Qu'il soit petit mangeur, moyen man- geur, gros mangeur, végétarien, naturiste, cannibale ou co- prophage, qu'il halète vers le repas à faire ou l'ayant fait s'en repente ou les deux, qu'il élimine bien ou qu'il élimine
mal, qu'il éructe, vomisse, pète ou de toute autre manière ne puisse ou ne daigne se contenir à la suite d'un régime mal adapté, d'une affliction congénitale ou de mauvais plis pris dès l'âge tendre, qu'il soit, Jane, dis-je, un de ceux-là, ou plusieurs, ou tous réunis, ou encore plus, ou qu'au con- traire il n'en soit aucun, mais tout autre chose, comme ça serait le cas si par exemple il faisait la grève de la faim ou se trouvait frappé de stupeur catatonique ou obligé pour
des raisons connues seules de ses conseillers médicaux de se tourner pour sa sustentation vers le clystère, il n'en reste pas moins vrai, et indiscutable, qu'il procède par ce que nous appelons repas, qu'ils soient pris volontairement ou involontairement, avec plaisir ou avec douleur, avec succès ou sans succès, par la bouche, par le nez, par les pores, par voie de sonde ou par derrière de bas en haut à l'aide d'une seringue peu importe, et qu'entre ces actes
de nutrition sans lesquels la vie telle .
mal, qu'il éructe, vomisse, pète ou de toute autre manière ne puisse ou ne daigne se contenir à la suite d'un régime mal adapté, d'une affliction congénitale ou de mauvais plis pris dès l'âge tendre, qu'il soit, Jane, dis-je, un de ceux-là, ou plusieurs, ou tous réunis, ou encore plus, ou qu'au con- traire il n'en soit aucun, mais tout autre chose, comme ça serait le cas si par exemple il faisait la grève de la faim ou se trouvait frappé de stupeur catatonique ou obligé pour
des raisons connues seules de ses conseillers médicaux de se tourner pour sa sustentation vers le clystère, il n'en reste pas moins vrai, et indiscutable, qu'il procède par ce que nous appelons repas, qu'ils soient pris volontairement ou involontairement, avec plaisir ou avec douleur, avec succès ou sans succès, par la bouche, par le nez, par les pores, par voie de sonde ou par derrière de bas en haut à l'aide d'une seringue peu importe, et qu'entre ces actes
de nutrition sans lesquels la vie telle .
Samuel Beckett
C'est ça qui est si exquis.
Ayant toute sa vie balancé entre les tour- ments d'une torpeur de surface et les affres de l'effort désintéressé il se trouve enfin dans une situation où ne rien faire de façon exclusive serait un acte de la plus haute valeur et signification.
Et que se passe-t-il?
Pour la pre- mière fois, depuis que dans l'angoisse et le dégoût il soula- gea sa mère de son lait, il se voit assigner des tâches précises d'une indiscutable utilité.
N'est-ce pas charmant?
Mais son regret, son indignation, sont de courte durée, et disparais- sent en général au bout du troisième ou quatrième mois.
D'où cela?
Du fait de la nature du travail à accomplir, d'une fécondité peu commune, et du fait aussi qu'il finit par comprendre qu'il travaille non seulement pour la personne de Monsieur Knott, et pour la maison de Monsieur Knott, mais aussi, voire surtout, pour lui-même, afin qu'il puisse durer, tel qu'il est, à l'endroit où il est, et que l'endroit, tel qu'il est, puisse durer autour de lui.
Incapables de résister à ces considérations émollientes, ses regrets, vifs
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au début, fondent enfin, fondent tout à fait, et se dissi- pent, doucement, dans la célèbre conviction que tout est bien ou, tout au moins, pour le mieux. Son indignation subit une réduction semblable et c'est calme et joyeux enfin qu'il vaque à son travail, calme et joyeux qu'il pèle la pomme de terre et vide le vase de nuit, calme et joyeux qu'il perçoit et est perçu. Tant que ça dure. Car vient le jour où- il dit, Ne suis-je pas un peu détraqué, aujourd'hui? Non qu'il se sente détraqué, au contraire, il se sent si possible encore plus en train qu'à l'ordinaire. Ha ! Il se sent si possible encore plus en train qu'à l'ordinaire et il se demande s'il n'est pas peut-être un peu patraque. L'imbécile. Il n'a rien appris. Rien. Pardonnez ma véhé- mence. Mais c'est un jour terrible (rétrospectivement), le jour où l'horreur de ce qui s'est passé le réduit à l'ignoble expédient d'examiner sa langue dans une glace, sa langue plus rose que jamais, dans une bouche plus que jamais fraîche. C'était un mardi après-midi, au mois d'octobre, une belle après-midi d'octobre. J'étais assis sur la marche, dans la cour, je regardais la lumière, sur le mur. J'étais au soleil, le mur était au soleil. J'étais le soleil, inutile d'ajouter, et le mur, et la marche, et la cour, et le moment de l'année, et le moment de la journée, et j'en passe. Etre assis ainsi, au cher point de convergence de ses trajets, en soi-même, avec soi-même, c'est là je pense sans contredit une façon pas plus mauvaise qu'une autre, et meilleure que certaines, de filer un instant de loisir. Tout en tirant sur ma pipe, qui cet après- midi était aussi large et plate qu'une spatule d'apothicaire, je sentis ma poitrine se gonfler, comme celle sauf erreur du pélican. De joie? Eh bien non, peut-être pas exactement de joie. Car le changement dont je parle n'avait pas encore eu lieu. Tel un hymen elle s'interposait toujours, la chose sur le point d'être changée, entre moi et toutes les horreurs oubliées de la joie. Mais ne nous attardons pas sur ma
poitrine. Regardez-la maintenant - putains de boutons! -
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aussi plate et - aïe! - aussi creuse qu'un tambourin. Vous avez vu ? Vous avez entendu? Aucune importance. Où en étais-je? Le changement. En quoi consistait-il? Difficile à dire. Quelque chose glissa. Me voilà assis, chaud et clair, tout à ma pipe à tabac et au mur chaud et clair, quand soudain quelque part il glissa quelque chose, un petit quel. que chose, un infime quelque chose. Glisse - isse - isse - STOP. J'espère que c'est clair. Il y a une grande alpe de sable, haute d'une centaine de mètres, entre les pins et l'océan,
et là dans la chaude nuit sans lune, quand personne ne voit, personne n'écoute, par infimes paquets de deux ou trois millions les grains glissent, tous ensemble, un petit glissement de deux ou trois millimètres peut-être, puis s'ar- rêtent, tous ensemble, pas un en moins, et c'est tout, c'est tout pour cette nuit, et peut-être pour toujours c'est tout, car au matin avec le soleil un petit vent de mer peut se lever et les disperser très loin les uns des autres, ou un promeneur les éparpiller du pied, cas moins probable. C'est ce genre de glissement que je ressentis, ce mardi après-midi, des millions de petites choses s'en allant toutes ensemble de leur vieille place dans une nouvelle tout à côté, et sour- noisement, comme si c'était défendu. Et je ne doute pas d'avoir été le seul vivant à s'en apercevoir. De là à conclure
que l'incident fut interne serait téméraire, à mon avis. Car mon - comment dire ? - mon système personnel était si distendu à l'époque dont je parle que distinguer entre cc qui était au-dedans de lui et ce qui était au-dehors de lui n'était point facile. Tout ce qui se passait se passait au- dedans de lui et en même temps tout ce qui se passait se passait au-dehors de lui. J'espère que c'est net. Je ne vis, inutile d'ajouter, ni n'entendis la chose arriver, mais je la perçus d'une perception si physique qu'en comparaison les
impressions d'un enterré vif à Lisbonne, à l'heure de gloire de Lisbonne, semblent une froide et artificielle construction de l'entendement. Le soleil sur le mur, puisqu'il est ques-
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tion du soleil sur le mur, subit en même temps une trans- formation foudroyante et j'ose dire radicale. C'était toujours le même soleil, le même mur, ou si peu vieillis qu'on peut sans danger négliger la différence, mais si changés que je me sentis transporté, en un tournemain, dans une tout autre cour, et dans une tout autre saison, dans un pays inconnu. Simultanément ma pipe à tabac, puisque je ne mangeais pas une banane, cessa à tel point d'être le sou1as auquel je m'étais fait, que je l'ôtai de ma bouche, craignant d'avoir affaire à un thermomètre minute, ou à un tire-langue d'épi- leptique. Et ma poitrine, où je venais de sentir presque frissonner les plumes, du délicieux frissonnement propre aux plumes de poitrine, s'affaissa pour redevenir la conca- vité creuse et osseuse dont mon cher tuteur disait qu'elle lui rappelait Crécy. Car sternum et colonne, petit merdeux déjà je les avais concentriques. C'est alors que dans mon désarroi j'eus la faiblesse d'appeler à mon secours une cons- tipation tenace de fraîche date, corsée d'inappétence. Mais en quoi consistait le changement? Qu'est-ce qui était changé,
et comment? Ce qui était changé, si je suis bien renseigné, était le sentiment qu'un changement avait eu lieu autre qu'un simple changement de degré. Ce qui était changé était l'existence hors l'échelle. Ne descends pas par l'échelle, Ifor, je l'ai en1efée. C'est là, j'ai l'honneur de vous l'appren- dre, la métamorphose à rebours. Le Laurier en Daphné. La chose de toujours là de nouveau où elle n'avait cessé d'être. Comme lorsqu'un homme, ayant enfin trouvé ce qu'il cher-
chait, une femme par exemple, ou un ami, s'en voit dépos- sédé, ou se rend compte de ce que c'est. Et rien ne sert pourtant de ne pas chercher, de ne pas vouloir, car lors- qu'on cesse de chercher, alors on commence à trouver, et lorsqu'on cesse de vouloir, alors la vie commence à vous entonner son ragoût de charogne jusqu'à ce qu'on dégueule, et puis le dégueulis par-dessus jusqu'à ce qu'on dégueule le dégueulis, et puis le degueulis dégueulé jusqu'à ce qu'on
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commence à Y prendre goût. Le glouton naufragé, l'ivrogne dans le désert, le luxurieux en prison, voilà les bienheureux. Avoir faim, soif et envie furieuses, chaque jour de nouveau et chaque jour en vain, de la vieille bouffe, de la vieille bibine, de la vieille fesse, c'est là que nous touchons de
plus près à la félicité, là le nouveau Portique et le tout dernier Jardin. Je vous file le tuyau pour ce qu'il vaut. Mais d'où ce sentiment qu'un changement avait eu lieu autre qu'un simple changement de degré? Et à quelle pro- blématique réalité correspondait-il? Et à quelles forces attri- buer le mérite de sa suppression? Voilà des questions dont, avec de la patience, on pourraitaisément extraire celles qui s'ensuivent et ainsi descendre, ou monter, échelon par éche- lon, toute la nuit, jusqu'à l'aube. Malheureusement j'ai des renseignements d'ordre pratique à transmettre, autrement dit une dette à payer, ou un compte à régler, avant de partir. De cette présence donc je ne dirai que ceci, sans chercher à savoir d'où elle est venue, où elle est partie, qu'à mon avis elle n'était pas illusion, tant qu'elle dura, cette présence dehors, cette présence dedans, cette présence entre, de ce qui n'existait pas. Ceci dit qu'on me les coupe si j'arrive à comprendre ce qu'elle pouvait bien être d'autre. Mais tout cela et le reste, ha! le reste, vous en jugerez vous-même, votre heure venue, ou plutôt vous n'en jugerez rien, à en croire cette dégaîne. Car ne vous faites pas d'illusions, loin de moi la suggestion que ce qui m'est arrivé à moi, ce qui m'arrive à moi, doive forcément vous arriver à vous, ou que ce qui vous arrive à vous, ce qui vous arrivera à vous, me soit forcément arrivé à moi, ou plutôt si ça vous arrive, si ça m'est arrivé, qu'il y ait la moindre chance de le voir admis. Car à vrai dire les mêmes choses nous arrivent à tous, surtout à des hommes dans notre situation, on se demande laquelle, si seulement nous daignions le savoir. Mais me voilà pire que Monsieur Ash, vague connaissance de naguère. Un soir je tombe sur lui sur Westminster Bridge. Rafales de
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vent. Rafales de neige. Signe de tête à l'avenant. En vain. M'empoignant d'une main il retira de l'autre, avec ses dents, deux vastes mitaines de peau, dénoua son épaisse écharpe de laine, défit vivement et écarta l'un après l'autre son pardessus, sa douillette, sa veste, ses deux gilets, sa che- mise, sa flanelle et son tricot, attrapa un étui en chamois suspendu à son cou en compagnie du crucifix de rigueur, en fit glisser u n è demi-savonnette en acier inoxydable, fit jouer le couvercle, l'approcha de ses yeux (la nuit tombait), refit le tout en sens inverse, retrouva sa forme primitive, dit, Cinq heures dix-sept minutes exactement aussi vrai que Dieu me voit, hommages à Madame (je n'en ai jamais eu), lâcha mon bras, souleva son chapeau et fila. Un instant plus tard Big Ben (c'est bien le nom ? ) sonna les six heures. C'est là à mon avis le type même de tout renseignement d'où qu'il vienne, qu'il soit volontaire ou qu'il soit sollicité. Si vous voulez une pierre demandez du pain. Si vous voulez du pain demandez du gâteau. Cet Ash était ce qu'avec révé- rence on appelait de mes jours sous-aide de sous-chef de bureau à la Marine et avec ça pétri de qualités, bref une vermine comme on en voit partout. Il est mort la semaine d'après d'épuisement précoce, oint et absous, laissant sa demi-savonnette à sa blanchisseuse. Personnellement bien sûr je déplore tout. Pas un mot, pas une joie, pas un acte, pas une voix, pas une pensée, pas un pleur, pas un doute, pas une peur, pas un oui, pas un non, pas un cul, pas un con, pas une soif, pas une peine, pas un rire, pas une haine, pas un nom, pas une face, nulle heure, nulle place, que je ne déplore amèrement. Une ordure de bout en bout. Et cependant quand j'ai passé mon Fellowship, assis du matin au soir, sans ce clou à la selle. . . Le reste, une ordure. Les trognes du mardi, les rognes du mercredi, les rages du jeudi, les grognes du vendredi, les cuites du samedi, les sommeils du dimanche, les réveils du lundi, les réveils du lundi. Les coups, les coups, de pied, de gueule, pan!
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paf! pitié! aïe! aïe! pitié! paf! pan! les coups, les coups, de grâce jamais. Et cette pauvre vieille pouilleuse de vieille terre, la mienne et celle de mon père et de ma mère et du père de mon père et de la mère de ma mère et de la mère de mon père et du père de ma mère et du père de la mère de mon père et de la mère du père de ma mère et de la mère de la mère de mon père et du père du père de ma mère et de la mère du père de mon père et du père de la mère de ma mère et du père du père de mon père et de la mère de la mère de ma mère et des pères et mères d'autres infortunés et des pères de leurs pères et des mères de leurs mères et des mères de leurs pères et des pères de leurs mères et des pères des mères de leurs pères et des mères des pères de leurs mères et des mères des mères de leurs pères et des pères des pères de leurs mères et des mères des pères de leurs pères et des pères des mères de leurs mères et des pères des pères de leurs pères et des mères des mères de leurs mères. Une immondice. Les crocus et le mélèze qui reverdit une semaine avant les autres et les pâturages rouges de succulents placentas de brebis et les longs jours d'été et le foin fauché de frais et le ramier le matin et le coucou l'après-midi et le râle des blés le soir et les guêpes dans la confiture et l'odeur des ajoncs et la vue des ajoncs et les pommes qui tombent et les enfants qui marchent dans les feuilles mortes et le mélèze qui rejaunit une semaine avant les autres et les châtaignes qui tombent et le hurlement du vent et la mer qui se brise par-dessus la jetée et les premiers feux et les sabots sur la route et le
facteur poitrinaire qui siffle Roses de Picardie et la lampe à pétrole en haut de son lampadaire et naturellement la neige et bien sûr la grèle et vous pensez bien la gadoue et tous les quatre ans la débâcle de février et les crocus et puis tout le foutu trafic qui repart de plus belle. Un étron. Et si je pouvais tout recommencer, sachant ce que je sais maintenant, le résultat serait le même. Et si je pouvais
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recommencer une seconde fois, sachant ce que je saurais alors, le résultat serait le même. Et si je pouvais recommencer cent fois, sachant chaque fois un peu plus que la fois d'avant, le résultat serait toujours le même, et la centième vie comme la première, et les cent vies comme une seule. Une chiasse. Mais à ce train-là on perd ici la nuit entière.
On perd ici la nuit entière,
La nuit entière on perd ici,
Ici la nuit entière on perd, Entière ici on perd la nuit.
O n est silence, souffle, ombre, La nuit et l'ici que voici,
Le répit au bout de la fuite, En pleine fuite le répit.
Ha! Vous avez entendu? Dans le mille. Ha! Merde! Raté! Ha! Voilà. Ha! Ha! Ha! Monrire,Monsieur- ? Plaît-il? Comme la machine à vapeur? Ha! Mon rire, Monsieur Watt, prénom perdu en route. Oui. De tous les rires qui à proprement parler n'en sont pas, mais relèvent plutôt de l'ululement, trois seuls à mon avis méritent qu'on s'y arrête, à savoir l'amer, le jaune et le sans joie. Ils correspondent à des - comment dire? - à une excoriation progressive de l'entendement et le passage de l'un à l'autre est le passage du moindre au plus, de l'inférieur au supérieur, de l'extérieur à l'intérieur, du grossier au subtil, de la ma- tière à la forme. Le rire aujourd'hui sans joie était jaune naguère, le rire jaune aujourd'hui était naguère amer. Et le rire aujourd'hui amer? Aux larmes, Monsieur Watt, aux chaudes larmes, ne perdons pas de temps avec ça, ne perdons plus de temps avec ça. Non vraiment. Où en étais-je? L'amer,
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le jaune et le - ha! - sans JOIe. Le rire amer rit de ce qui n'est pas bon, c'est le rire éthique. Le rire jaune rit de ce qui n'est pas vrai, c'est le rire judiciaire. Pas bon! Pas vrai ! Enfin! Mais le rire sans joie est le rire noétique, par le groin - ha ! - comme ça, c'est le rire des rires, le risus purus (1), le rire qui rit du rire, hommage ébahi à la plaisan- terie suprême, bref le rire qui rit - silence s'il vous plaît - de ce qui est malheureux. Personnellement bien sûr je dé- plore tout. Tout, tout et tout. Par un mot, pas une - mais ça je l'ai déjà fait, non? Vous êtes sûr? Bon. Dans ce cas parlons plutôt de mon sentiment actuel, qui ressemble à s'y méprendre au sentiment de tristesse, au point que je les confonds volontiers. Oui. Quand je pense que cette heure est ma dernière sur terre chez Monsieur Knott, où j'ai passé tant d'heures, tant d'heures heureuses, tant d'heures malheu- reuses et - ce qui est le pire - tant d'heures ni heureuses ni malheureuses, et que d'ici le chant du coq, ou au plus tard un peu plus tard, mes petites jambes lasses doivent m'emporter loin d'ici, tant bien que mal, loin d'ici mon tronc encore plus las qu'elles et ma tête encore plus lasse que lui, loin loin de cet état ou lieu où depuis si longtemps je mettais mes espoirs, de leur pas le meilleur, pas las à pas las, le gros petit cul et le ventre itou lourds et las loin d'ici, et le torse rabougri, et la pauvre petite tête lourde et chauve qui ne semble tenir qu'à un fil, toujours plus vite par l'air gris et à chaque pas plus loin d'ici, dans n'importe laquelle des trois cent soixante directions offertes à l'homme désespéré d'agilité moyenne, et souvent je me retourne aveuglé par les larmes - ha ! - sans pour autant ralentir ma carrière - tout un program- me! - et n'ayant peut-être qu'un seul désir, celui d'être transformé en statue de pierre, ou en pierre levée au milieu
(1) Locution latine signifiant à peu près rire (risus) pur (purus). 49
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d'un champ, ou au flanc de la montagne, assez belle pour que viennent l'admirer les générations à venir et que vien- nent s'y gratter les herbivores à venir, vaches, chevaux, moutons et chèvres, et que veuillent bien pisser contre hommes et chiens, et que viennent spéculer les savants dessus, et que viennent embellir de slogans partisans et de graffiti obscènes les cœurs ulcérés à venir, et qu'immortali- sent de leurs noms inscrits dans un cœur, avec la date, les amoureux à venir, et que vienne de temps en temps s'appuyer contre, et s'endormir, un homme solitaire, assis au soleil,
en cas de soleil. C'est pourquoi j'ai un sentiment qui à tous égards à s'y méprendre ressemble au sentiment de tristesse, tristesse de ce qui fut, est et sera, dans la mesure bien sûr où cela me touche personnellement, car avec les soucis et ennuis d'autrui pas question pour le moment que je me casse la tête qui semble déjà ne plus tenir qu'à un fil, sensation que pour un type intellectuel - ha! - comme moi j'ose sans crainte de démenti qualifier de gênante entre toutes, de même que pour une nature lascive par exemple se sentir les parties ne plus tenir qu'à un fil aurait à coup sûr de quoi l'inquiéter tout particulièrement, et ainsi de suite selon
le tempérament de chacun. Oui, ces instants ensemble nous ont changés, vos instants et mes instants, si bien que non seulement nous ne sommes plus les mêmes à présent que lorsqu'ils se mirent - tic! tac! tic! tac! - à galoper, mais nous nous savons plus les mêmes, et non seulement nous nous savons plus les mêmes mais nous savons en quoi nous ne sommes plus les mêmes, vous plus sage mais pas plus triste, moi plus triste mais pas plus sage, car de sagesse j'avais mon compte, tandis qu'à la tristesse on peut toujours ajouter jusqu'à ce que mort s'ensuive, n'est-ce pas, comme à une collection de timbres-poste, ou d'œufs d'oiseau, sans
s'en ressentir particulièrement, n'est-ce pas? Or lorsque quelqu'un prend la place de quelqu'un d'autre, alors il y a peut-être intérêt pour celui qui prend la place à avoir quel-
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'lues renseignements sur celui dont la place est prise, quoique hien sûr en même temps d'un autre côté l'inverse ne soit pas forcément vrai, je veux dire que celui dont la place est prise n'est guère blâmable s'il n'éprouve pas beau- coup d'intérêt pour celui qui prend la place. Souvent, j'ai le regret de le dire, cet intéressant rapport s'établit par procuration. Prenons par exemple le cas de deux bonnes à tout faire (je dis bonnes à toute faire, mais vous voyez ce que je veux dire), l'une ayant vidé avec fracas les lieux vers les- quels l'autre se traîne et cela avec une avance suffisante pour exclure toute possibilité d'intersection aussi bien devant la maison que sur le chemin que fatalement elles doivent suivre, l'une pour se rapprocher, l'autre pour s'éloigner, de l'arrêt soit du tram soit de l'autobus, ou de la gare, ou de
la station soit de taxis soit de fiacres, ou du fond d'une ta- verne, ou des bords du canal. Appelons maintenant la première Mary et Ann la seconde ou, encore mieux, Ann la première et la seconde Mary, et supposons une tierce personne, maî- tresse ou maître, car sans une quelconque existence supé- rieure de cette nature l'existence de la bonne à tout faire, qu'eIIe se rapproche du tout à faire, ou qu'eIIe s'éloigne du tout à faire, ou qu'au cœur du tout à faire elle se tienne immobile, est difficilement concevable. Alors cette tierce personne, de l'existence de laqueIIe dépendent les existen- ces d'Ann et de Mary et dont l'existence aussi en un sens si l'on veut dépend des existences de Mary et d'Ann, dit à Mary, non, dit à Ann, car Mary est d'ores et déjà loin, dans le tram, l'autobus, le train, le taxi, le fiacre, la taverne ou le canal, dit donc à Ann, Jane, le matin quand Mary avait fini de faire ceci, si tant est que Mary eût jamais fini de rien faire, eIIe se mettait à faire cela, c'est-à-dire qu'eIIe se campait solidement dans une pose confortable et quasi- ment verticale devant la tâche à accomplir et demeurait ainsi à mâchonner paisiblement oignons de GaIIes et pastilles de menthe à tour de rôle, je veux dire d'abord un oignon,
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puis une pastille, puis un autre oignon, puis une autre pas- tille, puis un autre oignon, puis une autre pastille, puis un autre oignon, puis une autre pastille, puis un autre oignon, puis une autre pastille, puis un autre oignon, puis une autre pastille, puis un autre oignon, puis une autre pastille, puis un autre oignon, puis une autre pastille, puis un autre oignon, puis une autre pastille, et ainsi de suite, pendant que peu à peu s'effaçait de son esprit, comme avec le jour les chimères de l'id, la raison de sa présence à cet endroit, et que le chiffon à poussière, dont jusque-là elle avait si vaillamment supporté le fardeau, tombait de ses doigts, dans la poussière, où ayant aussitôt revêtu la couleur (gris) du milieu il disparaissait jusqu'au printemps suivant. Il se per- dait de la sorte une moyenne menstruelle de vingt-six ou vingt-sept superbes chiffons à poussière pure laine par la faute de notre Mary pendant sa dernière année de service dans cette infortunée maison. Or quelles ont bien pu être, c'est la question qu'on se pose, les fantaisies qui à ce point ravissaient Mary à la conscience de sa situation? Rêves d'un travail moindre et de gages plus élevés? Démangeaisons érotiques? Souvenirs d'enfance? Malaise ménopausal? Deuil d'un être cher ou parti pour une destination inconnue? Relecture par l'œil de l'esprit de la page hippique du jour ? Prières pour une âme? Elle n'était pas femme à se confier. Elle était même, ou je me trompe fort, opposée par prin- cipe à toute forme de conversation en tant que telle. Des journées voire des semaines entières s'écoulaient sans que jamais Mary l'ouvre sinon pour y introduire ses cinq doigts solidement agrippés à un fragment de nourriture, car aux classiques véhicules de l'ingestion, tels le couteau, la cuiller et même la fourchette, elle n'avait jamais pu s'habituer, malgré ses excellentes références. Son appétit, en revanche, était tout à fait exceptionnel. Non que la nourriture absor- bée par Mary, pour un temps déterminé, dépassât en volu- me ou en vitamines la ration normale pour la même
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période d'une personne saine, non. Mais son appétit était exceptionnel en ceci, qu'il ne connaissait pas de trêve. L'être normal mange, puis se repose un certain temps, puis mange de nouveau, puis se repose de nouveau, puis mange de nouveau, puis se repose de nouveau, puis mange de nou- veau, puis se repose de nouveau, puis mange de nouveau, puis se repose de nouveau, puis mange de nouveau, puis se repose de nouveau, et de cette façon, tantôt mangeant et tantôt s'en reposant, résout le difficile problème de la faim, et j'ose ajouter de la soif, au mieux de ses moyens et selon l'état de sa fortune.
Qu'il soit petit mangeur, moyen man- geur, gros mangeur, végétarien, naturiste, cannibale ou co- prophage, qu'il halète vers le repas à faire ou l'ayant fait s'en repente ou les deux, qu'il élimine bien ou qu'il élimine
mal, qu'il éructe, vomisse, pète ou de toute autre manière ne puisse ou ne daigne se contenir à la suite d'un régime mal adapté, d'une affliction congénitale ou de mauvais plis pris dès l'âge tendre, qu'il soit, Jane, dis-je, un de ceux-là, ou plusieurs, ou tous réunis, ou encore plus, ou qu'au con- traire il n'en soit aucun, mais tout autre chose, comme ça serait le cas si par exemple il faisait la grève de la faim ou se trouvait frappé de stupeur catatonique ou obligé pour
des raisons connues seules de ses conseillers médicaux de se tourner pour sa sustentation vers le clystère, il n'en reste pas moins vrai, et indiscutable, qu'il procède par ce que nous appelons repas, qu'ils soient pris volontairement ou involontairement, avec plaisir ou avec douleur, avec succès ou sans succès, par la bouche, par le nez, par les pores, par voie de sonde ou par derrière de bas en haut à l'aide d'une seringue peu importe, et qu'entre ces actes
de nutrition sans lesquels la vie telle . que généralement on l'entend serait en peine de se prolonger il intervient des périodes de repos ou de relâche exemptes de toute nourriture, si ce n'est à l'occasion éventuellement de temps en temps un petit verre, casse-croûte ou morceau sur le
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pouce qui sans être indispensables n'en sont pas moins les bienvenus à la suite d'une accélération imprévue des échan- ges métaboliques due à des circonstances imprévisibles telles le tiercé malheureux, la naissance d'un enfant, le rembourse- ment d'une dette, la récupération d'un emprunt, la voix de la conscience ou tout autre choc au grand sympathique ayant pour effet de déclencher une ruée subite de chyme, ou de chyle, ou des. deux, vers le bol à demi digéré alors qu'avec une sage lenteur il s'apprête à forcer le passage vers le sol avec sa lourde charge de vin de Xérès, soupe, bière, poisson, stout, viande, bière, légumes, dessert, fruits, fro- mages, stout, anchois sur toast, bière, café et bénédictine
par exemple, avalés voilà quelques heures à peine d'un cœur léger aux probables accords d'un piano et d'un vio- loncelle. Alors que Mary mangeait à longueur de journée, c'est-à-dire depuis le petit jour ou du moins depuis son réveil lequel, à en juger par l'heure de son lever, ou plutôt de sa première apparition dans les profondeurs de cette malheureuse demeure, n'était point prématuré, jusqu'à tard dans la nuit, car elle se mettait au lit avec une grande exactitude tous les soirs à huit heures, laissant la vaisselle
sale sur la table, et sombrait aussitôt dans un sommeil de plomb pour peu que ces ronflements, dont on m'a souvent entendu affirmer n'en avoir jamais entendu de semblables, ne fussent pas feints, ce que pour ma part je me refuse à croire vu qu'ils se prolongeaient sans aucune baisse de sono- rité toute la nuit, d'où j'ai tout lieu de croire que Mary, comme tant de femmes, dormait à plat sur le dos, détestable et dangereuse pratique à mon avis, quoiqu'il y ait des moments bien sûr où il est difficile pour ne pas dire impos-
sible de faire autrement. Hem! Maintenant en disant que Mary mangeait toute la journée, depuis le moment où elle ouvrait les yeux le matin jusqu'à celui où le sommeil les lui fermait le soir, j'entends qu'à aucun instant pendant cette période la bouche de Mary n'était plus qu'à moitié vide ou,
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si vous préférez, moins qu'à moitié pleine, car à l'ha. bitude généralement reçue d'en finir avec une bouchée avant d'entamer la suivante Mary, en dépit de ses remarquables références, n'avait jamais pu se faire. Maintenant en disant qu'à aucun instant pendant les heures de veille de Mary la bouche de Mary n'était plus qu'à moitié vide ou moins qu'à moitié pleine je n'entends pas qu'elle était toujours l'un ou l'autre, car une inspection approfondie et même
superficielle l'aurait révélée, neuf fois sur dix, pleine à dé- border, ce qui éclaire d'un nouveau jour l'indifférence de Mary aux joies de la conversation. Maintenant lorsque à propos de la bouche de Mary je me sers de l'expression pleine à déborder je n'entends pas seulement qu'elle était si pleine, les neuf dixièmes du temps, qu'elle menaçait de déborder, non, mais dans ma pensée je vais plus loin et j'affirme, sans crainte de démenti, qu'elle était si pleine les neuf dixièmes du temps qu'elle débordait bel et bien, un peu partout dans cet intérieur de malheur. Et des traces de cette exubérance, sous la forme de fragments mal mâchés de viande, fruits, pain, légumes, noix et pâtisserie, j'en ai souvent trouvé dans des endroits aussi éloignés dans l'espace et d'affectation aussi diverse que le réduit à charbon, le jardin d'hiver, le bar américain, l'oratoire, la cave, le grenier, la laiterie et, révérence parler, les water des domestiques où Mary passait plus de temps qu'un état satisfaisant ou même tolérable de l'appareil digestif ne semblait justifier, à moins qu'il ne faille supposer qu'elle s'enfermait dans cet endroit à la recherche d'un peu d'air pur, de repos et de tranquillité, car femme plus vouée au repos et à la tranquil- lité, je le dis en pesant mes mots, je n'en ai jamais connu, ni personnellement ni par ouï-dire. Mais pour en revenir là où nous l'avons laissée, je la revois comme si c'était hier, affalée dans une sorte de stupeur contre un des murs dont abonde ce lamentable édifice, les longs cheveux gris et gras encadrant dans leur capuce de mèches scrofuleuses une face
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où pâleur, langueur, faim, acné, crasse récente, chagrin immémorial et poils superflus semblent se disputer la palme. Des lambeaux de dentelle durcie s'accrochent à une oreille. Sous le tablier pisseux, copieusement encroûté de bave sé- chée, deux dépressions en entonnoir marquent la place des seins et une bosse conique celle de l'abdomen. Entre d'une part une grande poche ou sacoche, contenant les provisions de la matinée, habilement dissimulée dans la jupe loque- teuse, et de l'autre la bouche de Mary, les mains de Mary courent avec une régularité que je n'hésite pas à comparer à celle des bielles. A l'instant même où une main enfonce, paume ouverte, entre les mâchoires inlassables la patate, l'oignon, le sandwich ou la tarte, l'autre plonge dans la poche et là agrippe, infailliblement selon l'ordre reçu, la tarte, le sandwich, l'oignon ou la patate. Et l'une, descen- dant pour se remplir, croise l'autre qui remonte pour se
vider, à un point équidistant de leurs points de départ, ou d'arrivée. Et à part les bras qui volent, les mâchoires qui broyent, la gorge qui engloutit, pas un muscle de Mary ne bouge, et tout là-haut la face comme perdue dans un rêve, ce qui peut vous paraître étrange, à vous, Jane, mais, Jane, croyez-m'en, je n'invente rien. Maintenant pour ce qui est des membres inférieurs, hem, de Mary, dont à ma connais- sance il n'a pas encore été question, eh bien, croyez-moi si vous voulez, hiver et été. . . Hiver et été. Et ainsi de suite.
Eté! Quand je serai mourant, Monsieur Watt, derrière le paravent rouge, vous savez, c'est peut-être ce mot qui se fera entendre, été, et les mots pour les choses d'été. Non qu'elles m'aient été spécialement chères. Mais d'aucuns appellent le prêtre et d'autres les longs jours où le soleil était un fardeau. C'était l'été quand j'ai échoué ici. Et main- tenant je vais finir et vous n'entendrez plus ma voix, à moins que nous nous retrouvions ailleurs, ce qui vu l'état probable de notre santé est peu probable. Oui, je vais me lever, non, je ne suis pas assis, je vais m'en aller, tel que
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vous me voyez, dans les vêtements où me voici debout devant vous, si on peut appeler ça debout, sans seulement une brosse à dents dans ma poche pour me brosser la dent, matin et soir, ni un sou dans ma poche pour me payer une brioche contre le soleil de midi, sans espoir, ni ami, ni projet, ni perspective, ni chapeau sur ma tête à enlever devant ces messieurs-dames au grand cœur, et suivre l'allée tant bien que mal jusqu'au portail, pour la dernière fois, dans la grisaille de l'aube, et déboucher - adieu! - sur le dur chemin et de là - hop! - sur le dur trottoir, et ainsi m'en aller, de mon pas le moins mauvais un deux du moins mal que je pourrai, frôlant de ma joue la haie poussiéreuse de troênes mal taillés, toujours plus loin, plus brûlant, plus faible, jusqu'à ce que quelqu'un prenne pitié de moi, ou
que Dieu ait compassion de moi, ou encore mieux les deux, ou à défaut que je tombe en pleine course et ne puisse me relever et sois appréhendé noir de mouches par un bleu gardien de l'ordre, vous laissant ici à ma place avec devant vous tout ce que j'ai derrière moi et tout ce que j'ai devant moi - ha! - tout ce que j'ai devant moi. C'était l'été. II y avait trois hommes dans la maison : le maître que nous appelons Monsieur Knott, comme vous le savez; un servi- teur ancien nommé Vincent, je crois bien; et un serviteur moins ancien, entendre seulement d'acquisition plus récente, nommé Walter si je ne me trompe. Le premier est ici, dans son lit, ou tout au moins dans sa chambre. Mais le second, je veux dire Vincent, n'est plus ici, et la raison de cela est
ceci, que lorsque moi je suis venu il est parti. Mais le troi- sième, je veux dire Walter, n'est plus ici non plus, et la raison de cela est ceci, que lorsque Erskine est venu il est parti, tout comme Vincent est parti quand moi je suis venu. Et moi, je veux dire Arsene, je ne suis plus ici non plus, et la raison de cela est ceci, que lorsque vous êtes venu moi je suis parti, tout comme lorsque moi je suis venu Vincent est parti et que Walter est parti quand Erskine est venu.
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Mais Erskine, je veux dire l'avant-dernier à venir et le prochain à partir, Erskine est toujours ici, endormi et loin de se douter de ce que le nouveau jour lui réserve, je veux dire sa montée en grade et un visage nouveau et la fin en vue. Mais un autre soir va venir et le ciel se vider de
sa lumière et la terre de ses couleurs et la porte s'ouvrir sur le vent ou la pluie ou le grésil ou la grêle ou la neige ou la boue ou la tempête ou les tièdes senteurs du calme été ou le calme de la glace ou la terre qui se réveille ou la moisson sans un souffle ou la chute des feuilles dans le noir chacune de sa hauteur à elle vers la terre où elle touche seule, jamais deux feuilles en même temps, puis la course à ras la terre, brève débandade dans le noir, les noires, les rousses, les jaunes, les grises, pour finir ensemble en tas, ici un tas et là un tas, n'ayant plus qu'à être foulées par les joyeuses bandes de garçons et filles revenant de l'école et déjà tout aux joies à venir de la Toussaint et des Trépassés etdelaNoëletduNouvelAn- ha! - joyeuxgarçonset filles tout aux joies du joyeux Nouvel An, et plus qu'à être chargées dans de vieilles brouettes pour au printemps suivant servir de fumier aux pauvres, et un homme venir, prompt à fermer la porte derrière lui, et Erskine partir. Et une autre nuit va tomber et un autre homme venir et Watt partir, Watt tout frais venu, car la venue est dans l'ombre du départ et le départ est dans l'ombre de la venue, voilà l'ennui. Mais il y a celui qui ne vient ni ne part, je parle bien sûr de mon ancien employeur, mais qui semble fixé à sa place, du moins jusqu'à nouvel ordre, comme le chêne, l'orme, le hêtre ou le frêne, et nous nichons un instant dans ses branches. Et cependant il a dû y avoir une époque où il est venu, com- ment serait-il là sinon, et je suppose que tôt ou tard il en viendra une autre où il devra partir, aussi invraisemblable que ça doive paraître à qui le voit aujourd'hui. Mais les apparences sont souvent trompeuses, comme disait ma pau- vre vieille mère, en poussant un soupir, à mon pauvre vieux
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père (car je ne suis pas illégitime), et cela en ma présence (car ils ne se gênaient pas devant moi), sentiment auquel j'entends encore mon pauvre vieux père, avec un soupir, assentir en disant, Dieu merci, opinion à laquelle sur un ton qui me hante encore ma pauvre vieille mère acquiesçait en soupirant, Amen. Ou y a-t-il une venue qui ne vienne nulle part, un départ qui ne parte de nulle part, une ombre qui ne soit pas l'ombre du but à atteindre, ou non? Car quelle est cette ombre du départ dans laquelle nous venons, cette ombre de la venue dans laquelle nous partons, cette ombre de la venue et du départ dans laquelle nous attendons, sinon l'ombre du but à atteindre, d'un but qui tout en bour-
geonnant se fane et qui bourgeonne tout en se fanant et dont les fleurs ne sont que des bourgeons fanés? Je cause bien, n'est-ce pas, pour un homme dans ma situation. Et quelle est cette venue qui ne fut pas notre venue et ce séjour qui n'est pas notre séjour et ce départ qui ne sera pas notre départ sinon une venue, un séjour et un départ sans l'om- bre d'un but? Et si maintenant je peux sembler partir sans but il n'en est pourtant rien, pas plus que je ne suis pas venu sans but alors, car je pars maintenant avec mon but comme avec lui alors je suis venu à ceci près qu'alors il était vivant et que maintenant il est mort, ce qu'on pourrait appeler n'est-ce pas ce que sauf erreur les Français appellent bonnet
blanc et blanc bonnet. Ou est-ce que je les confonds avec les Belges? Mais pour en revenir à Vincent et à Walter, ils étaient à peu près comme vous, même hauteur, même largeur, même profondeur, c'est-à-dire des hommes grands et ossus, miteux et piteux, hagards et cagneux, aux dents pourries et au gros nez rouge, effet à les en croire de trop de solitude, tout comme moi je suis à peu près comme Erskine et Erskine à peu près comme moi, c'est-à-dire des hommes petits et gras, miteux et piteux, graisseux et bancals, au gros petit ventre pointant en avant et au gros petit cul pointant en arrière à l'avenant. Car si l'on chuchote que
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Monsieur Knott préférerait n'avoir rigoureusement personne autour de lui, pour s'occuper de lui, étant obligé cependant d'avoir rigoureusement quelqu'un autour de lui, pour s'oc- cuper de lui, étant tout à fait incapable de s'occuper de lui-même, alors on laisse entendre que ce qu'il préfère c'est le nombre minimum d'hommes petits et gras, miteux et piteux, graisseux et bancals, au ventre et au derrière re- bondis, autour de' lui, pour s'occuper de lui, ou, à défaut, le moins possible d'hommes grands et ossus, miteux et piteux, hagards et cagneux, aux dents pourries et au gros nez rouge,
autour de lui, pour prendre soin de lui, quoiqu'il n'en man- que pas pour insinuer qu'à défaut des uns et des autres il se contenterait sans peine d'hommes d'un tout autre type, d'une tout autre allure, autour de lui, aussi différents physi- quement de vous et de Vincent et de Walter que d'Erskine et de moi, si cela peut se concevoir, pour s'affairer autour de lui, à la seule condition qu'ils soient miteux et piteux et peu nombreux, car vers tout ce qui est miteux et piteux et peu nombreux il penche visiblement, dans la mesure où l'on peut le voir pencher vers quoi que ce soit, encore que j'aie entendu affirmer avec assurance que s'il ne pouvait
avoir le miteux, le piteux et le peu nombreux il s'en passe- rait avec joie, autour de lui, pour veiller sur lui. Mais qu'à aucun moment il n'ait eu d'autres hommes que d'une part des hommes grands et ossus, miteux et piteux, hagards et cagneux, aux dents pourries et au gros nez rouge comme vous et d'autre part des hommes petits et gras, miteux et piteux, graisseux et bancals, au ventre et au derrière rebondis comme moi, autour de lui, pour s'inquiéter de lui, semble certain, à moins qu'il n'y ait de cela si longtemps que leur trace s'est perdue à jamais. Car Vincent et Walter n'étaient
pas les premiers, hé non, mais avant eux il y avait Vincent et un autre dont j'oublie le nom, et avant eux il y avait cet autre dont j'oublie le nom et un autre dont j'oublie le nom aussi, et avant eux il y avait cet autre dont j'oublie le nom aussi
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et un autre dont je n'ai jamais su le nom, et avant eux il y avait cet autre dont je n'ai jamais su le nom et un autre dont Walter ne se rappelait pas le nom, et avant eux il y avait cet autre dont Walter ne se rappelait pas le nom et un autre dont Walter ne se rappelait pas le nom non plus, et avant eux il y avait cet autre dont Walter ne se rappelait pas le nom non plus et un autre dont Walter n'a jamais su le nom, et avant eux il y avait cet autre dont Walter n'a jamais su le nom et un autre dont même Vincent ne pouvait se remémorer le nom, et avant eux il y avait cet autre dont même Vincent ne pouvait se remémorer le nom et un autre dont même Vincent ne pouvait se remémorer le nom non plus, et avant eux il y avait cet autre dont même Vincent ne pouvait se remémorer le nom non plus et un autre dont même Vincent n'a jamais su le nom, et ainsi de suite, jus- qu'à ce que toute trace se soit perdue, en raison de la brièveté de la mémoire humaine, l'un évinçant toujours l'autre, si l'on peut parler d'évincer, tout comme vous vous m'avez évincé moi, et Erskine Walter, et moi Vincent, et Walter cet autre dont j'oublie le nom, et Vincent cet autre dont j'oublie le nom aussi, et cet autre dont j'oublie le nom cet autre dont je n'ai jamais su le nom, et cet autre dont j'oublie le nom aussi cet autre dont Walter ne se rappelait pas le nom, et cet autre dont je n'ai jamais su le nom cet autre dont Walter ne se rappelait pas le nom non plus, et cet autre dont Walter ne se rappelait pas le nom cet autre dont Walter n'a jamais su le nom, et cet autre dont Walter ne se rappelait pas le nom non plus cet autre dont même Vincent ne pouvait se remémorer le nom, et cet autre dont Walter n'a jamais su le nom cet autre dont même Vincent ne pouvait se remémorer le nom non plus, 'et cet autre dont même Vincent ne pouvait se remémorer le nom cet autre dont même Vincent n'a jamais su le nom, et ainsi de suite, jusqu'à ce que toute trace se soit perdue, à cause de la vanité des espérances humaines. Mais que tous ceux dont toute
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trace ne s'est pas perdue, même si leurs noms sont oubliés, aient été sinon grands et ossus, miteux et piteux, hagards et cagneux, aux dents pourries et au gros nez rouge, tout au moins petits et gras, miteux et piteux, graisseux et bancals, au ventre et au derrière rebondis, semble certain, pour peu qu'on puisse se fier à la tradition orale telle que de bouche en bouche elle passe d'une fugace génération à la suivante ou, comme c'est le cas le plus souvent, à la sursuivante. Ce qui, sans démontrer de façon incontestable que de tous ceux dont toute trace ne s'est pas perdue pas un seul n'était fait autrement que nous, tend néanmoins à étayer l'hypothèse si souvent émise que chez Monsieur Knott il y a quelque chose qui attire vers lui, pour être autour de lui, et prendre soin de lui, deux types d'homme et deux seuls, d'une part le type grand et ossu, miteux et piteux, hagard et cagneux, aux dents pourries et au gros nez rouge, et d'autre part le type petit et gras, miteux et piteux, graisseux et bancal, au
gros petit cul et au gros petit ventre pointant en sens oppo- sés, ou alternativement qu'il y a chez ces deux types d'homo mes quelque chose qui les pousse vers Monsieur Knott, pour être autour de lui et veiller sur lui, encore que cela dit il ne soit pas exclu, s'il nous était donné de pouvoir examiner le squelette de l'un de ceux dont non seulement le nom mais toute trace s'est perdue, de celui par exemple dont même cet autre dont même Vincent (si c'était bien son nom) n'a jamais su le nom n'a jamais su le nom, que nous nous trouvions devant un tout autre type d'individu, ni grand ni petit, ni ossu ni gras, ni miteux ni piteux, ni hagard ni graisseux, ni cagneux ni bancal, ni aux dents pourries ni au gros petit ventre, ni au gros nez rouge ni au gros petit cul, tout à fait tout à fait possible sinon tout à fait tout à fait probable. Maintenant tout en ayant su depuis le départ que je n'aurais pas le temps de creuser ces questions aussi profond que je l'aurais voulu, ou qu'elles le méritent, il m'a semblé toutefois, peut-être à tort, qu'il allait de mon
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devoir de les évoquer, ne serait-ce que pour vous faire bien comprendre qu'autour de Monsieur Knott, attentifs à ses besoins, si en parlant de Monsieur Knott on peut parler de besoins, il s'est toujours trouvé deux hommes et pour autant que nous sachions jamais plus et jamais moins, et que de ces deux hommes il n'est pas toujours nécessaire, pour autant que nous puissions juger, que l'un soit ossu et ainsi de suite, et l'autre gras et ainsi de suite, comme c'est mainte- nant le cas avec vous et Arsène, pardon, avec vous et Erskine, mais que tous les deux peuvent être ossus et ainsi de suite, comme c'était le cas avec Vincent et Walter, et que tous les deux peuvent être gras et ainsi de suite, comme c'était le cas avec Erskine et moi, mais qu'il est nécessaire, pour autant que nous soyons renseignés, que de ces deux hommes qui inlassables d'assiduité autour de Monsieur Knott sans fin gravitent, l'un ou l'autre ou tous les deux soient ou bien ossus et la suite ou bien gras et la suite, encore que la possibilité ne soit pas exclue, s'il nous était donné de pouvoir remonter le cours du temps pur aussi facilement
que celui du pur espace, que nous nous trouvions devant deux ou moins de deux ou même plus de deux hommes ou femmes ou hommes et femmes aussi peu ossus et ainsi de suite que gras et ainsi de suite qui autour de Monsieur Knott gravitent sans fin infatigables d'amour. Maintenant creuser cette question aussi à fond et aussi longuement et aussi exhaustivement que je le voudrais, ou qu'elle le mérite, est malheureusement hors de question. Non que l'espace
fasse défaut, car l'espace ne fait pas défaut. Non que le temps fasse faute, car le temps ne fait pas faute. Mais j'entends un petit vent qui va et vient, va et vient, dehors, dans les buissons, et dans le poulailler le coq inquiet remue dans son sommeil. Et je pense en avoir assez dit pour allumer dans votre esprit cette chandelle qui jamais plus ne sera mouchée, ou seulement avec le plus grand mal, tout comme Vincent l'a fait pour moi, et Walter pour Erskine, et comme
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vous le ferez peut-être pour un autre, encore que ce ne soit pas certain, à en croire votre dégaine. Non que je vous aie dit tout ce que je sais, loin de là, étant maintenant un homme bienveillant, et qui plus est de bonne volonté, et indulgent envers les rêves de l'âge mûr, qui étaient mes rêves, tout comme Vincent ne m'a pas tout dit à moi, ni Walter à Erskine, ni les autres aux autres, car ici nous semblons tous finir en hommes bienveillants, et de bonne volonté, et indulgents envers les rêves de l'âge mûr, qui étaient nos rêves, quelles que soient les brèves paroles qui de temps en temps nous échappent voire expressions en- tières frappées au coin de l'amertume et même - j'en rougis - blasphématoires, et peut-être aussi parce que ce que nous savons relève en grande partie de l'inexprimable ou ineffable, si bien que toute tentative pour l'exprimer ou pour l'effer est vouée à l'échec, vouée vouée à l'échec. Moi- même, tout en flânant tout seul dans ce ravissant jardin, à la faveur d'un répit durement gagné, je me suis acharné à
vouloir formuler cette délicieuse - ha ! - et j'ajoute tout inutile sagesse si chèrement acquise et dont je suis des pieds jusqu'à la tête pour ainsi dire imprégné, au point de ne plus pouvoir manger, ni boire, ni aspirer, ni expirer, ni faire mon caca, sinon plus sagacement qu'avant, comme Thésée baisant Ariane, ou Ariane Thésée, sur la bouche, vers la fin, sur le rivage, et m'y suis acharné en vain, malgré les beautés de la scène, tonnelle et gazon, charmille et clairière, soleil et ombre, et la joie d'être parmi eux, errant au gré de ma paresse, par ci par là, avec une sagacité nonpareille. Mais ce que j'ai pu dire, au moins en partie, je pense l'avoir dit, et aussi loin qu'il était en mon pouvoir de vous conduire, étant donné les circonstances, je pense vous avoir conduit, toutes choses considérées. Et maintenant pendant quelque temps, sur le chemin qui nous sépare, Erskine sera à vos côtés, pour vous servir de guide, après quoi vous cheminerez seul, ou sous la seule escorte d'ombres, et je pense que ce sera là, si votre
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expérience ressemble tant soit peu à la mienne, la meîlleure partie du trajet, ou du moins la moins ennuyeuse, même si la lumière baisse vite et que le sol se fasse loin où les pieds trébuchent. Maintenant pour ce que j'ai dit bien et pour ce que j'ai dit mal et pour ce que je n'ai pas dit je vous demande pardon. Et pour ce que j'ai fait bien et pour ce que j'ai fait mal et pour ce que j'ai négligé de faire je vous demande aussi pardon. Et je vous demande de penser toujours à moi - putains de boutons! - dans un esprit de pardon comme vous désireriez qu'on pense à vous, quoique pour ma part évidemment ça me soit tout à fait égal qu'on pense à moi dans un esprit de pardon, ou de rancœur, ou pas du tout. Bonne nuit.
Mais il était à peine parti qu'il réapparut, devant Watt. Il se tenait de biais sur le seuil de la cuisine, les yeux sur Watt, et Watt voyait derrière lui la porte de la maison ouverte et les buissons sombres et loin au-dessus quelque chose qui lui semblait être déjà le jour nouveau. Et comme Watt fixait son regard sur ce qui lui semblait être déjà le jour nouveau, l'homme de biais les yeux sur lui sur le seuil de la cuisine devint deux hommes de biais les yeux sur lui sur deux seuils de cuisine. Mais Watt attrapa son chapeau et le tint devant la lampe afin de mieux juger si ce qu'il voyait, par la porte de la maison, était réellement déjà le jour nouveau, ou si cela ne l'était pas. Mais comme il regardait cela s'effaça, pas brusquement, non, et pas douce- ment non plus, mais fut comme par une main ferme calme- ment oblitéré. Alors Watt ne sut plus que penser. Se tournant donc vers la lampe il l'attira à lui, et baissa la mèche, et souffla dans le verre, jusqu'à l'éteindre tout à
fait. Mais cela non plus ne l'avança en rien. Car si c'était vraiment déjà le jour nouveau, en quelque bas et lointain quartier du ciel, ce n'était pas déjà le jour nouveau dans la cuisine. Mais cela viendrait, Watt savait que cela vien- drait, avec de la patience cela viendrait, peu à peu, que cela
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lui plaise ou non, par-dessus le mur de la courette, et à travers la fenêtre, d'abord le gris, puis une à une les teintes plus vives, jusqu'à ce que vers neuf heures tout l'or et le blanc et le bleu inondent la cuisine, toute la pure lumière du jour nouveau, du jour nouveau enfin, du jour sans pré- cédent enfin.
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II
Monsieur Knott était un bon maître, en un sens.
Watt n'avait pas directement affaire à Monsieur Knott, à cette époque. Non que Watt dût jamais avoir directement affaire à Monsieur Knott, loin de là. Mais il pensait, à cette époque, que le temps viendrait où il aurait direc- tement affaire à Monsieur Knott, au premier étage. Oui, il pensait que ce temps viendrait pour lui, comme il pen· sait qu'il venait de finir pour Arsène, et pour Erskine de commencer.
Pour le moment tout le travail de Watt était au rez-de- chaussée. Même les immondices du premier étage qu'il devait vider, c'est Erskine qui les descendait, chaque matin, dans un seau. Les immondices du premier étage auraient pu être vidées tout aussi commodément, sinon plus commodément, et le seau rincé, au premier étage, mais elles ne l'étaient jamais, pour des raisons inconnues. Il est vrai que Watt avait pour consigne de vider ces im- mondices, non pas comme il est normal de vider les immon- dices, non, mais dans le jardin, avant le lever du soleil, ou après son coucher, sur les violettes au temps des violettes, et sur les pensées au temps des pensées, et sur les roses à l'instant des roses, et sur le céleri au temps du céleri, et sur les choux-marins au temps des choux-marins, et dans la serre à tomates sur les tomates à l'aurore des tomates, et ainsi de suite, toujours dans le jardin, dans le jardin d'agrément, et dans le jardin potager, et dans le jardin verger, sur quelque tendre plantelette assoiffée au moment
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de son plus grand besoin, sauf évidemment par temps de gel, ou quand la neige recouvrait la terre, ou quand les eaux recouvraient la terre. Dans ces cas-là il avait pour consigne de vider les immondices sur le fumier.
Mais Watt n'était pas assez bête pour y voir la vraie rai- son pour laquelIe les immondices de Monsieur Knott n'étaient pas vidées ni vu ni connu au premier étage comme si facilement elIes l'auraient pu être. C'était là seulement la raison proposée à l'entendement.
Chose remarquable, il n'existait aucune consigne sem- blable touchant les immondices du deuxième étage, c'est- à-dire les immondices d'Erskine et les immondices de Watt lesquelIes, une fois descendues, celles de Watt par Watt, celIes d'Erskine par Erskine, étaient à la disposition de Watt pour en faire ce que bon lui semblait. On lui don- nait néanmoins à entendre que leur mixion avec celIes du premier étage, sinon formelIement interdite, n'en était pas moins à déconseiIIer.
Ainsi Watt voyait peu Monsieur Knott. Car Monsieur Knott ne se voyait guère au rez-de-chaussée, où il ne fai- sait que prendre ses repas, dans la salIe à manger, ou que passer, pour se rendre au jardin, ou pour en revenir. Et Watt ne se voyait guère au premier étage, qu'il ne faisait que traverser le matin, en descendant pour commencer sa jour- née, et puis de nouveau le soir, en remontant pour commen- cer sa nuit.
Même dans la salIe à manger Watt ne voyait pas Mon- sieur Knott, tout en étant responsable de la salle à manger et du service des repas que Monsieur Knott y prenait. Les raisons de cela apparaîtront peut-être quand il faudra trai- ter de cette chose complexe et délicate, la nourriture de Monsieur Knott.
De là à conclure que Watt ne voyait jamais Monsieur Knott à cette époque, non, car il le voyait, cela va sans dire. Il le voyait de temps en temps, au rez-de-chaussée, quand
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il quittait ses quartiers du premier étage pour se rendre au jardin et similairement quand il quittait le jardin pour remonter à ses quartiers, et il le voyait également dans le jardin lui-même. Mais ces rares apparitions de Monsieur Knott, et l'étrange effet qu'elles avaient sur Watt, seront décrits plus amplement, s'il plaît à Dieu, en une autre occasion.
Rares étaient ceux qui passaient. Des commerçants, bien sûr, et des mendiants, et des camelots. Le facteur, homme charmant, de son vrai nom Severn, grand danseur devant l'Eternel et amateur de lévriers, ne passait que rarement. Mais il passait quelquefois, toujours le soir, de son pas vif et léger, son chien à ses côtés, porteur d'une facture, ou d'une supplique.
Le téléphone ne sonnait que rarement et toujours pour quelque affaire triviale ayant trait au sanitaire, ou à la toiture, ou au ravitaillement, qu'Erskine pouvait régler, et même Watt, sans déranger leur maître.
Monsieur Knott ne voyait personne, ne recevait de nou- velles de personne, pour autant que Watt pût en juger. Mais Watt n'était pas assez bête pour en tirer la moindre conclusion.
Mais ces fugitives confirmations de la maison de Monsieur Knott, comme des gouttelettes jaillies de l'écume extérieure, et faute desquelles elle aurait eu du mal à subsister, feront l'objet plus tard - espérons-le - d'une étude plus détail- lée, et la façon dont certaines avaient de l'importance pour Watt, et d'autres aucune. En particulier l'apparition du jardinier, un Monsieur Graves, à la porte de derrière, deux et même trois fois par jour, appelle un examen approfondi ayant à vrai dire peu de chances de projeter la moindre lumière sur Monsieur Knott, ou sur Watt, ou sur Monsieur Graves.
Mais même là où il n'y avait aucune lumière pour Watt, où il n'yen a aucune pour son porte-parole, il peut y en
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avoir pour d'autres. Ou y avait-il peut-être de la lumière pour Watt, projetée sur Monsieur Knott, projetée sur Watt, par des rapports tels qu'il en avait avec Monsieur Graves, avec la poissonnière, lumière qu'il mettait sous boisseau? Ce n'est pas exclu.
Monsieur Knott ne quittait jamais ses terres, pour autant que Watt pût en juger. Watt tenait pour peu probable que Monsieur Knott pût quitter ses terres sans qu'il en eût connaissance. Mais il ne rejetait pas la possibilité que Mon- sieur Knott pût quitter ses terres sans qu'il en fût averti. Mais l'invraisemblance d'une part que Monsieur Knott quittât ses terres, et d'autre part qu'il pût le faire sam ameuter la population, semblait à Watt très grande.
Une seule fois, pendant la période de service de Watt au rez-de-chaussée, il arriva que le seuil fut franchi par un étranger, ou plutôt par d'autres pieds que ceux de Monsieur Knott, ou d'Erskine, ou de Watt, car qui à la maison de Monsieur Knott pouvait ne pas être étranger, Watt se le demandait, hormis Monsieur Knott lui-même, et son pero sonnel immédiat?
Cette pénétration fugitive eut lieu peu après l'arrivée de Watt. Ayant ouvert la porte, selon son habitude chaque fois qu'il entendait frapper à la porte, il trouva debout sur le seuil, il le comprit plus tard, bras dessus bras dessous, un homme âgé et un homme pas âgé encore. Ce dernier dit:
Nous sommes les Gall, père et fils, et ce n'est pas tout, car nous sommes venus depuis la ville jusqu'ici, pour accorder le piano.
Ils étaient deux et ils se tenaient de cette façon, bras dessus bras dessous, parce que le père était aveugle, comme tant de ses confrères. Car si le père n'avait pas été aveugle, alors il n'aurait pas eu besoin de son fils pour lui tenir le bras, et le guider dans ses tournées, non, mais il aurait laissé son fils libre, afin qu'il puisse vaquer à ses propres affaires. Ainsi raisonnait Watt, quoique rien dans le visage
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du père ne trahit son infirmité, ni dans son mamtien non plus, sinon qu'il s'appuyait sur son fils comme quelqu'un ayant un grand besoin de soutien. Mais boiteux, ou tout simplement fatigué, à cause de son âge avancé, il eût pu en faire autant. Il n'y avait entre les deux aucun air de famille que Watt pût discerner et cependant il se savait en pré- sence d'un père et fils, car ne venait-on pas de le lui dire? Ou ne s'agissait-il que d'un beau-père et beau-fils? Nous sommes les Gall, beau-père et beau-fils, voilà peut-être les mots qu'il aurait fallu prononcer. Mais préférer l'autre for- mule, quoi de plus naturel? Non qu'ils n'eussent très bien pu être un vrai père et fils, loin de là, sans se ressembler le moins du monde.
Quel bonheur pour Monsieur Gall, dit Watt, d'avoir son fils à sa disposition, et quel fils, tout ruisselant de dévoue- ment, et dont la seule présence, alors que de toute évidence il pouvait être en train d'en palper ailleurs, atteste une affliction caractéristique des meilleurs accordeurs et justifie des émoluments plus élevés qu'à l'ordinaire.
Les ayant conduits à la salle de musique, et laissés là, Watt se demanda s'il avait bien fait. Il sentait qu'il avait bien fait, mais n'en était pas sûr. N'aurait-il pas mieux fait peut-être de les envoyer promener? Watt avait le senti- ment que quiconque demandait, avec une si tranquille assu- rance, à être admis dans la maison de Monsieur Knott, et en l'absence de toute consigne formelle s'y opposant, méri- tait d'y être admis.
La salle de musique était une vaste pièce blanche et nue. Le piano se trouvait devant la fenêtre. La tête, et le . cou, de Buxtehude, en plâtre très blanc, ornaient la che- minée. Au mur, à un clou, tel un pluvier, pendait un
ravanastron.
Au bout d'un moment Watt retourna à la salle de musi-
que, avec un plateau de rafraîchissements.
Ce n'était pas Gall le père, mais Gall le fils, qui accordait
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le piano, à la grande surprise de Watt. Gall le père se tenait debout tout seul au milieu de la pièce, occupé qui sait à écouter. Watt n'en conclut pas que Gall le fils était le véritable accordeur, et Gall le père tout simplement un pauvre vieil aveugle engagé pour la circonstance, non. Mais il en conclut plutôt que Gall le père, sentant sa fin proche et désirant passer le flambeau à son fils, se dépêchait de mettre les dernières touches à une initiation hâtive, avant qu'il soit trop tard.
Pendant que tout autour de lui Watt cherchait des yem:: un endroit où poser son plateau, Gall le fils mit un terme à son travail. Il rassembla le coffre de l'instrument, rangea ses outils dans leur sac et se releva.
Les souris sont revenues, dit-il.
Le père ne dit rien. Watt se demanda s'il avait entendu. Il reste neuf étouffoirs, dit le fils, et autant de marteaux. Pas correspondants, j'espère, dit le père.
Une fois, dit le fils.
Le père garda le silence.
Les cordes sont en loques, dit le fils.
Le père gardait toujours le silence.
Le piano est foutu, dit le fils, à mon avis.
L'accordeur aussi, dit le père.
Le pianiste aussi, dit le fils.
Ce fut là peut-être l'incident le plus marquant des débuts
de Watt chez Monsieur Knott.
En un sens il ressemblait à tous les incidents dignes de
remarque proposés à Watt pendant son séjour chez Monsieur Knott et dont un certain nombre seront rapportés ici, tels quels, sans addition, ni soustraction, et en un sens non.
Il leur ressemblait en ce sens qu'il n'était pas fini, une fois révolu, mais continuait à dérouler, dans la tête de Watt, du début à la fin, sans cesse, les jeux complexes de ses lumières et ombres, le passage du silence à la rumeur et de la rumeur au silence, le calme avant le mouvement et
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le calme après, les accélérés et ralentis, les approches et séparations, tous les détails changeants de sa marche et de son ordonnance, suivant l'irrévocable caprice qui en fit ce qu'il fut. Il leur ressemblait par sa promptitude à se faire un contenu purement plastique et à perdre peu à peu, dans le subtil processus de ses lumières, ses rumeurs, ses accents et ses rythmes, toute signification jusqu'à la plus littérale.
Ainsi la scène dans la salle de musique avec les deux Gall cessait très vite de signifier pour Watt un piano qu'on accorde, une obscure relation familiale et professionnelle, un échange de propos plus ou moins intelligibles, et ainsi de suite, à supposer qu'il en ait jamais été ainsi, pour devenir un simple exemple des dialogues corps-lumière, mou- vement-calme, rumeur-silence, et de ces dialogues entre eux- mêmes.
Cette fragilité de la signification immédiate ne lui valait rien, à Watt, car elle l'obligeait à en chercher une autre, une signification quelconque à ce qui s'était passé, à partir d'une suite d'images.
La plus mince, la moins plausible, aurait contenté Watt, qui n'avait pas vu un symbole, ni opéré une interprétation, depuis l'âge de quatorze ou quinze ans, et qui avait vécu, misérablement certes, sa vie d'adulte tout entière au milieu d'apparences impénétrables, tout au moins pour lui. Qui voit la chair avant les os, et qui voit les os avant la chair, et qui ne voit jamais que la chair, et qui ne voit jamais que les os, jamais jamais que les os. Mais quoi que vît Watt, du premier coup d'œil, cela était suffisant pour Watt, avait
toujours été suffisant pour Watt, plus que suffisant pour Watt. Et il n'avait littéralement rien vécu, depuis l'âge de quatorze ou quinze ans, dont rétrospectivement il ne se contentât de dire, Voilà ce qui s'est passé alors. Et il pouvait se rappeler, à vrai dire sans aucun plaisir, mais comme des occasions banales, le moment où son père mort lui apparut dans un bosquet, le pantalon retroussé au-dessus du genou et
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tenant à la main ses chaussures et chaussettes ; ou le moment où cueilli à froid par une voix qui l'exhortait, en des termes particulièrement grossiers, à mettre fin à ses souffrances, il évita d'un cheveu d'être écrasé par un tombereau; ou le moment où seul dans un canot à rames, loin du rivage, il reçut une bouffée de groseiller en fleur; ou le moment où une vieille dame d'excellente famille et fort bien de sa personne, étant amputée bien au-dessus du genou, qu'à trois reprises au moins il avait poursuivi de ses assiduités, dévissa sa jambe de bois et écarta sa béquille. Aucune tendance ici, de la part du pantalon de son père par exemple, à tomber en poussière d'apparences, grises, molles et sans doute fistu- laires, ou des jambes de son père à disparaître dans la farce de leurs accidents, non, mais les jambes et le pantalon de son père, tels vus dans le bosquet alors et par la suite remémorés, demeuraient des jambes et
un pantalon, et non seulement des jambes et un pantalon, mais les jambes et le pantalon de son père, c'est-à-dire tota- lement différents de toutes les jambes et de tous les panta- lons que Watt avait jamais vus, et il en avait vu un grand nombre, aussi bien de jambes que de pantalons, dans sa vie. Tandis que l'incident des Gall au contraire perdit si vite la piètre signification de deux hommes venus accorder un piano, et qui l'accordent, et échangent quelques paroles, comme font les hommes, et puis s'en vont, que cela sem- blait plutôt tiré d'un conte entendu jadis, un instant dans la vie d'un autre, mal raconté, mal écouté et plus qu'à moitié oublié.
Ainsi Watt ne savait pas ce qui s'était passé. Il se moquait, rendons-lui cette justice, de ce qui s'était passé. Mais il ressen- tait le besoin de penser qu'il s'était passé ceci ou cela, le be- soin de pouvoir dire, quand la scène se remettait à dérouler ses séquences, Ah oui, je me souviens, voilà ce qui s'est passé alors.
Ce besoin ne devait plus quitter Watt, ce besoin pas tou-
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jours satisfait, pendant la plus grande partie de son séjour chez Monsieur Knott. Car l'incident des Gall père et fils fut suivi par d'autres semblables, c'est-à-dire des incidents brillants de clarté formelle et au contenu impénétrable.
Le séjour de Watt dans la maison de Monsieur Knott était pour cette raison moins agréable qu'il ne l'aurait été si de tels incidents avaient été inconnus, ou accusés par Watt avec moins d'anxiété, c'est-à-dire si la maison de Monsieur Knott avait été une autre maison, ou Watt un autre homme. Car hors la maison de Monsieur Knott, et bien sûr ses terres, de tels incidents étaient inconnus, du moins Watt le supposait. Et Watt ne pouvait les accepter pour ce qu'ils étaient peut-être, les simples jeux que le temps joue avec l'espace, tantôt avec ces jouets-ci et tantôt avec ceux-là, mais était obligé, en raison de son caractère un peu spécial, de rechercher ce qu'ils signifiaient, oh non pas ce qu'ils signifiaient réellement, son caractère n'était pas spé- cial à ce point-là, mais seulement ce qu'ils pouvaient être amenés à signifier avec un peu de patience, un peu d'ingé- niosité.
Mais quelle était cette quête d'une signification, dans cette indifférence envers la signification? Et que signifiait- elle? Ce sont là des questions délicates. Car lorsque Watt parla enfin de cette époque elle était déjà depuis longtemps révolue et le souvenir qu'il en gardait était sans doute, dans un sens, moins net qu'il n'aurait voulu, tout en étant, dans un autre, trop vivace à son gré. Ajoutez la difficulté notoire qu'il y a à rattraper, à volonté, des modes de senti- ment propres à une certaine époque, et à un certain endroit, et peut-être aussi à un certain état de santé, une fois l'époque révolue, et l'endroit évacué, et le corps aux prises avec de tout autres démons. Ajoutez l'obscurité des communications de Watt, la rapidité de son débit et ses excentricités de syntaxe, voir plus loin. Ajoutez les conditions matérielles dans lesquelles les communications furent faites. Ajoutez le
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peu d'aptitude à recevoir de celui à qui elles furent propo- sées. Ajoutez le peu d'aptitude à restituer de celui à qui elles furent confiées. Et on aura peut-être une faible idée des difficultés éprouvées à formuler, non seulement des questions comme celle qui vient d'être évoquée, mais le corps entier de l'expérience de Watt, depuis le moment de son arrivée chez Monsieur Knott jusqu'au moment de son départ.
Mais avant de passer des Gall père et fils à des questions moins litigieuses, ou moins ennuyeusement litigieuses, il semble souhaitable que soit dit le peu qu'on sait, à ce sujet. Car l'incident des Gall père et fils était le premier d'une série, pour ne pas dire l'original. Et du peu qu'on en sait on n'a pas encore tout dit. On en a dit beaucoup, mais pas encore tout.
Non qu'il reste beaucoup de choses à dire au sujet des Gall père et fils, loin de là. Car il ne reste plus que trois ou quatre choses à dire, à ce propos. Et c'est vraiment peu de chose, trois ou quatre choses, quand on songe à toutes les choses qui auraient pu être sues, à ce sujet, et dites, et qui maintenant ne le seront jamais.
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au début, fondent enfin, fondent tout à fait, et se dissi- pent, doucement, dans la célèbre conviction que tout est bien ou, tout au moins, pour le mieux. Son indignation subit une réduction semblable et c'est calme et joyeux enfin qu'il vaque à son travail, calme et joyeux qu'il pèle la pomme de terre et vide le vase de nuit, calme et joyeux qu'il perçoit et est perçu. Tant que ça dure. Car vient le jour où- il dit, Ne suis-je pas un peu détraqué, aujourd'hui? Non qu'il se sente détraqué, au contraire, il se sent si possible encore plus en train qu'à l'ordinaire. Ha ! Il se sent si possible encore plus en train qu'à l'ordinaire et il se demande s'il n'est pas peut-être un peu patraque. L'imbécile. Il n'a rien appris. Rien. Pardonnez ma véhé- mence. Mais c'est un jour terrible (rétrospectivement), le jour où l'horreur de ce qui s'est passé le réduit à l'ignoble expédient d'examiner sa langue dans une glace, sa langue plus rose que jamais, dans une bouche plus que jamais fraîche. C'était un mardi après-midi, au mois d'octobre, une belle après-midi d'octobre. J'étais assis sur la marche, dans la cour, je regardais la lumière, sur le mur. J'étais au soleil, le mur était au soleil. J'étais le soleil, inutile d'ajouter, et le mur, et la marche, et la cour, et le moment de l'année, et le moment de la journée, et j'en passe. Etre assis ainsi, au cher point de convergence de ses trajets, en soi-même, avec soi-même, c'est là je pense sans contredit une façon pas plus mauvaise qu'une autre, et meilleure que certaines, de filer un instant de loisir. Tout en tirant sur ma pipe, qui cet après- midi était aussi large et plate qu'une spatule d'apothicaire, je sentis ma poitrine se gonfler, comme celle sauf erreur du pélican. De joie? Eh bien non, peut-être pas exactement de joie. Car le changement dont je parle n'avait pas encore eu lieu. Tel un hymen elle s'interposait toujours, la chose sur le point d'être changée, entre moi et toutes les horreurs oubliées de la joie. Mais ne nous attardons pas sur ma
poitrine. Regardez-la maintenant - putains de boutons! -
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aussi plate et - aïe! - aussi creuse qu'un tambourin. Vous avez vu ? Vous avez entendu? Aucune importance. Où en étais-je? Le changement. En quoi consistait-il? Difficile à dire. Quelque chose glissa. Me voilà assis, chaud et clair, tout à ma pipe à tabac et au mur chaud et clair, quand soudain quelque part il glissa quelque chose, un petit quel. que chose, un infime quelque chose. Glisse - isse - isse - STOP. J'espère que c'est clair. Il y a une grande alpe de sable, haute d'une centaine de mètres, entre les pins et l'océan,
et là dans la chaude nuit sans lune, quand personne ne voit, personne n'écoute, par infimes paquets de deux ou trois millions les grains glissent, tous ensemble, un petit glissement de deux ou trois millimètres peut-être, puis s'ar- rêtent, tous ensemble, pas un en moins, et c'est tout, c'est tout pour cette nuit, et peut-être pour toujours c'est tout, car au matin avec le soleil un petit vent de mer peut se lever et les disperser très loin les uns des autres, ou un promeneur les éparpiller du pied, cas moins probable. C'est ce genre de glissement que je ressentis, ce mardi après-midi, des millions de petites choses s'en allant toutes ensemble de leur vieille place dans une nouvelle tout à côté, et sour- noisement, comme si c'était défendu. Et je ne doute pas d'avoir été le seul vivant à s'en apercevoir. De là à conclure
que l'incident fut interne serait téméraire, à mon avis. Car mon - comment dire ? - mon système personnel était si distendu à l'époque dont je parle que distinguer entre cc qui était au-dedans de lui et ce qui était au-dehors de lui n'était point facile. Tout ce qui se passait se passait au- dedans de lui et en même temps tout ce qui se passait se passait au-dehors de lui. J'espère que c'est net. Je ne vis, inutile d'ajouter, ni n'entendis la chose arriver, mais je la perçus d'une perception si physique qu'en comparaison les
impressions d'un enterré vif à Lisbonne, à l'heure de gloire de Lisbonne, semblent une froide et artificielle construction de l'entendement. Le soleil sur le mur, puisqu'il est ques-
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tion du soleil sur le mur, subit en même temps une trans- formation foudroyante et j'ose dire radicale. C'était toujours le même soleil, le même mur, ou si peu vieillis qu'on peut sans danger négliger la différence, mais si changés que je me sentis transporté, en un tournemain, dans une tout autre cour, et dans une tout autre saison, dans un pays inconnu. Simultanément ma pipe à tabac, puisque je ne mangeais pas une banane, cessa à tel point d'être le sou1as auquel je m'étais fait, que je l'ôtai de ma bouche, craignant d'avoir affaire à un thermomètre minute, ou à un tire-langue d'épi- leptique. Et ma poitrine, où je venais de sentir presque frissonner les plumes, du délicieux frissonnement propre aux plumes de poitrine, s'affaissa pour redevenir la conca- vité creuse et osseuse dont mon cher tuteur disait qu'elle lui rappelait Crécy. Car sternum et colonne, petit merdeux déjà je les avais concentriques. C'est alors que dans mon désarroi j'eus la faiblesse d'appeler à mon secours une cons- tipation tenace de fraîche date, corsée d'inappétence. Mais en quoi consistait le changement? Qu'est-ce qui était changé,
et comment? Ce qui était changé, si je suis bien renseigné, était le sentiment qu'un changement avait eu lieu autre qu'un simple changement de degré. Ce qui était changé était l'existence hors l'échelle. Ne descends pas par l'échelle, Ifor, je l'ai en1efée. C'est là, j'ai l'honneur de vous l'appren- dre, la métamorphose à rebours. Le Laurier en Daphné. La chose de toujours là de nouveau où elle n'avait cessé d'être. Comme lorsqu'un homme, ayant enfin trouvé ce qu'il cher-
chait, une femme par exemple, ou un ami, s'en voit dépos- sédé, ou se rend compte de ce que c'est. Et rien ne sert pourtant de ne pas chercher, de ne pas vouloir, car lors- qu'on cesse de chercher, alors on commence à trouver, et lorsqu'on cesse de vouloir, alors la vie commence à vous entonner son ragoût de charogne jusqu'à ce qu'on dégueule, et puis le dégueulis par-dessus jusqu'à ce qu'on dégueule le dégueulis, et puis le degueulis dégueulé jusqu'à ce qu'on
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commence à Y prendre goût. Le glouton naufragé, l'ivrogne dans le désert, le luxurieux en prison, voilà les bienheureux. Avoir faim, soif et envie furieuses, chaque jour de nouveau et chaque jour en vain, de la vieille bouffe, de la vieille bibine, de la vieille fesse, c'est là que nous touchons de
plus près à la félicité, là le nouveau Portique et le tout dernier Jardin. Je vous file le tuyau pour ce qu'il vaut. Mais d'où ce sentiment qu'un changement avait eu lieu autre qu'un simple changement de degré? Et à quelle pro- blématique réalité correspondait-il? Et à quelles forces attri- buer le mérite de sa suppression? Voilà des questions dont, avec de la patience, on pourraitaisément extraire celles qui s'ensuivent et ainsi descendre, ou monter, échelon par éche- lon, toute la nuit, jusqu'à l'aube. Malheureusement j'ai des renseignements d'ordre pratique à transmettre, autrement dit une dette à payer, ou un compte à régler, avant de partir. De cette présence donc je ne dirai que ceci, sans chercher à savoir d'où elle est venue, où elle est partie, qu'à mon avis elle n'était pas illusion, tant qu'elle dura, cette présence dehors, cette présence dedans, cette présence entre, de ce qui n'existait pas. Ceci dit qu'on me les coupe si j'arrive à comprendre ce qu'elle pouvait bien être d'autre. Mais tout cela et le reste, ha! le reste, vous en jugerez vous-même, votre heure venue, ou plutôt vous n'en jugerez rien, à en croire cette dégaîne. Car ne vous faites pas d'illusions, loin de moi la suggestion que ce qui m'est arrivé à moi, ce qui m'arrive à moi, doive forcément vous arriver à vous, ou que ce qui vous arrive à vous, ce qui vous arrivera à vous, me soit forcément arrivé à moi, ou plutôt si ça vous arrive, si ça m'est arrivé, qu'il y ait la moindre chance de le voir admis. Car à vrai dire les mêmes choses nous arrivent à tous, surtout à des hommes dans notre situation, on se demande laquelle, si seulement nous daignions le savoir. Mais me voilà pire que Monsieur Ash, vague connaissance de naguère. Un soir je tombe sur lui sur Westminster Bridge. Rafales de
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vent. Rafales de neige. Signe de tête à l'avenant. En vain. M'empoignant d'une main il retira de l'autre, avec ses dents, deux vastes mitaines de peau, dénoua son épaisse écharpe de laine, défit vivement et écarta l'un après l'autre son pardessus, sa douillette, sa veste, ses deux gilets, sa che- mise, sa flanelle et son tricot, attrapa un étui en chamois suspendu à son cou en compagnie du crucifix de rigueur, en fit glisser u n è demi-savonnette en acier inoxydable, fit jouer le couvercle, l'approcha de ses yeux (la nuit tombait), refit le tout en sens inverse, retrouva sa forme primitive, dit, Cinq heures dix-sept minutes exactement aussi vrai que Dieu me voit, hommages à Madame (je n'en ai jamais eu), lâcha mon bras, souleva son chapeau et fila. Un instant plus tard Big Ben (c'est bien le nom ? ) sonna les six heures. C'est là à mon avis le type même de tout renseignement d'où qu'il vienne, qu'il soit volontaire ou qu'il soit sollicité. Si vous voulez une pierre demandez du pain. Si vous voulez du pain demandez du gâteau. Cet Ash était ce qu'avec révé- rence on appelait de mes jours sous-aide de sous-chef de bureau à la Marine et avec ça pétri de qualités, bref une vermine comme on en voit partout. Il est mort la semaine d'après d'épuisement précoce, oint et absous, laissant sa demi-savonnette à sa blanchisseuse. Personnellement bien sûr je déplore tout. Pas un mot, pas une joie, pas un acte, pas une voix, pas une pensée, pas un pleur, pas un doute, pas une peur, pas un oui, pas un non, pas un cul, pas un con, pas une soif, pas une peine, pas un rire, pas une haine, pas un nom, pas une face, nulle heure, nulle place, que je ne déplore amèrement. Une ordure de bout en bout. Et cependant quand j'ai passé mon Fellowship, assis du matin au soir, sans ce clou à la selle. . . Le reste, une ordure. Les trognes du mardi, les rognes du mercredi, les rages du jeudi, les grognes du vendredi, les cuites du samedi, les sommeils du dimanche, les réveils du lundi, les réveils du lundi. Les coups, les coups, de pied, de gueule, pan!
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paf! pitié! aïe! aïe! pitié! paf! pan! les coups, les coups, de grâce jamais. Et cette pauvre vieille pouilleuse de vieille terre, la mienne et celle de mon père et de ma mère et du père de mon père et de la mère de ma mère et de la mère de mon père et du père de ma mère et du père de la mère de mon père et de la mère du père de ma mère et de la mère de la mère de mon père et du père du père de ma mère et de la mère du père de mon père et du père de la mère de ma mère et du père du père de mon père et de la mère de la mère de ma mère et des pères et mères d'autres infortunés et des pères de leurs pères et des mères de leurs mères et des mères de leurs pères et des pères de leurs mères et des pères des mères de leurs pères et des mères des pères de leurs mères et des mères des mères de leurs pères et des pères des pères de leurs mères et des mères des pères de leurs pères et des pères des mères de leurs mères et des pères des pères de leurs pères et des mères des mères de leurs mères. Une immondice. Les crocus et le mélèze qui reverdit une semaine avant les autres et les pâturages rouges de succulents placentas de brebis et les longs jours d'été et le foin fauché de frais et le ramier le matin et le coucou l'après-midi et le râle des blés le soir et les guêpes dans la confiture et l'odeur des ajoncs et la vue des ajoncs et les pommes qui tombent et les enfants qui marchent dans les feuilles mortes et le mélèze qui rejaunit une semaine avant les autres et les châtaignes qui tombent et le hurlement du vent et la mer qui se brise par-dessus la jetée et les premiers feux et les sabots sur la route et le
facteur poitrinaire qui siffle Roses de Picardie et la lampe à pétrole en haut de son lampadaire et naturellement la neige et bien sûr la grèle et vous pensez bien la gadoue et tous les quatre ans la débâcle de février et les crocus et puis tout le foutu trafic qui repart de plus belle. Un étron. Et si je pouvais tout recommencer, sachant ce que je sais maintenant, le résultat serait le même. Et si je pouvais
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recommencer une seconde fois, sachant ce que je saurais alors, le résultat serait le même. Et si je pouvais recommencer cent fois, sachant chaque fois un peu plus que la fois d'avant, le résultat serait toujours le même, et la centième vie comme la première, et les cent vies comme une seule. Une chiasse. Mais à ce train-là on perd ici la nuit entière.
On perd ici la nuit entière,
La nuit entière on perd ici,
Ici la nuit entière on perd, Entière ici on perd la nuit.
O n est silence, souffle, ombre, La nuit et l'ici que voici,
Le répit au bout de la fuite, En pleine fuite le répit.
Ha! Vous avez entendu? Dans le mille. Ha! Merde! Raté! Ha! Voilà. Ha! Ha! Ha! Monrire,Monsieur- ? Plaît-il? Comme la machine à vapeur? Ha! Mon rire, Monsieur Watt, prénom perdu en route. Oui. De tous les rires qui à proprement parler n'en sont pas, mais relèvent plutôt de l'ululement, trois seuls à mon avis méritent qu'on s'y arrête, à savoir l'amer, le jaune et le sans joie. Ils correspondent à des - comment dire? - à une excoriation progressive de l'entendement et le passage de l'un à l'autre est le passage du moindre au plus, de l'inférieur au supérieur, de l'extérieur à l'intérieur, du grossier au subtil, de la ma- tière à la forme. Le rire aujourd'hui sans joie était jaune naguère, le rire jaune aujourd'hui était naguère amer. Et le rire aujourd'hui amer? Aux larmes, Monsieur Watt, aux chaudes larmes, ne perdons pas de temps avec ça, ne perdons plus de temps avec ça. Non vraiment. Où en étais-je? L'amer,
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le jaune et le - ha! - sans JOIe. Le rire amer rit de ce qui n'est pas bon, c'est le rire éthique. Le rire jaune rit de ce qui n'est pas vrai, c'est le rire judiciaire. Pas bon! Pas vrai ! Enfin! Mais le rire sans joie est le rire noétique, par le groin - ha ! - comme ça, c'est le rire des rires, le risus purus (1), le rire qui rit du rire, hommage ébahi à la plaisan- terie suprême, bref le rire qui rit - silence s'il vous plaît - de ce qui est malheureux. Personnellement bien sûr je dé- plore tout. Tout, tout et tout. Par un mot, pas une - mais ça je l'ai déjà fait, non? Vous êtes sûr? Bon. Dans ce cas parlons plutôt de mon sentiment actuel, qui ressemble à s'y méprendre au sentiment de tristesse, au point que je les confonds volontiers. Oui. Quand je pense que cette heure est ma dernière sur terre chez Monsieur Knott, où j'ai passé tant d'heures, tant d'heures heureuses, tant d'heures malheu- reuses et - ce qui est le pire - tant d'heures ni heureuses ni malheureuses, et que d'ici le chant du coq, ou au plus tard un peu plus tard, mes petites jambes lasses doivent m'emporter loin d'ici, tant bien que mal, loin d'ici mon tronc encore plus las qu'elles et ma tête encore plus lasse que lui, loin loin de cet état ou lieu où depuis si longtemps je mettais mes espoirs, de leur pas le meilleur, pas las à pas las, le gros petit cul et le ventre itou lourds et las loin d'ici, et le torse rabougri, et la pauvre petite tête lourde et chauve qui ne semble tenir qu'à un fil, toujours plus vite par l'air gris et à chaque pas plus loin d'ici, dans n'importe laquelle des trois cent soixante directions offertes à l'homme désespéré d'agilité moyenne, et souvent je me retourne aveuglé par les larmes - ha ! - sans pour autant ralentir ma carrière - tout un program- me! - et n'ayant peut-être qu'un seul désir, celui d'être transformé en statue de pierre, ou en pierre levée au milieu
(1) Locution latine signifiant à peu près rire (risus) pur (purus). 49
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d'un champ, ou au flanc de la montagne, assez belle pour que viennent l'admirer les générations à venir et que vien- nent s'y gratter les herbivores à venir, vaches, chevaux, moutons et chèvres, et que veuillent bien pisser contre hommes et chiens, et que viennent spéculer les savants dessus, et que viennent embellir de slogans partisans et de graffiti obscènes les cœurs ulcérés à venir, et qu'immortali- sent de leurs noms inscrits dans un cœur, avec la date, les amoureux à venir, et que vienne de temps en temps s'appuyer contre, et s'endormir, un homme solitaire, assis au soleil,
en cas de soleil. C'est pourquoi j'ai un sentiment qui à tous égards à s'y méprendre ressemble au sentiment de tristesse, tristesse de ce qui fut, est et sera, dans la mesure bien sûr où cela me touche personnellement, car avec les soucis et ennuis d'autrui pas question pour le moment que je me casse la tête qui semble déjà ne plus tenir qu'à un fil, sensation que pour un type intellectuel - ha! - comme moi j'ose sans crainte de démenti qualifier de gênante entre toutes, de même que pour une nature lascive par exemple se sentir les parties ne plus tenir qu'à un fil aurait à coup sûr de quoi l'inquiéter tout particulièrement, et ainsi de suite selon
le tempérament de chacun. Oui, ces instants ensemble nous ont changés, vos instants et mes instants, si bien que non seulement nous ne sommes plus les mêmes à présent que lorsqu'ils se mirent - tic! tac! tic! tac! - à galoper, mais nous nous savons plus les mêmes, et non seulement nous nous savons plus les mêmes mais nous savons en quoi nous ne sommes plus les mêmes, vous plus sage mais pas plus triste, moi plus triste mais pas plus sage, car de sagesse j'avais mon compte, tandis qu'à la tristesse on peut toujours ajouter jusqu'à ce que mort s'ensuive, n'est-ce pas, comme à une collection de timbres-poste, ou d'œufs d'oiseau, sans
s'en ressentir particulièrement, n'est-ce pas? Or lorsque quelqu'un prend la place de quelqu'un d'autre, alors il y a peut-être intérêt pour celui qui prend la place à avoir quel-
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'lues renseignements sur celui dont la place est prise, quoique hien sûr en même temps d'un autre côté l'inverse ne soit pas forcément vrai, je veux dire que celui dont la place est prise n'est guère blâmable s'il n'éprouve pas beau- coup d'intérêt pour celui qui prend la place. Souvent, j'ai le regret de le dire, cet intéressant rapport s'établit par procuration. Prenons par exemple le cas de deux bonnes à tout faire (je dis bonnes à toute faire, mais vous voyez ce que je veux dire), l'une ayant vidé avec fracas les lieux vers les- quels l'autre se traîne et cela avec une avance suffisante pour exclure toute possibilité d'intersection aussi bien devant la maison que sur le chemin que fatalement elles doivent suivre, l'une pour se rapprocher, l'autre pour s'éloigner, de l'arrêt soit du tram soit de l'autobus, ou de la gare, ou de
la station soit de taxis soit de fiacres, ou du fond d'une ta- verne, ou des bords du canal. Appelons maintenant la première Mary et Ann la seconde ou, encore mieux, Ann la première et la seconde Mary, et supposons une tierce personne, maî- tresse ou maître, car sans une quelconque existence supé- rieure de cette nature l'existence de la bonne à tout faire, qu'eIIe se rapproche du tout à faire, ou qu'eIIe s'éloigne du tout à faire, ou qu'au cœur du tout à faire elle se tienne immobile, est difficilement concevable. Alors cette tierce personne, de l'existence de laqueIIe dépendent les existen- ces d'Ann et de Mary et dont l'existence aussi en un sens si l'on veut dépend des existences de Mary et d'Ann, dit à Mary, non, dit à Ann, car Mary est d'ores et déjà loin, dans le tram, l'autobus, le train, le taxi, le fiacre, la taverne ou le canal, dit donc à Ann, Jane, le matin quand Mary avait fini de faire ceci, si tant est que Mary eût jamais fini de rien faire, eIIe se mettait à faire cela, c'est-à-dire qu'eIIe se campait solidement dans une pose confortable et quasi- ment verticale devant la tâche à accomplir et demeurait ainsi à mâchonner paisiblement oignons de GaIIes et pastilles de menthe à tour de rôle, je veux dire d'abord un oignon,
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puis une pastille, puis un autre oignon, puis une autre pas- tille, puis un autre oignon, puis une autre pastille, puis un autre oignon, puis une autre pastille, puis un autre oignon, puis une autre pastille, puis un autre oignon, puis une autre pastille, puis un autre oignon, puis une autre pastille, puis un autre oignon, puis une autre pastille, puis un autre oignon, puis une autre pastille, et ainsi de suite, pendant que peu à peu s'effaçait de son esprit, comme avec le jour les chimères de l'id, la raison de sa présence à cet endroit, et que le chiffon à poussière, dont jusque-là elle avait si vaillamment supporté le fardeau, tombait de ses doigts, dans la poussière, où ayant aussitôt revêtu la couleur (gris) du milieu il disparaissait jusqu'au printemps suivant. Il se per- dait de la sorte une moyenne menstruelle de vingt-six ou vingt-sept superbes chiffons à poussière pure laine par la faute de notre Mary pendant sa dernière année de service dans cette infortunée maison. Or quelles ont bien pu être, c'est la question qu'on se pose, les fantaisies qui à ce point ravissaient Mary à la conscience de sa situation? Rêves d'un travail moindre et de gages plus élevés? Démangeaisons érotiques? Souvenirs d'enfance? Malaise ménopausal? Deuil d'un être cher ou parti pour une destination inconnue? Relecture par l'œil de l'esprit de la page hippique du jour ? Prières pour une âme? Elle n'était pas femme à se confier. Elle était même, ou je me trompe fort, opposée par prin- cipe à toute forme de conversation en tant que telle. Des journées voire des semaines entières s'écoulaient sans que jamais Mary l'ouvre sinon pour y introduire ses cinq doigts solidement agrippés à un fragment de nourriture, car aux classiques véhicules de l'ingestion, tels le couteau, la cuiller et même la fourchette, elle n'avait jamais pu s'habituer, malgré ses excellentes références. Son appétit, en revanche, était tout à fait exceptionnel. Non que la nourriture absor- bée par Mary, pour un temps déterminé, dépassât en volu- me ou en vitamines la ration normale pour la même
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période d'une personne saine, non. Mais son appétit était exceptionnel en ceci, qu'il ne connaissait pas de trêve. L'être normal mange, puis se repose un certain temps, puis mange de nouveau, puis se repose de nouveau, puis mange de nouveau, puis se repose de nouveau, puis mange de nou- veau, puis se repose de nouveau, puis mange de nouveau, puis se repose de nouveau, puis mange de nouveau, puis se repose de nouveau, et de cette façon, tantôt mangeant et tantôt s'en reposant, résout le difficile problème de la faim, et j'ose ajouter de la soif, au mieux de ses moyens et selon l'état de sa fortune.
Qu'il soit petit mangeur, moyen man- geur, gros mangeur, végétarien, naturiste, cannibale ou co- prophage, qu'il halète vers le repas à faire ou l'ayant fait s'en repente ou les deux, qu'il élimine bien ou qu'il élimine
mal, qu'il éructe, vomisse, pète ou de toute autre manière ne puisse ou ne daigne se contenir à la suite d'un régime mal adapté, d'une affliction congénitale ou de mauvais plis pris dès l'âge tendre, qu'il soit, Jane, dis-je, un de ceux-là, ou plusieurs, ou tous réunis, ou encore plus, ou qu'au con- traire il n'en soit aucun, mais tout autre chose, comme ça serait le cas si par exemple il faisait la grève de la faim ou se trouvait frappé de stupeur catatonique ou obligé pour
des raisons connues seules de ses conseillers médicaux de se tourner pour sa sustentation vers le clystère, il n'en reste pas moins vrai, et indiscutable, qu'il procède par ce que nous appelons repas, qu'ils soient pris volontairement ou involontairement, avec plaisir ou avec douleur, avec succès ou sans succès, par la bouche, par le nez, par les pores, par voie de sonde ou par derrière de bas en haut à l'aide d'une seringue peu importe, et qu'entre ces actes
de nutrition sans lesquels la vie telle . que généralement on l'entend serait en peine de se prolonger il intervient des périodes de repos ou de relâche exemptes de toute nourriture, si ce n'est à l'occasion éventuellement de temps en temps un petit verre, casse-croûte ou morceau sur le
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pouce qui sans être indispensables n'en sont pas moins les bienvenus à la suite d'une accélération imprévue des échan- ges métaboliques due à des circonstances imprévisibles telles le tiercé malheureux, la naissance d'un enfant, le rembourse- ment d'une dette, la récupération d'un emprunt, la voix de la conscience ou tout autre choc au grand sympathique ayant pour effet de déclencher une ruée subite de chyme, ou de chyle, ou des. deux, vers le bol à demi digéré alors qu'avec une sage lenteur il s'apprête à forcer le passage vers le sol avec sa lourde charge de vin de Xérès, soupe, bière, poisson, stout, viande, bière, légumes, dessert, fruits, fro- mages, stout, anchois sur toast, bière, café et bénédictine
par exemple, avalés voilà quelques heures à peine d'un cœur léger aux probables accords d'un piano et d'un vio- loncelle. Alors que Mary mangeait à longueur de journée, c'est-à-dire depuis le petit jour ou du moins depuis son réveil lequel, à en juger par l'heure de son lever, ou plutôt de sa première apparition dans les profondeurs de cette malheureuse demeure, n'était point prématuré, jusqu'à tard dans la nuit, car elle se mettait au lit avec une grande exactitude tous les soirs à huit heures, laissant la vaisselle
sale sur la table, et sombrait aussitôt dans un sommeil de plomb pour peu que ces ronflements, dont on m'a souvent entendu affirmer n'en avoir jamais entendu de semblables, ne fussent pas feints, ce que pour ma part je me refuse à croire vu qu'ils se prolongeaient sans aucune baisse de sono- rité toute la nuit, d'où j'ai tout lieu de croire que Mary, comme tant de femmes, dormait à plat sur le dos, détestable et dangereuse pratique à mon avis, quoiqu'il y ait des moments bien sûr où il est difficile pour ne pas dire impos-
sible de faire autrement. Hem! Maintenant en disant que Mary mangeait toute la journée, depuis le moment où elle ouvrait les yeux le matin jusqu'à celui où le sommeil les lui fermait le soir, j'entends qu'à aucun instant pendant cette période la bouche de Mary n'était plus qu'à moitié vide ou,
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si vous préférez, moins qu'à moitié pleine, car à l'ha. bitude généralement reçue d'en finir avec une bouchée avant d'entamer la suivante Mary, en dépit de ses remarquables références, n'avait jamais pu se faire. Maintenant en disant qu'à aucun instant pendant les heures de veille de Mary la bouche de Mary n'était plus qu'à moitié vide ou moins qu'à moitié pleine je n'entends pas qu'elle était toujours l'un ou l'autre, car une inspection approfondie et même
superficielle l'aurait révélée, neuf fois sur dix, pleine à dé- border, ce qui éclaire d'un nouveau jour l'indifférence de Mary aux joies de la conversation. Maintenant lorsque à propos de la bouche de Mary je me sers de l'expression pleine à déborder je n'entends pas seulement qu'elle était si pleine, les neuf dixièmes du temps, qu'elle menaçait de déborder, non, mais dans ma pensée je vais plus loin et j'affirme, sans crainte de démenti, qu'elle était si pleine les neuf dixièmes du temps qu'elle débordait bel et bien, un peu partout dans cet intérieur de malheur. Et des traces de cette exubérance, sous la forme de fragments mal mâchés de viande, fruits, pain, légumes, noix et pâtisserie, j'en ai souvent trouvé dans des endroits aussi éloignés dans l'espace et d'affectation aussi diverse que le réduit à charbon, le jardin d'hiver, le bar américain, l'oratoire, la cave, le grenier, la laiterie et, révérence parler, les water des domestiques où Mary passait plus de temps qu'un état satisfaisant ou même tolérable de l'appareil digestif ne semblait justifier, à moins qu'il ne faille supposer qu'elle s'enfermait dans cet endroit à la recherche d'un peu d'air pur, de repos et de tranquillité, car femme plus vouée au repos et à la tranquil- lité, je le dis en pesant mes mots, je n'en ai jamais connu, ni personnellement ni par ouï-dire. Mais pour en revenir là où nous l'avons laissée, je la revois comme si c'était hier, affalée dans une sorte de stupeur contre un des murs dont abonde ce lamentable édifice, les longs cheveux gris et gras encadrant dans leur capuce de mèches scrofuleuses une face
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où pâleur, langueur, faim, acné, crasse récente, chagrin immémorial et poils superflus semblent se disputer la palme. Des lambeaux de dentelle durcie s'accrochent à une oreille. Sous le tablier pisseux, copieusement encroûté de bave sé- chée, deux dépressions en entonnoir marquent la place des seins et une bosse conique celle de l'abdomen. Entre d'une part une grande poche ou sacoche, contenant les provisions de la matinée, habilement dissimulée dans la jupe loque- teuse, et de l'autre la bouche de Mary, les mains de Mary courent avec une régularité que je n'hésite pas à comparer à celle des bielles. A l'instant même où une main enfonce, paume ouverte, entre les mâchoires inlassables la patate, l'oignon, le sandwich ou la tarte, l'autre plonge dans la poche et là agrippe, infailliblement selon l'ordre reçu, la tarte, le sandwich, l'oignon ou la patate. Et l'une, descen- dant pour se remplir, croise l'autre qui remonte pour se
vider, à un point équidistant de leurs points de départ, ou d'arrivée. Et à part les bras qui volent, les mâchoires qui broyent, la gorge qui engloutit, pas un muscle de Mary ne bouge, et tout là-haut la face comme perdue dans un rêve, ce qui peut vous paraître étrange, à vous, Jane, mais, Jane, croyez-m'en, je n'invente rien. Maintenant pour ce qui est des membres inférieurs, hem, de Mary, dont à ma connais- sance il n'a pas encore été question, eh bien, croyez-moi si vous voulez, hiver et été. . . Hiver et été. Et ainsi de suite.
Eté! Quand je serai mourant, Monsieur Watt, derrière le paravent rouge, vous savez, c'est peut-être ce mot qui se fera entendre, été, et les mots pour les choses d'été. Non qu'elles m'aient été spécialement chères. Mais d'aucuns appellent le prêtre et d'autres les longs jours où le soleil était un fardeau. C'était l'été quand j'ai échoué ici. Et main- tenant je vais finir et vous n'entendrez plus ma voix, à moins que nous nous retrouvions ailleurs, ce qui vu l'état probable de notre santé est peu probable. Oui, je vais me lever, non, je ne suis pas assis, je vais m'en aller, tel que
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vous me voyez, dans les vêtements où me voici debout devant vous, si on peut appeler ça debout, sans seulement une brosse à dents dans ma poche pour me brosser la dent, matin et soir, ni un sou dans ma poche pour me payer une brioche contre le soleil de midi, sans espoir, ni ami, ni projet, ni perspective, ni chapeau sur ma tête à enlever devant ces messieurs-dames au grand cœur, et suivre l'allée tant bien que mal jusqu'au portail, pour la dernière fois, dans la grisaille de l'aube, et déboucher - adieu! - sur le dur chemin et de là - hop! - sur le dur trottoir, et ainsi m'en aller, de mon pas le moins mauvais un deux du moins mal que je pourrai, frôlant de ma joue la haie poussiéreuse de troênes mal taillés, toujours plus loin, plus brûlant, plus faible, jusqu'à ce que quelqu'un prenne pitié de moi, ou
que Dieu ait compassion de moi, ou encore mieux les deux, ou à défaut que je tombe en pleine course et ne puisse me relever et sois appréhendé noir de mouches par un bleu gardien de l'ordre, vous laissant ici à ma place avec devant vous tout ce que j'ai derrière moi et tout ce que j'ai devant moi - ha! - tout ce que j'ai devant moi. C'était l'été. II y avait trois hommes dans la maison : le maître que nous appelons Monsieur Knott, comme vous le savez; un servi- teur ancien nommé Vincent, je crois bien; et un serviteur moins ancien, entendre seulement d'acquisition plus récente, nommé Walter si je ne me trompe. Le premier est ici, dans son lit, ou tout au moins dans sa chambre. Mais le second, je veux dire Vincent, n'est plus ici, et la raison de cela est
ceci, que lorsque moi je suis venu il est parti. Mais le troi- sième, je veux dire Walter, n'est plus ici non plus, et la raison de cela est ceci, que lorsque Erskine est venu il est parti, tout comme Vincent est parti quand moi je suis venu. Et moi, je veux dire Arsene, je ne suis plus ici non plus, et la raison de cela est ceci, que lorsque vous êtes venu moi je suis parti, tout comme lorsque moi je suis venu Vincent est parti et que Walter est parti quand Erskine est venu.
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Mais Erskine, je veux dire l'avant-dernier à venir et le prochain à partir, Erskine est toujours ici, endormi et loin de se douter de ce que le nouveau jour lui réserve, je veux dire sa montée en grade et un visage nouveau et la fin en vue. Mais un autre soir va venir et le ciel se vider de
sa lumière et la terre de ses couleurs et la porte s'ouvrir sur le vent ou la pluie ou le grésil ou la grêle ou la neige ou la boue ou la tempête ou les tièdes senteurs du calme été ou le calme de la glace ou la terre qui se réveille ou la moisson sans un souffle ou la chute des feuilles dans le noir chacune de sa hauteur à elle vers la terre où elle touche seule, jamais deux feuilles en même temps, puis la course à ras la terre, brève débandade dans le noir, les noires, les rousses, les jaunes, les grises, pour finir ensemble en tas, ici un tas et là un tas, n'ayant plus qu'à être foulées par les joyeuses bandes de garçons et filles revenant de l'école et déjà tout aux joies à venir de la Toussaint et des Trépassés etdelaNoëletduNouvelAn- ha! - joyeuxgarçonset filles tout aux joies du joyeux Nouvel An, et plus qu'à être chargées dans de vieilles brouettes pour au printemps suivant servir de fumier aux pauvres, et un homme venir, prompt à fermer la porte derrière lui, et Erskine partir. Et une autre nuit va tomber et un autre homme venir et Watt partir, Watt tout frais venu, car la venue est dans l'ombre du départ et le départ est dans l'ombre de la venue, voilà l'ennui. Mais il y a celui qui ne vient ni ne part, je parle bien sûr de mon ancien employeur, mais qui semble fixé à sa place, du moins jusqu'à nouvel ordre, comme le chêne, l'orme, le hêtre ou le frêne, et nous nichons un instant dans ses branches. Et cependant il a dû y avoir une époque où il est venu, com- ment serait-il là sinon, et je suppose que tôt ou tard il en viendra une autre où il devra partir, aussi invraisemblable que ça doive paraître à qui le voit aujourd'hui. Mais les apparences sont souvent trompeuses, comme disait ma pau- vre vieille mère, en poussant un soupir, à mon pauvre vieux
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père (car je ne suis pas illégitime), et cela en ma présence (car ils ne se gênaient pas devant moi), sentiment auquel j'entends encore mon pauvre vieux père, avec un soupir, assentir en disant, Dieu merci, opinion à laquelle sur un ton qui me hante encore ma pauvre vieille mère acquiesçait en soupirant, Amen. Ou y a-t-il une venue qui ne vienne nulle part, un départ qui ne parte de nulle part, une ombre qui ne soit pas l'ombre du but à atteindre, ou non? Car quelle est cette ombre du départ dans laquelle nous venons, cette ombre de la venue dans laquelle nous partons, cette ombre de la venue et du départ dans laquelle nous attendons, sinon l'ombre du but à atteindre, d'un but qui tout en bour-
geonnant se fane et qui bourgeonne tout en se fanant et dont les fleurs ne sont que des bourgeons fanés? Je cause bien, n'est-ce pas, pour un homme dans ma situation. Et quelle est cette venue qui ne fut pas notre venue et ce séjour qui n'est pas notre séjour et ce départ qui ne sera pas notre départ sinon une venue, un séjour et un départ sans l'om- bre d'un but? Et si maintenant je peux sembler partir sans but il n'en est pourtant rien, pas plus que je ne suis pas venu sans but alors, car je pars maintenant avec mon but comme avec lui alors je suis venu à ceci près qu'alors il était vivant et que maintenant il est mort, ce qu'on pourrait appeler n'est-ce pas ce que sauf erreur les Français appellent bonnet
blanc et blanc bonnet. Ou est-ce que je les confonds avec les Belges? Mais pour en revenir à Vincent et à Walter, ils étaient à peu près comme vous, même hauteur, même largeur, même profondeur, c'est-à-dire des hommes grands et ossus, miteux et piteux, hagards et cagneux, aux dents pourries et au gros nez rouge, effet à les en croire de trop de solitude, tout comme moi je suis à peu près comme Erskine et Erskine à peu près comme moi, c'est-à-dire des hommes petits et gras, miteux et piteux, graisseux et bancals, au gros petit ventre pointant en avant et au gros petit cul pointant en arrière à l'avenant. Car si l'on chuchote que
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Monsieur Knott préférerait n'avoir rigoureusement personne autour de lui, pour s'occuper de lui, étant obligé cependant d'avoir rigoureusement quelqu'un autour de lui, pour s'oc- cuper de lui, étant tout à fait incapable de s'occuper de lui-même, alors on laisse entendre que ce qu'il préfère c'est le nombre minimum d'hommes petits et gras, miteux et piteux, graisseux et bancals, au ventre et au derrière re- bondis, autour de' lui, pour s'occuper de lui, ou, à défaut, le moins possible d'hommes grands et ossus, miteux et piteux, hagards et cagneux, aux dents pourries et au gros nez rouge,
autour de lui, pour prendre soin de lui, quoiqu'il n'en man- que pas pour insinuer qu'à défaut des uns et des autres il se contenterait sans peine d'hommes d'un tout autre type, d'une tout autre allure, autour de lui, aussi différents physi- quement de vous et de Vincent et de Walter que d'Erskine et de moi, si cela peut se concevoir, pour s'affairer autour de lui, à la seule condition qu'ils soient miteux et piteux et peu nombreux, car vers tout ce qui est miteux et piteux et peu nombreux il penche visiblement, dans la mesure où l'on peut le voir pencher vers quoi que ce soit, encore que j'aie entendu affirmer avec assurance que s'il ne pouvait
avoir le miteux, le piteux et le peu nombreux il s'en passe- rait avec joie, autour de lui, pour veiller sur lui. Mais qu'à aucun moment il n'ait eu d'autres hommes que d'une part des hommes grands et ossus, miteux et piteux, hagards et cagneux, aux dents pourries et au gros nez rouge comme vous et d'autre part des hommes petits et gras, miteux et piteux, graisseux et bancals, au ventre et au derrière rebondis comme moi, autour de lui, pour s'inquiéter de lui, semble certain, à moins qu'il n'y ait de cela si longtemps que leur trace s'est perdue à jamais. Car Vincent et Walter n'étaient
pas les premiers, hé non, mais avant eux il y avait Vincent et un autre dont j'oublie le nom, et avant eux il y avait cet autre dont j'oublie le nom et un autre dont j'oublie le nom aussi, et avant eux il y avait cet autre dont j'oublie le nom aussi
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et un autre dont je n'ai jamais su le nom, et avant eux il y avait cet autre dont je n'ai jamais su le nom et un autre dont Walter ne se rappelait pas le nom, et avant eux il y avait cet autre dont Walter ne se rappelait pas le nom et un autre dont Walter ne se rappelait pas le nom non plus, et avant eux il y avait cet autre dont Walter ne se rappelait pas le nom non plus et un autre dont Walter n'a jamais su le nom, et avant eux il y avait cet autre dont Walter n'a jamais su le nom et un autre dont même Vincent ne pouvait se remémorer le nom, et avant eux il y avait cet autre dont même Vincent ne pouvait se remémorer le nom et un autre dont même Vincent ne pouvait se remémorer le nom non plus, et avant eux il y avait cet autre dont même Vincent ne pouvait se remémorer le nom non plus et un autre dont même Vincent n'a jamais su le nom, et ainsi de suite, jus- qu'à ce que toute trace se soit perdue, en raison de la brièveté de la mémoire humaine, l'un évinçant toujours l'autre, si l'on peut parler d'évincer, tout comme vous vous m'avez évincé moi, et Erskine Walter, et moi Vincent, et Walter cet autre dont j'oublie le nom, et Vincent cet autre dont j'oublie le nom aussi, et cet autre dont j'oublie le nom cet autre dont je n'ai jamais su le nom, et cet autre dont j'oublie le nom aussi cet autre dont Walter ne se rappelait pas le nom, et cet autre dont je n'ai jamais su le nom cet autre dont Walter ne se rappelait pas le nom non plus, et cet autre dont Walter ne se rappelait pas le nom cet autre dont Walter n'a jamais su le nom, et cet autre dont Walter ne se rappelait pas le nom non plus cet autre dont même Vincent ne pouvait se remémorer le nom, et cet autre dont Walter n'a jamais su le nom cet autre dont même Vincent ne pouvait se remémorer le nom non plus, 'et cet autre dont même Vincent ne pouvait se remémorer le nom cet autre dont même Vincent n'a jamais su le nom, et ainsi de suite, jusqu'à ce que toute trace se soit perdue, à cause de la vanité des espérances humaines. Mais que tous ceux dont toute
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trace ne s'est pas perdue, même si leurs noms sont oubliés, aient été sinon grands et ossus, miteux et piteux, hagards et cagneux, aux dents pourries et au gros nez rouge, tout au moins petits et gras, miteux et piteux, graisseux et bancals, au ventre et au derrière rebondis, semble certain, pour peu qu'on puisse se fier à la tradition orale telle que de bouche en bouche elle passe d'une fugace génération à la suivante ou, comme c'est le cas le plus souvent, à la sursuivante. Ce qui, sans démontrer de façon incontestable que de tous ceux dont toute trace ne s'est pas perdue pas un seul n'était fait autrement que nous, tend néanmoins à étayer l'hypothèse si souvent émise que chez Monsieur Knott il y a quelque chose qui attire vers lui, pour être autour de lui, et prendre soin de lui, deux types d'homme et deux seuls, d'une part le type grand et ossu, miteux et piteux, hagard et cagneux, aux dents pourries et au gros nez rouge, et d'autre part le type petit et gras, miteux et piteux, graisseux et bancal, au
gros petit cul et au gros petit ventre pointant en sens oppo- sés, ou alternativement qu'il y a chez ces deux types d'homo mes quelque chose qui les pousse vers Monsieur Knott, pour être autour de lui et veiller sur lui, encore que cela dit il ne soit pas exclu, s'il nous était donné de pouvoir examiner le squelette de l'un de ceux dont non seulement le nom mais toute trace s'est perdue, de celui par exemple dont même cet autre dont même Vincent (si c'était bien son nom) n'a jamais su le nom n'a jamais su le nom, que nous nous trouvions devant un tout autre type d'individu, ni grand ni petit, ni ossu ni gras, ni miteux ni piteux, ni hagard ni graisseux, ni cagneux ni bancal, ni aux dents pourries ni au gros petit ventre, ni au gros nez rouge ni au gros petit cul, tout à fait tout à fait possible sinon tout à fait tout à fait probable. Maintenant tout en ayant su depuis le départ que je n'aurais pas le temps de creuser ces questions aussi profond que je l'aurais voulu, ou qu'elles le méritent, il m'a semblé toutefois, peut-être à tort, qu'il allait de mon
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devoir de les évoquer, ne serait-ce que pour vous faire bien comprendre qu'autour de Monsieur Knott, attentifs à ses besoins, si en parlant de Monsieur Knott on peut parler de besoins, il s'est toujours trouvé deux hommes et pour autant que nous sachions jamais plus et jamais moins, et que de ces deux hommes il n'est pas toujours nécessaire, pour autant que nous puissions juger, que l'un soit ossu et ainsi de suite, et l'autre gras et ainsi de suite, comme c'est mainte- nant le cas avec vous et Arsène, pardon, avec vous et Erskine, mais que tous les deux peuvent être ossus et ainsi de suite, comme c'était le cas avec Vincent et Walter, et que tous les deux peuvent être gras et ainsi de suite, comme c'était le cas avec Erskine et moi, mais qu'il est nécessaire, pour autant que nous soyons renseignés, que de ces deux hommes qui inlassables d'assiduité autour de Monsieur Knott sans fin gravitent, l'un ou l'autre ou tous les deux soient ou bien ossus et la suite ou bien gras et la suite, encore que la possibilité ne soit pas exclue, s'il nous était donné de pouvoir remonter le cours du temps pur aussi facilement
que celui du pur espace, que nous nous trouvions devant deux ou moins de deux ou même plus de deux hommes ou femmes ou hommes et femmes aussi peu ossus et ainsi de suite que gras et ainsi de suite qui autour de Monsieur Knott gravitent sans fin infatigables d'amour. Maintenant creuser cette question aussi à fond et aussi longuement et aussi exhaustivement que je le voudrais, ou qu'elle le mérite, est malheureusement hors de question. Non que l'espace
fasse défaut, car l'espace ne fait pas défaut. Non que le temps fasse faute, car le temps ne fait pas faute. Mais j'entends un petit vent qui va et vient, va et vient, dehors, dans les buissons, et dans le poulailler le coq inquiet remue dans son sommeil. Et je pense en avoir assez dit pour allumer dans votre esprit cette chandelle qui jamais plus ne sera mouchée, ou seulement avec le plus grand mal, tout comme Vincent l'a fait pour moi, et Walter pour Erskine, et comme
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vous le ferez peut-être pour un autre, encore que ce ne soit pas certain, à en croire votre dégaine. Non que je vous aie dit tout ce que je sais, loin de là, étant maintenant un homme bienveillant, et qui plus est de bonne volonté, et indulgent envers les rêves de l'âge mûr, qui étaient mes rêves, tout comme Vincent ne m'a pas tout dit à moi, ni Walter à Erskine, ni les autres aux autres, car ici nous semblons tous finir en hommes bienveillants, et de bonne volonté, et indulgents envers les rêves de l'âge mûr, qui étaient nos rêves, quelles que soient les brèves paroles qui de temps en temps nous échappent voire expressions en- tières frappées au coin de l'amertume et même - j'en rougis - blasphématoires, et peut-être aussi parce que ce que nous savons relève en grande partie de l'inexprimable ou ineffable, si bien que toute tentative pour l'exprimer ou pour l'effer est vouée à l'échec, vouée vouée à l'échec. Moi- même, tout en flânant tout seul dans ce ravissant jardin, à la faveur d'un répit durement gagné, je me suis acharné à
vouloir formuler cette délicieuse - ha ! - et j'ajoute tout inutile sagesse si chèrement acquise et dont je suis des pieds jusqu'à la tête pour ainsi dire imprégné, au point de ne plus pouvoir manger, ni boire, ni aspirer, ni expirer, ni faire mon caca, sinon plus sagacement qu'avant, comme Thésée baisant Ariane, ou Ariane Thésée, sur la bouche, vers la fin, sur le rivage, et m'y suis acharné en vain, malgré les beautés de la scène, tonnelle et gazon, charmille et clairière, soleil et ombre, et la joie d'être parmi eux, errant au gré de ma paresse, par ci par là, avec une sagacité nonpareille. Mais ce que j'ai pu dire, au moins en partie, je pense l'avoir dit, et aussi loin qu'il était en mon pouvoir de vous conduire, étant donné les circonstances, je pense vous avoir conduit, toutes choses considérées. Et maintenant pendant quelque temps, sur le chemin qui nous sépare, Erskine sera à vos côtés, pour vous servir de guide, après quoi vous cheminerez seul, ou sous la seule escorte d'ombres, et je pense que ce sera là, si votre
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expérience ressemble tant soit peu à la mienne, la meîlleure partie du trajet, ou du moins la moins ennuyeuse, même si la lumière baisse vite et que le sol se fasse loin où les pieds trébuchent. Maintenant pour ce que j'ai dit bien et pour ce que j'ai dit mal et pour ce que je n'ai pas dit je vous demande pardon. Et pour ce que j'ai fait bien et pour ce que j'ai fait mal et pour ce que j'ai négligé de faire je vous demande aussi pardon. Et je vous demande de penser toujours à moi - putains de boutons! - dans un esprit de pardon comme vous désireriez qu'on pense à vous, quoique pour ma part évidemment ça me soit tout à fait égal qu'on pense à moi dans un esprit de pardon, ou de rancœur, ou pas du tout. Bonne nuit.
Mais il était à peine parti qu'il réapparut, devant Watt. Il se tenait de biais sur le seuil de la cuisine, les yeux sur Watt, et Watt voyait derrière lui la porte de la maison ouverte et les buissons sombres et loin au-dessus quelque chose qui lui semblait être déjà le jour nouveau. Et comme Watt fixait son regard sur ce qui lui semblait être déjà le jour nouveau, l'homme de biais les yeux sur lui sur le seuil de la cuisine devint deux hommes de biais les yeux sur lui sur deux seuils de cuisine. Mais Watt attrapa son chapeau et le tint devant la lampe afin de mieux juger si ce qu'il voyait, par la porte de la maison, était réellement déjà le jour nouveau, ou si cela ne l'était pas. Mais comme il regardait cela s'effaça, pas brusquement, non, et pas douce- ment non plus, mais fut comme par une main ferme calme- ment oblitéré. Alors Watt ne sut plus que penser. Se tournant donc vers la lampe il l'attira à lui, et baissa la mèche, et souffla dans le verre, jusqu'à l'éteindre tout à
fait. Mais cela non plus ne l'avança en rien. Car si c'était vraiment déjà le jour nouveau, en quelque bas et lointain quartier du ciel, ce n'était pas déjà le jour nouveau dans la cuisine. Mais cela viendrait, Watt savait que cela vien- drait, avec de la patience cela viendrait, peu à peu, que cela
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lui plaise ou non, par-dessus le mur de la courette, et à travers la fenêtre, d'abord le gris, puis une à une les teintes plus vives, jusqu'à ce que vers neuf heures tout l'or et le blanc et le bleu inondent la cuisine, toute la pure lumière du jour nouveau, du jour nouveau enfin, du jour sans pré- cédent enfin.
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II
Monsieur Knott était un bon maître, en un sens.
Watt n'avait pas directement affaire à Monsieur Knott, à cette époque. Non que Watt dût jamais avoir directement affaire à Monsieur Knott, loin de là. Mais il pensait, à cette époque, que le temps viendrait où il aurait direc- tement affaire à Monsieur Knott, au premier étage. Oui, il pensait que ce temps viendrait pour lui, comme il pen· sait qu'il venait de finir pour Arsène, et pour Erskine de commencer.
Pour le moment tout le travail de Watt était au rez-de- chaussée. Même les immondices du premier étage qu'il devait vider, c'est Erskine qui les descendait, chaque matin, dans un seau. Les immondices du premier étage auraient pu être vidées tout aussi commodément, sinon plus commodément, et le seau rincé, au premier étage, mais elles ne l'étaient jamais, pour des raisons inconnues. Il est vrai que Watt avait pour consigne de vider ces im- mondices, non pas comme il est normal de vider les immon- dices, non, mais dans le jardin, avant le lever du soleil, ou après son coucher, sur les violettes au temps des violettes, et sur les pensées au temps des pensées, et sur les roses à l'instant des roses, et sur le céleri au temps du céleri, et sur les choux-marins au temps des choux-marins, et dans la serre à tomates sur les tomates à l'aurore des tomates, et ainsi de suite, toujours dans le jardin, dans le jardin d'agrément, et dans le jardin potager, et dans le jardin verger, sur quelque tendre plantelette assoiffée au moment
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de son plus grand besoin, sauf évidemment par temps de gel, ou quand la neige recouvrait la terre, ou quand les eaux recouvraient la terre. Dans ces cas-là il avait pour consigne de vider les immondices sur le fumier.
Mais Watt n'était pas assez bête pour y voir la vraie rai- son pour laquelIe les immondices de Monsieur Knott n'étaient pas vidées ni vu ni connu au premier étage comme si facilement elIes l'auraient pu être. C'était là seulement la raison proposée à l'entendement.
Chose remarquable, il n'existait aucune consigne sem- blable touchant les immondices du deuxième étage, c'est- à-dire les immondices d'Erskine et les immondices de Watt lesquelIes, une fois descendues, celles de Watt par Watt, celIes d'Erskine par Erskine, étaient à la disposition de Watt pour en faire ce que bon lui semblait. On lui don- nait néanmoins à entendre que leur mixion avec celIes du premier étage, sinon formelIement interdite, n'en était pas moins à déconseiIIer.
Ainsi Watt voyait peu Monsieur Knott. Car Monsieur Knott ne se voyait guère au rez-de-chaussée, où il ne fai- sait que prendre ses repas, dans la salIe à manger, ou que passer, pour se rendre au jardin, ou pour en revenir. Et Watt ne se voyait guère au premier étage, qu'il ne faisait que traverser le matin, en descendant pour commencer sa jour- née, et puis de nouveau le soir, en remontant pour commen- cer sa nuit.
Même dans la salIe à manger Watt ne voyait pas Mon- sieur Knott, tout en étant responsable de la salle à manger et du service des repas que Monsieur Knott y prenait. Les raisons de cela apparaîtront peut-être quand il faudra trai- ter de cette chose complexe et délicate, la nourriture de Monsieur Knott.
De là à conclure que Watt ne voyait jamais Monsieur Knott à cette époque, non, car il le voyait, cela va sans dire. Il le voyait de temps en temps, au rez-de-chaussée, quand
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il quittait ses quartiers du premier étage pour se rendre au jardin et similairement quand il quittait le jardin pour remonter à ses quartiers, et il le voyait également dans le jardin lui-même. Mais ces rares apparitions de Monsieur Knott, et l'étrange effet qu'elles avaient sur Watt, seront décrits plus amplement, s'il plaît à Dieu, en une autre occasion.
Rares étaient ceux qui passaient. Des commerçants, bien sûr, et des mendiants, et des camelots. Le facteur, homme charmant, de son vrai nom Severn, grand danseur devant l'Eternel et amateur de lévriers, ne passait que rarement. Mais il passait quelquefois, toujours le soir, de son pas vif et léger, son chien à ses côtés, porteur d'une facture, ou d'une supplique.
Le téléphone ne sonnait que rarement et toujours pour quelque affaire triviale ayant trait au sanitaire, ou à la toiture, ou au ravitaillement, qu'Erskine pouvait régler, et même Watt, sans déranger leur maître.
Monsieur Knott ne voyait personne, ne recevait de nou- velles de personne, pour autant que Watt pût en juger. Mais Watt n'était pas assez bête pour en tirer la moindre conclusion.
Mais ces fugitives confirmations de la maison de Monsieur Knott, comme des gouttelettes jaillies de l'écume extérieure, et faute desquelles elle aurait eu du mal à subsister, feront l'objet plus tard - espérons-le - d'une étude plus détail- lée, et la façon dont certaines avaient de l'importance pour Watt, et d'autres aucune. En particulier l'apparition du jardinier, un Monsieur Graves, à la porte de derrière, deux et même trois fois par jour, appelle un examen approfondi ayant à vrai dire peu de chances de projeter la moindre lumière sur Monsieur Knott, ou sur Watt, ou sur Monsieur Graves.
Mais même là où il n'y avait aucune lumière pour Watt, où il n'yen a aucune pour son porte-parole, il peut y en
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avoir pour d'autres. Ou y avait-il peut-être de la lumière pour Watt, projetée sur Monsieur Knott, projetée sur Watt, par des rapports tels qu'il en avait avec Monsieur Graves, avec la poissonnière, lumière qu'il mettait sous boisseau? Ce n'est pas exclu.
Monsieur Knott ne quittait jamais ses terres, pour autant que Watt pût en juger. Watt tenait pour peu probable que Monsieur Knott pût quitter ses terres sans qu'il en eût connaissance. Mais il ne rejetait pas la possibilité que Mon- sieur Knott pût quitter ses terres sans qu'il en fût averti. Mais l'invraisemblance d'une part que Monsieur Knott quittât ses terres, et d'autre part qu'il pût le faire sam ameuter la population, semblait à Watt très grande.
Une seule fois, pendant la période de service de Watt au rez-de-chaussée, il arriva que le seuil fut franchi par un étranger, ou plutôt par d'autres pieds que ceux de Monsieur Knott, ou d'Erskine, ou de Watt, car qui à la maison de Monsieur Knott pouvait ne pas être étranger, Watt se le demandait, hormis Monsieur Knott lui-même, et son pero sonnel immédiat?
Cette pénétration fugitive eut lieu peu après l'arrivée de Watt. Ayant ouvert la porte, selon son habitude chaque fois qu'il entendait frapper à la porte, il trouva debout sur le seuil, il le comprit plus tard, bras dessus bras dessous, un homme âgé et un homme pas âgé encore. Ce dernier dit:
Nous sommes les Gall, père et fils, et ce n'est pas tout, car nous sommes venus depuis la ville jusqu'ici, pour accorder le piano.
Ils étaient deux et ils se tenaient de cette façon, bras dessus bras dessous, parce que le père était aveugle, comme tant de ses confrères. Car si le père n'avait pas été aveugle, alors il n'aurait pas eu besoin de son fils pour lui tenir le bras, et le guider dans ses tournées, non, mais il aurait laissé son fils libre, afin qu'il puisse vaquer à ses propres affaires. Ainsi raisonnait Watt, quoique rien dans le visage
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du père ne trahit son infirmité, ni dans son mamtien non plus, sinon qu'il s'appuyait sur son fils comme quelqu'un ayant un grand besoin de soutien. Mais boiteux, ou tout simplement fatigué, à cause de son âge avancé, il eût pu en faire autant. Il n'y avait entre les deux aucun air de famille que Watt pût discerner et cependant il se savait en pré- sence d'un père et fils, car ne venait-on pas de le lui dire? Ou ne s'agissait-il que d'un beau-père et beau-fils? Nous sommes les Gall, beau-père et beau-fils, voilà peut-être les mots qu'il aurait fallu prononcer. Mais préférer l'autre for- mule, quoi de plus naturel? Non qu'ils n'eussent très bien pu être un vrai père et fils, loin de là, sans se ressembler le moins du monde.
Quel bonheur pour Monsieur Gall, dit Watt, d'avoir son fils à sa disposition, et quel fils, tout ruisselant de dévoue- ment, et dont la seule présence, alors que de toute évidence il pouvait être en train d'en palper ailleurs, atteste une affliction caractéristique des meilleurs accordeurs et justifie des émoluments plus élevés qu'à l'ordinaire.
Les ayant conduits à la salle de musique, et laissés là, Watt se demanda s'il avait bien fait. Il sentait qu'il avait bien fait, mais n'en était pas sûr. N'aurait-il pas mieux fait peut-être de les envoyer promener? Watt avait le senti- ment que quiconque demandait, avec une si tranquille assu- rance, à être admis dans la maison de Monsieur Knott, et en l'absence de toute consigne formelle s'y opposant, méri- tait d'y être admis.
La salle de musique était une vaste pièce blanche et nue. Le piano se trouvait devant la fenêtre. La tête, et le . cou, de Buxtehude, en plâtre très blanc, ornaient la che- minée. Au mur, à un clou, tel un pluvier, pendait un
ravanastron.
Au bout d'un moment Watt retourna à la salle de musi-
que, avec un plateau de rafraîchissements.
Ce n'était pas Gall le père, mais Gall le fils, qui accordait
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le piano, à la grande surprise de Watt. Gall le père se tenait debout tout seul au milieu de la pièce, occupé qui sait à écouter. Watt n'en conclut pas que Gall le fils était le véritable accordeur, et Gall le père tout simplement un pauvre vieil aveugle engagé pour la circonstance, non. Mais il en conclut plutôt que Gall le père, sentant sa fin proche et désirant passer le flambeau à son fils, se dépêchait de mettre les dernières touches à une initiation hâtive, avant qu'il soit trop tard.
Pendant que tout autour de lui Watt cherchait des yem:: un endroit où poser son plateau, Gall le fils mit un terme à son travail. Il rassembla le coffre de l'instrument, rangea ses outils dans leur sac et se releva.
Les souris sont revenues, dit-il.
Le père ne dit rien. Watt se demanda s'il avait entendu. Il reste neuf étouffoirs, dit le fils, et autant de marteaux. Pas correspondants, j'espère, dit le père.
Une fois, dit le fils.
Le père garda le silence.
Les cordes sont en loques, dit le fils.
Le père gardait toujours le silence.
Le piano est foutu, dit le fils, à mon avis.
L'accordeur aussi, dit le père.
Le pianiste aussi, dit le fils.
Ce fut là peut-être l'incident le plus marquant des débuts
de Watt chez Monsieur Knott.
En un sens il ressemblait à tous les incidents dignes de
remarque proposés à Watt pendant son séjour chez Monsieur Knott et dont un certain nombre seront rapportés ici, tels quels, sans addition, ni soustraction, et en un sens non.
Il leur ressemblait en ce sens qu'il n'était pas fini, une fois révolu, mais continuait à dérouler, dans la tête de Watt, du début à la fin, sans cesse, les jeux complexes de ses lumières et ombres, le passage du silence à la rumeur et de la rumeur au silence, le calme avant le mouvement et
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le calme après, les accélérés et ralentis, les approches et séparations, tous les détails changeants de sa marche et de son ordonnance, suivant l'irrévocable caprice qui en fit ce qu'il fut. Il leur ressemblait par sa promptitude à se faire un contenu purement plastique et à perdre peu à peu, dans le subtil processus de ses lumières, ses rumeurs, ses accents et ses rythmes, toute signification jusqu'à la plus littérale.
Ainsi la scène dans la salle de musique avec les deux Gall cessait très vite de signifier pour Watt un piano qu'on accorde, une obscure relation familiale et professionnelle, un échange de propos plus ou moins intelligibles, et ainsi de suite, à supposer qu'il en ait jamais été ainsi, pour devenir un simple exemple des dialogues corps-lumière, mou- vement-calme, rumeur-silence, et de ces dialogues entre eux- mêmes.
Cette fragilité de la signification immédiate ne lui valait rien, à Watt, car elle l'obligeait à en chercher une autre, une signification quelconque à ce qui s'était passé, à partir d'une suite d'images.
La plus mince, la moins plausible, aurait contenté Watt, qui n'avait pas vu un symbole, ni opéré une interprétation, depuis l'âge de quatorze ou quinze ans, et qui avait vécu, misérablement certes, sa vie d'adulte tout entière au milieu d'apparences impénétrables, tout au moins pour lui. Qui voit la chair avant les os, et qui voit les os avant la chair, et qui ne voit jamais que la chair, et qui ne voit jamais que les os, jamais jamais que les os. Mais quoi que vît Watt, du premier coup d'œil, cela était suffisant pour Watt, avait
toujours été suffisant pour Watt, plus que suffisant pour Watt. Et il n'avait littéralement rien vécu, depuis l'âge de quatorze ou quinze ans, dont rétrospectivement il ne se contentât de dire, Voilà ce qui s'est passé alors. Et il pouvait se rappeler, à vrai dire sans aucun plaisir, mais comme des occasions banales, le moment où son père mort lui apparut dans un bosquet, le pantalon retroussé au-dessus du genou et
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tenant à la main ses chaussures et chaussettes ; ou le moment où cueilli à froid par une voix qui l'exhortait, en des termes particulièrement grossiers, à mettre fin à ses souffrances, il évita d'un cheveu d'être écrasé par un tombereau; ou le moment où seul dans un canot à rames, loin du rivage, il reçut une bouffée de groseiller en fleur; ou le moment où une vieille dame d'excellente famille et fort bien de sa personne, étant amputée bien au-dessus du genou, qu'à trois reprises au moins il avait poursuivi de ses assiduités, dévissa sa jambe de bois et écarta sa béquille. Aucune tendance ici, de la part du pantalon de son père par exemple, à tomber en poussière d'apparences, grises, molles et sans doute fistu- laires, ou des jambes de son père à disparaître dans la farce de leurs accidents, non, mais les jambes et le pantalon de son père, tels vus dans le bosquet alors et par la suite remémorés, demeuraient des jambes et
un pantalon, et non seulement des jambes et un pantalon, mais les jambes et le pantalon de son père, c'est-à-dire tota- lement différents de toutes les jambes et de tous les panta- lons que Watt avait jamais vus, et il en avait vu un grand nombre, aussi bien de jambes que de pantalons, dans sa vie. Tandis que l'incident des Gall au contraire perdit si vite la piètre signification de deux hommes venus accorder un piano, et qui l'accordent, et échangent quelques paroles, comme font les hommes, et puis s'en vont, que cela sem- blait plutôt tiré d'un conte entendu jadis, un instant dans la vie d'un autre, mal raconté, mal écouté et plus qu'à moitié oublié.
Ainsi Watt ne savait pas ce qui s'était passé. Il se moquait, rendons-lui cette justice, de ce qui s'était passé. Mais il ressen- tait le besoin de penser qu'il s'était passé ceci ou cela, le be- soin de pouvoir dire, quand la scène se remettait à dérouler ses séquences, Ah oui, je me souviens, voilà ce qui s'est passé alors.
Ce besoin ne devait plus quitter Watt, ce besoin pas tou-
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jours satisfait, pendant la plus grande partie de son séjour chez Monsieur Knott. Car l'incident des Gall père et fils fut suivi par d'autres semblables, c'est-à-dire des incidents brillants de clarté formelle et au contenu impénétrable.
Le séjour de Watt dans la maison de Monsieur Knott était pour cette raison moins agréable qu'il ne l'aurait été si de tels incidents avaient été inconnus, ou accusés par Watt avec moins d'anxiété, c'est-à-dire si la maison de Monsieur Knott avait été une autre maison, ou Watt un autre homme. Car hors la maison de Monsieur Knott, et bien sûr ses terres, de tels incidents étaient inconnus, du moins Watt le supposait. Et Watt ne pouvait les accepter pour ce qu'ils étaient peut-être, les simples jeux que le temps joue avec l'espace, tantôt avec ces jouets-ci et tantôt avec ceux-là, mais était obligé, en raison de son caractère un peu spécial, de rechercher ce qu'ils signifiaient, oh non pas ce qu'ils signifiaient réellement, son caractère n'était pas spé- cial à ce point-là, mais seulement ce qu'ils pouvaient être amenés à signifier avec un peu de patience, un peu d'ingé- niosité.
Mais quelle était cette quête d'une signification, dans cette indifférence envers la signification? Et que signifiait- elle? Ce sont là des questions délicates. Car lorsque Watt parla enfin de cette époque elle était déjà depuis longtemps révolue et le souvenir qu'il en gardait était sans doute, dans un sens, moins net qu'il n'aurait voulu, tout en étant, dans un autre, trop vivace à son gré. Ajoutez la difficulté notoire qu'il y a à rattraper, à volonté, des modes de senti- ment propres à une certaine époque, et à un certain endroit, et peut-être aussi à un certain état de santé, une fois l'époque révolue, et l'endroit évacué, et le corps aux prises avec de tout autres démons. Ajoutez l'obscurité des communications de Watt, la rapidité de son débit et ses excentricités de syntaxe, voir plus loin. Ajoutez les conditions matérielles dans lesquelles les communications furent faites. Ajoutez le
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peu d'aptitude à recevoir de celui à qui elles furent propo- sées. Ajoutez le peu d'aptitude à restituer de celui à qui elles furent confiées. Et on aura peut-être une faible idée des difficultés éprouvées à formuler, non seulement des questions comme celle qui vient d'être évoquée, mais le corps entier de l'expérience de Watt, depuis le moment de son arrivée chez Monsieur Knott jusqu'au moment de son départ.
Mais avant de passer des Gall père et fils à des questions moins litigieuses, ou moins ennuyeusement litigieuses, il semble souhaitable que soit dit le peu qu'on sait, à ce sujet. Car l'incident des Gall père et fils était le premier d'une série, pour ne pas dire l'original. Et du peu qu'on en sait on n'a pas encore tout dit. On en a dit beaucoup, mais pas encore tout.
Non qu'il reste beaucoup de choses à dire au sujet des Gall père et fils, loin de là. Car il ne reste plus que trois ou quatre choses à dire, à ce propos. Et c'est vraiment peu de chose, trois ou quatre choses, quand on songe à toutes les choses qui auraient pu être sues, à ce sujet, et dites, et qui maintenant ne le seront jamais.
