Le douloureux mystère de
cette impossibilité de jamais lui faire savoir ce que j'avais appris et
d'établir nos rapports sur la vérité de ce que je venais seulement de
découvrir (et que je n'avais peut-être pu découvrir que parce qu'elle
était morte) substituait sa tristesse au mystère plus douloureux de sa
conduite.
cette impossibilité de jamais lui faire savoir ce que j'avais appris et
d'établir nos rapports sur la vérité de ce que je venais seulement de
découvrir (et que je n'avais peut-être pu découvrir que parce qu'elle
était morte) substituait sa tristesse au mystère plus douloureux de sa
conduite.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Albertine Disparue - b
Et pourtant elle est
compacte, indestructible devant nos yeux qui l'aiment, irremplaçable
pendant très longtemps par une autre. C'est que cette femme n'a fait
que susciter par des sortes d'appels magiques mille éléments de
tendresse existant en nous à l'état fragmentaire et qu'elle a
assemblés, unis, effaçant toute cassure entre eux, c'est nous-mêmes
qui en lui donnant ses traits avons fourni toute la matière solide de
la personne aimée. De là vient que même si nous ne sommes qu'un entre
mille pour elle et peut-être le dernier de tous, pour nous, elle est la
seule et celle vers qui tend toute notre vie. Certes même j'avais bien
senti que cet amour n'était pas nécessaire non seulement parce qu'il
eût pu se former avec Mlle de Stermaria, mais même sans cela en le
connaissant lui-même, en le retrouvant trop pareil à ce qu'il avait
été pour d'autres, et aussi en le sentant plus vaste qu'Albertine,
l'enveloppant, ne la connaissant pas, comme une marée autour d'un mince
brisant. Mais peu à peu à force de vivre avec Albertine, les chaînes
que j'avais forgées moi-même, je ne pouvais plus m'en dégager,
l'habitude d'associer la personne d'Albertine au sentiment qu'elle
n'avait pas inspiré me faisait pourtant croire qu'il était spécial à
elle, comme l'habitude donne à la simple association d'idées entre
deux phénomènes, à ce que prétend une certaine école philosophique,
la force, la nécessité illusoires d'une loi de causalité. J'avais cru
que mes relations, ma fortune, me dispenseraient de souffrir, et
peut-être trop efficacement puisque cela me semblait me dispenser de
sentir, d'aimer, d'imaginer; j'enviais une pauvre fille de campagne à
qui l'absence de relations, même de télégraphe, donne de longs mois
de rêves après un chagrin qu'elle ne peut artificiellement endormir.
Or je me rendais compte maintenant que si pour Mme de Guermantes
comblée de tout ce qui pouvait rendre infinie la distance entre elle et
moi, j'avais vu cette distance brusquement supprimée par l'opinion que
les avantages sociaux ne sont que matière inerte et transformable,
d'une façon semblable quoique inverse, mes relations, ma fortune, tous
les moyens matériels dont tant ma situation que la civilisation de mon
époque me faisait profiter, n'avaient fait que reculer l'échéance de
la lutte corps à corps avec la volonté contraire, inflexible
d'Albertine sur laquelle aucune pression n'avait agi. Sans doute j'avais
pu échanger des dépêches, des communications téléphoniques avec
Saint-Loup, être en rapports constants avec le bureau de Tours, mais
leur attente n'avait-elle pas été inutile, leur résultat nul. Et les
filles de la campagne, sans avantages sociaux, sans relations, ou les
humains avant les perfectionnements de la civilisation ne souffrent-ils
pas moins, parce qu'on désire moins, parce qu'on regrette moins ce
qu'on a toujours su inaccessible et qui est resté à cause de cela
comme irréel. On désire plus la personne qui va se donner;
l'espérance anticipe la possession; mais le regret aussi est un
amplificateur du désir. Le refus de Mlle de Stermaria de venir dîner
à l'île du Bois est ce qui avait empêché que ce fût elle que
j'aimasse. Cela eût pu suffire aussi à me la faire aimer, si ensuite
je l'avais revue à temps. Aussitôt que j'avais su qu'elle ne viendrait
pas, envisageant l'hypothèse invraisemblable--et qui s'était
réalisée--que peut-être quelqu'un était jaloux d'elle et
l'éloignait des autres, que je ne la reverrais jamais, j'avais tant
souffert que j'aurais tout donné pour la voir, et c'est une des plus
grandes angoisses que j'eusse connues que l'arrivée de Saint-Loup avait
apaisée. Or à partir d'un certain âge nos amours, nos maîtresses
sont filles de notre angoisse; notre passé, et les lésions physiques
où il s'est inscrit, déterminent notre avenir. Pour Albertine en
particulier, qu'il ne fût pas nécessaire que ce fût elle que
j'aimasse, était, même sans ces amours voisines, inscrit dans
l'histoire de mon amour pour elle, c'est-à-dire pour elle et ses
amies. Car ce n'était même pas un amour comme celui pour Gilberte mais
créé par division entre plusieurs jeunes filles. Que ce fût à cause
d'elle et parce qu'elles me paraissaient quelque chose d'analogue à
elle que je me fusse plu avec ses amies, il était possible. Toujours
est-il que pendant bien longtemps l'hésitation entre toutes fut
possible, mon choix se promenait de l'une à l'autre, et quand je
croyais préférer celle-ci, il suffisait que celle-là me laissât
attendre, refusât de me voir pour que j'eusse pour elle un commencement
d'amour. Bien des fois à cette époque lorsque Andrée devait venir me
voir à Balbec, si un peu avant la visite d'Andrée, Albertine me
manquait de parole, mon cœur ne cessait plus de battre, je croyais ne
jamais la revoir et c'était elle que j'aimais. Et quand Andrée venait
c'était sérieusement que je lui disais (comme je le lui dis à Paris
après que j'eus appris qu'Albertine avait connu Mlle Vinteuil) ce
qu'elle pouvait croire dit exprès, sans sincérité, ce qui aurait
été dit en effet et dans les mêmes termes si j'avais été heureux la
veille avec Albertine: «Hélas si vous étiez venue plus tôt,
maintenant j'en aime une autre. » Encore dans ce cas d'Andrée,
remplacée par Albertine quand j'avais su que celle-ci avait connu Mlle
Vinteuil, l'amour avait été alternatif et par conséquent en somme il
n'y en avait eu qu'un à la fois. Mais il s'était produit tel cas
auparavant où je m'étais à demi brouillé avec deux des jeunes
filles. Celle qui ferait les premiers pas me rendrait le calme, c'est
l'autre que j'aimerais, si elle restait brouillée, ce qui ne veut pas
dire que ce n'est pas avec la première que je me lierais
définitivement, car elle me consolerait--bien qu'inefficacement--de la
dureté de la seconde, de la seconde que je finirais par oublier si elle
ne revenait plus. Or il arrivait que persuadé que l'une ou l'autre au
moins allait revenir à moi, aucune des deux pendant quelque temps ne le
faisait. Mon angoisse était donc double, et double mon amour, me
réservant de cesser d'aimer celle qui reviendrait, mais souffrant
jusque-là par toutes les deux. C'est le lot d'un certain âge qui peut
venir très tôt qu'on soit rendu moins amoureux par un être que par un
abandon, où de cet être on finit par ne plus savoir qu'une chose, sa
figure étant obscurcie, son âme inexistante, votre préférence toute
récente et inexpliquée, c'est, qu'on aurait besoin pour ne plus
souffrir qu'il vous fît dire: «Me recevriez-vous? » Ma séparation
d'avec Albertine le jour où Françoise m'avait dit: «Mademoiselle
Albertine est partie» était comme une allégorie de tant d'autres
séparations. Car bien souvent pour que nous découvrions que nous
sommes amoureux, peut-être même pour que nous le devenions, il faut
qu'arrive le jour de la séparation. Dans ce cas où c'est une attente
vaine, un mot de refus qui fixe un choix, l'imagination fouettée par la
souffrance va si vite dans son travail, fabrique avec une rapidité si
folle un amour à peine commencé et qui restait informe, destiné à
rester à l'état d'ébauche depuis des mois, que par instants
l'intelligence qui n'a pu rattraper le cœur, s'étonne, s'écrie:
«Mais tu es fou, dans quelles pensées nouvelles vis-tu si
douloureusement? Tout cela n'est pas la vie réelle». Et en effet à ce
moment-là, si on n'était pas relancé par l'infidèle, de bonnes
distractions qui nous calmeraient physiquement le cœur suffiraient pour
faire avorter l'amour. En tous cas si cette vie avec Albertine n'était
pas dans son essence nécessaire, elle m'était devenue indispensable.
J'avais tremblé quand j'avais aimé Mme de Guermantes parce que je me
disais qu'avec ses trop grands moyens de séduction, non seulement de
beauté mais de situation, de richesse, elle serait trop libre d'être
à trop de gens, que j'aurais trop peu de prise sur elle. Albertine
étant pauvre, obscure, devait être désireuse de m'épouser. Et
pourtant je n'avais pu la posséder pour moi seul. Que ce soient les
conditions sociales, les prévisions de la sagesse, en vérité, on n'a
pas de prises sur la vie d'un autre être. Pourquoi ne m'avait-elle pas
dit: «J'ai ces goûts», j'aurais cédé, je lui aurais permis de les
satisfaire. Dans un roman que j'avais lu il y avait une femme qu'aucune
objurgation de l'homme qui l'aimait ne pouvait décider à parler. En le
lisant j'avais trouvé cette situation absurde; j'aurais moi, me
disais-je, forcé la femme à parler d'abord, ensuite nous nous serions
entendus; à quoi bon ces malheurs inutiles? Mais je voyais maintenant
que nous ne sommes pas libres de ne pas nous les forger et que nous
avons beau connaître notre volonté, les autres êtres ne lui
obéissent pas.
Et pourtant ces douloureuses, ces inéluctables vérités qui nous
dominaient et pour lesquelles nous étions aveugles, vérité de nos
sentiments, vérité de notre destin, combien de fois sans le savoir,
sans le vouloir, nous les avions dites en des paroles crues sans doute
mensongères par nous mais auxquelles l'événement avait donné après
coup leur valeur prophétique. Je me rappelais bien des mots que l'un et
l'autre nous avions prononcés sans savoir alors la vérité qu'ils
contenaient, même que nous avions dits en croyant nous jouer la
comédie et dont la fausseté était bien mince, bien peu intéressante,
toute confinée dans notre pitoyable insincérité auprès de ce qu'ils
contenaient à notre insu. Mensonges, erreurs, en deçà de la réalité
profonde que nous n'apercevions pas, Vérité au delà, vérité de nos
caractères dont les lois essentielles nous échappent et demandent le
temps pour se révéler, vérité de nos destins aussi. J'avais cru
mentir quand je lui avais dit à Balbec: «Plus je vous verrai, plus je
vous aimerai» (et pourtant c'était cette intimité de tous les
instants qui, par le moyen de la jalousie, m'avait tant attaché à
elle), «Je sais que je pourrais être utile à votre esprit»; à
Paris: «Tâchez d'être prudente. Pensez s'il vous arrivait un accident
je ne m'en consolerais pas» et elle: «Mais il peut m'arriver un
accident», à Paris le soir où j'avais fait semblant de vouloir la
quitter: «Laissez-moi vous regarder encore puisque bientôt je ne vous
verrai plus, et que ce sera pour jamais. » Et elle quand ce même soir
elle avait regardé autour d'elle: «Dire que je ne verrai plus cette
chambre, ces livres, ce pianola, toute cette maison, je ne peux pas le
croire et pourtant c'est vrai. » Dans ses dernières lettres enfin,
quand elle avait écrit--probablement en se disant «Je fais du
chiqué»:--«Je vous laisse le meilleur de moi-même» (et n'était-ce
pas en effet maintenant à la fidélité, aux forces, fragiles hélas
aussi, de ma mémoire qu'étaient confiées son intelligence, sa bonté,
sa beauté? ) et «cet instant deux fois crépusculaire puisque le jour
tombait et que nous allions nous quitter, ne s'effacera de mon esprit
que quand il sera envahi par la nuit complète», cette phrase écrite
la veille du jour où en effet son esprit avait été envahi par la nuit
complète et où peut-être bien dans ces dernières lueurs si rapides
mais que l'anxiété du moment divise jusqu'à l'infini, elle avait
peut-être bien revu notre dernière promenade et dans cet instant où
tout nous abandonne et où on se crée une foi, comme les athées
deviennent chrétiens sur le champ de bataille, elle avait peut-être
appelé au secours l'ami si souvent maudit mais si respecté par elle,
qui lui-même--car toutes les religions se ressemblent--avait la
cruauté de souhaiter qu'elle eût eu aussi le temps de se reconnaître,
de lui donner sa dernière pensée, de se confesser enfin à lui, de
mourir en lui. Mais à quoi bon, puisque si même, alors, elle avait eu
le temps de se reconnaître, nous n'avions compris l'un et l'autre où
était notre bonheur, ce que nous aurions dû faire, que quand ce
bonheur, que parce que ce bonheur n'était plus possible, que nous ne
pouvions plus le réaliser. Tant que les choses sont possibles on les
diffère, et elles ne peuvent prendre cette puissance d'attraits et
cette apparente aisance de réalisation que quand projetées dans le
vide idéal de l'imagination, elles sont soustraites à la submersion
alourdissante, enlaidissante du milieu vital. L'idée qu'on mourra est
plus cruelle que mourir, mais moins que l'idée qu'un autre est mort,
que, redevenue plane après avoir englouti un être, s'étend, sans
même un remous à cette place-là, une réalité d'où cet être est
exclu, où n'existe plus aucun vouloir, aucune connaissance, et de
laquelle il est aussi difficile de remonter à l'idée que cet être a
vécu, qu'il est difficile, du souvenir encore tout récent de sa vie,
de penser qu'il est assimilable aux images sans consistance, aux
souvenirs laissés par les personnages d'un roman qu'on a lu.
Du moins j'étais heureux qu'avant de mourir, elle m'eût écrit cette
lettre, et surtout envoyé la dernière dépêche qui me prouvait
qu'elle fût revenue si elle eût vécu. Il me semblait que c'était non
seulement plus doux, mais plus beau ainsi, que l'événement eût été
incomplet sans ce télégramme, eût eu moins figure d'art et de destin.
En réalité il l'eût eu tout autant s'il eût été autre; car tout
événement est comme un moule d'une forme particulière, et, quel qu'il
soit, il impose, à la série des faits qu'il est venu interrompre et
semble en conclure, un dessin que nous croyons le seul possible parce
que nous ne connaissons pas celui qui eût pu lui être substitué. Je
me répétais: «Pourquoi ne m'avait-elle pas dit: «J'ai ces goûts»,
j'aurais cédé, je lui aurais permis de les satisfaire, en ce moment je
l'embrasserais encore». Quelle tristesse d'avoir à me rappeler qu'elle
m'avait ainsi menti en me jurant trois jours avant de me quitter qu'elle
n'avait jamais eu avec l'amie de Mlle Vinteuil, ces relations qu'au
moment où Albertine me le jurait, sa rougeur avait confessées. Pauvre
petite, elle avait eu du moins l'honnêteté de ne pas vouloir jurer que
le plaisir de revoir Mlle Vinteuil n'entrait pour rien dans son désir
d'aller ce jour-là chez les Verdurin. Pourquoi n'était-elle pas allée
jusqu'au bout de son aveu, et avait-elle inventé alors ce roman
inimaginable? Peut-être du reste était-ce un peu ma faute si elle
n'avait jamais malgré toutes mes prières qui venaient se briser à sa
dénégation, voulu me dire: «j'ai ces goûts. » C'était peut-être un
peu ma faute parce que à Balbec le jour où après la visite de Mme de
Cambremer j'avais eu ma première explication avec Albertine et où
j'étais si loin de croire qu'elle pût avoir en tous cas autre chose
qu'une amitié trop passionnée avec Andrée, j'avais exprimé avec trop
de violence mon dégoût pour ce genre de mœurs, je les avais
condamnées d'une façon trop catégorique. Je ne pouvais me rappeler si
Albertine avait rougi quand j'avais naïvement proclamé mon horreur de
cela, je ne pouvais me le rappeler, car ce n'est souvent que longtemps
après que nous voudrions bien savoir quelle attitude eut une personne
à un moment où nous n'y fîmes nullement attention et qui, plus tard,
quand nous repensons à notre conversation, éclaircirait une
difficulté poignante. Mais dans notre mémoire il y a une lacune, il
n'y a pas trace de cela. Et bien souvent nous n'avons pas fait assez
attention, au moment même, aux choses qui pouvaient déjà nous
paraître importantes, nous n'avons pas bien entendu une phrase, nous
n'avons pas noté un geste, ou bien nous les avons oubliés. Et quand
plus tard, avides de découvrir une vérité, nous remontons de
déduction en déduction, feuilletant notre mémoire comme un recueil de
témoignages, quand nous arrivons à cette phrase, à ce geste,
impossible de nous rappeler, nous recommençons vingt fois le même
trajet mais inutilement: le chemin ne va pas plus loin. Avait-elle
rougi? Je ne savais si elle avait rougi, mais elle n'avait pas pu ne pas
entendre, et le souvenir de ces paroles l'avait plus tard arrêtée
quand peut-être elle avait été sur le point de se confesser à moi.
Et maintenant elle n'était plus nulle part, j'aurais pu parcourir la
terre d'un pôle à l'autre sans rencontrer Albertine. La réalité qui
s'était refermée sur elle était redevenue unie, avait effacé
jusqu'à la trace de l'être qui avait coulé à fond. Elle n'était
plus qu'un nom, comme cette Mme de Charlus dont disaient avec
indifférence: «Elle était délicieuse» ceux qui l'avaient connue.
Mais je ne pouvais pas concevoir plus d'un instant l'existence de cette
réalité dont Albertine n'avait pas conscience, car en moi mon amie
existait trop, en moi où tous les sentiments, toutes les pensées se
rapportaient à sa vie. Peut-être si elle l'avait su, eût-elle été
touchée de voir que son ami ne l'oubliait pas, maintenant que sa vie à
elle était finie et elle eût été sensible à des choses qui
auparavant l'eussent laissée indifférente. Mais comme on voudrait
s'abstenir d'infidélités, si secrètes fussent-elles, tant on craint
que celle qu'on aime ne s'en abstienne pas, j'étais effrayé de
penser que si les morts vivent quelque part, ma grand'mère connaissait
aussi bien mon oubli, qu'Albertine mon souvenir. Et tout compte fait,
même pour une même morte, est-on sûr que la joie qu'on aurait
d'apprendre qu'elle sait certaines choses balancerait l'effroi de penser
qu'elle les sait toutes; et, si sanglant que soit le sacrifice, ne
renoncerions-nous pas quelquefois à garder après leur mort comme amis
ceux que nous avons aimés de peur de les avoir aussi pour juges.
Mes curiosités jalouses de ce qu'avait pu faire Albertine étaient
infinies. J'achetai combien de femmes qui ne m'apprirent rien. Si ces
curiosités étaient si vivaces, c'est que l'être ne meurt pas tout de
suite pour nous, il reste baigné d'une espèce d'aura de vie qui n'a
rien d'une immortalité véritable mais qui fait qu'il continue à
occuper nos pensées de la même manière que quand il vivait. Il est
comme en voyage. C'est une survie très païenne. Inversement quand on a
cessé d'aimer, les curiosités que l'être excite meurent avant que
lui-même soit mort. Ainsi je n'eusse plus fait un pas pour savoir avec
qui Gilberte se promenait un certain soir dans les Champs-Élysées. Or
je sentais bien que ces curiosités étaient absolument pareilles, sans
valeur en elles-mêmes, sans possibilité de durer, mais je continuais
à tout sacrifier à la cruelle satisfaction de ces curiosités
passagères, bien que je susse d'avance que ma séparation forcée
d'avec Albertine, du fait de sa mort, me conduirait à la même
indifférence qu'avait fait ma séparation volontaire d'avec Gilberte.
Si elle avait pu savoir ce qui allait arriver, elle serait restée
auprès de moi. Mais cela revenait à dire qu'une fois qu'elle se fût
vue morte elle eût mieux aimé, auprès de moi, rester en vie. Par la
contradiction même qu'elle impliquait, une telle supposition était
absurde. Mais cela n'était pas inoffensif, car en imaginant combien
Albertine, si elle pouvait savoir, si elle pouvait rétrospectivement
comprendre, serait heureuse de revenir auprès de moi, je l'y voyais, je
voulais l'embrasser; et hélas c'était impossible, elle ne reviendrait
jamais, elle était morte. Mon imagination la cherchait dans le ciel,
par les soirs où nous l'avions regardé encore ensemble; au delà de ce
clair de lune qu'elle aimait, je tâchais de hisser jusqu'à elle ma
tendresse pour qu'elle lui fût une consolation de ne plus vivre, et cet
amour pour un être si lointain était comme une religion, mes pensées
montaient vers elle comme des prières. Le désir est bien fort, il
engendre la croyance, j'avais cru qu'Albertine ne partirait pas parce
que je le désirais. Parce que je le désirais je crus qu'elle n'était
pas morte; je me mis à lire des livres sur les tables tournantes, je
commençai à croire possible l'immortalité de l'âme. Mais elle ne me
suffisait pas. Il fallait qu'après ma mort, je la retrouvasse avec son
corps comme si l'éternité ressemblait à la vie. Que dis-je à la vie!
J'étais plus exigeant encore. J'aurais voulu ne pas être à tout
jamais privé par la mort des plaisirs que pourtant elle n'est pas seule
à nous ôter. Car sans elle ils auraient fini par s'émousser, ils
avaient déjà commencé de l'être par l'action de l'habitude ancienne,
des nouvelles curiosités. Puis, dans la vie, Albertine, même
physiquement eût peu à peu changé, jour par jour je me serais adapté
à ce changement. Mais mon souvenir n'évoquant d'elle que des moments,
demandait de la revoir telle qu'elle n'aurait déjà plus été si elle
avait vécu; ce qu'il voulait c'était un miracle qui satisfît aux
limites naturelles et arbitraires de la mémoire qui ne peut sortir du
passé. Avec la naïveté des théologiens antiques, je l'imaginais
m'accordant les explications non pas même qu'elle eût pu me donner
mais par une contradiction dernière celles qu'elle m'avait toujours
refusées pendant sa vie. Et ainsi sa mort étant une espèce de rêve
mon amour lui semblerait un bonheur inespéré; je ne retenais de la
mort que la commodité et l'optimisme d'un dénouement qui simplifie,
qui arrange tout. Quelquefois ce n'était pas si loin, ce n'était pas
dans un autre monde que j'imaginais notre réunion. De même
qu'autrefois, quand je ne connaissais Gilberte que pour jouer avec elle
aux Champs-Élysées, le soir à la maison je me figurais que j'allais
recevoir une lettre d'elle où elle m'avouerait son amour, qu'elle
allait entrer, une même force de désir ne s'embarrassant pas plus des
lois physiques qui le contrariaient, que la première fois au sujet de
Gilberte, où en somme il n'avait pas eu tort puisqu'il avait eu le
dernier mot, me faisait penser maintenant que j'allais recevoir un mot
d'Albertine, m'apprenant qu'elle avait bien eu un accident de cheval,
mais que pour des raisons romanesques (et comme en somme il est
quelquefois arrivé pour des personnages qu'on a cru longtemps morts)
elle n'avait pas voulu que j'apprisse qu'elle avait guéri et maintenant
repentante demandait à venir vivre pour toujours avec moi. Et, me
faisant très bien comprendre ce que peuvent être certaines folies
douces de personnes qui par ailleurs semblent raisonnables, je sentais
Coexister en moi, la certitude qu'elle était morte, et l'espoir
incessant de la voir entrer.
Je n'avais pas encore reçu de nouvelles d'Aimé qui pourtant devait
être arrivé à Balbec. Sans doute mon enquête portait sur un point
secondaire et bien arbitrairement choisi. Si la vie d'Albertine avait
été vraiment coupable, elle avait dû contenir bien des choses
autrement importantes, auxquelles le hasard ne m'avait pas permis de
toucher, comme il l'avait fait pour cette conversation sur le peignoir
grâce à la rougeur d'Albertine. C'était tout à fait arbitrairement
que j'avais fait un sort à cette journée-là, que plusieurs années
après je tâchais de reconstituer. Si Albertine avait aimé les femmes,
il y avait des milliers d'autres journées de sa vie dont je ne
connaissais pas l'emploi et qui pouvaient être aussi intéressantes
pour moi à connaître; j'aurais pu envoyer Aimé dans bien d'autres
endroits de Balbec, dans bien d'autres villes que Balbec. Mais
précisément ces journées-là, parce que je n'en savais pas l'emploi,
elles ne se représentaient pas à mon imagination. Elles n'avaient pas
d'existence. Les choses, les êtres ne commençaient à exister pour moi
que quand ils prenaient dans mon imagination une existence individuelle.
S'il y en avait des milliers d'autres pareils, ils devenaient pour moi
représentatifs du reste. Si j'avais le désir depuis longtemps de
savoir en fait de soupçons à l'égard d'Albertine ce qu'il en était
pour la douche, c'est de la même manière que, en fait de désirs de
femmes, et quoique je susse qu'il y avait un grand nombre de jeunes
filles et de femmes de chambre qui pouvaient les valoir et dont le
hasard aurait tout aussi bien pu me faire entendre parler, je voulais
connaître--puisque c'étaient celles-là dont Saint-Loup m'avait
parlé, celles-là qui existaient individuellement pour moi--la jeune
fille qui allait dans les maisons de passe et la femme de chambre de Mme
Putbus. Les difficultés que ma santé, mon indécision, ma
«procrastination», comme disait Saint-Loup, mettaient à réaliser
n'importe quoi, m'avaient fait remettre de jour en jour, de mois en
mois, d'année en année, l'éclaircissement de certains soupçons comme
l'accomplissement de certains désirs. Mais je les gardais dans ma
mémoire en me promettant de ne pas oublier d'en connaître la
réalité, parce que seuls ils m'obsédaient (puisque les autres
n'avaient pas de forme à mes yeux, n'existaient pas), et aussi parce
que le hasard même qui les avait choisis au milieu de la réalité
m'était un garant que c'était bien en eux avec un peu de réalité, de
la vie véritable et convoitée que j'entrerais en contact.
Et puis, sur un seul fait, s'il est certain, ne peut-on, comme le savant
qui expérimente, dégager la vérité pour tous les ordres de faits
semblables? Un seul petit fait, s'il est bien choisi, ne suffit-il pas
à l'expérimentateur pour décider d'une loi générale qui fera
connaître la vérité sur des milliers de faits analogues?
Albertine avait beau n'exister dans ma mémoire qu'à l'état où elle
m'était successivement apparue au cours de la vie, c'est-à-dire
subdivisée suivant une série de fractions de temps, ma pensée,
rétablissant en elle l'unité, en refaisait un être, et c'est sur cet
être que je voulais porter un jugement général, savoir si elle
m'avait menti, si elle aimait les femmes, si c'était pour en
fréquenter librement qu'elle m'avait quitté. Ce que dirait la
doucheuse pourrait peut-être trancher à jamais mes doutes sur les
mœurs d'Albertine.
Mes doutes! Hélas j'avais cru qu'il me serait indifférent, même
agréable de ne plus voir Albertine jusqu'à ce que son départ m'eût
révélé mon erreur. De même sa mort m'avait appris combien je me
trompais en croyant souhaiter quelquefois sa mort et supposer qu'elle
serait ma délivrance. Ce fut de même que, quand je reçus la lettre
d'Aimé, je compris que, si je n'avais pas jusque-là souffert trop
cruellement de mes doutes sur la vertu d'Albertine, c'est qu'en
réalité ce n'était nullement des doutes. Mon bonheur, ma vie avaient
besoin qu'Albertine fût vertueuse, ils avaient posé une fois pour
toutes qu'elle l'était. Muni de cette croyance préservatrice, je
pouvais sans danger laisser mon esprit jouer tristement avec des
suppositions auxquelles il donnait une forme mais n'ajoutait pas foi. Je
me disais, «Elle aime peut-être les femmes», comme on dit «Je! peux
mourir ce soir»; on se le dit, mais on ne le croit pas, on fait des
projets pour le lendemain. C'est ce qui explique que, me croyant à tort
incertain si Albertine aimait ou non les femmes, et croyant par
conséquent qu'un fait coupable à l'actif d'Albertine ne m'apporterait
rien que je n'eusse souvent envisagé, j'aie pu éprouver devant les
images, insignifiantes pour d'autres, que m'évoquait la lettre d'Aimé,
une inattendue, la plus cruelle que j'eusse ressentie encore, et qui
formait avec ces images, avec l'image hélas! d'Albertine elle-même,
une sorte de précipité comme on dit en chimie, où tout était
indivisible et dont le texte de la lettre d'Aimé que je sépare d'une
façon toute conventionnelle ne peut donner aucunement l'idée, puisque
chacun des mots qui la composent était aussitôt transformé, coloré
à jamais par la souffrance qu'il venait d'exciter.
«Monsieur,
«Monsieur voudra bien me pardonner si je n'ai pas plus tôt écrit à
Monsieur. La personne que Monsieur m'avait chargé de voir s'était
absentée pour deux jours et, désireux de répondre à la confiance que
Monsieur avait mise en moi, je ne voulais pas revenir les mains vides.
Je viens de causer avec cette personne qui se rappelle très bien (Mlle
A. ). » Aimé qui avait un certain commencement de culture voulait mettre
Mlle A. en italique et entre guillemets. Mais quand il voulait mettre
des guillemets, il traçait une parenthèse et quand il voulait mettre
quelque chose entre parenthèses, il le mettait entre guillemets. C'est
ainsi que Françoise disait que quelqu'un _restait_ dans ma rue pour
dire qu'il y demeurait, et qu'on pouvait _demeurer_ deux minutes pour
rester, les fautes des gens du peuple consistant seulement très souvent
à interchanger--comme a fait d'ailleurs la langue française--des
termes qui au cours des siècles ont pris réciproquement la place l'un
de l'autre. «D'après elle la chose que supposait Monsieur est
absolument certaine. D'abord c'était elle qui soignait (Mlle A. ) chaque
fois que celle-ci venait aux bains. (Mlle A. ) venait très souvent
prendre sa douche avec une grande femme plus âgée qu'elle, toujours
habillée en gris, et que la doucheuse sans savoir son nom connaissait
pour l'avoir vu souvent rechercher des jeunes filles. Mais elle ne
faisait plus attention aux autres depuis qu'elle connaissait (Mlle A. ).
Elle et (Mlle A. ) s'enfermaient toujours dans la cabine, restaient très
longtemps, et la dame en gris donnait au moins 10 francs de pourboire à
la personne avec qui j'ai causé. Comme m'a dit cette personne, vous
pensez bien que si elles n'avaient fait qu'enfiler des perles, elles ne
m'auraient pas donné dix francs de pourboire. (Mlle A. ) venait aussi
quelquefois avec une femme très noire de peau, qui avait un face à
mains. Mais (Mlle A. ) venait le plus souvent avec des jeunes filles plus
jeunes qu'elle surtout une très rousse. Sauf la dame en gris, les
personnes que (Mlle A. ) avait l'habitude d'amener n'étaient pas de
Balbec et devaient même souvent venir d'assez loin. Elles n'entraient
jamais ensemble, mais (Mlle A. ) entrait, en disant de laisser la porte
de la cabine ouverte--qu'elle attendait une amie, et la personne avec
qui j'ai parlé savait ce que cela voulait dire. Cette personne n'a pu
me donner d'autres détails ne se rappelant pas très bien, «ce qui est
facile à comprendre après si longtemps». Du reste cette personne ne
cherchait pas à savoir, parce qu'elle est très discrète et que
c'était son intérêt car (Mlle A. ) lui faisait gagner gros. Elle a
été très sincèrement touchée d'apprendre qu'elle était morte. Il
est vrai que si jeune c'est un grand malheur pour elle et pour les
siens. J'attends les ordres de Monsieur pour savoir si je peux quitter
Balbec où je ne crois pas que j'apprendrai rien davantage. Je remercie
encore Monsieur du petit voyage que Monsieur m'a ainsi procuré et qui
m'a été très agréable d'autant plus que le temps est on ne peut plus
favorable. La saison s'annonce bien pour cette année. On espère que
Monsieur viendra faire cet été une petite apparition.
Je ne vois plus rien d'intéressant à dire à Monsieur, etc.
Pour comprendre à quelle profondeur ces mots entraient en moi, il faut
se rappeler que les questions que je me posais à l'égard d'Albertine
n'étaient pas des questions accessoires, indifférentes, des questions
de détail, les seules en réalité que nous nous posions à l'égard de
tous les êtres qui ne sont pas nous, ce qui nous permet de cheminer,
revêtus d'une pensée imperméable, au milieu de la souffrance, du
mensonge, du vice ou de la mort. Non, pour Albertine, c'étaient des
questions d'essence: En son fond qu'était-elle? À quoi pensait-elle?
Qu'aimait-elle? Me mentait-elle? Ma vie avec elle avait-elle été aussi
lamentable que celle de Swann avec Odette? Aussi ce qu'atteignait la
réponse d'Aimé, bien qu'elle ne fût pas une réponse générale, mais
particulière--et justement à cause de cela--c'était bien en
Albertine, en moi, les profondeurs.
Enfin je voyais devant moi, dans cette arrivée d'Albertine à la douche
par la petite rue avec la dame en gris, un fragment de ce passé qui ne
me semblait pas moins mystérieux, moins effroyable, que je ne le
redoutais quand je l'imaginais enfermé dans le souvenir, dans le regard
d'Albertine. Sans doute tout autre que moi eût pu trouver insignifiants
ces détails auxquels l'impossibilité où j'étais, maintenant
qu'Albertine était morte, de les faire réfuter par elle, conférait
l'équivalent d'une sorte de probabilité. Il est même probable que
pour Albertine, même s'ils avaient été vrais, ses propres fautes, si
elle les avait avouées, que sa conscience les eût trouvées innocentes
ou blâmables, que sa sensualité les eût trouvées délicieuses ou
assez fades, eussent été dépourvues de cette inexprimable impression
d'horreur dont je ne les séparais pas. Moi-même, à l'aide de mon
amour des femmes et quoiqu'elles ne dussent pas avoir été pour
Albertine la même chose, je pouvais un peu imaginer ce qu'elle
éprouvait. Et certes c'était déjà un commencement de souffrance que
de me la représenter désirant comme j'avais si souvent désiré, me
mentant comme je lui avais si souvent menti, préoccupée par telle ou
telle jeune fille, faisant des frais pour elle, comme moi pour Mlle de
Stermaria, pour tant d'autres ou pour les paysannes que je rencontrais
dans la campagne. Oui, tous mes désirs m'aidaient à comprendre dans
une certaine mesure les siens; c'était déjà une grande souffrance où
tous les désirs, plus ils avaient été vifs, étaient changés en
tourments d'autant plus cruels; comme si dans cette algèbre de la
sensibilité ils reparaissaient avec le même coefficient mais avec le
signe moins au lieu du signe plus. Pour Albertine, autant que je pouvais
en juger par moi-même, ses fautes, quelque volonté qu'elle eût de me
les cacher--ce qui me faisait supposer qu'elle se jugeait coupable ou
avait peur de me chagriner--ses fautes parce qu'elle les avait
préparées à sa guise dans la claire lumière de l'imagination où se
joue le désir, lui paraissaient tout de même des choses de même
nature que le reste de la vie, des plaisirs pour elle qu'elle n'avait
pas eu le courage de se refuser, des peines pour moi qu'elle avait
cherché à éviter de me faire en me les cachant, mais des plaisirs et
des peines qui pouvaient figurer au milieu des autres plaisirs et peines
de la vie. Mais moi, c'est du dehors, sans que je fusse prévenu, sans
que je pusse moi-même les élaborer, c'est de la lettre d'Aimé que
m'étaient venues les images d'Albertine arrivant à la douche et
préparant son pourboire.
Sans doute c'est parce que dans cette arrivée silencieuse et
délibérée d'Albertine avec la femme en gris, je lisais le rendez-vous
qu'elles avaient pris, cette convention de venir faire l'amour dans un
cabinet de douches qui impliquait une expérience de la corruption,
l'organisation bien dissimulée de toute une double existence, c'est
parce que ces images m'apportaient la terrible nouvelle de la
culpabilité d'Albertine qu'elles m'avaient immédiatement causé une
douleur physique dont elles ne se sépareraient plus. Mais aussitôt la
douleur avait réagi sur elles: un fait objectif, tel qu'une image, est
différent selon l'état intérieur avec lequel on l'aborde. Et la
douleur est un aussi puissant modificateur de la réalité qu'est
l'ivresse. Combinée avec ces images, la souffrance en avait fait
aussitôt quelque chose d'absolument différent de ce que peut être
pour toute autre personne une dame en gris, un pourboire, une douche, la
rue où avait lieu l'arrivée délibérée d'Albertine avec la dame en
gris. Toutes ces images--échappées sur une vie de mensonges et de
fautes telle que je ne l'avais jamais conçue--ma souffrance les avait
immédiatement altérées en leur matière même, je ne les voyais pas
dans la lumière qui éclaire les spectacles de la terre, c'était le
fragment d'un autre monde, d'une planète inconnue et maudite, une vue
de l'Enfer. L'Enfer c'était tout ce Balbec, tous ces pays avoisinants
d'où, d'après la lettre d'Aimé, elle faisait venir souvent les filles
plus jeunes qu'elle amenait à la douche. Ce mystère que j'avais jadis
imaginé dans le pays de Balbec et qui s'y était dissipé quand j'y
avais vécu, que j'avais ensuite espéré ressaisir en connaissant
Albertine parce que, quand je la voyais passer sur la plage, quand
j'étais assez fou pour désirer qu'elle ne fût pas vertueuse, je
pensais qu'elle devait l'incarner, comme maintenant tout ce qui touchait
à Balbec s'en imprégnait affreusement! Les noms de ces stations,
Toutainville, Évreville, Incarville, devenus si familiers, si
tranquillisants, quand je les entendais le soir en revenant de chez les
Verdurin, maintenant que je pensais qu'Albertine avait habité l'une,
s'était promenée jusqu'à l'autre, avait pu souvent aller à
bicyclette à la troisième, ils excitaient en moi une anxiété plus
cruelle que la première fois, où je les voyais avec tant de trouble,
avant d'arriver à Balbec que je ne connaissais pas encore. C'est un de
ces pouvoirs de la jalousie de nous découvrir combien la réalité des
faits extérieurs et les sentiments de l'âme sont quelque chose
d'inconnu qui prête à mille suppositions. Nous croyons savoir
exactement ce que sont les choses et ce que pensent les gens, pour la
simple raison que nous ne nous en soucions pas. Mais dès que nous avons
le désir de savoir, comme a le jaloux, alors c'est un vertigineux
kaléidoscope où nous ne distinguons plus rien. Albertine m'avait-elle
trompé? avec qui? dans quelle maison? quel jour? celui où elle m'avait
dit telle chose? où je me rappelais que j'avais dans la journée dit
ceci ou cela? je n'en savais rien. Je ne savais pas davantage quels
étaient ses sentiments pour moi, s'ils étaient inspirés par
l'intérêt, par la tendresse. Et tout d'un coup je me rappelais tel
incident insignifiant, par exemple qu'Albertine avait voulu aller à
Saint-Martin le Vêtu, disant que ce nom l'intéressait, et peut-être
simplement parce qu'elle avait fait la connaissance de quelque paysanne
qui était là-bas. Mais ce n'était rien qu'Aimé m'eût appris tout
cela par la doucheuse, puisque Albertine devait éternellement ignorer
qu'il me l'avait appris, le besoin de savoir ayant toujours été
surpassé, dans mon amour pour Albertine, par le besoin de lui montrer
que je savais; car cela faisait tomber entre nous la séparation
d'illusions différentes, tout en n'ayant jamais eu pour résultat de me
faire aimer d'elle davantage, au contraire. Or voici que, depuis qu'elle
était morte, le second de ces besoins était amalgamé à l'effet du
premier: je tâchais de me représenter l'entretien où je lui aurais
fait part de ce que j'avais appris, aussi vivement que l'entretien où
je lui aurais demandé ce que je ne savais pas; c'est-à-dire la voir
près de moi, l'entendre me répondant avec bonté, voir ses joues
redevenir grosses, ses yeux perdre leur malice et prendre de la
tristesse, c'est-à-dire l'aimer encore et oublier la fureur de ma
jalousie dans le désespoir de mon isolement.
Le douloureux mystère de
cette impossibilité de jamais lui faire savoir ce que j'avais appris et
d'établir nos rapports sur la vérité de ce que je venais seulement de
découvrir (et que je n'avais peut-être pu découvrir que parce qu'elle
était morte) substituait sa tristesse au mystère plus douloureux de sa
conduite. Quoi? Avoir tant désiré qu'Albertine sût que j'avais appris
l'histoire de la salle de douches, Albertine qui n'était plus rien!
C'était là encore une des conséquences de cette impossibilité où
nous sommes, quand nous avons à raisonner sur la mort, de nous
représenter autre chose que la vie. Albertine n'était plus rien. Mais
pour moi c'était la personne qui m'avait caché qu'elle eût des
rendez-vous avec des femmes à Balbec, qui s'imaginait avoir réussi à
me le faire ignorer. Quand nous raisonnons sur ce qui se passe après
notre propre mort, n'est-ce pas encore nous vivant que par erreur nous
projetons à ce moment-là? Et est-il beaucoup plus ridicule en somme de
regretter qu'une femme qui n'est plus rien ignore que nous ayons appris
ce qu'elle faisait il y a six ans, que de désirer que de nous-même,
qui serons mort, le public parle encore avec faveur dans un siècle?
S'il y a plus de fondement réel dans le second cas que dans le premier,
les regrets de ma jalousie rétrospective n'en procédaient pas moins de
la même erreur d'optique que chez les autres hommes le désir de la
gloire posthume. Pourtant cette impression de ce qu'il y avait de
solennellement définitif dans ma séparation d'avec Albertine, si elle
s'était substituée un moment à l'idée de ses fautes, ne faisait
qu'aggraver celles-ci en leur conférant un caractère irrémédiable.
Je me voyais perdu dans la vie comme sur une plage illimitée où
j'étais seul et où, dans quelque sens que j'allasse, je ne la
rencontrerais jamais. Heureusement je trouvai fort à propos dans ma
mémoire,--comme il y a toujours toutes espèces de choses, les unes
dangereuses, les autres salutaires dans ce fouillis où les souvenirs ne
s'éclairent qu'un à un,--je découvris, comme un ouvrier l'objet qui
pourra servir à ce qu'il veut faire, une parole de ma grand'mère. Elle
m'avait dit à propos d'une histoire invraisemblable que la doucheuse
avait racontée à Mme de Villeparisis: «C'est une femme qui doit avoir
la maladie du mensonge». Ce souvenir me fut d'un grand secours. Quelle
portée pouvait avoir ce qu'avait dit la doucheuse à Aimé? D'autant
plus qu'en somme elle n'avait rien vu. On peut venir prendre des douches
avec des amies sans penser à mal pour cela. Peut-être pour se vanter
la doucheuse exagérait-elle le pourboire. J'avais bien entendu
Françoise soutenir une fois que ma tante Léonie avait dit devant elle
qu'elle avait «un million à manger par mois», ce qui était de la
folie; une autre fois qu'elle avait vu ma tante Léonie donner à
Eulalie quatre billets de mille francs, alors qu'un billet de cinquante
francs plié en quatre me paraissait déjà peu vraisemblable. Et ainsi
je cherchais--et je réussis peu à peu--à me défaire de la
douloureuse certitude que je m'étais donné tant de mal à acquérir,
ballotté que j'étais toujours entre le désir de savoir, et la peur de
souffrir. Alors ma tendresse put renaître, mais, aussitôt avec cette
tendresse, une tristesse d'être séparé d'Albertine, durant laquelle
j'étais peut-être encore plus malheureux qu'aux heures récentes où
c'était par la jalousie que j'étais torturé. Mais cette dernière
renaquit soudain, en pensant à Balbec, à cause de l'image soudain
revue (et qui jusque-là ne m'avait jamais fait souffrir et me
paraissait même une des plus inoffensives de ma mémoire) de la salle
à manger de Balbec le soir, avec de l'autre côté du vitrage, toute
cette population entassée dans l'ombre comme devant le vitrage lumineux
d'un aquarium, en faisant se frôler (je n'y avais jamais pensé) dans
sa conglomération, les pêcheurs et les filles du peuple contre les
petites bourgeoises jalouses de ce luxe nouveau à Balbec, ce luxe que
sinon la fortune, du moins l'avarice et la tradition interdisaient à
leurs parents, petites bourgeoises parmi lesquelles, il y avait
sûrement presque chaque soir Albertine que je ne connaissais pas encore
et qui sans doute levait là quelque fillette qu'elle rejoignait
quelques minutes plus tard dans la nuit, sur le sable, ou bien dans une
cabine abandonnée, au pied de la falaise. Puis c'était ma tristesse
qui renaissait, je venais d'entendre comme une condamnation à l'exil le
bruit de l'ascenseur qui, au lieu de s'arrêter à mon étage, montait
au-dessus. Pourtant la seule personne dont j'eusse pu souhaiter la
visite ne viendrait plus jamais, elle était morte. Et malgré cela,
quand l'ascenseur s'arrêtait à mon étage, mon cœur battait, un
instant je me disais: «Si tout de même cela n'était qu'un rêve!
C'est peut-être elle, elle va sonner, elle revient, Françoise va
entrer me dire avec plus d'effroi que de colère--car elle est plus
superstitieuse encore que vindicative et craindrait moins la vivante que
ce qu'elle croira peut-être un revenant--: «Monsieur ne devinera
jamais qui est là. » J'essayais de ne penser à rien, de prendre un
journal. Mais la lecture m'était insupportable de ces articles écrits
par des gens qui n'éprouvent pas de réelle douleur. D'une chanson
insignifiante l'un disait: «C'est à pleurer», tandis que moi je
l'aurais écoutée avec tant d'allégresse si Albertine avait vécu. Un
autre, grand écrivain cependant, parce qu'il avait été acclamé à sa
descente d'un train, disait qu'il avait reçu là des témoignages
inoubliables, alors que moi, si maintenant je les avais reçus, je n'y
aurais même pas pensé un instant. Et un troisième assurait que, sans
la fâcheuse politique, la vie de Paris serait «tout à fait
délicieuse» alors que je savais bien que même sans politique cette
vie ne pouvait m'être qu'atroce, et m'eût semblé délicieuse même
avec la politique, si j'eusse retrouvé Albertine. Le chroniqueur
cynégétique disait (on était au mois de mai) «Cette époque est
vraiment douloureuse, disons mieux, sinistre, pour le vrai chasseur, car
il n'y a rien, absolument rien à tirer», et le chroniqueur du
«Salon»: «Devant cette manière d'organiser une exposition on se sent
pris d'un immense découragement, d'une tristesse infinie. . . » Si la
force de ce que je sentais me faisait paraître mensongères et pâles
les expressions de ceux qui n'avaient pas de vrais bonheurs ou malheurs,
en revanche les lignes les plus insignifiantes qui, de si loin que ce
fût, pouvaient se rattacher ou à la Normandie, ou à la Touraine, ou
aux établissements hydrothérapiques, ou à la Berma, ou à la
princesse de Guermantes, ou à l'amour, ou à l'absence, ou à
l'infidélité, remettaient brusquement devant moi, sans que j'eusse eu
le temps de me détourner, l'image d'Albertine, et je me remettais à
pleurer. D'ailleurs, d'habitude, ces journaux je ne pouvais même pas
les lire, car le simple geste d'en ouvrir un me rappelait à la fois que
j'en accomplissais de semblables quand Albertine vivait, et qu'elle ne
vivait plus; je les laissais retomber sans avoir la force de les
déplier jusqu'au bout. Chaque impression évoquait une impression
identique mais blessée parce qu'en avait été retranchée l'existence
d'Albertine, de sorte que je n'avais jamais le courage de vivre jusqu'au
bout ces minutes mutilées. Même, quand peu à peu Albertine cessa
d'être présente à ma pensée et toute-puissante sur mon cœur, je
souffrais tout d'un coup s'il me fallait, comme au temps où elle était
là; entrer dans sa chambre, chercher de la lumière, m'asseoir près du
pianola. Divisée en petits dieux familiers, elle habita longtemps la
flamme de la bougie, le bouton de la porte, le dossier d'une chaise, et
d'autres domaines plus immatériels comme une nuit d'insomnie ou l'émoi
que me donnait la première visite d'une femme qui m'avait plu. Malgré
cela le peu de phrases que mes yeux lisaient dans une journée ou que ma
pensée se rappelait avoir lues, excitaient souvent en moi une jalousie
cruelle. Pour cela elles avaient moins besoin de me fournir un argument
valable en faveur de l'immoralité des femmes que de me rendre une
impression ancienne liée à l'existence d'Albertine. Transporté alors
dans un moment oublié dont l'habitude d'y penser n'avait pas pour moi
émoussé la force, et où Albertine vivait encore, ses fautes prenaient
quelque chose de plus voisin, de plus angoissant, de plus atroce. Alors
je me demandais s'il était certain que les révélations de la
doucheuse fussent fausses. Une bonne manière de savoir la vérité
serait d'envoyer Aimé en Touraine, passer quelques jours dans le
voisinage de la villa de Mme Bontemps. Si Albertine aimait les plaisirs
qu'une femme prend avec les femmes, si c'est pour n'être pas plus
longtemps privée d'eux qu'elle m'avait quitté, elle avait dû,
aussitôt libre, essayer de s'y livrer et y réussir, dans un pays
qu'elle connaissait et où elle n'aurait pas choisi de se retirer si
elle n'avait pas pensé y trouver plus de facilités que chez moi. Sans
doute, il n'y avait rien d'extraordinaire à ce que la mort d'Albertine
eût si peu changé mes préoccupations. Quand notre maîtresse est
vivante, une grande partie des pensées qui forment ce que nous appelons
notre amour nous viennent pendant les heures où elle n'est pas à
côté de nous. Ainsi l'on prend l'habitude d'avoir pour objet de sa
rêverie un être absent, et qui, même s'il ne le reste que quelques
heures, pendant ces heures-là n'est qu'un souvenir. Aussi la mort ne
change-t-elle pas grand'chose. Quand Aimé revint, je lui demandai de
partir pour Châtellerault, et ainsi non seulement par mes pensées, mes
tristesses, l'émoi que me donnait un nom relié de si loin que ce fût
à un certain être, mais encore par toutes mes actions, par les
enquêtes auxquelles je procédais, par l'emploi que je faisais de mon
argent tout entier destiné à connaître les actions d'Albertine, je
peux dire que toute cette année-là ma vie resta remplie par un amour,
par une véritable liaison. Et celle qui en était l'objet était une
morte. On dit quelquefois qu'il peut subsister quelque chose d'un être
après sa mort, si cet être était un artiste et mettait un peu de soin
dans son œuvre. C'est peut-être de la même manière qu'une sorte de
bouture prélevée sur un être et greffée au cœur d'un autre,
continue à y poursuivre sa vie, même quand l'être d'où elle avait
été détachée a péri. Aimé alla loger à côté de la villa de Mme
Bontemps; il fit la connaissance d'une femme de chambre, d'un loueur de
voitures chez qui Albertine allait souvent en prendre une pour la
journée. Les gens n'avaient rien remarqué. Dans une seconde lettre,
Aimé me disait avoir appris d'une petite blanchisseuse de la ville
qu'Albertine avait une manière particulière de lui serrer le bras
quand celle-ci lui rapportait le linge. «Mais, disait-elle, cette
demoiselle ne lui avait jamais fait autre chose. » J'envoyai à Aimé
l'argent qui payait son voyage, qui payait le mal qu'il venait de me
faire par sa lettre et cependant je m'efforçais de le guérir en me
disant que c'était là une familiarité qui ne prouvait aucun désir
vicieux quand je reçus un télégramme d'Aimé: «Ai appris les choses
les plus intéressantes. Ai plein de nouvelles pour prouver lettre
suit. » Le lendemain vint une lettre dont l'enveloppe suffît à me
faire frémir; j'avais reconnu qu'elle était d'Aimé, car chaque
personne même la plus humble a sous sa dépendance ces petits
êtres familiers à la fois vivants et couchés dans une espèce
d'engourdissement sur le papier, les caractères de son écriture que
lui seul possède. «D'abord la petite blanchisseuse n'a rien voulu me
dire, elle assurait que Mlle Albertine n'avait jamais fait que lui
pincer le bras. Mais pour la faire parler je l'ai emmenée dîner, je
l'ai fait boire. Alors elle m'a raconté que Mlle Albertine la
rencontrait souvent au bord de la Loire, quand elle allait se baigner,
que Mlle Albertine qui avait l'habitude de se lever de grand matin pour
aller se baigner avait l'habitude de la retrouver au bord de l'eau, à
un endroit où les arbres sont si épais que personne ne peut vous voir
et d'ailleurs il n'y a personne qui peut vous voir à cette heure-là.
Puis la blanchisseuse amenait ses petites amies et elles se baignaient
et après, comme il faisait très chaud déjà là-bas et que ça tapait
dur même sous les arbres, elles restaient dans l'herbe à se sécher,
à jouer, à se caresser. La petite blanchisseuse m'a avoué qu'elle
aimait beaucoup à s'amuser avec ses petites amies et que voyant Mlle
Albertine qui se frottait toujours contre elle dans son peignoir, elle
le lui avait fait enlever et lui faisait des caresses avec sa langue le
long du cou et des bras, même sur la plante des pieds que Mlle
Albertine lui tendait. La blanchisseuse se déshabillait aussi, et elles
jouaient à se pousser dans l'eau; là elle ne m'a rien dit de plus,
mais tout dévoué à vos ordres et voulant faire n'importe quoi pour
vous faire plaisir, j'ai emmené coucher avec moi la petite
blanchisseuse. Elle m'a demandé si je voulais qu'elle me fît ce
qu'elle faisait à Mlle Albertine quand celle-ci ôtait son costume de
bain. Et elle m'a dit: «Si vous aviez vu comme elle frétillait, cette
demoiselle, elle me disait: (ah! tu me mets aux anges) et elle était si
énervée qu'elle ne pouvait s'empêcher de me mordre. » J'ai vu encore
la trace sur le bras de la petite blanchisseuse. Et je comprends le
plaisir de Mlle Albertine car cette petite-là est vraiment très
habile. »
J'avais bien souffert à Balbec quand Albertine m'avait dit son amitié
pour Mlle Vinteuil. Mais Albertine était là pour me consoler. Puis
quand, pour avoir trop cherché à connaître les actions d'Albertine,
j'avais réussi à la faire partir de chez moi, quand Françoise m'avait
annoncé qu'elle n'était plus là et que je m'étais trouvé seul,
j'avais souffert davantage. Mais du moins l'Albertine que j'avais aimée
restait dans mon cœur. Maintenant à sa place--pour me punir d'avoir
poussé plus loin une curiosité à laquelle, contrairement à ce que
j'avais supposé, la mort n'avait pas mis fin--ce que je trouvais
c'était une jeune fille différente, multipliant les mensonges et les
tromperies, là où l'autre m'avait si doucement rassuré en me jurant
n'avoir jamais connu ces plaisirs que, dans l'ivresse de sa liberté
reconquise, elle était partie goûter jusqu'à la pâmoison, jusqu'à
mordre cette petite blanchisseuse qu'elle retrouvait au soleil levant,
sur le bord de la Loire et à qui elle disait: «Tu me mets aux anges».
Une Albertine différente, non pas seulement dans le sens où nous
entendons le mot différent quand il s'agit des autres. Si les autres
sont différents de ce que nous avons cru, cette différence ne nous
atteignant pas profondément, et le pendule de l'intuition ne pouvant
projeter hors de lui qu'une oscillation égale à celle qu'il a
exécutée dans le sens intérieur, ce n'est que dans les régions
superficielles d'eux-mêmes que nous situons ces différences.
Autrefois, quand j'apprenais qu'une femme aimait les femmes, elle ne me
paraissait pas pour cela une femme autre, d'une essence particulière.
Mais s'il s'agit d'une femme qu'on aime, pour se débarrasser de la
douleur qu'on éprouve à l'idée que cela peut être, on cherche à
savoir non seulement ce qu'elle a fait, mais ce qu'elle ressentait en le
faisant, quelle idée elle avait de ce qu'elle faisait; alors descendant
de plus en plus avant, par la profondeur de la douleur, on atteint au
mystère, à l'essence. Je souffrais jusqu'au fond de moi-même, jusque
dans mon corps, dans mon cœur--bien plus que ne m'eût fait souffrir la
peur de perdre la vie--de cette curiosité à laquelle collaboraient
toutes les forces de mon intelligence et de mon inconscient; et ainsi
c'est dans les profondeurs mêmes d'Albertine que je projetais
maintenant tout ce que j'apprenais d'elle. Et la douleur qu'avait ainsi
fait pénétrer en moi à une telle profondeur la réalité du vice
d'Albertine, me rendit bien plus tard un dernier office. Comme le mal
que j'avais fait à ma grand'mère, le mal que m'avait fait Albertine
fut un dernier lien entre elle et moi et qui survécut même au
souvenir, car, avec la conservation d'énergie que possède tout ce qui
est physique, la souffrance n'a même pas besoin des leçons de la
mémoire. Ainsi un homme qui a oublié les belles nuits passées au
clair de lune dans les bois, souffre encore des rhumatismes qu'il y a
pris. Ces goûts niés par elle et qu'elle avait, ces goûts dont la
découverte était venue à moi, non dans un froid raisonnement mais
dans la brûlante souffrance ressentie à la lecture de ces mots: «Tu
me mets aux anges», souffrance qui leur donnait une particularité
qualitative, ces goûts ne s'ajoutaient pas seulement à l'image
d'Albertine comme s'ajoute au bernard-l'ermite la coquille nouvelle
qu'il traîne après lui, mais bien plutôt comme un sel qui entre en
contact avec un autre sel, en change la couleur, bien plus, la nature.
Quand la petite blanchisseuse avait dû dire à ses petites amies:
«Imaginez-vous, je ne l'aurais pas cru, eh bien, la demoiselle c'en est
une aussi» pour moi ce n'était pas seulement un vice d'abord
insoupçonné d'elles qu'elles ajoutaient à la personne d'Albertine,
mais la découverte qu'elle était une autre personne, une personne
comme elles, parlant la même langue, ce qui en la faisant compatriote
d'autres, me la rendait encore plus étrangère à moi, prouvait que ce
que j'avais eu d'elle, ce que je portais dans mon cœur, ce n'était
qu'un tout petit peu d'elle, et que le reste qui prenait tant
d'extension de ne pas être seulement cette chose si mystérieusement
importante, un désir individuel, mais de lui être commune avec
d'autres, elle me l'avait toujours caché, elle m'en avait tenu à
l'écart, comme une femme qui m'eût caché qu'elle était d'un pays
ennemi et espionne, et qui même eût agi plus traîtreusement encore
qu'une espionne, car celle-ci ne trompe que sur sa nationalité, tandis
qu'Albertine c'était sur son humanité la plus profonde, sur ce qu'elle
n'appartenait pas à l'humanité commune, mais à une race étrange qui
s'y mêle, s'y cache et ne s'y fond jamais. J'avais justement vu deux
peintures d'Elstir où dans un paysage touffu il y a des femmes nues.
Dans l'une d'elles, l'une des jeunes filles lève le pied comme
Albertine devait faire quand elle l'offrait à la blanchisseuse. De
l'autre pied elle pousse à l'eau l'autre jeune fille qui gaiement
résiste, la cuisse levée, son pied trempant à peine dans l'eau bleue.
Je me rappelais maintenant que la levée de la cuisse y faisait le même
méandre de cou de cygne avec l'angle du genou, que faisait la chute de
la cuisse d'Albertine quand elle était à côté de moi sur le lit et
j'avais voulu souvent lui dire qu'elle me rappelait ces peintures. Mais
je ne l'avais pas fait pour ne pas éveiller en elle l'image de corps
nus de femmes. Maintenant je la voyais à côté de la blanchisseuse et
de ses amies, recomposer le groupe que j'avais tant aimé quand j'étais
assis au milieu des amies d'Albertine à Balbec. Et si j'avais été un
amateur sensible à la seule beauté j'aurais reconnu qu'Albertine le
recomposait mille fois plus beau, maintenant que les éléments en
étaient les statues nues de déesses comme celles que les grands
sculpteurs éparpillaient à Versailles sous les bosquets ou donnaient
dans les bassins à laver et à polir aux caresses du flot. Maintenant
je la voyais à côté de la blanchisseuse, jeunes filles au bord de
l'eau, dans leur double nudité de marbres féminins au milieu d'une
touffe de végétations et trempant dans l'eau comme des bas-reliefs
nautiques. Me souvenant de ce qu'Albertine était sur mon lit, je
croyais voir sa cuisse recourbée, je la voyais, c'était un col de
cygne, il cherchait la bouche de l'autre jeune fille. Alors je ne voyais
même plus une cuisse, mais le col hardi d'un cygne, comme celui qui
dans une étude frémissante cherche la bouche d'une Léda qu'on voit
dans toute la palpitation spécifique du plaisir féminin, parce qu'il
n'y a qu'un cygne et qu'elle semble plus seule, de même qu'on découvre
au téléphone les inflexions d'une voix qu'on ne distingue pas tant
qu'elle n'est pas dissociée d'un visage où l'on objective son
expression. Dans cette étude le plaisir au lieu d'aller vers la face
qui l'inspire et qui est absente, remplacée par un cygne inerte, se
concentre dans celle qui le ressent. Par instant la communication était
interrompue entre mon cœur et ma mémoire. Ce qu'Albertine avait fait
avec la blanchisseuse ne m'était plus signifié que par des
abréviations quasi algébriques qui ne me représentaient plus rien;
mais cent fois par heure le courant interrompu était rétabli, et mon
cœur était brûlé sans pitié par un feu d'enfer, tandis que je
voyais Albertine ressuscitée par ma jalousie, vraiment vivante, se
raidir sous les caresses de la petite blanchisseuse à qui elle disait:
«Tu me mets aux anges». Comme elle était vivante au moment où elle
commettait ses fautes, c'est-à-dire au moment où moi-même je me
trouvais, il ne suffisait pas de connaître cette faute, j'aurais voulu
qu'elle sût que je la connaissais. Aussi, si dans ces moments-là je
regrettais de penser que je ne la reverrais jamais, ce regret portait la
marque de ma jalousie, et tout différent du regret déchirant des
moments où je l'aimais, n'était que le regret de ne pas pouvoir lui
dire: «Tu croyais que je ne saurais jamais ce que tu as fait après
m'avoir quitté, eh bien je sais tout, la blanchisseuse au bord de la
Loire, tu lui disais: «Tu me mets aux anges», j'ai vu la morsure. »
Sans doute je me disais: «Pourquoi me tourmenter? Celle qui a eu du
plaisir avec la blanchisseuse n'est plus rien, donc n'était pas une
personne dont les actions gardent de la valeur. Elle ne se dit pas que
je sais. Mais elle ne se dit pas non plus que je ne sais pas puisqu'elle
ne se dit rien. » Mais ce raisonnement me persuadait moins que la vue de
son plaisir qui me ramenait au moment où elle l'avait éprouvé. Ce que
nous sentons existe seul pour nous, et nous le projetons dans le passé,
dans l'avenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de
la mort. Si mon regret qu'elle fût morte subissait dans ces moments-là
l'influence de ma jalousie et prenait cette forme si particulière,
cette influence s'étendait à mes rêves d'occultisme, d'immortalité
qui n'étaient qu'un effort pour tâcher de réaliser ce que je
désirais. Aussi à ces moments-là si j'avais pu réussir à l'évoquer
en faisant tourner une table comme autrefois Bergotte croyait que
c'était possible, ou à la rencontrer dans l'autre vie comme le pensait
l'abbé X. je ne l'aurais souhaité que pour lui répéter: «Je sais
pour la blanchisseuse. Tu lui disais: tu me mets aux anges, j'ai vu la
morsure. » Ce qui vint à mon secours contre cette image de la
blanchisseuse, ce fut--certes quand elle eut un peu duré--cette image
elle-même parce que nous ne connaissons vraiment que ce qui est
nouveau, ce qui introduit brusquement dans notre sensibilité un
changement de ton qui nous frappe, ce à quoi l'habitude n'a pas encore
substitué ses pâles fac-similés. Mais ce fut surtout ce
fractionnement d'Albertine en de nombreux fragments, en de nombreuses
Albertines, qui était son seul mode d'existence en moi. Des moments
revinrent où elle n'avait été que bonne, ou intelligente, ou
sérieuse, ou même aimant plus que tout les sports. Et ce
fractionnement, n'était-il pas au fond juste qu'il me calmât? Car s'il
n'était pas en lui-même quelque chose de réel, s'il tenait à la
forme successive des heures où elle m'était apparue forme qui restait
celle de ma mémoire comme la courbure des projections de ma lanterne
magique tenait à la courbure des verres colorés, ne représentait-il
pas à sa manière une vérité, bien objective celle-là, à savoir que
chacun de nous n'est pas un, mais contient de nombreuses personnes qui
n'ont pas toutes la même valeur morale et que si Albertine vicieuse
avait existé, cela n'empêchait pas qu'il y en eût eu d'autres, celle
qui aimait à causer avec moi de Saint-Simon dans sa chambre, celle qui
le soir où je lui avais dit qu'il fallait nous séparer avait dit si
tristement: «Ce pianola, cette chambre, penser que je ne reverrai
jamais tout cela» et, quand elle avait vu l'émotion que mon mensonge
avait fini par me communiquer s'était écriée avec une pitié
sincère: «Oh! non, tout plutôt que de vous faire de la peine, c'est
entendu je ne chercherai pas à vous revoir. » Alors je ne fus plus
seul; je sentis disparaître cette cloison qui nous séparait. Du moment
que cette Albertine bonne était revenue, j'avais retrouvé la seule
personne à qui je pusse demander l'antidote des souffrances
qu'Albertine me causait. Certes je désirais toujours lui parler de
l'histoire de la blanchisseuse, mais ce n'était plus en manière de
cruel triomphe et pour lui montrer méchamment ce que je savais. Comme
je l'aurais fait si Albertine avait été vivante, je lui demandai
tendrement si l'histoire de la blanchisseuse était vraie. Elle me jura
que non, qu'Aimé n'était pas très véridique et que, voulant
paraître avoir bien gagné l'argent que je lui avais donné, il n'avait
pas voulu revenir bredouille et avait fait dire ce qu'il avait voulu à
la blanchisseuse. Sans doute Albertine n'avait cessé de me mentir.
Pourtant dans le flux et le reflux de ses contradictions, je sentais
qu'il y avait eu une certaine progression à moi due. Qu'elle ne m'eût
même pas fait, au début, des confidences (peut-être, il est vrai,
involontaires dans une phrase qui échappe) je n'en eusse pas juré. Je
ne me rappelais plus. Et puis elle avait de si bizarres façons
d'appeler certaines choses, que cela pouvait signifier cela ou non, mais
le sentiment qu'elle avait eu de ma jalousie l'avait ensuite portée à
rétracter avec horreur ce qu'elle avait d'abord complaisamment avoué.
D'ailleurs Albertine n'avait même pas besoin de me dire cela. Pour
être persuadé de son innocence il me suffisait de l'embrasser, et je
le pouvais maintenant qu'était tombée la cloison qui nous séparait,
pareille à celle impalpable et résistante qui après une brouille
s'élève entre deux amoureux et contre laquelle se briseraient les
baisers. Non, elle n'avait besoin de rien me dire. Quoi qu'elle eût
fait, quoi qu'elle eût voulu la pauvre petite, il y avait des
sentiments en lesquels, par-dessus ce qui nous divisait, nous pouvions
nous unir. Si l'histoire était vraie, et si Albertine m'avait caché
ses goûts, c'était pour ne pas me faire du chagrin. J'eus la douceur
de l'entendre dire à cette Albertine-là. D'ailleurs en avais-je jamais
connu une autre? Les deux plus grandes causes d'erreur dans nos rapports
avec un autre être sont, avoir soi-même bon cœur, ou bien, cet autre
être, l'aimer. On aime sur un sourire, sur un regard, sur une épaule.
Cela suffit; alors dans les longues heures d'espérance ou de tristesse,
on fabrique une personne, on compose un caractère. Et quand plus tard
on fréquente la personne aimée on ne peut pas plus, devant quelque
cruelle réalité qu'on soit placé, ôter ce caractère bon, cette
nature de femme nous aimant, à l'être qui a tel regard, telle épaule,
que nous ne pouvons quand elle vieillit, ôter son premier visage à une
personne que nous connaissons depuis sa jeunesse. J'évoquai le beau
regard bon et pitoyable de cette Albertine-là, ses grosses joues, son
cou aux larges grains. C'était l'image d'une morte, mais, comme cette
morte vivait, il me fut aisé de faire immédiatement ce que j'eusse
fait infailliblement si elle avait été auprès de moi de son vivant
(ce que je ferais si je devais jamais la retrouver dans une autre vie),
je lui pardonnai.
Les instants que j'avais vécus auprès de cette Albertine-là
m'étaient si précieux que j'eusse voulu n'en avoir laissé échapper
aucun. Or parfois, comme on rattrape les bribes d'une fortune dissipée,
j'en retrouvais qui avaient semblé perdus: en nouant un foulard
derrière mon cou au lieu de devant, je me rappelai une promenade à
laquelle je n'avais jamais repensé et où, pour que l'air froid ne pût
pas venir sur ma gorge, Albertine me l'avait arrangé de cette manière
après m'avoir embrassé. Cette promenade si simple, restituée à ma
mémoire par un geste si humble, me fit le plaisir de ces objets intimes
ayant appartenu à une morte chérie que nous rapporte la vieille femme
de chambre et qui ont tant de prix pour nous; mon chagrin s'en trouvait
enrichi, et d'autant plus que ce foulard je n'y avais jamais repensé.
Maintenant Albertine, lâchée de nouveau, avait repris son vol; des
hommes, des femmes la suivaient. Elle vivait en moi. Je me rendais
compte que ce grand amour prolongé pour Albertine, était comme l'ombre
du sentiment que j'avais eu pour elle, en reproduisait les diverses
parties et obéissait aux mêmes lois que la réalité sentimentale
qu'il reflétait au delà de la mort. Car je sentais bien que si je
pouvais entre mes pensées pour Albertine mettre quelque intervalle,
d'autre part, si j'en avais mis trop, je ne l'aurais plus aimée; elle
me fût par cette coupure devenue indifférente, comme me l'était
maintenant ma grand'mère. Trop de temps passé sans penser à elle eût
rompu dans mon souvenir la continuité qui est le principe même de la
vie, qui pourtant peut se ressaisir après un certain intervalle de
temps. N'en avait-il pas été ainsi de mon amour pour Albertine quand
elle vivait, lequel avait pu se renouer après un assez long intervalle
dans lequel j'étais resté sans penser à elle? Or mon souvenir devait
obéir aux mêmes lois, ne pas pouvoir supporter de plus longs
intervalles, car il ne faisait, comme une aurore boréale, que refléter
après la mort d'Albertine le sentiment que j'avais eu pour elle, il
était comme l'ombre de mon amour.
D'autres fois mon chagrin prenait tant de formes que parfois je ne le
reconnaissais plus; je souhaitais d'avoir un grand amour, je voulais
chercher une personne qui vivrait auprès de moi, cela me semblait le
signe que je n'aimais plus Albertine quand c'était celui que je
l'aimais toujours; car le besoin d'éprouver un grand amour n'était,
tout autant que le désir d'embrasser les grosses joues d'Albertine,
qu'une partie de mon regret. C'est quand je l'aurais oubliée, que je
pourrais trouver plus sage, plus heureux de vivre sans amour. Ainsi le
regret d'Albertine, parce que c'était lui qui faisait naître en moi le
besoin d'une sœur, le rendait inassouvissable. Et au fur et à mesure
que mon regret d'Albertine s'affaiblirait, le besoin d'une sœur, lequel
n'était qu'une forme inconsciente de ce regret, deviendrait moins
impérieux. Et pourtant ces deux reliquats de mon amour ne suivirent pas
dans leur décroissance une marche également rapide. Il y avait des
heures où j'étais décidé à me marier, tant le premier subissait une
profonde éclipse, le second au contraire gardant une grande force. Et
en revanche plus tard mes souvenirs jaloux s'étant éteints, tout d'un
coup parfois une tendresse me remontait au cœur pour Albertine, et
alors, pensant à mes amours pour d'autres femmes, je me disais qu'elle
les aurait compris, partagés--et son vice devenait comme une cause
d'amour. Parfois ma jalousie renaissait dans des moments où je ne me
souvenais plus d'Albertine, bien que ce fût d'elle alors que j'étais
jaloux. Je croyais l'être d'Andrée à propos de qui on m'apprit à ce
moment-là une aventure qu'elle avait. Mais Andrée n'était pour moi
qu'un prête-nom, qu'un chemin de raccord, qu'une prise de courant qui
me reliait indirectement à Albertine. C'est ainsi qu'en rêve on donne
un autre visage, un autre nom, à une personne sur l'identité profonde
de laquelle on ne se trompe pas pourtant. En somme, malgré les flux et
les reflux qui contrariaient dans ces cas particuliers cette loi
générale, les sentiments que m'avait laissés Albertine eurent plus de
peine à mourir que le souvenir de leur cause première. Non seulement
les sentiments, mais les sensations. Différent en cela de Swann qui,
lorsqu'il avait commencé à ne plus aimer Odette, n'avait même plus pu
recréer en lui la sensation de son amour, je me sentais encore revivant
un passé qui n'était plus que l'histoire d'un autre; mon moi en
quelque sorte mi-partie, tandis que son extrémité supérieure était
déjà dure et refroidie, brûlait encore à sa base chaque fois qu'une
étincelle y refaisait passer l'ancien courant, même quand depuis
longtemps mon esprit avait cessé de concevoir Albertine. Et aucune
image d'elle n'accompagnant les palpitations cruelles, les larmes
qu'apportaient à mes yeux un vent froid soufflant comme à Balbec sur
les pommiers déjà roses, j'en arrivais à me demander si la
renaissance de ma douleur n'était pas due à des causes toutes
pathologiques et si ce que je prenais pour la reviviscence d'un souvenir
et la dernière période d'un amour, n'était pas plutôt le début
d'une maladie de cœur.
Il y a dans certaines affections des accidents secondaires que le malade
est trop porté à confondre avec la maladie elle-même. Quand ils
cessent, il est étonné de se trouver moins éloigné de la guérison
qu'il n'avait cru. Telle avait été la souffrance causée--la
complication amenée--par les lettres d'Aimé relativement à
l'établissement de douches et à la petite blanchisseuse. Mais un
médecin de l'âme qui m'eût visité eût trouvé que, pour le reste,
mon chagrin lui-même allait mieux. Sans doute en moi, comme j'étais un
homme, un de ces êtres amphibies qui sont simultanément plongés dans
le passé et dans la réalité actuelle, il existait toujours une
contradiction entre le souvenir vivant d'Albertine et la connaissance
que j'avais de sa mort. Mais cette contradiction était en quelque sorte
l'inverse de ce qu'elle était autrefois. L'idée qu'Albertine était
morte, cette idée qui les premiers temps venait battre si furieusement
en moi l'idée qu'elle était vivante, que j'étais obligé de me sauver
devant elle comme les enfants à l'arrivée de la vague, cette idée de
sa mort, à la faveur même de ces assauts incessants, avait fini par
conquérir en moi la place qu'y occupait récemment encore l'idée de sa
vie. Sans que je m'en rendisse compte, c'était maintenant cette idée
de la mort d'Albertine--non plus le souvenir présent de sa vie--qui
faisait pour la plus grande partie le fond de mes inconscientes
songeries, de sorte que si je les interrompais tout à coup pour
réfléchir sur moi-même, ce qui me causait de l'étonnement ce
n'était pas, comme les premiers jours, qu'Albertine si vivante en moi
pût n'exister plus sur la terre, pût être morte, mais qu'Albertine,
qui n'existait plus sur la terre, qui était morte, fût restée si
vivante en moi. Maçonné par la contiguïté des souvenirs qui se
suivent l'un l'autre, le noir tunnel, sous lequel ma pensée rêvassait
depuis trop longtemps pour qu'elle prît même plus garde à lui,
s'interrompait brusquement d'un intervalle de soleil, laissant voir au
loin un univers souriant et bleu où Albertine n'était plus qu'un
souvenir indifférent et plein de charme. Est-ce celle-là, me
disais-je, qui est la vraie, ou bien l'être qui, dans l'obscurité où
je roulais depuis si longtemps, me semblait la seule réalité? Le
personnage que j'avais été il y a si peu de temps encore et qui ne
vivait que dans la perpétuelle attente du moment où Albertine
viendrait lui dire bonsoir et l'embrasser, une sorte de multiplication
de moi-même me faisait paraître ce personnage comme n'étant plus
qu'une faible partie, à demi dépouillée de moi, et comme une fleur
qui s'entr'ouvre j'éprouvais la fraîcheur rajeunissante d'une
exfoliation. Au reste ces brèves illuminations ne me faisaient
peut-être que mieux prendre conscience de mon amour pour Albertine,
comme il arrive pour toutes les idées trop constantes qui ont besoin
d'une opposition pour s'affirmer. Ceux qui ont vécu pendant la guerre
de 1870 par exemple disent que l'idée de la guerre avait fini par leur
sembler naturelle non parce qu'ils ne pensaient pas assez à la guerre,
mais parce qu'ils y pensaient toujours. Et pour comprendre combien c'est
un fait étrange et considérable que la guerre, il fallait, quelque
chose les arrachant à leur obsession permanente, qu'ils oubliassent un
instant que la guerre régnait, se retrouvassent pareils à ce qu'ils
étaient quand on était en paix, jusqu'à ce que tout à coup sur le
blanc momentané se détachât enfin distincte la réalité monstrueuse
que depuis longtemps ils avaient cessé de voir, ne voyant pas autre
chose qu'elle.
Si encore ce retrait en moi des différents souvenirs d'Albertine
s'était au moins fait, non pas par échelons, mais simultanément,
également, de front, sur toute la ligne de ma mémoire, les souvenirs
de ses trahisons s'éloignant en même temps que ceux de sa douceur,
l'oubli m'eût apporté de l'apaisement. Il n'en était pas ainsi. Comme
sur une plage où la marée descend irrégulièrement, j'étais assailli
par la morsure de tel de mes soupçons, quand déjà l'image de sa douce
présence était retirée trop loin de moi pour pouvoir m'apporter son
remède. Pour les trahisons j'en avais souffert, parce qu'en quelque
année lointaine qu'elles eussent eu lieu, pour moi elles n'étaient pas
anciennes; mais j'en souffris moins quand elles le devinrent,
c'est-à-dire quand je me les représentai moins vivement, car
l'éloignement d'une chose est proportionné plutôt à la puissance
visuelle de la mémoire qui regarde, qu'à la distance réelle des jours
écoulés, comme le souvenir d'un rêve de la dernière nuit qui peut
nous paraître plus lointain dans son imprécision et son effacement,
qu'un événement qui date de plusieurs années. Mais bien que l'idée
de la mort d'Albertine fît des progrès en moi, le reflux de la
sensation qu'elle était vivante, s'il ne les arrêtait pas, les
contrecarrait cependant et empêchait qu'ils fussent réguliers. Et je
me rends compte maintenant que pendant cette période là (sans doute à
cause de cet oubli des heures où elle avait été cloîtrée chez moi,
et qui, à force d'effacer chez moi la souffrance de fautes qui me
semblaient presque indifférentes parce que je savais qu'elle ne les
commettait pas, étaient devenues comme autant de preuves d'innocence),
j'eus le martyre de vivre habituellement avec une idée tout aussi
nouvelle que celle qu'Albertine était morte (jusque-là je partais
toujours de l'idée qu'elle était vivante) avec une idée que j'aurais
cru tout aussi impossible à supporter et qui, sans que je m'en
aperçusse, formait peu à peu le fond de ma conscience, s'y substituait
à l'idée qu'Albertine était innocente; c'était l'idée qu'elle
était coupable. Quand je croyais douter d'elle, je croyais au contraire
en elle; de même je pris pour point de départ de mes autres idées, la
certitude--souvent démentie comme l'avait été l'idée contraire--la
certitude de sa culpabilité, tout en m'imaginant que je doutais encore.
Je dus souffrir beaucoup pendant cette période-là, mais je me rends
compte qu'il fallait que ce fût ainsi. On ne guérit d'une souffrance
qu'à condition de l'éprouver pleinement. En protégeant Albertine de
tout contact, en me forgeant l'illusion 'qu'elle était innocente, aussi
bien que plus tard en prenant pour base de mes raisonnements la pensée
qu'elle vivait, je ne faisais que retarder l'heure de la guérison,
parce que je retardais les longues heures qui devaient se dérouler
préalablement à la fin des souffrances nécessaires. Or sur ces idées
de la culpabilité d'Albertine, l'habitude, quand elle s'exercerait, le
ferait suivant les mêmes lois que j'avais déjà éprouvées au cours
de ma vie. De même que le nom de Guermantes avait perdu la
signification et le charme d'une route bordée de fleurs aux grappes
violettes et rougeâtres et du vitrail de Gilbert le Mauvais, la
présence d'Albertine, celle des vallonnements bleus de la mer, les noms
de Swann, du lift, de la princesse de Guermantes et de tant d'autres
tout ce qu'ils avaient signifié pour moi, ce charme et cette
signification laissant en moi un simple mot qu'ils trouvaient assez
grand pour vivre tout seul, comme quelqu'un qui vient mettre en train un
serviteur, le mettra au courant, et après quelques semaines se retire,
de même la connaissance douloureuse de la culpabilité d'Albertine
serait renvoyée hors de moi par l'habitude. D'ailleurs d'ici là, comme
au cours d'une attaque faite de deux côtés à la fois, dans cette
action de l'habitude deux alliés se prêteraient réciproquement main
forte. C'est parce que cette idée de culpabilité d'Albertine
deviendrait pour moi une idée plus probable, plus habituelle, qu'elle
deviendrait moins douloureuse. Mais d'autre part, parce qu'elle serait
moins douloureuse, les objections faites à la certitude de cette
culpabilité et qui n'étaient inspirées à mon intelligence que par
mon désir de ne pas trop souffrir tomberaient une à une, et chaque
action précipitant l'autre, je passerais assez rapidement de la
certitude de l'innocence d'Albertine à la certitude de sa culpabilité.
Il fallait que je vécusse avec l'idée de la mort d'Albertine, avec
l'idée de ses fautes, pour que ces idées me devinssent habituelles,
c'est-à-dire pour que je pusse oublier ces idées et enfin oublier
Albertine elle-même.
Je n'en étais pas encore là. Tantôt c'était ma mémoire rendue plus
claire par une excitation intellectuelle,--telle une lecture,--qui
renouvelait mon chagrin, d'autres fois c'était au contraire mon chagrin
qui était soulevé par exemple par l'angoisse d'un temps orageux qui
portait plus haut, plus près de la lumière, quelque souvenir de notre
amour.
D'ailleurs ces reprises de mon amour pour Albertine morte pouvaient se
produire après un intervalle d'indifférence semé d'autres
curiosités, comme après le long intervalle qui avait commencé après
le baiser refusé de Balbec et pendant lequel je m'étais bien plus
soucié de Mme de Guermantes, d'Andrée, de Mlle de Stermaria; il
avait repris quand j'avais recommencé à la voir souvent. Or même
maintenant des préoccupations différentes pouvaient réaliser une
séparation--d'avec une morte, cette fois--où elle me devenait plus
indifférente. Et même plus tard quand je l'aimai moins, cela resta
pourtant pour moi un de ces désirs dont on se fatigue vite, mais qui
reprennent quand on les a laissés reposer quelque temps. Je poursuivais
une vivante, puis une autre, puis je revenais à ma morte.
compacte, indestructible devant nos yeux qui l'aiment, irremplaçable
pendant très longtemps par une autre. C'est que cette femme n'a fait
que susciter par des sortes d'appels magiques mille éléments de
tendresse existant en nous à l'état fragmentaire et qu'elle a
assemblés, unis, effaçant toute cassure entre eux, c'est nous-mêmes
qui en lui donnant ses traits avons fourni toute la matière solide de
la personne aimée. De là vient que même si nous ne sommes qu'un entre
mille pour elle et peut-être le dernier de tous, pour nous, elle est la
seule et celle vers qui tend toute notre vie. Certes même j'avais bien
senti que cet amour n'était pas nécessaire non seulement parce qu'il
eût pu se former avec Mlle de Stermaria, mais même sans cela en le
connaissant lui-même, en le retrouvant trop pareil à ce qu'il avait
été pour d'autres, et aussi en le sentant plus vaste qu'Albertine,
l'enveloppant, ne la connaissant pas, comme une marée autour d'un mince
brisant. Mais peu à peu à force de vivre avec Albertine, les chaînes
que j'avais forgées moi-même, je ne pouvais plus m'en dégager,
l'habitude d'associer la personne d'Albertine au sentiment qu'elle
n'avait pas inspiré me faisait pourtant croire qu'il était spécial à
elle, comme l'habitude donne à la simple association d'idées entre
deux phénomènes, à ce que prétend une certaine école philosophique,
la force, la nécessité illusoires d'une loi de causalité. J'avais cru
que mes relations, ma fortune, me dispenseraient de souffrir, et
peut-être trop efficacement puisque cela me semblait me dispenser de
sentir, d'aimer, d'imaginer; j'enviais une pauvre fille de campagne à
qui l'absence de relations, même de télégraphe, donne de longs mois
de rêves après un chagrin qu'elle ne peut artificiellement endormir.
Or je me rendais compte maintenant que si pour Mme de Guermantes
comblée de tout ce qui pouvait rendre infinie la distance entre elle et
moi, j'avais vu cette distance brusquement supprimée par l'opinion que
les avantages sociaux ne sont que matière inerte et transformable,
d'une façon semblable quoique inverse, mes relations, ma fortune, tous
les moyens matériels dont tant ma situation que la civilisation de mon
époque me faisait profiter, n'avaient fait que reculer l'échéance de
la lutte corps à corps avec la volonté contraire, inflexible
d'Albertine sur laquelle aucune pression n'avait agi. Sans doute j'avais
pu échanger des dépêches, des communications téléphoniques avec
Saint-Loup, être en rapports constants avec le bureau de Tours, mais
leur attente n'avait-elle pas été inutile, leur résultat nul. Et les
filles de la campagne, sans avantages sociaux, sans relations, ou les
humains avant les perfectionnements de la civilisation ne souffrent-ils
pas moins, parce qu'on désire moins, parce qu'on regrette moins ce
qu'on a toujours su inaccessible et qui est resté à cause de cela
comme irréel. On désire plus la personne qui va se donner;
l'espérance anticipe la possession; mais le regret aussi est un
amplificateur du désir. Le refus de Mlle de Stermaria de venir dîner
à l'île du Bois est ce qui avait empêché que ce fût elle que
j'aimasse. Cela eût pu suffire aussi à me la faire aimer, si ensuite
je l'avais revue à temps. Aussitôt que j'avais su qu'elle ne viendrait
pas, envisageant l'hypothèse invraisemblable--et qui s'était
réalisée--que peut-être quelqu'un était jaloux d'elle et
l'éloignait des autres, que je ne la reverrais jamais, j'avais tant
souffert que j'aurais tout donné pour la voir, et c'est une des plus
grandes angoisses que j'eusse connues que l'arrivée de Saint-Loup avait
apaisée. Or à partir d'un certain âge nos amours, nos maîtresses
sont filles de notre angoisse; notre passé, et les lésions physiques
où il s'est inscrit, déterminent notre avenir. Pour Albertine en
particulier, qu'il ne fût pas nécessaire que ce fût elle que
j'aimasse, était, même sans ces amours voisines, inscrit dans
l'histoire de mon amour pour elle, c'est-à-dire pour elle et ses
amies. Car ce n'était même pas un amour comme celui pour Gilberte mais
créé par division entre plusieurs jeunes filles. Que ce fût à cause
d'elle et parce qu'elles me paraissaient quelque chose d'analogue à
elle que je me fusse plu avec ses amies, il était possible. Toujours
est-il que pendant bien longtemps l'hésitation entre toutes fut
possible, mon choix se promenait de l'une à l'autre, et quand je
croyais préférer celle-ci, il suffisait que celle-là me laissât
attendre, refusât de me voir pour que j'eusse pour elle un commencement
d'amour. Bien des fois à cette époque lorsque Andrée devait venir me
voir à Balbec, si un peu avant la visite d'Andrée, Albertine me
manquait de parole, mon cœur ne cessait plus de battre, je croyais ne
jamais la revoir et c'était elle que j'aimais. Et quand Andrée venait
c'était sérieusement que je lui disais (comme je le lui dis à Paris
après que j'eus appris qu'Albertine avait connu Mlle Vinteuil) ce
qu'elle pouvait croire dit exprès, sans sincérité, ce qui aurait
été dit en effet et dans les mêmes termes si j'avais été heureux la
veille avec Albertine: «Hélas si vous étiez venue plus tôt,
maintenant j'en aime une autre. » Encore dans ce cas d'Andrée,
remplacée par Albertine quand j'avais su que celle-ci avait connu Mlle
Vinteuil, l'amour avait été alternatif et par conséquent en somme il
n'y en avait eu qu'un à la fois. Mais il s'était produit tel cas
auparavant où je m'étais à demi brouillé avec deux des jeunes
filles. Celle qui ferait les premiers pas me rendrait le calme, c'est
l'autre que j'aimerais, si elle restait brouillée, ce qui ne veut pas
dire que ce n'est pas avec la première que je me lierais
définitivement, car elle me consolerait--bien qu'inefficacement--de la
dureté de la seconde, de la seconde que je finirais par oublier si elle
ne revenait plus. Or il arrivait que persuadé que l'une ou l'autre au
moins allait revenir à moi, aucune des deux pendant quelque temps ne le
faisait. Mon angoisse était donc double, et double mon amour, me
réservant de cesser d'aimer celle qui reviendrait, mais souffrant
jusque-là par toutes les deux. C'est le lot d'un certain âge qui peut
venir très tôt qu'on soit rendu moins amoureux par un être que par un
abandon, où de cet être on finit par ne plus savoir qu'une chose, sa
figure étant obscurcie, son âme inexistante, votre préférence toute
récente et inexpliquée, c'est, qu'on aurait besoin pour ne plus
souffrir qu'il vous fît dire: «Me recevriez-vous? » Ma séparation
d'avec Albertine le jour où Françoise m'avait dit: «Mademoiselle
Albertine est partie» était comme une allégorie de tant d'autres
séparations. Car bien souvent pour que nous découvrions que nous
sommes amoureux, peut-être même pour que nous le devenions, il faut
qu'arrive le jour de la séparation. Dans ce cas où c'est une attente
vaine, un mot de refus qui fixe un choix, l'imagination fouettée par la
souffrance va si vite dans son travail, fabrique avec une rapidité si
folle un amour à peine commencé et qui restait informe, destiné à
rester à l'état d'ébauche depuis des mois, que par instants
l'intelligence qui n'a pu rattraper le cœur, s'étonne, s'écrie:
«Mais tu es fou, dans quelles pensées nouvelles vis-tu si
douloureusement? Tout cela n'est pas la vie réelle». Et en effet à ce
moment-là, si on n'était pas relancé par l'infidèle, de bonnes
distractions qui nous calmeraient physiquement le cœur suffiraient pour
faire avorter l'amour. En tous cas si cette vie avec Albertine n'était
pas dans son essence nécessaire, elle m'était devenue indispensable.
J'avais tremblé quand j'avais aimé Mme de Guermantes parce que je me
disais qu'avec ses trop grands moyens de séduction, non seulement de
beauté mais de situation, de richesse, elle serait trop libre d'être
à trop de gens, que j'aurais trop peu de prise sur elle. Albertine
étant pauvre, obscure, devait être désireuse de m'épouser. Et
pourtant je n'avais pu la posséder pour moi seul. Que ce soient les
conditions sociales, les prévisions de la sagesse, en vérité, on n'a
pas de prises sur la vie d'un autre être. Pourquoi ne m'avait-elle pas
dit: «J'ai ces goûts», j'aurais cédé, je lui aurais permis de les
satisfaire. Dans un roman que j'avais lu il y avait une femme qu'aucune
objurgation de l'homme qui l'aimait ne pouvait décider à parler. En le
lisant j'avais trouvé cette situation absurde; j'aurais moi, me
disais-je, forcé la femme à parler d'abord, ensuite nous nous serions
entendus; à quoi bon ces malheurs inutiles? Mais je voyais maintenant
que nous ne sommes pas libres de ne pas nous les forger et que nous
avons beau connaître notre volonté, les autres êtres ne lui
obéissent pas.
Et pourtant ces douloureuses, ces inéluctables vérités qui nous
dominaient et pour lesquelles nous étions aveugles, vérité de nos
sentiments, vérité de notre destin, combien de fois sans le savoir,
sans le vouloir, nous les avions dites en des paroles crues sans doute
mensongères par nous mais auxquelles l'événement avait donné après
coup leur valeur prophétique. Je me rappelais bien des mots que l'un et
l'autre nous avions prononcés sans savoir alors la vérité qu'ils
contenaient, même que nous avions dits en croyant nous jouer la
comédie et dont la fausseté était bien mince, bien peu intéressante,
toute confinée dans notre pitoyable insincérité auprès de ce qu'ils
contenaient à notre insu. Mensonges, erreurs, en deçà de la réalité
profonde que nous n'apercevions pas, Vérité au delà, vérité de nos
caractères dont les lois essentielles nous échappent et demandent le
temps pour se révéler, vérité de nos destins aussi. J'avais cru
mentir quand je lui avais dit à Balbec: «Plus je vous verrai, plus je
vous aimerai» (et pourtant c'était cette intimité de tous les
instants qui, par le moyen de la jalousie, m'avait tant attaché à
elle), «Je sais que je pourrais être utile à votre esprit»; à
Paris: «Tâchez d'être prudente. Pensez s'il vous arrivait un accident
je ne m'en consolerais pas» et elle: «Mais il peut m'arriver un
accident», à Paris le soir où j'avais fait semblant de vouloir la
quitter: «Laissez-moi vous regarder encore puisque bientôt je ne vous
verrai plus, et que ce sera pour jamais. » Et elle quand ce même soir
elle avait regardé autour d'elle: «Dire que je ne verrai plus cette
chambre, ces livres, ce pianola, toute cette maison, je ne peux pas le
croire et pourtant c'est vrai. » Dans ses dernières lettres enfin,
quand elle avait écrit--probablement en se disant «Je fais du
chiqué»:--«Je vous laisse le meilleur de moi-même» (et n'était-ce
pas en effet maintenant à la fidélité, aux forces, fragiles hélas
aussi, de ma mémoire qu'étaient confiées son intelligence, sa bonté,
sa beauté? ) et «cet instant deux fois crépusculaire puisque le jour
tombait et que nous allions nous quitter, ne s'effacera de mon esprit
que quand il sera envahi par la nuit complète», cette phrase écrite
la veille du jour où en effet son esprit avait été envahi par la nuit
complète et où peut-être bien dans ces dernières lueurs si rapides
mais que l'anxiété du moment divise jusqu'à l'infini, elle avait
peut-être bien revu notre dernière promenade et dans cet instant où
tout nous abandonne et où on se crée une foi, comme les athées
deviennent chrétiens sur le champ de bataille, elle avait peut-être
appelé au secours l'ami si souvent maudit mais si respecté par elle,
qui lui-même--car toutes les religions se ressemblent--avait la
cruauté de souhaiter qu'elle eût eu aussi le temps de se reconnaître,
de lui donner sa dernière pensée, de se confesser enfin à lui, de
mourir en lui. Mais à quoi bon, puisque si même, alors, elle avait eu
le temps de se reconnaître, nous n'avions compris l'un et l'autre où
était notre bonheur, ce que nous aurions dû faire, que quand ce
bonheur, que parce que ce bonheur n'était plus possible, que nous ne
pouvions plus le réaliser. Tant que les choses sont possibles on les
diffère, et elles ne peuvent prendre cette puissance d'attraits et
cette apparente aisance de réalisation que quand projetées dans le
vide idéal de l'imagination, elles sont soustraites à la submersion
alourdissante, enlaidissante du milieu vital. L'idée qu'on mourra est
plus cruelle que mourir, mais moins que l'idée qu'un autre est mort,
que, redevenue plane après avoir englouti un être, s'étend, sans
même un remous à cette place-là, une réalité d'où cet être est
exclu, où n'existe plus aucun vouloir, aucune connaissance, et de
laquelle il est aussi difficile de remonter à l'idée que cet être a
vécu, qu'il est difficile, du souvenir encore tout récent de sa vie,
de penser qu'il est assimilable aux images sans consistance, aux
souvenirs laissés par les personnages d'un roman qu'on a lu.
Du moins j'étais heureux qu'avant de mourir, elle m'eût écrit cette
lettre, et surtout envoyé la dernière dépêche qui me prouvait
qu'elle fût revenue si elle eût vécu. Il me semblait que c'était non
seulement plus doux, mais plus beau ainsi, que l'événement eût été
incomplet sans ce télégramme, eût eu moins figure d'art et de destin.
En réalité il l'eût eu tout autant s'il eût été autre; car tout
événement est comme un moule d'une forme particulière, et, quel qu'il
soit, il impose, à la série des faits qu'il est venu interrompre et
semble en conclure, un dessin que nous croyons le seul possible parce
que nous ne connaissons pas celui qui eût pu lui être substitué. Je
me répétais: «Pourquoi ne m'avait-elle pas dit: «J'ai ces goûts»,
j'aurais cédé, je lui aurais permis de les satisfaire, en ce moment je
l'embrasserais encore». Quelle tristesse d'avoir à me rappeler qu'elle
m'avait ainsi menti en me jurant trois jours avant de me quitter qu'elle
n'avait jamais eu avec l'amie de Mlle Vinteuil, ces relations qu'au
moment où Albertine me le jurait, sa rougeur avait confessées. Pauvre
petite, elle avait eu du moins l'honnêteté de ne pas vouloir jurer que
le plaisir de revoir Mlle Vinteuil n'entrait pour rien dans son désir
d'aller ce jour-là chez les Verdurin. Pourquoi n'était-elle pas allée
jusqu'au bout de son aveu, et avait-elle inventé alors ce roman
inimaginable? Peut-être du reste était-ce un peu ma faute si elle
n'avait jamais malgré toutes mes prières qui venaient se briser à sa
dénégation, voulu me dire: «j'ai ces goûts. » C'était peut-être un
peu ma faute parce que à Balbec le jour où après la visite de Mme de
Cambremer j'avais eu ma première explication avec Albertine et où
j'étais si loin de croire qu'elle pût avoir en tous cas autre chose
qu'une amitié trop passionnée avec Andrée, j'avais exprimé avec trop
de violence mon dégoût pour ce genre de mœurs, je les avais
condamnées d'une façon trop catégorique. Je ne pouvais me rappeler si
Albertine avait rougi quand j'avais naïvement proclamé mon horreur de
cela, je ne pouvais me le rappeler, car ce n'est souvent que longtemps
après que nous voudrions bien savoir quelle attitude eut une personne
à un moment où nous n'y fîmes nullement attention et qui, plus tard,
quand nous repensons à notre conversation, éclaircirait une
difficulté poignante. Mais dans notre mémoire il y a une lacune, il
n'y a pas trace de cela. Et bien souvent nous n'avons pas fait assez
attention, au moment même, aux choses qui pouvaient déjà nous
paraître importantes, nous n'avons pas bien entendu une phrase, nous
n'avons pas noté un geste, ou bien nous les avons oubliés. Et quand
plus tard, avides de découvrir une vérité, nous remontons de
déduction en déduction, feuilletant notre mémoire comme un recueil de
témoignages, quand nous arrivons à cette phrase, à ce geste,
impossible de nous rappeler, nous recommençons vingt fois le même
trajet mais inutilement: le chemin ne va pas plus loin. Avait-elle
rougi? Je ne savais si elle avait rougi, mais elle n'avait pas pu ne pas
entendre, et le souvenir de ces paroles l'avait plus tard arrêtée
quand peut-être elle avait été sur le point de se confesser à moi.
Et maintenant elle n'était plus nulle part, j'aurais pu parcourir la
terre d'un pôle à l'autre sans rencontrer Albertine. La réalité qui
s'était refermée sur elle était redevenue unie, avait effacé
jusqu'à la trace de l'être qui avait coulé à fond. Elle n'était
plus qu'un nom, comme cette Mme de Charlus dont disaient avec
indifférence: «Elle était délicieuse» ceux qui l'avaient connue.
Mais je ne pouvais pas concevoir plus d'un instant l'existence de cette
réalité dont Albertine n'avait pas conscience, car en moi mon amie
existait trop, en moi où tous les sentiments, toutes les pensées se
rapportaient à sa vie. Peut-être si elle l'avait su, eût-elle été
touchée de voir que son ami ne l'oubliait pas, maintenant que sa vie à
elle était finie et elle eût été sensible à des choses qui
auparavant l'eussent laissée indifférente. Mais comme on voudrait
s'abstenir d'infidélités, si secrètes fussent-elles, tant on craint
que celle qu'on aime ne s'en abstienne pas, j'étais effrayé de
penser que si les morts vivent quelque part, ma grand'mère connaissait
aussi bien mon oubli, qu'Albertine mon souvenir. Et tout compte fait,
même pour une même morte, est-on sûr que la joie qu'on aurait
d'apprendre qu'elle sait certaines choses balancerait l'effroi de penser
qu'elle les sait toutes; et, si sanglant que soit le sacrifice, ne
renoncerions-nous pas quelquefois à garder après leur mort comme amis
ceux que nous avons aimés de peur de les avoir aussi pour juges.
Mes curiosités jalouses de ce qu'avait pu faire Albertine étaient
infinies. J'achetai combien de femmes qui ne m'apprirent rien. Si ces
curiosités étaient si vivaces, c'est que l'être ne meurt pas tout de
suite pour nous, il reste baigné d'une espèce d'aura de vie qui n'a
rien d'une immortalité véritable mais qui fait qu'il continue à
occuper nos pensées de la même manière que quand il vivait. Il est
comme en voyage. C'est une survie très païenne. Inversement quand on a
cessé d'aimer, les curiosités que l'être excite meurent avant que
lui-même soit mort. Ainsi je n'eusse plus fait un pas pour savoir avec
qui Gilberte se promenait un certain soir dans les Champs-Élysées. Or
je sentais bien que ces curiosités étaient absolument pareilles, sans
valeur en elles-mêmes, sans possibilité de durer, mais je continuais
à tout sacrifier à la cruelle satisfaction de ces curiosités
passagères, bien que je susse d'avance que ma séparation forcée
d'avec Albertine, du fait de sa mort, me conduirait à la même
indifférence qu'avait fait ma séparation volontaire d'avec Gilberte.
Si elle avait pu savoir ce qui allait arriver, elle serait restée
auprès de moi. Mais cela revenait à dire qu'une fois qu'elle se fût
vue morte elle eût mieux aimé, auprès de moi, rester en vie. Par la
contradiction même qu'elle impliquait, une telle supposition était
absurde. Mais cela n'était pas inoffensif, car en imaginant combien
Albertine, si elle pouvait savoir, si elle pouvait rétrospectivement
comprendre, serait heureuse de revenir auprès de moi, je l'y voyais, je
voulais l'embrasser; et hélas c'était impossible, elle ne reviendrait
jamais, elle était morte. Mon imagination la cherchait dans le ciel,
par les soirs où nous l'avions regardé encore ensemble; au delà de ce
clair de lune qu'elle aimait, je tâchais de hisser jusqu'à elle ma
tendresse pour qu'elle lui fût une consolation de ne plus vivre, et cet
amour pour un être si lointain était comme une religion, mes pensées
montaient vers elle comme des prières. Le désir est bien fort, il
engendre la croyance, j'avais cru qu'Albertine ne partirait pas parce
que je le désirais. Parce que je le désirais je crus qu'elle n'était
pas morte; je me mis à lire des livres sur les tables tournantes, je
commençai à croire possible l'immortalité de l'âme. Mais elle ne me
suffisait pas. Il fallait qu'après ma mort, je la retrouvasse avec son
corps comme si l'éternité ressemblait à la vie. Que dis-je à la vie!
J'étais plus exigeant encore. J'aurais voulu ne pas être à tout
jamais privé par la mort des plaisirs que pourtant elle n'est pas seule
à nous ôter. Car sans elle ils auraient fini par s'émousser, ils
avaient déjà commencé de l'être par l'action de l'habitude ancienne,
des nouvelles curiosités. Puis, dans la vie, Albertine, même
physiquement eût peu à peu changé, jour par jour je me serais adapté
à ce changement. Mais mon souvenir n'évoquant d'elle que des moments,
demandait de la revoir telle qu'elle n'aurait déjà plus été si elle
avait vécu; ce qu'il voulait c'était un miracle qui satisfît aux
limites naturelles et arbitraires de la mémoire qui ne peut sortir du
passé. Avec la naïveté des théologiens antiques, je l'imaginais
m'accordant les explications non pas même qu'elle eût pu me donner
mais par une contradiction dernière celles qu'elle m'avait toujours
refusées pendant sa vie. Et ainsi sa mort étant une espèce de rêve
mon amour lui semblerait un bonheur inespéré; je ne retenais de la
mort que la commodité et l'optimisme d'un dénouement qui simplifie,
qui arrange tout. Quelquefois ce n'était pas si loin, ce n'était pas
dans un autre monde que j'imaginais notre réunion. De même
qu'autrefois, quand je ne connaissais Gilberte que pour jouer avec elle
aux Champs-Élysées, le soir à la maison je me figurais que j'allais
recevoir une lettre d'elle où elle m'avouerait son amour, qu'elle
allait entrer, une même force de désir ne s'embarrassant pas plus des
lois physiques qui le contrariaient, que la première fois au sujet de
Gilberte, où en somme il n'avait pas eu tort puisqu'il avait eu le
dernier mot, me faisait penser maintenant que j'allais recevoir un mot
d'Albertine, m'apprenant qu'elle avait bien eu un accident de cheval,
mais que pour des raisons romanesques (et comme en somme il est
quelquefois arrivé pour des personnages qu'on a cru longtemps morts)
elle n'avait pas voulu que j'apprisse qu'elle avait guéri et maintenant
repentante demandait à venir vivre pour toujours avec moi. Et, me
faisant très bien comprendre ce que peuvent être certaines folies
douces de personnes qui par ailleurs semblent raisonnables, je sentais
Coexister en moi, la certitude qu'elle était morte, et l'espoir
incessant de la voir entrer.
Je n'avais pas encore reçu de nouvelles d'Aimé qui pourtant devait
être arrivé à Balbec. Sans doute mon enquête portait sur un point
secondaire et bien arbitrairement choisi. Si la vie d'Albertine avait
été vraiment coupable, elle avait dû contenir bien des choses
autrement importantes, auxquelles le hasard ne m'avait pas permis de
toucher, comme il l'avait fait pour cette conversation sur le peignoir
grâce à la rougeur d'Albertine. C'était tout à fait arbitrairement
que j'avais fait un sort à cette journée-là, que plusieurs années
après je tâchais de reconstituer. Si Albertine avait aimé les femmes,
il y avait des milliers d'autres journées de sa vie dont je ne
connaissais pas l'emploi et qui pouvaient être aussi intéressantes
pour moi à connaître; j'aurais pu envoyer Aimé dans bien d'autres
endroits de Balbec, dans bien d'autres villes que Balbec. Mais
précisément ces journées-là, parce que je n'en savais pas l'emploi,
elles ne se représentaient pas à mon imagination. Elles n'avaient pas
d'existence. Les choses, les êtres ne commençaient à exister pour moi
que quand ils prenaient dans mon imagination une existence individuelle.
S'il y en avait des milliers d'autres pareils, ils devenaient pour moi
représentatifs du reste. Si j'avais le désir depuis longtemps de
savoir en fait de soupçons à l'égard d'Albertine ce qu'il en était
pour la douche, c'est de la même manière que, en fait de désirs de
femmes, et quoique je susse qu'il y avait un grand nombre de jeunes
filles et de femmes de chambre qui pouvaient les valoir et dont le
hasard aurait tout aussi bien pu me faire entendre parler, je voulais
connaître--puisque c'étaient celles-là dont Saint-Loup m'avait
parlé, celles-là qui existaient individuellement pour moi--la jeune
fille qui allait dans les maisons de passe et la femme de chambre de Mme
Putbus. Les difficultés que ma santé, mon indécision, ma
«procrastination», comme disait Saint-Loup, mettaient à réaliser
n'importe quoi, m'avaient fait remettre de jour en jour, de mois en
mois, d'année en année, l'éclaircissement de certains soupçons comme
l'accomplissement de certains désirs. Mais je les gardais dans ma
mémoire en me promettant de ne pas oublier d'en connaître la
réalité, parce que seuls ils m'obsédaient (puisque les autres
n'avaient pas de forme à mes yeux, n'existaient pas), et aussi parce
que le hasard même qui les avait choisis au milieu de la réalité
m'était un garant que c'était bien en eux avec un peu de réalité, de
la vie véritable et convoitée que j'entrerais en contact.
Et puis, sur un seul fait, s'il est certain, ne peut-on, comme le savant
qui expérimente, dégager la vérité pour tous les ordres de faits
semblables? Un seul petit fait, s'il est bien choisi, ne suffit-il pas
à l'expérimentateur pour décider d'une loi générale qui fera
connaître la vérité sur des milliers de faits analogues?
Albertine avait beau n'exister dans ma mémoire qu'à l'état où elle
m'était successivement apparue au cours de la vie, c'est-à-dire
subdivisée suivant une série de fractions de temps, ma pensée,
rétablissant en elle l'unité, en refaisait un être, et c'est sur cet
être que je voulais porter un jugement général, savoir si elle
m'avait menti, si elle aimait les femmes, si c'était pour en
fréquenter librement qu'elle m'avait quitté. Ce que dirait la
doucheuse pourrait peut-être trancher à jamais mes doutes sur les
mœurs d'Albertine.
Mes doutes! Hélas j'avais cru qu'il me serait indifférent, même
agréable de ne plus voir Albertine jusqu'à ce que son départ m'eût
révélé mon erreur. De même sa mort m'avait appris combien je me
trompais en croyant souhaiter quelquefois sa mort et supposer qu'elle
serait ma délivrance. Ce fut de même que, quand je reçus la lettre
d'Aimé, je compris que, si je n'avais pas jusque-là souffert trop
cruellement de mes doutes sur la vertu d'Albertine, c'est qu'en
réalité ce n'était nullement des doutes. Mon bonheur, ma vie avaient
besoin qu'Albertine fût vertueuse, ils avaient posé une fois pour
toutes qu'elle l'était. Muni de cette croyance préservatrice, je
pouvais sans danger laisser mon esprit jouer tristement avec des
suppositions auxquelles il donnait une forme mais n'ajoutait pas foi. Je
me disais, «Elle aime peut-être les femmes», comme on dit «Je! peux
mourir ce soir»; on se le dit, mais on ne le croit pas, on fait des
projets pour le lendemain. C'est ce qui explique que, me croyant à tort
incertain si Albertine aimait ou non les femmes, et croyant par
conséquent qu'un fait coupable à l'actif d'Albertine ne m'apporterait
rien que je n'eusse souvent envisagé, j'aie pu éprouver devant les
images, insignifiantes pour d'autres, que m'évoquait la lettre d'Aimé,
une inattendue, la plus cruelle que j'eusse ressentie encore, et qui
formait avec ces images, avec l'image hélas! d'Albertine elle-même,
une sorte de précipité comme on dit en chimie, où tout était
indivisible et dont le texte de la lettre d'Aimé que je sépare d'une
façon toute conventionnelle ne peut donner aucunement l'idée, puisque
chacun des mots qui la composent était aussitôt transformé, coloré
à jamais par la souffrance qu'il venait d'exciter.
«Monsieur,
«Monsieur voudra bien me pardonner si je n'ai pas plus tôt écrit à
Monsieur. La personne que Monsieur m'avait chargé de voir s'était
absentée pour deux jours et, désireux de répondre à la confiance que
Monsieur avait mise en moi, je ne voulais pas revenir les mains vides.
Je viens de causer avec cette personne qui se rappelle très bien (Mlle
A. ). » Aimé qui avait un certain commencement de culture voulait mettre
Mlle A. en italique et entre guillemets. Mais quand il voulait mettre
des guillemets, il traçait une parenthèse et quand il voulait mettre
quelque chose entre parenthèses, il le mettait entre guillemets. C'est
ainsi que Françoise disait que quelqu'un _restait_ dans ma rue pour
dire qu'il y demeurait, et qu'on pouvait _demeurer_ deux minutes pour
rester, les fautes des gens du peuple consistant seulement très souvent
à interchanger--comme a fait d'ailleurs la langue française--des
termes qui au cours des siècles ont pris réciproquement la place l'un
de l'autre. «D'après elle la chose que supposait Monsieur est
absolument certaine. D'abord c'était elle qui soignait (Mlle A. ) chaque
fois que celle-ci venait aux bains. (Mlle A. ) venait très souvent
prendre sa douche avec une grande femme plus âgée qu'elle, toujours
habillée en gris, et que la doucheuse sans savoir son nom connaissait
pour l'avoir vu souvent rechercher des jeunes filles. Mais elle ne
faisait plus attention aux autres depuis qu'elle connaissait (Mlle A. ).
Elle et (Mlle A. ) s'enfermaient toujours dans la cabine, restaient très
longtemps, et la dame en gris donnait au moins 10 francs de pourboire à
la personne avec qui j'ai causé. Comme m'a dit cette personne, vous
pensez bien que si elles n'avaient fait qu'enfiler des perles, elles ne
m'auraient pas donné dix francs de pourboire. (Mlle A. ) venait aussi
quelquefois avec une femme très noire de peau, qui avait un face à
mains. Mais (Mlle A. ) venait le plus souvent avec des jeunes filles plus
jeunes qu'elle surtout une très rousse. Sauf la dame en gris, les
personnes que (Mlle A. ) avait l'habitude d'amener n'étaient pas de
Balbec et devaient même souvent venir d'assez loin. Elles n'entraient
jamais ensemble, mais (Mlle A. ) entrait, en disant de laisser la porte
de la cabine ouverte--qu'elle attendait une amie, et la personne avec
qui j'ai parlé savait ce que cela voulait dire. Cette personne n'a pu
me donner d'autres détails ne se rappelant pas très bien, «ce qui est
facile à comprendre après si longtemps». Du reste cette personne ne
cherchait pas à savoir, parce qu'elle est très discrète et que
c'était son intérêt car (Mlle A. ) lui faisait gagner gros. Elle a
été très sincèrement touchée d'apprendre qu'elle était morte. Il
est vrai que si jeune c'est un grand malheur pour elle et pour les
siens. J'attends les ordres de Monsieur pour savoir si je peux quitter
Balbec où je ne crois pas que j'apprendrai rien davantage. Je remercie
encore Monsieur du petit voyage que Monsieur m'a ainsi procuré et qui
m'a été très agréable d'autant plus que le temps est on ne peut plus
favorable. La saison s'annonce bien pour cette année. On espère que
Monsieur viendra faire cet été une petite apparition.
Je ne vois plus rien d'intéressant à dire à Monsieur, etc.
Pour comprendre à quelle profondeur ces mots entraient en moi, il faut
se rappeler que les questions que je me posais à l'égard d'Albertine
n'étaient pas des questions accessoires, indifférentes, des questions
de détail, les seules en réalité que nous nous posions à l'égard de
tous les êtres qui ne sont pas nous, ce qui nous permet de cheminer,
revêtus d'une pensée imperméable, au milieu de la souffrance, du
mensonge, du vice ou de la mort. Non, pour Albertine, c'étaient des
questions d'essence: En son fond qu'était-elle? À quoi pensait-elle?
Qu'aimait-elle? Me mentait-elle? Ma vie avec elle avait-elle été aussi
lamentable que celle de Swann avec Odette? Aussi ce qu'atteignait la
réponse d'Aimé, bien qu'elle ne fût pas une réponse générale, mais
particulière--et justement à cause de cela--c'était bien en
Albertine, en moi, les profondeurs.
Enfin je voyais devant moi, dans cette arrivée d'Albertine à la douche
par la petite rue avec la dame en gris, un fragment de ce passé qui ne
me semblait pas moins mystérieux, moins effroyable, que je ne le
redoutais quand je l'imaginais enfermé dans le souvenir, dans le regard
d'Albertine. Sans doute tout autre que moi eût pu trouver insignifiants
ces détails auxquels l'impossibilité où j'étais, maintenant
qu'Albertine était morte, de les faire réfuter par elle, conférait
l'équivalent d'une sorte de probabilité. Il est même probable que
pour Albertine, même s'ils avaient été vrais, ses propres fautes, si
elle les avait avouées, que sa conscience les eût trouvées innocentes
ou blâmables, que sa sensualité les eût trouvées délicieuses ou
assez fades, eussent été dépourvues de cette inexprimable impression
d'horreur dont je ne les séparais pas. Moi-même, à l'aide de mon
amour des femmes et quoiqu'elles ne dussent pas avoir été pour
Albertine la même chose, je pouvais un peu imaginer ce qu'elle
éprouvait. Et certes c'était déjà un commencement de souffrance que
de me la représenter désirant comme j'avais si souvent désiré, me
mentant comme je lui avais si souvent menti, préoccupée par telle ou
telle jeune fille, faisant des frais pour elle, comme moi pour Mlle de
Stermaria, pour tant d'autres ou pour les paysannes que je rencontrais
dans la campagne. Oui, tous mes désirs m'aidaient à comprendre dans
une certaine mesure les siens; c'était déjà une grande souffrance où
tous les désirs, plus ils avaient été vifs, étaient changés en
tourments d'autant plus cruels; comme si dans cette algèbre de la
sensibilité ils reparaissaient avec le même coefficient mais avec le
signe moins au lieu du signe plus. Pour Albertine, autant que je pouvais
en juger par moi-même, ses fautes, quelque volonté qu'elle eût de me
les cacher--ce qui me faisait supposer qu'elle se jugeait coupable ou
avait peur de me chagriner--ses fautes parce qu'elle les avait
préparées à sa guise dans la claire lumière de l'imagination où se
joue le désir, lui paraissaient tout de même des choses de même
nature que le reste de la vie, des plaisirs pour elle qu'elle n'avait
pas eu le courage de se refuser, des peines pour moi qu'elle avait
cherché à éviter de me faire en me les cachant, mais des plaisirs et
des peines qui pouvaient figurer au milieu des autres plaisirs et peines
de la vie. Mais moi, c'est du dehors, sans que je fusse prévenu, sans
que je pusse moi-même les élaborer, c'est de la lettre d'Aimé que
m'étaient venues les images d'Albertine arrivant à la douche et
préparant son pourboire.
Sans doute c'est parce que dans cette arrivée silencieuse et
délibérée d'Albertine avec la femme en gris, je lisais le rendez-vous
qu'elles avaient pris, cette convention de venir faire l'amour dans un
cabinet de douches qui impliquait une expérience de la corruption,
l'organisation bien dissimulée de toute une double existence, c'est
parce que ces images m'apportaient la terrible nouvelle de la
culpabilité d'Albertine qu'elles m'avaient immédiatement causé une
douleur physique dont elles ne se sépareraient plus. Mais aussitôt la
douleur avait réagi sur elles: un fait objectif, tel qu'une image, est
différent selon l'état intérieur avec lequel on l'aborde. Et la
douleur est un aussi puissant modificateur de la réalité qu'est
l'ivresse. Combinée avec ces images, la souffrance en avait fait
aussitôt quelque chose d'absolument différent de ce que peut être
pour toute autre personne une dame en gris, un pourboire, une douche, la
rue où avait lieu l'arrivée délibérée d'Albertine avec la dame en
gris. Toutes ces images--échappées sur une vie de mensonges et de
fautes telle que je ne l'avais jamais conçue--ma souffrance les avait
immédiatement altérées en leur matière même, je ne les voyais pas
dans la lumière qui éclaire les spectacles de la terre, c'était le
fragment d'un autre monde, d'une planète inconnue et maudite, une vue
de l'Enfer. L'Enfer c'était tout ce Balbec, tous ces pays avoisinants
d'où, d'après la lettre d'Aimé, elle faisait venir souvent les filles
plus jeunes qu'elle amenait à la douche. Ce mystère que j'avais jadis
imaginé dans le pays de Balbec et qui s'y était dissipé quand j'y
avais vécu, que j'avais ensuite espéré ressaisir en connaissant
Albertine parce que, quand je la voyais passer sur la plage, quand
j'étais assez fou pour désirer qu'elle ne fût pas vertueuse, je
pensais qu'elle devait l'incarner, comme maintenant tout ce qui touchait
à Balbec s'en imprégnait affreusement! Les noms de ces stations,
Toutainville, Évreville, Incarville, devenus si familiers, si
tranquillisants, quand je les entendais le soir en revenant de chez les
Verdurin, maintenant que je pensais qu'Albertine avait habité l'une,
s'était promenée jusqu'à l'autre, avait pu souvent aller à
bicyclette à la troisième, ils excitaient en moi une anxiété plus
cruelle que la première fois, où je les voyais avec tant de trouble,
avant d'arriver à Balbec que je ne connaissais pas encore. C'est un de
ces pouvoirs de la jalousie de nous découvrir combien la réalité des
faits extérieurs et les sentiments de l'âme sont quelque chose
d'inconnu qui prête à mille suppositions. Nous croyons savoir
exactement ce que sont les choses et ce que pensent les gens, pour la
simple raison que nous ne nous en soucions pas. Mais dès que nous avons
le désir de savoir, comme a le jaloux, alors c'est un vertigineux
kaléidoscope où nous ne distinguons plus rien. Albertine m'avait-elle
trompé? avec qui? dans quelle maison? quel jour? celui où elle m'avait
dit telle chose? où je me rappelais que j'avais dans la journée dit
ceci ou cela? je n'en savais rien. Je ne savais pas davantage quels
étaient ses sentiments pour moi, s'ils étaient inspirés par
l'intérêt, par la tendresse. Et tout d'un coup je me rappelais tel
incident insignifiant, par exemple qu'Albertine avait voulu aller à
Saint-Martin le Vêtu, disant que ce nom l'intéressait, et peut-être
simplement parce qu'elle avait fait la connaissance de quelque paysanne
qui était là-bas. Mais ce n'était rien qu'Aimé m'eût appris tout
cela par la doucheuse, puisque Albertine devait éternellement ignorer
qu'il me l'avait appris, le besoin de savoir ayant toujours été
surpassé, dans mon amour pour Albertine, par le besoin de lui montrer
que je savais; car cela faisait tomber entre nous la séparation
d'illusions différentes, tout en n'ayant jamais eu pour résultat de me
faire aimer d'elle davantage, au contraire. Or voici que, depuis qu'elle
était morte, le second de ces besoins était amalgamé à l'effet du
premier: je tâchais de me représenter l'entretien où je lui aurais
fait part de ce que j'avais appris, aussi vivement que l'entretien où
je lui aurais demandé ce que je ne savais pas; c'est-à-dire la voir
près de moi, l'entendre me répondant avec bonté, voir ses joues
redevenir grosses, ses yeux perdre leur malice et prendre de la
tristesse, c'est-à-dire l'aimer encore et oublier la fureur de ma
jalousie dans le désespoir de mon isolement.
Le douloureux mystère de
cette impossibilité de jamais lui faire savoir ce que j'avais appris et
d'établir nos rapports sur la vérité de ce que je venais seulement de
découvrir (et que je n'avais peut-être pu découvrir que parce qu'elle
était morte) substituait sa tristesse au mystère plus douloureux de sa
conduite. Quoi? Avoir tant désiré qu'Albertine sût que j'avais appris
l'histoire de la salle de douches, Albertine qui n'était plus rien!
C'était là encore une des conséquences de cette impossibilité où
nous sommes, quand nous avons à raisonner sur la mort, de nous
représenter autre chose que la vie. Albertine n'était plus rien. Mais
pour moi c'était la personne qui m'avait caché qu'elle eût des
rendez-vous avec des femmes à Balbec, qui s'imaginait avoir réussi à
me le faire ignorer. Quand nous raisonnons sur ce qui se passe après
notre propre mort, n'est-ce pas encore nous vivant que par erreur nous
projetons à ce moment-là? Et est-il beaucoup plus ridicule en somme de
regretter qu'une femme qui n'est plus rien ignore que nous ayons appris
ce qu'elle faisait il y a six ans, que de désirer que de nous-même,
qui serons mort, le public parle encore avec faveur dans un siècle?
S'il y a plus de fondement réel dans le second cas que dans le premier,
les regrets de ma jalousie rétrospective n'en procédaient pas moins de
la même erreur d'optique que chez les autres hommes le désir de la
gloire posthume. Pourtant cette impression de ce qu'il y avait de
solennellement définitif dans ma séparation d'avec Albertine, si elle
s'était substituée un moment à l'idée de ses fautes, ne faisait
qu'aggraver celles-ci en leur conférant un caractère irrémédiable.
Je me voyais perdu dans la vie comme sur une plage illimitée où
j'étais seul et où, dans quelque sens que j'allasse, je ne la
rencontrerais jamais. Heureusement je trouvai fort à propos dans ma
mémoire,--comme il y a toujours toutes espèces de choses, les unes
dangereuses, les autres salutaires dans ce fouillis où les souvenirs ne
s'éclairent qu'un à un,--je découvris, comme un ouvrier l'objet qui
pourra servir à ce qu'il veut faire, une parole de ma grand'mère. Elle
m'avait dit à propos d'une histoire invraisemblable que la doucheuse
avait racontée à Mme de Villeparisis: «C'est une femme qui doit avoir
la maladie du mensonge». Ce souvenir me fut d'un grand secours. Quelle
portée pouvait avoir ce qu'avait dit la doucheuse à Aimé? D'autant
plus qu'en somme elle n'avait rien vu. On peut venir prendre des douches
avec des amies sans penser à mal pour cela. Peut-être pour se vanter
la doucheuse exagérait-elle le pourboire. J'avais bien entendu
Françoise soutenir une fois que ma tante Léonie avait dit devant elle
qu'elle avait «un million à manger par mois», ce qui était de la
folie; une autre fois qu'elle avait vu ma tante Léonie donner à
Eulalie quatre billets de mille francs, alors qu'un billet de cinquante
francs plié en quatre me paraissait déjà peu vraisemblable. Et ainsi
je cherchais--et je réussis peu à peu--à me défaire de la
douloureuse certitude que je m'étais donné tant de mal à acquérir,
ballotté que j'étais toujours entre le désir de savoir, et la peur de
souffrir. Alors ma tendresse put renaître, mais, aussitôt avec cette
tendresse, une tristesse d'être séparé d'Albertine, durant laquelle
j'étais peut-être encore plus malheureux qu'aux heures récentes où
c'était par la jalousie que j'étais torturé. Mais cette dernière
renaquit soudain, en pensant à Balbec, à cause de l'image soudain
revue (et qui jusque-là ne m'avait jamais fait souffrir et me
paraissait même une des plus inoffensives de ma mémoire) de la salle
à manger de Balbec le soir, avec de l'autre côté du vitrage, toute
cette population entassée dans l'ombre comme devant le vitrage lumineux
d'un aquarium, en faisant se frôler (je n'y avais jamais pensé) dans
sa conglomération, les pêcheurs et les filles du peuple contre les
petites bourgeoises jalouses de ce luxe nouveau à Balbec, ce luxe que
sinon la fortune, du moins l'avarice et la tradition interdisaient à
leurs parents, petites bourgeoises parmi lesquelles, il y avait
sûrement presque chaque soir Albertine que je ne connaissais pas encore
et qui sans doute levait là quelque fillette qu'elle rejoignait
quelques minutes plus tard dans la nuit, sur le sable, ou bien dans une
cabine abandonnée, au pied de la falaise. Puis c'était ma tristesse
qui renaissait, je venais d'entendre comme une condamnation à l'exil le
bruit de l'ascenseur qui, au lieu de s'arrêter à mon étage, montait
au-dessus. Pourtant la seule personne dont j'eusse pu souhaiter la
visite ne viendrait plus jamais, elle était morte. Et malgré cela,
quand l'ascenseur s'arrêtait à mon étage, mon cœur battait, un
instant je me disais: «Si tout de même cela n'était qu'un rêve!
C'est peut-être elle, elle va sonner, elle revient, Françoise va
entrer me dire avec plus d'effroi que de colère--car elle est plus
superstitieuse encore que vindicative et craindrait moins la vivante que
ce qu'elle croira peut-être un revenant--: «Monsieur ne devinera
jamais qui est là. » J'essayais de ne penser à rien, de prendre un
journal. Mais la lecture m'était insupportable de ces articles écrits
par des gens qui n'éprouvent pas de réelle douleur. D'une chanson
insignifiante l'un disait: «C'est à pleurer», tandis que moi je
l'aurais écoutée avec tant d'allégresse si Albertine avait vécu. Un
autre, grand écrivain cependant, parce qu'il avait été acclamé à sa
descente d'un train, disait qu'il avait reçu là des témoignages
inoubliables, alors que moi, si maintenant je les avais reçus, je n'y
aurais même pas pensé un instant. Et un troisième assurait que, sans
la fâcheuse politique, la vie de Paris serait «tout à fait
délicieuse» alors que je savais bien que même sans politique cette
vie ne pouvait m'être qu'atroce, et m'eût semblé délicieuse même
avec la politique, si j'eusse retrouvé Albertine. Le chroniqueur
cynégétique disait (on était au mois de mai) «Cette époque est
vraiment douloureuse, disons mieux, sinistre, pour le vrai chasseur, car
il n'y a rien, absolument rien à tirer», et le chroniqueur du
«Salon»: «Devant cette manière d'organiser une exposition on se sent
pris d'un immense découragement, d'une tristesse infinie. . . » Si la
force de ce que je sentais me faisait paraître mensongères et pâles
les expressions de ceux qui n'avaient pas de vrais bonheurs ou malheurs,
en revanche les lignes les plus insignifiantes qui, de si loin que ce
fût, pouvaient se rattacher ou à la Normandie, ou à la Touraine, ou
aux établissements hydrothérapiques, ou à la Berma, ou à la
princesse de Guermantes, ou à l'amour, ou à l'absence, ou à
l'infidélité, remettaient brusquement devant moi, sans que j'eusse eu
le temps de me détourner, l'image d'Albertine, et je me remettais à
pleurer. D'ailleurs, d'habitude, ces journaux je ne pouvais même pas
les lire, car le simple geste d'en ouvrir un me rappelait à la fois que
j'en accomplissais de semblables quand Albertine vivait, et qu'elle ne
vivait plus; je les laissais retomber sans avoir la force de les
déplier jusqu'au bout. Chaque impression évoquait une impression
identique mais blessée parce qu'en avait été retranchée l'existence
d'Albertine, de sorte que je n'avais jamais le courage de vivre jusqu'au
bout ces minutes mutilées. Même, quand peu à peu Albertine cessa
d'être présente à ma pensée et toute-puissante sur mon cœur, je
souffrais tout d'un coup s'il me fallait, comme au temps où elle était
là; entrer dans sa chambre, chercher de la lumière, m'asseoir près du
pianola. Divisée en petits dieux familiers, elle habita longtemps la
flamme de la bougie, le bouton de la porte, le dossier d'une chaise, et
d'autres domaines plus immatériels comme une nuit d'insomnie ou l'émoi
que me donnait la première visite d'une femme qui m'avait plu. Malgré
cela le peu de phrases que mes yeux lisaient dans une journée ou que ma
pensée se rappelait avoir lues, excitaient souvent en moi une jalousie
cruelle. Pour cela elles avaient moins besoin de me fournir un argument
valable en faveur de l'immoralité des femmes que de me rendre une
impression ancienne liée à l'existence d'Albertine. Transporté alors
dans un moment oublié dont l'habitude d'y penser n'avait pas pour moi
émoussé la force, et où Albertine vivait encore, ses fautes prenaient
quelque chose de plus voisin, de plus angoissant, de plus atroce. Alors
je me demandais s'il était certain que les révélations de la
doucheuse fussent fausses. Une bonne manière de savoir la vérité
serait d'envoyer Aimé en Touraine, passer quelques jours dans le
voisinage de la villa de Mme Bontemps. Si Albertine aimait les plaisirs
qu'une femme prend avec les femmes, si c'est pour n'être pas plus
longtemps privée d'eux qu'elle m'avait quitté, elle avait dû,
aussitôt libre, essayer de s'y livrer et y réussir, dans un pays
qu'elle connaissait et où elle n'aurait pas choisi de se retirer si
elle n'avait pas pensé y trouver plus de facilités que chez moi. Sans
doute, il n'y avait rien d'extraordinaire à ce que la mort d'Albertine
eût si peu changé mes préoccupations. Quand notre maîtresse est
vivante, une grande partie des pensées qui forment ce que nous appelons
notre amour nous viennent pendant les heures où elle n'est pas à
côté de nous. Ainsi l'on prend l'habitude d'avoir pour objet de sa
rêverie un être absent, et qui, même s'il ne le reste que quelques
heures, pendant ces heures-là n'est qu'un souvenir. Aussi la mort ne
change-t-elle pas grand'chose. Quand Aimé revint, je lui demandai de
partir pour Châtellerault, et ainsi non seulement par mes pensées, mes
tristesses, l'émoi que me donnait un nom relié de si loin que ce fût
à un certain être, mais encore par toutes mes actions, par les
enquêtes auxquelles je procédais, par l'emploi que je faisais de mon
argent tout entier destiné à connaître les actions d'Albertine, je
peux dire que toute cette année-là ma vie resta remplie par un amour,
par une véritable liaison. Et celle qui en était l'objet était une
morte. On dit quelquefois qu'il peut subsister quelque chose d'un être
après sa mort, si cet être était un artiste et mettait un peu de soin
dans son œuvre. C'est peut-être de la même manière qu'une sorte de
bouture prélevée sur un être et greffée au cœur d'un autre,
continue à y poursuivre sa vie, même quand l'être d'où elle avait
été détachée a péri. Aimé alla loger à côté de la villa de Mme
Bontemps; il fit la connaissance d'une femme de chambre, d'un loueur de
voitures chez qui Albertine allait souvent en prendre une pour la
journée. Les gens n'avaient rien remarqué. Dans une seconde lettre,
Aimé me disait avoir appris d'une petite blanchisseuse de la ville
qu'Albertine avait une manière particulière de lui serrer le bras
quand celle-ci lui rapportait le linge. «Mais, disait-elle, cette
demoiselle ne lui avait jamais fait autre chose. » J'envoyai à Aimé
l'argent qui payait son voyage, qui payait le mal qu'il venait de me
faire par sa lettre et cependant je m'efforçais de le guérir en me
disant que c'était là une familiarité qui ne prouvait aucun désir
vicieux quand je reçus un télégramme d'Aimé: «Ai appris les choses
les plus intéressantes. Ai plein de nouvelles pour prouver lettre
suit. » Le lendemain vint une lettre dont l'enveloppe suffît à me
faire frémir; j'avais reconnu qu'elle était d'Aimé, car chaque
personne même la plus humble a sous sa dépendance ces petits
êtres familiers à la fois vivants et couchés dans une espèce
d'engourdissement sur le papier, les caractères de son écriture que
lui seul possède. «D'abord la petite blanchisseuse n'a rien voulu me
dire, elle assurait que Mlle Albertine n'avait jamais fait que lui
pincer le bras. Mais pour la faire parler je l'ai emmenée dîner, je
l'ai fait boire. Alors elle m'a raconté que Mlle Albertine la
rencontrait souvent au bord de la Loire, quand elle allait se baigner,
que Mlle Albertine qui avait l'habitude de se lever de grand matin pour
aller se baigner avait l'habitude de la retrouver au bord de l'eau, à
un endroit où les arbres sont si épais que personne ne peut vous voir
et d'ailleurs il n'y a personne qui peut vous voir à cette heure-là.
Puis la blanchisseuse amenait ses petites amies et elles se baignaient
et après, comme il faisait très chaud déjà là-bas et que ça tapait
dur même sous les arbres, elles restaient dans l'herbe à se sécher,
à jouer, à se caresser. La petite blanchisseuse m'a avoué qu'elle
aimait beaucoup à s'amuser avec ses petites amies et que voyant Mlle
Albertine qui se frottait toujours contre elle dans son peignoir, elle
le lui avait fait enlever et lui faisait des caresses avec sa langue le
long du cou et des bras, même sur la plante des pieds que Mlle
Albertine lui tendait. La blanchisseuse se déshabillait aussi, et elles
jouaient à se pousser dans l'eau; là elle ne m'a rien dit de plus,
mais tout dévoué à vos ordres et voulant faire n'importe quoi pour
vous faire plaisir, j'ai emmené coucher avec moi la petite
blanchisseuse. Elle m'a demandé si je voulais qu'elle me fît ce
qu'elle faisait à Mlle Albertine quand celle-ci ôtait son costume de
bain. Et elle m'a dit: «Si vous aviez vu comme elle frétillait, cette
demoiselle, elle me disait: (ah! tu me mets aux anges) et elle était si
énervée qu'elle ne pouvait s'empêcher de me mordre. » J'ai vu encore
la trace sur le bras de la petite blanchisseuse. Et je comprends le
plaisir de Mlle Albertine car cette petite-là est vraiment très
habile. »
J'avais bien souffert à Balbec quand Albertine m'avait dit son amitié
pour Mlle Vinteuil. Mais Albertine était là pour me consoler. Puis
quand, pour avoir trop cherché à connaître les actions d'Albertine,
j'avais réussi à la faire partir de chez moi, quand Françoise m'avait
annoncé qu'elle n'était plus là et que je m'étais trouvé seul,
j'avais souffert davantage. Mais du moins l'Albertine que j'avais aimée
restait dans mon cœur. Maintenant à sa place--pour me punir d'avoir
poussé plus loin une curiosité à laquelle, contrairement à ce que
j'avais supposé, la mort n'avait pas mis fin--ce que je trouvais
c'était une jeune fille différente, multipliant les mensonges et les
tromperies, là où l'autre m'avait si doucement rassuré en me jurant
n'avoir jamais connu ces plaisirs que, dans l'ivresse de sa liberté
reconquise, elle était partie goûter jusqu'à la pâmoison, jusqu'à
mordre cette petite blanchisseuse qu'elle retrouvait au soleil levant,
sur le bord de la Loire et à qui elle disait: «Tu me mets aux anges».
Une Albertine différente, non pas seulement dans le sens où nous
entendons le mot différent quand il s'agit des autres. Si les autres
sont différents de ce que nous avons cru, cette différence ne nous
atteignant pas profondément, et le pendule de l'intuition ne pouvant
projeter hors de lui qu'une oscillation égale à celle qu'il a
exécutée dans le sens intérieur, ce n'est que dans les régions
superficielles d'eux-mêmes que nous situons ces différences.
Autrefois, quand j'apprenais qu'une femme aimait les femmes, elle ne me
paraissait pas pour cela une femme autre, d'une essence particulière.
Mais s'il s'agit d'une femme qu'on aime, pour se débarrasser de la
douleur qu'on éprouve à l'idée que cela peut être, on cherche à
savoir non seulement ce qu'elle a fait, mais ce qu'elle ressentait en le
faisant, quelle idée elle avait de ce qu'elle faisait; alors descendant
de plus en plus avant, par la profondeur de la douleur, on atteint au
mystère, à l'essence. Je souffrais jusqu'au fond de moi-même, jusque
dans mon corps, dans mon cœur--bien plus que ne m'eût fait souffrir la
peur de perdre la vie--de cette curiosité à laquelle collaboraient
toutes les forces de mon intelligence et de mon inconscient; et ainsi
c'est dans les profondeurs mêmes d'Albertine que je projetais
maintenant tout ce que j'apprenais d'elle. Et la douleur qu'avait ainsi
fait pénétrer en moi à une telle profondeur la réalité du vice
d'Albertine, me rendit bien plus tard un dernier office. Comme le mal
que j'avais fait à ma grand'mère, le mal que m'avait fait Albertine
fut un dernier lien entre elle et moi et qui survécut même au
souvenir, car, avec la conservation d'énergie que possède tout ce qui
est physique, la souffrance n'a même pas besoin des leçons de la
mémoire. Ainsi un homme qui a oublié les belles nuits passées au
clair de lune dans les bois, souffre encore des rhumatismes qu'il y a
pris. Ces goûts niés par elle et qu'elle avait, ces goûts dont la
découverte était venue à moi, non dans un froid raisonnement mais
dans la brûlante souffrance ressentie à la lecture de ces mots: «Tu
me mets aux anges», souffrance qui leur donnait une particularité
qualitative, ces goûts ne s'ajoutaient pas seulement à l'image
d'Albertine comme s'ajoute au bernard-l'ermite la coquille nouvelle
qu'il traîne après lui, mais bien plutôt comme un sel qui entre en
contact avec un autre sel, en change la couleur, bien plus, la nature.
Quand la petite blanchisseuse avait dû dire à ses petites amies:
«Imaginez-vous, je ne l'aurais pas cru, eh bien, la demoiselle c'en est
une aussi» pour moi ce n'était pas seulement un vice d'abord
insoupçonné d'elles qu'elles ajoutaient à la personne d'Albertine,
mais la découverte qu'elle était une autre personne, une personne
comme elles, parlant la même langue, ce qui en la faisant compatriote
d'autres, me la rendait encore plus étrangère à moi, prouvait que ce
que j'avais eu d'elle, ce que je portais dans mon cœur, ce n'était
qu'un tout petit peu d'elle, et que le reste qui prenait tant
d'extension de ne pas être seulement cette chose si mystérieusement
importante, un désir individuel, mais de lui être commune avec
d'autres, elle me l'avait toujours caché, elle m'en avait tenu à
l'écart, comme une femme qui m'eût caché qu'elle était d'un pays
ennemi et espionne, et qui même eût agi plus traîtreusement encore
qu'une espionne, car celle-ci ne trompe que sur sa nationalité, tandis
qu'Albertine c'était sur son humanité la plus profonde, sur ce qu'elle
n'appartenait pas à l'humanité commune, mais à une race étrange qui
s'y mêle, s'y cache et ne s'y fond jamais. J'avais justement vu deux
peintures d'Elstir où dans un paysage touffu il y a des femmes nues.
Dans l'une d'elles, l'une des jeunes filles lève le pied comme
Albertine devait faire quand elle l'offrait à la blanchisseuse. De
l'autre pied elle pousse à l'eau l'autre jeune fille qui gaiement
résiste, la cuisse levée, son pied trempant à peine dans l'eau bleue.
Je me rappelais maintenant que la levée de la cuisse y faisait le même
méandre de cou de cygne avec l'angle du genou, que faisait la chute de
la cuisse d'Albertine quand elle était à côté de moi sur le lit et
j'avais voulu souvent lui dire qu'elle me rappelait ces peintures. Mais
je ne l'avais pas fait pour ne pas éveiller en elle l'image de corps
nus de femmes. Maintenant je la voyais à côté de la blanchisseuse et
de ses amies, recomposer le groupe que j'avais tant aimé quand j'étais
assis au milieu des amies d'Albertine à Balbec. Et si j'avais été un
amateur sensible à la seule beauté j'aurais reconnu qu'Albertine le
recomposait mille fois plus beau, maintenant que les éléments en
étaient les statues nues de déesses comme celles que les grands
sculpteurs éparpillaient à Versailles sous les bosquets ou donnaient
dans les bassins à laver et à polir aux caresses du flot. Maintenant
je la voyais à côté de la blanchisseuse, jeunes filles au bord de
l'eau, dans leur double nudité de marbres féminins au milieu d'une
touffe de végétations et trempant dans l'eau comme des bas-reliefs
nautiques. Me souvenant de ce qu'Albertine était sur mon lit, je
croyais voir sa cuisse recourbée, je la voyais, c'était un col de
cygne, il cherchait la bouche de l'autre jeune fille. Alors je ne voyais
même plus une cuisse, mais le col hardi d'un cygne, comme celui qui
dans une étude frémissante cherche la bouche d'une Léda qu'on voit
dans toute la palpitation spécifique du plaisir féminin, parce qu'il
n'y a qu'un cygne et qu'elle semble plus seule, de même qu'on découvre
au téléphone les inflexions d'une voix qu'on ne distingue pas tant
qu'elle n'est pas dissociée d'un visage où l'on objective son
expression. Dans cette étude le plaisir au lieu d'aller vers la face
qui l'inspire et qui est absente, remplacée par un cygne inerte, se
concentre dans celle qui le ressent. Par instant la communication était
interrompue entre mon cœur et ma mémoire. Ce qu'Albertine avait fait
avec la blanchisseuse ne m'était plus signifié que par des
abréviations quasi algébriques qui ne me représentaient plus rien;
mais cent fois par heure le courant interrompu était rétabli, et mon
cœur était brûlé sans pitié par un feu d'enfer, tandis que je
voyais Albertine ressuscitée par ma jalousie, vraiment vivante, se
raidir sous les caresses de la petite blanchisseuse à qui elle disait:
«Tu me mets aux anges». Comme elle était vivante au moment où elle
commettait ses fautes, c'est-à-dire au moment où moi-même je me
trouvais, il ne suffisait pas de connaître cette faute, j'aurais voulu
qu'elle sût que je la connaissais. Aussi, si dans ces moments-là je
regrettais de penser que je ne la reverrais jamais, ce regret portait la
marque de ma jalousie, et tout différent du regret déchirant des
moments où je l'aimais, n'était que le regret de ne pas pouvoir lui
dire: «Tu croyais que je ne saurais jamais ce que tu as fait après
m'avoir quitté, eh bien je sais tout, la blanchisseuse au bord de la
Loire, tu lui disais: «Tu me mets aux anges», j'ai vu la morsure. »
Sans doute je me disais: «Pourquoi me tourmenter? Celle qui a eu du
plaisir avec la blanchisseuse n'est plus rien, donc n'était pas une
personne dont les actions gardent de la valeur. Elle ne se dit pas que
je sais. Mais elle ne se dit pas non plus que je ne sais pas puisqu'elle
ne se dit rien. » Mais ce raisonnement me persuadait moins que la vue de
son plaisir qui me ramenait au moment où elle l'avait éprouvé. Ce que
nous sentons existe seul pour nous, et nous le projetons dans le passé,
dans l'avenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de
la mort. Si mon regret qu'elle fût morte subissait dans ces moments-là
l'influence de ma jalousie et prenait cette forme si particulière,
cette influence s'étendait à mes rêves d'occultisme, d'immortalité
qui n'étaient qu'un effort pour tâcher de réaliser ce que je
désirais. Aussi à ces moments-là si j'avais pu réussir à l'évoquer
en faisant tourner une table comme autrefois Bergotte croyait que
c'était possible, ou à la rencontrer dans l'autre vie comme le pensait
l'abbé X. je ne l'aurais souhaité que pour lui répéter: «Je sais
pour la blanchisseuse. Tu lui disais: tu me mets aux anges, j'ai vu la
morsure. » Ce qui vint à mon secours contre cette image de la
blanchisseuse, ce fut--certes quand elle eut un peu duré--cette image
elle-même parce que nous ne connaissons vraiment que ce qui est
nouveau, ce qui introduit brusquement dans notre sensibilité un
changement de ton qui nous frappe, ce à quoi l'habitude n'a pas encore
substitué ses pâles fac-similés. Mais ce fut surtout ce
fractionnement d'Albertine en de nombreux fragments, en de nombreuses
Albertines, qui était son seul mode d'existence en moi. Des moments
revinrent où elle n'avait été que bonne, ou intelligente, ou
sérieuse, ou même aimant plus que tout les sports. Et ce
fractionnement, n'était-il pas au fond juste qu'il me calmât? Car s'il
n'était pas en lui-même quelque chose de réel, s'il tenait à la
forme successive des heures où elle m'était apparue forme qui restait
celle de ma mémoire comme la courbure des projections de ma lanterne
magique tenait à la courbure des verres colorés, ne représentait-il
pas à sa manière une vérité, bien objective celle-là, à savoir que
chacun de nous n'est pas un, mais contient de nombreuses personnes qui
n'ont pas toutes la même valeur morale et que si Albertine vicieuse
avait existé, cela n'empêchait pas qu'il y en eût eu d'autres, celle
qui aimait à causer avec moi de Saint-Simon dans sa chambre, celle qui
le soir où je lui avais dit qu'il fallait nous séparer avait dit si
tristement: «Ce pianola, cette chambre, penser que je ne reverrai
jamais tout cela» et, quand elle avait vu l'émotion que mon mensonge
avait fini par me communiquer s'était écriée avec une pitié
sincère: «Oh! non, tout plutôt que de vous faire de la peine, c'est
entendu je ne chercherai pas à vous revoir. » Alors je ne fus plus
seul; je sentis disparaître cette cloison qui nous séparait. Du moment
que cette Albertine bonne était revenue, j'avais retrouvé la seule
personne à qui je pusse demander l'antidote des souffrances
qu'Albertine me causait. Certes je désirais toujours lui parler de
l'histoire de la blanchisseuse, mais ce n'était plus en manière de
cruel triomphe et pour lui montrer méchamment ce que je savais. Comme
je l'aurais fait si Albertine avait été vivante, je lui demandai
tendrement si l'histoire de la blanchisseuse était vraie. Elle me jura
que non, qu'Aimé n'était pas très véridique et que, voulant
paraître avoir bien gagné l'argent que je lui avais donné, il n'avait
pas voulu revenir bredouille et avait fait dire ce qu'il avait voulu à
la blanchisseuse. Sans doute Albertine n'avait cessé de me mentir.
Pourtant dans le flux et le reflux de ses contradictions, je sentais
qu'il y avait eu une certaine progression à moi due. Qu'elle ne m'eût
même pas fait, au début, des confidences (peut-être, il est vrai,
involontaires dans une phrase qui échappe) je n'en eusse pas juré. Je
ne me rappelais plus. Et puis elle avait de si bizarres façons
d'appeler certaines choses, que cela pouvait signifier cela ou non, mais
le sentiment qu'elle avait eu de ma jalousie l'avait ensuite portée à
rétracter avec horreur ce qu'elle avait d'abord complaisamment avoué.
D'ailleurs Albertine n'avait même pas besoin de me dire cela. Pour
être persuadé de son innocence il me suffisait de l'embrasser, et je
le pouvais maintenant qu'était tombée la cloison qui nous séparait,
pareille à celle impalpable et résistante qui après une brouille
s'élève entre deux amoureux et contre laquelle se briseraient les
baisers. Non, elle n'avait besoin de rien me dire. Quoi qu'elle eût
fait, quoi qu'elle eût voulu la pauvre petite, il y avait des
sentiments en lesquels, par-dessus ce qui nous divisait, nous pouvions
nous unir. Si l'histoire était vraie, et si Albertine m'avait caché
ses goûts, c'était pour ne pas me faire du chagrin. J'eus la douceur
de l'entendre dire à cette Albertine-là. D'ailleurs en avais-je jamais
connu une autre? Les deux plus grandes causes d'erreur dans nos rapports
avec un autre être sont, avoir soi-même bon cœur, ou bien, cet autre
être, l'aimer. On aime sur un sourire, sur un regard, sur une épaule.
Cela suffit; alors dans les longues heures d'espérance ou de tristesse,
on fabrique une personne, on compose un caractère. Et quand plus tard
on fréquente la personne aimée on ne peut pas plus, devant quelque
cruelle réalité qu'on soit placé, ôter ce caractère bon, cette
nature de femme nous aimant, à l'être qui a tel regard, telle épaule,
que nous ne pouvons quand elle vieillit, ôter son premier visage à une
personne que nous connaissons depuis sa jeunesse. J'évoquai le beau
regard bon et pitoyable de cette Albertine-là, ses grosses joues, son
cou aux larges grains. C'était l'image d'une morte, mais, comme cette
morte vivait, il me fut aisé de faire immédiatement ce que j'eusse
fait infailliblement si elle avait été auprès de moi de son vivant
(ce que je ferais si je devais jamais la retrouver dans une autre vie),
je lui pardonnai.
Les instants que j'avais vécus auprès de cette Albertine-là
m'étaient si précieux que j'eusse voulu n'en avoir laissé échapper
aucun. Or parfois, comme on rattrape les bribes d'une fortune dissipée,
j'en retrouvais qui avaient semblé perdus: en nouant un foulard
derrière mon cou au lieu de devant, je me rappelai une promenade à
laquelle je n'avais jamais repensé et où, pour que l'air froid ne pût
pas venir sur ma gorge, Albertine me l'avait arrangé de cette manière
après m'avoir embrassé. Cette promenade si simple, restituée à ma
mémoire par un geste si humble, me fit le plaisir de ces objets intimes
ayant appartenu à une morte chérie que nous rapporte la vieille femme
de chambre et qui ont tant de prix pour nous; mon chagrin s'en trouvait
enrichi, et d'autant plus que ce foulard je n'y avais jamais repensé.
Maintenant Albertine, lâchée de nouveau, avait repris son vol; des
hommes, des femmes la suivaient. Elle vivait en moi. Je me rendais
compte que ce grand amour prolongé pour Albertine, était comme l'ombre
du sentiment que j'avais eu pour elle, en reproduisait les diverses
parties et obéissait aux mêmes lois que la réalité sentimentale
qu'il reflétait au delà de la mort. Car je sentais bien que si je
pouvais entre mes pensées pour Albertine mettre quelque intervalle,
d'autre part, si j'en avais mis trop, je ne l'aurais plus aimée; elle
me fût par cette coupure devenue indifférente, comme me l'était
maintenant ma grand'mère. Trop de temps passé sans penser à elle eût
rompu dans mon souvenir la continuité qui est le principe même de la
vie, qui pourtant peut se ressaisir après un certain intervalle de
temps. N'en avait-il pas été ainsi de mon amour pour Albertine quand
elle vivait, lequel avait pu se renouer après un assez long intervalle
dans lequel j'étais resté sans penser à elle? Or mon souvenir devait
obéir aux mêmes lois, ne pas pouvoir supporter de plus longs
intervalles, car il ne faisait, comme une aurore boréale, que refléter
après la mort d'Albertine le sentiment que j'avais eu pour elle, il
était comme l'ombre de mon amour.
D'autres fois mon chagrin prenait tant de formes que parfois je ne le
reconnaissais plus; je souhaitais d'avoir un grand amour, je voulais
chercher une personne qui vivrait auprès de moi, cela me semblait le
signe que je n'aimais plus Albertine quand c'était celui que je
l'aimais toujours; car le besoin d'éprouver un grand amour n'était,
tout autant que le désir d'embrasser les grosses joues d'Albertine,
qu'une partie de mon regret. C'est quand je l'aurais oubliée, que je
pourrais trouver plus sage, plus heureux de vivre sans amour. Ainsi le
regret d'Albertine, parce que c'était lui qui faisait naître en moi le
besoin d'une sœur, le rendait inassouvissable. Et au fur et à mesure
que mon regret d'Albertine s'affaiblirait, le besoin d'une sœur, lequel
n'était qu'une forme inconsciente de ce regret, deviendrait moins
impérieux. Et pourtant ces deux reliquats de mon amour ne suivirent pas
dans leur décroissance une marche également rapide. Il y avait des
heures où j'étais décidé à me marier, tant le premier subissait une
profonde éclipse, le second au contraire gardant une grande force. Et
en revanche plus tard mes souvenirs jaloux s'étant éteints, tout d'un
coup parfois une tendresse me remontait au cœur pour Albertine, et
alors, pensant à mes amours pour d'autres femmes, je me disais qu'elle
les aurait compris, partagés--et son vice devenait comme une cause
d'amour. Parfois ma jalousie renaissait dans des moments où je ne me
souvenais plus d'Albertine, bien que ce fût d'elle alors que j'étais
jaloux. Je croyais l'être d'Andrée à propos de qui on m'apprit à ce
moment-là une aventure qu'elle avait. Mais Andrée n'était pour moi
qu'un prête-nom, qu'un chemin de raccord, qu'une prise de courant qui
me reliait indirectement à Albertine. C'est ainsi qu'en rêve on donne
un autre visage, un autre nom, à une personne sur l'identité profonde
de laquelle on ne se trompe pas pourtant. En somme, malgré les flux et
les reflux qui contrariaient dans ces cas particuliers cette loi
générale, les sentiments que m'avait laissés Albertine eurent plus de
peine à mourir que le souvenir de leur cause première. Non seulement
les sentiments, mais les sensations. Différent en cela de Swann qui,
lorsqu'il avait commencé à ne plus aimer Odette, n'avait même plus pu
recréer en lui la sensation de son amour, je me sentais encore revivant
un passé qui n'était plus que l'histoire d'un autre; mon moi en
quelque sorte mi-partie, tandis que son extrémité supérieure était
déjà dure et refroidie, brûlait encore à sa base chaque fois qu'une
étincelle y refaisait passer l'ancien courant, même quand depuis
longtemps mon esprit avait cessé de concevoir Albertine. Et aucune
image d'elle n'accompagnant les palpitations cruelles, les larmes
qu'apportaient à mes yeux un vent froid soufflant comme à Balbec sur
les pommiers déjà roses, j'en arrivais à me demander si la
renaissance de ma douleur n'était pas due à des causes toutes
pathologiques et si ce que je prenais pour la reviviscence d'un souvenir
et la dernière période d'un amour, n'était pas plutôt le début
d'une maladie de cœur.
Il y a dans certaines affections des accidents secondaires que le malade
est trop porté à confondre avec la maladie elle-même. Quand ils
cessent, il est étonné de se trouver moins éloigné de la guérison
qu'il n'avait cru. Telle avait été la souffrance causée--la
complication amenée--par les lettres d'Aimé relativement à
l'établissement de douches et à la petite blanchisseuse. Mais un
médecin de l'âme qui m'eût visité eût trouvé que, pour le reste,
mon chagrin lui-même allait mieux. Sans doute en moi, comme j'étais un
homme, un de ces êtres amphibies qui sont simultanément plongés dans
le passé et dans la réalité actuelle, il existait toujours une
contradiction entre le souvenir vivant d'Albertine et la connaissance
que j'avais de sa mort. Mais cette contradiction était en quelque sorte
l'inverse de ce qu'elle était autrefois. L'idée qu'Albertine était
morte, cette idée qui les premiers temps venait battre si furieusement
en moi l'idée qu'elle était vivante, que j'étais obligé de me sauver
devant elle comme les enfants à l'arrivée de la vague, cette idée de
sa mort, à la faveur même de ces assauts incessants, avait fini par
conquérir en moi la place qu'y occupait récemment encore l'idée de sa
vie. Sans que je m'en rendisse compte, c'était maintenant cette idée
de la mort d'Albertine--non plus le souvenir présent de sa vie--qui
faisait pour la plus grande partie le fond de mes inconscientes
songeries, de sorte que si je les interrompais tout à coup pour
réfléchir sur moi-même, ce qui me causait de l'étonnement ce
n'était pas, comme les premiers jours, qu'Albertine si vivante en moi
pût n'exister plus sur la terre, pût être morte, mais qu'Albertine,
qui n'existait plus sur la terre, qui était morte, fût restée si
vivante en moi. Maçonné par la contiguïté des souvenirs qui se
suivent l'un l'autre, le noir tunnel, sous lequel ma pensée rêvassait
depuis trop longtemps pour qu'elle prît même plus garde à lui,
s'interrompait brusquement d'un intervalle de soleil, laissant voir au
loin un univers souriant et bleu où Albertine n'était plus qu'un
souvenir indifférent et plein de charme. Est-ce celle-là, me
disais-je, qui est la vraie, ou bien l'être qui, dans l'obscurité où
je roulais depuis si longtemps, me semblait la seule réalité? Le
personnage que j'avais été il y a si peu de temps encore et qui ne
vivait que dans la perpétuelle attente du moment où Albertine
viendrait lui dire bonsoir et l'embrasser, une sorte de multiplication
de moi-même me faisait paraître ce personnage comme n'étant plus
qu'une faible partie, à demi dépouillée de moi, et comme une fleur
qui s'entr'ouvre j'éprouvais la fraîcheur rajeunissante d'une
exfoliation. Au reste ces brèves illuminations ne me faisaient
peut-être que mieux prendre conscience de mon amour pour Albertine,
comme il arrive pour toutes les idées trop constantes qui ont besoin
d'une opposition pour s'affirmer. Ceux qui ont vécu pendant la guerre
de 1870 par exemple disent que l'idée de la guerre avait fini par leur
sembler naturelle non parce qu'ils ne pensaient pas assez à la guerre,
mais parce qu'ils y pensaient toujours. Et pour comprendre combien c'est
un fait étrange et considérable que la guerre, il fallait, quelque
chose les arrachant à leur obsession permanente, qu'ils oubliassent un
instant que la guerre régnait, se retrouvassent pareils à ce qu'ils
étaient quand on était en paix, jusqu'à ce que tout à coup sur le
blanc momentané se détachât enfin distincte la réalité monstrueuse
que depuis longtemps ils avaient cessé de voir, ne voyant pas autre
chose qu'elle.
Si encore ce retrait en moi des différents souvenirs d'Albertine
s'était au moins fait, non pas par échelons, mais simultanément,
également, de front, sur toute la ligne de ma mémoire, les souvenirs
de ses trahisons s'éloignant en même temps que ceux de sa douceur,
l'oubli m'eût apporté de l'apaisement. Il n'en était pas ainsi. Comme
sur une plage où la marée descend irrégulièrement, j'étais assailli
par la morsure de tel de mes soupçons, quand déjà l'image de sa douce
présence était retirée trop loin de moi pour pouvoir m'apporter son
remède. Pour les trahisons j'en avais souffert, parce qu'en quelque
année lointaine qu'elles eussent eu lieu, pour moi elles n'étaient pas
anciennes; mais j'en souffris moins quand elles le devinrent,
c'est-à-dire quand je me les représentai moins vivement, car
l'éloignement d'une chose est proportionné plutôt à la puissance
visuelle de la mémoire qui regarde, qu'à la distance réelle des jours
écoulés, comme le souvenir d'un rêve de la dernière nuit qui peut
nous paraître plus lointain dans son imprécision et son effacement,
qu'un événement qui date de plusieurs années. Mais bien que l'idée
de la mort d'Albertine fît des progrès en moi, le reflux de la
sensation qu'elle était vivante, s'il ne les arrêtait pas, les
contrecarrait cependant et empêchait qu'ils fussent réguliers. Et je
me rends compte maintenant que pendant cette période là (sans doute à
cause de cet oubli des heures où elle avait été cloîtrée chez moi,
et qui, à force d'effacer chez moi la souffrance de fautes qui me
semblaient presque indifférentes parce que je savais qu'elle ne les
commettait pas, étaient devenues comme autant de preuves d'innocence),
j'eus le martyre de vivre habituellement avec une idée tout aussi
nouvelle que celle qu'Albertine était morte (jusque-là je partais
toujours de l'idée qu'elle était vivante) avec une idée que j'aurais
cru tout aussi impossible à supporter et qui, sans que je m'en
aperçusse, formait peu à peu le fond de ma conscience, s'y substituait
à l'idée qu'Albertine était innocente; c'était l'idée qu'elle
était coupable. Quand je croyais douter d'elle, je croyais au contraire
en elle; de même je pris pour point de départ de mes autres idées, la
certitude--souvent démentie comme l'avait été l'idée contraire--la
certitude de sa culpabilité, tout en m'imaginant que je doutais encore.
Je dus souffrir beaucoup pendant cette période-là, mais je me rends
compte qu'il fallait que ce fût ainsi. On ne guérit d'une souffrance
qu'à condition de l'éprouver pleinement. En protégeant Albertine de
tout contact, en me forgeant l'illusion 'qu'elle était innocente, aussi
bien que plus tard en prenant pour base de mes raisonnements la pensée
qu'elle vivait, je ne faisais que retarder l'heure de la guérison,
parce que je retardais les longues heures qui devaient se dérouler
préalablement à la fin des souffrances nécessaires. Or sur ces idées
de la culpabilité d'Albertine, l'habitude, quand elle s'exercerait, le
ferait suivant les mêmes lois que j'avais déjà éprouvées au cours
de ma vie. De même que le nom de Guermantes avait perdu la
signification et le charme d'une route bordée de fleurs aux grappes
violettes et rougeâtres et du vitrail de Gilbert le Mauvais, la
présence d'Albertine, celle des vallonnements bleus de la mer, les noms
de Swann, du lift, de la princesse de Guermantes et de tant d'autres
tout ce qu'ils avaient signifié pour moi, ce charme et cette
signification laissant en moi un simple mot qu'ils trouvaient assez
grand pour vivre tout seul, comme quelqu'un qui vient mettre en train un
serviteur, le mettra au courant, et après quelques semaines se retire,
de même la connaissance douloureuse de la culpabilité d'Albertine
serait renvoyée hors de moi par l'habitude. D'ailleurs d'ici là, comme
au cours d'une attaque faite de deux côtés à la fois, dans cette
action de l'habitude deux alliés se prêteraient réciproquement main
forte. C'est parce que cette idée de culpabilité d'Albertine
deviendrait pour moi une idée plus probable, plus habituelle, qu'elle
deviendrait moins douloureuse. Mais d'autre part, parce qu'elle serait
moins douloureuse, les objections faites à la certitude de cette
culpabilité et qui n'étaient inspirées à mon intelligence que par
mon désir de ne pas trop souffrir tomberaient une à une, et chaque
action précipitant l'autre, je passerais assez rapidement de la
certitude de l'innocence d'Albertine à la certitude de sa culpabilité.
Il fallait que je vécusse avec l'idée de la mort d'Albertine, avec
l'idée de ses fautes, pour que ces idées me devinssent habituelles,
c'est-à-dire pour que je pusse oublier ces idées et enfin oublier
Albertine elle-même.
Je n'en étais pas encore là. Tantôt c'était ma mémoire rendue plus
claire par une excitation intellectuelle,--telle une lecture,--qui
renouvelait mon chagrin, d'autres fois c'était au contraire mon chagrin
qui était soulevé par exemple par l'angoisse d'un temps orageux qui
portait plus haut, plus près de la lumière, quelque souvenir de notre
amour.
D'ailleurs ces reprises de mon amour pour Albertine morte pouvaient se
produire après un intervalle d'indifférence semé d'autres
curiosités, comme après le long intervalle qui avait commencé après
le baiser refusé de Balbec et pendant lequel je m'étais bien plus
soucié de Mme de Guermantes, d'Andrée, de Mlle de Stermaria; il
avait repris quand j'avais recommencé à la voir souvent. Or même
maintenant des préoccupations différentes pouvaient réaliser une
séparation--d'avec une morte, cette fois--où elle me devenait plus
indifférente. Et même plus tard quand je l'aimai moins, cela resta
pourtant pour moi un de ces désirs dont on se fatigue vite, mais qui
reprennent quand on les a laissés reposer quelque temps. Je poursuivais
une vivante, puis une autre, puis je revenais à ma morte.
