Les deux
philosophes
les plus ce?
Madame de Stael - De l'Allegmagne
tudier pour connai^tre, e?
tait le mobile de son exis-
tence. << Si le Tout-Puissant, disait-il, tenait dans une main la
<< ve? rite? , et dans l'autre la recherche de la ve? rite? , c'est la re-
<<cherche que je lui demanderais par pre? fe? rence. >>
Lessing n'e? tait point orthodoxe en religion. Le christianisme
ne lui e? tait point ne? cessaire comme sentiment, et toutefois il
savait l'admirer philosophiquement. Il comprenait ses rapports
avec le coeur humain, et c'est toujours d'un point de vue uni-
versel qu'il conside`re toutes les opinions. Rien d'intole? rant,
rien d'exclusif ne se trouve dans ses e? crits. Quand on se place
au centre des ide? es, on a toujours de la bonne foi, de la pro-
fondeur et de l'e? tendue. Ce qui est injuste, vaniteux et borne? ,
vient du besoin de tout rapporter a` quelques aperc? us partiels
qu'on s'est approprie? s, et dont on se fait un objet d'amour-propre.
Lessing exprime avec un style tranchant et positif des opi-
nions pleines de chaleur. Hemsterhuis, philosophe hollandais,
fut le premier qui, au milieu du dix-huitie`me sie`cle, indiqua
dans ses e? crits la plupart des ide? es ge? ne? reuses sur lesquelles la
nouvelle e? cole allemande est fonde? e. Ses ouvrages sont aussi
tre`s-remarquables par le contraste qui existe entre le caracte`re
de son style et les pense? es qu'il e? nonce. Lessing est enthousiaste avec des formes ironiques ^ Hemsterhuis avec un langage ma-
the? maticien. On ne trouve gue`re que parmi les nations germa-
niques le phe? nome`ne de ces e? crivains qui consacrent la me? ta-
physique la plus abstraite a` la de? fense des syste`mes les plus
exalte? s, et qui cachent une imagination vive sous une logique
auste`re.
Les hommes qui se mettent toujours en garde contre l'ima-
gination qu'ils n'ont pas, se confient plus volontiers aux e? cri-
vains qui bannissent des discussions philosophiques le talent et
la sensibilite? , commes'il n'e? taitpas au moins aussi facile de
de? raisonner sur de tels sujets avec des syllogismes qu'avec de
l'e? loquence. Car le syllogisme, posant toujours pour base qu'une
chose estou n'est pas, re? duit dans chaque circonstance a` une
simple alternative la foule immense de nos impressions, tandis
que l'e? loquence en embrasse l'ensemble. Ne? anmoins, quoique
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? DES PHILOSOPHES A^LLEMAISDS. 43%
Hemsterhuis ait trop souvent exprime? les ve? rite? s philosophi-
ques avec des formes alge? briques, un sentiment moral, un pur
amour du beau se fait admirer dans ses e? crits; il a senti, l'un
des premiers, l'union qui existe entre l'ide? alisme, ou, pour
mieux dire, le libre arbitre de l'homme et la morale stoi? que,
et c'est sous ce rapport surtout que la nouvelle doctrine des Al-
lemands acquiert une grande importance. Avant me^me que les e? crits deKant eussent paru, Jacobi avait
de? ja` combattu la philosophie des sensations, et plus victorieuse-
ment encore la morale fonde? e sur l'inte? re^t. Il ne s'e? tait point
astreint exclusivement, dans sa philosophie, aux formes abs-
traites du raisonnement. Son analyse de l'a^me humaine est
pleine d'e? loquence et de charme. Dans les chapitres suivants
j'examinerai la plus belle partie de ses ouvrages, celle qui tient
a` la morale; mais il me? rite, comme philosophe, une gloire a`
part. Plus instruit que personne dans l'histoire de la philosophie ancienne et moderne, il a consacre? ses e? tudes a` l'appui des ve? -
rite? s les plus simples. Le premier, parmi les philosophes de son
temps, il a fonde? notre nature intellectuelle tout entie`re sur le
sentiment religieux, et l'on dirait qu'il n'a si bien appris la
langue des me? taphysiciens et des savants, que pour rendre
hommage aussi dans cette langue a` la vertu et a` la Divinite? .
Jacobi s'est montre? l'adversaire de la philosophie de Kant;
mais il ne l'attaque point en partisan de la philosophie des sen-
sations '. Au contraire, ce qu'il lui reproche , c'est de ne pas
s'appuyer assez sur la religion, conside? re? e comme la seule
philosophie possible dans les ve? rite? s au dela` de l'expe? rience. La doctrine de Kant a rencontre? beaucoup d'autres adver-
saires en Allemagne, mais on ne l'a point attaque? e sans la con-
nai^tre , ou en lui opposant pour toute re? ponse les opinions de
Locke et de Condillac. Leibnitz conservait encore trop d'ascen-
dant sur les esprits de ses compatriotes pour qu'ils ne montras-
sent pas du respect pour toute opinion analogue a` la sienne.
Une foule d'e? crivains, pendant dix ans, n'ont cesse? de commen-
ter les ouvrages de Kant. Mais aujourd'hui les philosophes alle-
1 Celte philosophie a rec? u ge? ne? ralement, en Allemagne, le nom de pkilo-
snphie empirique.
MADAME DE STAEL. 37
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 434 DES PHILOSOPHES ALLEMANDS.
uiands, d'accord avec Kant sur l'activite? spontane? e de la pen-
se? e, ont adopte? ne? anmoins chacun un syste`me particulier a` cet e? gard. En effet, qui n'a pas essaye? de se comprendre soi-me^me selon ses forces? Mais parce que l'homme a donne? une
innombrable diversite? d'explications de son e^tre, s'ensuit-il
que cet examen philosophique soit inutile ? non, sans doute.
Cette diversite? me^me est la preuve de l'inte? re^t qu'un tel examen
doit inspirer.
On dirait de nos jours qu'on voudrait en finir avec la nature
morale, et lui solder son compte en une fois, pour n'en plus
entendre parler. Les uns de? clarent que la langue a e? te? fixe? e tel
jour de tel mois, et que depuis ce moment l'introduction d'un
mot nouveau serait une barbarie. D'autres affirment que les
re`gles dramatiques ont e? te? de? finitivement arre^te? es dans telle
anne? e, et que le ge? nie qui voudrait maintenant y changer quel-
que chosfu a tort de n'e^tre pas ne? avant cette anne? e sans appel,
ou` l'on a termine? toutes les discussions litte? raires passe? es, pre? -
sentes et futures. Enfin, dans la me? taphysique surtout, l'on a
de? cide? que depuis Condillac on ne peut faire un pas de plus sans
s'e? garer. Les progre`s sont encore permis aux sciences physi-
ques, parce qu'on ne peut les leur nier; mais dans la carrie`re
philosophique et litte? raire, on voudrait obliger l'esprit humain
a` courir sans cesse la bague de la vanite? autour du me^me
cercle.
Ce n'est point simplifier le syste`me de l'univers que de s'en
tenir a` cette philosophie expe? rimentale, qui pre? sente un genre
d'e? vidence faux dans le principe, quoique spe? cieux dans la forme. En conside? rant comme non existant tout ce qui de? passe
les lumie`res des sensations, on peut mettre aise? ment beaucoup
de clarte? dans un syste`me dont on trace soi-me^me les limites;
c'est un travail qui de? pend de celui qui le fait. Mais tout ce qui
est au dela` de ces limites en existe-t-il moins, parce qu'on le
compte pour rien? L'incomple`te ve? rite? dela philosophie spe? cu-
lative approche bien plus de l'essence me^me des choses que
cette lucidite? apparente qui tient a` l'art d'e? carter les difficulte? s
d'un certain ordre. Quand on lit dans les ouvrages philosophi-
ques du dernier sie`cle ces phrases si souvent re? pe? te? es : // ny
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DES PHILOSOPHES ALLEMANDS. 435
u que cela de vrai, tout le reste est chime`re, on se rappelle
cette histoire connue d'un acteur francais, qui devant se battre
avec un homme beaucoup plus gros que lui, proposa de tirer
sur le corps de son adversaire une ligne au dela` de laquelle les
coups ne compteraient plus. Au dela` de cette ligne cependant,
comme en dec? a`, il y avait le me^me e^tre qui pouvait recevoir des
coups mortels. De me^me ceux qui placent au terme de leur ho-
rizon les colonnes d'Hercule, ne sauraient empe^cher qu'il n'y ait
une nature par dela` la leur, ou` l'existence est plus vive encore
que dans la sphe`re mate? rielle a` laquelle on veut nous borner.
Les deux philosophes les plus ce? le`bres qui aient succe? de? a`
Kani, sontFichteet Schelling: ils pre? tendirent aussi simpli-
fier son syste`me; mais c'e? tait en mettant a` sa place une philo-
sophie plus transcendante encore que la sienne, qu'ils se flat-
te`rent d'y parvenir.
Kant avait se? pare? d'une main ferme l'empire de l'a^me et ce-
lui des sensations : ce dualisme philosophique e? tait fatigant
pour les esprits qui aiment a` se reposer dans les ide? es absolues.
Depuis les Grecs jusqu'a` nos jours, on a souvent re? pe? te? cet
axiome, que Tout est un, et les efforts des philosophes ont
toujours tendu a` trouver dans un seul principe, dans l'a^me ou
dans la nature, l'explication du monde. J'oserai le dire cepen-
dant, il me semble qu'un des titres de la philosophie de Kant a`
la confiance des hommes e? claire? s, c'est d'avoir affirme? , comme
nous le sentons, qu'il existe une a^me et une nature exte? rieure,
et qu'elles agissent mutuellement l'une sur l'autre par telles ou
telles lois. Je ne sais pourquoi l'on trouve plus de hauteur phi-
losophique dans l'ide? e d'un seul principe, soit mate? riel, soit in-
tellectuel; un ou deux ne rend pas l'univers plus facile a` com-
prendre, et notre sentiment s'accorde mieux avec les syste`mes
qui reconnaissent comme distincts le physique et le moral.
Fichte et Schelling se sont partage? l'empire que Kant avait
reconnu pour divise? , et chacun a voulu que sa moitie? fu^t le tout.
L'un et l'autre sont sortis de la sphe`re de nous-me^mes, et ont
voulu s'e? lever jusqu'a` connai^tre le syste`me de l'univers. Bien
diffe? rents en cela de Kant, qui a mis autant de force d'esprit a`
montrer ce que l'esprit humain ne parviendra jamais a` compren-
dre, qu'a` de? velopper ce qu'il peut savoir.
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? 436 DES PHILOSOPHES ALLEMANDS.
Cependant nul philosophe, avant Fichte, n'avait pousse? le
syste`me de l'ide? alisme a` une rigueur aussi scientifique; il fait de
l'activite? de l'a^me l'univers entier. Tout ce qui peut e^tre conc? u ,
tout ce qui peut e^tre imagine? vient d'elle; c'est d'apre`s ce sys-
te`me qu'il a e? te? soupc? onne? d'incre? dulite? . On lui entendait dire
que, dans la lec? on suivante, il allait cre? er DIEU, et l'on e? tait,
avec raison, scandalise? de cette expression. Ce qu'elle signifiait,
c'est qu'il allait montrer comment l'ide? e de la Divinite? naissait et
se de? veloppait dans l'a^me de l'homme. Le me? rite principal de
la philosophie de Fichte, c'est la force incroyable d'attention
qu'elle suppose. Car il ne se contente pas de tout rapporter a`
l'existence inte? rieure de l'homme, au MOI qui sert de base a`
tout; mais il distingue encore dans ce MOI celui qui est passa-
ger, et celui qui est durable. En effet, quand on re? fle? chit sur
les ope? rations de l'entendement, on croit assister soi-me^me a` sa
pense? e, on croit la voir passer comme l'onde, tandis que la
portion de soi qui la contemple est immuable. 11 arrive souvent a`
ceux qui re? unissent un caracte`re passionne? a` un esprit observa-
teur, de se regarder souffrir, et de sentir en eux-me^mes un e^tre
supe? rieur a` sa propre peine, qui la voit, et tour a` tour la bla^me
ou la plaint.
Il s'ope`re des changements continuels en nous, par les circons-
tances exte? rieures de notre vie, et ne? anmoins nous avons tou-
jours le sentiment de notre identite? . Qu'est-ce donc qui atteste
cette identite? , si ce n'est le MOI toujours le me^me, qui voit passer
devant son tribunal le MOI modifie? par les impressions exte? -
rieures?
C'est a` cette a^me ine? branlable, te? moin de l'a^me mobile, que
Fichte attribue le don de l'immortalite? et la puissance de cre? er,
ou, pour traduire plus exactement,de rayonner en elle-me^me
l'image de l'univers. Ce syste`me, qui fait tout reposer sur le
sommet de notre existence, et place la pyramide sur la pointe,
est singulie`rement difficile a` suivre. Il de? pouille les ide? es des
couleurs qui servent si bien a` les faire comprendre; et les beaux-
arts, la poe? sie, la contemplation de la nature, disparaissent
dans ces abstractions , sans me? lange d'imagination ni de sensi-
bilite? .
Fichte ne conside`re le monde exte? rieur que comme une borne
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? DES PHILOSOPHE: ALLEMANDS. 437
de notre existence, sur laquelle la pense? e travaille. Dans son
syste`me, cette borne est cre? e? e par l'a^me elle-me^me, dont l'acti-
vite? constante s'exerce sur le tissu qu'elle a forme? . Ce que Fichte
a e? crit sur le MOI me? taphysique ressemble un peu au re? veil de
la statue de Pygmalion, qui, touchant alternativement elle-me^me et la pierre sur laquelle elle e? tait place? e, dit tour a` tour:
-- C'est moi, et ce n'est pas moi. --Mais quand, en prenant la
main de Pygmalion, elle s'e? crie: -- C'est encore moi! -- il s'agit
de? ja` d'un sentiment qui de? passe de beaucoup la sphe`re des ide? es
abstraites. L'ide? alisme de? pouille? du sentiment a ne? anmoins l'a-
vantage d'exciter au plus haut degre? l'activite? de l'esprit; mais
la nature et l'amour perdent tout leur charme parce syste`me;
car si les objets que nous voyons et les e^tres que nous aimons ne
sont rien que l'oeuvre de nos ide? es, c'est l'homme lui-me^me
qu'on peut conside? rer alors comme le grand ce? libataire des
mondes.
Il faut reconnai^tre cependant deux grands avantages de la
doctrine de Fichte: l'un, sa morale stoi? que, qui n'admet aucune
excuse; car tout venant du MOI , c'est a` ce MOI seul a` re? pondre
de l'usage qu'il fait de sa volonte? : l'autre, un exercice dela
pense? e tellement fort et subtil en me^me temps, que celui qui a
bien compris ce syste`me, du^t-il ne pas l'adopter, aurait acquis
une puissance d'attention et une sagacite? d'analyse qu'il pourrait
ensuite appliquer en se jouant a` tout autre genre d'e? tude. De quelque manie`re qu'on juge l'utilite? de la me? taphysique,
on ne peut nier qu'elle ne soit la gymnastique de l'esprit. On
impose aux enfants divers genres de lutte dans leurs premie`res
anne? es, quoiqu'ils ne soient point appele? s a` se battre un jourde cette manie`re. On peut dire avec ve? rite? que l'e? tude de la me? -
taphysique ide? aliste est presque un moyen su^r de de? velopper les
faculte? s morales de ceux qui s'y livrent. La pense? e re? side, comme
tout ce qui est pre? cieux, au fond de nous-me^mes; car a` la super-
ficie, il n'y a rien que de la sottise ou de l'insipidite? . Mais quand
on oblige de bonne heure les hommes a` creuser dans leur re? -
flexion, a` tout voir dans leur a^me, ils y puisent une force et une
since? rite? de jugement qui ne se perdent jamais.
Fichte est dans les ide? es abstraites une te^te mathe? matique
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? 43S DES PHILOSOPHES ALLEHAM>S.
comme E"ler ou la Grange. Il me? prise singulie`rement toutes
les expressions un peu substantielles: l'existence est de? ja` un
mot trop prononce? pour lui. L'e^tre, le principe, l'essence, sont
a` peine des paroles assez e? the? re? es pour indiquer les subtiles
nuances de ses opinions. On dirait qu'il craint le contact des
choses re? elles, et qu'il tend toujours a` y e? chapper. A force de le
lire ou de s'entretenir avec lui, l'on perd la conscience de ce
monde, et l'on a besoin, comme les ombres que nous peint
Home`re, de rappeler en soi les souvenirs de la vie.
Le mate? rialisme absorbe l'a^me en la de? gradant; l'ide? alisme
de Fichte,a` force de l'exalter, la se? pare de la nature. Dans l'un
et l'autre extre^me, le sentiment, qui est la ve? ritable beaute? de
l'existence, n'a point le rang qu'il me? rite.
Schelling a bien plus de connaissance de la nature et des
beaux-arts que Fichte; et son imagination pleine de vie ne sau-
rait se contenter des ide? es abstraites; mais, de me^me que Fichte,
il a pour but de re? duire l'existence a` un seul principe.
tence. << Si le Tout-Puissant, disait-il, tenait dans une main la
<< ve? rite? , et dans l'autre la recherche de la ve? rite? , c'est la re-
<<cherche que je lui demanderais par pre? fe? rence. >>
Lessing n'e? tait point orthodoxe en religion. Le christianisme
ne lui e? tait point ne? cessaire comme sentiment, et toutefois il
savait l'admirer philosophiquement. Il comprenait ses rapports
avec le coeur humain, et c'est toujours d'un point de vue uni-
versel qu'il conside`re toutes les opinions. Rien d'intole? rant,
rien d'exclusif ne se trouve dans ses e? crits. Quand on se place
au centre des ide? es, on a toujours de la bonne foi, de la pro-
fondeur et de l'e? tendue. Ce qui est injuste, vaniteux et borne? ,
vient du besoin de tout rapporter a` quelques aperc? us partiels
qu'on s'est approprie? s, et dont on se fait un objet d'amour-propre.
Lessing exprime avec un style tranchant et positif des opi-
nions pleines de chaleur. Hemsterhuis, philosophe hollandais,
fut le premier qui, au milieu du dix-huitie`me sie`cle, indiqua
dans ses e? crits la plupart des ide? es ge? ne? reuses sur lesquelles la
nouvelle e? cole allemande est fonde? e. Ses ouvrages sont aussi
tre`s-remarquables par le contraste qui existe entre le caracte`re
de son style et les pense? es qu'il e? nonce. Lessing est enthousiaste avec des formes ironiques ^ Hemsterhuis avec un langage ma-
the? maticien. On ne trouve gue`re que parmi les nations germa-
niques le phe? nome`ne de ces e? crivains qui consacrent la me? ta-
physique la plus abstraite a` la de? fense des syste`mes les plus
exalte? s, et qui cachent une imagination vive sous une logique
auste`re.
Les hommes qui se mettent toujours en garde contre l'ima-
gination qu'ils n'ont pas, se confient plus volontiers aux e? cri-
vains qui bannissent des discussions philosophiques le talent et
la sensibilite? , commes'il n'e? taitpas au moins aussi facile de
de? raisonner sur de tels sujets avec des syllogismes qu'avec de
l'e? loquence. Car le syllogisme, posant toujours pour base qu'une
chose estou n'est pas, re? duit dans chaque circonstance a` une
simple alternative la foule immense de nos impressions, tandis
que l'e? loquence en embrasse l'ensemble. Ne? anmoins, quoique
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DES PHILOSOPHES A^LLEMAISDS. 43%
Hemsterhuis ait trop souvent exprime? les ve? rite? s philosophi-
ques avec des formes alge? briques, un sentiment moral, un pur
amour du beau se fait admirer dans ses e? crits; il a senti, l'un
des premiers, l'union qui existe entre l'ide? alisme, ou, pour
mieux dire, le libre arbitre de l'homme et la morale stoi? que,
et c'est sous ce rapport surtout que la nouvelle doctrine des Al-
lemands acquiert une grande importance. Avant me^me que les e? crits deKant eussent paru, Jacobi avait
de? ja` combattu la philosophie des sensations, et plus victorieuse-
ment encore la morale fonde? e sur l'inte? re^t. Il ne s'e? tait point
astreint exclusivement, dans sa philosophie, aux formes abs-
traites du raisonnement. Son analyse de l'a^me humaine est
pleine d'e? loquence et de charme. Dans les chapitres suivants
j'examinerai la plus belle partie de ses ouvrages, celle qui tient
a` la morale; mais il me? rite, comme philosophe, une gloire a`
part. Plus instruit que personne dans l'histoire de la philosophie ancienne et moderne, il a consacre? ses e? tudes a` l'appui des ve? -
rite? s les plus simples. Le premier, parmi les philosophes de son
temps, il a fonde? notre nature intellectuelle tout entie`re sur le
sentiment religieux, et l'on dirait qu'il n'a si bien appris la
langue des me? taphysiciens et des savants, que pour rendre
hommage aussi dans cette langue a` la vertu et a` la Divinite? .
Jacobi s'est montre? l'adversaire de la philosophie de Kant;
mais il ne l'attaque point en partisan de la philosophie des sen-
sations '. Au contraire, ce qu'il lui reproche , c'est de ne pas
s'appuyer assez sur la religion, conside? re? e comme la seule
philosophie possible dans les ve? rite? s au dela` de l'expe? rience. La doctrine de Kant a rencontre? beaucoup d'autres adver-
saires en Allemagne, mais on ne l'a point attaque? e sans la con-
nai^tre , ou en lui opposant pour toute re? ponse les opinions de
Locke et de Condillac. Leibnitz conservait encore trop d'ascen-
dant sur les esprits de ses compatriotes pour qu'ils ne montras-
sent pas du respect pour toute opinion analogue a` la sienne.
Une foule d'e? crivains, pendant dix ans, n'ont cesse? de commen-
ter les ouvrages de Kant. Mais aujourd'hui les philosophes alle-
1 Celte philosophie a rec? u ge? ne? ralement, en Allemagne, le nom de pkilo-
snphie empirique.
MADAME DE STAEL. 37
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 434 DES PHILOSOPHES ALLEMANDS.
uiands, d'accord avec Kant sur l'activite? spontane? e de la pen-
se? e, ont adopte? ne? anmoins chacun un syste`me particulier a` cet e? gard. En effet, qui n'a pas essaye? de se comprendre soi-me^me selon ses forces? Mais parce que l'homme a donne? une
innombrable diversite? d'explications de son e^tre, s'ensuit-il
que cet examen philosophique soit inutile ? non, sans doute.
Cette diversite? me^me est la preuve de l'inte? re^t qu'un tel examen
doit inspirer.
On dirait de nos jours qu'on voudrait en finir avec la nature
morale, et lui solder son compte en une fois, pour n'en plus
entendre parler. Les uns de? clarent que la langue a e? te? fixe? e tel
jour de tel mois, et que depuis ce moment l'introduction d'un
mot nouveau serait une barbarie. D'autres affirment que les
re`gles dramatiques ont e? te? de? finitivement arre^te? es dans telle
anne? e, et que le ge? nie qui voudrait maintenant y changer quel-
que chosfu a tort de n'e^tre pas ne? avant cette anne? e sans appel,
ou` l'on a termine? toutes les discussions litte? raires passe? es, pre? -
sentes et futures. Enfin, dans la me? taphysique surtout, l'on a
de? cide? que depuis Condillac on ne peut faire un pas de plus sans
s'e? garer. Les progre`s sont encore permis aux sciences physi-
ques, parce qu'on ne peut les leur nier; mais dans la carrie`re
philosophique et litte? raire, on voudrait obliger l'esprit humain
a` courir sans cesse la bague de la vanite? autour du me^me
cercle.
Ce n'est point simplifier le syste`me de l'univers que de s'en
tenir a` cette philosophie expe? rimentale, qui pre? sente un genre
d'e? vidence faux dans le principe, quoique spe? cieux dans la forme. En conside? rant comme non existant tout ce qui de? passe
les lumie`res des sensations, on peut mettre aise? ment beaucoup
de clarte? dans un syste`me dont on trace soi-me^me les limites;
c'est un travail qui de? pend de celui qui le fait. Mais tout ce qui
est au dela` de ces limites en existe-t-il moins, parce qu'on le
compte pour rien? L'incomple`te ve? rite? dela philosophie spe? cu-
lative approche bien plus de l'essence me^me des choses que
cette lucidite? apparente qui tient a` l'art d'e? carter les difficulte? s
d'un certain ordre. Quand on lit dans les ouvrages philosophi-
ques du dernier sie`cle ces phrases si souvent re? pe? te? es : // ny
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DES PHILOSOPHES ALLEMANDS. 435
u que cela de vrai, tout le reste est chime`re, on se rappelle
cette histoire connue d'un acteur francais, qui devant se battre
avec un homme beaucoup plus gros que lui, proposa de tirer
sur le corps de son adversaire une ligne au dela` de laquelle les
coups ne compteraient plus. Au dela` de cette ligne cependant,
comme en dec? a`, il y avait le me^me e^tre qui pouvait recevoir des
coups mortels. De me^me ceux qui placent au terme de leur ho-
rizon les colonnes d'Hercule, ne sauraient empe^cher qu'il n'y ait
une nature par dela` la leur, ou` l'existence est plus vive encore
que dans la sphe`re mate? rielle a` laquelle on veut nous borner.
Les deux philosophes les plus ce? le`bres qui aient succe? de? a`
Kani, sontFichteet Schelling: ils pre? tendirent aussi simpli-
fier son syste`me; mais c'e? tait en mettant a` sa place une philo-
sophie plus transcendante encore que la sienne, qu'ils se flat-
te`rent d'y parvenir.
Kant avait se? pare? d'une main ferme l'empire de l'a^me et ce-
lui des sensations : ce dualisme philosophique e? tait fatigant
pour les esprits qui aiment a` se reposer dans les ide? es absolues.
Depuis les Grecs jusqu'a` nos jours, on a souvent re? pe? te? cet
axiome, que Tout est un, et les efforts des philosophes ont
toujours tendu a` trouver dans un seul principe, dans l'a^me ou
dans la nature, l'explication du monde. J'oserai le dire cepen-
dant, il me semble qu'un des titres de la philosophie de Kant a`
la confiance des hommes e? claire? s, c'est d'avoir affirme? , comme
nous le sentons, qu'il existe une a^me et une nature exte? rieure,
et qu'elles agissent mutuellement l'une sur l'autre par telles ou
telles lois. Je ne sais pourquoi l'on trouve plus de hauteur phi-
losophique dans l'ide? e d'un seul principe, soit mate? riel, soit in-
tellectuel; un ou deux ne rend pas l'univers plus facile a` com-
prendre, et notre sentiment s'accorde mieux avec les syste`mes
qui reconnaissent comme distincts le physique et le moral.
Fichte et Schelling se sont partage? l'empire que Kant avait
reconnu pour divise? , et chacun a voulu que sa moitie? fu^t le tout.
L'un et l'autre sont sortis de la sphe`re de nous-me^mes, et ont
voulu s'e? lever jusqu'a` connai^tre le syste`me de l'univers. Bien
diffe? rents en cela de Kant, qui a mis autant de force d'esprit a`
montrer ce que l'esprit humain ne parviendra jamais a` compren-
dre, qu'a` de? velopper ce qu'il peut savoir.
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? 436 DES PHILOSOPHES ALLEMANDS.
Cependant nul philosophe, avant Fichte, n'avait pousse? le
syste`me de l'ide? alisme a` une rigueur aussi scientifique; il fait de
l'activite? de l'a^me l'univers entier. Tout ce qui peut e^tre conc? u ,
tout ce qui peut e^tre imagine? vient d'elle; c'est d'apre`s ce sys-
te`me qu'il a e? te? soupc? onne? d'incre? dulite? . On lui entendait dire
que, dans la lec? on suivante, il allait cre? er DIEU, et l'on e? tait,
avec raison, scandalise? de cette expression. Ce qu'elle signifiait,
c'est qu'il allait montrer comment l'ide? e de la Divinite? naissait et
se de? veloppait dans l'a^me de l'homme. Le me? rite principal de
la philosophie de Fichte, c'est la force incroyable d'attention
qu'elle suppose. Car il ne se contente pas de tout rapporter a`
l'existence inte? rieure de l'homme, au MOI qui sert de base a`
tout; mais il distingue encore dans ce MOI celui qui est passa-
ger, et celui qui est durable. En effet, quand on re? fle? chit sur
les ope? rations de l'entendement, on croit assister soi-me^me a` sa
pense? e, on croit la voir passer comme l'onde, tandis que la
portion de soi qui la contemple est immuable. 11 arrive souvent a`
ceux qui re? unissent un caracte`re passionne? a` un esprit observa-
teur, de se regarder souffrir, et de sentir en eux-me^mes un e^tre
supe? rieur a` sa propre peine, qui la voit, et tour a` tour la bla^me
ou la plaint.
Il s'ope`re des changements continuels en nous, par les circons-
tances exte? rieures de notre vie, et ne? anmoins nous avons tou-
jours le sentiment de notre identite? . Qu'est-ce donc qui atteste
cette identite? , si ce n'est le MOI toujours le me^me, qui voit passer
devant son tribunal le MOI modifie? par les impressions exte? -
rieures?
C'est a` cette a^me ine? branlable, te? moin de l'a^me mobile, que
Fichte attribue le don de l'immortalite? et la puissance de cre? er,
ou, pour traduire plus exactement,de rayonner en elle-me^me
l'image de l'univers. Ce syste`me, qui fait tout reposer sur le
sommet de notre existence, et place la pyramide sur la pointe,
est singulie`rement difficile a` suivre. Il de? pouille les ide? es des
couleurs qui servent si bien a` les faire comprendre; et les beaux-
arts, la poe? sie, la contemplation de la nature, disparaissent
dans ces abstractions , sans me? lange d'imagination ni de sensi-
bilite? .
Fichte ne conside`re le monde exte? rieur que comme une borne
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? DES PHILOSOPHE: ALLEMANDS. 437
de notre existence, sur laquelle la pense? e travaille. Dans son
syste`me, cette borne est cre? e? e par l'a^me elle-me^me, dont l'acti-
vite? constante s'exerce sur le tissu qu'elle a forme? . Ce que Fichte
a e? crit sur le MOI me? taphysique ressemble un peu au re? veil de
la statue de Pygmalion, qui, touchant alternativement elle-me^me et la pierre sur laquelle elle e? tait place? e, dit tour a` tour:
-- C'est moi, et ce n'est pas moi. --Mais quand, en prenant la
main de Pygmalion, elle s'e? crie: -- C'est encore moi! -- il s'agit
de? ja` d'un sentiment qui de? passe de beaucoup la sphe`re des ide? es
abstraites. L'ide? alisme de? pouille? du sentiment a ne? anmoins l'a-
vantage d'exciter au plus haut degre? l'activite? de l'esprit; mais
la nature et l'amour perdent tout leur charme parce syste`me;
car si les objets que nous voyons et les e^tres que nous aimons ne
sont rien que l'oeuvre de nos ide? es, c'est l'homme lui-me^me
qu'on peut conside? rer alors comme le grand ce? libataire des
mondes.
Il faut reconnai^tre cependant deux grands avantages de la
doctrine de Fichte: l'un, sa morale stoi? que, qui n'admet aucune
excuse; car tout venant du MOI , c'est a` ce MOI seul a` re? pondre
de l'usage qu'il fait de sa volonte? : l'autre, un exercice dela
pense? e tellement fort et subtil en me^me temps, que celui qui a
bien compris ce syste`me, du^t-il ne pas l'adopter, aurait acquis
une puissance d'attention et une sagacite? d'analyse qu'il pourrait
ensuite appliquer en se jouant a` tout autre genre d'e? tude. De quelque manie`re qu'on juge l'utilite? de la me? taphysique,
on ne peut nier qu'elle ne soit la gymnastique de l'esprit. On
impose aux enfants divers genres de lutte dans leurs premie`res
anne? es, quoiqu'ils ne soient point appele? s a` se battre un jourde cette manie`re. On peut dire avec ve? rite? que l'e? tude de la me? -
taphysique ide? aliste est presque un moyen su^r de de? velopper les
faculte? s morales de ceux qui s'y livrent. La pense? e re? side, comme
tout ce qui est pre? cieux, au fond de nous-me^mes; car a` la super-
ficie, il n'y a rien que de la sottise ou de l'insipidite? . Mais quand
on oblige de bonne heure les hommes a` creuser dans leur re? -
flexion, a` tout voir dans leur a^me, ils y puisent une force et une
since? rite? de jugement qui ne se perdent jamais.
Fichte est dans les ide? es abstraites une te^te mathe? matique
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? 43S DES PHILOSOPHES ALLEHAM>S.
comme E"ler ou la Grange. Il me? prise singulie`rement toutes
les expressions un peu substantielles: l'existence est de? ja` un
mot trop prononce? pour lui. L'e^tre, le principe, l'essence, sont
a` peine des paroles assez e? the? re? es pour indiquer les subtiles
nuances de ses opinions. On dirait qu'il craint le contact des
choses re? elles, et qu'il tend toujours a` y e? chapper. A force de le
lire ou de s'entretenir avec lui, l'on perd la conscience de ce
monde, et l'on a besoin, comme les ombres que nous peint
Home`re, de rappeler en soi les souvenirs de la vie.
Le mate? rialisme absorbe l'a^me en la de? gradant; l'ide? alisme
de Fichte,a` force de l'exalter, la se? pare de la nature. Dans l'un
et l'autre extre^me, le sentiment, qui est la ve? ritable beaute? de
l'existence, n'a point le rang qu'il me? rite.
Schelling a bien plus de connaissance de la nature et des
beaux-arts que Fichte; et son imagination pleine de vie ne sau-
rait se contenter des ide? es abstraites; mais, de me^me que Fichte,
il a pour but de re? duire l'existence a` un seul principe.
