--On ne peut pas les
visiter?
Proust - Le Cote de Guermantes - v3
Je protestai à M.
de Charlus que je n'avais absolument
rien dit de lui. «Je ne pense pas que j'aie pu vous fâcher en disant à
Mme de Guermantes que j'étais lié avec vous. » Il sourit avec dédain, fit
monter sa voix jusqu'aux plus extrêmes registres, et là, attaquant avec
douceur la note la plus aiguë et la plus insolente: «Oh! monsieur,
dit-il en revenant avec une extrême lenteur à une intonation naturelle,
et comme s'enchantant, au passage, des bizarreries de cette gamme
descendante, je pense que vous vous faites tort à vous-même en vous
accusant d'avoir dit que nous étions «liés». Je n'attends pas une très
grande exactitude verbale de quelqu'un qui prendrait facilement un
meuble de Chippendale pour une chaise rococo, mais enfin je ne pense
pas, ajouta-t-il, avec des caresses vocales de plus en plus narquoises
et qui faisaient flotter sur ses lèvres jusqu'à un charmant sourire, je
ne pense pas que vous ayez dit, ni cru, que nous étions _liés_! Quant à
vous être vanté de m'avoir été _présenté_, d'avoir _causé avec moi_, de
me _connaître_ un peu, d'avoir obtenu, presque sans sollicitation, de
pouvoir être un jour mon _protégé_, je trouve au contraire fort naturel
et intelligent que vous l'ayez fait. L'extrême différence d'âge qu'il y
a entre nous me permet de reconnaître, sans ridicule, que cette
_présentation_, ces _causeries_, cette vague amorce de _relations_
étaient pour vous, ce n'est pas à moi de dire un honneur, mais enfin à
tout le moins un avantage dont je trouve que votre sottise fut non point
de l'avoir divulgué, mais de n'avoir pas su le conserver. J'ajouterai
même, dit-il, en passant brusquement et pour un instant de la colère
hautaine à une douceur tellement empreinte de tristesse que je croyais
qu'il allait se mettre à pleurer, que, quand vous avez laissé sans
réponse la proposition que je vous ai faite à Paris, cela m'a paru
tellement inouï de votre part à vous, qui m'aviez semblé bien élevé et
d'une bonne famille _bourgeoise_ (sur cet adjectif seul sa voix eut un
petit sifflement d'impertinence), que j'eus la naïveté de croire à
toutes les blagues qui n'arrivent jamais, aux lettres perdues, aux
erreurs d'adresses. Je reconnais que c'était de ma part une grande
naïveté, mais saint Bonaventure préférait croire qu'un boeuf pût voler
plutôt que son frère mentir. Enfin tout cela est terminé, la chose ne
vous a pas plu, il n'en est plus question. Il me semble seulement que
vous auriez pu (et il y avait vraiment des pleurs dans sa voix), ne
fût-ce que par considération pour mon âge, m'écrire. J'avais conçu pour
vous des choses infiniment séduisantes que je m'étais bien gardé de vous
dire. Vous avez préféré refuser sans savoir, c'est votre affaire. Mais,
comme je vous le dis, on peut toujours _écrire_. Moi à votre place, et
même dans la mienne, je l'aurais fait. J'aime mieux à cause de cela la
mienne que la vôtre, je dis à cause de cela, parce que je crois que
toutes les places sont égales, et j'ai plus de sympathie pour un
intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Mais je peux dire que je
préfère ma place, parce que ce que vous avez fait, dans ma vie tout
entière qui commence à être assez longue, je sais que je ne l'ai jamais
fait. (Sa tête était tournée dans l'ombre, je ne pouvais pas voir si ses
yeux laissaient tomber des larmes comme sa voix donnait à le croire. ) Je
vous disais que j'ai fait cent pas au-devant de vous, cela a eu pour
effet de vous en faire faire deux cents en arrière. Maintenant c'est à
moi de m'éloigner et nous ne nous connaîtrons plus. Je ne retiendrai pas
votre nom, mais votre cas, afin que, les jours où je serais tenté de
croire que les hommes ont du coeur, de la politesse, ou seulement
l'intelligence de ne pas laisser échapper une chance sans seconde, je
me rappelle que c'est les situer trop haut. Non, que vous ayez dit que
vous me connaissiez quand c'était vrai--car maintenant cela va cesser de
l'être--je ne puis trouver cela que naturel et je le tiens pour un
hommage, c'est-à-dire pour agréable. Malheureusement, ailleurs et en
d'autres circonstances, vous avez tenu des propos fort différents.
--Monsieur, je vous jure que je n'ai rien dit qui pût vous offenser.
--Et qui vous dit que j'en suis offensé? s'écria-t-il avec fureur en se
redressant violemment sur la chaise longue où il était resté jusque-là
immobile, cependant que, tandis que se crispaient les blêmes serpents
écumeux de sa face, sa voix devenait tour à tour aiguë et grave comme
une tempête assourdissante et déchaînée. (La force avec laquelle il
parlait d'habitude, et qui faisait se retourner les inconnus dehors,
était centuplée, comme l'est un _forte_, si, au lieu d'être joué au
piano, il l'est à l'orchestre, et de plus se change en un _fortissimo_.
M. de Charlus hurlait. ) Pensez-vous qu'il soit à votre portée de
m'offenser? Vous ne savez donc pas à qui vous parlez? Croyez-vous que la
salive envenimée de cinq cents petits bonshommes de vos amis, juchés les
uns sur les autres, arriverait à baver seulement jusqu'à mes augustes
orteils? Depuis un moment, au désir de persuader M. de Charlus que je
n'avais jamais dit ni entendu dire de mal de lui avait succédé une rage
folle, causée par les paroles que lui dictait uniquement, selon moi, son
immense orgueil. Peut-être étaient-elles du reste l'effet, pour une
partie du moins, de cet orgueil. Presque tout le reste venait d'un
sentiment que j'ignorais encore et auquel je ne fus donc pas coupable de
ne pas faire sa part. J'aurais pu au moins, à défaut du sentiment
inconnu, mêler à l'orgueil, si je m'étais souvenu des paroles de Mme de
Guermantes, un peu de folie. Mais à ce moment-là l'idée de folie ne me
vint même pas à l'esprit. Il n'y avait en lui, selon moi, que de
l'orgueil, en moi il n'y avait que de la fureur. Celle-ci (au moment où
M. de Charlus cessant de hurler pour parler de ses augustes orteils,
avec une majesté qu'accompagnaient une moue, un vomissement de dégoût à
l'égard de ses obscurs blasphémateurs), cette fureur ne se contint
plus. D'un mouvement impulsif je voulus frapper quelque chose, et un
reste de discernement me faisant respecter un homme tellement plus âgé
que moi, et même, à cause de leur dignité artistique, les porcelaines
allemandes placées autour de lui, je me précipitai sur le chapeau haut
de forme neuf du baron, je le jetai par terre, je le piétinai, je
m'acharnai à le disloquer entièrement, j'arrachai la coiffe, déchirai en
deux la couronne, sans écouter les vociférations de M. de Charlus qui
continuaient et, traversant la pièce pour m'en aller, j'ouvris la porte.
Des deux côtés d'elle, à ma grande stupéfaction, se tenaient deux valets
de pied qui s'éloignèrent lentement pour avoir l'air de s'être trouvés
là seulement en passant pour leur service. (J'ai su depuis leurs noms,
l'un s'appelait Burnier et l'autre Charmel. ) Je ne fus pas dupe un
instant de cette explication que leur démarche nonchalante semblait me
proposer. Elle était invraisemblable; trois autres me le semblèrent
moins: l'une que le baron recevait quelquefois des hôtes, contre
lesquels pouvant avoir besoin d'aide (mais pourquoi? ), il jugeait
nécessaire d'avoir un poste de secours voisin; l'autre, qu'attirés par
la curiosité, ils s'étaient mis aux écoutes, ne pensant pas que je
sortirais si vite; la troisième, que toute la scène que m'avait faite M.
de Charlus étant préparée et jouée, il leur avait lui-même demandé
d'écouter, par amour du spectacle joint peut-être à un «nunc erudimini»
dont chacun ferait son profit.
Ma colère n'avait pas calmé celle du baron, ma sortie de la chambre
parut lui causer une vive douleur, il me rappela, me fit rappeler, et
enfin, oubliant qu'un instant auparavant, en parlant de «ses augustes
orteils», il avait cru me faire le témoin de sa propre déification, il
courut à toutes jambes, me rattrapa dans le vestibule et me barra la
porte. «Allons, me dit-il, ne faites pas l'enfant, rentrez une minute;
qui aime bien châtie bien, et si je vous ai bien châtié, c'est que je
vous aime bien. » Ma colère était passée, je laissai passer le mot
châtier et suivis le baron qui, appelant un valet de pied, fit sans
aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau détruit qu'on
remplaça par un autre.
--Si vous voulez me dire, monsieur, qui m'a perfidement calomnié, dis-je
à M. de Charlus, je reste pour l'apprendre et confondre l'imposteur.
--Qui? ne le savez-vous pas? Ne gardez-vous pas le souvenir de ce que
vous dites? Pensez-vous que les personnes qui me rendent le service de
m'avertir de ces choses ne commencent pas par me demander le secret? Et
croyez-vous que je vais manquer à celui que j'ai promis?
--Monsieur, c'est impossible que vous me le disiez? demandai-je en
cherchant une dernière fois dans ma tête (où je ne trouvais personne) à
qui j'avais pu parler de M. de Charlus.
--Vous n'avez pas entendu que j'ai promis le secret à mon indicateur, me
dit-il d'une voix claquante. Je vois qu'au goût des propos abjects vous
joignez celui des insistances vaines. Vous devriez avoir au moins
l'intelligence de profiter d'un dernier entretien et de parler pour dire
quelque chose qui ne soit pas exactement rien.
--Monsieur, répondis-je en m'éloignant, vous m'insultez, je suis désarmé
puisque vous avez plusieurs fois mon âge, la partie n'est pas égale;
d'autre part je ne peux pas vous convaincre, je vous ai juré que je
n'avais rien dit.
--Alors je mens! s'écria-t-il d'un ton terrible, et en faisant un tel
bond qu'il se trouva debout à deux pas de moi.
--On vous a trompé.
Alors d'une voix douce, affectueuse, mélancolique, comme dans ces
symphonies qu'on joue sans interruption entre les divers morceaux, et où
un gracieux scherzo aimable, idyllique, succède aux coups de foudre du
premier morceau. «C'est très possible, me dit-il. En principe, un propos
répété est rarement vrai. C'est votre faute si, n'ayant pas profité des
occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m'avez pas
fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui créent la
confiance, le préservatif unique et souverain contre une parole qui vous
représentait comme un traître. En tout cas, vrai ou faux, le propos a
fait son oeuvre. Je ne peux plus me dégager de l'impression qu'il m'a
produite. Je ne peux même pas dire que qui aime bien châtie bien, car je
vous ai bien châtié, mais je ne vous aime plus. » Tout en disant ces
mots, il m'avait forcé à me rasseoir et avait sonné. Un nouveau valet
de pied entra. «Apportez à boire, et dites d'atteler le coupé. » Je dis
que je n'avais pas soif, qu'il était bien tard et que d'ailleurs j'avais
une voiture. «On l'a probablement payée et renvoyée, me dit-il, ne vous
en occupez pas. Je fais atteler pour qu'on vous ramène. . . Si vous
craignez qu'il ne soit trop tard. . . j'aurais pu vous donner une chambre
ici. . . » Je dis que ma mère serait inquiète. «Ah! oui, vrai ou faux, le
propos a fait son oeuvre. Ma sympathie un peu prématurée avait fleuri
trop tôt; et comme ces pommiers dont vous parliez poétiquement à Balbec,
elle n'a pu résister à une première gelée. » Si la sympathie de M. de
Charlus n'avait pas été détruite, il n'aurait pourtant pas pu agir
autrement, puisque, tout en me disant que nous étions brouillés, il me
faisait rester, boire, me demandait de coucher et allait me faire
reconduire. Il avait même l'air de redouter l'instant de me quitter et
de se retrouver seul, cette espèce de crainte un peu anxieuse que sa
belle-soeur et cousine Guermantes m'avait paru éprouver, il y avait une
heure, quand elle avait voulu me forcer à rester encore un peu, avec une
espèce de même goût passager pour moi, de même effort pour faire
prolonger une minute. «Malheureusement, reprit-il, je n'ai pas le don de
faire refleurir ce qui a été une fois détruit. Ma sympathie pour vous
est bien morte. Rien ne peut la ressusciter. Je crois qu'il n'est pas
indigne de moi de confesser que je le regrette. Je me sens toujours un
peu comme le Booz de Victor Hugo: «Je suis veuf, je suis seul, et sur
moi le soir tombe. »
Je traversai avec lui le grand salon verdâtre. Je lui dis, tout à fait
au hasard, combien je le trouvais beau. «N'est-ce pas? me répondit-il.
Il faut bien aimer quelque chose. Les boiseries sont de Bagard. Ce qui
est assez gentil, voyez-vous, c'est qu'elles ont été faites pour les
sièges de Beauvais et pour les consoles. Vous remarquez, elles répètent
le même motif décoratif qu'eux. Il n'existait plus que deux demeures où
cela soit ainsi: le Louvre et la maison de M. d'Hinnisdal. Mais
naturellement, dès que j'ai voulu venir habiter dans cette rue, il s'est
trouvé un vieil hôtel Chimay que personne n'avait jamais vu puisqu'il
n'est venu ici que pour _moi_. En somme, c'est bien. Ça pourrait
peut-être être mieux, mais enfin ce n'est pas mal. N'est-ce pas, il y a
de jolies choses: le portrait de mes oncles, le roi de Pologne et le roi
d'Angleterre, par Mignard. Mais qu'est-ce que je vous dis, vous le savez
aussi bien que moi puisque vous avez attendu dans ce salon. Non? Ah!
C'est qu'on vous aura mis dans le salon bleu, dit-il d'un air soit
d'impertinence à l'endroit de mon incuriosité, soit de supériorité
personnelle et de n'avoir pas demandé où on m'avait fait attendre.
Tenez, dans ce cabinet, il y a tous les chapeaux portés par Mme
Elisabeth, la princesse de Lamballe, et par la Reine. Cela ne vous
intéresse pas, on dirait que vous ne voyez pas. Peut-être êtes-vous
atteint d'une affection du nerf optique. Si vous aimez davantage ce
genre de beauté, voici un arc-en-ciel de Turner qui commence à briller
entre ces deux Rembrandt, en signe de notre réconciliation. Vous
entendez: Beethoven se joint à lui. » Et en effet on distinguait les
premiers accords de la troisième partie de la Symphonie pastorale,«la
joie après l'orage», exécutés non loin de nous, au premier étage sans
doute, par des musiciens. Je demandai naïvement par quel hasard on
jouait cela et qui étaient les musiciens. «Eh bien! on ne sait pas. On
ne sait jamais. Ce sont des musiques invisibles. C'est joli, n'est-ce
pas, me dit-il d'un ton légèrement impertinent et qui pourtant rappelait
un peu l'influence et l'accent de Swann. Mais vous vous en fichez comme
un poisson d'une pomme. Vous voulez rentrer, quitte à manquer de respect
à Beethoven et à moi. Vous portez contre vous-même jugement et
condamnation», ajouta-t-il d'un air affectueux et triste, quand le
moment fut venu que je m'en allasse. «Vous m'excuserez de ne pas vous
reconduire comme les bonnes façons m'obligeraient à le faire, me dit-il.
Désireux de ne plus vous revoir, il n'importe peu de passer cinq minutes
de plus avec vous. Mais je suis fatigué et j'ai fort à faire. »
Cependant, remarquant que le temps était beau: «Eh bien! si, je vais
monter en voiture. Il fait un clair de lune superbe, que j'irai regarder
au Bois après vous avoir reconduit. Comment! vous ne savez pas vous
raser, même un soir où vous dînez en ville vous gardez quelques poils,
me dit-il en me prenant le menton entre deux doigts pour ainsi dire
magnétisés, qui, après avoir résisté un instant, remontèrent jusqu'à mes
oreilles comme les doigts d'un coiffeur. Ah! ce serait agréable de
regarder ce «clair de lune bleu» au Bois avec quelqu'un comme vous», me
dit-il avec une douceur subite et comme involontaire, puis, l'air
triste: «Car vous êtes gentil tout de même, vous pourriez l'être plus
que personne, ajouta-t-il en me touchant paternellement l'épaule.
Autrefois, je dois dire que je vous trouvais bien insignifiant. »
J'aurais dû penser qu'il me trouvait tel encore. Je n'avais qu'à me
rappeler la rage avec laquelle il m'avait parlé, il y avait à peine une
demi-heure. Malgré cela j'avais l'impression qu'il était, en ce moment,
sincère, que son bon coeur l'emportait sur ce que je considérais comme un
état presque délirant de susceptibilité et d'orgueil. La voiture était
devant nous et il prolongeait encore la conversation. «Allons, dit-il
brusquement, montez; dans cinq minutes nous allons être chez vous. Et je
vous dirai un bonsoir qui coupera court et pour jamais à nos relations.
C'est mieux, puisque nous devons nous quitter pour toujours, que nous le
fassions comme en musique, sur un accord parfait. » Malgré ces
affirmations solennelles que nous ne nous reverrions jamais, j'aurais
juré que M. de Charlus, ennuyé de s'être oublié tout à l'heure et
craignant de m'avoir fait de la peine, n'eût pas été fâché de me revoir
encore une fois. Je ne me trompais pas, car au bout d'un moment: «Allons
bon! dit-il, voilà que j'ai oublié le principal. En souvenir de madame
votre grand-mère, j'avais fait relier pour vous une édition curieuse de
Mme de Sévigné. Voilà qui va empêcher cette entrevue d'être la dernière.
Il faut s'en consoler en se disant qu'on liquide rarement en un jour des
affaires compliquées. Regardez combien de temps a duré le Congrès de
Vienne. »
--Mais je pourrais la faire chercher sans vous déranger, dis-je
obligeamment.
--Voulez-vous vous taire, petit sot, répondit-il avec colère, et ne pas
avoir l'air grotesque de considérer comme peu de chose l'honneur d'être
probablement (je ne dis pas certainement, car c'est peut-être un valet
de chambre qui vous remettra les volumes) reçu par moi. Il se ressaisit:
«Je ne veux pas vous quitter sur ces mots. Pas de dissonance avant le
silence éternel de l'accord de dominante! » C'est pour ses propres nerfs
qu'il semblait redouter son retour immédiatement après d'âcres paroles
de brouille. «Vous ne vouliez pas venir jusqu'au Bois», me dit-il d'un
ton non pas interrogatif mais affirmatif, et, à ce qu'il me sembla, non
pas parce qu'il ne voulait pas me l'offrir, mais parce qu'il craignait
que son amour-propre n'essuyât un refus. «Eh bien voilà, me dit-il en
traînant encore, c'est le moment où, comme dit Whistler, les bourgeois
rentrent (peut-être voulait-il me prendre par l'amour-propre) et où il
convient de commencer à regarder. Mais vous ne savez même pas qui est
Whistler. » Je changeai de conversation et lui demandai si la princesse
d'Iéna était une personne intelligente. M. de Charlus m'arrêta, et
prenant le ton le plus méprisant que je lui connusse: «Ah! monsieur,
vous faites allusion ici à un ordre de nomenclature où je n'ai rien à
voir. Il y a peut-être une aristocratie chez les Tahitiens, mais j'avoue
que je ne la connais pas. Le nom que vous venez de prononcer, c'est
étrange, a cependant résonné, il y a quelques jours, à mes oreilles. On
me demandait si je condescendrais à ce que me fût présenté le jeune duc
de Guastalla. La demande m'étonna, car le duc de Guastalla n'a nul
besoin de se faire présenter à moi, pour la raison qu'il est mon cousin
et me connaît de tout temps; c'est le fils de la princesse de Parme, et
en jeune parent bien élevé, il ne manque jamais de venir me rendre ses
devoirs le jour de l'an. Mais, informations prises, il ne s'agissait pas
de mon parent, mais d'un fils de la personne qui vous intéresse. Comme
il n'existe pas de princesse de ce nom, j'ai supposé qu'il s'agissait
d'une pauvresse couchant sous le pont d'Iéna et qui avait pris
pittoresquement le titre de princesse d'Iéna, comme on dit la Panthère
des Batignolles ou le Roi de l'Acier. Mais non, il s'agissait d'une
personne riche dont j'avais admiré à une exposition des meubles fort
beaux et qui ont sur le nom du propriétaire la supériorité de ne pas
être faux. Quant au prétendu duc de Guastalla, ce devait être l'agent de
change de mon secrétaire, l'argent procure tant de choses. Mais non;
c'est l'Empereur, paraît-il, qui s'est amusé à donner à ces gens un
titre précisément indisponible. C'est peut-être une preuve de puissance,
ou d'ignorance, ou de malice, je trouve surtout que c'est un fort
mauvais tour qu'il a joué ainsi à ces usurpateurs malgré eux. Mais enfin
je ne puis vous donner d'éclaircissements sur tout cela, ma compétence
s'arrête au faubourg Saint-Germain où, entre tous les Courvoisier et
Gallardon, vous trouverez, si vous parvenez à découvrir un introducteur,
de vieilles gales tirées tout exprès de Balzac et qui vous amuseront.
Naturellement tout cela n'a rien à voir avec le prestige de la princesse
de Guermantes, mais, sans moi et mon Sésame, la demeure de celle-ci est
inaccessible. »
--C'est vraiment très beau, monsieur, à l'hôtel de la princesse de
Guermantes.
--Oh! ce n'est pas très beau. C'est ce qu'il y a de plus beau; après la
princesse toutefois.
--La princesse de Guermantes est supérieure à la duchesse de Guermantes?
--Oh! cela n'a pas de rapport. (Il est à remarquer que, dès que les gens
du monde ont un peu d'imagination, ils couronnent ou détrônent, au gré
de leurs sympathies ou de leurs brouilles, ceux dont la situation
paraissait la plus solide et la mieux fixée. )
La duchesse de Guermantes (peut-être en ne l'appelant pas Oriane
voulait-il mettre plus de distance entre elle et moi) est délicieuse,
très supérieure à ce que vous avez pu deviner. Mais enfin elle est
incommensurable avec sa cousine. Celle-ci est exactement ce que les
personnes des Halles peuvent s'imaginer qu'était la princesse de
Metternich, mais la Metternich croyait avoir lancé Wagner parce qu'elle
connaissait Victor Maurel. La princesse de Guermantes, ou plutôt sa
mère, a connu le vrai. Ce qui est un prestige, sans parler de
l'incroyable beauté de cette femme. Et rien que les jardins d'Esther!
--On ne peut pas les visiter?
--Mais non, il faudrait être invité, mais on n'invite jamais _personne_
à moins que j'intervienne. Mais aussitôt, retirant, après l'avoir jeté,
l'appât de cette offre, il me tendit la main, car nous étions arrivés
chez moi. «Mon rôle est terminé, monsieur; j'y ajoute simplement ces
quelques paroles. Un autre vous offrira peut-être un jour sa sympathie
comme j'ai fait. Que l'exemple actuel vous serve d'enseignement. Ne le
négligez pas. Une sympathie est toujours précieuse. Ce qu'on ne peut pas
faire seul dans la vie, parce qu'il y a des choses qu'on ne peut
demander, ni faire, ni vouloir, ni apprendre par soi-même, on le peut à
plusieurs et sans avoir besoin d'être treize comme dans le roman de
Balzac, ni quatre comme dans _les Trois Mousquetaires_. Adieu. »
Il devait être fatigué et avoir renoncé à l'idée d'aller voir le clair
de lune car il me demanda de dire au cocher de rentrer. Aussitôt il fit
un brusque mouvement comme s'il voulait se reprendre. Mais j'avais déjà
transmis l'ordre et, pour ne pas me retarder davantage, j'allai sonner à
ma porte, sans avoir plus pensé que j'avais affaire à M. de Charlus,
relativement à l'empereur d'Allemagne, au général Botha, des récits tout
à l'heure si obsédants, mais que son accueil inattendu et foudroyant
avait fait s'envoler bien loin de moi.
En rentrant, je vis sur mon bureau une lettre que le jeune valet de pied
de Françoise avait écrite à un de ses amis et qu'il y avait oubliée.
Depuis que ma mère était absente, il ne reculait devant aucun sans-gêne;
je fus plus coupable d'avoir celui de lire la lettre sans enveloppe,
largement étalée et qui, c'était ma seule excuse, avait l'air de
s'offrir à moi.
«Cher ami et cousin,
«J'espère que la santé va toujours bien et qu'il en est de même pour
toute la petite famille particulièrement pour mon jeune filleul Joseph
dont je n'ai pas encore le plaisir de connaître mais dont je préfère à
vous tous comme étant mon filleul, ces reliques du coeur ont aussi leur
poussière, sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains. D'ailleurs
cher ami et cousin qui te dit que demain toi et ta chère femme ma
cousine Marie, vous ne serez pas précipités tous deux jusqu'au fond de
la mer, comme le matelot attaché en haut du grand mât, car cette vie
n'est qu'une vallée obscure. Cher ami il faut te dire que ma principale
occupation, de ton étonnement j'en suis certain, est maintenant la
poésie que j'aime avec délices, car il faut bien passé le temps. Aussi
cher ami ne sois pas trop surpris si je ne suis pas encore répondu à ta
dernière lettre, à défaut du pardon laisse venir l'oubli. Comme tu le
sais, la mère de Madame a trépassé dans des souffrances inexprimables
qui l'ont assez fatiguée car elle a vu jusqu'à trois médecins. Le jour
de ses obsèques fut un beau jour car toutes les relations de Monsieur
étaient venues en foule ainsi que plusieurs ministres. On a mis plus de
deux heures pour aller au cimetière, ce qui vous fera tous ouvrir de
grands yeux dans votre village car on n'en fera certainement pas autant
pour la mère Michu. Aussi ma vie ne sera plus qu'un long sanglot. Je
m'amuse énormément à la motocyclette dont j'ai appris dernièrement. Que
diriez-vous, mes chers amis, si j'arrivais ainsi à toute vitesse aux
Écorces. Mais là-dessus je ne me tairai pas plus car je sens que
l'ivresse du malheur emporte sa raison. Je fréquente la duchesse de
Guermantes, des personnes que tu as jamais entendu même le nom dans nos
ignorants pays. Aussi c'est avec plaisir que j'enverrai les livres de
Racine, de Victor Hugo, de Pages choisies de Chênedollé, d'Alfred de
Musset, car je voudrais guérir le pays qui ma donner le jour de
l'ignorance qui mène fatalement jusqu'au crime. Je ne vois plus rien à
te dire et tanvoye comme le pélican lassé d'un long voyage mes bonnes
salutations ainsi qu'à ta femme à mon filleul et à ta soeur Rose.
Puisse-t-on ne pas dire d'elle: Et Rose elle n'a vécu que ce que vivent
les roses, comme l'a dit Victor Hugo, le sonnet d'Arvers, Alfred de
Musset, tous ces grands génies qu'on a fait à cause de cela mourir sur
les flammes du bûcher comme Jeanne d'Arc. A bientôt ta prochaine
missive, reçois mes baisers comme ceux d'un frère.
«Périgot (Joseph). »
Nous sommes attirés par toute vie qui nous représente quelque chose
d'inconnu, par une dernière illusion à détruire. Malgré cela les
mystérieuses paroles, grâce auxquelles M. de Charlus m'avait amené à
imaginer la princesse de Guermantes comme un être extraordinaire et
différent de ce que je connaissais, ne suffisent pas à expliquer la
stupéfaction où je fus, bientôt suivie de la crainte d'être victime
d'une mauvaise farce machinée par quelqu'un qui eût voulu me faire jeter
à la porte d'une demeure où j'irais sans être invité, quand, environ
deux mois après mon dîner chez la duchesse et tandis que celle-ci était
à Cannes, ayant ouvert une enveloppe dont l'apparence ne m'avait averti
de rien d'extraordinaire, je lus ces mots imprimés sur une carte: «La
princesse de Guermantes, née duchesse en Bavière, sera chez elle le
***. » Sans doute être invité chez la princesse de Guermantes n'était
peut-être pas, au point de vue mondain, quelque chose de plus difficile
que dîner chez la duchesse, et mes faibles connaissances héraldiques
m'avaient appris que le titre de prince n'est pas supérieur à celui de
duc. Puis je me disais que l'intelligence d'une femme du monde ne peut
pas être d'une essence aussi hétérogène à celle de ses congénères que le
prétendait M. de Charlus, et d'une essence si hétérogène à celle d'une
autre femme. Mais mon imagination, semblable à Elstir en train de rendre
un effet de perspective sans tenir compte des notions de physique qu'il
pouvait par ailleurs posséder, me peignait non ce que je savais, mais ce
qu'elle voyait; ce qu'elle voyait, c'est-à-dire ce que lui montrait le
nom. Or, même quand je ne connaissais pas la duchesse, le nom de
Guermantes précédé du titre de princesse, comme une note ou une couleur
ou une quantité, profondément modifiée des valeurs environnantes par le
«signe» mathématique ou esthétique qui l'affecte, m'avait toujours
évoqué quelque chose de tout différent. Avec ce titre on se trouve
surtout dans les Mémoires du temps de Louis XIII et de Louis XIV, de la
Cour d'Angleterre, de la reine d'Écosse, de la duchesse d'Aumale; et je
me figurais l'hôtel de la princesse de Guermantes comme plus ou moins
fréquenté par la duchesse de Longueville et par le grand Condé, desquels
la présence rendait bien peu vraisemblable que j'y pénétrasse jamais.
Beaucoup de choses que M. de Charlus m'avait dites avaient donné un
vigoureux coup de fouet à mon imagination et, faisant oublier à celle-ci
combien la réalité l'avait déçue chez la duchesse de Guermantes (il en
est des noms des personnes comme des noms des pays), l'avaient aiguillée
vers la cousine d'Oriane. Au reste, M. de Charlus ne me trompa quelque
temps sur la valeur et la variété imaginaires des gens du monde que
parce qu'il s'y trompait lui-même. Et cela peut-être parce qu'il ne
faisait rien, n'écrivait pas, ne peignait pas, ne lisait même rien d'une
manière sérieuse et approfondie. Mais, supérieur aux gens du monde de
plusieurs degrés, si c'est d'eux et de leur spectacle qu'il tirait la
matière de sa conversation, il n'était pas pour cela compris par eux.
Parlant en artiste, il pouvait tout au plus dégager le charme fallacieux
des gens du monde. Mais le dégager pour les artistes seulement, à
l'égard desquels il eût pu jouer le rôle du renne envers les Esquimaux;
ce précieux animal arrache pour eux, sur des roches désertiques, des
lichens, des mousses qu'ils ne sauraient ni découvrir, ni utiliser, mais
qui, une fois digérés par le renne, deviennent pour les habitants de
l'extrême Nord un aliment assimilable.
A quoi j'ajouterai que ces tableaux que M. de Charlus faisait du monde
étaient animés de beaucoup de vie par le mélange de ses haines féroces
et de ses dévotes sympathies. Les haines dirigées surtout contre les
jeunes gens, l'adoration excitée principalement par certaines femmes.
Si parmi celles-ci, la princesse de Guermantes était placée par M. de
Charlus sur le trône le plus élevé, ses mystérieuses paroles sur
«l'inaccessible palais d'Aladin» qu'habitait sa cousine ne suffisent pas
à expliquer ma stupéfaction.
Malgré ce qui tient aux divers points de vue subjectifs, dont j'aurai à
parler, dans les grossissements artificiels, il n'en reste pas moins
qu'il y a quelque réalité objective dans tous ces êtres, et par
conséquent différence entre eux.
Comment d'ailleurs en serait-il autrement? L'humanité que nous
fréquentons et qui ressemble si peu à nos rêves est pourtant la même
que, dans les Mémoires, dans les Lettres de gens remarquables, nous
avons vue décrite et que nous avons souhaité de connaître. Le vieillard
le plus insignifiant avec qui nous dînons est celui dont, dans un livre
sur la guerre de 70, nous avons lu avec émotion la fière lettre au
prince Frédéric-Charles. On s'ennuie à dîner parce que l'imagination est
absente, et, parce qu'elle nous y tient compagnie, on s'amuse avec un
livre. Mais c'est des mêmes personnes qu'il est question. Nous aimerions
avoir connu Mme de Pompadour qui protégea si bien les arts, et nous nous
serions autant ennuyés auprès d'elle qu'auprès des modernes Égéries,
chez qui nous ne pouvons nous décider à retourner tant elles sont
médiocres. Il n'en reste pas moins que ces différences subsistent. Les
gens ne sont jamais tout à fait pareils les uns aux autres, leur manière
de se comporter à notre égard, on pourrait dire à amitié égale, trahit
des différences qui, en fin de compte, font compensation. Quand je
connus Mme de Montmorency, elle aima à me dire des choses désagréables,
mais si j'avais besoin d'un service, elle jetait pour l'obtenir avec
efficacité tout ce qu'elle possédait de crédit, sans rien ménager.
Tandis que telle autre, comme Mme de Guermantes, n'eût jamais voulu me
faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir, me
comblait de toutes les amabilités qui formaient le riche train de vie
moral des Guermantes, mais, si je lui avais demandé un rien en dehors de
cela, n'eût pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces châteaux
où on a à sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais où il
est impossible d'obtenir un verre de cidre, non prévu dans l'ordonnance
des fêtes. Laquelle était pour moi la véritable amie, de Mme de
Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours prête à me servir,
de Mme de Guermantes, souffrant du moindre déplaisir qu'on m'eût causé
et incapable du moindre effort pour m'être utile? D'autre part, on
disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de frivolités, et
sa cousine, avec l'esprit le plus médiocre, de choses toujours
intéressantes. Les formes d'esprit sont si variées, si opposées, non
seulement dans la littérature, mais dans le monde, qu'il n'y a pas que
Baudelaire et Mérimée qui ont le droit de se mépriser réciproquement.
Ces particularités forment, chez toutes les personnes, un système de
regards, de discours, d'actions, si cohérent, si despotique, que quand
nous sommes en leur présence il nous semble supérieur au reste. Chez Mme
de Guermantes, ses paroles, déduites comme un théorème de son genre
d'esprit, me paraissaient les seules qu'on aurait dû dire. Et j'étais,
au fond, de son avis, quand elle me disait que Mme de Montmorency était
stupide et avait l'esprit ouvert à toutes les choses qu'elle ne
comprenait pas, ou quand, apprenant une méchanceté d'elle, la duchesse
me disait: «C'est cela que vous appelez une bonne femme, c'est ce que
j'appelle un monstre. » Mais cette tyrannie de la réalité qui est devant
nous, cette évidence de la lumière de la lampe qui fait pâlir l'aurore
déjà lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient quand j'étais
loin de Mme de Guermantes, et qu'une dame différente me disait, en se
mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse placée fort
au-dessous de nous: «Oriane ne s'intéresse au fond à rien, ni à
personne», et même (ce qui en présence de Mme de Guermantes eût semblé
impossible à croire tant elle-même proclamait le contraire): «Oriane est
snob. » Aucune mathématique ne nous permettant de convertir Mme d'Arpajon
et Mme de Montpensier en quantités homogènes, il m'eût été impossible de
répondre si on me demandait laquelle me semblait supérieure à l'autre.
Or, parmi les traits particuliers au salon de la princesse de
Guermantes, le plus habituellement cité était un certain exclusivisme,
dû en partie à la naissance royale de la princesse, et surtout le
rigorisme presque fossile des préjugés aristocratiques du prince,
préjugés que d'ailleurs le duc et la duchesse ne s'étaient pas fait
faute de railler devant moi, et qui, naturellement, devait me faire
considérer comme plus invraisemblable encore que m'eût invité cet homme
qui ne comptait que les altesses et les ducs et à chaque dîner, faisait
une scène parce qu'il n'avait pas eu à table la place à laquelle il
aurait eu droit sous Louis XIV, place que, grâce à son extrême érudition
en matière d'histoire et de généalogie, il était seul à connaître. A
cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc et
de la duchesse les différences qui les séparaient de leurs cousins. «Le
duc et la duchesse sont beaucoup plus modernes, beaucoup plus
intelligents, ils ne s'occupent pas, comme les autres, que du nombre de
quartiers, leur salon est de trois cents ans en avance sur celui de leur
cousin», étaient des phrases usuelles dont le souvenir me faisait
maintenant frémir en regardant la carte d'invitation à laquelle ils
donnaient beaucoup plus de chances de m'avoir été envoyée par un
mystificateur.
Si encore le duc et la duchesse de Guermantes n'avaient pas été à
Cannes, j'aurais pu tâcher de savoir par eux si l'invitation que j'avais
reçue était véritable. Ce doute où j'étais n'est pas même dû, comme je
m'en étais un moment flatté, au sentiment qu'un homme du monde
n'éprouverait pas et qu'en conséquence un écrivain, appartînt-il en
dehors de cela à la caste des gens du monde, devrait reproduire afin
d'être bien «objectif» et de peindre chaque classe différemment. J'ai,
en effet, trouvé dernièrement, dans un charmant volume de Mémoires, la
notation d'incertitudes analogues à celles par lesquelles me faisait
passer la carte d'invitation de la princesse. «Georges et moi (ou Hély
et moi, je n'ai pas le livre sous la main pour vérifier), nous grillions
si fort d'être admis dans le salon de Mme Delessert, qu'ayant reçu
d'elle une invitation, nous crûmes prudent, chacun de notre côté, de
nous assurer que nous n'étions pas les dupes de quelque poisson
d'avril. » Or le narrateur n'est autre que le comte d'Haussonville (celui
qui épousa la fille du duc de Broglie), et l'autre jeune homme qui «de
son côté» va s'assurer s'il n'est pas le jouet d'une mystification est,
selon qu'il s'appelle Georges ou Hély, l'un ou l'autre des deux
inséparables amis de M. d'Haussonville, M. d'Harcourt ou le prince de
Chalais.
Le jour où devait avoir lieu la soirée chez la princesse de Guermantes,
j'appris que le duc et la duchesse étaient revenus à Paris depuis la
veille. Le bal de la princesse ne les eût pas fait revenir, mais un de
leurs cousins était fort malade, et puis le duc tenait beaucoup à une
redoute qui avait lieu cette nuit-là et où lui-même devait paraître en
Louis XI et sa femme en Isabeau de Bavière. Et je résolus d'aller la
voir le matin. Mais, sortis de bonne heure, ils n'étaient pas encore
rentrés; je guettai d'abord d'une petite pièce, que je croyais un bon
poste de vigie, l'arrivée de la voiture. En réalité j'avais fort mal
choisi mon observatoire, d'où je distinguai à peine notre cour, mais
j'en aperçus plusieurs autres ce qui, sans utilité pour moi, me
divertit un moment. Ce n'est pas à Venise seulement qu'on a de ces
points de vue sur plusieurs maisons à la fois qui ont tenté les
peintres, mais à Paris tout aussi bien. Je ne dis pas Venise au hasard.
C'est à ses quartiers pauvres que font penser certains quartiers pauvres
de Paris, le matin, avec leurs hautes cheminées évasées, auxquelles le
soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs; c'est
tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, et qui fleurit en
nuances si variées, qu'on dirait, planté sur la ville, le jardin d'un
amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. D'ailleurs l'extrême
proximité des maisons aux fenêtres opposées sur une même cour y fait de
chaque croisée le cadre où une cuisinière rêvasse en regardant à terre,
où plus loin une jeune fille se laisse peigner les cheveux par une
vieille à figure, à peine distincte dans l'ombre, de sorcière; ainsi
chaque cour fait pour le voisin de la maison, en supprimant le bruit par
son intervalle, en laissant voir les gestes silencieux dans un rectangle
placé sous verre par la clôture des fenêtres, une exposition de cent
tableaux hollandais juxtaposés. Certes, de l'hôtel de Guermantes on
n'avait pas le même genre de vues, mais de curieuses aussi, surtout de
l'étrange point trigonométrique où je m'étais placé et où le regard
n'était arrêté par rien jusqu'aux hauteurs lointaines que formait, les
terrains relativement vagues qui précédaient étant fort en pente,
l'hôtel de la princesse de Silistrie et de la marquise de Plassac,
cousines très nobles de M. de Guermantes, et que je ne connaissais pas.
Jusqu'à cet hôtel (qui était celui de leur père, M. de Bréquigny), rien
que des corps de bâtiments peu élevés, orientés des façons les plus
diverses et qui, sans arrêter la vue, prolongeaient la distance de leurs
plans obliques. La tourelle en tuiles rouges de la remise où le marquis
de Frécourt garait ses voitures se terminait bien par une aiguille plus
haute, mais si mince qu'elle ne cachait rien, et faisait penser à ces
jolies constructions anciennes de la Suisse, qui s'élancent isolées au
pied d'une montagne. Tous ces points vagues et divergents, où se
reposaient les yeux, faisaient paraître plus éloigné que s'il avait été
séparé de nous par plusieurs rues ou de nombreux contreforts l'hôtel de
Mme de Plassac, en réalité assez voisin mais chimériquement éloigné
comme un paysage alpestre. Quand ses larges fenêtres carrées, éblouies
de soleil comme des feuilles de cristal de roche, étaient ouvertes pour
le ménage, on avait, à suivre aux différents étages les valets de pied
impossibles à bien distinguer, mais qui battaient des tapis, le même
plaisir qu'à voir, dans un paysage de Turner ou d'Elstir, un voyageur en
diligence, ou un guide, à différents degrés d'altitude du Saint-Gothard.
Mais de ce «point de vue» où je m'étais placé, j'aurais risqué de ne pas
voir rentrer M. ou Mme de Guermantes, de sorte que, lorsque dans
l'après-midi je fus libre de reprendre mon guet, je me mis simplement
sur l'escalier, d'où l'ouverture de la porte cochère ne pouvait passer
inaperçue pour moi, et ce fut dans l'escalier que je me postai, bien que
n'y apparussent pas, si éblouissantes avec leurs valets de pied rendus
minuscules par l'éloignement et en train de nettoyer, les beautés
alpestres de l'hôtel de Bréquigny et Tresmes. Or cette attente sur
l'escalier devait avoir pour moi des conséquences si considérables et me
découvrir un paysage, non plus turnérien, mais moral si important, qu'il
est préférable d'en retarder le récit de quelques instants, en le
faisant précéder d'abord par celui de ma visite aux Guermantes quand je
sus qu'ils étaient rentrés. Ce fut le duc seul qui me reçut dans sa
bibliothèque. Au moment où j'y entrais, sortit un petit homme aux
cheveux tout blancs, l'air pauvre, avec une petite cravate noire comme
en avaient le notaire de Combray et plusieurs amis de mon grand-père,
mais d'un aspect plus timide et qui, m'adressant de grands saluts, ne
voulut jamais descendre avant que je fusse passé. Le duc lui cria de la
bibliothèque quelque chose que je ne compris pas, et l'autre répondit
avec de nouveaux saluts adressés à la muraille, car le duc ne pouvait le
voir, mais répétés tout de même sans fin, comme ces inutiles sourires
des gens qui causent avec vous par le téléphone; il avait une voix de
fausset, et me resalua avec une humilité d'homme d'affaires. Et ce
pouvait d'ailleurs être un homme d'affaires de Combray, tant il avait le
genre provincial, suranné et doux des petites gens, des vieillards
modestes de là-bas. «Vous verrez Oriane tout à l'heure, me dit le duc
quand je fus entré. Comme Swann doit venir tout à l'heure lui apporter
les épreuves de son étude sur les monnaies de l'Ordre de Malte, et, ce
qui est pis, une photographie immense où il a fait reproduire les deux
faces de ces monnaies, Oriane a préféré s'habiller d'abord, pour pouvoir
rester avec lui jusqu'au moment d'aller dîner. Nous sommes déjà
encombrés d'affaires à ne pas savoir où les mettre et je me demande où
nous allons fourrer cette photographie. Mais j'ai une femme trop
aimable, qui aime trop à faire plaisir. Elle a cru que c'était gentil de
demander à Swann de pouvoir regarder les uns à côté des autres tous ces
grands maîtres de l'Ordre dont il a trouvé les médailles à Rhodes. Car
je vous disais Malte, c'est Rhodes, mais c'est le même Ordre de
Saint-Jean de Jérusalem. Dans le fond elle ne s'intéresse à cela que
parce que Swann s'en occupe. Notre famille est très mêlée à toute cette
histoire; même encore aujourd'hui, mon frère que vous connaissez est un
des plus hauts dignitaires de l'Ordre de Malte. Mais j'aurais parlé de
tout cela à Oriane, elle ne m'aurait seulement pas écouté. En revanche,
il a suffi que les recherches de Swann sur les Templiers (car c'est
inouï la rage des gens d'une religion à étudier celle des autres)
l'aient conduit à l'Histoire des Chevaliers de Rhodes, héritiers des
Templiers, pour qu'aussitôt Oriane veuille voir les têtes de ces
chevaliers. Ils étaient de forts petits garçons à côté des Lusignan,
rois de Chypre, dont nous descendons en ligne directe. Mais comme
jusqu'ici Swann ne s'est pas occupé d'eux, Oriane ne veut rien savoir
sur les Lusignan. » Je ne pus tout de suite dire au duc pourquoi j'étais
venu. En effet, quelques parentes ou amies, comme Mme de Silistrie et la
duchesse de Montrose, vinrent pour faire une visite à la duchesse, qui
recevait souvent avant le dîner, et ne la trouvant pas, restèrent un
moment avec le duc. La première de ces dames (la princesse de
Silistrie), habillée avec simplicité, sèche, mais l'air aimable, tenait
à la main une canne. Je craignis d'abord qu'elle ne fût blessée ou
infirme. Elle était au contraire fort alerte. Elle parla avec tristesse
au duc d'un cousin germain à lui--pas du côté Guermantes, mais plus
brillant encore s'il était possible--dont l'état de santé, très atteint
depuis quelque temps, s'était subitement aggravé. Mais il était visible
que le duc, tout en compatissant au sort de son cousin et en répétant:
«Pauvre Mama! c'est un si bon garçon», portait un diagnostic favorable.
En effet le dîner auquel devait assister le duc l'amusait, la grande
soirée chez la princesse de Guermantes ne l'ennuyait pas, mais surtout
il devait aller à une heure du matin, avec sa femme, à un grand souper
et bal costumé en vue duquel un costume de Louis XI pour lui et
d'Isabeau de Bavière pour la duchesse étaient tout prêts. Et le duc
entendait ne pas être troublé dans ces divertissements multiples par la
souffrance du bon Amanien d'Osmond. Deux autres dames porteuses de
canne, Mme de Plassac et Mme de Tresmes, toutes deux filles du comte de
Bréquigny, vinrent ensuite faire visite à Basin et déclarèrent que
l'état du cousin Mama ne laissait plus d'espoir. Après avoir haussé les
épaules, et pour changer de conversation, le duc leur demanda si elles
allaient le soir chez Marie-Gilbert. Elles répondirent que non, à cause
de l'état d'Amanien qui était à toute extrémité, et même elles s'étaient
décommandées du dîner où allait le duc, et duquel elles lui énumérèrent
les convives, le frère du roi Théodose, l'infante Marie-Conception, etc.
Comme le marquis d'Osmond était leur parent à un degré moins proche
qu'il n'était de Basin, leur «défection» parut au duc une espèce de
blâme indirect de sa conduite. Aussi, bien que descendues des hauteurs
de l'hôtel de Bréquigny pour voir la duchesse (ou plutôt pour lui
annoncer le caractère alarmant, et incompatible pour les parents avec
les réunions mondaines, de la maladie de leur cousin), ne
restèrent-elles pas longtemps, et, munies de leur bâton d'alpiniste,
Walpurge et Dorothée (tels étaient les prénoms des deux soeurs) reprirent
la route escarpée de leur faîte. Je n'ai jamais pensé à demander aux
Guermantes à quoi correspondaient ces cannes, si fréquentes dans un
certain faubourg Saint-Germain. Peut-être, considérant toute la
paroisse comme leur domaine et n'aimant pas prendre de fiacres,
faisaient-elles de longues courses, pour lesquelles quelque ancienne
fracture, due à l'usage immodéré de la chasse et des chutes de cheval
qu'il comporte souvent, ou simplement des rhumatismes provenant de
l'humidité de la rive gauche et des vieux châteaux, leur rendaient la
canne nécessaire. Peut-être n'étaient-elles pas parties, dans le
quartier, en expédition si lointaine. Et, seulement descendues dans leur
jardin (peu éloigné de celui de la duchesse) pour faire la cueillette
des fruits nécessaires aux compotes, venaient-elles, avant de rentrer
chez elles, dire bonsoir à Mme de Guermantes chez laquelle elles
n'allaient pourtant pas jusqu'à apporter un sécateur ou un arrosoir. Le
duc parut touché que je fusse venu chez eux le jour même de son retour.
Mais sa figure se rembrunit quand je lui eus dit que je venais demander
à sa femme de s'informer si sa cousine m'avait réellement invité. Je
venais d'effleurer une de ces sortes de services que M. et Mme de
Guermantes n'aimaient pas rendre. Le duc me dit qu'il était trop tard,
que si la princesse ne m'avait pas envoyé d'invitation, il aurait l'air
d'en demander une, que déjà ses cousins lui en avaient refusé une, une
fois, et qu'il ne voulait plus, ni de près, ni de loin, avoir l'air de
se mêler de leurs listes, «de s'immiscer», enfin qu'il ne savait même
pas si lui et sa femme, qui dînaient en ville, ne rentreraient pas
aussitôt après chez eux, que dans ce cas leur meilleure excuse de n'être
pas allés à la soirée de la princesse était de lui cacher leur retour à
Paris, que, certainement sans cela, ils se seraient au contraire
empressés de lui faire connaître en lui envoyant un mot ou un coup de
téléphone à mon sujet, et certainement trop tard, car en toute hypothèse
les listes de la princesse étaient certainement closes. «Vous n'êtes pas
mal avec elle», me dit-il d'un air soupçonneux, les Guermantes craignant
toujours de ne pas être au courant des dernières brouilles et qu'on ne
cherchât à se raccommoder sur leur dos. Enfin comme le duc avait
l'habitude de prendre sur lui toutes les décisions qui pouvaient sembler
peu aimables: «Tenez, mon petit, me dit-il tout à coup, comme si l'idée
lui en venait brusquement à l'esprit, j'ai même envie de ne pas dire du
tout à Oriane que vous m'avez parlé de cela. Vous savez comme elle est
aimable, de plus elle vous aime énormément, elle voudrait envoyer chez
sa cousine malgré tout ce que je pourrais lui dire, et si elle est
fatiguée après dîner, il n'y aura plus d'excuse, elle sera forcée
d'aller à la soirée. Non, décidément, je ne lui en dirai rien. Du reste
vous allez la voir tout à l'heure. Pas un mot de cela, je vous prie. Si
vous vous décidez à aller à la soirée je n'ai pas besoin de vous dire
quelle joie nous aurons de passer la soirée avec vous. » Les motifs
d'humanité sont trop sacrés pour que celui devant qui on les invoque ne
s'incline pas devant eux, qu'il les croie sincères ou non; je ne voulus
pas avoir l'air de mettre un instant en balance mon invitation et la
fatigue possible de Mme de Guermantes, et je promis de ne pas lui parler
du but de ma visite, exactement comme si j'avais été dupe de la petite
comédie que m'avait jouée M. de Guermantes. Je demandai au duc s'il
croyait que j'avais chance de voir chez la princesse Mme de Stermaria.
«Mais non, me dit-il d'un air de connaisseur; je sais le nom que vous
dites pour le voir dans les annuaires des clubs, ce n'est pas du tout le
genre de monde qui va chez Gilbert. Vous ne verrez là que des gens
excessivement comme il faut et très ennuyeux, des duchesses portant des
titres qu'on croyait éteints et qu'on a ressortis pour la circonstance,
tous les ambassadeurs, beaucoup de Cobourg; altesses étrangères, mais
n'espérez pas l'ombre de Stermaria. Gilbert serait malade, même de votre
supposition.
«Tenez, vous qui aimez la peinture, il faut que je vous montre un
superbe tableau que j'ai acheté à mon cousin, en partie en échange des
Elstir, que décidément nous n'aimions pas. On me l'a vendu pour un
Philippe de Champagne, mais moi je crois que c'est encore plus grand.
Voulez-vous ma pensée? Je crois que c'est un Vélasquez et de la plus
belle époque», me dit le duc en me regardant dans les yeux, soit pour
connaître mon impression, soit pour l'accroître. Un valet de pied entra.
«Mme la duchesse fait demander à M. le duc si M. le duc veut bien
recevoir M. Swann, parce que Mme la duchesse n'est pas encore prête.
--Faites entrer M. Swann», dit le duc après avoir regardé et vu à sa
montre qu'il avait lui-même quelques minutes encore avant d'aller
s'habiller. «Naturellement ma femme, qui lui a dit de venir, n'est pas
prête. Inutile de parler devant Swann de la soirée de Marie-Gilbert, me
dit le duc. Je ne sais pas s'il est invité. Gilbert l'aime beaucoup,
parce qu'il le croit petit-fils naturel du duc de Berri, c'est toute une
histoire. (Sans ça, vous pensez! mon cousin qui tombe en attaque quand
il voit un Juif à cent mètres. ) Mais enfin maintenant ça s'aggrave de
l'affaire Dreyfus, Swann aurait dû comprendre qu'il devait, plus que
tout autre, couper tout câble avec ces gens-là, or, tout au contraire,
il tient des propos fâcheux. » Le duc rappela le valet de pied pour
savoir si celui qu'il avait envoyé chez le cousin d'Osmond était revenu.
En effet le plan du duc était le suivant: comme il croyait avec raison
son cousin mourant, il tenait à faire prendre des nouvelles avant la
mort, c'est-à-dire avant le deuil forcé. Une fois couvert par la
certitude officielle qu'Amanien était encore vivant, il ficherait le
camp à son dîner, à la soirée du prince, à la redoute où il serait en
Louis XI et où il avait le plus piquant rendez-vous avec une nouvelle
maîtresse, et ne ferait plus prendre de nouvelles avant le lendemain,
quand les plaisirs seraient finis. Alors on prendrait le deuil, s'il
avait trépassé dans la soirée. «Non, monsieur le duc, il n'est pas
encore revenu. --Cré nom de Dieu! on ne fait jamais ici les choses qu'à
la dernière heure», dit le duc à la pensée qu'Amanien avait eu le temps
de «claquer» pour un journal du soir et de lui faire rater sa redoute.
Il fit demander _le Temps_ où il n'y avait rien. Je n'avais pas vu Swann
depuis très longtemps, je me demandai un instant si autrefois il coupait
sa moustache, ou n'avait pas les cheveux en brosse, car je lui trouvais
quelque chose de changé; c'était seulement qu'il était en effet très
«changé», parce qu'il était très souffrant, et la maladie produit dans
le visage des modifications aussi profondes que se mettre à porter la
barbe ou changer sa raie de place. (La maladie de Swann était celle qui
avait emporté sa mère et dont elle avait été atteinte précisément à
l'âge qu'il avait. Nos existences sont en réalité, par l'hérédité, aussi
pleines de chiffres cabalistiques, de sorts jetés, que s'il y avait
vraiment des sorcières. Et comme il y a une certaine durée de la vie
pour l'humanité en général, il y en a une pour les familles en
particulier, c'est-à-dire, dans les familles, pour les membres qui se
ressemblent. ) Swann était habillé avec une élégance qui, comme celle de
sa femme, associait à ce qu'il était ce qu'il avait été. Serré dans une
redingote gris perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte, ganté
de gants blancs rayés de noir, il portait un tube gris d'une forme
évasée que Delion ne faisait plus que pour lui, pour le prince de Sagan,
pour M. de Charlus, pour le marquis de Modène, pour M. Charles Haas et
pour le comte Louis de Turenne. Je fus surpris du charmant sourire et de
l'affectueuse poignée de mains avec lesquels il répondit à mon salut,
car je croyais qu'après si longtemps il ne m'aurait pas reconnu tout de
suite; je lui dis mon étonnement; il l'accueillit avec des éclats de
rire, un peu d'indignation, et une nouvelle pression de la main, comme
si c'était mettre en doute l'intégrité de son cerveau ou la sincérité de
son affection que supposer qu'il ne me reconnaissait pas. Et c'est
pourtant ce qui était; il ne m'identifia, je l'ai su longtemps après,
que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler mon nom. Mais nul
changement dans son visage, dans ses paroles, dans les choses qu'il me
dit, ne trahirent la découverte qu'une parole de M. de Guermantes lui
fit faire, tant il avait de maîtrise et de sûreté dans le jeu de la vie
mondaine. Il y apportait d'ailleurs cette spontanéité dans les manières
et ces initiatives personnelles, même en matière d'habillement, qui
caractérisaient le genre des Guermantes. C'est ainsi que le salut que
m'avait fait, sans me reconnaître, le vieux clubman n'était pas le salut
froid et raide de l'homme du monde purement formaliste, mais un salut
tout rempli d'une amabilité réelle, d'une grâce véritable, comme la
duchesse de Guermantes par exemple en avait (allant jusqu'à vous sourire
la première avant que vous l'eussiez saluée si elle vous rencontrait),
par opposition aux saluts plus mécaniques, habituels aux dames du
faubourg Saint-Germain. C'est ainsi encore que son chapeau, que, selon
une habitude qui tendait à disparaître, il posa par terre à côté de lui,
était doublé de cuir vert, ce qui ne se faisait pas d'habitude, mais
parce que c'était (à ce qu'il disait) beaucoup moins salissant, en
réalité parce que c'était fort seyant. «Tenez, Charles, vous qui êtes un
grand connaisseur, venez voir quelque chose; après ça, mes petits, je
vais vous demander la permission de vous laisser ensemble un instant
pendant que je vais passer un habit; du reste je pense qu'Oriane ne va
pas tarder. » Et il montra son «Vélasquez» à Swann. «Mais il me semble
que je connais ça,» fit Swann avec la grimace des gens souffrants pour
qui parler est déjà une fatigue. «Oui, dit le duc rendu sérieux par le
retard que mettait le connaisseur à exprimer son admiration.
rien dit de lui. «Je ne pense pas que j'aie pu vous fâcher en disant à
Mme de Guermantes que j'étais lié avec vous. » Il sourit avec dédain, fit
monter sa voix jusqu'aux plus extrêmes registres, et là, attaquant avec
douceur la note la plus aiguë et la plus insolente: «Oh! monsieur,
dit-il en revenant avec une extrême lenteur à une intonation naturelle,
et comme s'enchantant, au passage, des bizarreries de cette gamme
descendante, je pense que vous vous faites tort à vous-même en vous
accusant d'avoir dit que nous étions «liés». Je n'attends pas une très
grande exactitude verbale de quelqu'un qui prendrait facilement un
meuble de Chippendale pour une chaise rococo, mais enfin je ne pense
pas, ajouta-t-il, avec des caresses vocales de plus en plus narquoises
et qui faisaient flotter sur ses lèvres jusqu'à un charmant sourire, je
ne pense pas que vous ayez dit, ni cru, que nous étions _liés_! Quant à
vous être vanté de m'avoir été _présenté_, d'avoir _causé avec moi_, de
me _connaître_ un peu, d'avoir obtenu, presque sans sollicitation, de
pouvoir être un jour mon _protégé_, je trouve au contraire fort naturel
et intelligent que vous l'ayez fait. L'extrême différence d'âge qu'il y
a entre nous me permet de reconnaître, sans ridicule, que cette
_présentation_, ces _causeries_, cette vague amorce de _relations_
étaient pour vous, ce n'est pas à moi de dire un honneur, mais enfin à
tout le moins un avantage dont je trouve que votre sottise fut non point
de l'avoir divulgué, mais de n'avoir pas su le conserver. J'ajouterai
même, dit-il, en passant brusquement et pour un instant de la colère
hautaine à une douceur tellement empreinte de tristesse que je croyais
qu'il allait se mettre à pleurer, que, quand vous avez laissé sans
réponse la proposition que je vous ai faite à Paris, cela m'a paru
tellement inouï de votre part à vous, qui m'aviez semblé bien élevé et
d'une bonne famille _bourgeoise_ (sur cet adjectif seul sa voix eut un
petit sifflement d'impertinence), que j'eus la naïveté de croire à
toutes les blagues qui n'arrivent jamais, aux lettres perdues, aux
erreurs d'adresses. Je reconnais que c'était de ma part une grande
naïveté, mais saint Bonaventure préférait croire qu'un boeuf pût voler
plutôt que son frère mentir. Enfin tout cela est terminé, la chose ne
vous a pas plu, il n'en est plus question. Il me semble seulement que
vous auriez pu (et il y avait vraiment des pleurs dans sa voix), ne
fût-ce que par considération pour mon âge, m'écrire. J'avais conçu pour
vous des choses infiniment séduisantes que je m'étais bien gardé de vous
dire. Vous avez préféré refuser sans savoir, c'est votre affaire. Mais,
comme je vous le dis, on peut toujours _écrire_. Moi à votre place, et
même dans la mienne, je l'aurais fait. J'aime mieux à cause de cela la
mienne que la vôtre, je dis à cause de cela, parce que je crois que
toutes les places sont égales, et j'ai plus de sympathie pour un
intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Mais je peux dire que je
préfère ma place, parce que ce que vous avez fait, dans ma vie tout
entière qui commence à être assez longue, je sais que je ne l'ai jamais
fait. (Sa tête était tournée dans l'ombre, je ne pouvais pas voir si ses
yeux laissaient tomber des larmes comme sa voix donnait à le croire. ) Je
vous disais que j'ai fait cent pas au-devant de vous, cela a eu pour
effet de vous en faire faire deux cents en arrière. Maintenant c'est à
moi de m'éloigner et nous ne nous connaîtrons plus. Je ne retiendrai pas
votre nom, mais votre cas, afin que, les jours où je serais tenté de
croire que les hommes ont du coeur, de la politesse, ou seulement
l'intelligence de ne pas laisser échapper une chance sans seconde, je
me rappelle que c'est les situer trop haut. Non, que vous ayez dit que
vous me connaissiez quand c'était vrai--car maintenant cela va cesser de
l'être--je ne puis trouver cela que naturel et je le tiens pour un
hommage, c'est-à-dire pour agréable. Malheureusement, ailleurs et en
d'autres circonstances, vous avez tenu des propos fort différents.
--Monsieur, je vous jure que je n'ai rien dit qui pût vous offenser.
--Et qui vous dit que j'en suis offensé? s'écria-t-il avec fureur en se
redressant violemment sur la chaise longue où il était resté jusque-là
immobile, cependant que, tandis que se crispaient les blêmes serpents
écumeux de sa face, sa voix devenait tour à tour aiguë et grave comme
une tempête assourdissante et déchaînée. (La force avec laquelle il
parlait d'habitude, et qui faisait se retourner les inconnus dehors,
était centuplée, comme l'est un _forte_, si, au lieu d'être joué au
piano, il l'est à l'orchestre, et de plus se change en un _fortissimo_.
M. de Charlus hurlait. ) Pensez-vous qu'il soit à votre portée de
m'offenser? Vous ne savez donc pas à qui vous parlez? Croyez-vous que la
salive envenimée de cinq cents petits bonshommes de vos amis, juchés les
uns sur les autres, arriverait à baver seulement jusqu'à mes augustes
orteils? Depuis un moment, au désir de persuader M. de Charlus que je
n'avais jamais dit ni entendu dire de mal de lui avait succédé une rage
folle, causée par les paroles que lui dictait uniquement, selon moi, son
immense orgueil. Peut-être étaient-elles du reste l'effet, pour une
partie du moins, de cet orgueil. Presque tout le reste venait d'un
sentiment que j'ignorais encore et auquel je ne fus donc pas coupable de
ne pas faire sa part. J'aurais pu au moins, à défaut du sentiment
inconnu, mêler à l'orgueil, si je m'étais souvenu des paroles de Mme de
Guermantes, un peu de folie. Mais à ce moment-là l'idée de folie ne me
vint même pas à l'esprit. Il n'y avait en lui, selon moi, que de
l'orgueil, en moi il n'y avait que de la fureur. Celle-ci (au moment où
M. de Charlus cessant de hurler pour parler de ses augustes orteils,
avec une majesté qu'accompagnaient une moue, un vomissement de dégoût à
l'égard de ses obscurs blasphémateurs), cette fureur ne se contint
plus. D'un mouvement impulsif je voulus frapper quelque chose, et un
reste de discernement me faisant respecter un homme tellement plus âgé
que moi, et même, à cause de leur dignité artistique, les porcelaines
allemandes placées autour de lui, je me précipitai sur le chapeau haut
de forme neuf du baron, je le jetai par terre, je le piétinai, je
m'acharnai à le disloquer entièrement, j'arrachai la coiffe, déchirai en
deux la couronne, sans écouter les vociférations de M. de Charlus qui
continuaient et, traversant la pièce pour m'en aller, j'ouvris la porte.
Des deux côtés d'elle, à ma grande stupéfaction, se tenaient deux valets
de pied qui s'éloignèrent lentement pour avoir l'air de s'être trouvés
là seulement en passant pour leur service. (J'ai su depuis leurs noms,
l'un s'appelait Burnier et l'autre Charmel. ) Je ne fus pas dupe un
instant de cette explication que leur démarche nonchalante semblait me
proposer. Elle était invraisemblable; trois autres me le semblèrent
moins: l'une que le baron recevait quelquefois des hôtes, contre
lesquels pouvant avoir besoin d'aide (mais pourquoi? ), il jugeait
nécessaire d'avoir un poste de secours voisin; l'autre, qu'attirés par
la curiosité, ils s'étaient mis aux écoutes, ne pensant pas que je
sortirais si vite; la troisième, que toute la scène que m'avait faite M.
de Charlus étant préparée et jouée, il leur avait lui-même demandé
d'écouter, par amour du spectacle joint peut-être à un «nunc erudimini»
dont chacun ferait son profit.
Ma colère n'avait pas calmé celle du baron, ma sortie de la chambre
parut lui causer une vive douleur, il me rappela, me fit rappeler, et
enfin, oubliant qu'un instant auparavant, en parlant de «ses augustes
orteils», il avait cru me faire le témoin de sa propre déification, il
courut à toutes jambes, me rattrapa dans le vestibule et me barra la
porte. «Allons, me dit-il, ne faites pas l'enfant, rentrez une minute;
qui aime bien châtie bien, et si je vous ai bien châtié, c'est que je
vous aime bien. » Ma colère était passée, je laissai passer le mot
châtier et suivis le baron qui, appelant un valet de pied, fit sans
aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau détruit qu'on
remplaça par un autre.
--Si vous voulez me dire, monsieur, qui m'a perfidement calomnié, dis-je
à M. de Charlus, je reste pour l'apprendre et confondre l'imposteur.
--Qui? ne le savez-vous pas? Ne gardez-vous pas le souvenir de ce que
vous dites? Pensez-vous que les personnes qui me rendent le service de
m'avertir de ces choses ne commencent pas par me demander le secret? Et
croyez-vous que je vais manquer à celui que j'ai promis?
--Monsieur, c'est impossible que vous me le disiez? demandai-je en
cherchant une dernière fois dans ma tête (où je ne trouvais personne) à
qui j'avais pu parler de M. de Charlus.
--Vous n'avez pas entendu que j'ai promis le secret à mon indicateur, me
dit-il d'une voix claquante. Je vois qu'au goût des propos abjects vous
joignez celui des insistances vaines. Vous devriez avoir au moins
l'intelligence de profiter d'un dernier entretien et de parler pour dire
quelque chose qui ne soit pas exactement rien.
--Monsieur, répondis-je en m'éloignant, vous m'insultez, je suis désarmé
puisque vous avez plusieurs fois mon âge, la partie n'est pas égale;
d'autre part je ne peux pas vous convaincre, je vous ai juré que je
n'avais rien dit.
--Alors je mens! s'écria-t-il d'un ton terrible, et en faisant un tel
bond qu'il se trouva debout à deux pas de moi.
--On vous a trompé.
Alors d'une voix douce, affectueuse, mélancolique, comme dans ces
symphonies qu'on joue sans interruption entre les divers morceaux, et où
un gracieux scherzo aimable, idyllique, succède aux coups de foudre du
premier morceau. «C'est très possible, me dit-il. En principe, un propos
répété est rarement vrai. C'est votre faute si, n'ayant pas profité des
occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m'avez pas
fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui créent la
confiance, le préservatif unique et souverain contre une parole qui vous
représentait comme un traître. En tout cas, vrai ou faux, le propos a
fait son oeuvre. Je ne peux plus me dégager de l'impression qu'il m'a
produite. Je ne peux même pas dire que qui aime bien châtie bien, car je
vous ai bien châtié, mais je ne vous aime plus. » Tout en disant ces
mots, il m'avait forcé à me rasseoir et avait sonné. Un nouveau valet
de pied entra. «Apportez à boire, et dites d'atteler le coupé. » Je dis
que je n'avais pas soif, qu'il était bien tard et que d'ailleurs j'avais
une voiture. «On l'a probablement payée et renvoyée, me dit-il, ne vous
en occupez pas. Je fais atteler pour qu'on vous ramène. . . Si vous
craignez qu'il ne soit trop tard. . . j'aurais pu vous donner une chambre
ici. . . » Je dis que ma mère serait inquiète. «Ah! oui, vrai ou faux, le
propos a fait son oeuvre. Ma sympathie un peu prématurée avait fleuri
trop tôt; et comme ces pommiers dont vous parliez poétiquement à Balbec,
elle n'a pu résister à une première gelée. » Si la sympathie de M. de
Charlus n'avait pas été détruite, il n'aurait pourtant pas pu agir
autrement, puisque, tout en me disant que nous étions brouillés, il me
faisait rester, boire, me demandait de coucher et allait me faire
reconduire. Il avait même l'air de redouter l'instant de me quitter et
de se retrouver seul, cette espèce de crainte un peu anxieuse que sa
belle-soeur et cousine Guermantes m'avait paru éprouver, il y avait une
heure, quand elle avait voulu me forcer à rester encore un peu, avec une
espèce de même goût passager pour moi, de même effort pour faire
prolonger une minute. «Malheureusement, reprit-il, je n'ai pas le don de
faire refleurir ce qui a été une fois détruit. Ma sympathie pour vous
est bien morte. Rien ne peut la ressusciter. Je crois qu'il n'est pas
indigne de moi de confesser que je le regrette. Je me sens toujours un
peu comme le Booz de Victor Hugo: «Je suis veuf, je suis seul, et sur
moi le soir tombe. »
Je traversai avec lui le grand salon verdâtre. Je lui dis, tout à fait
au hasard, combien je le trouvais beau. «N'est-ce pas? me répondit-il.
Il faut bien aimer quelque chose. Les boiseries sont de Bagard. Ce qui
est assez gentil, voyez-vous, c'est qu'elles ont été faites pour les
sièges de Beauvais et pour les consoles. Vous remarquez, elles répètent
le même motif décoratif qu'eux. Il n'existait plus que deux demeures où
cela soit ainsi: le Louvre et la maison de M. d'Hinnisdal. Mais
naturellement, dès que j'ai voulu venir habiter dans cette rue, il s'est
trouvé un vieil hôtel Chimay que personne n'avait jamais vu puisqu'il
n'est venu ici que pour _moi_. En somme, c'est bien. Ça pourrait
peut-être être mieux, mais enfin ce n'est pas mal. N'est-ce pas, il y a
de jolies choses: le portrait de mes oncles, le roi de Pologne et le roi
d'Angleterre, par Mignard. Mais qu'est-ce que je vous dis, vous le savez
aussi bien que moi puisque vous avez attendu dans ce salon. Non? Ah!
C'est qu'on vous aura mis dans le salon bleu, dit-il d'un air soit
d'impertinence à l'endroit de mon incuriosité, soit de supériorité
personnelle et de n'avoir pas demandé où on m'avait fait attendre.
Tenez, dans ce cabinet, il y a tous les chapeaux portés par Mme
Elisabeth, la princesse de Lamballe, et par la Reine. Cela ne vous
intéresse pas, on dirait que vous ne voyez pas. Peut-être êtes-vous
atteint d'une affection du nerf optique. Si vous aimez davantage ce
genre de beauté, voici un arc-en-ciel de Turner qui commence à briller
entre ces deux Rembrandt, en signe de notre réconciliation. Vous
entendez: Beethoven se joint à lui. » Et en effet on distinguait les
premiers accords de la troisième partie de la Symphonie pastorale,«la
joie après l'orage», exécutés non loin de nous, au premier étage sans
doute, par des musiciens. Je demandai naïvement par quel hasard on
jouait cela et qui étaient les musiciens. «Eh bien! on ne sait pas. On
ne sait jamais. Ce sont des musiques invisibles. C'est joli, n'est-ce
pas, me dit-il d'un ton légèrement impertinent et qui pourtant rappelait
un peu l'influence et l'accent de Swann. Mais vous vous en fichez comme
un poisson d'une pomme. Vous voulez rentrer, quitte à manquer de respect
à Beethoven et à moi. Vous portez contre vous-même jugement et
condamnation», ajouta-t-il d'un air affectueux et triste, quand le
moment fut venu que je m'en allasse. «Vous m'excuserez de ne pas vous
reconduire comme les bonnes façons m'obligeraient à le faire, me dit-il.
Désireux de ne plus vous revoir, il n'importe peu de passer cinq minutes
de plus avec vous. Mais je suis fatigué et j'ai fort à faire. »
Cependant, remarquant que le temps était beau: «Eh bien! si, je vais
monter en voiture. Il fait un clair de lune superbe, que j'irai regarder
au Bois après vous avoir reconduit. Comment! vous ne savez pas vous
raser, même un soir où vous dînez en ville vous gardez quelques poils,
me dit-il en me prenant le menton entre deux doigts pour ainsi dire
magnétisés, qui, après avoir résisté un instant, remontèrent jusqu'à mes
oreilles comme les doigts d'un coiffeur. Ah! ce serait agréable de
regarder ce «clair de lune bleu» au Bois avec quelqu'un comme vous», me
dit-il avec une douceur subite et comme involontaire, puis, l'air
triste: «Car vous êtes gentil tout de même, vous pourriez l'être plus
que personne, ajouta-t-il en me touchant paternellement l'épaule.
Autrefois, je dois dire que je vous trouvais bien insignifiant. »
J'aurais dû penser qu'il me trouvait tel encore. Je n'avais qu'à me
rappeler la rage avec laquelle il m'avait parlé, il y avait à peine une
demi-heure. Malgré cela j'avais l'impression qu'il était, en ce moment,
sincère, que son bon coeur l'emportait sur ce que je considérais comme un
état presque délirant de susceptibilité et d'orgueil. La voiture était
devant nous et il prolongeait encore la conversation. «Allons, dit-il
brusquement, montez; dans cinq minutes nous allons être chez vous. Et je
vous dirai un bonsoir qui coupera court et pour jamais à nos relations.
C'est mieux, puisque nous devons nous quitter pour toujours, que nous le
fassions comme en musique, sur un accord parfait. » Malgré ces
affirmations solennelles que nous ne nous reverrions jamais, j'aurais
juré que M. de Charlus, ennuyé de s'être oublié tout à l'heure et
craignant de m'avoir fait de la peine, n'eût pas été fâché de me revoir
encore une fois. Je ne me trompais pas, car au bout d'un moment: «Allons
bon! dit-il, voilà que j'ai oublié le principal. En souvenir de madame
votre grand-mère, j'avais fait relier pour vous une édition curieuse de
Mme de Sévigné. Voilà qui va empêcher cette entrevue d'être la dernière.
Il faut s'en consoler en se disant qu'on liquide rarement en un jour des
affaires compliquées. Regardez combien de temps a duré le Congrès de
Vienne. »
--Mais je pourrais la faire chercher sans vous déranger, dis-je
obligeamment.
--Voulez-vous vous taire, petit sot, répondit-il avec colère, et ne pas
avoir l'air grotesque de considérer comme peu de chose l'honneur d'être
probablement (je ne dis pas certainement, car c'est peut-être un valet
de chambre qui vous remettra les volumes) reçu par moi. Il se ressaisit:
«Je ne veux pas vous quitter sur ces mots. Pas de dissonance avant le
silence éternel de l'accord de dominante! » C'est pour ses propres nerfs
qu'il semblait redouter son retour immédiatement après d'âcres paroles
de brouille. «Vous ne vouliez pas venir jusqu'au Bois», me dit-il d'un
ton non pas interrogatif mais affirmatif, et, à ce qu'il me sembla, non
pas parce qu'il ne voulait pas me l'offrir, mais parce qu'il craignait
que son amour-propre n'essuyât un refus. «Eh bien voilà, me dit-il en
traînant encore, c'est le moment où, comme dit Whistler, les bourgeois
rentrent (peut-être voulait-il me prendre par l'amour-propre) et où il
convient de commencer à regarder. Mais vous ne savez même pas qui est
Whistler. » Je changeai de conversation et lui demandai si la princesse
d'Iéna était une personne intelligente. M. de Charlus m'arrêta, et
prenant le ton le plus méprisant que je lui connusse: «Ah! monsieur,
vous faites allusion ici à un ordre de nomenclature où je n'ai rien à
voir. Il y a peut-être une aristocratie chez les Tahitiens, mais j'avoue
que je ne la connais pas. Le nom que vous venez de prononcer, c'est
étrange, a cependant résonné, il y a quelques jours, à mes oreilles. On
me demandait si je condescendrais à ce que me fût présenté le jeune duc
de Guastalla. La demande m'étonna, car le duc de Guastalla n'a nul
besoin de se faire présenter à moi, pour la raison qu'il est mon cousin
et me connaît de tout temps; c'est le fils de la princesse de Parme, et
en jeune parent bien élevé, il ne manque jamais de venir me rendre ses
devoirs le jour de l'an. Mais, informations prises, il ne s'agissait pas
de mon parent, mais d'un fils de la personne qui vous intéresse. Comme
il n'existe pas de princesse de ce nom, j'ai supposé qu'il s'agissait
d'une pauvresse couchant sous le pont d'Iéna et qui avait pris
pittoresquement le titre de princesse d'Iéna, comme on dit la Panthère
des Batignolles ou le Roi de l'Acier. Mais non, il s'agissait d'une
personne riche dont j'avais admiré à une exposition des meubles fort
beaux et qui ont sur le nom du propriétaire la supériorité de ne pas
être faux. Quant au prétendu duc de Guastalla, ce devait être l'agent de
change de mon secrétaire, l'argent procure tant de choses. Mais non;
c'est l'Empereur, paraît-il, qui s'est amusé à donner à ces gens un
titre précisément indisponible. C'est peut-être une preuve de puissance,
ou d'ignorance, ou de malice, je trouve surtout que c'est un fort
mauvais tour qu'il a joué ainsi à ces usurpateurs malgré eux. Mais enfin
je ne puis vous donner d'éclaircissements sur tout cela, ma compétence
s'arrête au faubourg Saint-Germain où, entre tous les Courvoisier et
Gallardon, vous trouverez, si vous parvenez à découvrir un introducteur,
de vieilles gales tirées tout exprès de Balzac et qui vous amuseront.
Naturellement tout cela n'a rien à voir avec le prestige de la princesse
de Guermantes, mais, sans moi et mon Sésame, la demeure de celle-ci est
inaccessible. »
--C'est vraiment très beau, monsieur, à l'hôtel de la princesse de
Guermantes.
--Oh! ce n'est pas très beau. C'est ce qu'il y a de plus beau; après la
princesse toutefois.
--La princesse de Guermantes est supérieure à la duchesse de Guermantes?
--Oh! cela n'a pas de rapport. (Il est à remarquer que, dès que les gens
du monde ont un peu d'imagination, ils couronnent ou détrônent, au gré
de leurs sympathies ou de leurs brouilles, ceux dont la situation
paraissait la plus solide et la mieux fixée. )
La duchesse de Guermantes (peut-être en ne l'appelant pas Oriane
voulait-il mettre plus de distance entre elle et moi) est délicieuse,
très supérieure à ce que vous avez pu deviner. Mais enfin elle est
incommensurable avec sa cousine. Celle-ci est exactement ce que les
personnes des Halles peuvent s'imaginer qu'était la princesse de
Metternich, mais la Metternich croyait avoir lancé Wagner parce qu'elle
connaissait Victor Maurel. La princesse de Guermantes, ou plutôt sa
mère, a connu le vrai. Ce qui est un prestige, sans parler de
l'incroyable beauté de cette femme. Et rien que les jardins d'Esther!
--On ne peut pas les visiter?
--Mais non, il faudrait être invité, mais on n'invite jamais _personne_
à moins que j'intervienne. Mais aussitôt, retirant, après l'avoir jeté,
l'appât de cette offre, il me tendit la main, car nous étions arrivés
chez moi. «Mon rôle est terminé, monsieur; j'y ajoute simplement ces
quelques paroles. Un autre vous offrira peut-être un jour sa sympathie
comme j'ai fait. Que l'exemple actuel vous serve d'enseignement. Ne le
négligez pas. Une sympathie est toujours précieuse. Ce qu'on ne peut pas
faire seul dans la vie, parce qu'il y a des choses qu'on ne peut
demander, ni faire, ni vouloir, ni apprendre par soi-même, on le peut à
plusieurs et sans avoir besoin d'être treize comme dans le roman de
Balzac, ni quatre comme dans _les Trois Mousquetaires_. Adieu. »
Il devait être fatigué et avoir renoncé à l'idée d'aller voir le clair
de lune car il me demanda de dire au cocher de rentrer. Aussitôt il fit
un brusque mouvement comme s'il voulait se reprendre. Mais j'avais déjà
transmis l'ordre et, pour ne pas me retarder davantage, j'allai sonner à
ma porte, sans avoir plus pensé que j'avais affaire à M. de Charlus,
relativement à l'empereur d'Allemagne, au général Botha, des récits tout
à l'heure si obsédants, mais que son accueil inattendu et foudroyant
avait fait s'envoler bien loin de moi.
En rentrant, je vis sur mon bureau une lettre que le jeune valet de pied
de Françoise avait écrite à un de ses amis et qu'il y avait oubliée.
Depuis que ma mère était absente, il ne reculait devant aucun sans-gêne;
je fus plus coupable d'avoir celui de lire la lettre sans enveloppe,
largement étalée et qui, c'était ma seule excuse, avait l'air de
s'offrir à moi.
«Cher ami et cousin,
«J'espère que la santé va toujours bien et qu'il en est de même pour
toute la petite famille particulièrement pour mon jeune filleul Joseph
dont je n'ai pas encore le plaisir de connaître mais dont je préfère à
vous tous comme étant mon filleul, ces reliques du coeur ont aussi leur
poussière, sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains. D'ailleurs
cher ami et cousin qui te dit que demain toi et ta chère femme ma
cousine Marie, vous ne serez pas précipités tous deux jusqu'au fond de
la mer, comme le matelot attaché en haut du grand mât, car cette vie
n'est qu'une vallée obscure. Cher ami il faut te dire que ma principale
occupation, de ton étonnement j'en suis certain, est maintenant la
poésie que j'aime avec délices, car il faut bien passé le temps. Aussi
cher ami ne sois pas trop surpris si je ne suis pas encore répondu à ta
dernière lettre, à défaut du pardon laisse venir l'oubli. Comme tu le
sais, la mère de Madame a trépassé dans des souffrances inexprimables
qui l'ont assez fatiguée car elle a vu jusqu'à trois médecins. Le jour
de ses obsèques fut un beau jour car toutes les relations de Monsieur
étaient venues en foule ainsi que plusieurs ministres. On a mis plus de
deux heures pour aller au cimetière, ce qui vous fera tous ouvrir de
grands yeux dans votre village car on n'en fera certainement pas autant
pour la mère Michu. Aussi ma vie ne sera plus qu'un long sanglot. Je
m'amuse énormément à la motocyclette dont j'ai appris dernièrement. Que
diriez-vous, mes chers amis, si j'arrivais ainsi à toute vitesse aux
Écorces. Mais là-dessus je ne me tairai pas plus car je sens que
l'ivresse du malheur emporte sa raison. Je fréquente la duchesse de
Guermantes, des personnes que tu as jamais entendu même le nom dans nos
ignorants pays. Aussi c'est avec plaisir que j'enverrai les livres de
Racine, de Victor Hugo, de Pages choisies de Chênedollé, d'Alfred de
Musset, car je voudrais guérir le pays qui ma donner le jour de
l'ignorance qui mène fatalement jusqu'au crime. Je ne vois plus rien à
te dire et tanvoye comme le pélican lassé d'un long voyage mes bonnes
salutations ainsi qu'à ta femme à mon filleul et à ta soeur Rose.
Puisse-t-on ne pas dire d'elle: Et Rose elle n'a vécu que ce que vivent
les roses, comme l'a dit Victor Hugo, le sonnet d'Arvers, Alfred de
Musset, tous ces grands génies qu'on a fait à cause de cela mourir sur
les flammes du bûcher comme Jeanne d'Arc. A bientôt ta prochaine
missive, reçois mes baisers comme ceux d'un frère.
«Périgot (Joseph). »
Nous sommes attirés par toute vie qui nous représente quelque chose
d'inconnu, par une dernière illusion à détruire. Malgré cela les
mystérieuses paroles, grâce auxquelles M. de Charlus m'avait amené à
imaginer la princesse de Guermantes comme un être extraordinaire et
différent de ce que je connaissais, ne suffisent pas à expliquer la
stupéfaction où je fus, bientôt suivie de la crainte d'être victime
d'une mauvaise farce machinée par quelqu'un qui eût voulu me faire jeter
à la porte d'une demeure où j'irais sans être invité, quand, environ
deux mois après mon dîner chez la duchesse et tandis que celle-ci était
à Cannes, ayant ouvert une enveloppe dont l'apparence ne m'avait averti
de rien d'extraordinaire, je lus ces mots imprimés sur une carte: «La
princesse de Guermantes, née duchesse en Bavière, sera chez elle le
***. » Sans doute être invité chez la princesse de Guermantes n'était
peut-être pas, au point de vue mondain, quelque chose de plus difficile
que dîner chez la duchesse, et mes faibles connaissances héraldiques
m'avaient appris que le titre de prince n'est pas supérieur à celui de
duc. Puis je me disais que l'intelligence d'une femme du monde ne peut
pas être d'une essence aussi hétérogène à celle de ses congénères que le
prétendait M. de Charlus, et d'une essence si hétérogène à celle d'une
autre femme. Mais mon imagination, semblable à Elstir en train de rendre
un effet de perspective sans tenir compte des notions de physique qu'il
pouvait par ailleurs posséder, me peignait non ce que je savais, mais ce
qu'elle voyait; ce qu'elle voyait, c'est-à-dire ce que lui montrait le
nom. Or, même quand je ne connaissais pas la duchesse, le nom de
Guermantes précédé du titre de princesse, comme une note ou une couleur
ou une quantité, profondément modifiée des valeurs environnantes par le
«signe» mathématique ou esthétique qui l'affecte, m'avait toujours
évoqué quelque chose de tout différent. Avec ce titre on se trouve
surtout dans les Mémoires du temps de Louis XIII et de Louis XIV, de la
Cour d'Angleterre, de la reine d'Écosse, de la duchesse d'Aumale; et je
me figurais l'hôtel de la princesse de Guermantes comme plus ou moins
fréquenté par la duchesse de Longueville et par le grand Condé, desquels
la présence rendait bien peu vraisemblable que j'y pénétrasse jamais.
Beaucoup de choses que M. de Charlus m'avait dites avaient donné un
vigoureux coup de fouet à mon imagination et, faisant oublier à celle-ci
combien la réalité l'avait déçue chez la duchesse de Guermantes (il en
est des noms des personnes comme des noms des pays), l'avaient aiguillée
vers la cousine d'Oriane. Au reste, M. de Charlus ne me trompa quelque
temps sur la valeur et la variété imaginaires des gens du monde que
parce qu'il s'y trompait lui-même. Et cela peut-être parce qu'il ne
faisait rien, n'écrivait pas, ne peignait pas, ne lisait même rien d'une
manière sérieuse et approfondie. Mais, supérieur aux gens du monde de
plusieurs degrés, si c'est d'eux et de leur spectacle qu'il tirait la
matière de sa conversation, il n'était pas pour cela compris par eux.
Parlant en artiste, il pouvait tout au plus dégager le charme fallacieux
des gens du monde. Mais le dégager pour les artistes seulement, à
l'égard desquels il eût pu jouer le rôle du renne envers les Esquimaux;
ce précieux animal arrache pour eux, sur des roches désertiques, des
lichens, des mousses qu'ils ne sauraient ni découvrir, ni utiliser, mais
qui, une fois digérés par le renne, deviennent pour les habitants de
l'extrême Nord un aliment assimilable.
A quoi j'ajouterai que ces tableaux que M. de Charlus faisait du monde
étaient animés de beaucoup de vie par le mélange de ses haines féroces
et de ses dévotes sympathies. Les haines dirigées surtout contre les
jeunes gens, l'adoration excitée principalement par certaines femmes.
Si parmi celles-ci, la princesse de Guermantes était placée par M. de
Charlus sur le trône le plus élevé, ses mystérieuses paroles sur
«l'inaccessible palais d'Aladin» qu'habitait sa cousine ne suffisent pas
à expliquer ma stupéfaction.
Malgré ce qui tient aux divers points de vue subjectifs, dont j'aurai à
parler, dans les grossissements artificiels, il n'en reste pas moins
qu'il y a quelque réalité objective dans tous ces êtres, et par
conséquent différence entre eux.
Comment d'ailleurs en serait-il autrement? L'humanité que nous
fréquentons et qui ressemble si peu à nos rêves est pourtant la même
que, dans les Mémoires, dans les Lettres de gens remarquables, nous
avons vue décrite et que nous avons souhaité de connaître. Le vieillard
le plus insignifiant avec qui nous dînons est celui dont, dans un livre
sur la guerre de 70, nous avons lu avec émotion la fière lettre au
prince Frédéric-Charles. On s'ennuie à dîner parce que l'imagination est
absente, et, parce qu'elle nous y tient compagnie, on s'amuse avec un
livre. Mais c'est des mêmes personnes qu'il est question. Nous aimerions
avoir connu Mme de Pompadour qui protégea si bien les arts, et nous nous
serions autant ennuyés auprès d'elle qu'auprès des modernes Égéries,
chez qui nous ne pouvons nous décider à retourner tant elles sont
médiocres. Il n'en reste pas moins que ces différences subsistent. Les
gens ne sont jamais tout à fait pareils les uns aux autres, leur manière
de se comporter à notre égard, on pourrait dire à amitié égale, trahit
des différences qui, en fin de compte, font compensation. Quand je
connus Mme de Montmorency, elle aima à me dire des choses désagréables,
mais si j'avais besoin d'un service, elle jetait pour l'obtenir avec
efficacité tout ce qu'elle possédait de crédit, sans rien ménager.
Tandis que telle autre, comme Mme de Guermantes, n'eût jamais voulu me
faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir, me
comblait de toutes les amabilités qui formaient le riche train de vie
moral des Guermantes, mais, si je lui avais demandé un rien en dehors de
cela, n'eût pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces châteaux
où on a à sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais où il
est impossible d'obtenir un verre de cidre, non prévu dans l'ordonnance
des fêtes. Laquelle était pour moi la véritable amie, de Mme de
Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours prête à me servir,
de Mme de Guermantes, souffrant du moindre déplaisir qu'on m'eût causé
et incapable du moindre effort pour m'être utile? D'autre part, on
disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de frivolités, et
sa cousine, avec l'esprit le plus médiocre, de choses toujours
intéressantes. Les formes d'esprit sont si variées, si opposées, non
seulement dans la littérature, mais dans le monde, qu'il n'y a pas que
Baudelaire et Mérimée qui ont le droit de se mépriser réciproquement.
Ces particularités forment, chez toutes les personnes, un système de
regards, de discours, d'actions, si cohérent, si despotique, que quand
nous sommes en leur présence il nous semble supérieur au reste. Chez Mme
de Guermantes, ses paroles, déduites comme un théorème de son genre
d'esprit, me paraissaient les seules qu'on aurait dû dire. Et j'étais,
au fond, de son avis, quand elle me disait que Mme de Montmorency était
stupide et avait l'esprit ouvert à toutes les choses qu'elle ne
comprenait pas, ou quand, apprenant une méchanceté d'elle, la duchesse
me disait: «C'est cela que vous appelez une bonne femme, c'est ce que
j'appelle un monstre. » Mais cette tyrannie de la réalité qui est devant
nous, cette évidence de la lumière de la lampe qui fait pâlir l'aurore
déjà lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient quand j'étais
loin de Mme de Guermantes, et qu'une dame différente me disait, en se
mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse placée fort
au-dessous de nous: «Oriane ne s'intéresse au fond à rien, ni à
personne», et même (ce qui en présence de Mme de Guermantes eût semblé
impossible à croire tant elle-même proclamait le contraire): «Oriane est
snob. » Aucune mathématique ne nous permettant de convertir Mme d'Arpajon
et Mme de Montpensier en quantités homogènes, il m'eût été impossible de
répondre si on me demandait laquelle me semblait supérieure à l'autre.
Or, parmi les traits particuliers au salon de la princesse de
Guermantes, le plus habituellement cité était un certain exclusivisme,
dû en partie à la naissance royale de la princesse, et surtout le
rigorisme presque fossile des préjugés aristocratiques du prince,
préjugés que d'ailleurs le duc et la duchesse ne s'étaient pas fait
faute de railler devant moi, et qui, naturellement, devait me faire
considérer comme plus invraisemblable encore que m'eût invité cet homme
qui ne comptait que les altesses et les ducs et à chaque dîner, faisait
une scène parce qu'il n'avait pas eu à table la place à laquelle il
aurait eu droit sous Louis XIV, place que, grâce à son extrême érudition
en matière d'histoire et de généalogie, il était seul à connaître. A
cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc et
de la duchesse les différences qui les séparaient de leurs cousins. «Le
duc et la duchesse sont beaucoup plus modernes, beaucoup plus
intelligents, ils ne s'occupent pas, comme les autres, que du nombre de
quartiers, leur salon est de trois cents ans en avance sur celui de leur
cousin», étaient des phrases usuelles dont le souvenir me faisait
maintenant frémir en regardant la carte d'invitation à laquelle ils
donnaient beaucoup plus de chances de m'avoir été envoyée par un
mystificateur.
Si encore le duc et la duchesse de Guermantes n'avaient pas été à
Cannes, j'aurais pu tâcher de savoir par eux si l'invitation que j'avais
reçue était véritable. Ce doute où j'étais n'est pas même dû, comme je
m'en étais un moment flatté, au sentiment qu'un homme du monde
n'éprouverait pas et qu'en conséquence un écrivain, appartînt-il en
dehors de cela à la caste des gens du monde, devrait reproduire afin
d'être bien «objectif» et de peindre chaque classe différemment. J'ai,
en effet, trouvé dernièrement, dans un charmant volume de Mémoires, la
notation d'incertitudes analogues à celles par lesquelles me faisait
passer la carte d'invitation de la princesse. «Georges et moi (ou Hély
et moi, je n'ai pas le livre sous la main pour vérifier), nous grillions
si fort d'être admis dans le salon de Mme Delessert, qu'ayant reçu
d'elle une invitation, nous crûmes prudent, chacun de notre côté, de
nous assurer que nous n'étions pas les dupes de quelque poisson
d'avril. » Or le narrateur n'est autre que le comte d'Haussonville (celui
qui épousa la fille du duc de Broglie), et l'autre jeune homme qui «de
son côté» va s'assurer s'il n'est pas le jouet d'une mystification est,
selon qu'il s'appelle Georges ou Hély, l'un ou l'autre des deux
inséparables amis de M. d'Haussonville, M. d'Harcourt ou le prince de
Chalais.
Le jour où devait avoir lieu la soirée chez la princesse de Guermantes,
j'appris que le duc et la duchesse étaient revenus à Paris depuis la
veille. Le bal de la princesse ne les eût pas fait revenir, mais un de
leurs cousins était fort malade, et puis le duc tenait beaucoup à une
redoute qui avait lieu cette nuit-là et où lui-même devait paraître en
Louis XI et sa femme en Isabeau de Bavière. Et je résolus d'aller la
voir le matin. Mais, sortis de bonne heure, ils n'étaient pas encore
rentrés; je guettai d'abord d'une petite pièce, que je croyais un bon
poste de vigie, l'arrivée de la voiture. En réalité j'avais fort mal
choisi mon observatoire, d'où je distinguai à peine notre cour, mais
j'en aperçus plusieurs autres ce qui, sans utilité pour moi, me
divertit un moment. Ce n'est pas à Venise seulement qu'on a de ces
points de vue sur plusieurs maisons à la fois qui ont tenté les
peintres, mais à Paris tout aussi bien. Je ne dis pas Venise au hasard.
C'est à ses quartiers pauvres que font penser certains quartiers pauvres
de Paris, le matin, avec leurs hautes cheminées évasées, auxquelles le
soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs; c'est
tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, et qui fleurit en
nuances si variées, qu'on dirait, planté sur la ville, le jardin d'un
amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. D'ailleurs l'extrême
proximité des maisons aux fenêtres opposées sur une même cour y fait de
chaque croisée le cadre où une cuisinière rêvasse en regardant à terre,
où plus loin une jeune fille se laisse peigner les cheveux par une
vieille à figure, à peine distincte dans l'ombre, de sorcière; ainsi
chaque cour fait pour le voisin de la maison, en supprimant le bruit par
son intervalle, en laissant voir les gestes silencieux dans un rectangle
placé sous verre par la clôture des fenêtres, une exposition de cent
tableaux hollandais juxtaposés. Certes, de l'hôtel de Guermantes on
n'avait pas le même genre de vues, mais de curieuses aussi, surtout de
l'étrange point trigonométrique où je m'étais placé et où le regard
n'était arrêté par rien jusqu'aux hauteurs lointaines que formait, les
terrains relativement vagues qui précédaient étant fort en pente,
l'hôtel de la princesse de Silistrie et de la marquise de Plassac,
cousines très nobles de M. de Guermantes, et que je ne connaissais pas.
Jusqu'à cet hôtel (qui était celui de leur père, M. de Bréquigny), rien
que des corps de bâtiments peu élevés, orientés des façons les plus
diverses et qui, sans arrêter la vue, prolongeaient la distance de leurs
plans obliques. La tourelle en tuiles rouges de la remise où le marquis
de Frécourt garait ses voitures se terminait bien par une aiguille plus
haute, mais si mince qu'elle ne cachait rien, et faisait penser à ces
jolies constructions anciennes de la Suisse, qui s'élancent isolées au
pied d'une montagne. Tous ces points vagues et divergents, où se
reposaient les yeux, faisaient paraître plus éloigné que s'il avait été
séparé de nous par plusieurs rues ou de nombreux contreforts l'hôtel de
Mme de Plassac, en réalité assez voisin mais chimériquement éloigné
comme un paysage alpestre. Quand ses larges fenêtres carrées, éblouies
de soleil comme des feuilles de cristal de roche, étaient ouvertes pour
le ménage, on avait, à suivre aux différents étages les valets de pied
impossibles à bien distinguer, mais qui battaient des tapis, le même
plaisir qu'à voir, dans un paysage de Turner ou d'Elstir, un voyageur en
diligence, ou un guide, à différents degrés d'altitude du Saint-Gothard.
Mais de ce «point de vue» où je m'étais placé, j'aurais risqué de ne pas
voir rentrer M. ou Mme de Guermantes, de sorte que, lorsque dans
l'après-midi je fus libre de reprendre mon guet, je me mis simplement
sur l'escalier, d'où l'ouverture de la porte cochère ne pouvait passer
inaperçue pour moi, et ce fut dans l'escalier que je me postai, bien que
n'y apparussent pas, si éblouissantes avec leurs valets de pied rendus
minuscules par l'éloignement et en train de nettoyer, les beautés
alpestres de l'hôtel de Bréquigny et Tresmes. Or cette attente sur
l'escalier devait avoir pour moi des conséquences si considérables et me
découvrir un paysage, non plus turnérien, mais moral si important, qu'il
est préférable d'en retarder le récit de quelques instants, en le
faisant précéder d'abord par celui de ma visite aux Guermantes quand je
sus qu'ils étaient rentrés. Ce fut le duc seul qui me reçut dans sa
bibliothèque. Au moment où j'y entrais, sortit un petit homme aux
cheveux tout blancs, l'air pauvre, avec une petite cravate noire comme
en avaient le notaire de Combray et plusieurs amis de mon grand-père,
mais d'un aspect plus timide et qui, m'adressant de grands saluts, ne
voulut jamais descendre avant que je fusse passé. Le duc lui cria de la
bibliothèque quelque chose que je ne compris pas, et l'autre répondit
avec de nouveaux saluts adressés à la muraille, car le duc ne pouvait le
voir, mais répétés tout de même sans fin, comme ces inutiles sourires
des gens qui causent avec vous par le téléphone; il avait une voix de
fausset, et me resalua avec une humilité d'homme d'affaires. Et ce
pouvait d'ailleurs être un homme d'affaires de Combray, tant il avait le
genre provincial, suranné et doux des petites gens, des vieillards
modestes de là-bas. «Vous verrez Oriane tout à l'heure, me dit le duc
quand je fus entré. Comme Swann doit venir tout à l'heure lui apporter
les épreuves de son étude sur les monnaies de l'Ordre de Malte, et, ce
qui est pis, une photographie immense où il a fait reproduire les deux
faces de ces monnaies, Oriane a préféré s'habiller d'abord, pour pouvoir
rester avec lui jusqu'au moment d'aller dîner. Nous sommes déjà
encombrés d'affaires à ne pas savoir où les mettre et je me demande où
nous allons fourrer cette photographie. Mais j'ai une femme trop
aimable, qui aime trop à faire plaisir. Elle a cru que c'était gentil de
demander à Swann de pouvoir regarder les uns à côté des autres tous ces
grands maîtres de l'Ordre dont il a trouvé les médailles à Rhodes. Car
je vous disais Malte, c'est Rhodes, mais c'est le même Ordre de
Saint-Jean de Jérusalem. Dans le fond elle ne s'intéresse à cela que
parce que Swann s'en occupe. Notre famille est très mêlée à toute cette
histoire; même encore aujourd'hui, mon frère que vous connaissez est un
des plus hauts dignitaires de l'Ordre de Malte. Mais j'aurais parlé de
tout cela à Oriane, elle ne m'aurait seulement pas écouté. En revanche,
il a suffi que les recherches de Swann sur les Templiers (car c'est
inouï la rage des gens d'une religion à étudier celle des autres)
l'aient conduit à l'Histoire des Chevaliers de Rhodes, héritiers des
Templiers, pour qu'aussitôt Oriane veuille voir les têtes de ces
chevaliers. Ils étaient de forts petits garçons à côté des Lusignan,
rois de Chypre, dont nous descendons en ligne directe. Mais comme
jusqu'ici Swann ne s'est pas occupé d'eux, Oriane ne veut rien savoir
sur les Lusignan. » Je ne pus tout de suite dire au duc pourquoi j'étais
venu. En effet, quelques parentes ou amies, comme Mme de Silistrie et la
duchesse de Montrose, vinrent pour faire une visite à la duchesse, qui
recevait souvent avant le dîner, et ne la trouvant pas, restèrent un
moment avec le duc. La première de ces dames (la princesse de
Silistrie), habillée avec simplicité, sèche, mais l'air aimable, tenait
à la main une canne. Je craignis d'abord qu'elle ne fût blessée ou
infirme. Elle était au contraire fort alerte. Elle parla avec tristesse
au duc d'un cousin germain à lui--pas du côté Guermantes, mais plus
brillant encore s'il était possible--dont l'état de santé, très atteint
depuis quelque temps, s'était subitement aggravé. Mais il était visible
que le duc, tout en compatissant au sort de son cousin et en répétant:
«Pauvre Mama! c'est un si bon garçon», portait un diagnostic favorable.
En effet le dîner auquel devait assister le duc l'amusait, la grande
soirée chez la princesse de Guermantes ne l'ennuyait pas, mais surtout
il devait aller à une heure du matin, avec sa femme, à un grand souper
et bal costumé en vue duquel un costume de Louis XI pour lui et
d'Isabeau de Bavière pour la duchesse étaient tout prêts. Et le duc
entendait ne pas être troublé dans ces divertissements multiples par la
souffrance du bon Amanien d'Osmond. Deux autres dames porteuses de
canne, Mme de Plassac et Mme de Tresmes, toutes deux filles du comte de
Bréquigny, vinrent ensuite faire visite à Basin et déclarèrent que
l'état du cousin Mama ne laissait plus d'espoir. Après avoir haussé les
épaules, et pour changer de conversation, le duc leur demanda si elles
allaient le soir chez Marie-Gilbert. Elles répondirent que non, à cause
de l'état d'Amanien qui était à toute extrémité, et même elles s'étaient
décommandées du dîner où allait le duc, et duquel elles lui énumérèrent
les convives, le frère du roi Théodose, l'infante Marie-Conception, etc.
Comme le marquis d'Osmond était leur parent à un degré moins proche
qu'il n'était de Basin, leur «défection» parut au duc une espèce de
blâme indirect de sa conduite. Aussi, bien que descendues des hauteurs
de l'hôtel de Bréquigny pour voir la duchesse (ou plutôt pour lui
annoncer le caractère alarmant, et incompatible pour les parents avec
les réunions mondaines, de la maladie de leur cousin), ne
restèrent-elles pas longtemps, et, munies de leur bâton d'alpiniste,
Walpurge et Dorothée (tels étaient les prénoms des deux soeurs) reprirent
la route escarpée de leur faîte. Je n'ai jamais pensé à demander aux
Guermantes à quoi correspondaient ces cannes, si fréquentes dans un
certain faubourg Saint-Germain. Peut-être, considérant toute la
paroisse comme leur domaine et n'aimant pas prendre de fiacres,
faisaient-elles de longues courses, pour lesquelles quelque ancienne
fracture, due à l'usage immodéré de la chasse et des chutes de cheval
qu'il comporte souvent, ou simplement des rhumatismes provenant de
l'humidité de la rive gauche et des vieux châteaux, leur rendaient la
canne nécessaire. Peut-être n'étaient-elles pas parties, dans le
quartier, en expédition si lointaine. Et, seulement descendues dans leur
jardin (peu éloigné de celui de la duchesse) pour faire la cueillette
des fruits nécessaires aux compotes, venaient-elles, avant de rentrer
chez elles, dire bonsoir à Mme de Guermantes chez laquelle elles
n'allaient pourtant pas jusqu'à apporter un sécateur ou un arrosoir. Le
duc parut touché que je fusse venu chez eux le jour même de son retour.
Mais sa figure se rembrunit quand je lui eus dit que je venais demander
à sa femme de s'informer si sa cousine m'avait réellement invité. Je
venais d'effleurer une de ces sortes de services que M. et Mme de
Guermantes n'aimaient pas rendre. Le duc me dit qu'il était trop tard,
que si la princesse ne m'avait pas envoyé d'invitation, il aurait l'air
d'en demander une, que déjà ses cousins lui en avaient refusé une, une
fois, et qu'il ne voulait plus, ni de près, ni de loin, avoir l'air de
se mêler de leurs listes, «de s'immiscer», enfin qu'il ne savait même
pas si lui et sa femme, qui dînaient en ville, ne rentreraient pas
aussitôt après chez eux, que dans ce cas leur meilleure excuse de n'être
pas allés à la soirée de la princesse était de lui cacher leur retour à
Paris, que, certainement sans cela, ils se seraient au contraire
empressés de lui faire connaître en lui envoyant un mot ou un coup de
téléphone à mon sujet, et certainement trop tard, car en toute hypothèse
les listes de la princesse étaient certainement closes. «Vous n'êtes pas
mal avec elle», me dit-il d'un air soupçonneux, les Guermantes craignant
toujours de ne pas être au courant des dernières brouilles et qu'on ne
cherchât à se raccommoder sur leur dos. Enfin comme le duc avait
l'habitude de prendre sur lui toutes les décisions qui pouvaient sembler
peu aimables: «Tenez, mon petit, me dit-il tout à coup, comme si l'idée
lui en venait brusquement à l'esprit, j'ai même envie de ne pas dire du
tout à Oriane que vous m'avez parlé de cela. Vous savez comme elle est
aimable, de plus elle vous aime énormément, elle voudrait envoyer chez
sa cousine malgré tout ce que je pourrais lui dire, et si elle est
fatiguée après dîner, il n'y aura plus d'excuse, elle sera forcée
d'aller à la soirée. Non, décidément, je ne lui en dirai rien. Du reste
vous allez la voir tout à l'heure. Pas un mot de cela, je vous prie. Si
vous vous décidez à aller à la soirée je n'ai pas besoin de vous dire
quelle joie nous aurons de passer la soirée avec vous. » Les motifs
d'humanité sont trop sacrés pour que celui devant qui on les invoque ne
s'incline pas devant eux, qu'il les croie sincères ou non; je ne voulus
pas avoir l'air de mettre un instant en balance mon invitation et la
fatigue possible de Mme de Guermantes, et je promis de ne pas lui parler
du but de ma visite, exactement comme si j'avais été dupe de la petite
comédie que m'avait jouée M. de Guermantes. Je demandai au duc s'il
croyait que j'avais chance de voir chez la princesse Mme de Stermaria.
«Mais non, me dit-il d'un air de connaisseur; je sais le nom que vous
dites pour le voir dans les annuaires des clubs, ce n'est pas du tout le
genre de monde qui va chez Gilbert. Vous ne verrez là que des gens
excessivement comme il faut et très ennuyeux, des duchesses portant des
titres qu'on croyait éteints et qu'on a ressortis pour la circonstance,
tous les ambassadeurs, beaucoup de Cobourg; altesses étrangères, mais
n'espérez pas l'ombre de Stermaria. Gilbert serait malade, même de votre
supposition.
«Tenez, vous qui aimez la peinture, il faut que je vous montre un
superbe tableau que j'ai acheté à mon cousin, en partie en échange des
Elstir, que décidément nous n'aimions pas. On me l'a vendu pour un
Philippe de Champagne, mais moi je crois que c'est encore plus grand.
Voulez-vous ma pensée? Je crois que c'est un Vélasquez et de la plus
belle époque», me dit le duc en me regardant dans les yeux, soit pour
connaître mon impression, soit pour l'accroître. Un valet de pied entra.
«Mme la duchesse fait demander à M. le duc si M. le duc veut bien
recevoir M. Swann, parce que Mme la duchesse n'est pas encore prête.
--Faites entrer M. Swann», dit le duc après avoir regardé et vu à sa
montre qu'il avait lui-même quelques minutes encore avant d'aller
s'habiller. «Naturellement ma femme, qui lui a dit de venir, n'est pas
prête. Inutile de parler devant Swann de la soirée de Marie-Gilbert, me
dit le duc. Je ne sais pas s'il est invité. Gilbert l'aime beaucoup,
parce qu'il le croit petit-fils naturel du duc de Berri, c'est toute une
histoire. (Sans ça, vous pensez! mon cousin qui tombe en attaque quand
il voit un Juif à cent mètres. ) Mais enfin maintenant ça s'aggrave de
l'affaire Dreyfus, Swann aurait dû comprendre qu'il devait, plus que
tout autre, couper tout câble avec ces gens-là, or, tout au contraire,
il tient des propos fâcheux. » Le duc rappela le valet de pied pour
savoir si celui qu'il avait envoyé chez le cousin d'Osmond était revenu.
En effet le plan du duc était le suivant: comme il croyait avec raison
son cousin mourant, il tenait à faire prendre des nouvelles avant la
mort, c'est-à-dire avant le deuil forcé. Une fois couvert par la
certitude officielle qu'Amanien était encore vivant, il ficherait le
camp à son dîner, à la soirée du prince, à la redoute où il serait en
Louis XI et où il avait le plus piquant rendez-vous avec une nouvelle
maîtresse, et ne ferait plus prendre de nouvelles avant le lendemain,
quand les plaisirs seraient finis. Alors on prendrait le deuil, s'il
avait trépassé dans la soirée. «Non, monsieur le duc, il n'est pas
encore revenu. --Cré nom de Dieu! on ne fait jamais ici les choses qu'à
la dernière heure», dit le duc à la pensée qu'Amanien avait eu le temps
de «claquer» pour un journal du soir et de lui faire rater sa redoute.
Il fit demander _le Temps_ où il n'y avait rien. Je n'avais pas vu Swann
depuis très longtemps, je me demandai un instant si autrefois il coupait
sa moustache, ou n'avait pas les cheveux en brosse, car je lui trouvais
quelque chose de changé; c'était seulement qu'il était en effet très
«changé», parce qu'il était très souffrant, et la maladie produit dans
le visage des modifications aussi profondes que se mettre à porter la
barbe ou changer sa raie de place. (La maladie de Swann était celle qui
avait emporté sa mère et dont elle avait été atteinte précisément à
l'âge qu'il avait. Nos existences sont en réalité, par l'hérédité, aussi
pleines de chiffres cabalistiques, de sorts jetés, que s'il y avait
vraiment des sorcières. Et comme il y a une certaine durée de la vie
pour l'humanité en général, il y en a une pour les familles en
particulier, c'est-à-dire, dans les familles, pour les membres qui se
ressemblent. ) Swann était habillé avec une élégance qui, comme celle de
sa femme, associait à ce qu'il était ce qu'il avait été. Serré dans une
redingote gris perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte, ganté
de gants blancs rayés de noir, il portait un tube gris d'une forme
évasée que Delion ne faisait plus que pour lui, pour le prince de Sagan,
pour M. de Charlus, pour le marquis de Modène, pour M. Charles Haas et
pour le comte Louis de Turenne. Je fus surpris du charmant sourire et de
l'affectueuse poignée de mains avec lesquels il répondit à mon salut,
car je croyais qu'après si longtemps il ne m'aurait pas reconnu tout de
suite; je lui dis mon étonnement; il l'accueillit avec des éclats de
rire, un peu d'indignation, et une nouvelle pression de la main, comme
si c'était mettre en doute l'intégrité de son cerveau ou la sincérité de
son affection que supposer qu'il ne me reconnaissait pas. Et c'est
pourtant ce qui était; il ne m'identifia, je l'ai su longtemps après,
que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler mon nom. Mais nul
changement dans son visage, dans ses paroles, dans les choses qu'il me
dit, ne trahirent la découverte qu'une parole de M. de Guermantes lui
fit faire, tant il avait de maîtrise et de sûreté dans le jeu de la vie
mondaine. Il y apportait d'ailleurs cette spontanéité dans les manières
et ces initiatives personnelles, même en matière d'habillement, qui
caractérisaient le genre des Guermantes. C'est ainsi que le salut que
m'avait fait, sans me reconnaître, le vieux clubman n'était pas le salut
froid et raide de l'homme du monde purement formaliste, mais un salut
tout rempli d'une amabilité réelle, d'une grâce véritable, comme la
duchesse de Guermantes par exemple en avait (allant jusqu'à vous sourire
la première avant que vous l'eussiez saluée si elle vous rencontrait),
par opposition aux saluts plus mécaniques, habituels aux dames du
faubourg Saint-Germain. C'est ainsi encore que son chapeau, que, selon
une habitude qui tendait à disparaître, il posa par terre à côté de lui,
était doublé de cuir vert, ce qui ne se faisait pas d'habitude, mais
parce que c'était (à ce qu'il disait) beaucoup moins salissant, en
réalité parce que c'était fort seyant. «Tenez, Charles, vous qui êtes un
grand connaisseur, venez voir quelque chose; après ça, mes petits, je
vais vous demander la permission de vous laisser ensemble un instant
pendant que je vais passer un habit; du reste je pense qu'Oriane ne va
pas tarder. » Et il montra son «Vélasquez» à Swann. «Mais il me semble
que je connais ça,» fit Swann avec la grimace des gens souffrants pour
qui parler est déjà une fatigue. «Oui, dit le duc rendu sérieux par le
retard que mettait le connaisseur à exprimer son admiration.
