temps» de
les oublier, par son interpolation fragmentée, irrégulière, au milieu
de ma mémoire--comme une brume épaisse sur l'océan qui supprime les
points de repère des choses--détraquait, disloquait mon sentiment des
distances dans le temps, là rétrécies, ici distendues, et me faisait
me croire tantôt beaucoup plus loin, tantôt beaucoup plus près des
choses que je ne l'étais en réalité. Et comme dans les nouveaux
espaces, encore non parcourus, qui s'étendaient devant moi, il n'y
aurait pas plus de traces de mon amour pour Albertine qu'il n'y en avait
eu, dans les temps perdus que je venais de traverser, de mon amour pour
ma grand'mère, ma vie m'apparut--offrant une succession de périodes
dans lesquelles, après un certain intervalle rien de ce qui soutenait
la précédente ne subsistait plus dans celle qui la suivait,--comme
quelque chose de si dépourvu du support d'un moi individuel identique
et permanent, quelque chose de si inutile dans l'avenir et de si long
dans le passé, que la mort pourrait aussi bien en terminer le cours ici
ou là, sans nullement le conclure, que ces cours d'histoire de France
qu'en rhétorique on arrête indifféremment, selon la fantaisie des
programmes ou des professeurs, à la Révolution de 1830, à celle de
1848, ou à la fin du second Empire.
Peut-être alors la fatigue et la tristesse que je ressentais
vinrent-elles moins d'avoir aimé inutilement ce que déjà j'oubliais,
que de commencer à me plaire avec de nouveaux vivants, de purs gens du
monde, de simples amis des Guermantes, si peu intéressants par
eux-mêmes. Je me consolais peut-être plus aisément de constater que
celle que j'avais aimée n'était plus au bout d'un certain temps qu'un
pâle souvenir, que de retrouver en moi cette vaine activité qui nous
fait perdre le temps à tapisser notre vie d'une végétation humaine
vivace mais parasite, qui deviendra le néant aussi quand elle sera
morte, qui déjà est étrangère à tout ce que nous avons connu et à
laquelle pourtant cherche à plaire notre sénilité bavarde,
mélancolique et coquette. L'être nouveau qui supporterait aisément de
vivre sans Albertine avait fait son apparition en moi, puisque j'avais
pu parler d'elle chez Mme de Guermantes en paroles affligées, sans
souffrance profonde. Ces nouveaux moi qui devraient porter un autre nom
que le précédent, leur venue possible, à cause de leur indifférence
à ce que j'aimais, m'avait toujours épouvanté, jadis à propos de
Gilberte quand son père me disait que si j'allais vivre en Océanie, je
ne voudrais plus revenir, tout récemment quand j'avais lu avec un tel
serrement de cœur le passage du roman de Bergotte où il est question de
ce personnage qui, séparé par la vie d'une femme qu'il avait adorée
jeune homme, vieillard la rencontre sans plaisir, sans envie de la
revoir. Or, au contraire, il m'apportait avec l'oubli une suppression
presque complète de la souffrance, une possibilité de bien-être, cet
être si redouté, si bienfaisant et qui n'était autre qu'un de ces moi
de rechange que la destinée tient en réserve pour nous et que, sans
plus écouter nos prières qu'un médecin clairvoyant et d'autant plus
autoritaire, elle substitue malgré nous, par une intervention
opportune, au moi vraiment trop blessé. Ce rechange au reste, elle
l'accomplit de temps en temps, comme l'usure et la réfection des
tissus, mais nous n'y prenons garde que si l'ancien moi contenait une
grande douleur, un corps étranger et blessant, que nous nous étonnons
de ne plus retrouver, dans notre émerveillement d'être devenu un autre
pour qui la souffrance de son prédécesseur n'est plus que la
souffrance d'autrui, celle dont on peut parler avec apitoiement parce
qu'on ne la ressent pas. Même cela nous est égal d'avoir passé par
tant de souffrances, car nous ne nous rappelons que confusément les
avoir souffertes. Il est possible que de même nos cauchemars, la nuit,
soient effroyables. Mais au réveil nous sommes une autre personne qui
ne se soucie guère que celle à qui elle succède ait eu à fuir en
dormant devant des assassins.
Sans doute ce moi avait gardé quelque contact avec l'ancien comme un
ami, indifférent à un deuil, en parle pourtant aux personnes
présentes avec la tristesse convenable, et retourne de temps en temps
dans la chambre où le veuf qui l'a chargé de recevoir pour lui
continue à faire entendre ses sanglots. J'en poussais encore quand je
redevenais pour un moment l'ancien ami d'Albertine. Mais c'est dans un
personnage nouveau que je tendais à passer tout entier. Ce n'est pas
parce que les autres sont morts que notre affection pour eux
s'affaiblit, c'est parce que nous mourons nous-mêmes. Albertine n'avait
rien à reprocher à son ami. Celui qui en usurpait le nom n'en était
que l'héritier. On ne peut être fidèle qu'à ce dont on se souvient,
on ne se souvient que de ce qu'on a connu. Mon moi nouveau, tandis qu'il
grandissait à l'ombre de l'ancien, l'avait souvent entendu parler
d'Albertine; à travers lui, à travers les récits qu'il en
recueillait, il croyait la connaître, elle lui était sympathique, il
l'aimait, mais ce n'était qu'une tendresse de seconde main.
Une autre personne chez qui l'œuvre de l'oubli, en ce qui concernait
Albertine, se fit probablement plus rapide à cette époque, et me
permit par contre-coup de me rendre compte un peu plus tard d'un nouveau
progrès que cette œuvre avait fait chez moi (et c'est là mon souvenir
d'une seconde étape avant l'oubli définitif), ce fut Andrée. Je ne
puis guère en effet ne pas donner l'oubli d'Albertine comme cause sinon
unique, sinon même principale, au moins comme cause conditionnante et
nécessaire, d'une conversation qu'Andrée eut avec moi à peu près six
mois après celle que j'ai rapportée et où ses paroles furent si
différentes de ce qu'elle m'avait dit la première fois. Je me rappelle
que c'était dans ma chambre parce qu'à ce moment-là j'avais plaisir
à avoir de demi-relations charnelles avec elle, à cause du côté
collectif qu'avait eu au début et que reprenait maintenant mon amour
pour les jeunes filles de la petite bande, longtemps indivis entre
elles, et un moment uniquement associé à la personne d'Albertine
pendant les derniers mois qui avaient précédé et suivi sa mort.
Nous étions dans ma chambre pour une autre raison encore qui me permet
de situer très exactement cette conversation. C'est que j'étais
expulsé du reste de l'appartement parce que c'était le jour de maman.
Malgré que ce fût son jour, et après avoir hésité, maman était
allée déjeuner chez Mme Sazerat pensant que comme Mme Sazerat savait
toujours vous inviter avec des gens ennuyeux, elle pourrait sans manquer
aucun plaisir rentrer tôt. Elle était en effet revenue à temps et
sans regrets, Mme Sazerat n'ayant eu chez elle que des gens assommants
que glaçait déjà la voix particulière qu'elle prenait quand elle
avait du monde, ce que maman appelait sa voix du mercredi. Ma mère du
reste l'aimait bien, la plaignait de son infortune--suite des fredaines
de son père ruiné par la duchesse de X. . . --infortune qui la forçait
à vivre presque toute l'année à Combray, avec quelques semaines chez
sa cousine à Paris et un grand «voyage d'agrément» tous les dix ans.
Je me rappelle que la veille, sur ma prière répétée depuis des mois,
et parce que la princesse la réclamait toujours, maman était allée
voir la princesse de Parme qui, elle, ne faisait pas de visites et chez
qui on se contentait d'habitude de s'inscrire, mais qui avait insisté
pour que ma mère vînt la voir, puisque le protocole empêchait qu'elle
vînt chez nous. Ma mère était revenue très mécontente: «Tu m'as
fait faire un pas de clerc, me dit-elle, la princesse de Parme m'a à
peine dit bonjour, elle s'est retournée vers les dames avec qui elle
causait sans s'occuper de moi, et au bout de dix minutes comme elle ne
m'avait pas adressé la parole, je suis partie sans qu'elle me tendît
même la main. J'étais très ennuyée; en revanche devant la porte, en
m'en allant, j'ai rencontré la duchesse de Guermantes qui a été très
aimable et qui m'a beaucoup parlé de toi. Quelle singulière idée tu
as eue de lui parler d'Albertine. Elle m'a raconté que tu lui avais dit
que sa mort avait été un tel chagrin pour toi. Je ne retournerai
jamais chez la Princesse de Parme. Tu m'as fait faire une bêtise. »
Or le lendemain, jour de ma mère, comme je l'ai dit, Andrée vint me
voir. Elle n'avait pas grand temps, car elle devait aller chercher
Gisèle avec qui elle tenait beaucoup à dîner. «Je connais ses
défauts, mais c'est tout de même ma meilleure amie et l'être pour qui
j'ai le plus d'affection» me dit-elle. Et elle parut même avoir
quelque effroi à l'idée que je pourrais lui demander de dîner avec
elles. Elle était avide des êtres, et un tiers qui la connaissait trop
bien, comme moi, en l'empêchant de se livrer, l'empêchait du coup de
goûter auprès d'eux un plaisir complet.
Le souvenir d'Albertine était devenu chez moi si fragmentaire qu'il ne
me causait plus de tristesse et n'était plus qu'une transition à de
nouveaux désirs, comme un accord qui prépare des changements
d'harmonie. Et même cette idée de caprice sensuel, et passager étant
écartée en tant que j'étais encore fidèle au souvenir d'Albertine,
j'étais plus heureux d'avoir auprès de moi Andrée que je ne l'aurais
été d'avoir Albertine miraculeusement retrouvée. Car Andrée pouvait
me dire plus de choses sur Albertine que ne m'en avait dit Albertine
elle-même. Or les problèmes relatifs à Albertine restèrent encore
dans mon esprit alors que ma tendresse pour elle, tant physique que
morale, avait déjà disparu. Et mon désir de connaître sa vie, parce
qu'il avait moins diminué, était maintenant comparativement plus grand
que le besoin de sa présence. D'autre part l'idée qu'une femme avait
peut-être eu des relations avec Albertine ne me causait plus que le
désir d'en avoir moi aussi avec cette femme. Je le dis à Andrée tout
en la caressant. Alors sans chercher le moins du monde à mettre ses
paroles d'accord avec celles d'il y avait quelques mois, Andrée me dit
en souriant à demi: «Ah! oui, mais vous êtes un homme. Aussi nous ne
pouvons pas faire ensemble tout à fait les mêmes choses que je faisais
avec Albertine. » Et soit qu'elle pensât que cela accroissait mon
désir (dans l'espoir de confidences, je lui avais dit que j'aimerais
avoir des relations avec une femme en ayant eues avec Albertine) ou mon
chagrin, ou peut-être détruisait un sentiment de supériorité sur
elle qu'elle pouvait croire que j'éprouvais d'avoir été le seul à
entretenir des relations avec Albertine: «Ah! nous avons passé toutes
les deux de bonnes heures, elle était si caressante, si passionnée. Du
reste ce n'était pas seulement avec moi qu'elle aimait prendre du
plaisir. Elle avait rencontré chez Mme Verdurin un joli garçon, Morel.
Tout de suite ils s'étaient compris. Il se chargeait, ayant d'elle la
permission d'y prendre aussi son plaisir, car il aimait les petites
novices, de lui en procurer. Sitôt qu'il les avait mises sur le mauvais
chemin, il les laissait. Il se chargeait ainsi de plaire à de petites
pêcheuses d'une plage éloignée, à de petites blanchisseuses, qui
s'amourachaient d'un garçon, mais n'eussent pas répondu aux avances
d'une jeune fille. Aussitôt que la petite était bien sous sa
domination, il la faisait venir dans un endroit tout à fait sûr, où
il la livrait à Albertine. Par peur de perdre Morel qui s'y mêlait du
reste, la petite obéissait toujours, et d'ailleurs elle le perdait tout
de même, car, par peur des conséquences et aussi parce qu'une ou deux
fois lui suffisaient, il filait en laissant une fausse adresse. Il eut
une fois l'audace d'en mener une, ainsi qu'Albertine, dans une maison de
femmes à Corliville, où quatre ou cinq la prirent ensemble ou
successivement. C'était sa passion, comme c'était aussi celle
d'Albertine. Mais Albertine avait après d'affreux remords. Je crois que
chez vous elle avait dompté sa passion et remettait de jour en jour de
s'y livrer. Puis son amitié pour vous était si grande, qu'elle avait
des scrupules. Mais il était bien certain que, si jamais elle vous
quittait, elle recommencerait. Elle espérait que vous la sauveriez, que
vous l'épouseriez. Au fond elle sentait que c'était une espèce de
folie criminelle, et je me suis souvent demandé si ce n'était pas
après une chose comme cela, ayant amené un suicide dans une famille,
qu'elle s'était elle-même tuée. Je dois avouer que tout à fait au
début de son séjour chez vous, elle n'avait pas entièrement renoncé
à ses jeux avec moi. Il y avait des jours où elle semblait en avoir
besoin, tellement qu'une fois, alors que c'eût été si facile dehors,
elle ne se résigna pas à me dire au revoir avant de m'avoir mise
auprès d'elle, chez vous. Nous n'eûmes pas de chance, nous avons
failli être prises. Elle avait profité de ce que Françoise était
descendue faire une course, et que vous n'étiez pas rentré. Alors elle
avait tout éteint pour que quand vous ouvririez avec votre clef vous
perdiez un peu de temps avant de trouver le bouton, et elle n'avait pas
fermé la porte de sa chambre. Nous vous avons entendu monter, je n'eus
que le temps de m'arranger, de descendre. Précipitation bien inutile,
car par un hasard incroyable vous aviez oublié votre clef et avez été
obligé de sonner. Mais nous avons tout de même perdu la tête de sorte
que pour cacher notre gêne toutes les deux, sans avoir pu nous
consulter, nous avions eu la même idée: faire semblant de craindre
l'odeur du seringa que nous adorions au contraire. Vous rapportiez avec
vous une longue branche de cet arbuste, ce qui me permit de détourner
la tête et de cacher mon trouble. Cela ne m'empêcha pas de vous dire
avec une maladresse absurde que peut-être Françoise était remontée
et pourrait vous ouvrir, alors qu'une seconde avant, je venais de vous
faire le mensonge que nous venions seulement de rentrer de promenade et
qu'à notre arrivée Françoise n'était pas encore descendue et allait
partir faire une course. Mais le malheur fut--croyant que vous aviez
votre clef--d'éteindre la lumière, car nous eûmes peur qu'en
remontant vous ne la vissiez se rallumer, ou du moins nous hésitâmes
trop. Et pendant trois nuits Albertine ne put fermer l'œil parce
qu'elle avait tout le temps peur que vous n'ayez de la méfiance et ne
demandiez à Françoise pourquoi elle n'avait pas allumé avant de
partir. Car Albertine vous craignait beaucoup, et par moments assurait
que vous étiez fourbe, méchant, la détestant au fond. Au bout de
trois jours elle comprit à votre calme que vous n'aviez rien demandé
à Françoise et elle put retrouver le sommeil. Mais elle ne reprit plus
ses relations avec moi, soit par peur, soit par remords, car elle
prétendait vous aimer beaucoup, ou bien aimait-elle quelqu'un d'autre.
En tous cas on n'a plus pu jamais parler de seringa devant elle sans
qu'elle devînt écarlate et passât la main sur sa figure en pensant
cacher sa rougeur. »
Comme certains bonheurs, il y a certains malheurs qui viennent trop
tard, ils ne prennent pas en nous toute la grandeur qu'ils auraient eue
quelque temps plus tôt. Tel le malheur qu'était pour moi la terrible
révélation d'Andrée. Sans doute, même quand de mauvaises nouvelles
doivent nous attrister, il arrive que dans le divertissement, le jeu
équilibré de la conversation, elles passent devant nous sans
s'arrêter, et que nous, préoccupés de mille choses à répondre,
transformés par le désir de plaire aux personnes présentes en
quelqu'un d'autre protégé pour quelques instants dans ce cycle nouveau
contre les affections, les souffrances qu'il a quittées pour y entrer
et qu'il retrouvera quand le court enchantement sera brisé, nous
n'ayons pas le temps de les accueillir. Pourtant si ces affections, ces
souffrances sont trop prédominantes, nous n'entrons que distraits dans
la zone d'un monde nouveau et momentané, où, trop fidèles à la
souffrance, nous ne pouvons devenir autres, et alors les paroles se
mettent immédiatement en rapport avec notre cœur qui n'est pas resté
hors de jeu. Mais depuis quelque temps les paroles concernant Albertine,
comme un poison évaporé, n'avaient plus leur pouvoir toxique. Elle
m'était déjà trop lointaine.
Comme un promeneur voyant l'après-midi un croissant nuageux dans le
ciel, se dit: «C'est cela, l'immense lune», je me disais: «Comment
cette vérité que j'ai tant cherchée, tant redoutée, c'est seulement
ces quelques mots dits dans une conversation auxquels on ne peut même
pas penser complètement parce qu'on n'est pas seul! » Puis elle me
prenait vraiment au dépourvu, je m'étais beaucoup fatigué avec
Andrée. Vraiment une pareille vérité, j'aurais voulu avoir plus de
force à lui consacrer; elle me restait extérieure, mais c'est que je
ne lui avais pas encore trouvé une place dans mon cœur. On voudrait
que la vérité nous fût révélée par des signes nouveaux, non par
une phrase pareille à celles qu'on s'était dit tant de fois.
L'habitude de penser empêche parfois d'éprouver le réel, immunise
contre lui, le fait paraître de la pensée encore.
Il n'y a pas une idée qui ne porte en elle sa réfutation possible, un
mot, le mot contraire. En tout cas, si tout cela était vrai, quelle
inutile vérité sur la vie d'une maîtresse qui n'est plus, remontant
des profondeurs et apparaissant, une fois que nous ne pouvons plus rien
en faire. Alors pensant sans doute à quelque autre que nous aimons
maintenant et à l'égard de qui la même chose pourrait arriver, (car
de celle qu'on a oubliée on ne se soucie plus) on se désole. On se
dit: «Si elle vivait! » On se dit: «si celle qui vit, pouvait
comprendre tout cela et que quand elle sera morte, je saurai tout ce
qu'elle me cache. » Mais c'est un cercle vicieux. Si j'avais pu faire
qu'Albertine vécût, du même coup j'eusse fait qu'Andrée ne m'eût
rien révélé. C'est la même chose que l'éternel: «Vous verrez quand
je ne vous aimerai plus» qui est si vrai et si absurde, puisque en
effet on obtiendrait beaucoup si on n'aimait plus, mais qu'on ne se
soucierait pas d'obtenir. C'est tout à fait la même chose. Car la
femme qu'on revoit quand on ne l'aime plus, si elle nous dit tout, c'est
qu'en effet, ce n'est plus elle, ou que ce n'est plus vous: l'être qui
aimait n'existe plus. Là aussi il y a la mort qui a passé, a rendu
tout aisé et tout inutile. Je faisais ces réflexions, me plaçant dans
l'hypothèse où Andrée était véridique--ce qui était possible--et
amenée à la sincérité envers moi, précisément parce qu'elle avait
maintenant des relations avec moi, par ce côté Saint-André-des-Champs
qu'avait eu, au début, avec moi, Albertine. Elle y était aidée dans
ce cas par le fait qu'elle ne craignait plus Albertine, car la réalité
des êtres ne survit pour nous que peu de temps après leur mort, et au
bout de quelques années ils sont comme ces dieux des religions abolies
qu'on offense sans crainte parce qu'on a cessé de croire à leur
existence. Mais qu'Andrée ne crût plus à la réalité d'Albertine
pouvait avoir pour effet qu'elle ne redoutât plus (aussi bien que de
trahir une vérité qu'elle avait promis de ne pas révéler),
d'inventer un mensonge qui calomniait rétrospectivement sa prétendue
complice. Cette absence de crainte lui permettait-elle de révéler
enfin, en me disant cela, la vérité, ou bien d'inventer un mensonge,
si, pour quelque raison, elle me croyait plein de bonheur et d'orgueil
et voulait me peiner. Peut-être avait-elle de l'irritation contre moi
(irritation suspendue tant qu'elle m'avait vu malheureux, inconsolé)
parce que j'avais eu des relations avec Albertine et qu'elle m'enviait
peut-être--croyant que je me jugeais à cause de cela plus favorisé
qu'elle--un avantage qu'elle n'avait peut-être pas obtenu, ni même
souhaité. C'est ainsi que je l'avais souvent vue dire qu'ils avaient
l'air très malades à des gens dont la bonne mine, et surtout la
conscience qu'ils avaient de leur bonne mine l'exaspérait, et dire dans
l'espoir de les fâcher qu'elle-même allait très bien, ce qu'elle ne
cessa de proclamer quand elle était le plus malade jusqu'au jour où,
dans le détachement de la mort, il ne lui soucia plus que les heureux
allassent bien et sussent qu'elle-même se mourait. Mais ce jour-là
était encore loin. Peut-être était-elle contre moi, je ne savais pour
quelle raison, dans une de ces rages, comme jadis elle en avait eu
contre le jeune homme si savant dans les choses de sport, si ignorant du
reste, que nous avions rencontré à Balbec et qui depuis vivait avec
Rachel et sur le compte de qui Andrée se répandait en propos
diffamatoires, souhaitant être poursuivie en dénonciation calomnieuse
pour pouvoir articuler contre son père des faits déshonorants dont il
n'aurait pu prouver la fausseté. Or peut-être cette rage contre moi la
reprenait seulement, ayant sans doute cessé quand elle me voyait si
triste. En effet, ceux-là mêmes qu'elle avait, les yeux étincelants
de rage, souhaité déshonorer, tuer, faire condamner, fût-ce sur faux
témoignages, si seulement elle les savait tristes, humiliés, elle ne
leur voulait plus aucun mal, elle était prête à les combler de
bienfaits. Car elle n'était pas foncièrement mauvaise et si sa nature
non apparente, un peu profonde, n'était pas la gentillesse qu'on
croyait d'abord d'après ses délicates attentions, mais plutôt l'envie
et l'orgueil, sa troisième nature plus profonde encore, la vraie, mais
pas entièrement réalisée, tendait vers la bonté et l'amour du
prochain. Seulement comme tous les êtres qui, dans un certain état, en
désirent un meilleur, mais ne le connaissant que par le désir, ne
comprennent pas que la première condition est de rompre avec le
premier--comme les neurasthéniques ou les morphinomanes qui voudraient
bien être guéris, mais pourtant qu'on ne les privât pas de leurs
manies ou de leur morphine, comme les cœurs religieux ou les esprits
artistes attachés au monde qui souhaitent la solitude mais veulent se
la représenter pourtant comme n'impliquant pas un renoncement absolu à
leur vie antérieure--Andrée était prête à aimer toutes les
créatures, mais à condition d'avoir réussi d'abord à ne pas se les
représenter comme triomphantes, et pour cela de les avoir humiliées
préalablement. Elle ne comprenait pas qu'il fallait aimer même les
orgueilleux et vaincre leur orgueil par l'amour et non par un plus
puissant orgueil. Mais c'est qu'elle était comme les malades qui
veulent la guérison par les moyens mêmes, qui entretiennent la
maladie, qu'ils aiment et qu'ils cesseraient aussitôt d'aimer s'ils les
renonçaient. Mais on veut apprendre à nager et pourtant garder un pied
à terre. En ce qui concerne le jeune sportif, neveu des Verdurin, que
j'avais rencontré dans mes deux séjours à Balbec, il faut dire,
accessoirement et par anticipation, que quelque temps après la visite
d'Andrée, visite dont le récit va être repris dans un instant, il
arriva des faits qui causèrent une assez grande impression. D'abord ce
jeune homme (peut-être par souvenir d'Albertine que je ne savais pas
alors qu'il avait aimée) se fiança avec Andrée et l'épousa, malgré
le désespoir de Rachel dont il ne tint aucun compte. Andrée ne dit
plus alors (c'est-à-dire quelques mois après la visite dont je parle)
qu'il était un misérable, et je m'aperçus plus tard qu'elle n'avait
dit qu'il l'était que parce qu'elle était folle de lui et qu'elle
croyait qu'il ne voulait pas d'elle. Mais un autre fait me frappa
davantage. Ce jeune homme fit représenter des petits sketchs, dans des
décors et avec des costumes de lui, qui ont amené dans l'art
contemporain une révolution au moins égale à celle accomplie par les
Ballets russes. Bref les juges les plus autorisés considérèrent ses
œuvres comme quelque chose de capital, presque des œuvres de génie et
je pense d'ailleurs comme eux, ratifiant ainsi, à mon propre
étonnement, l'ancienne opinion de Rachel. Les personnes qui l'avaient
connu à Balbec attentif seulement à savoir si la coupe des vêtements
des gens qu'il avait à fréquenter était élégante ou non, qui
l'avaient vu passer tout son temps au baccara, aux courses, au golf ou
au polo, qui savaient que dans ses classes il avait toujours été un
cancre et s'était même fait renvoyer du lycée (pour ennuyer ses
parents, il avait été habiter deux mois la grande maison de femmes où
M. de Charlus avait cru surprendre Morel), pensèrent que peut-être ses
œuvres étaient d'Andrée qui, par amour, voulait lui en laisser la
gloire, ou que plus probablement il payait, avec sa grande fortune
personnelle que ses folies avaient seulement ébréchée, quelque
professionnel génial et besogneux pour les faire. Ce genre de société
riche non décrassée par la fréquentation de l'aristocratie et n'ayant
aucune idée de ce qu'est un artiste--lequel est seulement figuré pour
eux soit par un acteur qu'ils font venir débiter des monologues pour
les fiançailles de leur fille, en lui remettant tout de suite son
cachet discrètement dans un salon voisin, soit par un peintre chez qui
ils la font poser une fois qu'elle est mariée, avant les enfants et
quand elle est encore à son avantage--croient volontiers que tous les
gens du monde qui écrivent, composent ou peignent, font faire leurs
œuvres et payent pour avoir une réputation d'auteur comme d'autres
pour s'assurer un siège de député. Mais tout cela était faux et ce
jeune homme était bien l'auteur de ces œuvres admirables. Quand je le
sus, je fus obligé d'hésiter entre diverses suppositions. Ou bien il
avait été en effet pendant de longues années la «brute épaisse»
qu'il paraissait, et quelque cataclysme physiologique avait éveillé en
lui le génie assoupi comme la Belle au bois dormant, ou bien à cette
époque de sa rhétorique orageuse, de ses recalages au bachot, de ses
grosses pertes de jeu de Balbec, de sa crainte de monter dans le
«tram» avec des fidèles de sa tante Verdurin à cause de leur vilain
habillement, il était déjà un homme de génie, peut-être distrait de
son génie, l'ayant laissé la clef sous la porte dans l'effervescence
de passions juvéniles; ou bien même homme de génie déjà conscient,
et dernier en classe, parce que, pendant que le professeur disait des
banalités sur Cicéron, lui lisait Rimbaud ou Gœthe. Certes, rien ne
laissait soupçonner cette hypothèse quand je le rencontrai à Balbec
où ses préoccupations me parurent s'attacher uniquement à la
correction des attelages et à la préparation des cocktails. Mais ce
n'est pas encore une objection irréfutable. Il pouvait être très
vaniteux, ce qui peut s'allier au génie, et chercher à briller de la
manière qu'il savait propre à éblouir dans le monde où il vivait et
qui n'était nullement de prouver une connaissance approfondie des
affinités électives, mais bien plutôt de conduire à quatre.
D'ailleurs je ne suis pas sûr que plus tard, quand il fut devenu
l'auteur de ces belles œuvres si originales, il eût beaucoup aimé,
hors des théâtres où il était connu, à dire bonjour à quelqu'un
qui n'aurait pas été en smoking, comme les fidèles dans leur
première manière, ce qui prouverait chez lui non de la bêtise, mais
de la vanité, et même un certain sens pratique, une certaine
clairvoyance à adapter sa vanité à la mentalité des imbéciles, à
l'estime de qui il tenait et pour lesquels le smoking brille peut-être
d'un plus vif éclat que le regard d'un penseur. Qui sait si, vu du
dehors, tel homme de talent, ou même un homme sans talent, mais aimant
les choses de l'esprit, moi par exemple, n'eût pas fait, à qui l'eût
rencontré à Rivebelle, à l'Hôtel de Balbec, ou sur la digue de
Balbec, l'effet du plus parfait et prétentieux imbécile. Sans compter
que pour Octave les choses de l'art devaient être quelque chose de si
intime, de vivant tellement dans les plus secrets replis de lui-même
qu'il n'eût sans doute pas eu l'idée d'en parler, comme eût fait
Saint-Loup par exemple, pour qui les arts avaient le prestige que les
attelages avaient pour Octave. Puis il pouvait avoir la passion du jeu
et on dit qu'il l'a gardée. Tout de même si la piété qui fit revivre
l'œuvre inconnue de Vinteuil est sortie du milieu si trouble de
Montjouvain, je ne fus pas moins frappé de penser que les
chefs-d'œuvre peut-être les plus extraordinaires de notre époque sont
sortis non du concours général, d'une éducation modèle, académique,
à la de Broglie, mais de la fréquentation des «pesages» et des
grands bars. En tous cas à cette époque à Balbec, les raisons qui
faisaient désirer à moi de le connaître, à Albertine et ses amies
que je ne le connusse pas, étaient également étrangères à sa
valeur, et auraient pu seulement mettre en lumière l'éternel
malentendu d'un «intellectuel» (représenté en l'espèce par moi) et
des gens du monde (représentés par la petite bande), au sujet d'une
personne mondaine (le jeune joueur de golf). Je ne pressentais nullement
son talent, et son prestige à mes yeux, du même genre qu'autrefois
celui de Mme Blatin, était d'être--quoi qu'elles prétendissent--l'ami
de mes amies, et plus de leur bande que moi. D'autre part Albertine et
Andrée, symbolisant en cela l'incapacité des gens du monde à porter
un jugement valable sur les choses de l'esprit et leur propension à
s'attacher dans cet ordre à de faux-semblants, non seulement n'étaient
pas loin de me trouver stupide parce que j'étais curieux d'un tel
imbécile, mais s'étonnaient surtout que, joueur de golf pour joueur de
golf, mon choix se fût justement porté sur le plus insignifiant. Si
encore j'avais voulu me lier avec le jeune Gilbert de Bellœuvre; en
dehors du golf c'était un garçon qui avait de la conversation, qui
avait eu un accessit au concours général et faisait agréablement les
vers (or il était en réalité plus bête qu'aucun). Ou alors si mon
but était de «faire une étude pour un livre», Guy Saumoy qui était
complètement fou, avait enlevé deux jeunes filles, était au moins un
type curieux qui pouvait «m'intéresser». Ces deux-là, on me les eût
«permis», mais l'autre, quel agrément pouvais-je lui trouver,
c'était le type de la «grande brute», de la «brute épaisse». Pour
revenir à la visite d'Andrée, après la révélation qu'elle venait de
me faire sur ses relations avec Albertine, elle ajouta que la principale
raison pour laquelle Albertine m'avait quitté, c'était à cause de ce
que pouvaient penser ses amies de la petite bande, et d'autres encore de
la voir ainsi habiter chez un jeune homme avec qui elle n'était pas
mariée: «Je sais bien que c'était chez votre mère. Mais cela ne fait
rien. Vous ne savez pas ce que c'est que tout ce monde de jeunes filles,
ce qu'elles se cachent les unes des autres, comme elles craignent
l'opinion des autres. J'en ai vu d'une sévérité terrible avec des
jeunes gens simplement parce qu'ils connaissaient leurs amies et
qu'elles craignaient que certaines choses ne fussent répétées, et
celles-là même, le hasard me les a montrées tout autres, bien contre
leur gré. » Quelques mois plus tôt, ce savoir que paraissait posséder
Andrée des mobiles auxquels obéissent les filles de la petite bande
m'eût paru le plus précieux du monde. Peut-être ce qu'elle disait
suffisait-il à expliquer qu'Albertine qui s'était donnée à moi
ensuite à Paris, se fût refusée à Balbec où je voyais constamment
ses amies, ce que j'avais l'absurdité de croire un tel avantage pour
être au mieux avec elle. Peut-être même était-ce de voir quelques
mouvements de confiance de moi avec Andrée ou que j'eusse imprudemment
dit à celle-ci qu'Albertine allait coucher au Grand Hôtel qui faisait
qu'Albertine qui peut-être, une heure avant, était prête à me
laisser prendre certains plaisirs, comme la chose la plus simple, avait
eu un revirement et avait menacé de sonner. Mais alors, elle avait dû
être facile avec bien d'autres. Cette idée réveilla ma jalousie et je
dis à Andrée qu'il y avait une chose que je voulais lui demander.
«Vous faisiez cela dans l'appartement inhabité de votre grand'mère? »
«Oh! non jamais, nous aurions été dérangées. » «Tiens, je croyais,
il me semblait. . . » «D'ailleurs Albertine aimait surtout faire cela à
la campagne. » «Où ça? » «Autrefois quand elle n'avait pas le temps
d'aller très loin, nous allions aux Buttes-Chaumont. Elle connaissait
là une maison. Ou bien sous les arbres, il n'y a personne; dans la
grotte du petit Trianon aussi. » «Vous voyez bien, comment vous croire?
Vous m'aviez juré, il n'y a pas un an n'avoir rien fait aux
Buttes-Chaumont. » «J'avais peur de vous faire de la peine. » Comme je
l'ai dit je pensai, beaucoup plus tard seulement, qu'au contraire, cette
seconde fois, le jour des aveux, Andrée avait cherché à me faire de
la peine. Et j'en aurais eu tout de suite, pendant qu'elle parlait,
l'idée, parce que j'en aurais éprouvé le besoin, si j'avais encore
autant aimé Albertine. Mais les paroles d'Andrée ne me faisaient pas
assez mal pour qu'il me fût indispensable de les juger immédiatement
mensongères. En somme si ce que disait Andrée était vrai, et je n'en
doutai pas d'abord, l'Albertine réelle que je découvrais, après avoir
connu tant d'apparences diverses d'Albertine, différait fort peu de la
fille orgiaque surgie et devinée, le premier jour, sur la digue de
Balbec et qui m'avait successivement offert tant d'aspects, comme
modifie tour à tour la disposition de ses édifices jusqu'à écraser,
à effacer le monument capital qu'on voyait seul dans le lointain, une
ville dont on approche, mais dont finalement quand on la connaît bien
et qu'on la juge exactement, les proportions vraies étaient celles que
la perspective du premier coup d'œil avait indiquées, le reste, par
où on avait passé, n'étant que cette série successive de lignes de
défense que tout être élève contre notre vision et qu'il faut
franchir l'une après l'autre, au prix de combien de souffrances, avant
d'arriver au cœur. D'ailleurs si je n'eus pas besoin de croire
absolument à l'innocence d'Albertine parce que ma souffrance avait
diminué, je peux dire que réciproquement si je ne souffris pas trop de
cette révélation, c'est que depuis quelque temps, à la croyance que
je m'étais forgée de l'innocence d'Albertine, s'était substituée peu
à peu et sans que je m'en rendisse compte, la croyance toujours
présente en moi, en sa culpabilité. Or si je ne croyais plus à
l'innocence d'Albertine, c'est que je n'avais déjà plus le besoin, le
désir passionné d'y croire. C'est le désir qui engendre la croyance
et si nous ne nous en rendons pas compte d'habitude, c'est que la
plupart des désirs créateurs de croyances, ne finissent--contrairement
à celui qui m'avait persuadé qu'Albertine était innocente--qu'avec
nous-mêmes. À tant de preuves qui corroboraient ma version première,
j'avais stupidement préféré de simples affirmations d'Albertine.
Pourquoi l'avoir crue? Le mensonge est essentiel à l'humanité. Il y
joue peut-être un aussi grand rôle que la recherche du plaisir et
d'ailleurs est commandé par cette recherche. On ment pour protéger son
plaisir ou son honneur si la divulgation du plaisir est contraire à
l'honneur. On ment toute sa vie, même surtout, peut-être seulement, à
ceux qui nous aiment. Ceux-là seuls en effet nous font craindre pour
notre plaisir et désirer leur estime. J'avais d'abord cru Albertine
coupable, et seul mon désir employant à une œuvre de doute les forces
de mon intelligence m'avait fait faire fausse route. Peut-être
vivons-nous entourés d'indications électriques, sismiques, qu'il nous
faut interpréter de bonne foi pour connaître la vérité des
caractères. S'il faut le dire, si triste malgré tout que je fusse des
paroles d'Andrée, je trouvais plus beau que la réalité se trouvât
enfin concorder avec ce que mon instinct avait d'abord pressenti,
plutôt qu'avec le misérable optimisme auquel j'avais lâchement cédé
par la suite. J'aimais mieux que la vie fût à la hauteur de mes
intuitions. Celles-ci du reste que j'avais eues le premier jour sur la
plage, quand j'avais cru que ces jeunes filles incarnaient la frénésie
du plaisir, le vice, et aussi le soir où j'avais vu l'institutrice
d'Albertine faire rentrer cette fille passionnée dans la petite villa,
comme on pousse dans sa cage un fauve que rien plus tard, malgré les
apparences, ne pourra domestiquer, ne s'accordaient-elles pas à ce que
m'avait dit Bloch quand il m'avait rendu la terre si belle en m'y
montrant, me faisant frissonner dans toutes mes promenades, à chaque
rencontre, l'universalité du désir. Peut-être malgré tout, ces
intuitions premières, valait-il mieux que je ne les rencontrasse à
nouveau vérifiées que maintenant. Tandis que durait tout mon amour
pour Albertine, elles m'eussent trop fait souffrir et il eût été
mieux qu'il n'eût subsisté d'elles qu'une trace, mon perpétuel
soupçon de choses que je ne voyais pas et qui pourtant se passaient
continuellement si près de moi, et peut-être une autre trace encore,
antérieure, plus vaste, qui était _mon amour lui-même_. N'était-ce
pas en effet malgré toutes les dénégations de ma raison, connaître
dans toute sa hideur Albertine, que la choisir, l'aimer; et même dans
les moments où la méfiance s'assoupit, l'amour n'en est-il pas la
persistance et une transformation, n'est-il pas une preuve de
clairvoyance (preuve inintelligible à l'amant lui-même) puisque le
désir allant toujours vers ce qui nous est le plus opposé nous force
d'aimer ce qui nous fera souffrir? Il entre certainement dans le charme
d'un être, dans l'attrait de ses yeux, de sa bouche, de sa taille, les
éléments inconnus de nous qui sont susceptibles de nous rendre le plus
malheureux, si bien que nous sentir attiré vers cet être, commencer à
l'aimer, c'est, si innocent que nous le prétendions, lire déjà, dans
une version différente, toutes ses trahisons et ses fautes.
bains de mer, elle a un brio que Swann n'avait pas. » «Oh! il était
pourtant bien spirituel. » «Mais je ne dis pas qu'il n'était pas
spirituel. Je dis qu'il n'avait pas de brio», dit M. de Guermantes d'un
ton gémissant, car sa goutte le rendait nerveux et, quand il n'avait
personne d'autre à qui témoigner son agacement, c'est à la duchesse
qu'il le manifestait. Mais incapable d'en bien comprendre les causes, il
préférait prendre un air incompris.
Ces bonnes dispositions du duc et de la duchesse firent que dorénavant
on eût au besoin dit quelquefois à Gilberte un «votre pauvre père»
qui ne put d'ailleurs servir, Forcheville ayant précisément vers cette
époque adopté la jeune fille. Elle disait: «mon père» à
Forcheville, charmait les douairières par sa politesse et sa
distinction, et on reconnaissait que, si Forcheville s'était
admirablement conduit avec elle, la petite avait beaucoup de cœur et
savait l'en récompenser. Sans doute parce qu'elle pouvait parfois et
désirait montrer beaucoup d'aisance, elle s'était fait reconnaître
par moi et devant moi avait parlé de son véritable père. Mais
c'était une exception et on n'osait plus devant elle prononcer le nom
de Swann.
Justement je venais de remarquer dans le salon deux dessins d'Elstir qui
autrefois étaient relégués dans un cabinet d'en haut où je ne les
avais vus que par hasard. Elstir était maintenant à la mode. Mme de
Guermantes ne se consolait pas d'avoir donné tant de tableaux de lui à
sa cousine, non parce qu'ils étaient à la mode, mais parce qu'elle les
goûtait maintenant. La mode est faite en effet de l'engouement d'un
ensemble de gens dont les Guermantes sont représentatifs. Mais elle ne
pouvait songer à acheter d'autres tableaux de lui, car ils étaient
montés depuis quelque temps à des prix follement élevés. Elle
voulait au moins avoir quelque chose d'Elstir dans son salon et y avait
fait descendre ces deux dessins qu'elle déclarait «préférer à sa
peinture».
Gilberte reconnut cette facture. «On dirait des Elstir, dit-elle. »
«Mais oui, répondit étourdiment la duchesse, c'est précisément
vot. . . ce sont de nos amis qui nous les ont fait acheter. C'est
admirable. À mon avis, c'est supérieur à sa peinture. » Moi qui
n'avais pas entendu ce dialogue, j'allai regarder les dessins. «Tiens,
c'est l'Elstir que. . . » Je vis les signes désespérés de Mme de
Guermantes. «Ah! oui, l'Elstir que j'admirais en haut. Il est bien
mieux que dans ce couloir. À propos d'Elstir je l'ai nommé hier dans
un article du _Figaro_. Est-ce que vous l'avez lu? » «Vous avez écrit
un article dans le _Figaro_? s'écria M. de Guermantes avec la même
violence que s'il s'était écrié: «Mais c'est ma cousine. » «Oui,
hier. » «Dans le _Figaro_, vous êtes sûr? Cela m'étonnerait bien.
Car nous avons chacun notre _Figaro_ et, s'il avait échappé à l'un de
nous, l'autre l'aurait vu. N'est-ce pas, Oriane, il n'y avait rien. » Le
duc fit chercher le _Figaro_ et se rendit à l'évidence, comme si,
jusque-là, il y eût eu plutôt chance que j'eusse fait erreur sur le
journal où j'avais écrit. «Quoi, je ne comprends pas, alors vous avez
fait un article dans le _Figaro_? » me dit la duchesse, faisant effort
pour parler d'une chose qui ne l'intéressait pas. «Mais voyons, Basin,
vous lirez cela plus tard. » Mais non, le duc est très bien comme cela
avec sa grande barbe sur le journal, dit Gilberte. Je vais lire cela
tout de suite en rentrant. » «Oui, il porte la barbe maintenant que
tout le monde est rasé, dit la duchesse, il ne fait jamais rien comme
personne. Quand nous nous sommes mariés, il se rasait non seulement la
barbe, mais la moustache. Les paysans qui ne le connaissaient pas ne
croyaient pas qu'il était Français. Il s'appelait à ce moment le
prince des Laumes. » «Est-ce qu'il y a encore un prince des Laumes? »
demanda Gilberte qui était intéressée par tout ce qui touchait des
gens qui n'avaient pas voulu lui dire bonjour pendant si longtemps.
«Mais non», répondit avec un regard mélancolique et caressant la
duchesse. » «Un si joli titre! Un des plus beaux titres français! »
dit Gilberte, un certain ordre de banalités venant inévitablement,
comme l'heure sonne, dans la bouche de certaines personnes
intelligentes. «Hé bien oui, je regrette aussi. Basin voudrait que le
fils de sa sœur le relevât, mais ce n'est pas la même chose, au fond
ça pourrait être parce que ce n'est pas forcément le fils aîné,
cela peut passer de l'aîné au cadet. Je vous disais que Basin était
alors tout rasé; un jour à un pèlerinage, vous rappelez-vous mon
petit, dit-elle à son mari, à ce pèlerinage à Paray-le-Monial, mon
beau-frère Charlus qui aime assez causer avec les paysans, disait à
l'un, à l'autre: «D'où es-tu, toi? » et comme il est très
généreux, il leur donnait quelque chose, les emmenait boire. Car
personne n'est à la fois plus simple et plus haut que Mémé. Vous le
verrez ne pas vouloir saluer une duchesse qu'il ne trouve pas assez
duchesse et combler un valet de chiens. Alors, je dis à Basin:
«Voyons, Basin, parlez-leur un peu aussi. » Mon mari qui n'est pas
toujours très inventif--«Merci, Oriane», dit le duc sans
s'interrompre de la lecture de mon article où il était plongé--avisa
un paysan et lui répéta textuellement la question de son frère: «Et
toi, d'où es-tu? » «Je suis des Laumes. » «Tu es des Laumes. Hé bien
je suis ton prince. » Alors le paysan regarda la figure toute glabre de
Basin et lui répondit: «Pas vrai. Vous, vous êtes un _english_[1]. »
On voyait ainsi dans ces petits récits de la duchesse ces grands titres
éminents, comme celui de prince des Laumes, surgir à leur place vraie,
dans leur état ancien et leur couleur locale, comme dans certains
livres d'heures, on reconnaît, au milieu de la foule de l'époque, la
flèche de Bourges.
On apporta des cartes qu'un valet de pied venait de déposer. «Je ne
sais pas ce qui lui prend, je ne la connais pas. C'est à vous que je
dois ça, Basin. Ça ne vous a pourtant pas si bien réussi ce genre de
relations, mon pauvre ami», et se tournant vers Gilberte: «Je ne
saurais même pas vous expliquer qui c'est, vous ne la connaissez
certainement pas, elle s'appelle Lady Rufus Israël. »
Gilberte rougit vivement: «Je ne la connais pas, dit-elle (ce qui
était d'autant plus faux que Lady Israël s'était deux ans avant la
mort de Swann réconciliée avec lui et qu'elle appelait Gilberte par
son prénom), mais je sais très bien, par d'autres, qui est la personne
que vous voulez dire. » C'est que Gilberte était devenue très snob.
C'est ainsi qu'une jeune fille ayant un jour, soit méchamment, soit
maladroitement, demandé quel était le nom de son père non pas
adoptif, mais véritable, dans son trouble et pour dénaturer un peu ce
qu'elle avait à dire, elle avait prononcé au lieu de Souann, Svann,
changement qu'elle s'aperçut un peu après être péjoratif, puisque
cela faisait de ce nom d'origine anglaise, un nom allemand. Et même
elle avait ajouté, s'avilissant pour se rehausser: «on a raconté
beaucoup de choses très différentes sur ma naissance, moi, je dois
tout ignorer. »
Si honteuse que Gilberte dût être à certains instants en pensant à
ses parents (car même Mme Swann représentait pour elle et était une
bonne mère) d'une pareille façon d'envisager la vie, il faut
malheureusement penser que les éléments en étaient sans doute
empruntés à ses parents, car nous ne nous faisons pas de toutes
pièces nous-même. Mais à une certaine somme d'égoïsme qui existe
chez la mère, un égoïsme différent, inhérent à la famille du
père, vient s'ajouter, ce qui ne veut pas toujours dire s'additionner,
ni même justement servir de multiple, mais créer un égoïsme nouveau
infiniment plus puissant et redoutable. Et depuis le temps que le monde
dure, que des familles où existe tel défaut sous une forme s'allient
à des familles où le même défaut existe sous une autre, ce qui crée
une variété particulièrement complexe et détestable chez l'enfant,
les égoïsmes accumulés (pour ne parler ici que de l'égoïsme)
prendraient une puissance telle que l'humanité entière serait
détruite, si du mal même ne naissaient, capables de le ramener à de
justes proportions, des restrictions naturelles analogues à celles qui
empêchent la prolifération infinie des infusoires d'anéantir notre
planète, la fécondation unisexuée des plantes d'amener l'extinction
du règne végétal, etc. De temps à autre une vertu vient composer
avec cet égoïsme une puissance nouvelle et désintéressée.
Les combinaisons par lesquelles, au cours des générations, la chimie
morale fixe ainsi et rend inoffensifs les éléments qui devenaient trop
redoutables, sont infinies et donneraient une passionnante variété à
l'histoire des familles. D'ailleurs avec ces égoïsmes accumulés comme
il devait y en avoir en Gilberte coexiste telle vertu charmante des
parents; elle vient un moment faire toute seule un intermède, jouer son
rôle touchant avec une sincérité complète.
Sans doute Gilberte n'allait pas toujours aussi loin que quand elle
insinuait qu'elle était peut-être la fille naturelle de quelque grand
personnage, mais elle dissimulait le plus souvent ses origines.
Peut-être lui était-il simplement trop désagréable de les confesser,
et préférait-elle qu'on les apprît par d'autres. Peut-être
croyait-elle vraiment les cacher, de cette croyance incertaine, qui
n'est pourtant pas le doute, qui réserve une possibilité à ce qu'on
souhaite et dont Musset donne un exemple quand il parle de l'Espoir en
Dieu. «Je ne la connais pas personnellement», reprit Gilberte.
Avait-elle pourtant en se faisant appeler Mlle de Forcheville l'espoir
qu'on ignorât qu'elle était la fille de Swann. Peut-être pour
certaines personnes qu'elle espérait devenir, avec le temps, presque
tout le monde. Elle ne devait pas se faire de grandes illusions sur leur
nombre actuel, et elle savait sans doute que bien des gens devaient
chuchoter: «C'est la fille de Swann? » Mais elle ne le savait que de
cette même science qui nous parle de gens se tuant par misère pendant
que nous allons au bal, c'est-à-dire une science lointaine et vague à
laquelle nous ne tenons pas à substituer une connaissance plus
précise, due à une impression directe. Gilberte appartenait ou du
moins appartint pendant ces années-là, à la variété la plus
répandue des autruches humaines, celles qui cachent leur tête dans
l'espoir non de ne pas être vues, ce qu'elles croient peu
vraisemblable, mais de ne pas voir qu'on les voit, ce qui leur paraît
déjà beaucoup et leur permet de s'en remettre à la chance pour le
reste. Comme l'éloignement rend les choses plus petites, plus
incertaines, moins dangereuses, Gilberte préférait ne pas être près
des personnes au moment où celles-ci faisaient la découverte qu'elle
était née Swann.
Et comme on est près des personnes qu'on se représente, comme on peut
se représenter les gens lisant leur journal, Gilberte préférait que
les journaux l'appelassent Mlle de Forcheville. Il est vrai que pour les
écrits dont elle avait elle-même la responsabilité, ses lettres, elle
ménagea quelque temps la transition en signant G. S. Forcheville. La
véritable hypocrisie dans cette signature était manifestée par la
suppression bien moins des autres lettres du nom de Swann que de celles
du nom de Gilberte. En effet, en réduisant le prénom innocent à un
simple G, Mlle de Forcheville semblait insinuer à ses amis que la même
amputation appliquée au nom de Swann n'était due aussi qu'à des
motifs d'abréviation. Même elle donnait une importance particulière
à l'S, et en faisait une sorte de longue queue qui venait barrer le G,
mais qu'on sentait transitoire et destinée à disparaître comme celle
qui, encore longue chez le singe, n'existe plus chez l'homme.
Malgré cela, dans son snobisme, il y avait de l'intelligente curiosité
de Swann. Je me souviens que cet après-midi-là elle demanda à Mme de
Guermantes si elle ne pouvait pas connaître M. du Lau et la duchesse
ayant répondu qu'il était souffrant et ne sortait pas, Gilberte
demanda comment il était, car, ajouta-t-elle en rougissant
légèrement, elle en avait beaucoup entendu parler. (Le marquis du Lau
avait été en effet un des amis les plus intimes de Swann avant le
mariage de celui-ci, et peut-être même Gilberte l'avait-elle entrevu,
mais à un moment où elle ne s'intéressait pas à cette société. )
«Est-ce que M. de Bréauté ou le prince d'Agrigente peuvent m'en
donner une idée? demanda-t-elle. » «Oh! pas du tout,» s'écria Mme de
Guermantes, qui avait un sentiment vif de ces différences provinciales
et faisait des portraits sobres, mais colorés par sa voix dorée et
rauque, sous le doux fleurissement de ses yeux de violette. «Non, pas
du tout. Du Lau c'était le gentilhomme du Périgord[2], charmant, avec
toutes les belles manières et le sans-gêne de sa province. À
Guermantes, quand il y avait le Roi d'Angleterre avec qui du Lau était
très ami, il y avait après la chasse un goûter. . . C'était l'heure
où du Lau avait l'habitude d'aller ôter ses bottines et mettre de gros
chaussons de laine. Hé bien, la présence du Roi Édouard et de tous
les grands-ducs ne le gênait en rien, il descendait dans le grand salon
de Guermantes avec ses chaussons de laine, il trouvait qu'il était le
marquis du Lau d'Ollemans qui n'avait en rien à se contraindre pour le
Roi d'Angleterre. Lui et ce charmant Quasimodo de Breteuil, c'étaient
les deux que j'aimais le plus. C'étaient du reste des grands amis à. . .
(elle allait dire à votre père et s'arrêta net). Non, ça n'a aucun
rapport, ni avec Gri-gri ni avec Bréauté. C'est le vrai grand seigneur
du Périgord. Du reste Mémé cite une page de Saint-Simon sur un
marquis d'Ollemans, c'est tout à fait ça. » Je citai les premiers mots
du portrait: «M. d'Ollemans qui était un homme fort distingué parmi
la noblesse du Périgord, par la sienne et par son mérite et y était
considéré par tout ce qui y vivait comme un arbitre général à qui
chacun avait recours pour sa probité, sa capacité et la douceur de ses
manières, et comme un coq de province. » «Oui, il y a de cela, dit Mme
de Guermantes, d'autant que du Lau a toujours été rouge comme un
coq. » «Oui, je me rappelle avoir entendu citer ce portrait», dit
Gilberte, sans ajouter que c'était par son père, lequel était en
effet grand admirateur de Saint-Simon.
Elle aimait aussi parler du prince d'Agrigente et de M. de Bréauté,
pour une autre raison. Le prince d'Agrigente l'était par héritage de
la maison d'Aragon, mais sa seigneurie était poitevine. Quant à son
château, celui du moins où il résidait, ce n'était pas un château
de sa famille, mais de la famille d'un premier mari de sa mère et il
était situé à peu près à égale distance de Martinville et de
Guermantes. Aussi Gilberte parlait-elle de lui et de M. de Bréauté
comme de voisins de campagne qui lui rappelaient sa vieille province.
Matériellement, il y avait une part de mensonge dans ces paroles,
puisque ce n'est qu'à Paris par la comtesse Molé qu'elle avait connu
M. de Bréauté d'ailleurs vieil ami de son père. Quant au plaisir de
parler des environs de Tansonville il pouvait être sincère. Le
snobisme est pour certaines personnes analogue à ces breuvages
agréables auxquels elles mêlent des substances utiles. Gilberte
s'intéressait à telle femme élégante parce qu'elle avait de superbes
livres et des Nattiers que mon ancienne amie n'eût sans doute pas été
voir à la Bibliothèque Nationale et au Louvre, et je me figure que
malgré la proximité plus grande encore, l'influence attrayante de
Tansonville se fût moins exercée pour Gilberte sur Mme Sazerat ou Mme
Goupil que sur M. d'Agrigente.
«Oh! pauvre Babel et pauvre Gri-Gri, dit Mme de Guermantes, ils sont
bien plus malades que du Lau, je crains qu'ils n'en aient pas pour
longtemps, ni l'un ni l'autre. »
Quand M. de Guermantes eut terminé la lecture de mon article, il
m'adressa des compliments d'ailleurs mitigés. Il regrettait la forme un
peu poncive de ce style où il y avait «de l'emphase, des métaphores
comme dans la prose démodée de Chateaubriand»; par contre il me
félicita sans réserve de «m'occuper»: «J'aime qu'on fasse quelque
chose de ses dix doigts. Je n'aime pas les inutiles qui sont toujours
des importants ou des agités. Sotte engeance! »
Gilberte, qui prenait avec une rapidité extrême les manières du
monde, déclara combien elle allait être fière de dire qu'elle était
l'amie d'un auteur. «Vous pensez si je vais dire que j'ai le plaisir,
l'honneur de vous connaître. »
«Vous ne voulez pas venir avec nous, demain, à l'Opéra-Comique? » me
dit la duchesse, et je pensai que c'était sans doute dans cette même
baignoire où je l'avais vue la première fois et qui m'avait semblé
alors inaccessible comme le royaume sous-marin des Néréides. Mais je
répondis d'une voix triste: «Non, je ne vais pas au théâtre, j'ai
perdu une amie que j'aimais beaucoup. » J'avais presque les larmes aux
yeux en le disant, mais pourtant, pour la première fois, cela me
faisait un certain plaisir d'en parler. C'est à partir de ce moment-là
que je commençai à écrire à tout le monde que je venais d'avoir un
grand chagrin, et à cesser de le ressentir.
Quand Gilberte fut partie, Mme de Guermantes me dit: «Vous n'avez pas
compris mes signes, c'était pour que vous ne parliez pas de Swann». Et
comme je m'excusais: «Mais je vous comprends très bien. Moi-même,
j'ai failli le nommer, je n'ai eu que le temps de me rattraper, c'est
épouvantable, heureusement que je me suis arrêtée à temps. Vous
savez que c'est très gênant», dit-elle à son mari pour diminuer un
peu ma faute en ayant l'air de croire que j'avais obéi à une
propension commune à tous et à laquelle il était difficile de
résister. » «Que voulez-vous que j'y fasse, répondit le duc. Vous
n'avez qu'à dire qu'on remette ces dessins en haut, puisqu'ils vous
font penser à Swann. Si vous ne pensez pas à Swann, vous ne parlerez
pas de lui. »
Le lendemain je reçus deux lettres de félicitation qui m'étonnèrent
beaucoup, l'une de Mme Goupil que je n'avais pas revue depuis tant
d'années et à qui, même à Combray, je n'avais pas trois fois
adressé la parole. Un cabinet de lecture lui avait communiqué le
_Figaro_. Ainsi, quand quelque chose vous arrive dans la vie qui
retentit un peu, des nouvelles nous viennent de personnes situées si
loin de nos relations et dont le souvenir est déjà si ancien que ces
personnes semblent situées à une grande distance, surtout dans le sens
de la profondeur. Une amitié de collège oubliée, et qui avait vingt
occasions de se rappeler à vous, vous donne signe de vie, non sans
compensation d'ailleurs. C'est ainsi que Bloch dont j'eusse tant aimé
savoir ce qu'il pensait de mon article ne m'écrivit pas. Il est vrai
qu'il avait lu cet article et devait me l'avouer plus tard, mais par un
choc en retour. En effet, il écrivit lui-même quelques années après
un article dans le _Figaro_ et désira me signaler immédiatement cet
événement. Comme il cessait d'être jaloux de ce qu'il considérait
comme un privilège, puisqu'il lui était aussi échu, l'envie qui lui
avait fait feindre d'ignorer mon article cessait, comme un compresseur
se soulève; il m'en parla, mais tout autrement qu'il ne désirait
m'entendre parler du sien: «J'ai su que toi aussi, me dit-il, avais
fait un article. Mais je n'avais pas cru devoir t'en parler, craignant
de t'être désagréable, car on ne doit pas parler à ses amis des
choses humiliantes qui leur arrivent. Et c'en est une évidemment que
d'écrire dans le journal du sabre et du goupillon, des _five o'clock_,
sans oublier le bénitier. » Son caractère restait le même, mais son
style était devenu moins précieux, comme il arrive à certains qui
quittent le maniérisme, quand ne faisant plus de poèmes symbolistes,
ils écrivent des romans-feuilletons.
Pour me consoler de son silence, je relus la lettre de Mme Goupil; mais
elle était sans chaleur, car si l'aristocratie a certaines formules qui
font palissades entre elles, entre le Monsieur du début et les
sentiments distingués de la fin, des cris de joie, d'admiration,
peuvent jaillir comme des fleurs, et des gerbes pencher par-dessus la
palissade leur parfum odorant. Mais le conventionnalisme bourgeois
enserre l'intérieur même des lettres dans un réseau de «votre
succès si légitime», au maximum «votre beau succès». Des
belles-sœurs fidèles à l'éducation reçue et réservées dans leur
corsage comme il faut, croient s'être épanchées dans le malheur et
l'enthousiasme si elles ont écrit «mes meilleures pensées». «Mère
se joint à moi» est un superlatif dont on est rarement gâté.
Je reçus une autre lettre que celle de Mme Goupil, mais le nom du
signataire m'était inconnu. C'était une écriture populaire, un
langage charmant. Je fus navré de ne pouvoir découvrir qui m'avait
écrit.
Comme je me demandais si Bergotte eût aimé cet article, Mme de
Forcheville m'avait répondu qu'il l'aurait infiniment admiré et
n'aurait pu le lire sans envie. Mais elle me l'avait dit pendant que je
dormais: c'était un rêve.
Presque tous nos rêves répondent ainsi aux questions que nous nous
posons par des affirmations complexes, des mises en scène à plusieurs
personnages, mais qui n'ont pas de lendemain.
Quant à Mlle de Forcheville, je ne pouvais m'empêcher de penser à
elle avec désolation. Quoi? fille de Swann qui eût tant aimé la voir
chez les Guermantes, que ceux-ci avaient refusé à leur grand ami de
recevoir, ils l'avaient ensuite spontanément recherchée, le temps
ayant passé qui renouvelle tout pour nous, insuffle une autre
personnalité, d'après ce qu'on dit d'eux, aux êtres que nous n'avons
pas vus depuis longtemps, depuis que nous avons fait nous-même peau
neuve et pris d'autres goûts. Je pensais qu'à cette fille, Swann
disait parfois en la serrant contre lui et en l'embrassant: «C'est bon,
ma chérie, d'avoir une fille comme toi, un jour quand je ne serai plus
là, si on parle encore de ton pauvre papa, ce sera seulement avec toi
et à cause de toi. » Swann en mettant ainsi pour après sa mort un
craintif et anxieux espoir de survivance dans sa fille se trompait
autant que le vieux banquier qui ayant fait un testament pour une petite
danseuse qu'il entretient et qui a très bonne tenue, se dit qu'il n'est
pour elle qu'un grand ami, mais qu'elle restera fidèle à son souvenir.
Elle avait très bonne tenue tout en faisant du pied sous la table aux
amis du vieux banquier qui lui plaisaient, mais tout cela très caché,
avec d'excellents dehors. Elle portera le deuil de l'excellent homme,
s'en sentira débarrassée, profitera non seulement de l'argent liquide,
mais des propriétés, des automobiles qu'il lui a laissées, fera
partout effacer le chiffre de l'ancien propriétaire qui lui cause un
peu de honte et à la jouissance du don n'associera jamais le regret du
donateur. Les illusions de l'amour paternel ne sont peut-être pas
moindres que celles de l'autre; bien des filles ne considèrent leur
père que comme le vieillard qui leur laissera sa fortune. La présence
de Gilberte dans un salon au lieu d'être une occasion qu'on parlât
encore quelquefois de son père était un obstacle à ce qu'on saisît
celles, de plus en plus rares, qu'on aurait pu avoir encore de le faire.
Même à propos des mots qu'il avait dits, des objets qu'il avait
donnés, on prit l'habitude de ne plus le nommer et celle qui aurait dû
rajeunir, sinon perpétuer sa mémoire, se trouva hâter et consommer
l'œuvre de la mort et de l'oubli.
Et ce n'est pas seulement à l'égard de Swann que Gilberte consommait
peu à peu l'œuvre de l'oubli, elle avait hâté en moi cette œuvre de
l'oubli à l'égard d'Albertine.
Sous l'action du désir, par conséquent du désir de bonheur que
Gilberte avait excité en moi pendant les quelques heures où je l'avais
crue une autre, un certain nombre de souffrances, de préoccupations
douloureuses, lesquelles il y a peu de temps encore obsédaient ma
pensée, s'étaient échappées de moi, entraînant avec elles tout un
bloc de souvenirs, probablement effrités depuis longtemps et
précaires, relatifs à Albertine. Car si bien des souvenirs, qui
étaient reliés à elle, avaient d'abord contribué à maintenir
en moi le regret de sa mort, en retour le regret lui-même avait
fixé les souvenirs. De sorte que la modification de mon état
sentimental, préparée sans doute obscurément jour par jour par les
désagrégations continues de l'oubli, mais réalisée brusquement dans
son ensemble me donna cette impression que je me rappelle avoir
éprouvée ce jour-là pour la première fois, du vide, de la suppression
en moi de toute une portion de mes associations d'idées, qu'éprouve un
homme dont une artère cérébrale depuis longtemps usée s'est rompue
et chez lequel toute une partie de la mémoire est abolie ou paralysée.
La disparition de ma souffrance et de tout ce qu'elle emmenait avec
elle, me laissait diminué comme souvent la guérison d'une maladie qui
tenait dans notre vie une grande place. Sans doute c'est parce que les
souvenirs ne restent pas toujours vrais que l'amour n'est pas éternel,
et parce que la vie est faite du perpétuel renouvellement des cellules.
Mais ce renouvellement pour les souvenirs est tout de même retardé par
l'attention qui arrête, et fixe un moment qui doit changer. Et
puisqu'il en est du chagrin comme du désir des femmes qu'on grandit en
y pensant, avoir beaucoup à faire rendrait plus facile, aussi bien que
la chasteté, l'oubli.
Par une autre réaction (bien que ce fût la distraction--le désir de
Mlle d'Éporcheville--qui m'eût rendu tout d'un coup l'oubli apparent
et sensible) s'il reste que c'est le temps qui amène progressivement
l'oubli, l'oubli n'est pas sans altérer profondément la notion du
temps. Il y a des erreurs optiques dans le temps comme il y en a dans
l'espace. La persistance en moi d'une velléité ancienne de travailler,
de réparer le temps perdu, de changer de vie, ou plutôt de commencer
de vivre me donnait l'illusion que j'étais toujours aussi jeune;
pourtant le souvenir de tous les événements qui s'étaient succédé
dans ma vie (et aussi de ceux qui s'étaient succédé dans mon cœur,
car, lorsqu'on a beaucoup changé, on est induit à supposer qu'on a
plus longtemps vécu) au cours de ces derniers mois de l'existence
d'Albertine, me les avait fait paraître beaucoup plus longs qu'une
année, et maintenant cet oubli de tant de choses, me séparant, par des
espaces vides, d'événements tout récents qu'ils me faisaient
paraître anciens, puisque j'avais eu ce qu'on appelle «le temps» de
les oublier, par son interpolation fragmentée, irrégulière, au milieu
de ma mémoire--comme une brume épaisse sur l'océan qui supprime les
points de repère des choses--détraquait, disloquait mon sentiment des
distances dans le temps, là rétrécies, ici distendues, et me faisait
me croire tantôt beaucoup plus loin, tantôt beaucoup plus près des
choses que je ne l'étais en réalité. Et comme dans les nouveaux
espaces, encore non parcourus, qui s'étendaient devant moi, il n'y
aurait pas plus de traces de mon amour pour Albertine qu'il n'y en avait
eu, dans les temps perdus que je venais de traverser, de mon amour pour
ma grand'mère, ma vie m'apparut--offrant une succession de périodes
dans lesquelles, après un certain intervalle rien de ce qui soutenait
la précédente ne subsistait plus dans celle qui la suivait,--comme
quelque chose de si dépourvu du support d'un moi individuel identique
et permanent, quelque chose de si inutile dans l'avenir et de si long
dans le passé, que la mort pourrait aussi bien en terminer le cours ici
ou là, sans nullement le conclure, que ces cours d'histoire de France
qu'en rhétorique on arrête indifféremment, selon la fantaisie des
programmes ou des professeurs, à la Révolution de 1830, à celle de
1848, ou à la fin du second Empire.
Peut-être alors la fatigue et la tristesse que je ressentais
vinrent-elles moins d'avoir aimé inutilement ce que déjà j'oubliais,
que de commencer à me plaire avec de nouveaux vivants, de purs gens du
monde, de simples amis des Guermantes, si peu intéressants par
eux-mêmes. Je me consolais peut-être plus aisément de constater que
celle que j'avais aimée n'était plus au bout d'un certain temps qu'un
pâle souvenir, que de retrouver en moi cette vaine activité qui nous
fait perdre le temps à tapisser notre vie d'une végétation humaine
vivace mais parasite, qui deviendra le néant aussi quand elle sera
morte, qui déjà est étrangère à tout ce que nous avons connu et à
laquelle pourtant cherche à plaire notre sénilité bavarde,
mélancolique et coquette. L'être nouveau qui supporterait aisément de
vivre sans Albertine avait fait son apparition en moi, puisque j'avais
pu parler d'elle chez Mme de Guermantes en paroles affligées, sans
souffrance profonde. Ces nouveaux moi qui devraient porter un autre nom
que le précédent, leur venue possible, à cause de leur indifférence
à ce que j'aimais, m'avait toujours épouvanté, jadis à propos de
Gilberte quand son père me disait que si j'allais vivre en Océanie, je
ne voudrais plus revenir, tout récemment quand j'avais lu avec un tel
serrement de cœur le passage du roman de Bergotte où il est question de
ce personnage qui, séparé par la vie d'une femme qu'il avait adorée
jeune homme, vieillard la rencontre sans plaisir, sans envie de la
revoir. Or, au contraire, il m'apportait avec l'oubli une suppression
presque complète de la souffrance, une possibilité de bien-être, cet
être si redouté, si bienfaisant et qui n'était autre qu'un de ces moi
de rechange que la destinée tient en réserve pour nous et que, sans
plus écouter nos prières qu'un médecin clairvoyant et d'autant plus
autoritaire, elle substitue malgré nous, par une intervention
opportune, au moi vraiment trop blessé. Ce rechange au reste, elle
l'accomplit de temps en temps, comme l'usure et la réfection des
tissus, mais nous n'y prenons garde que si l'ancien moi contenait une
grande douleur, un corps étranger et blessant, que nous nous étonnons
de ne plus retrouver, dans notre émerveillement d'être devenu un autre
pour qui la souffrance de son prédécesseur n'est plus que la
souffrance d'autrui, celle dont on peut parler avec apitoiement parce
qu'on ne la ressent pas. Même cela nous est égal d'avoir passé par
tant de souffrances, car nous ne nous rappelons que confusément les
avoir souffertes. Il est possible que de même nos cauchemars, la nuit,
soient effroyables. Mais au réveil nous sommes une autre personne qui
ne se soucie guère que celle à qui elle succède ait eu à fuir en
dormant devant des assassins.
Sans doute ce moi avait gardé quelque contact avec l'ancien comme un
ami, indifférent à un deuil, en parle pourtant aux personnes
présentes avec la tristesse convenable, et retourne de temps en temps
dans la chambre où le veuf qui l'a chargé de recevoir pour lui
continue à faire entendre ses sanglots. J'en poussais encore quand je
redevenais pour un moment l'ancien ami d'Albertine. Mais c'est dans un
personnage nouveau que je tendais à passer tout entier. Ce n'est pas
parce que les autres sont morts que notre affection pour eux
s'affaiblit, c'est parce que nous mourons nous-mêmes. Albertine n'avait
rien à reprocher à son ami. Celui qui en usurpait le nom n'en était
que l'héritier. On ne peut être fidèle qu'à ce dont on se souvient,
on ne se souvient que de ce qu'on a connu. Mon moi nouveau, tandis qu'il
grandissait à l'ombre de l'ancien, l'avait souvent entendu parler
d'Albertine; à travers lui, à travers les récits qu'il en
recueillait, il croyait la connaître, elle lui était sympathique, il
l'aimait, mais ce n'était qu'une tendresse de seconde main.
Une autre personne chez qui l'œuvre de l'oubli, en ce qui concernait
Albertine, se fit probablement plus rapide à cette époque, et me
permit par contre-coup de me rendre compte un peu plus tard d'un nouveau
progrès que cette œuvre avait fait chez moi (et c'est là mon souvenir
d'une seconde étape avant l'oubli définitif), ce fut Andrée. Je ne
puis guère en effet ne pas donner l'oubli d'Albertine comme cause sinon
unique, sinon même principale, au moins comme cause conditionnante et
nécessaire, d'une conversation qu'Andrée eut avec moi à peu près six
mois après celle que j'ai rapportée et où ses paroles furent si
différentes de ce qu'elle m'avait dit la première fois. Je me rappelle
que c'était dans ma chambre parce qu'à ce moment-là j'avais plaisir
à avoir de demi-relations charnelles avec elle, à cause du côté
collectif qu'avait eu au début et que reprenait maintenant mon amour
pour les jeunes filles de la petite bande, longtemps indivis entre
elles, et un moment uniquement associé à la personne d'Albertine
pendant les derniers mois qui avaient précédé et suivi sa mort.
Nous étions dans ma chambre pour une autre raison encore qui me permet
de situer très exactement cette conversation. C'est que j'étais
expulsé du reste de l'appartement parce que c'était le jour de maman.
Malgré que ce fût son jour, et après avoir hésité, maman était
allée déjeuner chez Mme Sazerat pensant que comme Mme Sazerat savait
toujours vous inviter avec des gens ennuyeux, elle pourrait sans manquer
aucun plaisir rentrer tôt. Elle était en effet revenue à temps et
sans regrets, Mme Sazerat n'ayant eu chez elle que des gens assommants
que glaçait déjà la voix particulière qu'elle prenait quand elle
avait du monde, ce que maman appelait sa voix du mercredi. Ma mère du
reste l'aimait bien, la plaignait de son infortune--suite des fredaines
de son père ruiné par la duchesse de X. . . --infortune qui la forçait
à vivre presque toute l'année à Combray, avec quelques semaines chez
sa cousine à Paris et un grand «voyage d'agrément» tous les dix ans.
Je me rappelle que la veille, sur ma prière répétée depuis des mois,
et parce que la princesse la réclamait toujours, maman était allée
voir la princesse de Parme qui, elle, ne faisait pas de visites et chez
qui on se contentait d'habitude de s'inscrire, mais qui avait insisté
pour que ma mère vînt la voir, puisque le protocole empêchait qu'elle
vînt chez nous. Ma mère était revenue très mécontente: «Tu m'as
fait faire un pas de clerc, me dit-elle, la princesse de Parme m'a à
peine dit bonjour, elle s'est retournée vers les dames avec qui elle
causait sans s'occuper de moi, et au bout de dix minutes comme elle ne
m'avait pas adressé la parole, je suis partie sans qu'elle me tendît
même la main. J'étais très ennuyée; en revanche devant la porte, en
m'en allant, j'ai rencontré la duchesse de Guermantes qui a été très
aimable et qui m'a beaucoup parlé de toi. Quelle singulière idée tu
as eue de lui parler d'Albertine. Elle m'a raconté que tu lui avais dit
que sa mort avait été un tel chagrin pour toi. Je ne retournerai
jamais chez la Princesse de Parme. Tu m'as fait faire une bêtise. »
Or le lendemain, jour de ma mère, comme je l'ai dit, Andrée vint me
voir. Elle n'avait pas grand temps, car elle devait aller chercher
Gisèle avec qui elle tenait beaucoup à dîner. «Je connais ses
défauts, mais c'est tout de même ma meilleure amie et l'être pour qui
j'ai le plus d'affection» me dit-elle. Et elle parut même avoir
quelque effroi à l'idée que je pourrais lui demander de dîner avec
elles. Elle était avide des êtres, et un tiers qui la connaissait trop
bien, comme moi, en l'empêchant de se livrer, l'empêchait du coup de
goûter auprès d'eux un plaisir complet.
Le souvenir d'Albertine était devenu chez moi si fragmentaire qu'il ne
me causait plus de tristesse et n'était plus qu'une transition à de
nouveaux désirs, comme un accord qui prépare des changements
d'harmonie. Et même cette idée de caprice sensuel, et passager étant
écartée en tant que j'étais encore fidèle au souvenir d'Albertine,
j'étais plus heureux d'avoir auprès de moi Andrée que je ne l'aurais
été d'avoir Albertine miraculeusement retrouvée. Car Andrée pouvait
me dire plus de choses sur Albertine que ne m'en avait dit Albertine
elle-même. Or les problèmes relatifs à Albertine restèrent encore
dans mon esprit alors que ma tendresse pour elle, tant physique que
morale, avait déjà disparu. Et mon désir de connaître sa vie, parce
qu'il avait moins diminué, était maintenant comparativement plus grand
que le besoin de sa présence. D'autre part l'idée qu'une femme avait
peut-être eu des relations avec Albertine ne me causait plus que le
désir d'en avoir moi aussi avec cette femme. Je le dis à Andrée tout
en la caressant. Alors sans chercher le moins du monde à mettre ses
paroles d'accord avec celles d'il y avait quelques mois, Andrée me dit
en souriant à demi: «Ah! oui, mais vous êtes un homme. Aussi nous ne
pouvons pas faire ensemble tout à fait les mêmes choses que je faisais
avec Albertine. » Et soit qu'elle pensât que cela accroissait mon
désir (dans l'espoir de confidences, je lui avais dit que j'aimerais
avoir des relations avec une femme en ayant eues avec Albertine) ou mon
chagrin, ou peut-être détruisait un sentiment de supériorité sur
elle qu'elle pouvait croire que j'éprouvais d'avoir été le seul à
entretenir des relations avec Albertine: «Ah! nous avons passé toutes
les deux de bonnes heures, elle était si caressante, si passionnée. Du
reste ce n'était pas seulement avec moi qu'elle aimait prendre du
plaisir. Elle avait rencontré chez Mme Verdurin un joli garçon, Morel.
Tout de suite ils s'étaient compris. Il se chargeait, ayant d'elle la
permission d'y prendre aussi son plaisir, car il aimait les petites
novices, de lui en procurer. Sitôt qu'il les avait mises sur le mauvais
chemin, il les laissait. Il se chargeait ainsi de plaire à de petites
pêcheuses d'une plage éloignée, à de petites blanchisseuses, qui
s'amourachaient d'un garçon, mais n'eussent pas répondu aux avances
d'une jeune fille. Aussitôt que la petite était bien sous sa
domination, il la faisait venir dans un endroit tout à fait sûr, où
il la livrait à Albertine. Par peur de perdre Morel qui s'y mêlait du
reste, la petite obéissait toujours, et d'ailleurs elle le perdait tout
de même, car, par peur des conséquences et aussi parce qu'une ou deux
fois lui suffisaient, il filait en laissant une fausse adresse. Il eut
une fois l'audace d'en mener une, ainsi qu'Albertine, dans une maison de
femmes à Corliville, où quatre ou cinq la prirent ensemble ou
successivement. C'était sa passion, comme c'était aussi celle
d'Albertine. Mais Albertine avait après d'affreux remords. Je crois que
chez vous elle avait dompté sa passion et remettait de jour en jour de
s'y livrer. Puis son amitié pour vous était si grande, qu'elle avait
des scrupules. Mais il était bien certain que, si jamais elle vous
quittait, elle recommencerait. Elle espérait que vous la sauveriez, que
vous l'épouseriez. Au fond elle sentait que c'était une espèce de
folie criminelle, et je me suis souvent demandé si ce n'était pas
après une chose comme cela, ayant amené un suicide dans une famille,
qu'elle s'était elle-même tuée. Je dois avouer que tout à fait au
début de son séjour chez vous, elle n'avait pas entièrement renoncé
à ses jeux avec moi. Il y avait des jours où elle semblait en avoir
besoin, tellement qu'une fois, alors que c'eût été si facile dehors,
elle ne se résigna pas à me dire au revoir avant de m'avoir mise
auprès d'elle, chez vous. Nous n'eûmes pas de chance, nous avons
failli être prises. Elle avait profité de ce que Françoise était
descendue faire une course, et que vous n'étiez pas rentré. Alors elle
avait tout éteint pour que quand vous ouvririez avec votre clef vous
perdiez un peu de temps avant de trouver le bouton, et elle n'avait pas
fermé la porte de sa chambre. Nous vous avons entendu monter, je n'eus
que le temps de m'arranger, de descendre. Précipitation bien inutile,
car par un hasard incroyable vous aviez oublié votre clef et avez été
obligé de sonner. Mais nous avons tout de même perdu la tête de sorte
que pour cacher notre gêne toutes les deux, sans avoir pu nous
consulter, nous avions eu la même idée: faire semblant de craindre
l'odeur du seringa que nous adorions au contraire. Vous rapportiez avec
vous une longue branche de cet arbuste, ce qui me permit de détourner
la tête et de cacher mon trouble. Cela ne m'empêcha pas de vous dire
avec une maladresse absurde que peut-être Françoise était remontée
et pourrait vous ouvrir, alors qu'une seconde avant, je venais de vous
faire le mensonge que nous venions seulement de rentrer de promenade et
qu'à notre arrivée Françoise n'était pas encore descendue et allait
partir faire une course. Mais le malheur fut--croyant que vous aviez
votre clef--d'éteindre la lumière, car nous eûmes peur qu'en
remontant vous ne la vissiez se rallumer, ou du moins nous hésitâmes
trop. Et pendant trois nuits Albertine ne put fermer l'œil parce
qu'elle avait tout le temps peur que vous n'ayez de la méfiance et ne
demandiez à Françoise pourquoi elle n'avait pas allumé avant de
partir. Car Albertine vous craignait beaucoup, et par moments assurait
que vous étiez fourbe, méchant, la détestant au fond. Au bout de
trois jours elle comprit à votre calme que vous n'aviez rien demandé
à Françoise et elle put retrouver le sommeil. Mais elle ne reprit plus
ses relations avec moi, soit par peur, soit par remords, car elle
prétendait vous aimer beaucoup, ou bien aimait-elle quelqu'un d'autre.
En tous cas on n'a plus pu jamais parler de seringa devant elle sans
qu'elle devînt écarlate et passât la main sur sa figure en pensant
cacher sa rougeur. »
Comme certains bonheurs, il y a certains malheurs qui viennent trop
tard, ils ne prennent pas en nous toute la grandeur qu'ils auraient eue
quelque temps plus tôt. Tel le malheur qu'était pour moi la terrible
révélation d'Andrée. Sans doute, même quand de mauvaises nouvelles
doivent nous attrister, il arrive que dans le divertissement, le jeu
équilibré de la conversation, elles passent devant nous sans
s'arrêter, et que nous, préoccupés de mille choses à répondre,
transformés par le désir de plaire aux personnes présentes en
quelqu'un d'autre protégé pour quelques instants dans ce cycle nouveau
contre les affections, les souffrances qu'il a quittées pour y entrer
et qu'il retrouvera quand le court enchantement sera brisé, nous
n'ayons pas le temps de les accueillir. Pourtant si ces affections, ces
souffrances sont trop prédominantes, nous n'entrons que distraits dans
la zone d'un monde nouveau et momentané, où, trop fidèles à la
souffrance, nous ne pouvons devenir autres, et alors les paroles se
mettent immédiatement en rapport avec notre cœur qui n'est pas resté
hors de jeu. Mais depuis quelque temps les paroles concernant Albertine,
comme un poison évaporé, n'avaient plus leur pouvoir toxique. Elle
m'était déjà trop lointaine.
Comme un promeneur voyant l'après-midi un croissant nuageux dans le
ciel, se dit: «C'est cela, l'immense lune», je me disais: «Comment
cette vérité que j'ai tant cherchée, tant redoutée, c'est seulement
ces quelques mots dits dans une conversation auxquels on ne peut même
pas penser complètement parce qu'on n'est pas seul! » Puis elle me
prenait vraiment au dépourvu, je m'étais beaucoup fatigué avec
Andrée. Vraiment une pareille vérité, j'aurais voulu avoir plus de
force à lui consacrer; elle me restait extérieure, mais c'est que je
ne lui avais pas encore trouvé une place dans mon cœur. On voudrait
que la vérité nous fût révélée par des signes nouveaux, non par
une phrase pareille à celles qu'on s'était dit tant de fois.
L'habitude de penser empêche parfois d'éprouver le réel, immunise
contre lui, le fait paraître de la pensée encore.
Il n'y a pas une idée qui ne porte en elle sa réfutation possible, un
mot, le mot contraire. En tout cas, si tout cela était vrai, quelle
inutile vérité sur la vie d'une maîtresse qui n'est plus, remontant
des profondeurs et apparaissant, une fois que nous ne pouvons plus rien
en faire. Alors pensant sans doute à quelque autre que nous aimons
maintenant et à l'égard de qui la même chose pourrait arriver, (car
de celle qu'on a oubliée on ne se soucie plus) on se désole. On se
dit: «Si elle vivait! » On se dit: «si celle qui vit, pouvait
comprendre tout cela et que quand elle sera morte, je saurai tout ce
qu'elle me cache. » Mais c'est un cercle vicieux. Si j'avais pu faire
qu'Albertine vécût, du même coup j'eusse fait qu'Andrée ne m'eût
rien révélé. C'est la même chose que l'éternel: «Vous verrez quand
je ne vous aimerai plus» qui est si vrai et si absurde, puisque en
effet on obtiendrait beaucoup si on n'aimait plus, mais qu'on ne se
soucierait pas d'obtenir. C'est tout à fait la même chose. Car la
femme qu'on revoit quand on ne l'aime plus, si elle nous dit tout, c'est
qu'en effet, ce n'est plus elle, ou que ce n'est plus vous: l'être qui
aimait n'existe plus. Là aussi il y a la mort qui a passé, a rendu
tout aisé et tout inutile. Je faisais ces réflexions, me plaçant dans
l'hypothèse où Andrée était véridique--ce qui était possible--et
amenée à la sincérité envers moi, précisément parce qu'elle avait
maintenant des relations avec moi, par ce côté Saint-André-des-Champs
qu'avait eu, au début, avec moi, Albertine. Elle y était aidée dans
ce cas par le fait qu'elle ne craignait plus Albertine, car la réalité
des êtres ne survit pour nous que peu de temps après leur mort, et au
bout de quelques années ils sont comme ces dieux des religions abolies
qu'on offense sans crainte parce qu'on a cessé de croire à leur
existence. Mais qu'Andrée ne crût plus à la réalité d'Albertine
pouvait avoir pour effet qu'elle ne redoutât plus (aussi bien que de
trahir une vérité qu'elle avait promis de ne pas révéler),
d'inventer un mensonge qui calomniait rétrospectivement sa prétendue
complice. Cette absence de crainte lui permettait-elle de révéler
enfin, en me disant cela, la vérité, ou bien d'inventer un mensonge,
si, pour quelque raison, elle me croyait plein de bonheur et d'orgueil
et voulait me peiner. Peut-être avait-elle de l'irritation contre moi
(irritation suspendue tant qu'elle m'avait vu malheureux, inconsolé)
parce que j'avais eu des relations avec Albertine et qu'elle m'enviait
peut-être--croyant que je me jugeais à cause de cela plus favorisé
qu'elle--un avantage qu'elle n'avait peut-être pas obtenu, ni même
souhaité. C'est ainsi que je l'avais souvent vue dire qu'ils avaient
l'air très malades à des gens dont la bonne mine, et surtout la
conscience qu'ils avaient de leur bonne mine l'exaspérait, et dire dans
l'espoir de les fâcher qu'elle-même allait très bien, ce qu'elle ne
cessa de proclamer quand elle était le plus malade jusqu'au jour où,
dans le détachement de la mort, il ne lui soucia plus que les heureux
allassent bien et sussent qu'elle-même se mourait. Mais ce jour-là
était encore loin. Peut-être était-elle contre moi, je ne savais pour
quelle raison, dans une de ces rages, comme jadis elle en avait eu
contre le jeune homme si savant dans les choses de sport, si ignorant du
reste, que nous avions rencontré à Balbec et qui depuis vivait avec
Rachel et sur le compte de qui Andrée se répandait en propos
diffamatoires, souhaitant être poursuivie en dénonciation calomnieuse
pour pouvoir articuler contre son père des faits déshonorants dont il
n'aurait pu prouver la fausseté. Or peut-être cette rage contre moi la
reprenait seulement, ayant sans doute cessé quand elle me voyait si
triste. En effet, ceux-là mêmes qu'elle avait, les yeux étincelants
de rage, souhaité déshonorer, tuer, faire condamner, fût-ce sur faux
témoignages, si seulement elle les savait tristes, humiliés, elle ne
leur voulait plus aucun mal, elle était prête à les combler de
bienfaits. Car elle n'était pas foncièrement mauvaise et si sa nature
non apparente, un peu profonde, n'était pas la gentillesse qu'on
croyait d'abord d'après ses délicates attentions, mais plutôt l'envie
et l'orgueil, sa troisième nature plus profonde encore, la vraie, mais
pas entièrement réalisée, tendait vers la bonté et l'amour du
prochain. Seulement comme tous les êtres qui, dans un certain état, en
désirent un meilleur, mais ne le connaissant que par le désir, ne
comprennent pas que la première condition est de rompre avec le
premier--comme les neurasthéniques ou les morphinomanes qui voudraient
bien être guéris, mais pourtant qu'on ne les privât pas de leurs
manies ou de leur morphine, comme les cœurs religieux ou les esprits
artistes attachés au monde qui souhaitent la solitude mais veulent se
la représenter pourtant comme n'impliquant pas un renoncement absolu à
leur vie antérieure--Andrée était prête à aimer toutes les
créatures, mais à condition d'avoir réussi d'abord à ne pas se les
représenter comme triomphantes, et pour cela de les avoir humiliées
préalablement. Elle ne comprenait pas qu'il fallait aimer même les
orgueilleux et vaincre leur orgueil par l'amour et non par un plus
puissant orgueil. Mais c'est qu'elle était comme les malades qui
veulent la guérison par les moyens mêmes, qui entretiennent la
maladie, qu'ils aiment et qu'ils cesseraient aussitôt d'aimer s'ils les
renonçaient. Mais on veut apprendre à nager et pourtant garder un pied
à terre. En ce qui concerne le jeune sportif, neveu des Verdurin, que
j'avais rencontré dans mes deux séjours à Balbec, il faut dire,
accessoirement et par anticipation, que quelque temps après la visite
d'Andrée, visite dont le récit va être repris dans un instant, il
arriva des faits qui causèrent une assez grande impression. D'abord ce
jeune homme (peut-être par souvenir d'Albertine que je ne savais pas
alors qu'il avait aimée) se fiança avec Andrée et l'épousa, malgré
le désespoir de Rachel dont il ne tint aucun compte. Andrée ne dit
plus alors (c'est-à-dire quelques mois après la visite dont je parle)
qu'il était un misérable, et je m'aperçus plus tard qu'elle n'avait
dit qu'il l'était que parce qu'elle était folle de lui et qu'elle
croyait qu'il ne voulait pas d'elle. Mais un autre fait me frappa
davantage. Ce jeune homme fit représenter des petits sketchs, dans des
décors et avec des costumes de lui, qui ont amené dans l'art
contemporain une révolution au moins égale à celle accomplie par les
Ballets russes. Bref les juges les plus autorisés considérèrent ses
œuvres comme quelque chose de capital, presque des œuvres de génie et
je pense d'ailleurs comme eux, ratifiant ainsi, à mon propre
étonnement, l'ancienne opinion de Rachel. Les personnes qui l'avaient
connu à Balbec attentif seulement à savoir si la coupe des vêtements
des gens qu'il avait à fréquenter était élégante ou non, qui
l'avaient vu passer tout son temps au baccara, aux courses, au golf ou
au polo, qui savaient que dans ses classes il avait toujours été un
cancre et s'était même fait renvoyer du lycée (pour ennuyer ses
parents, il avait été habiter deux mois la grande maison de femmes où
M. de Charlus avait cru surprendre Morel), pensèrent que peut-être ses
œuvres étaient d'Andrée qui, par amour, voulait lui en laisser la
gloire, ou que plus probablement il payait, avec sa grande fortune
personnelle que ses folies avaient seulement ébréchée, quelque
professionnel génial et besogneux pour les faire. Ce genre de société
riche non décrassée par la fréquentation de l'aristocratie et n'ayant
aucune idée de ce qu'est un artiste--lequel est seulement figuré pour
eux soit par un acteur qu'ils font venir débiter des monologues pour
les fiançailles de leur fille, en lui remettant tout de suite son
cachet discrètement dans un salon voisin, soit par un peintre chez qui
ils la font poser une fois qu'elle est mariée, avant les enfants et
quand elle est encore à son avantage--croient volontiers que tous les
gens du monde qui écrivent, composent ou peignent, font faire leurs
œuvres et payent pour avoir une réputation d'auteur comme d'autres
pour s'assurer un siège de député. Mais tout cela était faux et ce
jeune homme était bien l'auteur de ces œuvres admirables. Quand je le
sus, je fus obligé d'hésiter entre diverses suppositions. Ou bien il
avait été en effet pendant de longues années la «brute épaisse»
qu'il paraissait, et quelque cataclysme physiologique avait éveillé en
lui le génie assoupi comme la Belle au bois dormant, ou bien à cette
époque de sa rhétorique orageuse, de ses recalages au bachot, de ses
grosses pertes de jeu de Balbec, de sa crainte de monter dans le
«tram» avec des fidèles de sa tante Verdurin à cause de leur vilain
habillement, il était déjà un homme de génie, peut-être distrait de
son génie, l'ayant laissé la clef sous la porte dans l'effervescence
de passions juvéniles; ou bien même homme de génie déjà conscient,
et dernier en classe, parce que, pendant que le professeur disait des
banalités sur Cicéron, lui lisait Rimbaud ou Gœthe. Certes, rien ne
laissait soupçonner cette hypothèse quand je le rencontrai à Balbec
où ses préoccupations me parurent s'attacher uniquement à la
correction des attelages et à la préparation des cocktails. Mais ce
n'est pas encore une objection irréfutable. Il pouvait être très
vaniteux, ce qui peut s'allier au génie, et chercher à briller de la
manière qu'il savait propre à éblouir dans le monde où il vivait et
qui n'était nullement de prouver une connaissance approfondie des
affinités électives, mais bien plutôt de conduire à quatre.
D'ailleurs je ne suis pas sûr que plus tard, quand il fut devenu
l'auteur de ces belles œuvres si originales, il eût beaucoup aimé,
hors des théâtres où il était connu, à dire bonjour à quelqu'un
qui n'aurait pas été en smoking, comme les fidèles dans leur
première manière, ce qui prouverait chez lui non de la bêtise, mais
de la vanité, et même un certain sens pratique, une certaine
clairvoyance à adapter sa vanité à la mentalité des imbéciles, à
l'estime de qui il tenait et pour lesquels le smoking brille peut-être
d'un plus vif éclat que le regard d'un penseur. Qui sait si, vu du
dehors, tel homme de talent, ou même un homme sans talent, mais aimant
les choses de l'esprit, moi par exemple, n'eût pas fait, à qui l'eût
rencontré à Rivebelle, à l'Hôtel de Balbec, ou sur la digue de
Balbec, l'effet du plus parfait et prétentieux imbécile. Sans compter
que pour Octave les choses de l'art devaient être quelque chose de si
intime, de vivant tellement dans les plus secrets replis de lui-même
qu'il n'eût sans doute pas eu l'idée d'en parler, comme eût fait
Saint-Loup par exemple, pour qui les arts avaient le prestige que les
attelages avaient pour Octave. Puis il pouvait avoir la passion du jeu
et on dit qu'il l'a gardée. Tout de même si la piété qui fit revivre
l'œuvre inconnue de Vinteuil est sortie du milieu si trouble de
Montjouvain, je ne fus pas moins frappé de penser que les
chefs-d'œuvre peut-être les plus extraordinaires de notre époque sont
sortis non du concours général, d'une éducation modèle, académique,
à la de Broglie, mais de la fréquentation des «pesages» et des
grands bars. En tous cas à cette époque à Balbec, les raisons qui
faisaient désirer à moi de le connaître, à Albertine et ses amies
que je ne le connusse pas, étaient également étrangères à sa
valeur, et auraient pu seulement mettre en lumière l'éternel
malentendu d'un «intellectuel» (représenté en l'espèce par moi) et
des gens du monde (représentés par la petite bande), au sujet d'une
personne mondaine (le jeune joueur de golf). Je ne pressentais nullement
son talent, et son prestige à mes yeux, du même genre qu'autrefois
celui de Mme Blatin, était d'être--quoi qu'elles prétendissent--l'ami
de mes amies, et plus de leur bande que moi. D'autre part Albertine et
Andrée, symbolisant en cela l'incapacité des gens du monde à porter
un jugement valable sur les choses de l'esprit et leur propension à
s'attacher dans cet ordre à de faux-semblants, non seulement n'étaient
pas loin de me trouver stupide parce que j'étais curieux d'un tel
imbécile, mais s'étonnaient surtout que, joueur de golf pour joueur de
golf, mon choix se fût justement porté sur le plus insignifiant. Si
encore j'avais voulu me lier avec le jeune Gilbert de Bellœuvre; en
dehors du golf c'était un garçon qui avait de la conversation, qui
avait eu un accessit au concours général et faisait agréablement les
vers (or il était en réalité plus bête qu'aucun). Ou alors si mon
but était de «faire une étude pour un livre», Guy Saumoy qui était
complètement fou, avait enlevé deux jeunes filles, était au moins un
type curieux qui pouvait «m'intéresser». Ces deux-là, on me les eût
«permis», mais l'autre, quel agrément pouvais-je lui trouver,
c'était le type de la «grande brute», de la «brute épaisse». Pour
revenir à la visite d'Andrée, après la révélation qu'elle venait de
me faire sur ses relations avec Albertine, elle ajouta que la principale
raison pour laquelle Albertine m'avait quitté, c'était à cause de ce
que pouvaient penser ses amies de la petite bande, et d'autres encore de
la voir ainsi habiter chez un jeune homme avec qui elle n'était pas
mariée: «Je sais bien que c'était chez votre mère. Mais cela ne fait
rien. Vous ne savez pas ce que c'est que tout ce monde de jeunes filles,
ce qu'elles se cachent les unes des autres, comme elles craignent
l'opinion des autres. J'en ai vu d'une sévérité terrible avec des
jeunes gens simplement parce qu'ils connaissaient leurs amies et
qu'elles craignaient que certaines choses ne fussent répétées, et
celles-là même, le hasard me les a montrées tout autres, bien contre
leur gré. » Quelques mois plus tôt, ce savoir que paraissait posséder
Andrée des mobiles auxquels obéissent les filles de la petite bande
m'eût paru le plus précieux du monde. Peut-être ce qu'elle disait
suffisait-il à expliquer qu'Albertine qui s'était donnée à moi
ensuite à Paris, se fût refusée à Balbec où je voyais constamment
ses amies, ce que j'avais l'absurdité de croire un tel avantage pour
être au mieux avec elle. Peut-être même était-ce de voir quelques
mouvements de confiance de moi avec Andrée ou que j'eusse imprudemment
dit à celle-ci qu'Albertine allait coucher au Grand Hôtel qui faisait
qu'Albertine qui peut-être, une heure avant, était prête à me
laisser prendre certains plaisirs, comme la chose la plus simple, avait
eu un revirement et avait menacé de sonner. Mais alors, elle avait dû
être facile avec bien d'autres. Cette idée réveilla ma jalousie et je
dis à Andrée qu'il y avait une chose que je voulais lui demander.
«Vous faisiez cela dans l'appartement inhabité de votre grand'mère? »
«Oh! non jamais, nous aurions été dérangées. » «Tiens, je croyais,
il me semblait. . . » «D'ailleurs Albertine aimait surtout faire cela à
la campagne. » «Où ça? » «Autrefois quand elle n'avait pas le temps
d'aller très loin, nous allions aux Buttes-Chaumont. Elle connaissait
là une maison. Ou bien sous les arbres, il n'y a personne; dans la
grotte du petit Trianon aussi. » «Vous voyez bien, comment vous croire?
Vous m'aviez juré, il n'y a pas un an n'avoir rien fait aux
Buttes-Chaumont. » «J'avais peur de vous faire de la peine. » Comme je
l'ai dit je pensai, beaucoup plus tard seulement, qu'au contraire, cette
seconde fois, le jour des aveux, Andrée avait cherché à me faire de
la peine. Et j'en aurais eu tout de suite, pendant qu'elle parlait,
l'idée, parce que j'en aurais éprouvé le besoin, si j'avais encore
autant aimé Albertine. Mais les paroles d'Andrée ne me faisaient pas
assez mal pour qu'il me fût indispensable de les juger immédiatement
mensongères. En somme si ce que disait Andrée était vrai, et je n'en
doutai pas d'abord, l'Albertine réelle que je découvrais, après avoir
connu tant d'apparences diverses d'Albertine, différait fort peu de la
fille orgiaque surgie et devinée, le premier jour, sur la digue de
Balbec et qui m'avait successivement offert tant d'aspects, comme
modifie tour à tour la disposition de ses édifices jusqu'à écraser,
à effacer le monument capital qu'on voyait seul dans le lointain, une
ville dont on approche, mais dont finalement quand on la connaît bien
et qu'on la juge exactement, les proportions vraies étaient celles que
la perspective du premier coup d'œil avait indiquées, le reste, par
où on avait passé, n'étant que cette série successive de lignes de
défense que tout être élève contre notre vision et qu'il faut
franchir l'une après l'autre, au prix de combien de souffrances, avant
d'arriver au cœur. D'ailleurs si je n'eus pas besoin de croire
absolument à l'innocence d'Albertine parce que ma souffrance avait
diminué, je peux dire que réciproquement si je ne souffris pas trop de
cette révélation, c'est que depuis quelque temps, à la croyance que
je m'étais forgée de l'innocence d'Albertine, s'était substituée peu
à peu et sans que je m'en rendisse compte, la croyance toujours
présente en moi, en sa culpabilité. Or si je ne croyais plus à
l'innocence d'Albertine, c'est que je n'avais déjà plus le besoin, le
désir passionné d'y croire. C'est le désir qui engendre la croyance
et si nous ne nous en rendons pas compte d'habitude, c'est que la
plupart des désirs créateurs de croyances, ne finissent--contrairement
à celui qui m'avait persuadé qu'Albertine était innocente--qu'avec
nous-mêmes. À tant de preuves qui corroboraient ma version première,
j'avais stupidement préféré de simples affirmations d'Albertine.
Pourquoi l'avoir crue? Le mensonge est essentiel à l'humanité. Il y
joue peut-être un aussi grand rôle que la recherche du plaisir et
d'ailleurs est commandé par cette recherche. On ment pour protéger son
plaisir ou son honneur si la divulgation du plaisir est contraire à
l'honneur. On ment toute sa vie, même surtout, peut-être seulement, à
ceux qui nous aiment. Ceux-là seuls en effet nous font craindre pour
notre plaisir et désirer leur estime. J'avais d'abord cru Albertine
coupable, et seul mon désir employant à une œuvre de doute les forces
de mon intelligence m'avait fait faire fausse route. Peut-être
vivons-nous entourés d'indications électriques, sismiques, qu'il nous
faut interpréter de bonne foi pour connaître la vérité des
caractères. S'il faut le dire, si triste malgré tout que je fusse des
paroles d'Andrée, je trouvais plus beau que la réalité se trouvât
enfin concorder avec ce que mon instinct avait d'abord pressenti,
plutôt qu'avec le misérable optimisme auquel j'avais lâchement cédé
par la suite. J'aimais mieux que la vie fût à la hauteur de mes
intuitions. Celles-ci du reste que j'avais eues le premier jour sur la
plage, quand j'avais cru que ces jeunes filles incarnaient la frénésie
du plaisir, le vice, et aussi le soir où j'avais vu l'institutrice
d'Albertine faire rentrer cette fille passionnée dans la petite villa,
comme on pousse dans sa cage un fauve que rien plus tard, malgré les
apparences, ne pourra domestiquer, ne s'accordaient-elles pas à ce que
m'avait dit Bloch quand il m'avait rendu la terre si belle en m'y
montrant, me faisant frissonner dans toutes mes promenades, à chaque
rencontre, l'universalité du désir. Peut-être malgré tout, ces
intuitions premières, valait-il mieux que je ne les rencontrasse à
nouveau vérifiées que maintenant. Tandis que durait tout mon amour
pour Albertine, elles m'eussent trop fait souffrir et il eût été
mieux qu'il n'eût subsisté d'elles qu'une trace, mon perpétuel
soupçon de choses que je ne voyais pas et qui pourtant se passaient
continuellement si près de moi, et peut-être une autre trace encore,
antérieure, plus vaste, qui était _mon amour lui-même_. N'était-ce
pas en effet malgré toutes les dénégations de ma raison, connaître
dans toute sa hideur Albertine, que la choisir, l'aimer; et même dans
les moments où la méfiance s'assoupit, l'amour n'en est-il pas la
persistance et une transformation, n'est-il pas une preuve de
clairvoyance (preuve inintelligible à l'amant lui-même) puisque le
désir allant toujours vers ce qui nous est le plus opposé nous force
d'aimer ce qui nous fera souffrir? Il entre certainement dans le charme
d'un être, dans l'attrait de ses yeux, de sa bouche, de sa taille, les
éléments inconnus de nous qui sont susceptibles de nous rendre le plus
malheureux, si bien que nous sentir attiré vers cet être, commencer à
l'aimer, c'est, si innocent que nous le prétendions, lire déjà, dans
une version différente, toutes ses trahisons et ses fautes.