Est-ce que
vous êtes certain qu'on comptait sur elle?
vous êtes certain qu'on comptait sur elle?
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
Vous comprenez, il faut éviter les gaffes
quand nous donnons une fête qui doit être digne de Vinteuil, de son
génial interprète, de vous, et, j'ose le dire, de moi. Vous auriez
invité La Molé que tout était raté. C'était la petite goutte
contraire, neutralisante, qui rend une potion sans vertu.
L'électricité se serait éteinte, les petits fours ne seraient pas
arrivés à temps, l'orangeade aurait donné la colique à tout le
monde. C'était la personne à ne pas avoir. À son nom seul, comme dans
une féérie, aucun son ne serait sorti des cuivres; la flûte et le
hautbois auraient été pris d'une extinction de voix subite. Morel
lui-même, même s'il était parvenu à donner quelques sons, n'aurait
plus été en mesure et au lieu du Septuor de Vinteuil, vous auriez eu
sa parodie par Beckmesser, finissant au milieu des huées. Moi qui crois
beaucoup à l'influence des personnes, j'ai très bien senti dans
l'épanouissement de certain largo, qui s'ouvrait jusqu'au fond comme
une fleur, dans le surcroît de satisfaction du finale, qui n'était pas
seulement allègre mais incomparablement allègre, que l'absence de la
Molé inspirait les musiciens et dilatait de joie jusqu'aux instruments
de musique eux-mêmes. D'ailleurs le jour où on reçoit les souverains
on n'invite pas sa concierge. » En l'appelant la Molé, (comme il disait
d'ailleurs très sympathiquement la Duras), M. de Charlus lui faisait
justice. Car toutes ces femmes étaient des actrices du monde et il est
vrai aussi que, même en considérant ce point de vue, la Comtesse Molé
n'était pas égale à l'extraordinaire réputation d'intelligence qu'on
lui faisait, ce qui donnait à penser à ces acteurs ou à ces
romanciers médiocres qui, à certaines époques, ont une situation de
génies, soit à cause de la médiocrité de leurs confrères, parmi
lesquels aucun artiste supérieur n'est capable de montrer ce qu'est le
vrai talent, soit à cause de la médiocrité du public, qui,
existât-il une individualité extraordinaire, serait incapable de la
comprendre. Dans le cas de Mme Molé il est préférable, sinon
entièrement exact, de s'arrêter à cette première explication. Le
monde étant le royaume du néant, il n'y a entre les mérites des
différentes femmes du monde que des degrés insignifiants, qui peuvent
seulement follement majorer les rancunes ou l'imagination de M. de
Charlus. Et certes, s'il parlait comme il venait de le faire dans ce
langage qui était un ambigu précieux des choses de l'art et du monde,
c'est parce que ses colères de vieille femme et sa culture de mondain
ne fournissaient à l'éloquence véritable qui était la sienne que des
thèmes insignifiants. Le monde des différences n'existant pas à la
surface de la terre, parmi tous les pays que notre perception
uniformise, à plus forte raison n'existe-t-il pas dans le «monde».
Existe-t-il d'ailleurs quelque part? Le septuor de Vinteuil avait
semblé me dire que oui. Mais où? Comme M. de Charlus aimait aussi à
répéter de l'un à l'autre, cherchant à brouiller, à diviser pour
régner, il ajouta: «Vous avez, en ne l'invitant pas, enlevé à Mme
Molé l'occasion de dire: «Je ne sais pas pourquoi cette Mme Verdurin
m'a invitée. Je ne sais pas ce que c'est que ces gens-là, je ne les
connais pas. » Elle a déjà dit l'an passé que vous la fatiguiez de
vos avances. C'est une sotte, ne l'invitez plus. En somme elle n'est pas
une personne si extraordinaire. Elle peut bien venir chez vous sans
faire d'histoires puisque j'y vais bien. En somme, conclut-il, il me
semble que vous pouvez me remercier, car, tel que ça a marché,
c'était parfait. La Duchesse de Guermantes n'est pas venue, mais on ne
sait pas, c'était peut-être mieux ainsi. Nous ne lui en voudrons pas
et nous penserons tout de même à elle pour une autre fois, d'ailleurs
on ne peut pas ne pas se souvenir d'elle, ses yeux même nous disent: ne
m'oubliez pas, puisque ce sont deux myosotis» (et je pensais à part
moi combien il fallait que l'esprit des Guermantes,--la décision
d'aller ici et pas là--fut fort pour l'avoir emporté chez la Duchesse
sur la crainte de Palamède). «Devant une réussite aussi complète, on
est tenté comme Bernardin de Saint-Pierre de voir partout la main de la
Providence. La Duchesse de Duras était enchantée. Elle m'a même
chargé de vous le dire», ajouta M. de Charlus en appuyant sur les mots
comme si Mme Verdurin devait considérer cela comme un honneur
suffisant. Suffisant et même à peine croyable, car il trouva
nécessaire pour être cru de dire: «Parfaitement», emporté par la
démence de ceux que Jupiter veut perdre. «Elle a engagé Morel chez
elle où on redonnera le même programme et je pense même à demander
une invitation pour M. Verdurin». Cette politesse au mari seul était,
sans que M. de Charlus en eût même l'idée, le plus sanglant outrage
pour l'épouse, laquelle se croyant, à l'égard de l'exécutant, en
vertu d'une sorte de décret de Moscou en vigueur dans le petit clan, le
droit de lui interdire de jouer au dehors sans son autorisation
expresse, était bien résolue à interdire sa participation à la
soirée de Mme de Duras.
Rien qu'en parlant avec cette faconde, M. de Charlus irritait Mme
Verdurin qui n'aimait pas qu'on fit bande à part dans leur petit clan.
Que de fois, et déjà à la Raspelière, entendant le Baron parler sans
cesse à Charlie au lieu de se contenter de tenir sa partie dans
l'ensemble si concertant du clan, s'était-elle écriée en montrant le
Baron: «Quelle tapette il a! Quelle tapette! Oh! pour une tapette,
c'est une fameuse tapette! » Mais cette fois c'était bien pis. Enivré
de ses paroles, M. de Charlus ne comprenait pas qu'en raccourcissant le
rôle de Mme Verdurin et en lui fixant d'étroites frontières, il
déchaînait ce sentiment haineux qui n'était chez elle qu'une forme
particulière, une forme sociale de la jalousie. Mme Verdurin aimait
vraiment les habitués, les fidèles du petit clan, elle les voulait
tout à leur patronne. Faisant la part du feu, comme ces jaloux qui
permettent qu'on les trompe mais sous leur toit et même sous leurs
yeux, c'est-à-dire qu'on ne les trompe pas, elle concédait aux hommes
d'avoir une maîtresse, un amant, à condition que tout cela n'eût
aucune conséquence sociale hors de chez elle, se nouât et se
perpétuât à l'abri des mercredis. Tout éclat de rire furtif d'Odette
auprès de Swann lui avait jadis rongé le cœur, depuis quelque temps
tout aparté entre Morel et le Baron; elle trouvait à ses chagrins une
seule consolation qui était de défaire le bonheur des autres. Elle
n'eût pu supporter longtemps celui du Baron. Voici que cet imprudent
précipitait la catastrophe en ayant l'air de restreindre la place de la
Patronne dans son petit clan. Déjà elle voyait Morel allant dans le
monde, sans elle, sous l'égide du Baron. Il n'y avait qu'un remède,
donner à choisir à Morel entre le Baron et elle, et, profitant de
l'ascendant qu'elle avait pris sur Morel en faisant preuve à ses yeux
d'une clairvoyance extraordinaire grâce à des rapports qu'elle se
faisait faire, à des mensonges qu'elle inventait et qu'elle lui servait
les uns et les autres comme corroborant ce qu'il était porté à croire
lui-même, et ce qu'il allait voir à l'évidence, grâce aux panneaux
qu'elle préparait et où les naïfs venaient tomber, profitant de cet
ascendant, la faire choisir elle de préférence au Baron. Quant aux
femmes du monde qui étaient là et qui ne s'étaient même pas fait
présenter, dès qu'elle avait compris leurs hésitations ou leur
sans-gêne, elle avait dit: «Ah! je vois ce que c'est, c'est un genre
de vieilles grues qui ne nous convient pas, elles voient ce salon pour
la dernière fois. » Car elle serait morte plutôt que de dire qu'on
avait été moins aimable avec elle qu'elle n'avait espéré. «Ah! mon
Cher Général», s'écria brusquement M. de Charlus en lâchant Mme
Verdurin parce qu'il apercevait le Général Deltour, secrétaire de la
Présidence de la République, lequel pouvait avoir une grande
importance pour la croix de Charlie, et qui, après avoir demandé un
conseil à Cottard, s'éclipsait rapidement: «bonsoir, cher et charmant
ami. Hé bien c'est comme ça que vous vous tirez des pattes sans me
dire adieu», dit le Baron avec un sourire de bonhomie et de suffisance,
car il savait bien qu'on était toujours content de lui parler un moment
de plus. Et comme dans l'état d'exaltation où il était, il faisait à
lui tout seul sur un ton suraigu les demandes et les réponses: «Eh!
bien, êtes-vous content? N'est-ce pas que c'était bien beau?
L'andante, n'est-ce pas? C'est ce qu'on a jamais écrit de plus
touchant. Je défie de l'écouter jusqu'au bout sans avoir les larmes
aux yeux. Vous êtes charmant d'être venu. Dites-moi, j'ai reçu ce
matin un télégramme parfait de Froberville qui m'annonce que du côté
de la Grande Chancellerie les difficultés sont aplanies, comme
on dit. » La voix de M. de Charlus continuait à s'élever aussi
perçante, aussi différente de la voix habituelle, que celle d'un
avocat qui plaide avec emphase, de son débit ordinaire, phénomène
d'amplification vocale par surexcitation et euphorie nerveuse analogue
à celle qui, dans les dîners qu'elle donnait, montait à un diapason
si élevé la voix comme le regard de Mme de Guermantes. «Je comptais
vous envoyer demain matin un mot par un garde pour vous dire mon
enthousiasme, en attendant que je puisse vous l'exprimer de vive voix,
mais vous étiez si entouré! L'appui de Froberville sera loin d'être
à dédaigner, mais de mon côté, j'ai la promesse du Ministre», dit
le Général. «Ah! parfait. Du reste vous avez vu que c'est bien ce que
mérite un talent pareil. Hoyos était enchanté, je n'ai pas pu voir
l'Ambassadrice, était-elle contente? Qui ne l'aurait pas été,
excepté ceux qui ont des oreilles pour ne pas entendre, ce qui ne fait
rien du moment qu'ils ont des langues pour parler. » Profitant de ce que
le Baron s'était éloigné pour parler au Général, Mme Verdurin fit
signe à Brichot. Celui-ci qui ne savait pas ce que Mme Verdurin allait
lui dire, voulut l'amuser et, sans se douter combien il me faisait
souffrir, dit à la Patronne: «Le Baron est enchanté que Mlle Vinteuil
et son amie ne soient pas venues. Elles le scandalisent énormément. Il
a déclaré que leurs mœurs étaient à faire peur. Vous n'imaginez
comme le Baron est pudibond et sévère sur le chapitre des mœurs. »
Contrairement à l'attente de Brichot, Mme Verdurin ne s'égaya pas:
«Il est immonde, répondit-elle. Proposez lui de venir fumer une
cigarette avec vous, pour que mon mari puisse emmener sa Dulcinée sans
que le Charlus s'en aperçoive et l'éclaire sur l'abîme où il
roule. » Brichot semblait avoir quelques hésitations. «Je vous dirai,
reprit Mme Verdurin pour lever les derniers scrupules de Brichot, que je
ne me sens pas en sûreté avec ça chez moi. Je sais qu'il a eu de
sales histoires et que la police l'a à l'œil. » Et comme elle avait un
certain don d'improvisation quand la malveillance l'inspirait, Mme
Verdurin ne s'arrêta pas là: «Il paraît qu'il a fait de la prison.
Oui, oui, ce sont des personnes très renseignées qui me l'ont dit. Je
sais du reste par quelqu'un qui demeure dans sa rue qu'on n'a pas idée
des bandits qu'il fait venir chez lui. » Et comme Brichot qui allait
souvent chez le Baron protestait, Mme Verdurin s'animant s'écria:
«Mais je vous en réponds! c'est moi qui vous le dis», expression par
laquelle elle cherchait d'habitude à étayer une assertion jetée un
peu au hasard. «Il mourra assassiné un jour ou l'autre, comme tous ses
pareils d'ailleurs. Il n'ira peut-être même pas jusque là parce qu'il
est dans les griffes de ce Jupien qu'il a eu le toupet de m'envoyer et
qui est un ancien forçat, je le sais, vous le savez, oui, de façon
positive. Il tient Charlus par des lettres qui sont quelque chose
d'effrayant, il paraît. Je le sais par quelqu'un qui les a vues et qui
m'a dit: «Vous vous trouveriez mal si vous voyiez cela. » C'est comme
ça que ce Jupien le fait marcher au bâton et lui fait cracher tout
l'argent qu'il veut. J'aimerais mille fois mieux la mort que de vivre
dans la terreur où vit Charlus. En tout cas si la famille de Morel se
décide à porter plainte contre lui, je n'ai pas envie d'être accusée
de complicité. S'il continue ce sera à ses risques et périls, mais
j'aurai fait mon devoir. Qu'est-ce que vous voulez? Ce n'est pas toujours
folichon. » Et déjà agréablement enfiévrée par l'attente de la
conversation que son mari allait avoir avec le violoniste, Mme Verdurin
me dit: «Demandez à Brichot si je ne suis pas une amie courageuse, et
si je ne sais pas me dévouer pour sauver les camarades. » (Elle faisait
allusion aux circonstances dans lesquelles elle l'avait juste à temps
brouillé, avec sa blanchisseuse d'abord, avec Mme de Cambremer ensuite,
brouilles à la suite desquelles Brichot était devenu presque
complètement aveugle et, disait-on, morphinomane). «Une amie
incomparable, perspicace et vaillante», répondit l'universitaire avec
une émotion naïve. «Mme Verdurin m'a empêché de commettre une
grande sottise, me dit Brichot, quand celle-ci se fut éloignée. Elle
n'hésite pas à couper dans le vif. Elle est interventionniste comme
dit notre ami Cottard. J'avoue pourtant que la pensée que le pauvre
baron ignore encore le coup qui va le frapper me fait une grande peine.
Il est complètement fou de ce garçon. Si Mme Verdurin réussit, voilà
un homme qui sera bien malheureux. Du reste il n'est pas certain qu'elle
n'échoue pas. Je crains qu'elle ne réussisse qu'à semer des
mésintelligences entre eux, qui, finalement, sans les séparer,
n'aboutiront qu'à les brouiller avec elle. » C'était ainsi souvent
entre Mme Verdurin et les fidèles. Mais il était visible qu'en elle le
besoin de conserver leur amitié était de plus en plus dominé par
celui que cette amitié ne fût jamais tenue en échec par celle qu'ils
pouvaient avoir les uns pour les autres. L'homosexualité ne lui
déplaisait pas tant qu'elle ne touchait pas à l'orthodoxie, mais comme
l'Église elle préférait tous les sacrifices à une concession sur
l'orthodoxie. Je commençais à craindre que son irritation contre moi
ne vînt de ce qu'elle avait su que j'avais empêché Albertine d'y
aller dans la journée, et qu'elle n'entreprit ultérieurement auprès
d'elle, si cela n'avait déjà commencé, le même travail pour la
séparer de moi que celui que son mari allait, à l'égard de Charlus,
opérer auprès du musicien. «Voyons, allez chercher Charlus, trouvez
un prétexte, il est temps, dit Mme Verdurin et tâchez surtout de ne
pas le laisser revenir avant que je vous fasse chercher. Ah! quelle
soirée, ajouta Mme Verdurin qui dévoila ainsi la vraie raison de sa
rage. Avoir fait jouer ces chefs-d'œuvre devant ces cruches. Je ne
parle pas de la Reine de Naples, elle est intelligente, c'est une femme
agréable (lisez, elle a été très aimable avec moi). Mais les autres.
Ah! c'est à vous rendre enragée. Qu'est-ce que vous voulez, moi je
n'ai plus vingt ans. Quand j'étais jeune, on me disait qu'il fallait
savoir s'ennuyer, je me forçais, mais maintenant, ah! non, c'est plus
fort que moi, j'ai l'âge de faire ce que je veux, la vie est trop
courte; m'ennuyer, fréquenter des imbéciles, feindre, avoir l'air de
les trouver intelligents. Ah! non, je ne peux pas. Allons, voyons,
Brichot, il n'y a pas de temps à perdre. » «J'y vais, Madame, j'y
vais», finit par dire Brichot comme le Général Deltour s'éloignait.
Mais d'abord l'universitaire me prit un petit instant à part: «Le
Devoir moral, me dit-il, est moins clairement impératif que ne
l'enseignent nos Éthiques. Que les cafés théosophiques et les
brasseries Kantiennes en prennent leur parti, nous ignorons
déplorablement la nature du Bien. Moi-même qui, sans nulle vantardise,
ai commenté pour mes élèves, en toute innocence, la philosophie du
prénommé Emmanuel Kant, je ne vois aucune indication précise pour le
cas de casuistique mondaine devant lequel je suis placé, dans cette
critique de la Raison pratique où le grand défroqué du protestantisme
platonisa à la mode de Germanie pour une Allemagne pré-historiquement
sentimentale et aulique, à toutes fins utiles d'un mysticisme
poméranien. C'est encore le «Banquet», mais donné cette fois à
Kœnisberg, à la façon de là-bas, indigeste et assaisonné avec
choucroute et sans gigolos. Il est évident d'une part que je ne puis
refuser à notre excellente hôtesse le léger service qu'elle me
demande, en conformité pleinement orthodoxe avec la morale
traditionnelle. Il faut éviter, avant toute chose, car il n'y en a pas
beaucoup qui fasse dire plus de sottises, de se laisser piper avec des
mots. Mais enfin n'hésitons pas à avouer que si les mères de famille
avaient part au vote, le Baron risquerait d'être lamentablement
blackboulé comme professeur de vertu. C'est malheureusement avec le
tempérament d'un roué qu'il suit sa vocation de pédagogue; remarquez
que je ne dis pas du mal du Baron; ce doux homme qui sait découper un
rôti comme personne, possède avec le génie de l'anathème, des
trésors de bonté. Il peut être amusant comme un pitre supérieur,
alors qu'avec tel de mes confrères, académicien, s'il vous plait, je
m'ennuie, comme dirait Xénophon, à 100 drachmes l'heure. Mais je
crains qu'il n'en dépense à l'égard de Morel un peu plus que la saine
morale ne commande, et sans savoir dans quelle mesure le jeune pénitent
se montre docile ou rebelle aux exercices spéciaux que son catéchiste
lui impose en manière de mortification, il n'est pas besoin d'être
grand clerc pour savoir que nous pécherions, comme dit l'autre, par
mansuétude à l'égard de ce Rose-Croix qui semble nous venir de
Pétrone, après avoir passé par Saint-Simon, si nous lui accordions
les yeux fermés, en bonne et due forme, le permis de sataniser. Et
pourtant, en occupant cet homme pendant que Mme Verdurin, pour le bien
du pécheur et bien justement tentée par une telle cure, va--en parlant
au jeune étourdi sans ambages--lui retirer tout ce qu'il aime, lui
porter peut-être un coup fatal, il me semble que je l'attire comme qui
dirait dans un guet-à-pens et je recule comme devant une manière de
lâcheté. » Ceci dit, il n'hésita pas à la commettre, et le prenant
par le bras: «Allons, Baron, si nous allions fumer une cigarette, ce
jeune homme ne connaît pas encore toutes les merveilles de l'Hôtel. »
Je m'excusai en disant que j'étais obligé de rentrer. «Attendez
encore un instant, dit Brichot. Vous savez que vous devez me ramener et
je n'oublie pas votre promesse. » «Vous ne voulez vraiment pas que je
vous fasse sortir l'argenterie, rien ne serait plus simple, me dit M. de
Charlus. Comme vous me l'avez promis, pas un mot de la question
décoration à Morel. Je veux lui faire la surprise de le lui annoncer
tout à l'heure quand on sera un peu parti, bien qu'il dise que ce n'est
pas important pour un artiste, mais que son oncle le désire (je rougis
car, pensai-je, par mon grand-père les Verdurin savaient qui était
l'oncle de Morel). Alors, vous ne voulez pas que je vous fasse sortir
les plus belles pièces, me dit M. de Charlus. Du reste vous les
connaissez, vous les avez vues dix fois à la Raspelière. Je n'osai pas
lui dire que ce qui eût pu m'intéresser, ce n'était pas le médiocre
d'une argenterie bourgeoise même la plus riche, mais quelque spécimen,
fût-ce seulement sur une belle gravure, de celle de Mme Du Barry.
J'étais beaucoup trop préoccupé--et ne l'eussé-je pas été par
cette révélation relative à la venue de Mlle Vinteuil--toujours, dans
le monde, beaucoup trop distrait et agité pour arrêter mon attention
sur des objets plus ou moins jolis. Elle n'eût pu être fixée que par
l'appel de quelque réalité s'adressant à mon imagination, comme eût
pu le faire ce soir une vue de cette Venise à laquelle j'avais tant
pensé l'après-midi, ou quelque élément général, commun à
plusieurs apparences et plus vrai qu'elles, qui, de lui-même,
éveillait toujours en moi un esprit intérieur et habituellement
ensommeillé, mais dont la remontée à la surface de ma conscience me
donnait une grande joie. Or comme je sortais du salon appelé salle de
théâtre, et traversais avec Brichot et M. de Charlus les autres
salons, en retrouvant transposés au milieu d'autres certains meubles
vus à la Raspelière et auxquels je n'avais prêté aucune attention,
je saisis entre l'arrangement de l'hôtel et celui du château un
certain air de famille, une identité permanente et je compris Brichot
quand il me dit en souriant: «Tenez, voyez-vous ce fond de salon, cela
du moins peut à la rigueur vous donner l'idée de la rue Montalivet, il
y a vingt-cinq ans. » À son sourire, dédié au salon défunt qu'il
revoyait, je compris que ce que Brichot, peut-être sans s'en rendre
compte, préférait dans l'ancien salon, plus que les grandes fenêtres,
plus que la gaie jeunesse des Patrons et de leurs fidèles, c'était
cette partie irréelle (que je dégageais moi-même de quelques
similitudes entre la Raspelière et le Quai Conti) de laquelle dans un
salon comme en toutes choses, la partie extérieure, actuelle,
contrôlable pour tout le monde, n'est que le prolongement, c'était
cette partie devenue purement morale, d'une couleur qui n'existait plus
que pour mon vieil interlocuteur, qu'il ne pouvait pas me faire voir,
cette partie qui s'est détachée du monde extérieur, pour se réfugier
dans notre âme, à qui elle donne une plus-value, où elle s'est
assimilée à sa substance habituelle, s'y muant--maisons détruites,
gens d'autrefois, compotiers de fruits des soupers que nous nous
rappelons--en cet albâtre translucide de nos souvenirs duquel nous
sommes incapables de montrer la couleur qu'il n'y a que nous qui voyons,
ce qui nous permet de dire véridiquement aux autres, au sujet de ces
choses passées, qu'ils n'en peuvent avoir une idée, que cela ne
ressemble pas à ce qu'ils ont vu, et ce qui fait que nous ne pouvons
considérer en nous-même sans une certaine émotion, en songeant que
c'est de l'existence de notre pensée que dépend pour quelque temps
encore leur survie, le reflet des lampes qui se sont éteintes et
l'odeur des charmilles qui ne fleuriront plus. Et sans doute par là le
salon de la rue Montalivet faisait, pour Brichot, tort à la demeure
actuelle des Verdurin. Mais d'autre part il ajoutait à celle-ci, pour
les yeux du professeur, une beauté qu'elle ne pouvait avoir pour un
nouveau venu. Ceux de ses anciens meubles qui avaient été replacés
ici, en même arrangement parfois conservé, et que moi-même je
retrouvais de La Raspelière, intégraient dans le salon actuel des
parties de l'ancien qui, par moments, l'évoquaient jusqu'à
l'hallucination et ensuite semblaient presque irréelles d'évoquer au
sein de la réalité ambiante des fragments d'un monde détruit qu'on
croyait voir ailleurs. Canapé surgi du rêve entre les fauteuils
nouveaux et bien réels, petites chaises revêtues de soie rose, tapis
broché de table à jeu élevé à la dignité de personne depuis que
comme une personne il avait un passé, une mémoire, gardant dans
l'ombre froide du Quai Conti la haie de l'ensoleillement par les
fenêtres de la rue Montalivet, (dont il connaissait l'heure aussi bien
que Mme Verdurin elle-même) et par les baies des portes vitrées de
Doville où on l'avait amené et où il regardait tout le jour au-delà
du jardin fleuri la profonde vallée, en attendant l'heure où Cottard
et le flûtiste feraient ensemble leur partie; bouquet de violettes et
de pensées au pastel, présent d'un grand artiste ami, mort depuis,
seul fragment survivant d'une vie disparue sans laisser de traces,
résumant un grand talent et une longue amitié, rappelant son regard
attentif et doux, sa belle main grasse et triste pendant qu'il peignait;
incohérent et joli désordre des cadeaux de fidèles, qui ont suivi
partout la maîtresse de la maison et ont fini par prendre l'empreinte
et la fixité d'un trait de caractère, d'une ligne de la destinée;
profusion de bouquets de fleurs, de boîtes de chocolat qui
systématisait ici comme là-bas son épanouissement suivant un mode de
floraison identique; interpolation curieuse des objets singuliers et
superflus qui ont encore l'air de sortir de la boîte où ils ont été
offerts et qui restent toute la vie ce qu'ils ont été d'abord, des
cadeaux du Premier Janvier; tous ces objets enfin qu'on ne saurait
isoler des autres, mais qui pour Brichot, vieil habitué des fêtes des
Verdurin, avaient cette patine, ce velouté des choses auxquelles, leur
donnant une sorte de profondeur, vient s'ajouter leur double spirituel;
tout cela éparpillait, faisait chanter devant lui comme autant de
touches sonores qui éveillaient dans son cœur des ressemblances
aimées, des réminiscences confuses qui, à même le salon tout actuel
qu'elles marquetaient çà et là, découpaient, délimitaient, comme
fait par un beau jour un cadre de soleil sectionnant l'atmosphère, les
meubles et les tapis, et la poursuivant d'un coussin à un
porte-bouquets, d'un tabouret au relent d'un parfum, d'un mode
d'éclairage à une prédominance de couleurs, sculptaient, évoquaient,
spiritualisaient, faisaient vivre une forme qui était comme la figure
idéale, immanente à leurs logis successifs, du salon des Verdurin.
«Nous» allons tâcher, me dit Brichot à l'oreille, de mettre le Baron
sur son sujet favori. Il y est prodigieux. » D'une part je désirais
pouvoir tâcher d'obtenir de M. de Charlus les renseignements relatifs
à la venue de Mlle Vinteuil et de son amie. D'autre part, je ne voulais
pas laisser Albertine seule trop longtemps, non qu'elle pût (incertaine
de l'instant de mon retour d'ailleurs à des heures pareilles où une
visite venue pour elle ou bien une sortie d'elle eussent été trop
remarquées) faire un mauvais usage de mon absence) mais pour qu'elle ne
la trouvât pas trop prolongée. Aussi dis-je à Brichot et à M. de
Charlus que je ne les suivais pas pour longtemps. «Venez tout de même,
me dit le Baron, dont l'excitation mondaine commençait à tomber, mais
qui éprouvait ce besoin de prolonger, de faire durer les entretiens,
que j'avais déjà remarqué chez la Duchesse de Guermantes aussi bien
que chez lui, et qui, tout en étant particulier à cette famille,
s'étend, plus généralement à tous ceux qui, n'offrant à leur
intelligence d'autre réalisation que la conversation, c'est-à-dire une
réalisation imparfaite, restent inassouvis même après des heures
passées ensemble et se suspendent de plus en plus avidement à
l'interlocuteur épuisé, dont ils réclament, par erreur, une satiété
que les plaisirs sociaux sont impuissants à donner. «Venez, reprit-il,
n'est-ce pas, voilà le moment agréable des fêtes, le moment où tous
les invités sont partis, l'heure de Doña Sol; espérons que celle-ci
finira moins tristement. Malheureusement vous êtes pressé, pressé
probablement d'aller faire des choses que vous feriez mieux de ne pas
faire. Tout le monde est toujours pressé, et on part au moment où on
devrait arriver. Nous sommes là comme les philosophes de Couture, ce
serait le moment de récapituler la soirée, de faire ce qu'on appelle
en style militaire la critique des opérations. On demanderait à Mme
Verdurin de nous faire apporter un petit souper auquel on aurait soin do
ne pas l'inviter, et on prierait Charlie--toujours Hernani--de jouer
pour nous seuls le sublime adagio, Est-ce assez beau cet adagio! Mais
où est-il le jeune violoniste, je voudrais, pourtant le féliciter,
c'est le moment des attendrissements et des embrassades. Avouez Brichot
qu'ils ont joué comme des Dieux, Morel surtout. Avez-vous remarqué le
moment où la mèche se détache? Ah! bien alors, mon cher, vous n'avez
rien vu. On a eu un _fa dièze_ qui peut faire mourir de jalousie
Enesco, Capet et Thibaut; j'ai beau être très calme, je vous avoue
qu'à une sonorité pareille, j'avais le cœur tellement serré que je
retenais mes sanglots. La salle haletait; Brichot, mon cher, s'écria le
Baron en secouant violemment l'universitaire par le bras, c'était
sublime. Seul le jeune Charlie gardait une immobilité de pierre, on ne
le voyait même pas respirer, il avait l'air d'être comme ces choses du
monde inanimé dont parle Théodore Rousseau, qui font penser, mais ne
pensent pas. Et alors, tout d'un coup, s'écria M. de Charlus avec
emphase et eu mimant comme un coup de théâtre, alors. . . la Mèche! Et
pendant ce temps là, gracieuse petite contredanse de l'allegro vivace.
Vous savez, cette mèche a été le signe de la révélation, même pour
les plus obtus. La princesse de Taormine, sourde jusque-là, car il
n'est pas pire sourdes que celles qui ont des oreilles pour ne pas
entendre, la Princesse de Taormine, devant l'évidence de la mèche
miraculeuse, a compris que c'était de la musique et qu'on ne
jouerait pas au poker. Oh! ça a été un moment bien solennel. »
«Pardonnez-moi, Monsieur, de vous interrompre dis-je, à M. de Charlus
pour l'amener au sujet qui m'intéressait, vous me disiez que la fille
de l'auteur devait venir. Cela m'aurait beaucoup intéressé.
Est-ce que
vous êtes certain qu'on comptait sur elle? » «Ah! je ne sais, pas. »
M. de Charlus obéissait ainsi, peut-être sans le vouloir, à cette
consigne universelle qu'on a de ne pas renseigner les jaloux, soit pour
se montrer absurdement «bon camarade», par point, d'honneur, et la
détestât-on, envers celle qui l'excite, soit par méchanceté pour
elle en devinant que la jalousie ne ferait que redoubler l'amour, soit
par ce besoin d'être désagréable aux autres qui consiste â dire la
vérité à la plupart des hommes, mais aux jaloux à la leur taire,
l'ignorance augmentant leur supplice, du moins à ce qu'on se figure, et
pour faire de la peine aux gens on se guide d'après ce qu'on croit
soi-même, peut-être à tort, le plus douloureux. «Vous savez,
reprit-il, ici, c'est un peu la maison des exagérations, ce sont des
gens charmants, mais enfin on aime bien amorcer, des célébrités d'un
genre ou d'un autre. Mais vous n'avez pas l'air bien et vous, allez
avoir froid dans cette pièce si humide, dit-il en poussant près de moi
une chaise. Puisque vous êtes souffrant, il faut faire attention, je
vais aller vous chercher votre pelure. Non, n'y allez pas vous-même,
vous vous perdrez et vous aurez froid. Voilà comme on fait des
imprudences, vous, n'avez pourtant pas quatre ans, il vous faudrait une
vieille bonne comme moi pour vous soigner. » «Ne vous dérangez pas,
Baron, j'y vais,» dit Brichot, qui s'éloigna aussitôt ne se rendant
peut-être pas exactement compte de l'amitié très vive que M. de
Charlus avait pour moi et des rémissions charmantes de simplicité et
de dévouement que comportaient ses crises délirantes de grandeur et de
persécution, il avait craint que M. de Charlus, que Mme Verdurin avait
confié comme un prisonnier à sa vigilance, eût cherché simplement,
sous le prétexte de demander mon par-dessus, à rejoindre Morel et fît
manquer ainsi le plan de la patronne.
Cependant Ski s'était assis au piano où personne ne lui avait demandé
de se mettre et se composant--avec un froncement souriant des sourcils,
un regard lointain et une légère grimace de la bouche--ce qu'il
croyait être un air artiste, insistait auprès de Morel pour que
celui-ci jouât quelque chose de Bizet. «Comment, vous n'aimez pas
cela, ce côté gosse de la musique de Bizet. Mais, mon cher, dit-il
avec ce roulement d'r qui lui était particulier, c'est ravissant. »
Morel qui n'aimait pas Bizet, le déclara avec exagération et (comme il
passait dans le petit clan pour avoir, ce qui était vraiment
incroyable, de l'esprit), Ski, feignant de prendre les diatribes du
violoniste pour des paradoxes, se mit à rire. Son rire n'était pas,
comme celui de M. Verdurin, l'étouffement d'un fumeur. Ski prenait
d'abord un air fin, puis laissait échapper comme malgré lui un seul
son de rire, comme un premier appel de cloches, suivi d'un silence où
le regard fin semblait examiner à bon escient la drôlerie de ce qu'on
disait, puis une seconde cloche de rire s'ébranlait et c'était
bientôt un hilare angélus.
Je dis à M. de Charlus mon regret que M. Brichot se fût dérangé.
«Mais non, il est très content, il vous aime beaucoup, tout le monde
vous aime beaucoup. On disait l'autre jour: mais on ne le voit plus, il
s'isole! D'ailleurs c'est un si brave homme que Brichot», continua M.
de Charlus qui ne se doutait sains doute pas en, voyant la i manière
affectueuse et franche dont lui parlait le professeur de Morale, qu'en
son absence, il ne se gênait pas pour dauber sur lui. «C'est un homme
d'une grande'valeur, qui sait énormément et, cela ne l'a pas racorni,
n'a pas fait de lui un rat de bibliothèque comme tant d'autres qui
sentent l'encre. Il a gardé une largeur de vues, une tolérance, rares
chez ses, pareils. Parfois en voyant comme il comprend la vie, comme il
sait rendre à chacun avec grâce ce qui lui est dû, on se demande où
un simple petit professeur de Sorbonne, un ancien régent de collège a
pu apprendre tout cela. J'en suis moi-même étonné. » Je l'étais
davantage en voyant la conversation de ce Brichot, que le moins raffiné
des convives de Mme de Guermantes eût trouvé si bête et si lourd,
plaire, au plus difficile de tous, M. de Charlus. Mais, à ce résultat
avaient, collaboré, entre autres influences, distinctes d'ailleurs,
celles en vertu desquelles Swann, d'une part, s'était plu si longtemps
dans le petit clan, quand il était amoureux d'Odette, et d'autre part,
lorsqu'il fut marié, trouva, agréable Mme Bontemps qui feignant
d'adorer le ménage Swann, venait, tout le temps voir la femme et se
délectait aux histoires du mari. Comme un écrivain donne, la palme de
l'intelligence, non pas à l'homme le plus intelligent, mais au viveur
faisant une réflexion hardie et tolérante sur la passion d'un homme
pour une femme, réflexion qui fait que la maîtresse bas-bleu de
l'écrivain s'accorde avec lui pour trouver que de tous les gens qui
viennent chez elle le moins bête est encore ce vieux beau, qui a
l'expérience des choses de l'amour, de même M. de Charlus trouvait
plus intelligent que, ses autres amis, Brichot, qui non seulement était
aimable pour Morel, mais cueillait à propos dans les philosophes grecs,
les poètes latins, les conteurs orientaux, des textes qui décoraient
le goût du Baron d'un florilège étrange et charmant. Mi de Charlus
était arrivé à cet âge où un Victor Hugo aime à s'entourer surtout
de Vacqueries et de Meurices. Il préférait à tous, ceux qui
admettaient son point de vue sur la vie. «Je le vois beaucoup,
ajouta-t-il d'une voix piaillante et cadencée, sans qu'un mouvement de
ses lèvres fît bouger son masque grave et enfariné sur lequel
étaient à dessein abaissées ses paupières d'ecclésiastique. Je vais
à ses cours, cette atmosphère de quartier latin me change, il y a une
adolescence studieuse, pensante, de jeunes bourgeois plus intelligents,
plus instruits que n'étaient, dans un autre milieu, mes camarades.
C'est autre chose, que vous connaissez probablement mieux que moi, ce
sont de jeunes _bourgeois_», dit-il en détachant le mot qu'il fit
précéder de plusieurs b, et en le soulignant par une sorte d'habitude
d'élocution, correspondant elle-même à un goût des nuances dans le
passé, qui lui était propre, mais peut-être aussi pour ne pas
résister au plaisir de me témoigner quelque insolence. Celle-ci ne
diminua en rien la grande et affectueuse pitié que m'inspirait M. de
Charlus (depuis que Mme Verdurin avait dévoilé son dessein devant
moi), m'amusa seulement, et, même en une circonstance où je ne me
fusse pas senti pour lui tant de sympathie, ne m'eût pas froissé. Je
tenais de ma grand'mère d'être dénué d'amour-propre à un degré qui
ferait aisément manquer de dignité. Sans doute je ne m'en rendais
guère compte et à force d'avoir entendu depuis le collège les plus
estimés de mes camarades ne pas souffrir qu'on leur manquât, ne pas
pardonner un mauvais procédé, j'avais fini par montrer dans mes
paroles et dans mes actions une seconde nature qui était assez fière.
Elle passait même pour l'être extrêmement, parce que, n'étant
nullement peureux, j'avais facilement des duels, dont je diminuais
pourtant le prestige moral, en m'en moquant moi-même, ce qui persuadait
aisément qu'ils étaient ridicules, mais la nature que nous refoulons
n'en habite pas moins en nous. C'est ainsi que parfois, si nous lisons
le chef-d'œuvre nouveau d'un homme de génie, nous y retrouvons avec
plaisir toutes celles de nos réflexions que nous avions méprisées,
des gaietés, des tristesses que nous avions contenues, tout un monde de
sentiments dédaignés par nous et dont le livre où nous le
reconnaissons nous apprend subitement la valeur. J'avais fini par
apprendre de l'expérience de la vie, qu'il était mal de sourire
affectueusement quand quelqu'un se moquait de moi et de ne pas lui en
vouloir. Mais cette absence d'amour-propre et de rancune, si j'avais
cessé de l'exprimer jusqu'à en être arrivé à ignorer à peu près
complètement qu'elle existât chez moi, n'en était pas moins le milieu
vital primitif dans lequel je baignais. La colère et la méchanceté ne
me venaient que de toute autre manière, par crises furieuses. De plus
le sentiment de la justice m'était inconnu jusqu'à une complète
absence de sens moral. J'étais au fond de mon cœur tout acquis à
celui qui était le plus faible et qui était malheureux. Je n'avais
aucune opinion sur la mesure dans laquelle le bien et le mal pouvaient
être engagés dans les relations de Morel et de M. de Charlus, mais
l'idée des souffrances qu'on préparait à M. dé Charlus m'était
intolérable. J'aurais voulu le prévenir, ne savais comment le faire:
«La vue de tout ce petit monde laborieux est fort plaisante pour un
vieux trumeau comme moi. Je ne les connais pas,» ajouta-t-il en levant
la main, d'un air de réserve,--pour me pas avoir l'air de se vanter,
pour attester sa pureté et ne pas faire planer de soupçon sur celle
des étudiants,--«mais ils sont très polis, ils vont souvent jusqu'à
me garder une place comme je suis un très vieux monsieur. Mais si, mon
cher, ne protestez pas, j'ai plus de quarante ans, dit le Baron, qui
avait dépassé la soixantaine. Il fait un peu chaud dans cet
amphithéâtre où parle Brichot, mais c'est toujours intéressant. »
Quoique le Baron aimât mieux être mêlé à la jeunesse des écoles,
voire bousculé par elle, quelquefois, pour lui épargner les longues
attentes, Brichot le faisait entrer avec lui. Brichot avait beau être
chez lui à la Sorbonne, au moment où l'appariteur chargé de chaînes
le précédait et où s'avançait le maître admiré de la jeunesse, il
ne pouvait retenir une certaine timidité, et tout en désirant profiter
de cet instant où il se sentait si considérable pour témoigner de
l'amabilité à Charlus, il était tout de même un peu gêné; pour que
l'appariteur le laissât passer, il lui, disait, d'une voix factice et
d'un air affairé: «Vous me suivez Baron, on vous placera», puis, sans
plus s'occuper, de lui, pour faire son entrée, s'avançait seul
allègrement dans le couloir. De chaque côté, une double haie de
jeunes professeurs le saluait; Brichot, désireux de ne pas avoir l'air
de poser pour ces jeunes gens aux yeux de qui il se savait un grand
pontife, leur envoyait mille clins d'œil, mille hochements de tête de
connivence, auxquels son souci de rester martial et bon Français,
donnait l'air d'une sorte d'encouragement cordial d'un vieux grognard
qui dit: «Nom de Dieu on saura se battre. » Puis les applaudissements
des élèves éclataient, Brichot tirait parfois de cette présence de
M. de Charlus à ses cours l'occasion de faire un plaisir, presque de
rendre des politesses. Il disait à quelque parent, ou à quelqu'un de
ses amis bourgeois: «Si cela pouvait amuser votre femme ou votre fille,
je vous préviens que le Baron de Charlus, prince d'Agrigente, le
descendant des Condé, assistera à mon cours. C'est un souvenir à
garder que d'avoir vu un des derniers descendants de notre aristocratie
qui ait du type. --Si elles sont là, elles le reconnaîtront à ce qu'il
sera placé à côté de ma chaise. D'ailleurs ce sera le seul, un homme
fort, avec des cheveux blancs, la moustache noire, et la médaille
militaire. » «Ah! je vous remercie, disait le père. » Et quoique sa
femme eût à faire, pour ne pas désobliger Brichot, il la forçait à
aller à ce cours, tandis que la jeune fille, incommodée par la chaleur
et la foule, dévorait pourtant curieusement des yeux le descendant de
Condé, tout en s'étonnant qu'il ne portât pas de fraise et
ressemblât aux hommes de nos jours. Lui cependant n'avait pas d'yeux
pour elle, mais plus d'un étudiant qui ne savait pas qui il était,
s'étonnait de son amabilité, devenait important et sec, et le Baron
sortait plein de rêves et de mélancolie. «Pardonnez-moi de revenir à
mes moutons, dis-je rapidement à M. de Charlus, en entendant le pas de
Brichot, mais pourriez-vous me prévenir par un pneumatique si vous
appreniez que Mlle Vinteuil ou son amie dussent venir à Paris, en me
disant exactement la durée de leur séjour, et sans dire à personne
que je vous l'ai demandé. » Je ne croyais plus guère qu'elle eût dû
venir, mais je voulais ainsi me garer pour l'avenir. «Oui, je ferai ça
pour vous, d'abord parce que je vous dois une grande reconnaissance. En
acceptant pas autrefois ce que je vous étais proposé, vous m'avez, à
vos dépens, rendu un immense service, vous m'avez laissé ma liberté.
Il est vrai que je l'ai abdiquée d'une autre manière, ajouta-t-il d'un
ton mélancolique où perçoit le désir de faire des confidences; il y
a là ce que je considère toujours comme le fait majeur, toute une
réunion de circonstances que vous avez négligé de faire tourner à
votre profit, peut-être parce que la destinée vous a averti à cette
minute précise de ne pas contrarier ma Voie. Car toujours l'homme
s'agite et Dieu le mène. Qui sait si le jour où nous sommes sortis
ensemble de chez Mme de Villeparisis, vous aviez accepté, peut-être
bien des choses qui se sont passées depuis, n'auraient jamais eu
lieu. » Embarrassé, je fis dériver la conversation en m'emparant, du
nom de Mme de Villeparisis et je cherchai à savoir de lui, si qualifié
à tous égards, pour quelles raisons Mme de Villeparisis semblait tenue
à l'écart par le monde aristocratique. Non seulement il ne me donna
pas la solution de ce petit problème mondain, mais il ne me parut même
pas le connaître. Je compris alors que la situation de Mme de
Villeparisis, si elle devait plus tard paraître grande à la
postérité, et même du vivant de la Marquise, à l'ignorante roture,
n'avait, pas paru moins grande tout à fait à l'autre extrémité du
monde, à celle qui touchait Mme de Villeparisis, aux Guermantes.
C'était leur tante, ils voyaient surtout la naissance, les alliances,
l'importance gardée dans leur famille par l'ascendant sur telle ou
telle belle-sœur. Ils voyaient cela moins côté monde que côté
famille, Or celui-ci était plus brillant pour Mme de Villeparisis que
je n'avais cru. J'avais été frappé en apprenant que le nom de
Villeparisis était faux. Mais il est d'autres exemples de grandes dames
ayant fait un mariage inégal et ayant gardé une situation
prépondérante. M. de Charlus commença par m'apprendre que Mme de
Villeparisis était la nièce de la fameuse Duchesse de ***, la personne
la plus célèbre de la grande aristocratie pendant la monarchie de
Juillet, mais qui n'avait pas voulu fréquenter le Roi Citoyen et sa
famille. J'avais tant désiré avoir des récits sur cette Duchesse! Et
Mme de Villeparisis, la bonne Mme de Villeparisis, aux joues qui me
représentaient des joues de bourgeoise, Mme de Villeparisis qui
m'envoyait tant de cadeaux et que j'aurais si facilement pu voir tous
les jours, Mme de Villeparisis était sa nièce élevée par elle, chez
elle, à l'Hôtel de ***. «Elle demandait au Duc de Doudeauville, me
dit M. de Charlus, en parlant des trois sœurs, laquelle des trois
sœurs préférez-vous? » Et Doudeauville ayant dit: «Mme de
Villeparisis», la Duchesse de *** lui répondit «cochon! » Car la
Duchesse était très _spirituelle_», dit M. de Charlus en donnant au
mot l'importance et la prononciation d'usage chez les Guermantes. Qu'il
trouvât d'ailleurs que le mot fut si «spirituel», je ne m'en étonnai
pas, ayant, dans bien d'autres occasions, remarqué la tendance
centrifuge, objective des hommes qui les pousse à abdiquer, quand ils
goûtent l'esprit des autres, les sévérités qu'ils auraient pour le
leur, et à observer, à noter précieusement, ce qu'ils dédaigneraient
de créer. «Mais qu'est-ce qu'il a, c'est mon pardessus qu'il apporte,
dit-il en voyant que Brichot avait si longtemps cherché pour un tel
résultat. J'aurais mieux fait d'y aller moi-même. Enfin vous allez le
mettre sur vos épaules. Savez-vous que c'est très compromettant, mon
cher, c'est comme de boire dans le même verre, je saurai vos-pensées.
Mais non, pas comme ça, voyons, laissez-moi faire», et tout en me
mettant son paletot, il me le collait contre les épaules, me le montait
le long du cou, relevait le collet de sa main frôlait mon menton, en
s'excusant. --«À son âge, ça ne sait pas mettre une couverture, il
faut le bichonner, j'ai manqué ma vocation, Brichot, j'étais né pour
être bonne d'enfants». Je voulais m'en aller, mais M. de Charlus ayant
manifesté l'intention d'aller chercher Morel, Brichot nous retint tous
les deux. D'ailleurs la certitude qu'à la maison je retrouverais
Albertine, certitude égale à celle que dans l'après-midi j'avais
qu'Albertine rentrât du Trocadéro, me donnait en ce moment aussi peu
d'impatience de la voir que j'avais eu le même jour tandis que j'étais
assis au piano, après que Françoise m'eût téléphoné. Et c'est ce
calme qui me permit chaque fois qu'au cours de cette conversation je
voulus me lever, d'obéir à l'injonction de Brichot qui craignait que
mon départ empêchât Charlus de rester jusqu'au moment où Mme
Verdurin viendrait nous appeler. «Voyons, dit-il au Baron, restez un
peu avec-nous, vous lui donnerez l'accolade tout à l'heure», ajouta
Brichot en fixant sur moi son œil presque mort auquel les nombreuses
opérations qu'il avait subies avait fait recouvrer un peu de vie, mais
qui n'avait plus pourtant la mobilité nécessaire à l'expression
oblique de la malignité. «L'accolade, est-il bête! s'écria le Baron
d'un ton aigu et ravi. Mon cher, je vous dis qu'il se croit toujours à
une distribution de prix, il rêve de ses petits élèves. Je me demande
s'il ne couche pas avec. »--«Vous désirez voir Mlle Vinteuil, me dit
Brichot, qui avait entendu la fin de notre conversation. Je vous promets
de vous avertir si elle vient, je le saurai par Verdurin», car il
prévoyait sans doute que le Baron risquait fort d'être de façon
imminente exclu du petit clan. «Eh bien, vous me croyez donc moins bien
que vous avec Mme Verdurin, dit M. de Charlus, pour être rensigné sur
la venue de ces personnes d'une terrible réputation. Vous savez que
c'est archi-connu. Mme Verdurin a tort de les laisser venir, c'est bon
pour les milieux interlopes. Elles sont amies de toute une bande
terrible. Tout ça doit se réunir dans des endroits affreux. » À
chacune de ces paroles, ma souffrance s'accroissait d'une souffrance
nouvelle, changeant de forme. «Certes non pas, je ne me crois pas mieux
que vous avec Mme Verdurin, proclama Brichot en ponctuant les mots»,
car il craignait d'avoir éveillé les soupçons du Baron. Et comme il
voyait que je voulais prendre congé, voulant me retenir par l'appât du
divertissement promis: «Il y a une chose à quoi le Baron me semble ne
pas avoir songé quand il parle de la réputation de ces deux dames,
c'est qu'une réputation peut être tout à la fois épouvantable et
imméritée. Aussi par exemple, dans la série plus notoire que
j'appellerai parallèle, il est certain que les erreurs judiciaires sont
nombreuses et que l'histoire a enregistré des arrêts de condamnation
pour sodomie flétrissant des hommes illustres qui en étaient tout à
fait innocents. La récente découverte d'un grand amour de Michel-Ange
pour une femme est un fait nouveau qui mériterait à l'ami de Léon X
le bénéfice d'une instance en révision posthume. L'affaire
Michel-Ange me semble tout indiquée pour passionner les snobs et
mobiliser la Villette, quand une autre affaire où l'anarchie fut bien
portée et devint le péché è la mode de nos bons dilettantes, mais
dont il n'est point permis de prononcer le nom par crainte de querelles,
aura fini son temps. » Depuis que Brichot avait commencé à parler des
réputations masculines, M. de Charlus avait trahi dans tout, son visage
le genre particulier d'impatience qu'on voit à un expert médical ou
militaire quand des gens du monde qui n'y connaissent rien se mettent à
dire des bêtises sur des points de thérapeutique ou de stratégie.
«Vous ne savez pas le premier mot des choses dont vous parlez, finit-il
par dire à Brichot. Citez-moi une seule réputation imméritée. Dites
des noms. Oui, je connais tout, riposta violemment M, de Charlus à une
interruption timide de Brichot, les gens qui ont fait cela autrefois par
curiosité, ou par affection unique pour un ami mort et celui qui,
craignant de s'être trop avancé si vous lui parlez de la beauté d'un
homme, vous répond que c'est du chinois pour lui, qu'il ne sait pas
plus distinguer un homme beau d'un laid, qu'entre deux moteurs d'auto,
comme la mécanique n'est pas dans ses cordes. Tout cela c'est des
blagues. Mon Dieu, remarquez, je ne veux pas dire qu'une réputation
mauvaise (ou ce qu'il est convenu d'appeler ainsi) et injustifiée soit
une chose absolument impossible. C'est tellement exceptionnel, tellement
rare, que pratiquement cela n'existe pas. Cependant moi qui suis un
curieux, un fureteur, j'en ai connu et qui n'étaient pas des mythes.
Oui, au cours de ma vie, j'ai constaté (j'entends scientifiquement
constaté, je ne me paie pas de mots) deux réputations injustifiées.
Elles s'établissent d'habitude grâce à une similitude de noms, ou
d'après certains signes extérieurs, l'abondance des bagues par
exemple, que les gens incompétents s'imaginent absolument être
caractéristiques de ce que vous dites, comme ils croient qu'un paysan
ne dit pas deux mots sans ajouter: jarnignié, ou un anglais: goddam.
C'est de la conversation pour théâtre des boulevards. Ce qui vous
étonnera, c'est que les réputations injustifiées sont les plus
établies aux yeux du public. Vous-même, Brichot, qui mettriez votre
main au feu de la vertu de tel ou tel homme qui vient ici et que les
renseignés connaissent comme le loup blanc, vous devez croire comme
tout le monde à ce qu'on dit de tel homme en vue qui incarne ces
goûts-là pour la masse, alors qu'il n'en est pas pour deux sous. Je
dis pour deux sous, parce que si nous y mettions vingt-cinq louis nous
verrions le nombre des petits saints diminuer jusqu'à zéro. Sans cela
le taux des saints, si vous voyez de la sainteté là dedans, se tient
en règle générale entre 3 et 4 sur 10. » Si Brichot avait transposé
dans le sexe masculin la question des mauvaises réputations, à mon
tour et inversement c'est au sexe féminin et en pensant à Albertine,
que je reportais les paroles de M. de Charlus. J'étais épouvanté par
la statistique, même en tenant compte qu'il devait enfler les chiffres
au gré de ce qu'il souhaitait, et aussi d'après les rapports d'êtres
cancaniers, peut-être menteurs, en tous cas trompés par leur propre
désir qui, s'ajoutant à celui de M. de Charlus, faussait sans doute
les calculs du Baron. «Trois sur dix, s'écria Brichot! En renversant
la proportion, j'aurais eu encore à multiplier par cent le nombre des
coupables. S'il est celui que vous dites, Baron, et si vous ne vous
trompez pas, confessons alors que vous êtes un de ces rares voyants
d'une vérité que personne ne soupçonnait autour d'eux. C'est ainsi
que Barrés a fait, sur la corruption parlementaire, des découvertes
qui ont été vérifiées après coup, comme l'existence de la planète
de Leverrier. Mme Verdurin citerait de préférence des hommes que
j'aime mieux ne pas nommer et qui ont deviné au Bureau de
Renseignements, dans l'État-Major, des agissements, inspirés, je le
crois, par un zèle patriotique, mais qu'enfin je n'imaginais pas. Sur
la franc-maçonnerie, l'espionnage allemand, la morphinomanie, Léon
Daudet écrit au jour le jour un prodigieux conte de fées qui se trouve
être la réalité même. Trois sur dix! » reprit Brichot stupéfait. Il
est vrai de dire que M. de Charlus taxait d'inversion la grande
majorité de ses contemporains, en exceptant toutefois les hommes avec
qui il avait eu des relations et dont, pour peu qu'elles eussent été
mêlées d'un peu de romanesque, le cas lui paraissait plus complexe.
C'est ainsi qu'on voit des viveurs, ne croyant pas à l'honneur des
femmes, en rendre un peu seulement à telle qui fut leur maîtresse et
dont ils protestent sincèrement et d'un air mystérieux: «Mais non,
vous vous trompez, ce n'est pas une fille. » Cette estime inattendue
leur est dictée, partie par leur amour-propre, pour qui il est plus
flatteur que de telles faveurs aient été réservées à eux seuls,
partie par leur naïveté qui gobe aisément tout ce que leur maîtresse
a voulu leur faire croire, partie par ce sentiment de la vie qui fait
que, dès qu'on s'approche des êtres, des existences, les étiquettes
et les compartiments faits d'avance sont trop simples. «Trois sur dix!
mais prenez-y garde, moins heureux que ces historiens que l'avenir
ratifiera, Baron, si vous vouliez présenter à la postérité le
tableau que vous nous dites, elle pourrait la trouver mauvaise. Elle ne
juge que sur pièces et voudrait prendre connaissance de votre dossier.
Or aucun document ne venant authentiquer ce genre de phénomènes
collectifs que les seuls renseignés sont trop intéressés à laisser
dans l'ombre, on s'indignerait fort dans le camp des belles âmes et
vous passeriez tout net pour un calomniateur ou pour un fol. Après
avoir, au concours des élégances, obtenu le maximum et le principat
sur cette terre, vous connaîtriez les tristesses d'un blackboulage
d'outre-tombe. Ça n'en vaut pas le coup, comme dit, Dieu me pardonne!
notre Bossuet. » «Je ne travaille pas pour l'histoire, répondit M. de
Charlus, la vie me suffit, elle est bien assez intéressante, comme
disait le pauvre Swann. » «Comment? Vous avez connu Swann, Baron, mais
je ne savais pas. Est-ce, qu'il avait ces goûts-là, demanda Brichot
d'un air inquiet? » «Mais est-il grossier! Vous croyez donc que je ne
connais que des gens comme ça. Mais non, je ne crois pas», dit Charlus
les yeux baissés et cherchant à peser le pour et le contre. Et pensant
que puisqu'il s'agissait de Swann dont les tendances si opposées
avaient été toujours connues, un demi-aveu ne pouvait qu'être
inoffensif pour celui qu'il visait et flatteur pour celui qui le
laissait échapper dans une insinuation: «Je ne dis pas qu'autrefois au
collège, une fois par hasard», dit le Baron comme, malgré lui et
comme s'il pensait tout haut, puis se reprenant: «Mais il y a deux
cents ans, comment voulez-vous que je me rappelle, vous m'embêtez»,
conclut-il en riant. «En tous cas il n'était pas joli, joli! » dit
Brichot, lequel, affreux, se croyait bien et trouvait facilement les
autres laids. «Taisez-vous, dit le Baron, vous ne savez pas ce que vous
dites, dans ce temps-là il avait un teint de pêche et, ajouta-t-il en
mettant chaque syllabe sur une autre note, il était joli comme les
amours. Du reste il était resté charmant. Il a été follement aimé
des femmes. » «Mais est-ce que vous avez connu la sienne? » «Mais,
voyons, c'est par moi qu'il l'a connue. Je l'avais trouvée charmante
dans son demi-travesti un soir qu'elle jouait Miss Sacripant; j'étais
avec des camarades de club, nous avions tous ramené une femme et, bien
que je n'eusse envie que de dormir, les mauvaises langues avaient
prétendu, car c'est affreux ce que le monde est méchant, que j'avais
couché avec Odette. Seulement elle en avait profité pour venir
m'embêter, et j'avais cru m'en débarrasser en la présentant à Swann.
De ce jour-là elle ne cessa plus de me cramponner, elle ne savait pas
un mot d'orthographe, c'est moi qui faisais ses lettres. Et puis c'est
moi qui ensuite ai été chargé de la promener. Voilà, mon enfant, ce
que c'est que d'avoir une bonne réputation, vous voyez. Du reste je ne
la méritais qu'à moitié. Elle me forçait à lui faire faire des
parties terribles, à cinq, à six. » Et les amants qu'avait eus
successivement Odette, (elle avait été avec un tel, puis avec un
pauvre Swann, aveuglé par la jalousie et par l'amour tel, ces hommes
dont pas un seul n'avait été deviné par le tour à tour, supputant
les chances et croyant aux serments plus affirmatifs qu'une
contradiction qui échappe à la coupable, contradiction bien plus
insaisissable, et pourtant bien plus significative, et dont le jaloux
pourrait se prévaloir, plus logiquement que de renseignements qu'il
prétend faussement avoir eus, pour inquiéter sa maîtresse) ces
amants, M. de Charlus se mit à les énumérer avec autant de certitude
que s'il avait récité la liste des Rois de France. Et en effet le
jaloux est, comme les contemporains, trop près, il ne sait rien, et
c'est pour les étrangers que le comique des adultères prend la
précision de l'histoire, et s'allonge en listes d'ailleurs
indifférentes et qui ne deviennent tristes que pour un autre jaloux,
comme j'étais, qui ne peut s'empêcher de comparer son cas à celui
dont il entend parler et qui se demande si, pour la femme dont il doute,
une liste aussi illustre n'existe pas. Mais il n'en peut rien savoir,
c'est comme une conspiration universelle, une brimade à laquelle tous
participent cruellement et qui consiste, tandis que son amie va de l'un
à l'autre, à lui tenir sur les yeux un bandeau qu'il fait
perpétuellement effort pour arracher sans y réussir, car tout le monde
le tient aveuglé, le malheureux, les êtres bons par bonté, les êtres
méchants par méchanceté, les êtres grossiers par goût des vilaines
farces, les êtres bien élevés par politesse et bonne éducation, et
tous par une de ces conventions qu'on appelle principe. «Mais est-ce
que Swann a jamais su que vous aviez eu ses faveurs? » «Mais voyons,
quelle horreur! Raconter cela à Charles! C'est à faire dresser les
cheveux sur la tête. Mais mon cher, il m'aurait tué tout simplement,
il était jaloux comme un tigre. Pas plus que je n'ai avoué à Odette,
à qui ça aurait du reste été bien égal, que. . .
quand nous donnons une fête qui doit être digne de Vinteuil, de son
génial interprète, de vous, et, j'ose le dire, de moi. Vous auriez
invité La Molé que tout était raté. C'était la petite goutte
contraire, neutralisante, qui rend une potion sans vertu.
L'électricité se serait éteinte, les petits fours ne seraient pas
arrivés à temps, l'orangeade aurait donné la colique à tout le
monde. C'était la personne à ne pas avoir. À son nom seul, comme dans
une féérie, aucun son ne serait sorti des cuivres; la flûte et le
hautbois auraient été pris d'une extinction de voix subite. Morel
lui-même, même s'il était parvenu à donner quelques sons, n'aurait
plus été en mesure et au lieu du Septuor de Vinteuil, vous auriez eu
sa parodie par Beckmesser, finissant au milieu des huées. Moi qui crois
beaucoup à l'influence des personnes, j'ai très bien senti dans
l'épanouissement de certain largo, qui s'ouvrait jusqu'au fond comme
une fleur, dans le surcroît de satisfaction du finale, qui n'était pas
seulement allègre mais incomparablement allègre, que l'absence de la
Molé inspirait les musiciens et dilatait de joie jusqu'aux instruments
de musique eux-mêmes. D'ailleurs le jour où on reçoit les souverains
on n'invite pas sa concierge. » En l'appelant la Molé, (comme il disait
d'ailleurs très sympathiquement la Duras), M. de Charlus lui faisait
justice. Car toutes ces femmes étaient des actrices du monde et il est
vrai aussi que, même en considérant ce point de vue, la Comtesse Molé
n'était pas égale à l'extraordinaire réputation d'intelligence qu'on
lui faisait, ce qui donnait à penser à ces acteurs ou à ces
romanciers médiocres qui, à certaines époques, ont une situation de
génies, soit à cause de la médiocrité de leurs confrères, parmi
lesquels aucun artiste supérieur n'est capable de montrer ce qu'est le
vrai talent, soit à cause de la médiocrité du public, qui,
existât-il une individualité extraordinaire, serait incapable de la
comprendre. Dans le cas de Mme Molé il est préférable, sinon
entièrement exact, de s'arrêter à cette première explication. Le
monde étant le royaume du néant, il n'y a entre les mérites des
différentes femmes du monde que des degrés insignifiants, qui peuvent
seulement follement majorer les rancunes ou l'imagination de M. de
Charlus. Et certes, s'il parlait comme il venait de le faire dans ce
langage qui était un ambigu précieux des choses de l'art et du monde,
c'est parce que ses colères de vieille femme et sa culture de mondain
ne fournissaient à l'éloquence véritable qui était la sienne que des
thèmes insignifiants. Le monde des différences n'existant pas à la
surface de la terre, parmi tous les pays que notre perception
uniformise, à plus forte raison n'existe-t-il pas dans le «monde».
Existe-t-il d'ailleurs quelque part? Le septuor de Vinteuil avait
semblé me dire que oui. Mais où? Comme M. de Charlus aimait aussi à
répéter de l'un à l'autre, cherchant à brouiller, à diviser pour
régner, il ajouta: «Vous avez, en ne l'invitant pas, enlevé à Mme
Molé l'occasion de dire: «Je ne sais pas pourquoi cette Mme Verdurin
m'a invitée. Je ne sais pas ce que c'est que ces gens-là, je ne les
connais pas. » Elle a déjà dit l'an passé que vous la fatiguiez de
vos avances. C'est une sotte, ne l'invitez plus. En somme elle n'est pas
une personne si extraordinaire. Elle peut bien venir chez vous sans
faire d'histoires puisque j'y vais bien. En somme, conclut-il, il me
semble que vous pouvez me remercier, car, tel que ça a marché,
c'était parfait. La Duchesse de Guermantes n'est pas venue, mais on ne
sait pas, c'était peut-être mieux ainsi. Nous ne lui en voudrons pas
et nous penserons tout de même à elle pour une autre fois, d'ailleurs
on ne peut pas ne pas se souvenir d'elle, ses yeux même nous disent: ne
m'oubliez pas, puisque ce sont deux myosotis» (et je pensais à part
moi combien il fallait que l'esprit des Guermantes,--la décision
d'aller ici et pas là--fut fort pour l'avoir emporté chez la Duchesse
sur la crainte de Palamède). «Devant une réussite aussi complète, on
est tenté comme Bernardin de Saint-Pierre de voir partout la main de la
Providence. La Duchesse de Duras était enchantée. Elle m'a même
chargé de vous le dire», ajouta M. de Charlus en appuyant sur les mots
comme si Mme Verdurin devait considérer cela comme un honneur
suffisant. Suffisant et même à peine croyable, car il trouva
nécessaire pour être cru de dire: «Parfaitement», emporté par la
démence de ceux que Jupiter veut perdre. «Elle a engagé Morel chez
elle où on redonnera le même programme et je pense même à demander
une invitation pour M. Verdurin». Cette politesse au mari seul était,
sans que M. de Charlus en eût même l'idée, le plus sanglant outrage
pour l'épouse, laquelle se croyant, à l'égard de l'exécutant, en
vertu d'une sorte de décret de Moscou en vigueur dans le petit clan, le
droit de lui interdire de jouer au dehors sans son autorisation
expresse, était bien résolue à interdire sa participation à la
soirée de Mme de Duras.
Rien qu'en parlant avec cette faconde, M. de Charlus irritait Mme
Verdurin qui n'aimait pas qu'on fit bande à part dans leur petit clan.
Que de fois, et déjà à la Raspelière, entendant le Baron parler sans
cesse à Charlie au lieu de se contenter de tenir sa partie dans
l'ensemble si concertant du clan, s'était-elle écriée en montrant le
Baron: «Quelle tapette il a! Quelle tapette! Oh! pour une tapette,
c'est une fameuse tapette! » Mais cette fois c'était bien pis. Enivré
de ses paroles, M. de Charlus ne comprenait pas qu'en raccourcissant le
rôle de Mme Verdurin et en lui fixant d'étroites frontières, il
déchaînait ce sentiment haineux qui n'était chez elle qu'une forme
particulière, une forme sociale de la jalousie. Mme Verdurin aimait
vraiment les habitués, les fidèles du petit clan, elle les voulait
tout à leur patronne. Faisant la part du feu, comme ces jaloux qui
permettent qu'on les trompe mais sous leur toit et même sous leurs
yeux, c'est-à-dire qu'on ne les trompe pas, elle concédait aux hommes
d'avoir une maîtresse, un amant, à condition que tout cela n'eût
aucune conséquence sociale hors de chez elle, se nouât et se
perpétuât à l'abri des mercredis. Tout éclat de rire furtif d'Odette
auprès de Swann lui avait jadis rongé le cœur, depuis quelque temps
tout aparté entre Morel et le Baron; elle trouvait à ses chagrins une
seule consolation qui était de défaire le bonheur des autres. Elle
n'eût pu supporter longtemps celui du Baron. Voici que cet imprudent
précipitait la catastrophe en ayant l'air de restreindre la place de la
Patronne dans son petit clan. Déjà elle voyait Morel allant dans le
monde, sans elle, sous l'égide du Baron. Il n'y avait qu'un remède,
donner à choisir à Morel entre le Baron et elle, et, profitant de
l'ascendant qu'elle avait pris sur Morel en faisant preuve à ses yeux
d'une clairvoyance extraordinaire grâce à des rapports qu'elle se
faisait faire, à des mensonges qu'elle inventait et qu'elle lui servait
les uns et les autres comme corroborant ce qu'il était porté à croire
lui-même, et ce qu'il allait voir à l'évidence, grâce aux panneaux
qu'elle préparait et où les naïfs venaient tomber, profitant de cet
ascendant, la faire choisir elle de préférence au Baron. Quant aux
femmes du monde qui étaient là et qui ne s'étaient même pas fait
présenter, dès qu'elle avait compris leurs hésitations ou leur
sans-gêne, elle avait dit: «Ah! je vois ce que c'est, c'est un genre
de vieilles grues qui ne nous convient pas, elles voient ce salon pour
la dernière fois. » Car elle serait morte plutôt que de dire qu'on
avait été moins aimable avec elle qu'elle n'avait espéré. «Ah! mon
Cher Général», s'écria brusquement M. de Charlus en lâchant Mme
Verdurin parce qu'il apercevait le Général Deltour, secrétaire de la
Présidence de la République, lequel pouvait avoir une grande
importance pour la croix de Charlie, et qui, après avoir demandé un
conseil à Cottard, s'éclipsait rapidement: «bonsoir, cher et charmant
ami. Hé bien c'est comme ça que vous vous tirez des pattes sans me
dire adieu», dit le Baron avec un sourire de bonhomie et de suffisance,
car il savait bien qu'on était toujours content de lui parler un moment
de plus. Et comme dans l'état d'exaltation où il était, il faisait à
lui tout seul sur un ton suraigu les demandes et les réponses: «Eh!
bien, êtes-vous content? N'est-ce pas que c'était bien beau?
L'andante, n'est-ce pas? C'est ce qu'on a jamais écrit de plus
touchant. Je défie de l'écouter jusqu'au bout sans avoir les larmes
aux yeux. Vous êtes charmant d'être venu. Dites-moi, j'ai reçu ce
matin un télégramme parfait de Froberville qui m'annonce que du côté
de la Grande Chancellerie les difficultés sont aplanies, comme
on dit. » La voix de M. de Charlus continuait à s'élever aussi
perçante, aussi différente de la voix habituelle, que celle d'un
avocat qui plaide avec emphase, de son débit ordinaire, phénomène
d'amplification vocale par surexcitation et euphorie nerveuse analogue
à celle qui, dans les dîners qu'elle donnait, montait à un diapason
si élevé la voix comme le regard de Mme de Guermantes. «Je comptais
vous envoyer demain matin un mot par un garde pour vous dire mon
enthousiasme, en attendant que je puisse vous l'exprimer de vive voix,
mais vous étiez si entouré! L'appui de Froberville sera loin d'être
à dédaigner, mais de mon côté, j'ai la promesse du Ministre», dit
le Général. «Ah! parfait. Du reste vous avez vu que c'est bien ce que
mérite un talent pareil. Hoyos était enchanté, je n'ai pas pu voir
l'Ambassadrice, était-elle contente? Qui ne l'aurait pas été,
excepté ceux qui ont des oreilles pour ne pas entendre, ce qui ne fait
rien du moment qu'ils ont des langues pour parler. » Profitant de ce que
le Baron s'était éloigné pour parler au Général, Mme Verdurin fit
signe à Brichot. Celui-ci qui ne savait pas ce que Mme Verdurin allait
lui dire, voulut l'amuser et, sans se douter combien il me faisait
souffrir, dit à la Patronne: «Le Baron est enchanté que Mlle Vinteuil
et son amie ne soient pas venues. Elles le scandalisent énormément. Il
a déclaré que leurs mœurs étaient à faire peur. Vous n'imaginez
comme le Baron est pudibond et sévère sur le chapitre des mœurs. »
Contrairement à l'attente de Brichot, Mme Verdurin ne s'égaya pas:
«Il est immonde, répondit-elle. Proposez lui de venir fumer une
cigarette avec vous, pour que mon mari puisse emmener sa Dulcinée sans
que le Charlus s'en aperçoive et l'éclaire sur l'abîme où il
roule. » Brichot semblait avoir quelques hésitations. «Je vous dirai,
reprit Mme Verdurin pour lever les derniers scrupules de Brichot, que je
ne me sens pas en sûreté avec ça chez moi. Je sais qu'il a eu de
sales histoires et que la police l'a à l'œil. » Et comme elle avait un
certain don d'improvisation quand la malveillance l'inspirait, Mme
Verdurin ne s'arrêta pas là: «Il paraît qu'il a fait de la prison.
Oui, oui, ce sont des personnes très renseignées qui me l'ont dit. Je
sais du reste par quelqu'un qui demeure dans sa rue qu'on n'a pas idée
des bandits qu'il fait venir chez lui. » Et comme Brichot qui allait
souvent chez le Baron protestait, Mme Verdurin s'animant s'écria:
«Mais je vous en réponds! c'est moi qui vous le dis», expression par
laquelle elle cherchait d'habitude à étayer une assertion jetée un
peu au hasard. «Il mourra assassiné un jour ou l'autre, comme tous ses
pareils d'ailleurs. Il n'ira peut-être même pas jusque là parce qu'il
est dans les griffes de ce Jupien qu'il a eu le toupet de m'envoyer et
qui est un ancien forçat, je le sais, vous le savez, oui, de façon
positive. Il tient Charlus par des lettres qui sont quelque chose
d'effrayant, il paraît. Je le sais par quelqu'un qui les a vues et qui
m'a dit: «Vous vous trouveriez mal si vous voyiez cela. » C'est comme
ça que ce Jupien le fait marcher au bâton et lui fait cracher tout
l'argent qu'il veut. J'aimerais mille fois mieux la mort que de vivre
dans la terreur où vit Charlus. En tout cas si la famille de Morel se
décide à porter plainte contre lui, je n'ai pas envie d'être accusée
de complicité. S'il continue ce sera à ses risques et périls, mais
j'aurai fait mon devoir. Qu'est-ce que vous voulez? Ce n'est pas toujours
folichon. » Et déjà agréablement enfiévrée par l'attente de la
conversation que son mari allait avoir avec le violoniste, Mme Verdurin
me dit: «Demandez à Brichot si je ne suis pas une amie courageuse, et
si je ne sais pas me dévouer pour sauver les camarades. » (Elle faisait
allusion aux circonstances dans lesquelles elle l'avait juste à temps
brouillé, avec sa blanchisseuse d'abord, avec Mme de Cambremer ensuite,
brouilles à la suite desquelles Brichot était devenu presque
complètement aveugle et, disait-on, morphinomane). «Une amie
incomparable, perspicace et vaillante», répondit l'universitaire avec
une émotion naïve. «Mme Verdurin m'a empêché de commettre une
grande sottise, me dit Brichot, quand celle-ci se fut éloignée. Elle
n'hésite pas à couper dans le vif. Elle est interventionniste comme
dit notre ami Cottard. J'avoue pourtant que la pensée que le pauvre
baron ignore encore le coup qui va le frapper me fait une grande peine.
Il est complètement fou de ce garçon. Si Mme Verdurin réussit, voilà
un homme qui sera bien malheureux. Du reste il n'est pas certain qu'elle
n'échoue pas. Je crains qu'elle ne réussisse qu'à semer des
mésintelligences entre eux, qui, finalement, sans les séparer,
n'aboutiront qu'à les brouiller avec elle. » C'était ainsi souvent
entre Mme Verdurin et les fidèles. Mais il était visible qu'en elle le
besoin de conserver leur amitié était de plus en plus dominé par
celui que cette amitié ne fût jamais tenue en échec par celle qu'ils
pouvaient avoir les uns pour les autres. L'homosexualité ne lui
déplaisait pas tant qu'elle ne touchait pas à l'orthodoxie, mais comme
l'Église elle préférait tous les sacrifices à une concession sur
l'orthodoxie. Je commençais à craindre que son irritation contre moi
ne vînt de ce qu'elle avait su que j'avais empêché Albertine d'y
aller dans la journée, et qu'elle n'entreprit ultérieurement auprès
d'elle, si cela n'avait déjà commencé, le même travail pour la
séparer de moi que celui que son mari allait, à l'égard de Charlus,
opérer auprès du musicien. «Voyons, allez chercher Charlus, trouvez
un prétexte, il est temps, dit Mme Verdurin et tâchez surtout de ne
pas le laisser revenir avant que je vous fasse chercher. Ah! quelle
soirée, ajouta Mme Verdurin qui dévoila ainsi la vraie raison de sa
rage. Avoir fait jouer ces chefs-d'œuvre devant ces cruches. Je ne
parle pas de la Reine de Naples, elle est intelligente, c'est une femme
agréable (lisez, elle a été très aimable avec moi). Mais les autres.
Ah! c'est à vous rendre enragée. Qu'est-ce que vous voulez, moi je
n'ai plus vingt ans. Quand j'étais jeune, on me disait qu'il fallait
savoir s'ennuyer, je me forçais, mais maintenant, ah! non, c'est plus
fort que moi, j'ai l'âge de faire ce que je veux, la vie est trop
courte; m'ennuyer, fréquenter des imbéciles, feindre, avoir l'air de
les trouver intelligents. Ah! non, je ne peux pas. Allons, voyons,
Brichot, il n'y a pas de temps à perdre. » «J'y vais, Madame, j'y
vais», finit par dire Brichot comme le Général Deltour s'éloignait.
Mais d'abord l'universitaire me prit un petit instant à part: «Le
Devoir moral, me dit-il, est moins clairement impératif que ne
l'enseignent nos Éthiques. Que les cafés théosophiques et les
brasseries Kantiennes en prennent leur parti, nous ignorons
déplorablement la nature du Bien. Moi-même qui, sans nulle vantardise,
ai commenté pour mes élèves, en toute innocence, la philosophie du
prénommé Emmanuel Kant, je ne vois aucune indication précise pour le
cas de casuistique mondaine devant lequel je suis placé, dans cette
critique de la Raison pratique où le grand défroqué du protestantisme
platonisa à la mode de Germanie pour une Allemagne pré-historiquement
sentimentale et aulique, à toutes fins utiles d'un mysticisme
poméranien. C'est encore le «Banquet», mais donné cette fois à
Kœnisberg, à la façon de là-bas, indigeste et assaisonné avec
choucroute et sans gigolos. Il est évident d'une part que je ne puis
refuser à notre excellente hôtesse le léger service qu'elle me
demande, en conformité pleinement orthodoxe avec la morale
traditionnelle. Il faut éviter, avant toute chose, car il n'y en a pas
beaucoup qui fasse dire plus de sottises, de se laisser piper avec des
mots. Mais enfin n'hésitons pas à avouer que si les mères de famille
avaient part au vote, le Baron risquerait d'être lamentablement
blackboulé comme professeur de vertu. C'est malheureusement avec le
tempérament d'un roué qu'il suit sa vocation de pédagogue; remarquez
que je ne dis pas du mal du Baron; ce doux homme qui sait découper un
rôti comme personne, possède avec le génie de l'anathème, des
trésors de bonté. Il peut être amusant comme un pitre supérieur,
alors qu'avec tel de mes confrères, académicien, s'il vous plait, je
m'ennuie, comme dirait Xénophon, à 100 drachmes l'heure. Mais je
crains qu'il n'en dépense à l'égard de Morel un peu plus que la saine
morale ne commande, et sans savoir dans quelle mesure le jeune pénitent
se montre docile ou rebelle aux exercices spéciaux que son catéchiste
lui impose en manière de mortification, il n'est pas besoin d'être
grand clerc pour savoir que nous pécherions, comme dit l'autre, par
mansuétude à l'égard de ce Rose-Croix qui semble nous venir de
Pétrone, après avoir passé par Saint-Simon, si nous lui accordions
les yeux fermés, en bonne et due forme, le permis de sataniser. Et
pourtant, en occupant cet homme pendant que Mme Verdurin, pour le bien
du pécheur et bien justement tentée par une telle cure, va--en parlant
au jeune étourdi sans ambages--lui retirer tout ce qu'il aime, lui
porter peut-être un coup fatal, il me semble que je l'attire comme qui
dirait dans un guet-à-pens et je recule comme devant une manière de
lâcheté. » Ceci dit, il n'hésita pas à la commettre, et le prenant
par le bras: «Allons, Baron, si nous allions fumer une cigarette, ce
jeune homme ne connaît pas encore toutes les merveilles de l'Hôtel. »
Je m'excusai en disant que j'étais obligé de rentrer. «Attendez
encore un instant, dit Brichot. Vous savez que vous devez me ramener et
je n'oublie pas votre promesse. » «Vous ne voulez vraiment pas que je
vous fasse sortir l'argenterie, rien ne serait plus simple, me dit M. de
Charlus. Comme vous me l'avez promis, pas un mot de la question
décoration à Morel. Je veux lui faire la surprise de le lui annoncer
tout à l'heure quand on sera un peu parti, bien qu'il dise que ce n'est
pas important pour un artiste, mais que son oncle le désire (je rougis
car, pensai-je, par mon grand-père les Verdurin savaient qui était
l'oncle de Morel). Alors, vous ne voulez pas que je vous fasse sortir
les plus belles pièces, me dit M. de Charlus. Du reste vous les
connaissez, vous les avez vues dix fois à la Raspelière. Je n'osai pas
lui dire que ce qui eût pu m'intéresser, ce n'était pas le médiocre
d'une argenterie bourgeoise même la plus riche, mais quelque spécimen,
fût-ce seulement sur une belle gravure, de celle de Mme Du Barry.
J'étais beaucoup trop préoccupé--et ne l'eussé-je pas été par
cette révélation relative à la venue de Mlle Vinteuil--toujours, dans
le monde, beaucoup trop distrait et agité pour arrêter mon attention
sur des objets plus ou moins jolis. Elle n'eût pu être fixée que par
l'appel de quelque réalité s'adressant à mon imagination, comme eût
pu le faire ce soir une vue de cette Venise à laquelle j'avais tant
pensé l'après-midi, ou quelque élément général, commun à
plusieurs apparences et plus vrai qu'elles, qui, de lui-même,
éveillait toujours en moi un esprit intérieur et habituellement
ensommeillé, mais dont la remontée à la surface de ma conscience me
donnait une grande joie. Or comme je sortais du salon appelé salle de
théâtre, et traversais avec Brichot et M. de Charlus les autres
salons, en retrouvant transposés au milieu d'autres certains meubles
vus à la Raspelière et auxquels je n'avais prêté aucune attention,
je saisis entre l'arrangement de l'hôtel et celui du château un
certain air de famille, une identité permanente et je compris Brichot
quand il me dit en souriant: «Tenez, voyez-vous ce fond de salon, cela
du moins peut à la rigueur vous donner l'idée de la rue Montalivet, il
y a vingt-cinq ans. » À son sourire, dédié au salon défunt qu'il
revoyait, je compris que ce que Brichot, peut-être sans s'en rendre
compte, préférait dans l'ancien salon, plus que les grandes fenêtres,
plus que la gaie jeunesse des Patrons et de leurs fidèles, c'était
cette partie irréelle (que je dégageais moi-même de quelques
similitudes entre la Raspelière et le Quai Conti) de laquelle dans un
salon comme en toutes choses, la partie extérieure, actuelle,
contrôlable pour tout le monde, n'est que le prolongement, c'était
cette partie devenue purement morale, d'une couleur qui n'existait plus
que pour mon vieil interlocuteur, qu'il ne pouvait pas me faire voir,
cette partie qui s'est détachée du monde extérieur, pour se réfugier
dans notre âme, à qui elle donne une plus-value, où elle s'est
assimilée à sa substance habituelle, s'y muant--maisons détruites,
gens d'autrefois, compotiers de fruits des soupers que nous nous
rappelons--en cet albâtre translucide de nos souvenirs duquel nous
sommes incapables de montrer la couleur qu'il n'y a que nous qui voyons,
ce qui nous permet de dire véridiquement aux autres, au sujet de ces
choses passées, qu'ils n'en peuvent avoir une idée, que cela ne
ressemble pas à ce qu'ils ont vu, et ce qui fait que nous ne pouvons
considérer en nous-même sans une certaine émotion, en songeant que
c'est de l'existence de notre pensée que dépend pour quelque temps
encore leur survie, le reflet des lampes qui se sont éteintes et
l'odeur des charmilles qui ne fleuriront plus. Et sans doute par là le
salon de la rue Montalivet faisait, pour Brichot, tort à la demeure
actuelle des Verdurin. Mais d'autre part il ajoutait à celle-ci, pour
les yeux du professeur, une beauté qu'elle ne pouvait avoir pour un
nouveau venu. Ceux de ses anciens meubles qui avaient été replacés
ici, en même arrangement parfois conservé, et que moi-même je
retrouvais de La Raspelière, intégraient dans le salon actuel des
parties de l'ancien qui, par moments, l'évoquaient jusqu'à
l'hallucination et ensuite semblaient presque irréelles d'évoquer au
sein de la réalité ambiante des fragments d'un monde détruit qu'on
croyait voir ailleurs. Canapé surgi du rêve entre les fauteuils
nouveaux et bien réels, petites chaises revêtues de soie rose, tapis
broché de table à jeu élevé à la dignité de personne depuis que
comme une personne il avait un passé, une mémoire, gardant dans
l'ombre froide du Quai Conti la haie de l'ensoleillement par les
fenêtres de la rue Montalivet, (dont il connaissait l'heure aussi bien
que Mme Verdurin elle-même) et par les baies des portes vitrées de
Doville où on l'avait amené et où il regardait tout le jour au-delà
du jardin fleuri la profonde vallée, en attendant l'heure où Cottard
et le flûtiste feraient ensemble leur partie; bouquet de violettes et
de pensées au pastel, présent d'un grand artiste ami, mort depuis,
seul fragment survivant d'une vie disparue sans laisser de traces,
résumant un grand talent et une longue amitié, rappelant son regard
attentif et doux, sa belle main grasse et triste pendant qu'il peignait;
incohérent et joli désordre des cadeaux de fidèles, qui ont suivi
partout la maîtresse de la maison et ont fini par prendre l'empreinte
et la fixité d'un trait de caractère, d'une ligne de la destinée;
profusion de bouquets de fleurs, de boîtes de chocolat qui
systématisait ici comme là-bas son épanouissement suivant un mode de
floraison identique; interpolation curieuse des objets singuliers et
superflus qui ont encore l'air de sortir de la boîte où ils ont été
offerts et qui restent toute la vie ce qu'ils ont été d'abord, des
cadeaux du Premier Janvier; tous ces objets enfin qu'on ne saurait
isoler des autres, mais qui pour Brichot, vieil habitué des fêtes des
Verdurin, avaient cette patine, ce velouté des choses auxquelles, leur
donnant une sorte de profondeur, vient s'ajouter leur double spirituel;
tout cela éparpillait, faisait chanter devant lui comme autant de
touches sonores qui éveillaient dans son cœur des ressemblances
aimées, des réminiscences confuses qui, à même le salon tout actuel
qu'elles marquetaient çà et là, découpaient, délimitaient, comme
fait par un beau jour un cadre de soleil sectionnant l'atmosphère, les
meubles et les tapis, et la poursuivant d'un coussin à un
porte-bouquets, d'un tabouret au relent d'un parfum, d'un mode
d'éclairage à une prédominance de couleurs, sculptaient, évoquaient,
spiritualisaient, faisaient vivre une forme qui était comme la figure
idéale, immanente à leurs logis successifs, du salon des Verdurin.
«Nous» allons tâcher, me dit Brichot à l'oreille, de mettre le Baron
sur son sujet favori. Il y est prodigieux. » D'une part je désirais
pouvoir tâcher d'obtenir de M. de Charlus les renseignements relatifs
à la venue de Mlle Vinteuil et de son amie. D'autre part, je ne voulais
pas laisser Albertine seule trop longtemps, non qu'elle pût (incertaine
de l'instant de mon retour d'ailleurs à des heures pareilles où une
visite venue pour elle ou bien une sortie d'elle eussent été trop
remarquées) faire un mauvais usage de mon absence) mais pour qu'elle ne
la trouvât pas trop prolongée. Aussi dis-je à Brichot et à M. de
Charlus que je ne les suivais pas pour longtemps. «Venez tout de même,
me dit le Baron, dont l'excitation mondaine commençait à tomber, mais
qui éprouvait ce besoin de prolonger, de faire durer les entretiens,
que j'avais déjà remarqué chez la Duchesse de Guermantes aussi bien
que chez lui, et qui, tout en étant particulier à cette famille,
s'étend, plus généralement à tous ceux qui, n'offrant à leur
intelligence d'autre réalisation que la conversation, c'est-à-dire une
réalisation imparfaite, restent inassouvis même après des heures
passées ensemble et se suspendent de plus en plus avidement à
l'interlocuteur épuisé, dont ils réclament, par erreur, une satiété
que les plaisirs sociaux sont impuissants à donner. «Venez, reprit-il,
n'est-ce pas, voilà le moment agréable des fêtes, le moment où tous
les invités sont partis, l'heure de Doña Sol; espérons que celle-ci
finira moins tristement. Malheureusement vous êtes pressé, pressé
probablement d'aller faire des choses que vous feriez mieux de ne pas
faire. Tout le monde est toujours pressé, et on part au moment où on
devrait arriver. Nous sommes là comme les philosophes de Couture, ce
serait le moment de récapituler la soirée, de faire ce qu'on appelle
en style militaire la critique des opérations. On demanderait à Mme
Verdurin de nous faire apporter un petit souper auquel on aurait soin do
ne pas l'inviter, et on prierait Charlie--toujours Hernani--de jouer
pour nous seuls le sublime adagio, Est-ce assez beau cet adagio! Mais
où est-il le jeune violoniste, je voudrais, pourtant le féliciter,
c'est le moment des attendrissements et des embrassades. Avouez Brichot
qu'ils ont joué comme des Dieux, Morel surtout. Avez-vous remarqué le
moment où la mèche se détache? Ah! bien alors, mon cher, vous n'avez
rien vu. On a eu un _fa dièze_ qui peut faire mourir de jalousie
Enesco, Capet et Thibaut; j'ai beau être très calme, je vous avoue
qu'à une sonorité pareille, j'avais le cœur tellement serré que je
retenais mes sanglots. La salle haletait; Brichot, mon cher, s'écria le
Baron en secouant violemment l'universitaire par le bras, c'était
sublime. Seul le jeune Charlie gardait une immobilité de pierre, on ne
le voyait même pas respirer, il avait l'air d'être comme ces choses du
monde inanimé dont parle Théodore Rousseau, qui font penser, mais ne
pensent pas. Et alors, tout d'un coup, s'écria M. de Charlus avec
emphase et eu mimant comme un coup de théâtre, alors. . . la Mèche! Et
pendant ce temps là, gracieuse petite contredanse de l'allegro vivace.
Vous savez, cette mèche a été le signe de la révélation, même pour
les plus obtus. La princesse de Taormine, sourde jusque-là, car il
n'est pas pire sourdes que celles qui ont des oreilles pour ne pas
entendre, la Princesse de Taormine, devant l'évidence de la mèche
miraculeuse, a compris que c'était de la musique et qu'on ne
jouerait pas au poker. Oh! ça a été un moment bien solennel. »
«Pardonnez-moi, Monsieur, de vous interrompre dis-je, à M. de Charlus
pour l'amener au sujet qui m'intéressait, vous me disiez que la fille
de l'auteur devait venir. Cela m'aurait beaucoup intéressé.
Est-ce que
vous êtes certain qu'on comptait sur elle? » «Ah! je ne sais, pas. »
M. de Charlus obéissait ainsi, peut-être sans le vouloir, à cette
consigne universelle qu'on a de ne pas renseigner les jaloux, soit pour
se montrer absurdement «bon camarade», par point, d'honneur, et la
détestât-on, envers celle qui l'excite, soit par méchanceté pour
elle en devinant que la jalousie ne ferait que redoubler l'amour, soit
par ce besoin d'être désagréable aux autres qui consiste â dire la
vérité à la plupart des hommes, mais aux jaloux à la leur taire,
l'ignorance augmentant leur supplice, du moins à ce qu'on se figure, et
pour faire de la peine aux gens on se guide d'après ce qu'on croit
soi-même, peut-être à tort, le plus douloureux. «Vous savez,
reprit-il, ici, c'est un peu la maison des exagérations, ce sont des
gens charmants, mais enfin on aime bien amorcer, des célébrités d'un
genre ou d'un autre. Mais vous n'avez pas l'air bien et vous, allez
avoir froid dans cette pièce si humide, dit-il en poussant près de moi
une chaise. Puisque vous êtes souffrant, il faut faire attention, je
vais aller vous chercher votre pelure. Non, n'y allez pas vous-même,
vous vous perdrez et vous aurez froid. Voilà comme on fait des
imprudences, vous, n'avez pourtant pas quatre ans, il vous faudrait une
vieille bonne comme moi pour vous soigner. » «Ne vous dérangez pas,
Baron, j'y vais,» dit Brichot, qui s'éloigna aussitôt ne se rendant
peut-être pas exactement compte de l'amitié très vive que M. de
Charlus avait pour moi et des rémissions charmantes de simplicité et
de dévouement que comportaient ses crises délirantes de grandeur et de
persécution, il avait craint que M. de Charlus, que Mme Verdurin avait
confié comme un prisonnier à sa vigilance, eût cherché simplement,
sous le prétexte de demander mon par-dessus, à rejoindre Morel et fît
manquer ainsi le plan de la patronne.
Cependant Ski s'était assis au piano où personne ne lui avait demandé
de se mettre et se composant--avec un froncement souriant des sourcils,
un regard lointain et une légère grimace de la bouche--ce qu'il
croyait être un air artiste, insistait auprès de Morel pour que
celui-ci jouât quelque chose de Bizet. «Comment, vous n'aimez pas
cela, ce côté gosse de la musique de Bizet. Mais, mon cher, dit-il
avec ce roulement d'r qui lui était particulier, c'est ravissant. »
Morel qui n'aimait pas Bizet, le déclara avec exagération et (comme il
passait dans le petit clan pour avoir, ce qui était vraiment
incroyable, de l'esprit), Ski, feignant de prendre les diatribes du
violoniste pour des paradoxes, se mit à rire. Son rire n'était pas,
comme celui de M. Verdurin, l'étouffement d'un fumeur. Ski prenait
d'abord un air fin, puis laissait échapper comme malgré lui un seul
son de rire, comme un premier appel de cloches, suivi d'un silence où
le regard fin semblait examiner à bon escient la drôlerie de ce qu'on
disait, puis une seconde cloche de rire s'ébranlait et c'était
bientôt un hilare angélus.
Je dis à M. de Charlus mon regret que M. Brichot se fût dérangé.
«Mais non, il est très content, il vous aime beaucoup, tout le monde
vous aime beaucoup. On disait l'autre jour: mais on ne le voit plus, il
s'isole! D'ailleurs c'est un si brave homme que Brichot», continua M.
de Charlus qui ne se doutait sains doute pas en, voyant la i manière
affectueuse et franche dont lui parlait le professeur de Morale, qu'en
son absence, il ne se gênait pas pour dauber sur lui. «C'est un homme
d'une grande'valeur, qui sait énormément et, cela ne l'a pas racorni,
n'a pas fait de lui un rat de bibliothèque comme tant d'autres qui
sentent l'encre. Il a gardé une largeur de vues, une tolérance, rares
chez ses, pareils. Parfois en voyant comme il comprend la vie, comme il
sait rendre à chacun avec grâce ce qui lui est dû, on se demande où
un simple petit professeur de Sorbonne, un ancien régent de collège a
pu apprendre tout cela. J'en suis moi-même étonné. » Je l'étais
davantage en voyant la conversation de ce Brichot, que le moins raffiné
des convives de Mme de Guermantes eût trouvé si bête et si lourd,
plaire, au plus difficile de tous, M. de Charlus. Mais, à ce résultat
avaient, collaboré, entre autres influences, distinctes d'ailleurs,
celles en vertu desquelles Swann, d'une part, s'était plu si longtemps
dans le petit clan, quand il était amoureux d'Odette, et d'autre part,
lorsqu'il fut marié, trouva, agréable Mme Bontemps qui feignant
d'adorer le ménage Swann, venait, tout le temps voir la femme et se
délectait aux histoires du mari. Comme un écrivain donne, la palme de
l'intelligence, non pas à l'homme le plus intelligent, mais au viveur
faisant une réflexion hardie et tolérante sur la passion d'un homme
pour une femme, réflexion qui fait que la maîtresse bas-bleu de
l'écrivain s'accorde avec lui pour trouver que de tous les gens qui
viennent chez elle le moins bête est encore ce vieux beau, qui a
l'expérience des choses de l'amour, de même M. de Charlus trouvait
plus intelligent que, ses autres amis, Brichot, qui non seulement était
aimable pour Morel, mais cueillait à propos dans les philosophes grecs,
les poètes latins, les conteurs orientaux, des textes qui décoraient
le goût du Baron d'un florilège étrange et charmant. Mi de Charlus
était arrivé à cet âge où un Victor Hugo aime à s'entourer surtout
de Vacqueries et de Meurices. Il préférait à tous, ceux qui
admettaient son point de vue sur la vie. «Je le vois beaucoup,
ajouta-t-il d'une voix piaillante et cadencée, sans qu'un mouvement de
ses lèvres fît bouger son masque grave et enfariné sur lequel
étaient à dessein abaissées ses paupières d'ecclésiastique. Je vais
à ses cours, cette atmosphère de quartier latin me change, il y a une
adolescence studieuse, pensante, de jeunes bourgeois plus intelligents,
plus instruits que n'étaient, dans un autre milieu, mes camarades.
C'est autre chose, que vous connaissez probablement mieux que moi, ce
sont de jeunes _bourgeois_», dit-il en détachant le mot qu'il fit
précéder de plusieurs b, et en le soulignant par une sorte d'habitude
d'élocution, correspondant elle-même à un goût des nuances dans le
passé, qui lui était propre, mais peut-être aussi pour ne pas
résister au plaisir de me témoigner quelque insolence. Celle-ci ne
diminua en rien la grande et affectueuse pitié que m'inspirait M. de
Charlus (depuis que Mme Verdurin avait dévoilé son dessein devant
moi), m'amusa seulement, et, même en une circonstance où je ne me
fusse pas senti pour lui tant de sympathie, ne m'eût pas froissé. Je
tenais de ma grand'mère d'être dénué d'amour-propre à un degré qui
ferait aisément manquer de dignité. Sans doute je ne m'en rendais
guère compte et à force d'avoir entendu depuis le collège les plus
estimés de mes camarades ne pas souffrir qu'on leur manquât, ne pas
pardonner un mauvais procédé, j'avais fini par montrer dans mes
paroles et dans mes actions une seconde nature qui était assez fière.
Elle passait même pour l'être extrêmement, parce que, n'étant
nullement peureux, j'avais facilement des duels, dont je diminuais
pourtant le prestige moral, en m'en moquant moi-même, ce qui persuadait
aisément qu'ils étaient ridicules, mais la nature que nous refoulons
n'en habite pas moins en nous. C'est ainsi que parfois, si nous lisons
le chef-d'œuvre nouveau d'un homme de génie, nous y retrouvons avec
plaisir toutes celles de nos réflexions que nous avions méprisées,
des gaietés, des tristesses que nous avions contenues, tout un monde de
sentiments dédaignés par nous et dont le livre où nous le
reconnaissons nous apprend subitement la valeur. J'avais fini par
apprendre de l'expérience de la vie, qu'il était mal de sourire
affectueusement quand quelqu'un se moquait de moi et de ne pas lui en
vouloir. Mais cette absence d'amour-propre et de rancune, si j'avais
cessé de l'exprimer jusqu'à en être arrivé à ignorer à peu près
complètement qu'elle existât chez moi, n'en était pas moins le milieu
vital primitif dans lequel je baignais. La colère et la méchanceté ne
me venaient que de toute autre manière, par crises furieuses. De plus
le sentiment de la justice m'était inconnu jusqu'à une complète
absence de sens moral. J'étais au fond de mon cœur tout acquis à
celui qui était le plus faible et qui était malheureux. Je n'avais
aucune opinion sur la mesure dans laquelle le bien et le mal pouvaient
être engagés dans les relations de Morel et de M. de Charlus, mais
l'idée des souffrances qu'on préparait à M. dé Charlus m'était
intolérable. J'aurais voulu le prévenir, ne savais comment le faire:
«La vue de tout ce petit monde laborieux est fort plaisante pour un
vieux trumeau comme moi. Je ne les connais pas,» ajouta-t-il en levant
la main, d'un air de réserve,--pour me pas avoir l'air de se vanter,
pour attester sa pureté et ne pas faire planer de soupçon sur celle
des étudiants,--«mais ils sont très polis, ils vont souvent jusqu'à
me garder une place comme je suis un très vieux monsieur. Mais si, mon
cher, ne protestez pas, j'ai plus de quarante ans, dit le Baron, qui
avait dépassé la soixantaine. Il fait un peu chaud dans cet
amphithéâtre où parle Brichot, mais c'est toujours intéressant. »
Quoique le Baron aimât mieux être mêlé à la jeunesse des écoles,
voire bousculé par elle, quelquefois, pour lui épargner les longues
attentes, Brichot le faisait entrer avec lui. Brichot avait beau être
chez lui à la Sorbonne, au moment où l'appariteur chargé de chaînes
le précédait et où s'avançait le maître admiré de la jeunesse, il
ne pouvait retenir une certaine timidité, et tout en désirant profiter
de cet instant où il se sentait si considérable pour témoigner de
l'amabilité à Charlus, il était tout de même un peu gêné; pour que
l'appariteur le laissât passer, il lui, disait, d'une voix factice et
d'un air affairé: «Vous me suivez Baron, on vous placera», puis, sans
plus s'occuper, de lui, pour faire son entrée, s'avançait seul
allègrement dans le couloir. De chaque côté, une double haie de
jeunes professeurs le saluait; Brichot, désireux de ne pas avoir l'air
de poser pour ces jeunes gens aux yeux de qui il se savait un grand
pontife, leur envoyait mille clins d'œil, mille hochements de tête de
connivence, auxquels son souci de rester martial et bon Français,
donnait l'air d'une sorte d'encouragement cordial d'un vieux grognard
qui dit: «Nom de Dieu on saura se battre. » Puis les applaudissements
des élèves éclataient, Brichot tirait parfois de cette présence de
M. de Charlus à ses cours l'occasion de faire un plaisir, presque de
rendre des politesses. Il disait à quelque parent, ou à quelqu'un de
ses amis bourgeois: «Si cela pouvait amuser votre femme ou votre fille,
je vous préviens que le Baron de Charlus, prince d'Agrigente, le
descendant des Condé, assistera à mon cours. C'est un souvenir à
garder que d'avoir vu un des derniers descendants de notre aristocratie
qui ait du type. --Si elles sont là, elles le reconnaîtront à ce qu'il
sera placé à côté de ma chaise. D'ailleurs ce sera le seul, un homme
fort, avec des cheveux blancs, la moustache noire, et la médaille
militaire. » «Ah! je vous remercie, disait le père. » Et quoique sa
femme eût à faire, pour ne pas désobliger Brichot, il la forçait à
aller à ce cours, tandis que la jeune fille, incommodée par la chaleur
et la foule, dévorait pourtant curieusement des yeux le descendant de
Condé, tout en s'étonnant qu'il ne portât pas de fraise et
ressemblât aux hommes de nos jours. Lui cependant n'avait pas d'yeux
pour elle, mais plus d'un étudiant qui ne savait pas qui il était,
s'étonnait de son amabilité, devenait important et sec, et le Baron
sortait plein de rêves et de mélancolie. «Pardonnez-moi de revenir à
mes moutons, dis-je rapidement à M. de Charlus, en entendant le pas de
Brichot, mais pourriez-vous me prévenir par un pneumatique si vous
appreniez que Mlle Vinteuil ou son amie dussent venir à Paris, en me
disant exactement la durée de leur séjour, et sans dire à personne
que je vous l'ai demandé. » Je ne croyais plus guère qu'elle eût dû
venir, mais je voulais ainsi me garer pour l'avenir. «Oui, je ferai ça
pour vous, d'abord parce que je vous dois une grande reconnaissance. En
acceptant pas autrefois ce que je vous étais proposé, vous m'avez, à
vos dépens, rendu un immense service, vous m'avez laissé ma liberté.
Il est vrai que je l'ai abdiquée d'une autre manière, ajouta-t-il d'un
ton mélancolique où perçoit le désir de faire des confidences; il y
a là ce que je considère toujours comme le fait majeur, toute une
réunion de circonstances que vous avez négligé de faire tourner à
votre profit, peut-être parce que la destinée vous a averti à cette
minute précise de ne pas contrarier ma Voie. Car toujours l'homme
s'agite et Dieu le mène. Qui sait si le jour où nous sommes sortis
ensemble de chez Mme de Villeparisis, vous aviez accepté, peut-être
bien des choses qui se sont passées depuis, n'auraient jamais eu
lieu. » Embarrassé, je fis dériver la conversation en m'emparant, du
nom de Mme de Villeparisis et je cherchai à savoir de lui, si qualifié
à tous égards, pour quelles raisons Mme de Villeparisis semblait tenue
à l'écart par le monde aristocratique. Non seulement il ne me donna
pas la solution de ce petit problème mondain, mais il ne me parut même
pas le connaître. Je compris alors que la situation de Mme de
Villeparisis, si elle devait plus tard paraître grande à la
postérité, et même du vivant de la Marquise, à l'ignorante roture,
n'avait, pas paru moins grande tout à fait à l'autre extrémité du
monde, à celle qui touchait Mme de Villeparisis, aux Guermantes.
C'était leur tante, ils voyaient surtout la naissance, les alliances,
l'importance gardée dans leur famille par l'ascendant sur telle ou
telle belle-sœur. Ils voyaient cela moins côté monde que côté
famille, Or celui-ci était plus brillant pour Mme de Villeparisis que
je n'avais cru. J'avais été frappé en apprenant que le nom de
Villeparisis était faux. Mais il est d'autres exemples de grandes dames
ayant fait un mariage inégal et ayant gardé une situation
prépondérante. M. de Charlus commença par m'apprendre que Mme de
Villeparisis était la nièce de la fameuse Duchesse de ***, la personne
la plus célèbre de la grande aristocratie pendant la monarchie de
Juillet, mais qui n'avait pas voulu fréquenter le Roi Citoyen et sa
famille. J'avais tant désiré avoir des récits sur cette Duchesse! Et
Mme de Villeparisis, la bonne Mme de Villeparisis, aux joues qui me
représentaient des joues de bourgeoise, Mme de Villeparisis qui
m'envoyait tant de cadeaux et que j'aurais si facilement pu voir tous
les jours, Mme de Villeparisis était sa nièce élevée par elle, chez
elle, à l'Hôtel de ***. «Elle demandait au Duc de Doudeauville, me
dit M. de Charlus, en parlant des trois sœurs, laquelle des trois
sœurs préférez-vous? » Et Doudeauville ayant dit: «Mme de
Villeparisis», la Duchesse de *** lui répondit «cochon! » Car la
Duchesse était très _spirituelle_», dit M. de Charlus en donnant au
mot l'importance et la prononciation d'usage chez les Guermantes. Qu'il
trouvât d'ailleurs que le mot fut si «spirituel», je ne m'en étonnai
pas, ayant, dans bien d'autres occasions, remarqué la tendance
centrifuge, objective des hommes qui les pousse à abdiquer, quand ils
goûtent l'esprit des autres, les sévérités qu'ils auraient pour le
leur, et à observer, à noter précieusement, ce qu'ils dédaigneraient
de créer. «Mais qu'est-ce qu'il a, c'est mon pardessus qu'il apporte,
dit-il en voyant que Brichot avait si longtemps cherché pour un tel
résultat. J'aurais mieux fait d'y aller moi-même. Enfin vous allez le
mettre sur vos épaules. Savez-vous que c'est très compromettant, mon
cher, c'est comme de boire dans le même verre, je saurai vos-pensées.
Mais non, pas comme ça, voyons, laissez-moi faire», et tout en me
mettant son paletot, il me le collait contre les épaules, me le montait
le long du cou, relevait le collet de sa main frôlait mon menton, en
s'excusant. --«À son âge, ça ne sait pas mettre une couverture, il
faut le bichonner, j'ai manqué ma vocation, Brichot, j'étais né pour
être bonne d'enfants». Je voulais m'en aller, mais M. de Charlus ayant
manifesté l'intention d'aller chercher Morel, Brichot nous retint tous
les deux. D'ailleurs la certitude qu'à la maison je retrouverais
Albertine, certitude égale à celle que dans l'après-midi j'avais
qu'Albertine rentrât du Trocadéro, me donnait en ce moment aussi peu
d'impatience de la voir que j'avais eu le même jour tandis que j'étais
assis au piano, après que Françoise m'eût téléphoné. Et c'est ce
calme qui me permit chaque fois qu'au cours de cette conversation je
voulus me lever, d'obéir à l'injonction de Brichot qui craignait que
mon départ empêchât Charlus de rester jusqu'au moment où Mme
Verdurin viendrait nous appeler. «Voyons, dit-il au Baron, restez un
peu avec-nous, vous lui donnerez l'accolade tout à l'heure», ajouta
Brichot en fixant sur moi son œil presque mort auquel les nombreuses
opérations qu'il avait subies avait fait recouvrer un peu de vie, mais
qui n'avait plus pourtant la mobilité nécessaire à l'expression
oblique de la malignité. «L'accolade, est-il bête! s'écria le Baron
d'un ton aigu et ravi. Mon cher, je vous dis qu'il se croit toujours à
une distribution de prix, il rêve de ses petits élèves. Je me demande
s'il ne couche pas avec. »--«Vous désirez voir Mlle Vinteuil, me dit
Brichot, qui avait entendu la fin de notre conversation. Je vous promets
de vous avertir si elle vient, je le saurai par Verdurin», car il
prévoyait sans doute que le Baron risquait fort d'être de façon
imminente exclu du petit clan. «Eh bien, vous me croyez donc moins bien
que vous avec Mme Verdurin, dit M. de Charlus, pour être rensigné sur
la venue de ces personnes d'une terrible réputation. Vous savez que
c'est archi-connu. Mme Verdurin a tort de les laisser venir, c'est bon
pour les milieux interlopes. Elles sont amies de toute une bande
terrible. Tout ça doit se réunir dans des endroits affreux. » À
chacune de ces paroles, ma souffrance s'accroissait d'une souffrance
nouvelle, changeant de forme. «Certes non pas, je ne me crois pas mieux
que vous avec Mme Verdurin, proclama Brichot en ponctuant les mots»,
car il craignait d'avoir éveillé les soupçons du Baron. Et comme il
voyait que je voulais prendre congé, voulant me retenir par l'appât du
divertissement promis: «Il y a une chose à quoi le Baron me semble ne
pas avoir songé quand il parle de la réputation de ces deux dames,
c'est qu'une réputation peut être tout à la fois épouvantable et
imméritée. Aussi par exemple, dans la série plus notoire que
j'appellerai parallèle, il est certain que les erreurs judiciaires sont
nombreuses et que l'histoire a enregistré des arrêts de condamnation
pour sodomie flétrissant des hommes illustres qui en étaient tout à
fait innocents. La récente découverte d'un grand amour de Michel-Ange
pour une femme est un fait nouveau qui mériterait à l'ami de Léon X
le bénéfice d'une instance en révision posthume. L'affaire
Michel-Ange me semble tout indiquée pour passionner les snobs et
mobiliser la Villette, quand une autre affaire où l'anarchie fut bien
portée et devint le péché è la mode de nos bons dilettantes, mais
dont il n'est point permis de prononcer le nom par crainte de querelles,
aura fini son temps. » Depuis que Brichot avait commencé à parler des
réputations masculines, M. de Charlus avait trahi dans tout, son visage
le genre particulier d'impatience qu'on voit à un expert médical ou
militaire quand des gens du monde qui n'y connaissent rien se mettent à
dire des bêtises sur des points de thérapeutique ou de stratégie.
«Vous ne savez pas le premier mot des choses dont vous parlez, finit-il
par dire à Brichot. Citez-moi une seule réputation imméritée. Dites
des noms. Oui, je connais tout, riposta violemment M, de Charlus à une
interruption timide de Brichot, les gens qui ont fait cela autrefois par
curiosité, ou par affection unique pour un ami mort et celui qui,
craignant de s'être trop avancé si vous lui parlez de la beauté d'un
homme, vous répond que c'est du chinois pour lui, qu'il ne sait pas
plus distinguer un homme beau d'un laid, qu'entre deux moteurs d'auto,
comme la mécanique n'est pas dans ses cordes. Tout cela c'est des
blagues. Mon Dieu, remarquez, je ne veux pas dire qu'une réputation
mauvaise (ou ce qu'il est convenu d'appeler ainsi) et injustifiée soit
une chose absolument impossible. C'est tellement exceptionnel, tellement
rare, que pratiquement cela n'existe pas. Cependant moi qui suis un
curieux, un fureteur, j'en ai connu et qui n'étaient pas des mythes.
Oui, au cours de ma vie, j'ai constaté (j'entends scientifiquement
constaté, je ne me paie pas de mots) deux réputations injustifiées.
Elles s'établissent d'habitude grâce à une similitude de noms, ou
d'après certains signes extérieurs, l'abondance des bagues par
exemple, que les gens incompétents s'imaginent absolument être
caractéristiques de ce que vous dites, comme ils croient qu'un paysan
ne dit pas deux mots sans ajouter: jarnignié, ou un anglais: goddam.
C'est de la conversation pour théâtre des boulevards. Ce qui vous
étonnera, c'est que les réputations injustifiées sont les plus
établies aux yeux du public. Vous-même, Brichot, qui mettriez votre
main au feu de la vertu de tel ou tel homme qui vient ici et que les
renseignés connaissent comme le loup blanc, vous devez croire comme
tout le monde à ce qu'on dit de tel homme en vue qui incarne ces
goûts-là pour la masse, alors qu'il n'en est pas pour deux sous. Je
dis pour deux sous, parce que si nous y mettions vingt-cinq louis nous
verrions le nombre des petits saints diminuer jusqu'à zéro. Sans cela
le taux des saints, si vous voyez de la sainteté là dedans, se tient
en règle générale entre 3 et 4 sur 10. » Si Brichot avait transposé
dans le sexe masculin la question des mauvaises réputations, à mon
tour et inversement c'est au sexe féminin et en pensant à Albertine,
que je reportais les paroles de M. de Charlus. J'étais épouvanté par
la statistique, même en tenant compte qu'il devait enfler les chiffres
au gré de ce qu'il souhaitait, et aussi d'après les rapports d'êtres
cancaniers, peut-être menteurs, en tous cas trompés par leur propre
désir qui, s'ajoutant à celui de M. de Charlus, faussait sans doute
les calculs du Baron. «Trois sur dix, s'écria Brichot! En renversant
la proportion, j'aurais eu encore à multiplier par cent le nombre des
coupables. S'il est celui que vous dites, Baron, et si vous ne vous
trompez pas, confessons alors que vous êtes un de ces rares voyants
d'une vérité que personne ne soupçonnait autour d'eux. C'est ainsi
que Barrés a fait, sur la corruption parlementaire, des découvertes
qui ont été vérifiées après coup, comme l'existence de la planète
de Leverrier. Mme Verdurin citerait de préférence des hommes que
j'aime mieux ne pas nommer et qui ont deviné au Bureau de
Renseignements, dans l'État-Major, des agissements, inspirés, je le
crois, par un zèle patriotique, mais qu'enfin je n'imaginais pas. Sur
la franc-maçonnerie, l'espionnage allemand, la morphinomanie, Léon
Daudet écrit au jour le jour un prodigieux conte de fées qui se trouve
être la réalité même. Trois sur dix! » reprit Brichot stupéfait. Il
est vrai de dire que M. de Charlus taxait d'inversion la grande
majorité de ses contemporains, en exceptant toutefois les hommes avec
qui il avait eu des relations et dont, pour peu qu'elles eussent été
mêlées d'un peu de romanesque, le cas lui paraissait plus complexe.
C'est ainsi qu'on voit des viveurs, ne croyant pas à l'honneur des
femmes, en rendre un peu seulement à telle qui fut leur maîtresse et
dont ils protestent sincèrement et d'un air mystérieux: «Mais non,
vous vous trompez, ce n'est pas une fille. » Cette estime inattendue
leur est dictée, partie par leur amour-propre, pour qui il est plus
flatteur que de telles faveurs aient été réservées à eux seuls,
partie par leur naïveté qui gobe aisément tout ce que leur maîtresse
a voulu leur faire croire, partie par ce sentiment de la vie qui fait
que, dès qu'on s'approche des êtres, des existences, les étiquettes
et les compartiments faits d'avance sont trop simples. «Trois sur dix!
mais prenez-y garde, moins heureux que ces historiens que l'avenir
ratifiera, Baron, si vous vouliez présenter à la postérité le
tableau que vous nous dites, elle pourrait la trouver mauvaise. Elle ne
juge que sur pièces et voudrait prendre connaissance de votre dossier.
Or aucun document ne venant authentiquer ce genre de phénomènes
collectifs que les seuls renseignés sont trop intéressés à laisser
dans l'ombre, on s'indignerait fort dans le camp des belles âmes et
vous passeriez tout net pour un calomniateur ou pour un fol. Après
avoir, au concours des élégances, obtenu le maximum et le principat
sur cette terre, vous connaîtriez les tristesses d'un blackboulage
d'outre-tombe. Ça n'en vaut pas le coup, comme dit, Dieu me pardonne!
notre Bossuet. » «Je ne travaille pas pour l'histoire, répondit M. de
Charlus, la vie me suffit, elle est bien assez intéressante, comme
disait le pauvre Swann. » «Comment? Vous avez connu Swann, Baron, mais
je ne savais pas. Est-ce, qu'il avait ces goûts-là, demanda Brichot
d'un air inquiet? » «Mais est-il grossier! Vous croyez donc que je ne
connais que des gens comme ça. Mais non, je ne crois pas», dit Charlus
les yeux baissés et cherchant à peser le pour et le contre. Et pensant
que puisqu'il s'agissait de Swann dont les tendances si opposées
avaient été toujours connues, un demi-aveu ne pouvait qu'être
inoffensif pour celui qu'il visait et flatteur pour celui qui le
laissait échapper dans une insinuation: «Je ne dis pas qu'autrefois au
collège, une fois par hasard», dit le Baron comme, malgré lui et
comme s'il pensait tout haut, puis se reprenant: «Mais il y a deux
cents ans, comment voulez-vous que je me rappelle, vous m'embêtez»,
conclut-il en riant. «En tous cas il n'était pas joli, joli! » dit
Brichot, lequel, affreux, se croyait bien et trouvait facilement les
autres laids. «Taisez-vous, dit le Baron, vous ne savez pas ce que vous
dites, dans ce temps-là il avait un teint de pêche et, ajouta-t-il en
mettant chaque syllabe sur une autre note, il était joli comme les
amours. Du reste il était resté charmant. Il a été follement aimé
des femmes. » «Mais est-ce que vous avez connu la sienne? » «Mais,
voyons, c'est par moi qu'il l'a connue. Je l'avais trouvée charmante
dans son demi-travesti un soir qu'elle jouait Miss Sacripant; j'étais
avec des camarades de club, nous avions tous ramené une femme et, bien
que je n'eusse envie que de dormir, les mauvaises langues avaient
prétendu, car c'est affreux ce que le monde est méchant, que j'avais
couché avec Odette. Seulement elle en avait profité pour venir
m'embêter, et j'avais cru m'en débarrasser en la présentant à Swann.
De ce jour-là elle ne cessa plus de me cramponner, elle ne savait pas
un mot d'orthographe, c'est moi qui faisais ses lettres. Et puis c'est
moi qui ensuite ai été chargé de la promener. Voilà, mon enfant, ce
que c'est que d'avoir une bonne réputation, vous voyez. Du reste je ne
la méritais qu'à moitié. Elle me forçait à lui faire faire des
parties terribles, à cinq, à six. » Et les amants qu'avait eus
successivement Odette, (elle avait été avec un tel, puis avec un
pauvre Swann, aveuglé par la jalousie et par l'amour tel, ces hommes
dont pas un seul n'avait été deviné par le tour à tour, supputant
les chances et croyant aux serments plus affirmatifs qu'une
contradiction qui échappe à la coupable, contradiction bien plus
insaisissable, et pourtant bien plus significative, et dont le jaloux
pourrait se prévaloir, plus logiquement que de renseignements qu'il
prétend faussement avoir eus, pour inquiéter sa maîtresse) ces
amants, M. de Charlus se mit à les énumérer avec autant de certitude
que s'il avait récité la liste des Rois de France. Et en effet le
jaloux est, comme les contemporains, trop près, il ne sait rien, et
c'est pour les étrangers que le comique des adultères prend la
précision de l'histoire, et s'allonge en listes d'ailleurs
indifférentes et qui ne deviennent tristes que pour un autre jaloux,
comme j'étais, qui ne peut s'empêcher de comparer son cas à celui
dont il entend parler et qui se demande si, pour la femme dont il doute,
une liste aussi illustre n'existe pas. Mais il n'en peut rien savoir,
c'est comme une conspiration universelle, une brimade à laquelle tous
participent cruellement et qui consiste, tandis que son amie va de l'un
à l'autre, à lui tenir sur les yeux un bandeau qu'il fait
perpétuellement effort pour arracher sans y réussir, car tout le monde
le tient aveuglé, le malheureux, les êtres bons par bonté, les êtres
méchants par méchanceté, les êtres grossiers par goût des vilaines
farces, les êtres bien élevés par politesse et bonne éducation, et
tous par une de ces conventions qu'on appelle principe. «Mais est-ce
que Swann a jamais su que vous aviez eu ses faveurs? » «Mais voyons,
quelle horreur! Raconter cela à Charles! C'est à faire dresser les
cheveux sur la tête. Mais mon cher, il m'aurait tué tout simplement,
il était jaloux comme un tigre. Pas plus que je n'ai avoué à Odette,
à qui ça aurait du reste été bien égal, que. . .
