Elle observait la mimique de sa voisine mélomane, mais
ne l’imitait pas.
ne l’imitait pas.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Du Côté de Chez Swann - v1
Il posa d’abord l’excellence a priori
d’Odette, l’axiome de sa supra-humanité séraphique, la révélation de
ses vertus indémontrables et dont la notion ne pouvait dériver de
l’expérience. «Je veux parler avec vous. Vous, vous savez quelle femme
au-dessus de toutes les femmes, quel être adorable, quel ange est
Odette. Mais vous savez ce que c’est que la vie de Paris. Tout le
monde ne connaît pas Odette sous le jour où nous la connaissons vous
et moi. Alors il y a des gens qui trouvent que je joue un rôle un peu
ridicule; elle ne peut même pas admettre que je la rencontre dehors,
au théâtre. Vous, en qui elle a tant de confiance, ne pourriez-vous
lui dire quelques mots pour moi, lui assurer qu’elle s’exagère le tort
qu’un salut de moi lui cause? »
Mon oncle conseilla à Swann de rester un peu sans voir Odette qui ne
l’en aimerait que plus, et à Odette de laisser Swann la retrouver
partout où cela lui plairait. Quelques jours après, Odette disait à
Swann qu’elle venait d’avoir une déception en voyant que mon oncle
était pareil à tous les hommes: il venait d’essayer de la prendre de
force. Elle calma Swann qui au premier moment voulait aller provoquer
mon oncle, mais il refusa de lui serrer la main quand il le rencontra.
Il regretta d’autant plus cette brouille avec mon oncle Adolphe qu’il
avait espéré, s’il l’avait revu quelquefois et avait pu causer en
toute confiance avec lui, tâcher de tirer au clair certains bruits
relatifs à la vie qu’Odette avait menée autrefois à Nice. Or mon oncle
Adolphe y passait l’hiver. Et Swann pensait que c’était même peut-être
là qu’il avait connu Odette. Le peu qui avait échappé à quelqu’un
devant lui, relativement à un homme qui aurait été l’amant d’Odette
avait bouleversé Swann. Mais les choses qu’il aurait avant de les
connaître, trouvé le plus affreux d’apprendre et le plus impossible de
croire, une fois qu’il les savait, elles étaient incorporées à tout
jamais à sa tristesse, il les admettait, il n’aurait plus pu
comprendre qu’elles n’eussent pas été. Seulement chacune opérait sur
l’idée qu’il se faisait de sa maîtresse une retouche ineffaçable. Il
crut même comprendre, une fois, que cette légèreté des mœurs d’Odette
qu’il n’eût pas soupçonnée, était assez connue, et qu’à Bade et à
Nice, quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu une
sorte de notoriété galante. Il chercha, pour les interroger, à se
rapprocher de certains viveurs; mais ceux-ci savaient qu’il
connaissait Odette; et puis il avait peur de les faire penser de
nouveau à elle, de les mettre sur ses traces. Mais lui à qui jusque-là
rien n’aurait pu paraître aussi fastidieux que tout ce qui se
rapportait à la vie cosmopolite de Bade ou de Nice, apprenant
qu’Odette avait peut-être fait autrefois la fête dans ces villes de
plaisir, sans qu’il dût jamais arriver à savoir si c’était seulement
pour satisfaire à des besoins d’argent que grâce à lui elle n’avait
plus, ou à des caprices qui pouvaient renaître, maintenant il se
penchait avec une angoisse impuissante, aveugle et vertigineuse vers
l’abîme sans fond où étaient allées s’engloutir ces années du début du
Septennat pendant lesquelles on passait l’hiver sur la promenade des
Anglais, l’été sous les tilleuls de Bade, et il leur trouvait une
profondeur douloureuse mais magnifique comme celle que leur eût prêtée
un poète; et il eût mis à reconstituer les petits faits de la
chronique de la Côte d’Azur d’alors, si elle avait pu l’aider à
comprendre quelque chose du sourire ou des regards--pourtant si
honnêtes et si simples--d’Odette, plus de passion que l’esthéticien qui
interroge les documents subsistant de la Florence du XVe siècle pour
tâcher d’entrer plus avant dans l’âme de la Primavera, de la bella
Vanna, ou de la Vénus, de Botticelli. Souvent sans lui rien dire il la
regardait, il songeait; elle lui disait: «Comme tu as l’air triste! »
Il n’y avait pas bien longtemps encore, de l’idée qu’elle était une
créature bonne, analogue aux meilleures qu’il eût connues, il avait
passé à l’idée qu’elle était une femme entretenue; inversement il lui
était arrivé depuis de revenir de l’Odette de Crécy, peut-être trop
connue des fêtards, des hommes à femmes, à ce visage d’une expression
parfois si douce, à cette nature si humaine. Il se disait: «Qu’est-ce
que cela veut dire qu’à Nice tout le monde sache qui est Odette de
Crécy? Ces réputations-là, même vraies, sont faites avec les idées des
autres»; il pensait que cette légende--fût-elle authentique--était
extérieure à Odette, n’était pas en elle comme une personnalité
irréductible et malfaisante; que la créature qui avait pu être amenée
à mal faire, c’était une femme aux bons yeux, au cœur plein de pitié
pour la souffrance, au corps docile qu’il avait tenu, qu’il avait
serré dans ses bras et manié, une femme qu’il pourrait arriver un jour
à posséder toute, s’il réussissait à se rendre indispensable à elle.
Elle était là, souvent fatiguée, le visage vidé pour un instant de la
préoccupation fébrile et joyeuse des choses inconnues qui faisaient
souffrir Swann; elle écartait ses cheveux avec ses mains; son front,
sa figure paraissaient plus larges; alors, tout d’un coup, quelque
pensée simplement humaine, quelque bon sentiment comme il en existe
dans toutes les créatures, quand dans un moment de repos ou de
repliement elles sont livrées à elles-mêmes, jaillissait dans ses yeux
comme un rayon jaune. Et aussitôt tout son visage s’éclairait comme
une campagne grise, couverte de nuages qui soudain s’écartent, pour sa
transfiguration, au moment du soleil couchant. La vie qui était en
Odette à ce moment-là, l’avenir même qu’elle semblait rêveusement
regarder, Swann aurait pu les partager avec elle; aucune agitation
mauvaise ne semblait y avoir laissé de résidu. Si rares qu’ils
devinssent, ces moments-là ne furent pas inutiles. Par le souvenir
Swann reliait ces parcelles, abolissait les intervalles, coulait comme
en or une Odette de bonté et de calme pour laquelle il fit plus tard
(comme on le verra dans la deuxième partie de cet ouvrage) des
sacrifices que l’autre Odette n’eût pas obtenus. Mais que ces moments
étaient rares, et que maintenant il la voyait peu! Même pour leur
rendez-vous du soir, elle ne lui disait qu’à la dernière minute si
elle pourrait le lui accorder car, comptant qu’elle le trouverait
toujours libre, elle voulait d’abord être certaine que personne
d’autre ne lui proposerait de venir. Elle alléguait qu’elle était
obligée d’attendre une réponse de la plus haute importance pour elle,
et même si après qu’elle avait fait venir Swann des amis demandaient à
Odette, quand la soirée était déjà commencée, de les rejoindre au
théâtre ou à souper, elle faisait un bond joyeux et s’habillait à la
hâte. Au fur et à mesure qu’elle avançait dans sa toilette, chaque
mouvement qu’elle faisait rapprochait Swann du moment où il faudrait
la quitter, où elle s’enfuirait d’un élan irrésistible; et quand,
enfin prête, plongeant une dernière fois dans son miroir ses regards
tendus et éclairés par l’attention, elle remettait un peu de rouge à
ses lèvres, fixait une mèche sur son front et demandait son manteau de
soirée bleu ciel avec des glands d’or, Swann avait l’air si triste
qu’elle ne pouvait réprimer un geste d’impatience et disait: «Voilà
comme tu me remercies de t’avoir gardé jusqu’à la dernière minute. Moi
qui croyais avoir fait quelque chose de gentil. C’est bon à savoir
pour une autre fois! » Parfois, au risque de la fâcher, il se
promettait de chercher à savoir où elle était allée, il rêvait d’une
alliance avec Forcheville qui peut-être aurait pu le renseigner.
D’ailleurs quand il savait avec qui elle passait la soirée, il était
bien rare qu’il ne pût pas découvrir dans toutes ses relations à lui
quelqu’un qui connaissait fût-ce indirectement l’homme avec qui elle
était sortie et pouvait facilement en obtenir tel ou tel
renseignement. Et tandis qu’il écrivait à un de ses amis pour lui
demander de chercher à éclaircir tel ou tel point, il éprouvait le
repos de cesser de se poser ses questions sans réponses et de
transférer à un autre la fatigue d’interroger. Il est vrai que Swann
n’était guère plus avancé quand il avait certains renseignements.
Savoir ne permet pas toujours d’empêcher, mais du moins les choses que
nous savons, nous les tenons, sinon entre nos mains, du moins dans
notre pensée où nous les disposons à notre gré, ce qui nous donne
l’illusion d’une sorte de pouvoir sur elles. Il était heureux toutes
les fois où M. de Charlus était avec Odette. Entre M. de Charlus et
elle, Swann savait qu’il ne pouvait rien se passer, que quand M. de
Charlus sortait avec elle c’était par amitié pour lui et qu’il ne
ferait pas difficulté à lui raconter ce qu’elle avait fait.
Quelquefois elle avait déclaré si catégoriquement à Swann qu’il lui
était impossible de le voir un certain soir, elle avait l’air de tenir
tant à une sortie, que Swann attachait une véritable importance à ce
que M. de Charlus fût libre de l’accompagner. Le lendemain, sans oser
poser beaucoup de questions à M. de Charlus, il le contraignait, en
ayant l’air de ne pas bien comprendre ses premières réponses, à lui en
donner de nouvelles, après chacune desquelles il se sentait plus
soulagé, car il apprenait bien vite qu’Odette avait occupé sa soirée
aux plaisirs les plus innocents. «Mais comment, mon petit Mémé, je ne
comprends pas bien. . . , ce n’est pas en sortant de chez elle que vous
êtes allés au musée Grévin? Vous étiez allés ailleurs d’abord. Non?
Oh! que c’est drôle! Vous ne savez pas comme vous m’amusez, mon petit
Mémé. Mais quelle drôle d’idée elle a eue d’aller ensuite au Chat
Noir, c’est bien une idée d’elle. . . Non? c’est vous. C’est curieux.
Après tout ce n’est pas une mauvaise idée, elle devait y connaître
beaucoup de monde? Non? elle n’a parlé à personne? C’est
extraordinaire. Alors vous êtes restés là comme cela tous les deux
tous seuls? Je vois d’ici cette scène. Vous êtes gentil, mon petit
Mémé, je vous aime bien. » Swann se sentait soulagé. Pour lui, à qui il
était arrivé en causant avec des indifférents qu’il écoutait à peine,
d’entendre quelquefois certaines phrases (celle-ci par exemple: «J’ai
vu hier Mme de Crécy, elle était avec un monsieur que je ne connais
pas»), phrases qui aussitôt dans le cœur de Swann passaient à l’état
solide, s’y durcissaient comme une incrustation, le déchiraient, n’en
bougeaient plus, qu’ils étaient doux au contraire ces mots: «Elle ne
connaissait personne, elle n’a parlé à personne», comme ils
circulaient aisément en lui, qu’ils étaient fluides, faciles,
respirables! Et pourtant au bout d’un instant il se disait qu’Odette
devait le trouver bien ennuyeux pour que ce fussent là les plaisirs
qu’elle préférait à sa compagnie. Et leur insignifiance, si elle le
rassurait, lui faisait pourtant de la peine comme une trahison.
Même quand il ne pouvait savoir où elle était allée, il lui aurait
suffi pour calmer l’angoisse qu’il éprouvait alors, et contre laquelle
la présence d’Odette, la douceur d’être auprès d’elle était le seul
spécifique (un spécifique qui à la longue aggravait le mal avec bien
des remèdes, mais du moins calmait momentanément la souffrance), il
lui aurait suffi, si Odette l’avait seulement permis, de rester chez
elle tant qu’elle ne serait pas là, de l’attendre jusqu’à cette heure
du retour dans l’apaisement de laquelle seraient venues se confondre
les heures qu’un prestige, un maléfice lui avaient fait croire
différentes des autres. Mais elle ne le voulait pas; il revenait chez
lui; il se forçait en chemin à former divers projets, il cessait de
songer à Odette; même il arrivait, tout en se déshabillant, à rouler
en lui des pensées assez joyeuses; c’est le cœur plein de l’espoir
d’aller le lendemain voir quelque chef-d’œuvre qu’il se mettait au lit
et éteignait sa lumière; mais, dès que, pour se préparer à dormir, il
cessait d’exercer sur lui-même une contrainte dont il n’avait même pas
conscience tant elle était devenue habituelle, au même instant un
frisson glacé refluait en lui et il se mettait à sangloter. Il ne
voulait même pas savoir pourquoi, s’essuyait les yeux, se disait en
riant: «C’est charmant, je deviens névropathe. » Puis il ne pouvait
penser sans une grande lassitude que le lendemain il faudrait
recommencer de chercher à savoir ce qu’Odette avait fait, à mettre en
jeu des influences pour tâcher de la voir. Cette nécessité d’une
activité sans trêve, sans variété, sans résultats, lui était si
cruelle qu’un jour apercevant une grosseur sur son ventre, il
ressentit une véritable joie à la pensée qu’il avait peut-être une
tumeur mortelle, qu’il n’allait plus avoir à s’occuper de rien, que
c’était la maladie qui allait le gouverner, faire de lui son jouet,
jusqu’à la fin prochaine. Et en effet si, à cette époque, il lui
arriva souvent sans se l’avouer de désirer la mort, c’était pour
échapper moins à l’acuité de ses souffrances qu’à la monotonie de son
effort.
Et pourtant il aurait voulu vivre jusqu’à l’époque où il ne l’aimerait
plus, où elle n’aurait aucune raison de lui mentir et où il pourrait
enfin apprendre d’elle si le jour où il était allé la voir dans
l’après-midi, elle était ou non couchée avec Forcheville. Souvent
pendant quelques jours, le soupçon qu’elle aimait quelqu’un d’autre le
détournait de se poser cette question relative à Forcheville, la lui
rendait presque indifférente, comme ces formes nouvelles d’un même
état maladif qui semblent momentanément nous avoir délivrés des
précédentes. Même il y avait des jours où il n’était tourmenté par
aucun soupçon. Il se croyait guéri. Mais le lendemain matin, au
réveil, il sentait à la même place la même douleur dont, la veille
pendant la journée, il avait comme dilué la sensation dans le torrent
des impressions différentes. Mais elle n’avait pas bougé de place. Et
même, c’était l’acuité de cette douleur qui avait réveillé Swann.
Comme Odette ne lui donnait aucun renseignement sur ces choses si
importantes qui l’occupaient tant chaque jour (bien qu’il eût assez
vécu pour savoir qu’il n’y en a jamais d’autres que les plaisirs), il
ne pouvait pas chercher longtemps de suite à les imaginer, son cerveau
fonctionnait à vide; alors il passait son doigt sur ses paupières
fatiguées comme il aurait essuyé le verre de son lorgnon, et cessait
entièrement de penser. Il surnageait pourtant à cet inconnu certaines
occupations qui réapparaissaient de temps en temps, vaguement
rattachées par elle à quelque obligation envers des parents éloignés
ou des amis d’autrefois, qui, parce qu’ils étaient les seuls qu’elle
lui citait souvent comme l’empêchant de le voir, paraissaient à Swann
former le cadre fixe, nécessaire, de la vie d’Odette. A cause du ton
dont elle lui disait de temps à autre «le jour où je vais avec mon
amie à l’Hippodrome», si, s’étant senti malade et ayant pensé:
«peut-être Odette voudrait bien passer chez moi», il se rappelait
brusquement que c’était justement ce jour-là, il se disait: «Ah! non,
ce n’est pas la peine de lui demander de venir, j’aurais dû y penser
plus tôt, c’est le jour où elle va avec son amie à l’Hippodrome.
Réservons-nous pour ce qui est possible; c’est inutile de s’user à
proposer des choses inacceptables et refusées d’avance. » Et ce devoir
qui incombait à Odette d’aller à l’Hippodrome et devant lequel Swann
s’inclinait ainsi ne lui paraissait pas seulement inéluctable; mais ce
caractère de nécessité dont il était empreint semblait rendre
plausible et légitime tout ce qui de près ou de loin se rapportait à
lui. Si Odette dans la rue ayant reçu d’un passant un salut qui avait
éveillé la jalousie de Swann, elle répondait aux questions de celui-ci
en rattachant l’existence de l’inconnu à un des deux ou trois grands
devoirs dont elle lui parlait, si, par exemple, elle disait: «C’est un
monsieur qui était dans la loge de mon amie avec qui je vais à
l’Hippodrome», cette explication calmait les soupçons de Swann, qui en
effet trouvait inévitable que l’amie eût d’autre invités qu’Odette
dans sa loge à l’Hippodrome, mais n’avait jamais cherché ou réussi à
se les figurer. Ah! comme il eût aimé la connaître, l’amie qui allait
à l’Hippodrome, et qu’elle l’y emmenât avec Odette! Comme il aurait
donné toutes ses relations pour n’importe quelle personne qu’avait
l’habitude de voir Odette, fût-ce une manucure ou une demoiselle de
magasin. Il eût fait pour elles plus de frais que pour des reines. Ne
lui auraient-elles pas fourni, dans ce qu’elles contenaient de la vie
d’Odette, le seul calmant efficace pour ses souffrances? Comme il
aurait couru avec joie passer les journées chez telle de ces petites
gens avec lesquelles Odette gardait des relations, soit par intérêt,
soit par simplicité véritable. Comme il eût volontiers élu domicile à
jamais au cinquième étage de telle maison sordide et enviée où Odette
ne l’emmenait pas, et où, s’il y avait habité avec la petite
couturière retirée dont il eût volontiers fait semblant d’être
l’amant, il aurait presque chaque jour reçu sa visite. Dans ces
quartiers presque populaires, quelle existence modeste, abjecte, mais
douce, mais nourrie de calme et de bonheur, il eût accepté de vivre
indéfiniment.
Il arrivait encore parfois, quand, ayant rencontré Swann, elle voyait
s’approcher d’elle quelqu’un qu’il ne connaissait pas, qu’il pût
remarquer sur le visage d’Odette cette tristesse qu’elle avait eue le
jour où il était venu pour la voir pendant que Forcheville était là.
Mais c’était rare; car les jours où malgré tout ce qu’elle avait à
faire et la crainte de ce que penserait le monde, elle arrivait à voir
Swann, ce qui dominait maintenant dans son attitude était l’assurance:
grand contraste, peut-être revanche inconsciente ou réaction naturelle
de l’émotion craintive qu’aux premiers temps où elle l’avait connu,
elle éprouvait auprès de lui, et même loin de lui, quand elle
commençait une lettre par ces mots: «Mon ami, ma main tremble si fort
que je peux à peine écrire» (elle le prétendait du moins et un peu de
cet émoi devait être sincère pour qu’elle désirât d’en feindre
davantage). Swann lui plaisait alors. On ne tremble jamais que pour
soi, que pour ceux qu’on aime. Quand notre bonheur n’est plus dans
leurs mains, de quel calme, de quelle aisance, de quelle hardiesse on
jouit auprès d’eux! En lui parlant, en lui écrivant, elle n’avait plus
de ces mots par lesquels elle cherchait à se donner l’illusion qu’il
lui appartenait, faisant naître les occasions de dire «mon», «mien»,
quand il s’agissait de lui: «Vous êtes mon bien, c’est le parfum de
notre amitié, je le garde», de lui parler de l’avenir, de la mort
même, comme d’une seule chose pour eux deux. Dans ce temps-là, à tout
de qu’il disait, elle répondait avec admiration: «Vous, vous ne serez
jamais comme tout le monde»; elle regardait sa longue tête un peu
chauve, dont les gens qui connaissaient les succès de Swann pensaient:
«Il n’est pas régulièrement beau si vous voulez, mais il est chic: ce
toupet, ce monocle, ce sourire! », et, plus curieuse peut-être de
connaître ce qu’il était que désireuse d’être sa maîtresse, elle
disait:
--«Si je pouvais savoir ce qu’il y a dans cette tête là! »
Maintenant, à toutes les paroles de Swann elle répondait d’un ton
parfois irrité, parfois indulgent:
--«Ah! tu ne seras donc jamais comme tout le monde! »
Elle regardait cette tête qui n’était qu’un peu plus vieillie par le
souci (mais dont maintenant tous pensaient, en vertu de cette même
aptitude qui permet de découvrir les intentions d’un morceau
symphonique dont on a lu le programme, et les ressemblances d’un
enfant quand on connaît sa parenté: «Il n’est pas positivement laid si
vous voulez, mais il est ridicule: ce monocle, ce toupet, ce
sourire! », réalisant dans leur imagination suggestionnée la
démarcation immatérielle qui sépare à quelques mois de distance une
tête d’amant de cœur et une tête de cocu), elle disait:
--«Ah! si je pouvais changer, rendre raisonnable ce qu’il y a dans
cette tête-là. »
Toujours prêt à croire ce qu’il souhaitait si seulement les manières
d’être d’Odette avec lui laissaient place au doute, il se jetait
avidement sur cette parole:
--«Tu le peux si tu le veux, lui disait-il. »
Et il tâchait de lui montrer que l’apaiser, le diriger, le faire
travailler, serait une noble tâche à laquelle ne demandaient qu’à se
vouer d’autres femmes qu’elle, entre les mains desquelles il est vrai
d’ajouter que la noble tâche ne lui eût paru plus qu’une indiscrète et
insupportable usurpation de sa liberté. «Si elle ne m’aimait pas un
peu, se disait-il, elle ne souhaiterait pas de me transformer. Pour me
transformer, il faudra qu’elle me voie davantage. » Ainsi trouvait-il
dans ce reproche qu’elle lui faisait, comme une preuve d’intérêt,
d’amour peut-être; et en effet, elle lui en donnait maintenant si peu
qu’il était obligé de considérer comme telles les défenses qu’elle lui
faisait d’une chose ou d’une autre. Un jour, elle lui déclara qu’elle
n’aimait pas son cocher, qu’il lui montait peut-être la tête contre
elle, qu’en tous cas il n’était pas avec lui de l’exactitude et de la
déférence qu’elle voulait. Elle sentait qu’il désirait lui entendre
dire: «Ne le prends plus pour venir chez moi», comme il aurait désiré
un baiser. Comme elle était de bonne humeur, elle le lui dit; il fut
attendri. Le soir, causant avec M. de Charlus avec qui il avait la
douceur de pouvoir parler d’elle ouvertement (car les moindres propos
qu’il tenait, même aux personnes qui ne la connaissaient pas, se
rapportaient en quelque manière à elle), il lui dit:
--Je crois pourtant qu’elle m’aime; elle est si gentille pour moi, ce
que je fais ne lui est certainement pas indifférent.
Et si, au moment d’aller chez elle, montant dans sa voiture avec un
ami qu’il devait laisser en route, l’autre lui disait:
--«Tiens, ce n’est pas Lorédan qui est sur le siège? », avec quelle joie
mélancolique Swann lui répondait:
--«Oh! sapristi non! je te dirai, je ne peux pas prendre Lorédan quand
je vais rue La Pérouse. Odette n’aime pas que je prenne Lorédan, elle
ne le trouve pas bien pour moi; enfin que veux-tu, les femmes, tu
sais! je sais que ça lui déplairait beaucoup. Ah bien oui! je n’aurais
eu qu’à prendre Rémi! j’en aurais eu une histoire! »
Ces nouvelles façons indifférentes, distraites, irritables, qui
étaient maintenant celles d’Odette avec lui, certes Swann en
souffrait; mais il ne connaissait pas sa souffrance; comme c’était
progressivement, jour par jour, qu’Odette s’était refroidie à son
égard, ce n’est qu’en mettant en regard de ce qu’elle était
aujourd’hui ce qu’elle avait été au début, qu’il aurait pu sonder la
profondeur du changement qui s’était accompli. Or ce changement
c’était sa profonde, sa secrète blessure, qui lui faisait mal jour et
nuit, et dès qu’il sentait que ses pensées allaient un peu trop près
d’elle, vivement il les dirigeait d’un autre côté de peur de trop
souffrir. Il se disait bien d’une façon abstraite: «Il fut un temps où
Odette m’aimait davantage», mais jamais il ne revoyait ce temps. De
même qu’il y avait dans son cabinet une commode qu’il s’arrangeait à
ne pas regarder, qu’il faisait un crochet pour éviter en entrant et en
sortant, parce que dans un tiroir étaient serrés le chrysanthème
qu’elle lui avait donné le premier soir où il l’avait reconduite, les
lettres où elle disait: «Que n’y avez-vous oublié aussi votre cœur, je
ne vous aurais pas laissé le reprendre» et: «A quelque heure du jour
et de la nuit que vous ayez besoin de moi, faites-moi signe et
disposez de ma vie», de même il y avait en lui une place dont il ne
laissait jamais approcher son esprit, lui faisant faire s’il le
fallait le détour d’un long raisonnement pour qu’il n’eût pas à passer
devant elle: c’était celle où vivait le souvenir des jours heureux.
Mais sa si précautionneuse prudence fut déjouée un soir qu’il était
allé dans le monde.
C’était chez la marquise de Saint-Euverte, à la dernière, pour cette
année-là, des soirées où elle faisait entendre des artistes qui lui
servaient ensuite pour ses concerts de charité. Swann, qui avait voulu
successivement aller à toutes les précédentes et n’avait pu s’y
résoudre, avait reçu, tandis qu’il s’habillait pour se rendre à
celle-ci, la visite du baron de Charlus qui venait lui offrir de
retourner avec lui chez la marquise, si sa compagnie devait l’aider à
s’y ennuyer un peu moins, à s’y trouver moins triste. Mais Swann lui
avait répondu:
--«Vous ne doutez pas du plaisir que j’aurais à être avec vous. Mais le
plus grand plaisir que vous puissiez me faire c’est d’aller plutôt
voir Odette. Vous savez l’excellente influence que vous avez sur elle.
Je crois qu’elle ne sort pas ce soir avant d’aller chez son ancienne
couturière où du reste elle sera sûrement contente que vous
l’accompagniez. En tous cas vous la trouveriez chez elle avant. Tâchez
de la distraire et aussi de lui parler raison. Si vous pouviez
arranger quelque chose pour demain qui lui plaise et que nous
pourrions faire tous les trois ensemble. Tâchez aussi de poser des
jalons pour cet été, si elle avait envie de quelque chose, d’une
croisière que nous ferions tous les trois, que sais-je? Quant à ce
soir, je ne compte pas la voir; maintenant si elle le désirait ou si
vous trouviez un joint, vous n’avez qu’à m’envoyer un mot chez Mme de
Saint-Euverte jusqu’à minuit, et après chez moi. Merci de tout ce que
vous faites pour moi, vous savez comme je vous aime. »
Le baron lui promit d’aller faire la visite qu’il désirait après qu’il
l’aurait conduit jusqu’à la porte de l’hôtel Saint-Euverte, où Swann
arriva tranquillisé par la pensée que M. de Charlus passerait la
soirée rue La Pérouse, mais dans un état de mélancolique indifférence
à toutes les choses qui ne touchaient pas Odette, et en particulier
aux choses mondaines, qui leur donnait le charme de ce qui, n’étant
plus un but pour notre volonté, nous apparaît en soi-même. Dès sa
descente de voiture, au premier plan de ce résumé fictif de leur vie
domestique que les maîtresses de maison prétendent offrir à leurs
invités les jours de cérémonie et où elles cherchent à respecter la
vérité du costume et celle du décor, Swann prit plaisir à voir les
héritiers des «tigres» de Balzac, les grooms, suivants ordinaires de
la promenade, qui, chapeautés et bottés, restaient dehors devant
l’hôtel sur le sol de l’avenue, ou devant les écuries, comme des
jardiniers auraient été rangés à l’entrée de leurs parterres. La
disposition particulière qu’il avait toujours eue à chercher des
analogies entre les êtres vivants et les portraits des musées
s’exerçait encore mais d’une façon plus constante et plus générale;
c’est la vie mondaine tout entière, maintenant qu’il en était détaché,
qui se présentait à lui comme une suite de tableaux. Dans le vestibule
où, autrefois, quand il était un mondain, il entrait enveloppé dans
son pardessus pour en sortir en frac, mais sans savoir ce qui s’y
était passé, étant par la pensée, pendant les quelques instants qu’il
y séjournait, ou bien encore dans la fête qu’il venait de quitter, ou
bien déjà dans la fête où on allait l’introduire, pour la première
fois il remarqua, réveillée par l’arrivée inopinée d’un invité aussi
tardif, la meute éparse, magnifique et désœuvrée de grands valets de
pied qui dormaient çà et là sur des banquettes et des coffres et qui,
soulevant leurs nobles profils aigus de lévriers, se dressèrent et,
rassemblés, formèrent le cercle autour de lui.
L’un d’eux, d’aspect particulièrement féroce et assez semblable à
l’exécuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent des
supplices, s’avança vers lui d’un air implacable pour lui prendre ses
affaires. Mais la dureté de son regard d’acier était compensée par la
douceur de ses gants de fil, si bien qu’en approchant de Swann il
semblait témoigner du mépris pour sa personne et des égards pour son
chapeau. Il le prit avec un soin auquel l’exactitude de sa pointure
donnait quelque chose de méticuleux et une délicatesse que rendait
presque touchante l’appareil de sa force. Puis il le passa à un de ses
aides, nouveau, et timide, qui exprimait l’effroi qu’il ressentait en
roulant en tous sens des regards furieux et montrait l’agitation d’une
bête captive dans les premières heures de sa domesticité.
A quelques pas, un grand gaillard en livrée rêvait, immobile,
sculptural, inutile, comme ce guerrier purement décoratif qu’on voit
dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyé sur
son bouclier, tandis qu’on se précipite et qu’on s’égorge à côté de
lui; détaché du groupe de ses camarades qui s’empressaient autour de
Swann, il semblait aussi résolu à se désintéresser de cette scène,
qu’il suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si ç’eût
été le massacre des Innocents ou le martyre de saint Jacques. Il
semblait précisément appartenir à cette race disparue--ou qui peut-être
n’exista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques des
Eremitani où Swann l’avait approchée et où elle rêve encore--issue de
la fécondation d’une statue antique par quelque modèle padouan du
Maître ou quelque saxon d’Albert Dürer. Et les mèches de ses cheveux
roux crespelés par la nature, mais collés par la brillantine, étaient
largement traitées comme elles sont dans la sculpture grecque
qu’étudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la
création elle ne figure que l’homme, sait du moins tirer de ses
simples formes des richesses si variées et comme empruntées à toute la
nature vivante, qu’une chevelure, par l’enroulement lisse et les becs
aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et
fleurissant diadème de ses tresses, a l’air à la fois d’un paquet
d’algues, d’une nichée de colombes, d’un bandeau de jacinthes et d’une
torsade de serpent.
D’autres encore, colossaux aussi, se tenaient sur les degrés d’un
escalier monumental que leur présence décorative et leur immobilité
marmoréenne auraient pu faire nommer comme celui du Palais Ducal:
«l’Escalier des Géants» et dans lequel Swann s’engagea avec la
tristesse de penser qu’Odette ne l’avait jamais gravi. Ah! avec quelle
joie au contraire il eût grimpé les étages noirs, mal odorants et
casse-cou de la petite couturière retirée, dans le «cinquième» de
laquelle il aurait été si heureux de payer plus cher qu’une
avant-scène hebdomadaire à l’Opéra le droit de passer la soirée quand
Odette y venait et même les autres jours pour pouvoir parler d’elle,
vivre avec les gens qu’elle avait l’habitude de voir quand il n’était
pas là et qui à cause de cela lui paraissaient recéler, de la vie de
sa maîtresse, quelque chose de plus réel, de plus inaccessible et de
plus mystérieux. Tandis que dans cet escalier pestilentiel et désiré
de l’ancienne couturière, comme il n’y en avait pas un second pour le
service, on voyait le soir devant chaque porte une boîte au lait vide
et sale préparée sur le paillasson, dans l’escalier magnifique et
dédaigné que Swann montait à ce moment, d’un côté et de l’autre, à des
hauteurs différentes, devant chaque anfractuosité que faisait dans le
mur la fenêtre de la loge, ou la porte d’un appartement, représentant
le service intérieur qu’ils dirigeaient et en faisant hommage aux
invités, un concierge, un majordome, un argentier (braves gens qui
vivaient le reste de la semaine un peu indépendants dans leur domaine,
y dînaient chez eux comme de petits boutiquiers et seraient peut-être
demain au service bourgeois d’un médecin ou d’un industriel) attentifs
à ne pas manquer aux recommandations qu’on leur avait faites avant de
leur laisser endosser la livrée éclatante qu’ils ne revêtaient qu’à de
rares intervalles et dans laquelle ils ne se sentaient pas très à leur
aise, se tenaient sous l’arcature de leur portail avec un éclat
pompeux tempéré de bonhomie populaire, comme des saints dans leur
niche; et un énorme suisse, habillé comme à l’église, frappait les
dalles de sa canne au passage de chaque arrivant. Parvenu en haut de
l’escalier le long duquel l’avait suivi un domestique à face blême,
avec une petite queue de cheveux, noués d’un catogan, derrière la
tête, comme un sacristain de Goya ou un tabellion du répertoire, Swann
passa devant un bureau où des valets, assis comme des notaires devant
de grands registres, se levèrent et inscrivirent son nom. Il traversa
alors un petit vestibule qui,--tel que certaines pièces aménagées par
leur propriétaire pour servir de cadre à une seule œuvre d’art, dont
elles tirent leur nom, et d’une nudité voulue, ne contiennent rien
d’autre--, exhibait à son entrée, comme quelque précieuse effigie de
Benvenuto Cellini représentant un homme de guet, un jeune valet de
pied, le corps légèrement fléchi en avant, dressant sur son hausse-col
rouge une figure plus rouge encore d’où s’échappaient des torrents de
feu, de timidité et de zèle, et qui, perçant les tapisseries
d’Aubusson tendues devant le salon où on écoutait la musique, de son
regard impétueux, vigilant, éperdu, avait l’air, avec une
impassibilité militaire ou une foi surnaturelle,--allégorie de
l’alarme, incarnation de l’attente, commémoration du
branle-bas,--d’épier, ange ou vigie, d’une tour de donjon ou de
cathédrale, l’apparition de l’ennemi ou l’heure du Jugement. Il ne
restait plus à Swann qu’à pénétrer dans la salle du concert dont un
huissier chargé de chaînes lui ouvrit les portes, en s’inclinant,
comme il lui aurait remis les clefs d’une ville. Mais il pensait à la
maison où il aurait pu se trouver en ce moment même, si Odette l’avait
permis, et le souvenir entrevu d’une boîte au lait vide sur un
paillasson lui serra le cœur.
Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand,
au delà de la tenture de tapisserie, au spectacle des domestiques
succéda celui des invités. Mais cette laideur même de visages qu’il
connaissait pourtant si bien, lui semblait neuve depuis que leurs
traits,--au lieu d’être pour lui des signes pratiquement utilisables à
l’identification de telle personne qui lui avait représenté jusque-là
un faisceau de plaisirs à poursuivre, d’ennuis à éviter, ou de
politesses à rendre,--reposaient, coordonnés seulement par des rapports
esthétiques, dans l’autonomie de leurs lignes. Et en ces hommes, au
milieu desquels Swann se trouva enserré, il n’était pas jusqu’aux
monocles que beaucoup portaient (et qui, autrefois, auraient tout au
plus permis à Swann de dire qu’ils portaient un monocle), qui, déliés
maintenant de signifier une habitude, la même pour tous, ne lui
apparussent chacun avec une sorte d’individualité. Peut-être parce
qu’il ne regarda le général de Froberville et le marquis de Bréauté
qui causaient dans l’entrée que comme deux personnages dans un
tableau, alors qu’ils avaient été longtemps pour lui les amis utiles
qui l’avaient présenté au Jockey et assisté dans des duels, le monocle
du général, resté entre ses paupières comme un éclat d’obus dans sa
figure vulgaire, balafrée et triomphale, au milieu du front qu’il
éborgnait comme l’œil unique du cyclope, apparut à Swann comme une
blessure monstrueuse qu’il pouvait être glorieux d’avoir reçue, mais
qu’il était indécent d’exhiber; tandis que celui que M. de Bréauté
ajoutait, en signe de festivité, aux gants gris perle, au «gibus», à
la cravate blanche et substituait au binocle familier (comme faisait
Swann lui-même) pour aller dans le monde, portait collé à son revers,
comme une préparation d’histoire naturelle sous un microscope, un
regard infinitésimal et grouillant d’amabilité, qui ne cessait de
sourire à la hauteur des plafonds, à la beauté des fêtes, à l’intérêt
des programmes et à la qualité des rafraîchissements.
--Tiens, vous voilà, mais il y a des éternités qu’on ne vous a vu, dit
à Swann le général qui, remarquant ses traits tirés et en concluant
que c’était peut-être une maladie grave qui l’éloignait du monde,
ajouta: «Vous avez bonne mine, vous savez! » pendant que M. de Bréauté
demandait:
--«Comment, vous, mon cher, qu’est-ce que vous pouvez bien faire ici? »
à un romancier mondain qui venait d’installer au coin de son œil un
monocle, son seul organe d’investigation psychologique et
d’impitoyable analyse, et répondit d’un air important et mystérieux,
en roulant l’r:
--«J’observe. »
Le monocle du marquis de Forestelle était minuscule, n’avait aucune
bordure et obligeant à une crispation incessante et douloureuse l’œil
où il s’incrustait comme un cartilage superflu dont la présence est
inexplicable et la matière recherchée, il donnait au visage du marquis
une délicatesse mélancolique, et le faisait juger par les femmes comme
capable de grands chagrins d’amour. Mais celui de M. de Saint-Candé,
entouré d’un gigantesque anneau, comme Saturne, était le centre de
gravité d’une figure qui s’ordonnait à tout moment par rapport à lui,
dont le nez frémissant et rouge et la bouche lippue et sarcastique
tâchaient par leurs grimaces d’être à la hauteur des feux roulants
d’esprit dont étincelait le disque de verre, et se voyait préférer aux
plus beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dépravées
qu’il faisait rêver de charmes artificiels et d’un raffinement de
volupté; et cependant, derrière le sien, M. de Palancy qui avec sa
grosse tête de carpe aux yeux ronds, se déplaçait lentement au milieu
des fêtes, en desserrant d’instant en instant ses mandibules comme
pour chercher son orientation, avait l’air de transporter seulement
avec lui un fragment accidentel, et peut-être purement symbolique, du
vitrage de son aquarium, partie destinée à figurer le tout qui rappela
à Swann, grand admirateur des Vices et des Vertus de Giotto à Padoue,
cet Injuste à côté duquel un rameau feuillu évoque les forêts où se
cache son repaire.
Swann s’était avancé, sur l’insistance de Mme de Saint-Euverte et pour
entendre un air d’Orphée qu’exécutait un flûtiste, s’était mis dans un
coin où il avait malheureusement comme seule perspective deux dames
déjà mûres assises l’une à côté de l’autre, la marquise de Cambremer
et la vicomtesse de Franquetot, lesquelles, parce qu’elles étaient
cousines, passaient leur temps dans les soirées, portant leurs sacs et
suivies de leurs filles, à se chercher comme dans une gare et
n’étaient tranquilles que quand elles avaient marqué, par leur
éventail ou leur mouchoir, deux places voisines: Mme de Cambremer,
comme elle avait très peu de relations, étant d’autant plus heureuse
d’avoir une compagne, Mme de Franquetot, qui était au contraire très
lancée, trouvait quelque chose d’élégant, d’original, à montrer à
toutes ses belles connaissances qu’elle leur préférait une dame
obscure avec qui elle avait en commun des souvenirs de jeunesse. Plein
d’une mélancolique ironie, Swann les regardait écouter l’intermède de
piano («Saint François parlant aux oiseaux», de Liszt) qui avait
succédé à l’air de flûte, et suivre le jeu vertigineux du virtuose.
Mme de Franquetot anxieusement, les yeux éperdus comme si les touches
sur lesquelles il courait avec agilité avaient été une suite de
trapèzes d’où il pouvait tomber d’une hauteur de quatre-vingts mètres,
et non sans lancer à sa voisine des regards d’étonnement, de
dénégation qui signifiaient: «Ce n’est pas croyable, je n’aurais
jamais pensé qu’un homme pût faire cela», Mme de Cambremer, en femme
qui a reçu une forte éducation musicale, battant la mesure avec sa
tête transformée en balancier de métronome dont l’amplitude et la
rapidité d’oscillations d’une épaule à l’autre étaient devenues telles
(avec cette espèce d’égarement et d’abandon du regard qu’ont les
douleurs qui ne se connaissent plus ni ne cherchent à se maîtriser et
disent: «Que voulez-vous! ») qu’à tout moment elle accrochait avec ses
solitaires les pattes de son corsage et était obligée de redresser les
raisins noirs qu’elle avait dans les cheveux, sans cesser pour cela
d’accélérer le mouvement. De l’autre côté de Mme de Franquetot, mais
un peu en avant, était la marquise de Gallardon, occupée à sa pensée
favorite, l’alliance qu’elle avait avec les Guermantes et d’où elle
tirait pour le monde et pour elle-même beaucoup de gloire avec quelque
honte, les plus brillants d’entre eux la tenant un peu à l’écart,
peut-être parce qu’elle était ennuyeuse, ou parce qu’elle était
méchante, ou parce qu’elle était d’une branche inférieure, ou
peut-être sans aucune raison. Quand elle se trouvait auprès de
quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, comme en ce moment auprès de Mme
de Franquetot, elle souffrait que la conscience qu’elle avait de sa
parenté avec les Guermantes ne pût se manifester extérieurement en
caractères visibles comme ceux qui, dans les mosaïques des églises
byzantines, placés les uns au-dessous des autres, inscrivent en une
colonne verticale, à côté d’un Saint Personnage les mots qu’il est
censé prononcer. Elle songeait en ce moment qu’elle n’avait jamais
reçu une invitation ni une visite de sa jeune cousine la princesse des
Laumes, depuis six ans que celle-ci était mariée. Cette pensée la
remplissait de colère, mais aussi de fierté; car à force de dire aux
personnes qui s’étonnaient de ne pas la voir chez Mme des Laumes, que
c’est parce qu’elle aurait été exposée à y rencontrer la princesse
Mathilde--ce que sa famille ultra-légitimiste ne lui aurait jamais
pardonné, elle avait fini par croire que c’était en effet la raison
pour laquelle elle n’allait pas chez sa jeune cousine. Elle se
rappelait pourtant qu’elle avait demandé plusieurs fois à Mme des
Laumes comment elle pourrait faire pour la rencontrer, mais ne se le
rappelait que confusément et d’ailleurs neutralisait et au delà ce
souvenir un peu humiliant en murmurant: «Ce n’est tout de même pas à
moi à faire les premiers pas, j’ai vingt ans de plus qu’elle. » Grâce à
la vertu de ces paroles intérieures, elle rejetait fièrement en
arrière ses épaules détachées de son buste et sur lesquelles sa tête
posée presque horizontalement faisait penser à la tête «rapportée»
d’un orgueilleux faisan qu’on sert sur une table avec toutes ses
plumes. Ce n’est pas qu’elle ne fût par nature courtaude, hommasse et
boulotte; mais les camouflets l’avaient redressée comme ces arbres
qui, nés dans une mauvaise position au bord d’un précipice, sont
forcés de croître en arrière pour garder leur équilibre. Obligée, pour
se consoler de ne pas être tout à fait l’égale des autres Guermantes,
de se dire sans cesse que c’était par intransigeance de principes et
fierté qu’elle les voyait peu, cette pensée avait fini par modeler son
corps et par lui enfanter une sorte de prestance qui passait aux yeux
des bourgeoises pour un signe de race et troublait quelquefois d’un
désir fugitif le regard fatigué des hommes de cercle. Si on avait fait
subir à la conversation de Mme de Gallardon ces analyses qui en
relevant la fréquence plus ou moins grande de chaque terme permettent
de découvrir la clef d’un langage chiffré, on se fût rendu compte
qu’aucune expression, même la plus usuelle, n’y revenait aussi souvent
que «chez mes cousins de Guermantes», «chez ma tante de Guermantes»,
«la santé d’Elzéar de Guermantes», «la baignoire de ma cousine de
Guermantes». Quand on lui parlait d’un personnage illustre, elle
répondait que, sans le connaître personnellement, elle l’avait
rencontré mille fois chez sa tante de Guermantes, mais elle répondait
cela d’un ton si glacial et d’une voix si sourde qu’il était clair que
si elle ne le connaissait pas personnellement c’était en vertu de tous
les principes indéracinables et entêtés auxquels ses épaules
touchaient en arrière, comme à ces échelles sur lesquelles les
professeurs de gymnastique vous font étendre pour vous développer le
thorax.
Or, la princesse des Laumes qu’on ne se serait pas attendu à voir chez
Mme de Saint-Euverte, venait précisément d’arriver. Pour montrer
qu’elle ne cherchait pas à faire sentir dans un salon où elle ne
venait que par condescendance, la supériorité de son rang, elle était
entrée en effaçant les épaules là même où il n’y avait aucune foule à
fendre et personne à laisser passer, restant exprès dans le fond, de
l’air d’y être à sa place, comme un roi qui fait la queue à la porte
d’un théâtre tant que les autorités n’ont pas été prévenues qu’il est
là; et, bornant simplement son regard--pour ne pas avoir l’air de
signaler sa présence et de réclamer des égards--à la considération d’un
dessin du tapis ou de sa propre jupe, elle se tenait debout à
l’endroit qui lui avait paru le plus modeste (et d’où elle savait bien
qu’une exclamation ravie de Mme de Saint-Euverte allait la tirer dès
que celle-ci l’aurait aperçue), à côté de Mme de Cambremer qui lui
était inconnue.
Elle observait la mimique de sa voisine mélomane, mais
ne l’imitait pas. Ce n’est pas que, pour une fois qu’elle venait
passer cinq minutes chez Mme de Saint-Euverte, la princesse des Laumes
n’eût souhaité, pour que la politesse qu’elle lui faisait comptât
double, se montrer le plus aimable possible. Mais par nature, elle
avait horreur de ce qu’elle appelait «les exagérations» et tenait à
montrer qu’elle «n’avait pas à» se livrer à des manifestations qui
n’allaient pas avec le «genre» de la coterie où elle vivait, mais qui
pourtant d’autre part ne laissaient pas de l’impressionner, à la
faveur de cet esprit d’imitation voisin de la timidité que développe
chez les gens les plus sûrs d’eux-mêmes l’ambiance d’un milieu
nouveau, fût-il inférieur. Elle commençait à se demander si cette
gesticulation n’était pas rendue nécessaire par le morceau qu’on
jouait et qui ne rentrait peut-être pas dans le cadre de la musique
qu’elle avait entendue jusqu’à ce jour, si s’abstenir n’était pas
faire preuve d’incompréhension à l’égard de l’œuvre et d’inconvenance
vis-à-vis de la maîtresse de la maison: de sorte que pour exprimer par
une «cote mal taillée» ses sentiments contradictoires, tantôt elle se
contentait de remonter la bride de ses épaulettes ou d’assurer dans
ses cheveux blonds les petites boules de corail ou d’émail rose,
givrées de diamant, qui lui faisaient une coiffure simple et
charmante, en examinant avec une froide curiosité sa fougueuse
voisine, tantôt de son éventail elle battait pendant un instant la
mesure, mais, pour ne pas abdiquer son indépendance, à contretemps. Le
pianiste ayant terminé le morceau de Liszt et ayant commencé un
prélude de Chopin, Mme de Cambremer lança à Mme de Franquetot un
sourire attendri de satisfaction compétente et d’allusion au passé.
Elle avait appris dans sa jeunesse à caresser les phrases, au long col
sinueux et démesuré, de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles,
qui commencent par chercher et essayer leur place en dehors et bien
loin de la direction de leur départ, bien loin du point où on avait pu
espérer qu’atteindrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet
écart de fantaisie que pour revenir plus délibérément,--d’un retour
plus prémédité, avec plus de précision, comme sur un cristal qui
résonnerait jusqu’à faire crier,--vous frapper au cœur.
Vivant dans une famille provinciale qui avait peu de relations,
n’allant guère au bal, elle s’était grisée dans la solitude de son
manoir, à ralentir, à précipiter la danse de tous ces couples
imaginaires, à les égrener comme des fleurs, à quitter un moment le
bal pour entendre le vent souffler dans les sapins, au bord du lac, et
à y voir tout d’un coup s’avancer, plus différent de tout ce qu’on a
jamais rêvé que ne sont les amants de la terre, un mince jeune homme à
la voix un peu chantante, étrangère et fausse, en gants blancs. Mais
aujourd’hui la beauté démodée de cette musique semblait défraîchie.
Privée depuis quelques années de l’estime des connaisseurs, elle avait
perdu son honneur et son charme et ceux mêmes dont le goût est mauvais
n’y trouvaient plus qu’un plaisir inavoué et médiocre. Mme de
Cambremer jeta un regard furtif derrière elle. Elle savait que sa
jeune bru (pleine de respect pour sa nouvelle famille, sauf en ce qui
touchait les choses de l’esprit sur lesquelles, sachant jusqu’à
l’harmonie et jusqu’au grec, elle avait des lumières spéciales)
méprisait Chopin et souffrait quand elle en entendait jouer. Mais loin
de la surveillance de cette wagnérienne qui était plus loin avec un
groupe de personnes de son âge, Mme de Cambremer se laissait aller à
des impressions délicieuses. La princesse des Laumes les éprouvait
aussi. Sans être par nature douée pour la musique, elle avait reçu il
y a quinze ans les leçons qu’un professeur de piano du faubourg
Saint-Germain, femme de génie qui avait été à la fin de sa vie réduite
à la misère, avait recommencé, à l’âge de soixante-dix ans, à donner
aux filles et aux petites-filles de ses anciennes élèves. Elle était
morte aujourd’hui. Mais sa méthode, son beau son, renaissaient parfois
sous les doigts de ses élèves, même de celles qui étaient devenues
pour le reste des personnes médiocres, avaient abandonné la musique et
n’ouvraient presque plus jamais un piano. Aussi Mme des Laumes
put-elle secouer la tête, en pleine connaissance de cause, avec une
appréciation juste de la façon dont le pianiste jouait ce prélude
qu’elle savait par cœur. La fin de la phrase commencée chanta
d’elle-même sur ses lèvres. Et elle murmura «C’est toujours charmant»,
avec un double ch au commencement du mot qui était une marque de
délicatesse et dont elle sentait ses lèvres si romanesquement
froissées comme une belle fleur, qu’elle harmonisa instinctivement son
regard avec elles en lui donnant à ce moment-là une sorte de
sentimentalité et de vague. Cependant Mme de Gallardon était en train
de se dire qu’il était fâcheux qu’elle n’eût que bien rarement
l’occasion de rencontrer la princesse des Laumes, car elle souhaitait
lui donner une leçon en ne répondant pas à son salut. Elle ne savait
pas que sa cousine fût là. Un mouvement de tête de Mme de Franquetot
la lui découvrit. Aussitôt elle se précipita vers elle en dérangeant
tout le monde; mais désireuse de garder un air hautain et glacial qui
rappelât à tous qu’elle ne désirait pas avoir de relations avec une
personne chez qui on pouvait se trouver nez à nez avec la princesse
Mathilde, et au-devant de qui elle n’avait pas à aller car elle
n’était pas «sa contemporaine», elle voulut pourtant compenser cet air
de hauteur et de réserve par quelque propos qui justifiât sa démarche
et forçât la princesse à engager la conversation; aussi une fois
arrivée près de sa cousine, Mme de Gallardon, avec un visage dur, une
main tendue comme une carte forcée, lui dit: «Comment va ton mari? » de
la même voix soucieuse que si le prince avait été gravement malade. La
princesse éclatant d’un rire qui lui était particulier et qui était
destiné à la fois à montrer aux autres qu’elle se moquait de quelqu’un
et aussi à se faire paraître plus jolie en concentrant les traits de
son visage autour de sa bouche animée et de son regard brillant, lui
répondit:
--Mais le mieux du monde!
Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille et
refroidissant sa mine, inquiète encore pourtant de l’état du prince,
Mme de Gallardon dit à sa cousine:
--Oriane (ici Mme des Laumes regarda d’un air étonné et rieur un tiers
invisible vis-à-vis duquel elle semblait tenir à attester qu’elle
n’avait jamais autorisé Mme de Gallardon à l’appeler par son prénom),
je tiendrais beaucoup à ce que tu viennes un moment demain soir chez
moi entendre un quintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir
ton appréciation.
Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un
service, et avoir besoin de l’avis de la princesse sur le quintette de
Mozart comme si ç’avait été un plat de la composition d’une nouvelle
cuisinière sur les talents de laquelle il lui eût été précieux de
recueillir l’opinion d’un gourmet.
--Mais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite. . . que je
l’aime!
--Tu sais, mon mari n’est pas bien, son foie. . . , cela lui ferait grand
plaisir de te voir, reprit Mme de Gallardon, faisant maintenant à la
princesse une obligation de charité de paraître à sa soirée.
La princesse n’aimait pas à dire aux gens qu’elle ne voulait pas aller
chez eux. Tous les jours elle écrivait son regret d’avoir été
privée--par une visite inopinée de sa belle-mère, par une invitation de
son beau-frère, par l’Opéra, par une partie de campagne--d’une soirée à
laquelle elle n’aurait jamais songé à se rendre. Elle donnait ainsi à
beaucoup de gens la joie de croire qu’elle était de leurs relations,
qu’elle eût été volontiers chez eux, qu’elle n’avait été empêchée de
le faire que par les contretemps princiers qu’ils étaient flattés de
voir entrer en concurrence avec leur soirée. Puis, faisant partie de
cette spirituelle coterie des Guermantes où survivait quelque chose de
l’esprit alerte, dépouillé de lieux communs et de sentiments convenus,
qui descend de Mérimée,--et a trouvé sa dernière expression dans le
théâtre de Meilhac et Halévy,--elle l’adaptait même aux rapports
sociaux, le transposait jusque dans sa politesse qui s’efforçait
d’être positive, précise, de se rapprocher de l’humble vérité. Elle ne
développait pas longuement à une maîtresse de maison l’expression du
désir qu’elle avait d’aller à sa soirée; elle trouvait plus aimable de
lui exposer quelques petits faits d’où dépendrait qu’il lui fût ou non
possible de s’y rendre.
--Ecoute, je vais te dire, dit-elle à Mme de Gallardon, il faut demain
soir que j’aille chez une amie qui m’a demandé mon jour depuis
longtemps. Si elle nous emmène au théâtre, il n’y aura pas, avec la
meilleure volonté, possibilité que j’aille chez toi; mais si nous
restons chez elle, comme je sais que nous serons seuls, je pourrai la
quitter.
--Tiens, tu as vu ton ami M. Swann?
--Mais non, cet amour de Charles, je ne savais pas qu’il fût là, je
vais tâcher qu’il me voie.
--C’est drôle qu’il aille même chez la mère Saint-Euverte, dit Mme de
Gallardon. Oh! je sais qu’il est intelligent, ajouta-t-elle en voulant
dire par là intrigant, mais cela ne fait rien, un juif chez la sœur et
la belle-sœur de deux archevêques!
--J’avoue à ma honte que je n’en suis pas choquée, dit la princesse des
Laumes.
--Je sais qu’il est converti, et même déjà ses parents et ses
grands-parents. Mais on dit que les convertis restent plus attachés à
leur religion que les autres, que c’est une frime, est-ce vrai?
--Je suis sans lumières à ce sujet.
Le pianiste qui avait à jouer deux morceaux de Chopin, après avoir
terminé le prélude avait attaqué aussitôt une polonaise. Mais depuis
que Mme de Gallardon avait signalé à sa cousine la présence de Swann,
Chopin ressuscité aurait pu venir jouer lui-même toutes ses œuvres
sans que Mme des Laumes pût y faire attention. Elle faisait partie
d’une de ces deux moitiés de l’humanité chez qui la curiosité qu’a
l’autre moitié pour les êtres qu’elle ne connaît pas est remplacée par
l’intérêt pour les êtres qu’elle connaît. Comme beaucoup de femmes du
faubourg Saint-Germain la présence dans un endroit où elle se trouvait
de quelqu’un de sa coterie, et auquel d’ailleurs elle n’avait rien de
particulier à dire, accaparait exclusivement son attention aux dépens
de tout le reste. A partir de ce moment, dans l’espoir que Swann la
remarquerait, la princesse ne fit plus, comme une souris blanche
apprivoisée à qui on tend puis on retire un morceau de sucre, que
tourner sa figure, remplie de mille signes de connivence dénués de
rapports avec le sentiment de la polonaise de Chopin, dans la
direction où était Swann et si celui-ci changeait de place, elle
déplaçait parallèlement son sourire aimanté.
--Oriane, ne te fâche pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait
jamais s’empêcher de sacrifier ses plus grandes espérances sociales et
d’éblouir un jour le monde, au plaisir obscur, immédiat et privé, de
dire quelque chose de désagréable, il y a des gens qui prétendent que
ce M. Swann, c’est quelqu’un qu’on ne peut pas recevoir chez soi,
est-ce vrai?
--Mais. . . tu dois bien savoir que c’est vrai, répondit la princesse des
Laumes, puisque tu l’as invité cinquante fois et qu’il n’est jamais
venu.
Et quittant sa cousine mortifiée, elle éclata de nouveau d’un rire qui
scandalisa les personnes qui écoutaient la musique, mais attira
l’attention de Mme de Saint-Euverte, restée par politesse près du
piano et qui aperçut seulement alors la princesse. Mme de
Saint-Euverte était d’autant plus ravie de voir Mme des Laumes qu’elle
la croyait encore à Guermantes en train de soigner son beau-père
malade.
--Mais comment, princesse, vous étiez là?
--Oui, je m’étais mise dans un petit coin, j’ai entendu de belles
choses.
--Comment, vous êtes là depuis déjà un long moment!
--Mais oui, un très long moment qui m’a semblé très court, long
seulement parce que je ne vous voyais pas.
Mme de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil à la princesse qui
répondit:
--Mais pas du tout! Pourquoi? Je suis bien n’importe où!
Et, avisant avec intention, pour mieux manifester sa simplicité de
grande dame, un petit siège sans dossier:
--Tenez, ce pouf, c’est tout ce qu’il me faut. Cela me fera tenir
droite. Oh! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me faire
conspuer.
Cependant le pianiste redoublant de vitesse, l’émotion musicale était
à son comble, un domestique passait des rafraîchissements sur un
plateau et faisait tinter des cuillers et, comme chaque semaine, Mme
de Saint-Euverte lui faisait, sans qu’il la vît, des signes de s’en
aller. Une nouvelle mariée, à qui on avait appris qu’une jeune femme
ne doit pas avoir l’air blasé, souriait de plaisir, et cherchait des
yeux la maîtresse de maison pour lui témoigner par son regard sa
reconnaissance d’avoir «pensé à elle» pour un pareil régal. Pourtant,
quoique avec plus de calme que Mme de Franquetot, ce n’est pas sans
inquiétude qu’elle suivait le morceau; mais la sienne avait pour
objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant
à chaque fortissimo, risquait, sinon de mettre le feu à l’abat-jour,
du moins de faire des taches sur le palissandre. À la fin elle n’y
tint plus et, escaladant les deux marches de l’estrade, sur laquelle
était placé le piano, se précipita pour enlever la bobèche. Mais à
peine ses mains allaient-elles la toucher que sur un dernier accord,
le morceau finit et le pianiste se leva. Néanmoins l’initiative hardie
de cette jeune femme, la courte promiscuité qui en résulta entre elle
et l’instrumentiste, produisirent une impression généralement
favorable.
--Vous avez remarqué ce qu’a fait cette personne, princesse, dit le
général de Froberville à la princesse des Laumes qu’il était venu
saluer et que Mme de Saint-Euverte quitta un instant. C’est curieux.
Est-ce donc une artiste?
--Non, c’est une petite Mme de Cambremer, répondit étourdiment la
princesse et elle ajouta vivement: Je vous répète ce que j’ai entendu
dire, je n’ai aucune espèce de notion de qui c’est, on a dit derrière
moi que c’étaient des voisins de campagne de Mme de Saint-Euverte,
mais je ne crois pas que personne les connaisse. Ça doit être des
«gens de la campagne»! Du reste, je ne sais pas si vous êtes très
répandu dans la brillante société qui se trouve ici, mais je n’ai pas
idée du nom de toutes ces étonnantes personnes. A quoi pensez-vous
qu’ils passent leur vie en dehors des soirées de Mme de Saint-Euverte?
Elle a dû les faire venir avec les musiciens, les chaises et les
rafraîchissements. Avouez que ces «invités de chez Belloir» sont
magnifiques. Est-ce que vraiment elle a le courage de louer ces
figurants toutes les semaines. Ce n’est pas possible!
--Ah! Mais Cambremer, c’est un nom authentique et ancien, dit le
général.
--Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit sèchement la
princesse, mais en tous cas ce n’est-ce pas euphonique, ajouta-t-elle
en détachant le mot euphonique comme s’il était entre guillemets,
petite affectation de dépit qui était particulière à la coterie
Guermantes.
--Vous trouvez? Elle est jolie à croquer, dit le général qui ne perdait
pas Mme de Cambremer de vue. Ce n’est pas votre avis, princesse?
--Elle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, ce
n’est pas agréable, car je ne crois pas qu’elle soit ma contemporaine,
répondit Mme des Laumes (cette expression étant commune aux Gallardon
et aux Guermantes).
Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait à regarder
Mme de Cambremer, ajouta moitié par méchanceté pour celle-ci, moitié
par amabilité pour le général: «Pas agréable. . . pour son mari! Je
regrette de ne pas la connaître puisqu’elle vous tient à cœur, je vous
aurais présenté,» dit la princesse qui probablement n’en aurait rien
fait si elle avait connu la jeune femme. «Je vais être obligée de vous
dire bonsoir, parce que c’est la fête d’une amie à qui je dois aller
la souhaiter, dit-elle d’un ton modeste et vrai, réduisant la réunion
mondaine à laquelle elle se rendait à la simplicité d’une cérémonie
ennuyeuse mais où il était obligatoire et touchant d’aller. D’ailleurs
je dois y retrouver Basin qui, pendant que j’étais ici, est allé voir
ses amis que vous connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les
Iéna. »
--«Ç’a été d’abord un nom de victoire, princesse, dit le général.
Qu’est-ce que vous voulez, pour un vieux briscard comme moi,
ajouta-t-il en ôtant son monocle pour l’essuyer, comme il aurait
changé un pansement, tandis que la princesse détournait
instinctivement les yeux, cette noblesse d’Empire, c’est autre chose
bien entendu, mais enfin, pour ce que c’est, c’est très beau dans son
genre, ce sont des gens qui en somme se sont battus en héros. »
--Mais je suis pleine de respect pour les héros, dit la princesse, sur
un ton légèrement ironique: si je ne vais pas avec Basin chez cette
princesse d’Iéna, ce n’est pas du tout pour ça, c’est tout simplement
parce que je ne les connais pas. Basin les connaît, les chérit. Oh!
non, ce n’est pas ce que vous pouvez penser, ce n’est pas un flirt, je
n’ai pas à m’y opposer! Du reste, pour ce que cela sert quand je veux
m’y opposer! ajouta-t-elle d’une voix mélancolique, car tout le monde
savait que dès le lendemain du jour où le prince des Laumes avait
épousé sa ravissante cousine, il n’avait pas cessé de la tromper. Mais
enfin ce n’est pas le cas, ce sont des gens qu’il a connus autrefois,
il en fait ses choux gras, je trouve cela très bien. D’abord je vous
dirai que rien que ce qu’il m’a dit de leur maison. . . Pensez que tous
leurs meubles sont «Empire! »
--Mais, princesse, naturellement, c’est parce que c’est le mobilier de
leurs grands-parents.
--Mais je ne vous dis pas, mais ça n’est pas moins laid pour ça. Je
comprends très bien qu’on ne puisse pas avoir de jolies choses, mais
au moins qu’on n’ait pas de choses ridicules. Qu’est-ce que vous
voulez? je ne connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet
horrible style avec ces commodes qui ont des têtes de cygnes comme des
baignoires.
--Mais je crois même qu’ils ont de belles choses, ils doivent avoir la
fameuse table de mosaïque sur laquelle a été signé le traité de. . .
--Ah! Mais qu’ils aient des choses intéressantes au point de vue de
l’histoire, je ne vous dis pas. Mais ça ne peut pas être beau. . .
puisque c’est horrible! Moi j’ai aussi des choses comme ça que Basin a
héritées des Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de
Guermantes où personne ne les voit. Enfin, du reste, ce n’est pas la
question, je me précipiterais chez eux avec Basin, j’irais les voir
même au milieu de leurs sphinx et de leur cuivre si je les
connaissais, mais. . . je ne les connais pas! Moi, on m’a toujours dit
quand j’étais petite que ce n’était pas poli d’aller chez les gens
qu’on ne connaissait pas, dit-elle en prenant un ton puéril. Alors, je
fais ce qu’on m’a appris. Voyez-vous ces braves gens s’ils voyaient
entrer une personne qu’ils ne connaissent pas? Ils me recevraient
peut-être très mal! dit la princesse.
Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition lui
arrachait, en donnant à son regard fixé sur le général une expression
rêveuse et douce.
--«Ah! princesse, vous savez bien qu’ils ne se tiendraient pas de
joie. . . »
--«Mais non, pourquoi? » lui demanda-t-elle avec une extrême vivacité,
soit pour ne pas avoir l’air de savoir que c’est parce qu’elle était
une des plus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de
l’entendre dire au général. «Pourquoi? Qu’en savez-vous? Cela leur
serait peut-être tout ce qu’il y a de plus désagréable. Moi je ne sais
pas, mais si j’en juge par moi, cela m’ennuie déjà tant de voir les
personnes que je connais, je crois que s’il fallait voir des gens que
je ne connais pas, «même héroïques», je deviendrais folle. D’ailleurs,
voyons, sauf lorsqu’il s’agit de vieux amis comme vous qu’on connaît
sans cela, je ne sais pas si l’héroïsme serait d’un format très
portatif dans le monde. Ça m’ennuie déjà souvent de donner des dîners,
mais s’il fallait offrir le bras à Spartacus pour aller à table. . . Non
vraiment, ce ne serait jamais à Vercingétorix que je ferais signe
comme quatorzième. Je sens que je le réserverais pour les grandes
soirées. Et comme je n’en donne pas. . . »
--Ah! princesse, vous n’êtes pas Guermantes pour des prunes. Le
possédez-vous assez, l’esprit des Guermantes!
--Mais on dit toujours l’esprit des Guermantes, je n’ai jamais pu
comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc d’autres qui en aient,
ajouta-t-elle dans un éclat de rire écumant et joyeux, les traits de
son visage concentrés, accouplés dans le réseau de son animation, les
yeux étincelants, enflammés d’un ensoleillement radieux de gaîté que
seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos,
fussent-ils tenus par la princesse elle-même, qui étaient une louange
de son esprit ou de sa beauté. Tenez, voilà Swann qui a l’air de
saluer votre Cambremer; là. . . il est à côté de la mère Saint-Euverte,
vous ne voyez pas! Demandez-lui de vous présenter. Mais dépêchez-vous,
il cherche à s’en aller!
--Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a? dit le général.
--Mon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commençais à supposer qu’il
ne voulait pas me voir!
Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui
rappelait Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays qu’il
aimait tant et où il ne retournait plus pour ne pas s’éloigner
d’Odette. Usant des formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il
savait plaire à la princesse et qu’il retrouvait tout naturellement
quand il se retrempait un instant dans son ancien milieu,--et voulant
d’autre part pour lui-même exprimer la nostalgie qu’il avait de la
campagne:
--Ah! dit-il à la cantonade, pour être entendu à la fois de Mme de
Saint-Euverte à qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il
parlait, voici la charmante princesse! Voyez, elle est venue tout
exprès de Guermantes pour entendre le Saint-François d’Assise de Liszt
et elle n’a eu le temps, comme une jolie mésange, que d’aller piquer
pour les mettre sur sa tête quelques petits fruits de prunier des
oiseaux et d’aubépine; il y a même encore de petites gouttes de rosée,
un peu de la gelée blanche qui doit faire gémir la duchesse. C’est
très joli, ma chère princesse.
--Comment la princesse est venue exprès de Guermantes? Mais c’est trop!
Je ne savais pas, je suis confuse, s’écrie naïvement Mme de
Saint-Euverte qui était peu habituée au tour d’esprit de Swann. Et
examinant la coiffure de la princesse: Mais c’est vrai, cela imite. . .
comment dirais-je, pas les châtaignes, non, oh! c’est une idée
ravissante, mais comment la princesse pouvait-elle connaître mon
programme. Les musiciens ne me l’ont même pas communiqué à moi.
Swann, habitué quand il était auprès d’une femme avec qui il avait
gardé des habitudes galantes de langage, de dire des choses délicates
que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas
expliquer à Mme de Saint-Euverte qu’il n’avait parlé que par
métaphore. Quant à la princesse, elle se mit à rire aux éclats, parce
que l’esprit de Swann était extrêmement apprécié dans sa coterie et
aussi parce qu’elle ne pouvait entendre un compliment s’adressant à
elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une irrésistible
drôlerie.
--Hé bien!
d’Odette, l’axiome de sa supra-humanité séraphique, la révélation de
ses vertus indémontrables et dont la notion ne pouvait dériver de
l’expérience. «Je veux parler avec vous. Vous, vous savez quelle femme
au-dessus de toutes les femmes, quel être adorable, quel ange est
Odette. Mais vous savez ce que c’est que la vie de Paris. Tout le
monde ne connaît pas Odette sous le jour où nous la connaissons vous
et moi. Alors il y a des gens qui trouvent que je joue un rôle un peu
ridicule; elle ne peut même pas admettre que je la rencontre dehors,
au théâtre. Vous, en qui elle a tant de confiance, ne pourriez-vous
lui dire quelques mots pour moi, lui assurer qu’elle s’exagère le tort
qu’un salut de moi lui cause? »
Mon oncle conseilla à Swann de rester un peu sans voir Odette qui ne
l’en aimerait que plus, et à Odette de laisser Swann la retrouver
partout où cela lui plairait. Quelques jours après, Odette disait à
Swann qu’elle venait d’avoir une déception en voyant que mon oncle
était pareil à tous les hommes: il venait d’essayer de la prendre de
force. Elle calma Swann qui au premier moment voulait aller provoquer
mon oncle, mais il refusa de lui serrer la main quand il le rencontra.
Il regretta d’autant plus cette brouille avec mon oncle Adolphe qu’il
avait espéré, s’il l’avait revu quelquefois et avait pu causer en
toute confiance avec lui, tâcher de tirer au clair certains bruits
relatifs à la vie qu’Odette avait menée autrefois à Nice. Or mon oncle
Adolphe y passait l’hiver. Et Swann pensait que c’était même peut-être
là qu’il avait connu Odette. Le peu qui avait échappé à quelqu’un
devant lui, relativement à un homme qui aurait été l’amant d’Odette
avait bouleversé Swann. Mais les choses qu’il aurait avant de les
connaître, trouvé le plus affreux d’apprendre et le plus impossible de
croire, une fois qu’il les savait, elles étaient incorporées à tout
jamais à sa tristesse, il les admettait, il n’aurait plus pu
comprendre qu’elles n’eussent pas été. Seulement chacune opérait sur
l’idée qu’il se faisait de sa maîtresse une retouche ineffaçable. Il
crut même comprendre, une fois, que cette légèreté des mœurs d’Odette
qu’il n’eût pas soupçonnée, était assez connue, et qu’à Bade et à
Nice, quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu une
sorte de notoriété galante. Il chercha, pour les interroger, à se
rapprocher de certains viveurs; mais ceux-ci savaient qu’il
connaissait Odette; et puis il avait peur de les faire penser de
nouveau à elle, de les mettre sur ses traces. Mais lui à qui jusque-là
rien n’aurait pu paraître aussi fastidieux que tout ce qui se
rapportait à la vie cosmopolite de Bade ou de Nice, apprenant
qu’Odette avait peut-être fait autrefois la fête dans ces villes de
plaisir, sans qu’il dût jamais arriver à savoir si c’était seulement
pour satisfaire à des besoins d’argent que grâce à lui elle n’avait
plus, ou à des caprices qui pouvaient renaître, maintenant il se
penchait avec une angoisse impuissante, aveugle et vertigineuse vers
l’abîme sans fond où étaient allées s’engloutir ces années du début du
Septennat pendant lesquelles on passait l’hiver sur la promenade des
Anglais, l’été sous les tilleuls de Bade, et il leur trouvait une
profondeur douloureuse mais magnifique comme celle que leur eût prêtée
un poète; et il eût mis à reconstituer les petits faits de la
chronique de la Côte d’Azur d’alors, si elle avait pu l’aider à
comprendre quelque chose du sourire ou des regards--pourtant si
honnêtes et si simples--d’Odette, plus de passion que l’esthéticien qui
interroge les documents subsistant de la Florence du XVe siècle pour
tâcher d’entrer plus avant dans l’âme de la Primavera, de la bella
Vanna, ou de la Vénus, de Botticelli. Souvent sans lui rien dire il la
regardait, il songeait; elle lui disait: «Comme tu as l’air triste! »
Il n’y avait pas bien longtemps encore, de l’idée qu’elle était une
créature bonne, analogue aux meilleures qu’il eût connues, il avait
passé à l’idée qu’elle était une femme entretenue; inversement il lui
était arrivé depuis de revenir de l’Odette de Crécy, peut-être trop
connue des fêtards, des hommes à femmes, à ce visage d’une expression
parfois si douce, à cette nature si humaine. Il se disait: «Qu’est-ce
que cela veut dire qu’à Nice tout le monde sache qui est Odette de
Crécy? Ces réputations-là, même vraies, sont faites avec les idées des
autres»; il pensait que cette légende--fût-elle authentique--était
extérieure à Odette, n’était pas en elle comme une personnalité
irréductible et malfaisante; que la créature qui avait pu être amenée
à mal faire, c’était une femme aux bons yeux, au cœur plein de pitié
pour la souffrance, au corps docile qu’il avait tenu, qu’il avait
serré dans ses bras et manié, une femme qu’il pourrait arriver un jour
à posséder toute, s’il réussissait à se rendre indispensable à elle.
Elle était là, souvent fatiguée, le visage vidé pour un instant de la
préoccupation fébrile et joyeuse des choses inconnues qui faisaient
souffrir Swann; elle écartait ses cheveux avec ses mains; son front,
sa figure paraissaient plus larges; alors, tout d’un coup, quelque
pensée simplement humaine, quelque bon sentiment comme il en existe
dans toutes les créatures, quand dans un moment de repos ou de
repliement elles sont livrées à elles-mêmes, jaillissait dans ses yeux
comme un rayon jaune. Et aussitôt tout son visage s’éclairait comme
une campagne grise, couverte de nuages qui soudain s’écartent, pour sa
transfiguration, au moment du soleil couchant. La vie qui était en
Odette à ce moment-là, l’avenir même qu’elle semblait rêveusement
regarder, Swann aurait pu les partager avec elle; aucune agitation
mauvaise ne semblait y avoir laissé de résidu. Si rares qu’ils
devinssent, ces moments-là ne furent pas inutiles. Par le souvenir
Swann reliait ces parcelles, abolissait les intervalles, coulait comme
en or une Odette de bonté et de calme pour laquelle il fit plus tard
(comme on le verra dans la deuxième partie de cet ouvrage) des
sacrifices que l’autre Odette n’eût pas obtenus. Mais que ces moments
étaient rares, et que maintenant il la voyait peu! Même pour leur
rendez-vous du soir, elle ne lui disait qu’à la dernière minute si
elle pourrait le lui accorder car, comptant qu’elle le trouverait
toujours libre, elle voulait d’abord être certaine que personne
d’autre ne lui proposerait de venir. Elle alléguait qu’elle était
obligée d’attendre une réponse de la plus haute importance pour elle,
et même si après qu’elle avait fait venir Swann des amis demandaient à
Odette, quand la soirée était déjà commencée, de les rejoindre au
théâtre ou à souper, elle faisait un bond joyeux et s’habillait à la
hâte. Au fur et à mesure qu’elle avançait dans sa toilette, chaque
mouvement qu’elle faisait rapprochait Swann du moment où il faudrait
la quitter, où elle s’enfuirait d’un élan irrésistible; et quand,
enfin prête, plongeant une dernière fois dans son miroir ses regards
tendus et éclairés par l’attention, elle remettait un peu de rouge à
ses lèvres, fixait une mèche sur son front et demandait son manteau de
soirée bleu ciel avec des glands d’or, Swann avait l’air si triste
qu’elle ne pouvait réprimer un geste d’impatience et disait: «Voilà
comme tu me remercies de t’avoir gardé jusqu’à la dernière minute. Moi
qui croyais avoir fait quelque chose de gentil. C’est bon à savoir
pour une autre fois! » Parfois, au risque de la fâcher, il se
promettait de chercher à savoir où elle était allée, il rêvait d’une
alliance avec Forcheville qui peut-être aurait pu le renseigner.
D’ailleurs quand il savait avec qui elle passait la soirée, il était
bien rare qu’il ne pût pas découvrir dans toutes ses relations à lui
quelqu’un qui connaissait fût-ce indirectement l’homme avec qui elle
était sortie et pouvait facilement en obtenir tel ou tel
renseignement. Et tandis qu’il écrivait à un de ses amis pour lui
demander de chercher à éclaircir tel ou tel point, il éprouvait le
repos de cesser de se poser ses questions sans réponses et de
transférer à un autre la fatigue d’interroger. Il est vrai que Swann
n’était guère plus avancé quand il avait certains renseignements.
Savoir ne permet pas toujours d’empêcher, mais du moins les choses que
nous savons, nous les tenons, sinon entre nos mains, du moins dans
notre pensée où nous les disposons à notre gré, ce qui nous donne
l’illusion d’une sorte de pouvoir sur elles. Il était heureux toutes
les fois où M. de Charlus était avec Odette. Entre M. de Charlus et
elle, Swann savait qu’il ne pouvait rien se passer, que quand M. de
Charlus sortait avec elle c’était par amitié pour lui et qu’il ne
ferait pas difficulté à lui raconter ce qu’elle avait fait.
Quelquefois elle avait déclaré si catégoriquement à Swann qu’il lui
était impossible de le voir un certain soir, elle avait l’air de tenir
tant à une sortie, que Swann attachait une véritable importance à ce
que M. de Charlus fût libre de l’accompagner. Le lendemain, sans oser
poser beaucoup de questions à M. de Charlus, il le contraignait, en
ayant l’air de ne pas bien comprendre ses premières réponses, à lui en
donner de nouvelles, après chacune desquelles il se sentait plus
soulagé, car il apprenait bien vite qu’Odette avait occupé sa soirée
aux plaisirs les plus innocents. «Mais comment, mon petit Mémé, je ne
comprends pas bien. . . , ce n’est pas en sortant de chez elle que vous
êtes allés au musée Grévin? Vous étiez allés ailleurs d’abord. Non?
Oh! que c’est drôle! Vous ne savez pas comme vous m’amusez, mon petit
Mémé. Mais quelle drôle d’idée elle a eue d’aller ensuite au Chat
Noir, c’est bien une idée d’elle. . . Non? c’est vous. C’est curieux.
Après tout ce n’est pas une mauvaise idée, elle devait y connaître
beaucoup de monde? Non? elle n’a parlé à personne? C’est
extraordinaire. Alors vous êtes restés là comme cela tous les deux
tous seuls? Je vois d’ici cette scène. Vous êtes gentil, mon petit
Mémé, je vous aime bien. » Swann se sentait soulagé. Pour lui, à qui il
était arrivé en causant avec des indifférents qu’il écoutait à peine,
d’entendre quelquefois certaines phrases (celle-ci par exemple: «J’ai
vu hier Mme de Crécy, elle était avec un monsieur que je ne connais
pas»), phrases qui aussitôt dans le cœur de Swann passaient à l’état
solide, s’y durcissaient comme une incrustation, le déchiraient, n’en
bougeaient plus, qu’ils étaient doux au contraire ces mots: «Elle ne
connaissait personne, elle n’a parlé à personne», comme ils
circulaient aisément en lui, qu’ils étaient fluides, faciles,
respirables! Et pourtant au bout d’un instant il se disait qu’Odette
devait le trouver bien ennuyeux pour que ce fussent là les plaisirs
qu’elle préférait à sa compagnie. Et leur insignifiance, si elle le
rassurait, lui faisait pourtant de la peine comme une trahison.
Même quand il ne pouvait savoir où elle était allée, il lui aurait
suffi pour calmer l’angoisse qu’il éprouvait alors, et contre laquelle
la présence d’Odette, la douceur d’être auprès d’elle était le seul
spécifique (un spécifique qui à la longue aggravait le mal avec bien
des remèdes, mais du moins calmait momentanément la souffrance), il
lui aurait suffi, si Odette l’avait seulement permis, de rester chez
elle tant qu’elle ne serait pas là, de l’attendre jusqu’à cette heure
du retour dans l’apaisement de laquelle seraient venues se confondre
les heures qu’un prestige, un maléfice lui avaient fait croire
différentes des autres. Mais elle ne le voulait pas; il revenait chez
lui; il se forçait en chemin à former divers projets, il cessait de
songer à Odette; même il arrivait, tout en se déshabillant, à rouler
en lui des pensées assez joyeuses; c’est le cœur plein de l’espoir
d’aller le lendemain voir quelque chef-d’œuvre qu’il se mettait au lit
et éteignait sa lumière; mais, dès que, pour se préparer à dormir, il
cessait d’exercer sur lui-même une contrainte dont il n’avait même pas
conscience tant elle était devenue habituelle, au même instant un
frisson glacé refluait en lui et il se mettait à sangloter. Il ne
voulait même pas savoir pourquoi, s’essuyait les yeux, se disait en
riant: «C’est charmant, je deviens névropathe. » Puis il ne pouvait
penser sans une grande lassitude que le lendemain il faudrait
recommencer de chercher à savoir ce qu’Odette avait fait, à mettre en
jeu des influences pour tâcher de la voir. Cette nécessité d’une
activité sans trêve, sans variété, sans résultats, lui était si
cruelle qu’un jour apercevant une grosseur sur son ventre, il
ressentit une véritable joie à la pensée qu’il avait peut-être une
tumeur mortelle, qu’il n’allait plus avoir à s’occuper de rien, que
c’était la maladie qui allait le gouverner, faire de lui son jouet,
jusqu’à la fin prochaine. Et en effet si, à cette époque, il lui
arriva souvent sans se l’avouer de désirer la mort, c’était pour
échapper moins à l’acuité de ses souffrances qu’à la monotonie de son
effort.
Et pourtant il aurait voulu vivre jusqu’à l’époque où il ne l’aimerait
plus, où elle n’aurait aucune raison de lui mentir et où il pourrait
enfin apprendre d’elle si le jour où il était allé la voir dans
l’après-midi, elle était ou non couchée avec Forcheville. Souvent
pendant quelques jours, le soupçon qu’elle aimait quelqu’un d’autre le
détournait de se poser cette question relative à Forcheville, la lui
rendait presque indifférente, comme ces formes nouvelles d’un même
état maladif qui semblent momentanément nous avoir délivrés des
précédentes. Même il y avait des jours où il n’était tourmenté par
aucun soupçon. Il se croyait guéri. Mais le lendemain matin, au
réveil, il sentait à la même place la même douleur dont, la veille
pendant la journée, il avait comme dilué la sensation dans le torrent
des impressions différentes. Mais elle n’avait pas bougé de place. Et
même, c’était l’acuité de cette douleur qui avait réveillé Swann.
Comme Odette ne lui donnait aucun renseignement sur ces choses si
importantes qui l’occupaient tant chaque jour (bien qu’il eût assez
vécu pour savoir qu’il n’y en a jamais d’autres que les plaisirs), il
ne pouvait pas chercher longtemps de suite à les imaginer, son cerveau
fonctionnait à vide; alors il passait son doigt sur ses paupières
fatiguées comme il aurait essuyé le verre de son lorgnon, et cessait
entièrement de penser. Il surnageait pourtant à cet inconnu certaines
occupations qui réapparaissaient de temps en temps, vaguement
rattachées par elle à quelque obligation envers des parents éloignés
ou des amis d’autrefois, qui, parce qu’ils étaient les seuls qu’elle
lui citait souvent comme l’empêchant de le voir, paraissaient à Swann
former le cadre fixe, nécessaire, de la vie d’Odette. A cause du ton
dont elle lui disait de temps à autre «le jour où je vais avec mon
amie à l’Hippodrome», si, s’étant senti malade et ayant pensé:
«peut-être Odette voudrait bien passer chez moi», il se rappelait
brusquement que c’était justement ce jour-là, il se disait: «Ah! non,
ce n’est pas la peine de lui demander de venir, j’aurais dû y penser
plus tôt, c’est le jour où elle va avec son amie à l’Hippodrome.
Réservons-nous pour ce qui est possible; c’est inutile de s’user à
proposer des choses inacceptables et refusées d’avance. » Et ce devoir
qui incombait à Odette d’aller à l’Hippodrome et devant lequel Swann
s’inclinait ainsi ne lui paraissait pas seulement inéluctable; mais ce
caractère de nécessité dont il était empreint semblait rendre
plausible et légitime tout ce qui de près ou de loin se rapportait à
lui. Si Odette dans la rue ayant reçu d’un passant un salut qui avait
éveillé la jalousie de Swann, elle répondait aux questions de celui-ci
en rattachant l’existence de l’inconnu à un des deux ou trois grands
devoirs dont elle lui parlait, si, par exemple, elle disait: «C’est un
monsieur qui était dans la loge de mon amie avec qui je vais à
l’Hippodrome», cette explication calmait les soupçons de Swann, qui en
effet trouvait inévitable que l’amie eût d’autre invités qu’Odette
dans sa loge à l’Hippodrome, mais n’avait jamais cherché ou réussi à
se les figurer. Ah! comme il eût aimé la connaître, l’amie qui allait
à l’Hippodrome, et qu’elle l’y emmenât avec Odette! Comme il aurait
donné toutes ses relations pour n’importe quelle personne qu’avait
l’habitude de voir Odette, fût-ce une manucure ou une demoiselle de
magasin. Il eût fait pour elles plus de frais que pour des reines. Ne
lui auraient-elles pas fourni, dans ce qu’elles contenaient de la vie
d’Odette, le seul calmant efficace pour ses souffrances? Comme il
aurait couru avec joie passer les journées chez telle de ces petites
gens avec lesquelles Odette gardait des relations, soit par intérêt,
soit par simplicité véritable. Comme il eût volontiers élu domicile à
jamais au cinquième étage de telle maison sordide et enviée où Odette
ne l’emmenait pas, et où, s’il y avait habité avec la petite
couturière retirée dont il eût volontiers fait semblant d’être
l’amant, il aurait presque chaque jour reçu sa visite. Dans ces
quartiers presque populaires, quelle existence modeste, abjecte, mais
douce, mais nourrie de calme et de bonheur, il eût accepté de vivre
indéfiniment.
Il arrivait encore parfois, quand, ayant rencontré Swann, elle voyait
s’approcher d’elle quelqu’un qu’il ne connaissait pas, qu’il pût
remarquer sur le visage d’Odette cette tristesse qu’elle avait eue le
jour où il était venu pour la voir pendant que Forcheville était là.
Mais c’était rare; car les jours où malgré tout ce qu’elle avait à
faire et la crainte de ce que penserait le monde, elle arrivait à voir
Swann, ce qui dominait maintenant dans son attitude était l’assurance:
grand contraste, peut-être revanche inconsciente ou réaction naturelle
de l’émotion craintive qu’aux premiers temps où elle l’avait connu,
elle éprouvait auprès de lui, et même loin de lui, quand elle
commençait une lettre par ces mots: «Mon ami, ma main tremble si fort
que je peux à peine écrire» (elle le prétendait du moins et un peu de
cet émoi devait être sincère pour qu’elle désirât d’en feindre
davantage). Swann lui plaisait alors. On ne tremble jamais que pour
soi, que pour ceux qu’on aime. Quand notre bonheur n’est plus dans
leurs mains, de quel calme, de quelle aisance, de quelle hardiesse on
jouit auprès d’eux! En lui parlant, en lui écrivant, elle n’avait plus
de ces mots par lesquels elle cherchait à se donner l’illusion qu’il
lui appartenait, faisant naître les occasions de dire «mon», «mien»,
quand il s’agissait de lui: «Vous êtes mon bien, c’est le parfum de
notre amitié, je le garde», de lui parler de l’avenir, de la mort
même, comme d’une seule chose pour eux deux. Dans ce temps-là, à tout
de qu’il disait, elle répondait avec admiration: «Vous, vous ne serez
jamais comme tout le monde»; elle regardait sa longue tête un peu
chauve, dont les gens qui connaissaient les succès de Swann pensaient:
«Il n’est pas régulièrement beau si vous voulez, mais il est chic: ce
toupet, ce monocle, ce sourire! », et, plus curieuse peut-être de
connaître ce qu’il était que désireuse d’être sa maîtresse, elle
disait:
--«Si je pouvais savoir ce qu’il y a dans cette tête là! »
Maintenant, à toutes les paroles de Swann elle répondait d’un ton
parfois irrité, parfois indulgent:
--«Ah! tu ne seras donc jamais comme tout le monde! »
Elle regardait cette tête qui n’était qu’un peu plus vieillie par le
souci (mais dont maintenant tous pensaient, en vertu de cette même
aptitude qui permet de découvrir les intentions d’un morceau
symphonique dont on a lu le programme, et les ressemblances d’un
enfant quand on connaît sa parenté: «Il n’est pas positivement laid si
vous voulez, mais il est ridicule: ce monocle, ce toupet, ce
sourire! », réalisant dans leur imagination suggestionnée la
démarcation immatérielle qui sépare à quelques mois de distance une
tête d’amant de cœur et une tête de cocu), elle disait:
--«Ah! si je pouvais changer, rendre raisonnable ce qu’il y a dans
cette tête-là. »
Toujours prêt à croire ce qu’il souhaitait si seulement les manières
d’être d’Odette avec lui laissaient place au doute, il se jetait
avidement sur cette parole:
--«Tu le peux si tu le veux, lui disait-il. »
Et il tâchait de lui montrer que l’apaiser, le diriger, le faire
travailler, serait une noble tâche à laquelle ne demandaient qu’à se
vouer d’autres femmes qu’elle, entre les mains desquelles il est vrai
d’ajouter que la noble tâche ne lui eût paru plus qu’une indiscrète et
insupportable usurpation de sa liberté. «Si elle ne m’aimait pas un
peu, se disait-il, elle ne souhaiterait pas de me transformer. Pour me
transformer, il faudra qu’elle me voie davantage. » Ainsi trouvait-il
dans ce reproche qu’elle lui faisait, comme une preuve d’intérêt,
d’amour peut-être; et en effet, elle lui en donnait maintenant si peu
qu’il était obligé de considérer comme telles les défenses qu’elle lui
faisait d’une chose ou d’une autre. Un jour, elle lui déclara qu’elle
n’aimait pas son cocher, qu’il lui montait peut-être la tête contre
elle, qu’en tous cas il n’était pas avec lui de l’exactitude et de la
déférence qu’elle voulait. Elle sentait qu’il désirait lui entendre
dire: «Ne le prends plus pour venir chez moi», comme il aurait désiré
un baiser. Comme elle était de bonne humeur, elle le lui dit; il fut
attendri. Le soir, causant avec M. de Charlus avec qui il avait la
douceur de pouvoir parler d’elle ouvertement (car les moindres propos
qu’il tenait, même aux personnes qui ne la connaissaient pas, se
rapportaient en quelque manière à elle), il lui dit:
--Je crois pourtant qu’elle m’aime; elle est si gentille pour moi, ce
que je fais ne lui est certainement pas indifférent.
Et si, au moment d’aller chez elle, montant dans sa voiture avec un
ami qu’il devait laisser en route, l’autre lui disait:
--«Tiens, ce n’est pas Lorédan qui est sur le siège? », avec quelle joie
mélancolique Swann lui répondait:
--«Oh! sapristi non! je te dirai, je ne peux pas prendre Lorédan quand
je vais rue La Pérouse. Odette n’aime pas que je prenne Lorédan, elle
ne le trouve pas bien pour moi; enfin que veux-tu, les femmes, tu
sais! je sais que ça lui déplairait beaucoup. Ah bien oui! je n’aurais
eu qu’à prendre Rémi! j’en aurais eu une histoire! »
Ces nouvelles façons indifférentes, distraites, irritables, qui
étaient maintenant celles d’Odette avec lui, certes Swann en
souffrait; mais il ne connaissait pas sa souffrance; comme c’était
progressivement, jour par jour, qu’Odette s’était refroidie à son
égard, ce n’est qu’en mettant en regard de ce qu’elle était
aujourd’hui ce qu’elle avait été au début, qu’il aurait pu sonder la
profondeur du changement qui s’était accompli. Or ce changement
c’était sa profonde, sa secrète blessure, qui lui faisait mal jour et
nuit, et dès qu’il sentait que ses pensées allaient un peu trop près
d’elle, vivement il les dirigeait d’un autre côté de peur de trop
souffrir. Il se disait bien d’une façon abstraite: «Il fut un temps où
Odette m’aimait davantage», mais jamais il ne revoyait ce temps. De
même qu’il y avait dans son cabinet une commode qu’il s’arrangeait à
ne pas regarder, qu’il faisait un crochet pour éviter en entrant et en
sortant, parce que dans un tiroir étaient serrés le chrysanthème
qu’elle lui avait donné le premier soir où il l’avait reconduite, les
lettres où elle disait: «Que n’y avez-vous oublié aussi votre cœur, je
ne vous aurais pas laissé le reprendre» et: «A quelque heure du jour
et de la nuit que vous ayez besoin de moi, faites-moi signe et
disposez de ma vie», de même il y avait en lui une place dont il ne
laissait jamais approcher son esprit, lui faisant faire s’il le
fallait le détour d’un long raisonnement pour qu’il n’eût pas à passer
devant elle: c’était celle où vivait le souvenir des jours heureux.
Mais sa si précautionneuse prudence fut déjouée un soir qu’il était
allé dans le monde.
C’était chez la marquise de Saint-Euverte, à la dernière, pour cette
année-là, des soirées où elle faisait entendre des artistes qui lui
servaient ensuite pour ses concerts de charité. Swann, qui avait voulu
successivement aller à toutes les précédentes et n’avait pu s’y
résoudre, avait reçu, tandis qu’il s’habillait pour se rendre à
celle-ci, la visite du baron de Charlus qui venait lui offrir de
retourner avec lui chez la marquise, si sa compagnie devait l’aider à
s’y ennuyer un peu moins, à s’y trouver moins triste. Mais Swann lui
avait répondu:
--«Vous ne doutez pas du plaisir que j’aurais à être avec vous. Mais le
plus grand plaisir que vous puissiez me faire c’est d’aller plutôt
voir Odette. Vous savez l’excellente influence que vous avez sur elle.
Je crois qu’elle ne sort pas ce soir avant d’aller chez son ancienne
couturière où du reste elle sera sûrement contente que vous
l’accompagniez. En tous cas vous la trouveriez chez elle avant. Tâchez
de la distraire et aussi de lui parler raison. Si vous pouviez
arranger quelque chose pour demain qui lui plaise et que nous
pourrions faire tous les trois ensemble. Tâchez aussi de poser des
jalons pour cet été, si elle avait envie de quelque chose, d’une
croisière que nous ferions tous les trois, que sais-je? Quant à ce
soir, je ne compte pas la voir; maintenant si elle le désirait ou si
vous trouviez un joint, vous n’avez qu’à m’envoyer un mot chez Mme de
Saint-Euverte jusqu’à minuit, et après chez moi. Merci de tout ce que
vous faites pour moi, vous savez comme je vous aime. »
Le baron lui promit d’aller faire la visite qu’il désirait après qu’il
l’aurait conduit jusqu’à la porte de l’hôtel Saint-Euverte, où Swann
arriva tranquillisé par la pensée que M. de Charlus passerait la
soirée rue La Pérouse, mais dans un état de mélancolique indifférence
à toutes les choses qui ne touchaient pas Odette, et en particulier
aux choses mondaines, qui leur donnait le charme de ce qui, n’étant
plus un but pour notre volonté, nous apparaît en soi-même. Dès sa
descente de voiture, au premier plan de ce résumé fictif de leur vie
domestique que les maîtresses de maison prétendent offrir à leurs
invités les jours de cérémonie et où elles cherchent à respecter la
vérité du costume et celle du décor, Swann prit plaisir à voir les
héritiers des «tigres» de Balzac, les grooms, suivants ordinaires de
la promenade, qui, chapeautés et bottés, restaient dehors devant
l’hôtel sur le sol de l’avenue, ou devant les écuries, comme des
jardiniers auraient été rangés à l’entrée de leurs parterres. La
disposition particulière qu’il avait toujours eue à chercher des
analogies entre les êtres vivants et les portraits des musées
s’exerçait encore mais d’une façon plus constante et plus générale;
c’est la vie mondaine tout entière, maintenant qu’il en était détaché,
qui se présentait à lui comme une suite de tableaux. Dans le vestibule
où, autrefois, quand il était un mondain, il entrait enveloppé dans
son pardessus pour en sortir en frac, mais sans savoir ce qui s’y
était passé, étant par la pensée, pendant les quelques instants qu’il
y séjournait, ou bien encore dans la fête qu’il venait de quitter, ou
bien déjà dans la fête où on allait l’introduire, pour la première
fois il remarqua, réveillée par l’arrivée inopinée d’un invité aussi
tardif, la meute éparse, magnifique et désœuvrée de grands valets de
pied qui dormaient çà et là sur des banquettes et des coffres et qui,
soulevant leurs nobles profils aigus de lévriers, se dressèrent et,
rassemblés, formèrent le cercle autour de lui.
L’un d’eux, d’aspect particulièrement féroce et assez semblable à
l’exécuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent des
supplices, s’avança vers lui d’un air implacable pour lui prendre ses
affaires. Mais la dureté de son regard d’acier était compensée par la
douceur de ses gants de fil, si bien qu’en approchant de Swann il
semblait témoigner du mépris pour sa personne et des égards pour son
chapeau. Il le prit avec un soin auquel l’exactitude de sa pointure
donnait quelque chose de méticuleux et une délicatesse que rendait
presque touchante l’appareil de sa force. Puis il le passa à un de ses
aides, nouveau, et timide, qui exprimait l’effroi qu’il ressentait en
roulant en tous sens des regards furieux et montrait l’agitation d’une
bête captive dans les premières heures de sa domesticité.
A quelques pas, un grand gaillard en livrée rêvait, immobile,
sculptural, inutile, comme ce guerrier purement décoratif qu’on voit
dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyé sur
son bouclier, tandis qu’on se précipite et qu’on s’égorge à côté de
lui; détaché du groupe de ses camarades qui s’empressaient autour de
Swann, il semblait aussi résolu à se désintéresser de cette scène,
qu’il suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si ç’eût
été le massacre des Innocents ou le martyre de saint Jacques. Il
semblait précisément appartenir à cette race disparue--ou qui peut-être
n’exista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques des
Eremitani où Swann l’avait approchée et où elle rêve encore--issue de
la fécondation d’une statue antique par quelque modèle padouan du
Maître ou quelque saxon d’Albert Dürer. Et les mèches de ses cheveux
roux crespelés par la nature, mais collés par la brillantine, étaient
largement traitées comme elles sont dans la sculpture grecque
qu’étudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la
création elle ne figure que l’homme, sait du moins tirer de ses
simples formes des richesses si variées et comme empruntées à toute la
nature vivante, qu’une chevelure, par l’enroulement lisse et les becs
aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et
fleurissant diadème de ses tresses, a l’air à la fois d’un paquet
d’algues, d’une nichée de colombes, d’un bandeau de jacinthes et d’une
torsade de serpent.
D’autres encore, colossaux aussi, se tenaient sur les degrés d’un
escalier monumental que leur présence décorative et leur immobilité
marmoréenne auraient pu faire nommer comme celui du Palais Ducal:
«l’Escalier des Géants» et dans lequel Swann s’engagea avec la
tristesse de penser qu’Odette ne l’avait jamais gravi. Ah! avec quelle
joie au contraire il eût grimpé les étages noirs, mal odorants et
casse-cou de la petite couturière retirée, dans le «cinquième» de
laquelle il aurait été si heureux de payer plus cher qu’une
avant-scène hebdomadaire à l’Opéra le droit de passer la soirée quand
Odette y venait et même les autres jours pour pouvoir parler d’elle,
vivre avec les gens qu’elle avait l’habitude de voir quand il n’était
pas là et qui à cause de cela lui paraissaient recéler, de la vie de
sa maîtresse, quelque chose de plus réel, de plus inaccessible et de
plus mystérieux. Tandis que dans cet escalier pestilentiel et désiré
de l’ancienne couturière, comme il n’y en avait pas un second pour le
service, on voyait le soir devant chaque porte une boîte au lait vide
et sale préparée sur le paillasson, dans l’escalier magnifique et
dédaigné que Swann montait à ce moment, d’un côté et de l’autre, à des
hauteurs différentes, devant chaque anfractuosité que faisait dans le
mur la fenêtre de la loge, ou la porte d’un appartement, représentant
le service intérieur qu’ils dirigeaient et en faisant hommage aux
invités, un concierge, un majordome, un argentier (braves gens qui
vivaient le reste de la semaine un peu indépendants dans leur domaine,
y dînaient chez eux comme de petits boutiquiers et seraient peut-être
demain au service bourgeois d’un médecin ou d’un industriel) attentifs
à ne pas manquer aux recommandations qu’on leur avait faites avant de
leur laisser endosser la livrée éclatante qu’ils ne revêtaient qu’à de
rares intervalles et dans laquelle ils ne se sentaient pas très à leur
aise, se tenaient sous l’arcature de leur portail avec un éclat
pompeux tempéré de bonhomie populaire, comme des saints dans leur
niche; et un énorme suisse, habillé comme à l’église, frappait les
dalles de sa canne au passage de chaque arrivant. Parvenu en haut de
l’escalier le long duquel l’avait suivi un domestique à face blême,
avec une petite queue de cheveux, noués d’un catogan, derrière la
tête, comme un sacristain de Goya ou un tabellion du répertoire, Swann
passa devant un bureau où des valets, assis comme des notaires devant
de grands registres, se levèrent et inscrivirent son nom. Il traversa
alors un petit vestibule qui,--tel que certaines pièces aménagées par
leur propriétaire pour servir de cadre à une seule œuvre d’art, dont
elles tirent leur nom, et d’une nudité voulue, ne contiennent rien
d’autre--, exhibait à son entrée, comme quelque précieuse effigie de
Benvenuto Cellini représentant un homme de guet, un jeune valet de
pied, le corps légèrement fléchi en avant, dressant sur son hausse-col
rouge une figure plus rouge encore d’où s’échappaient des torrents de
feu, de timidité et de zèle, et qui, perçant les tapisseries
d’Aubusson tendues devant le salon où on écoutait la musique, de son
regard impétueux, vigilant, éperdu, avait l’air, avec une
impassibilité militaire ou une foi surnaturelle,--allégorie de
l’alarme, incarnation de l’attente, commémoration du
branle-bas,--d’épier, ange ou vigie, d’une tour de donjon ou de
cathédrale, l’apparition de l’ennemi ou l’heure du Jugement. Il ne
restait plus à Swann qu’à pénétrer dans la salle du concert dont un
huissier chargé de chaînes lui ouvrit les portes, en s’inclinant,
comme il lui aurait remis les clefs d’une ville. Mais il pensait à la
maison où il aurait pu se trouver en ce moment même, si Odette l’avait
permis, et le souvenir entrevu d’une boîte au lait vide sur un
paillasson lui serra le cœur.
Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand,
au delà de la tenture de tapisserie, au spectacle des domestiques
succéda celui des invités. Mais cette laideur même de visages qu’il
connaissait pourtant si bien, lui semblait neuve depuis que leurs
traits,--au lieu d’être pour lui des signes pratiquement utilisables à
l’identification de telle personne qui lui avait représenté jusque-là
un faisceau de plaisirs à poursuivre, d’ennuis à éviter, ou de
politesses à rendre,--reposaient, coordonnés seulement par des rapports
esthétiques, dans l’autonomie de leurs lignes. Et en ces hommes, au
milieu desquels Swann se trouva enserré, il n’était pas jusqu’aux
monocles que beaucoup portaient (et qui, autrefois, auraient tout au
plus permis à Swann de dire qu’ils portaient un monocle), qui, déliés
maintenant de signifier une habitude, la même pour tous, ne lui
apparussent chacun avec une sorte d’individualité. Peut-être parce
qu’il ne regarda le général de Froberville et le marquis de Bréauté
qui causaient dans l’entrée que comme deux personnages dans un
tableau, alors qu’ils avaient été longtemps pour lui les amis utiles
qui l’avaient présenté au Jockey et assisté dans des duels, le monocle
du général, resté entre ses paupières comme un éclat d’obus dans sa
figure vulgaire, balafrée et triomphale, au milieu du front qu’il
éborgnait comme l’œil unique du cyclope, apparut à Swann comme une
blessure monstrueuse qu’il pouvait être glorieux d’avoir reçue, mais
qu’il était indécent d’exhiber; tandis que celui que M. de Bréauté
ajoutait, en signe de festivité, aux gants gris perle, au «gibus», à
la cravate blanche et substituait au binocle familier (comme faisait
Swann lui-même) pour aller dans le monde, portait collé à son revers,
comme une préparation d’histoire naturelle sous un microscope, un
regard infinitésimal et grouillant d’amabilité, qui ne cessait de
sourire à la hauteur des plafonds, à la beauté des fêtes, à l’intérêt
des programmes et à la qualité des rafraîchissements.
--Tiens, vous voilà, mais il y a des éternités qu’on ne vous a vu, dit
à Swann le général qui, remarquant ses traits tirés et en concluant
que c’était peut-être une maladie grave qui l’éloignait du monde,
ajouta: «Vous avez bonne mine, vous savez! » pendant que M. de Bréauté
demandait:
--«Comment, vous, mon cher, qu’est-ce que vous pouvez bien faire ici? »
à un romancier mondain qui venait d’installer au coin de son œil un
monocle, son seul organe d’investigation psychologique et
d’impitoyable analyse, et répondit d’un air important et mystérieux,
en roulant l’r:
--«J’observe. »
Le monocle du marquis de Forestelle était minuscule, n’avait aucune
bordure et obligeant à une crispation incessante et douloureuse l’œil
où il s’incrustait comme un cartilage superflu dont la présence est
inexplicable et la matière recherchée, il donnait au visage du marquis
une délicatesse mélancolique, et le faisait juger par les femmes comme
capable de grands chagrins d’amour. Mais celui de M. de Saint-Candé,
entouré d’un gigantesque anneau, comme Saturne, était le centre de
gravité d’une figure qui s’ordonnait à tout moment par rapport à lui,
dont le nez frémissant et rouge et la bouche lippue et sarcastique
tâchaient par leurs grimaces d’être à la hauteur des feux roulants
d’esprit dont étincelait le disque de verre, et se voyait préférer aux
plus beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dépravées
qu’il faisait rêver de charmes artificiels et d’un raffinement de
volupté; et cependant, derrière le sien, M. de Palancy qui avec sa
grosse tête de carpe aux yeux ronds, se déplaçait lentement au milieu
des fêtes, en desserrant d’instant en instant ses mandibules comme
pour chercher son orientation, avait l’air de transporter seulement
avec lui un fragment accidentel, et peut-être purement symbolique, du
vitrage de son aquarium, partie destinée à figurer le tout qui rappela
à Swann, grand admirateur des Vices et des Vertus de Giotto à Padoue,
cet Injuste à côté duquel un rameau feuillu évoque les forêts où se
cache son repaire.
Swann s’était avancé, sur l’insistance de Mme de Saint-Euverte et pour
entendre un air d’Orphée qu’exécutait un flûtiste, s’était mis dans un
coin où il avait malheureusement comme seule perspective deux dames
déjà mûres assises l’une à côté de l’autre, la marquise de Cambremer
et la vicomtesse de Franquetot, lesquelles, parce qu’elles étaient
cousines, passaient leur temps dans les soirées, portant leurs sacs et
suivies de leurs filles, à se chercher comme dans une gare et
n’étaient tranquilles que quand elles avaient marqué, par leur
éventail ou leur mouchoir, deux places voisines: Mme de Cambremer,
comme elle avait très peu de relations, étant d’autant plus heureuse
d’avoir une compagne, Mme de Franquetot, qui était au contraire très
lancée, trouvait quelque chose d’élégant, d’original, à montrer à
toutes ses belles connaissances qu’elle leur préférait une dame
obscure avec qui elle avait en commun des souvenirs de jeunesse. Plein
d’une mélancolique ironie, Swann les regardait écouter l’intermède de
piano («Saint François parlant aux oiseaux», de Liszt) qui avait
succédé à l’air de flûte, et suivre le jeu vertigineux du virtuose.
Mme de Franquetot anxieusement, les yeux éperdus comme si les touches
sur lesquelles il courait avec agilité avaient été une suite de
trapèzes d’où il pouvait tomber d’une hauteur de quatre-vingts mètres,
et non sans lancer à sa voisine des regards d’étonnement, de
dénégation qui signifiaient: «Ce n’est pas croyable, je n’aurais
jamais pensé qu’un homme pût faire cela», Mme de Cambremer, en femme
qui a reçu une forte éducation musicale, battant la mesure avec sa
tête transformée en balancier de métronome dont l’amplitude et la
rapidité d’oscillations d’une épaule à l’autre étaient devenues telles
(avec cette espèce d’égarement et d’abandon du regard qu’ont les
douleurs qui ne se connaissent plus ni ne cherchent à se maîtriser et
disent: «Que voulez-vous! ») qu’à tout moment elle accrochait avec ses
solitaires les pattes de son corsage et était obligée de redresser les
raisins noirs qu’elle avait dans les cheveux, sans cesser pour cela
d’accélérer le mouvement. De l’autre côté de Mme de Franquetot, mais
un peu en avant, était la marquise de Gallardon, occupée à sa pensée
favorite, l’alliance qu’elle avait avec les Guermantes et d’où elle
tirait pour le monde et pour elle-même beaucoup de gloire avec quelque
honte, les plus brillants d’entre eux la tenant un peu à l’écart,
peut-être parce qu’elle était ennuyeuse, ou parce qu’elle était
méchante, ou parce qu’elle était d’une branche inférieure, ou
peut-être sans aucune raison. Quand elle se trouvait auprès de
quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, comme en ce moment auprès de Mme
de Franquetot, elle souffrait que la conscience qu’elle avait de sa
parenté avec les Guermantes ne pût se manifester extérieurement en
caractères visibles comme ceux qui, dans les mosaïques des églises
byzantines, placés les uns au-dessous des autres, inscrivent en une
colonne verticale, à côté d’un Saint Personnage les mots qu’il est
censé prononcer. Elle songeait en ce moment qu’elle n’avait jamais
reçu une invitation ni une visite de sa jeune cousine la princesse des
Laumes, depuis six ans que celle-ci était mariée. Cette pensée la
remplissait de colère, mais aussi de fierté; car à force de dire aux
personnes qui s’étonnaient de ne pas la voir chez Mme des Laumes, que
c’est parce qu’elle aurait été exposée à y rencontrer la princesse
Mathilde--ce que sa famille ultra-légitimiste ne lui aurait jamais
pardonné, elle avait fini par croire que c’était en effet la raison
pour laquelle elle n’allait pas chez sa jeune cousine. Elle se
rappelait pourtant qu’elle avait demandé plusieurs fois à Mme des
Laumes comment elle pourrait faire pour la rencontrer, mais ne se le
rappelait que confusément et d’ailleurs neutralisait et au delà ce
souvenir un peu humiliant en murmurant: «Ce n’est tout de même pas à
moi à faire les premiers pas, j’ai vingt ans de plus qu’elle. » Grâce à
la vertu de ces paroles intérieures, elle rejetait fièrement en
arrière ses épaules détachées de son buste et sur lesquelles sa tête
posée presque horizontalement faisait penser à la tête «rapportée»
d’un orgueilleux faisan qu’on sert sur une table avec toutes ses
plumes. Ce n’est pas qu’elle ne fût par nature courtaude, hommasse et
boulotte; mais les camouflets l’avaient redressée comme ces arbres
qui, nés dans une mauvaise position au bord d’un précipice, sont
forcés de croître en arrière pour garder leur équilibre. Obligée, pour
se consoler de ne pas être tout à fait l’égale des autres Guermantes,
de se dire sans cesse que c’était par intransigeance de principes et
fierté qu’elle les voyait peu, cette pensée avait fini par modeler son
corps et par lui enfanter une sorte de prestance qui passait aux yeux
des bourgeoises pour un signe de race et troublait quelquefois d’un
désir fugitif le regard fatigué des hommes de cercle. Si on avait fait
subir à la conversation de Mme de Gallardon ces analyses qui en
relevant la fréquence plus ou moins grande de chaque terme permettent
de découvrir la clef d’un langage chiffré, on se fût rendu compte
qu’aucune expression, même la plus usuelle, n’y revenait aussi souvent
que «chez mes cousins de Guermantes», «chez ma tante de Guermantes»,
«la santé d’Elzéar de Guermantes», «la baignoire de ma cousine de
Guermantes». Quand on lui parlait d’un personnage illustre, elle
répondait que, sans le connaître personnellement, elle l’avait
rencontré mille fois chez sa tante de Guermantes, mais elle répondait
cela d’un ton si glacial et d’une voix si sourde qu’il était clair que
si elle ne le connaissait pas personnellement c’était en vertu de tous
les principes indéracinables et entêtés auxquels ses épaules
touchaient en arrière, comme à ces échelles sur lesquelles les
professeurs de gymnastique vous font étendre pour vous développer le
thorax.
Or, la princesse des Laumes qu’on ne se serait pas attendu à voir chez
Mme de Saint-Euverte, venait précisément d’arriver. Pour montrer
qu’elle ne cherchait pas à faire sentir dans un salon où elle ne
venait que par condescendance, la supériorité de son rang, elle était
entrée en effaçant les épaules là même où il n’y avait aucune foule à
fendre et personne à laisser passer, restant exprès dans le fond, de
l’air d’y être à sa place, comme un roi qui fait la queue à la porte
d’un théâtre tant que les autorités n’ont pas été prévenues qu’il est
là; et, bornant simplement son regard--pour ne pas avoir l’air de
signaler sa présence et de réclamer des égards--à la considération d’un
dessin du tapis ou de sa propre jupe, elle se tenait debout à
l’endroit qui lui avait paru le plus modeste (et d’où elle savait bien
qu’une exclamation ravie de Mme de Saint-Euverte allait la tirer dès
que celle-ci l’aurait aperçue), à côté de Mme de Cambremer qui lui
était inconnue.
Elle observait la mimique de sa voisine mélomane, mais
ne l’imitait pas. Ce n’est pas que, pour une fois qu’elle venait
passer cinq minutes chez Mme de Saint-Euverte, la princesse des Laumes
n’eût souhaité, pour que la politesse qu’elle lui faisait comptât
double, se montrer le plus aimable possible. Mais par nature, elle
avait horreur de ce qu’elle appelait «les exagérations» et tenait à
montrer qu’elle «n’avait pas à» se livrer à des manifestations qui
n’allaient pas avec le «genre» de la coterie où elle vivait, mais qui
pourtant d’autre part ne laissaient pas de l’impressionner, à la
faveur de cet esprit d’imitation voisin de la timidité que développe
chez les gens les plus sûrs d’eux-mêmes l’ambiance d’un milieu
nouveau, fût-il inférieur. Elle commençait à se demander si cette
gesticulation n’était pas rendue nécessaire par le morceau qu’on
jouait et qui ne rentrait peut-être pas dans le cadre de la musique
qu’elle avait entendue jusqu’à ce jour, si s’abstenir n’était pas
faire preuve d’incompréhension à l’égard de l’œuvre et d’inconvenance
vis-à-vis de la maîtresse de la maison: de sorte que pour exprimer par
une «cote mal taillée» ses sentiments contradictoires, tantôt elle se
contentait de remonter la bride de ses épaulettes ou d’assurer dans
ses cheveux blonds les petites boules de corail ou d’émail rose,
givrées de diamant, qui lui faisaient une coiffure simple et
charmante, en examinant avec une froide curiosité sa fougueuse
voisine, tantôt de son éventail elle battait pendant un instant la
mesure, mais, pour ne pas abdiquer son indépendance, à contretemps. Le
pianiste ayant terminé le morceau de Liszt et ayant commencé un
prélude de Chopin, Mme de Cambremer lança à Mme de Franquetot un
sourire attendri de satisfaction compétente et d’allusion au passé.
Elle avait appris dans sa jeunesse à caresser les phrases, au long col
sinueux et démesuré, de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles,
qui commencent par chercher et essayer leur place en dehors et bien
loin de la direction de leur départ, bien loin du point où on avait pu
espérer qu’atteindrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet
écart de fantaisie que pour revenir plus délibérément,--d’un retour
plus prémédité, avec plus de précision, comme sur un cristal qui
résonnerait jusqu’à faire crier,--vous frapper au cœur.
Vivant dans une famille provinciale qui avait peu de relations,
n’allant guère au bal, elle s’était grisée dans la solitude de son
manoir, à ralentir, à précipiter la danse de tous ces couples
imaginaires, à les égrener comme des fleurs, à quitter un moment le
bal pour entendre le vent souffler dans les sapins, au bord du lac, et
à y voir tout d’un coup s’avancer, plus différent de tout ce qu’on a
jamais rêvé que ne sont les amants de la terre, un mince jeune homme à
la voix un peu chantante, étrangère et fausse, en gants blancs. Mais
aujourd’hui la beauté démodée de cette musique semblait défraîchie.
Privée depuis quelques années de l’estime des connaisseurs, elle avait
perdu son honneur et son charme et ceux mêmes dont le goût est mauvais
n’y trouvaient plus qu’un plaisir inavoué et médiocre. Mme de
Cambremer jeta un regard furtif derrière elle. Elle savait que sa
jeune bru (pleine de respect pour sa nouvelle famille, sauf en ce qui
touchait les choses de l’esprit sur lesquelles, sachant jusqu’à
l’harmonie et jusqu’au grec, elle avait des lumières spéciales)
méprisait Chopin et souffrait quand elle en entendait jouer. Mais loin
de la surveillance de cette wagnérienne qui était plus loin avec un
groupe de personnes de son âge, Mme de Cambremer se laissait aller à
des impressions délicieuses. La princesse des Laumes les éprouvait
aussi. Sans être par nature douée pour la musique, elle avait reçu il
y a quinze ans les leçons qu’un professeur de piano du faubourg
Saint-Germain, femme de génie qui avait été à la fin de sa vie réduite
à la misère, avait recommencé, à l’âge de soixante-dix ans, à donner
aux filles et aux petites-filles de ses anciennes élèves. Elle était
morte aujourd’hui. Mais sa méthode, son beau son, renaissaient parfois
sous les doigts de ses élèves, même de celles qui étaient devenues
pour le reste des personnes médiocres, avaient abandonné la musique et
n’ouvraient presque plus jamais un piano. Aussi Mme des Laumes
put-elle secouer la tête, en pleine connaissance de cause, avec une
appréciation juste de la façon dont le pianiste jouait ce prélude
qu’elle savait par cœur. La fin de la phrase commencée chanta
d’elle-même sur ses lèvres. Et elle murmura «C’est toujours charmant»,
avec un double ch au commencement du mot qui était une marque de
délicatesse et dont elle sentait ses lèvres si romanesquement
froissées comme une belle fleur, qu’elle harmonisa instinctivement son
regard avec elles en lui donnant à ce moment-là une sorte de
sentimentalité et de vague. Cependant Mme de Gallardon était en train
de se dire qu’il était fâcheux qu’elle n’eût que bien rarement
l’occasion de rencontrer la princesse des Laumes, car elle souhaitait
lui donner une leçon en ne répondant pas à son salut. Elle ne savait
pas que sa cousine fût là. Un mouvement de tête de Mme de Franquetot
la lui découvrit. Aussitôt elle se précipita vers elle en dérangeant
tout le monde; mais désireuse de garder un air hautain et glacial qui
rappelât à tous qu’elle ne désirait pas avoir de relations avec une
personne chez qui on pouvait se trouver nez à nez avec la princesse
Mathilde, et au-devant de qui elle n’avait pas à aller car elle
n’était pas «sa contemporaine», elle voulut pourtant compenser cet air
de hauteur et de réserve par quelque propos qui justifiât sa démarche
et forçât la princesse à engager la conversation; aussi une fois
arrivée près de sa cousine, Mme de Gallardon, avec un visage dur, une
main tendue comme une carte forcée, lui dit: «Comment va ton mari? » de
la même voix soucieuse que si le prince avait été gravement malade. La
princesse éclatant d’un rire qui lui était particulier et qui était
destiné à la fois à montrer aux autres qu’elle se moquait de quelqu’un
et aussi à se faire paraître plus jolie en concentrant les traits de
son visage autour de sa bouche animée et de son regard brillant, lui
répondit:
--Mais le mieux du monde!
Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille et
refroidissant sa mine, inquiète encore pourtant de l’état du prince,
Mme de Gallardon dit à sa cousine:
--Oriane (ici Mme des Laumes regarda d’un air étonné et rieur un tiers
invisible vis-à-vis duquel elle semblait tenir à attester qu’elle
n’avait jamais autorisé Mme de Gallardon à l’appeler par son prénom),
je tiendrais beaucoup à ce que tu viennes un moment demain soir chez
moi entendre un quintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir
ton appréciation.
Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un
service, et avoir besoin de l’avis de la princesse sur le quintette de
Mozart comme si ç’avait été un plat de la composition d’une nouvelle
cuisinière sur les talents de laquelle il lui eût été précieux de
recueillir l’opinion d’un gourmet.
--Mais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite. . . que je
l’aime!
--Tu sais, mon mari n’est pas bien, son foie. . . , cela lui ferait grand
plaisir de te voir, reprit Mme de Gallardon, faisant maintenant à la
princesse une obligation de charité de paraître à sa soirée.
La princesse n’aimait pas à dire aux gens qu’elle ne voulait pas aller
chez eux. Tous les jours elle écrivait son regret d’avoir été
privée--par une visite inopinée de sa belle-mère, par une invitation de
son beau-frère, par l’Opéra, par une partie de campagne--d’une soirée à
laquelle elle n’aurait jamais songé à se rendre. Elle donnait ainsi à
beaucoup de gens la joie de croire qu’elle était de leurs relations,
qu’elle eût été volontiers chez eux, qu’elle n’avait été empêchée de
le faire que par les contretemps princiers qu’ils étaient flattés de
voir entrer en concurrence avec leur soirée. Puis, faisant partie de
cette spirituelle coterie des Guermantes où survivait quelque chose de
l’esprit alerte, dépouillé de lieux communs et de sentiments convenus,
qui descend de Mérimée,--et a trouvé sa dernière expression dans le
théâtre de Meilhac et Halévy,--elle l’adaptait même aux rapports
sociaux, le transposait jusque dans sa politesse qui s’efforçait
d’être positive, précise, de se rapprocher de l’humble vérité. Elle ne
développait pas longuement à une maîtresse de maison l’expression du
désir qu’elle avait d’aller à sa soirée; elle trouvait plus aimable de
lui exposer quelques petits faits d’où dépendrait qu’il lui fût ou non
possible de s’y rendre.
--Ecoute, je vais te dire, dit-elle à Mme de Gallardon, il faut demain
soir que j’aille chez une amie qui m’a demandé mon jour depuis
longtemps. Si elle nous emmène au théâtre, il n’y aura pas, avec la
meilleure volonté, possibilité que j’aille chez toi; mais si nous
restons chez elle, comme je sais que nous serons seuls, je pourrai la
quitter.
--Tiens, tu as vu ton ami M. Swann?
--Mais non, cet amour de Charles, je ne savais pas qu’il fût là, je
vais tâcher qu’il me voie.
--C’est drôle qu’il aille même chez la mère Saint-Euverte, dit Mme de
Gallardon. Oh! je sais qu’il est intelligent, ajouta-t-elle en voulant
dire par là intrigant, mais cela ne fait rien, un juif chez la sœur et
la belle-sœur de deux archevêques!
--J’avoue à ma honte que je n’en suis pas choquée, dit la princesse des
Laumes.
--Je sais qu’il est converti, et même déjà ses parents et ses
grands-parents. Mais on dit que les convertis restent plus attachés à
leur religion que les autres, que c’est une frime, est-ce vrai?
--Je suis sans lumières à ce sujet.
Le pianiste qui avait à jouer deux morceaux de Chopin, après avoir
terminé le prélude avait attaqué aussitôt une polonaise. Mais depuis
que Mme de Gallardon avait signalé à sa cousine la présence de Swann,
Chopin ressuscité aurait pu venir jouer lui-même toutes ses œuvres
sans que Mme des Laumes pût y faire attention. Elle faisait partie
d’une de ces deux moitiés de l’humanité chez qui la curiosité qu’a
l’autre moitié pour les êtres qu’elle ne connaît pas est remplacée par
l’intérêt pour les êtres qu’elle connaît. Comme beaucoup de femmes du
faubourg Saint-Germain la présence dans un endroit où elle se trouvait
de quelqu’un de sa coterie, et auquel d’ailleurs elle n’avait rien de
particulier à dire, accaparait exclusivement son attention aux dépens
de tout le reste. A partir de ce moment, dans l’espoir que Swann la
remarquerait, la princesse ne fit plus, comme une souris blanche
apprivoisée à qui on tend puis on retire un morceau de sucre, que
tourner sa figure, remplie de mille signes de connivence dénués de
rapports avec le sentiment de la polonaise de Chopin, dans la
direction où était Swann et si celui-ci changeait de place, elle
déplaçait parallèlement son sourire aimanté.
--Oriane, ne te fâche pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait
jamais s’empêcher de sacrifier ses plus grandes espérances sociales et
d’éblouir un jour le monde, au plaisir obscur, immédiat et privé, de
dire quelque chose de désagréable, il y a des gens qui prétendent que
ce M. Swann, c’est quelqu’un qu’on ne peut pas recevoir chez soi,
est-ce vrai?
--Mais. . . tu dois bien savoir que c’est vrai, répondit la princesse des
Laumes, puisque tu l’as invité cinquante fois et qu’il n’est jamais
venu.
Et quittant sa cousine mortifiée, elle éclata de nouveau d’un rire qui
scandalisa les personnes qui écoutaient la musique, mais attira
l’attention de Mme de Saint-Euverte, restée par politesse près du
piano et qui aperçut seulement alors la princesse. Mme de
Saint-Euverte était d’autant plus ravie de voir Mme des Laumes qu’elle
la croyait encore à Guermantes en train de soigner son beau-père
malade.
--Mais comment, princesse, vous étiez là?
--Oui, je m’étais mise dans un petit coin, j’ai entendu de belles
choses.
--Comment, vous êtes là depuis déjà un long moment!
--Mais oui, un très long moment qui m’a semblé très court, long
seulement parce que je ne vous voyais pas.
Mme de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil à la princesse qui
répondit:
--Mais pas du tout! Pourquoi? Je suis bien n’importe où!
Et, avisant avec intention, pour mieux manifester sa simplicité de
grande dame, un petit siège sans dossier:
--Tenez, ce pouf, c’est tout ce qu’il me faut. Cela me fera tenir
droite. Oh! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me faire
conspuer.
Cependant le pianiste redoublant de vitesse, l’émotion musicale était
à son comble, un domestique passait des rafraîchissements sur un
plateau et faisait tinter des cuillers et, comme chaque semaine, Mme
de Saint-Euverte lui faisait, sans qu’il la vît, des signes de s’en
aller. Une nouvelle mariée, à qui on avait appris qu’une jeune femme
ne doit pas avoir l’air blasé, souriait de plaisir, et cherchait des
yeux la maîtresse de maison pour lui témoigner par son regard sa
reconnaissance d’avoir «pensé à elle» pour un pareil régal. Pourtant,
quoique avec plus de calme que Mme de Franquetot, ce n’est pas sans
inquiétude qu’elle suivait le morceau; mais la sienne avait pour
objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant
à chaque fortissimo, risquait, sinon de mettre le feu à l’abat-jour,
du moins de faire des taches sur le palissandre. À la fin elle n’y
tint plus et, escaladant les deux marches de l’estrade, sur laquelle
était placé le piano, se précipita pour enlever la bobèche. Mais à
peine ses mains allaient-elles la toucher que sur un dernier accord,
le morceau finit et le pianiste se leva. Néanmoins l’initiative hardie
de cette jeune femme, la courte promiscuité qui en résulta entre elle
et l’instrumentiste, produisirent une impression généralement
favorable.
--Vous avez remarqué ce qu’a fait cette personne, princesse, dit le
général de Froberville à la princesse des Laumes qu’il était venu
saluer et que Mme de Saint-Euverte quitta un instant. C’est curieux.
Est-ce donc une artiste?
--Non, c’est une petite Mme de Cambremer, répondit étourdiment la
princesse et elle ajouta vivement: Je vous répète ce que j’ai entendu
dire, je n’ai aucune espèce de notion de qui c’est, on a dit derrière
moi que c’étaient des voisins de campagne de Mme de Saint-Euverte,
mais je ne crois pas que personne les connaisse. Ça doit être des
«gens de la campagne»! Du reste, je ne sais pas si vous êtes très
répandu dans la brillante société qui se trouve ici, mais je n’ai pas
idée du nom de toutes ces étonnantes personnes. A quoi pensez-vous
qu’ils passent leur vie en dehors des soirées de Mme de Saint-Euverte?
Elle a dû les faire venir avec les musiciens, les chaises et les
rafraîchissements. Avouez que ces «invités de chez Belloir» sont
magnifiques. Est-ce que vraiment elle a le courage de louer ces
figurants toutes les semaines. Ce n’est pas possible!
--Ah! Mais Cambremer, c’est un nom authentique et ancien, dit le
général.
--Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit sèchement la
princesse, mais en tous cas ce n’est-ce pas euphonique, ajouta-t-elle
en détachant le mot euphonique comme s’il était entre guillemets,
petite affectation de dépit qui était particulière à la coterie
Guermantes.
--Vous trouvez? Elle est jolie à croquer, dit le général qui ne perdait
pas Mme de Cambremer de vue. Ce n’est pas votre avis, princesse?
--Elle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, ce
n’est pas agréable, car je ne crois pas qu’elle soit ma contemporaine,
répondit Mme des Laumes (cette expression étant commune aux Gallardon
et aux Guermantes).
Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait à regarder
Mme de Cambremer, ajouta moitié par méchanceté pour celle-ci, moitié
par amabilité pour le général: «Pas agréable. . . pour son mari! Je
regrette de ne pas la connaître puisqu’elle vous tient à cœur, je vous
aurais présenté,» dit la princesse qui probablement n’en aurait rien
fait si elle avait connu la jeune femme. «Je vais être obligée de vous
dire bonsoir, parce que c’est la fête d’une amie à qui je dois aller
la souhaiter, dit-elle d’un ton modeste et vrai, réduisant la réunion
mondaine à laquelle elle se rendait à la simplicité d’une cérémonie
ennuyeuse mais où il était obligatoire et touchant d’aller. D’ailleurs
je dois y retrouver Basin qui, pendant que j’étais ici, est allé voir
ses amis que vous connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les
Iéna. »
--«Ç’a été d’abord un nom de victoire, princesse, dit le général.
Qu’est-ce que vous voulez, pour un vieux briscard comme moi,
ajouta-t-il en ôtant son monocle pour l’essuyer, comme il aurait
changé un pansement, tandis que la princesse détournait
instinctivement les yeux, cette noblesse d’Empire, c’est autre chose
bien entendu, mais enfin, pour ce que c’est, c’est très beau dans son
genre, ce sont des gens qui en somme se sont battus en héros. »
--Mais je suis pleine de respect pour les héros, dit la princesse, sur
un ton légèrement ironique: si je ne vais pas avec Basin chez cette
princesse d’Iéna, ce n’est pas du tout pour ça, c’est tout simplement
parce que je ne les connais pas. Basin les connaît, les chérit. Oh!
non, ce n’est pas ce que vous pouvez penser, ce n’est pas un flirt, je
n’ai pas à m’y opposer! Du reste, pour ce que cela sert quand je veux
m’y opposer! ajouta-t-elle d’une voix mélancolique, car tout le monde
savait que dès le lendemain du jour où le prince des Laumes avait
épousé sa ravissante cousine, il n’avait pas cessé de la tromper. Mais
enfin ce n’est pas le cas, ce sont des gens qu’il a connus autrefois,
il en fait ses choux gras, je trouve cela très bien. D’abord je vous
dirai que rien que ce qu’il m’a dit de leur maison. . . Pensez que tous
leurs meubles sont «Empire! »
--Mais, princesse, naturellement, c’est parce que c’est le mobilier de
leurs grands-parents.
--Mais je ne vous dis pas, mais ça n’est pas moins laid pour ça. Je
comprends très bien qu’on ne puisse pas avoir de jolies choses, mais
au moins qu’on n’ait pas de choses ridicules. Qu’est-ce que vous
voulez? je ne connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet
horrible style avec ces commodes qui ont des têtes de cygnes comme des
baignoires.
--Mais je crois même qu’ils ont de belles choses, ils doivent avoir la
fameuse table de mosaïque sur laquelle a été signé le traité de. . .
--Ah! Mais qu’ils aient des choses intéressantes au point de vue de
l’histoire, je ne vous dis pas. Mais ça ne peut pas être beau. . .
puisque c’est horrible! Moi j’ai aussi des choses comme ça que Basin a
héritées des Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de
Guermantes où personne ne les voit. Enfin, du reste, ce n’est pas la
question, je me précipiterais chez eux avec Basin, j’irais les voir
même au milieu de leurs sphinx et de leur cuivre si je les
connaissais, mais. . . je ne les connais pas! Moi, on m’a toujours dit
quand j’étais petite que ce n’était pas poli d’aller chez les gens
qu’on ne connaissait pas, dit-elle en prenant un ton puéril. Alors, je
fais ce qu’on m’a appris. Voyez-vous ces braves gens s’ils voyaient
entrer une personne qu’ils ne connaissent pas? Ils me recevraient
peut-être très mal! dit la princesse.
Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition lui
arrachait, en donnant à son regard fixé sur le général une expression
rêveuse et douce.
--«Ah! princesse, vous savez bien qu’ils ne se tiendraient pas de
joie. . . »
--«Mais non, pourquoi? » lui demanda-t-elle avec une extrême vivacité,
soit pour ne pas avoir l’air de savoir que c’est parce qu’elle était
une des plus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de
l’entendre dire au général. «Pourquoi? Qu’en savez-vous? Cela leur
serait peut-être tout ce qu’il y a de plus désagréable. Moi je ne sais
pas, mais si j’en juge par moi, cela m’ennuie déjà tant de voir les
personnes que je connais, je crois que s’il fallait voir des gens que
je ne connais pas, «même héroïques», je deviendrais folle. D’ailleurs,
voyons, sauf lorsqu’il s’agit de vieux amis comme vous qu’on connaît
sans cela, je ne sais pas si l’héroïsme serait d’un format très
portatif dans le monde. Ça m’ennuie déjà souvent de donner des dîners,
mais s’il fallait offrir le bras à Spartacus pour aller à table. . . Non
vraiment, ce ne serait jamais à Vercingétorix que je ferais signe
comme quatorzième. Je sens que je le réserverais pour les grandes
soirées. Et comme je n’en donne pas. . . »
--Ah! princesse, vous n’êtes pas Guermantes pour des prunes. Le
possédez-vous assez, l’esprit des Guermantes!
--Mais on dit toujours l’esprit des Guermantes, je n’ai jamais pu
comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc d’autres qui en aient,
ajouta-t-elle dans un éclat de rire écumant et joyeux, les traits de
son visage concentrés, accouplés dans le réseau de son animation, les
yeux étincelants, enflammés d’un ensoleillement radieux de gaîté que
seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos,
fussent-ils tenus par la princesse elle-même, qui étaient une louange
de son esprit ou de sa beauté. Tenez, voilà Swann qui a l’air de
saluer votre Cambremer; là. . . il est à côté de la mère Saint-Euverte,
vous ne voyez pas! Demandez-lui de vous présenter. Mais dépêchez-vous,
il cherche à s’en aller!
--Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a? dit le général.
--Mon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commençais à supposer qu’il
ne voulait pas me voir!
Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui
rappelait Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays qu’il
aimait tant et où il ne retournait plus pour ne pas s’éloigner
d’Odette. Usant des formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il
savait plaire à la princesse et qu’il retrouvait tout naturellement
quand il se retrempait un instant dans son ancien milieu,--et voulant
d’autre part pour lui-même exprimer la nostalgie qu’il avait de la
campagne:
--Ah! dit-il à la cantonade, pour être entendu à la fois de Mme de
Saint-Euverte à qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il
parlait, voici la charmante princesse! Voyez, elle est venue tout
exprès de Guermantes pour entendre le Saint-François d’Assise de Liszt
et elle n’a eu le temps, comme une jolie mésange, que d’aller piquer
pour les mettre sur sa tête quelques petits fruits de prunier des
oiseaux et d’aubépine; il y a même encore de petites gouttes de rosée,
un peu de la gelée blanche qui doit faire gémir la duchesse. C’est
très joli, ma chère princesse.
--Comment la princesse est venue exprès de Guermantes? Mais c’est trop!
Je ne savais pas, je suis confuse, s’écrie naïvement Mme de
Saint-Euverte qui était peu habituée au tour d’esprit de Swann. Et
examinant la coiffure de la princesse: Mais c’est vrai, cela imite. . .
comment dirais-je, pas les châtaignes, non, oh! c’est une idée
ravissante, mais comment la princesse pouvait-elle connaître mon
programme. Les musiciens ne me l’ont même pas communiqué à moi.
Swann, habitué quand il était auprès d’une femme avec qui il avait
gardé des habitudes galantes de langage, de dire des choses délicates
que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas
expliquer à Mme de Saint-Euverte qu’il n’avait parlé que par
métaphore. Quant à la princesse, elle se mit à rire aux éclats, parce
que l’esprit de Swann était extrêmement apprécié dans sa coterie et
aussi parce qu’elle ne pouvait entendre un compliment s’adressant à
elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une irrésistible
drôlerie.
--Hé bien!