par ses
conceptions
comme
par un e?
par un e?
Madame de Stael - De l'Allegmagne
org/access_use#pd-google
? DE LA POESIE. 141
c'est re^ver l'he? roi? sme que de composer une belle ode. Si le talent
n'e? tait pas mobile, il inspirerait aussi souvent les belles actions
que les touchantes paroles; car elles partent toutes e? galement
de la conscience du beau, qui se fait sentir en nous-me^mes.
Un homme d'un esprit supe? rieur disait que laprose e? tait fac-
tice, et la poe? sie naturelle: en effet, les nations peu civilise? es
commencent toujours par la poe? sie, et, de`s qu'une passion forte
agite l'a^me, les hommes les plus vulgaires se servent, a` leur insu,
d'images et de me? taphores; ils appellent a` leur secours la nature
exte? rieure pour exprimer ce qui se passe en eux d'inexprimable,
les gens du peuple sont beaucoup plus pre`s d'e^tre poetes que les
hommes de bonne compagnie; car la convenance et le persiflage
ne sont propres qu'a` servir de bornes, ils ne peuvent rien ins-
pirer. Il y a lutte interminable dans ce monde entre la poe? sie et la
3 pto^se, et la plaisanterie doit toujours se mettre du co^te? de la
prose; car c'est rabattre que de plaisanter. L'esprit de socie? te? est
cependant tre`s-favorable a` la poe? sie de la gra^ce et dela gaiete? ,
V dont l'Arioste, La Fontaine, Voltaire, sont les plus brillants
mode`les. La poe? sie dramatique est admirable dans nos premiers
e? crivains; la poe? sie descriptive, et surtout la poe? sie didactique,
ont e? te? porte? es chez les Franc? ais a` un tre`s-haut degre? de perfec-
:ion; mais il ne parai^t pas qu'ils soient appele? s jusqu'a` pre? sent
a` se distinguer dans la poe? sie lyrique ou e? pique, telle que les anciens et les e? trangers la conc? oivent. La poe? sie lyrique s'exprime au nom de l'auteur me^me; ce
n'est plus dans un personnage qu'il se transporte, c'est en lui-
Jme^me qu'il trouve les divers mouvements dont il est anime? :
j {J. -B. Rousseau dans ses Odes religieuses, Racine dans Athalie, se sont montre? s poe`tes lyriques; ils e? taient nourris des psaumes
et pe? ne? tre? s d'une foi vive; ne? anmoins les difficulte? s de la lan-
gue et de la versification franc? aise s'opposent presque toujours a`
l'abandon de l'enthousiasme. On peut citer des strophes admi-
rables dans quelques-unes de nos odes; mais y en a-t-il une en-
tie`re dans laquelle le dieu n'ait point abandonne? le poe`te? De
beaux vers ne sont pas de la poe? sie; l'inspiration, dans les arts,
est une source ine? puisable , qui vivifie depuis la premie`re parole
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 142 DE LA POESIE.
jusqu'a` la dernie`re: amour, patrie , croyance , tout doit e^tre di-
vinise? dans l'ode, c'est l'apothe? ose du sentiment: il faut, pour
concevoir la vraie grandeur de la poe? sie lyrique, errer par la
re^verie dans les re? gions e? the? re? es, oublier le bruit de la terre en
e? coutant l'harmonie ce? leste, et conside? rer l'univers entier comme
un symbole des e? motions de l'a^me.
L'e? nigme de la destine? e humaine n'est de rien pour la plupart
des hommes; le poe`te l'a toujours pre? sente a` l'imagination. L'i-
de? e de la mort, qui de? courage les esprits vulgaires, rend le ge? nie
plus audacieux, et le me? lange des beaute? s de la nature et des
terreurs de la destruction, excite je ne sais quel de? lire de bonheur
et d'effroi, sans lequel l'on ne peut ni comprendre ni de? crire le
spectacle de ce monde. La poe? sie lyrique ne raconte rien, ne s'as-
treint en rien a` la succession des temps, ni aux limites des lieux;
elle plane sur les pays et sur les sie`cles ; elle donne de la dure? e
a` ce moment sublime, pendant lequel l'homme s'e? le`ve au-des-
sus des peines et des plaisirs de la vie. Il se sent au milieu des
merveilles du monde comme un e^tre a` la fois cre? ateur et cre? e? ,
qui doit mouriret qui ne peut cesser d'e^tre, et dont le coeur
tremblant,et fort en me^me temps, s'enorgueillit en lui-me^me et
se prosterne devant Dieu.
Les Allemands, re? unissant tout a` la fois, ce qui est tre`s-rare,
l'imagination et le recueillement contemplatif, sont plus capa-
bles que la plupart des autres nations de la poe? sie lyrique. Les
modernes ne peuvent se passer d'une certaine profondeur d'i-
de? es dont une religion spiritualiste leur adonne? l'habitude; et si
cependant cette profondeur n'e? tait point reve^tue d'images, ce ne
serait pas de la poe? sie : il faut donc que la nature grandisse aux
yeux de l'homme, pour qu'il puisse s'en servir comme de l'emble`me
de ses pense? es. Les bosquets, les fleurs et les ruisseaux, suffi-"
saient aux poe`tes du paganisme; la solitude des fore^ts, l'Oce? an
sans bornes, le ciel e? toile? , peuvent a` peine exprimer l'e? ternel et
l'infini dont l'a^me des chre? tiens est remplie.
Les Allemands n'ont pas plus que nous de poe`me e? pique; cette
admirable composition ne parai^t pas accorde? e aux modernes, et
peut-e^tre n'y a-t-il que l'Iliade qui re? ponde entie`rement a` l'ide? e
qu'on se fait de ce genre d'ouvrage : il faut, pour le poe`me e? pi-
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DE LA POESIE. HJ
qae, un concours singulier de circonstances qui ne s'est rencon-
tre? que chez les Grecs, l'imagination des temps he? roi? ques et la
perfection du langage des temps civilise? s. Dans le moyen a^ge,
l'imagination e? tait forte, mais le langage imparfait; de nos jours,
le langage est pur, mais l'imagination est en de? faut. Les Alle-
mands ont beaucoup d'audace dans les ide? es et dans le style, et
peu d'invention dans le fond du sujet; leurs essais e? piques se
rapprochent presque toujours du genrelyrique. Ceux des Fran-
c? ais rentrent pluto^t dans le genre dramatique, et l'on y trouve
plus d'inte? re^t que de grandeur. Quand il s'agit de plaire au
the? a^tre, l'art de se circonscrire dans un cadre donne? , de deviner
le gou^t des spectateurs et de s'y plier avec adresse, fait une par-
tie du succe`s, tandis que rien ne doit tenir aux circonstances
exte? rieures et passage`res, dans la composition d'un poe`me e? pi-
que. Il exige des beaute? s absolues, des beaute? s qui frappent le
lecteur solitaire, lorsque ses sentiments sont plus naturels, et
son imagination plus hardie. Celui qui voudrait trop hasarder
dans un poe`me e? pique, pourrait bien encourir le bla^me se? ve`re
du bon gou^t franc? ais; mais celui qui ne hasarderait rien n'en se-
rait pas moins de? daigne? .
Boileau, tout en perfectionnant le gou^t et la langue, a donne?
a` l'esprit franc? ais, l'on ne saurait le nier, une disposition tre`s-
de? favorable a` la poe? sie. Il n'a parle? que de ce qu'il fallait e? viter,
il n'a insiste? que sur des pre? ceptes de raison et de sagesse, qui
ont introduit dans la litte? rature une sorte de pe? danterie tre`s-nuisible au sublime e? lan des arts. Nousavons en franc? ais des
chefs-d'oeuvre de versification; mais comment peut-on appeler la
versification de la poe? sie! Traduire en vers ce qui e? tait fait pour
rester en prose, exprimer en dix syllabes, comme Pope, les jeux
de cartes et leurs moindres de? tails, ou, comme les derniers poe`-
mes qui ont paru chez nous, le trictrac, les e? checs, la chimie:
c'est un tour de passe-passe en fait de paroles; c'estcomposer
avec les mots, comme avec les notes, des sonates sous le nom
de poe`me.
Il faut cependant une grande connaissance de la langue poe? -
tique pour de? crire ainsi noblement les objets qui pre^tent le moins
a` l'imagination, et l'on a raison d'admirer quelques morceaux
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 131 DE I. V POa^ilK CLASSIQUE
de? tache? s de ces galeries de tableaux; mais les transitions qui les
lient entre eux sont ne? cessairement prosai? ques, comme ce qui se passe dans la te^te de l'e? crivain. Il s'est dit: -- Je ferai des
vers sur ce sujet, puis sur celui-ci, puis sur celui-la`; -- et, sans
s'en apercevoir, il nous met dans la confidence de sa manie`re de
travailler. Le ve? ritable poe`te conc? oit, pour ainsi dire, tout son
poe`me a` la fois au fond de sou a^me; sans les difficulte? s du lan-
gage, il improviserait, comme la sibylle et les prophe`tes, les
hymnes saints du ge? nie. Il est e? branle?
par ses conceptions comme
par un e? ve? nement de sa vie; un monde nouveau s'offre a` lui;
l'image sublime de chaque situation, de chaque caracte`re, de
chaque beaute? de la nature, frappe ses regards, et son coeur bat
pour un bonheur ce? leste qui traverse comme un e? clair l'obscu-
rite? du sort. La poe? sie est une possession momentane? e de tout ce
que notre ame souhaite; le talent fait disparai^tre les bornes de
l'existence, et change en images brillantes le vague espoir des
mortels.
Il serait plus aise? de de? crire les sympto^mes du talent que de
lui donner des pre? ceptes; le ge? nie se sent comme l'amour, par
la profondeur me^me de l'e? motion dont il pe? ne`tre celui qui en
est doue? :mais si l'on osait donner des conseils a` ce ge? nie, dont
la nature veut e^tre le seul guide, ce ne seraient pas des conseils
purement litte? raires qu'on devrait lui adresser : il faudrait par-
ler aux poetes comme a` des citoyens, comme a` des he? ros; il
faudrait leur dire : -- Soyez vertueux, soyez croyants, soyez li-
bres, respectez ce que vous aimez, cherchez l'immortalite? dans
l'amour, et la Divinite? dans la nature; enfin, sanctifiez votre
a^me comme un temple, et l'ange des nobles pense? es ne de? dai-
gnera pas d'y apparai^tre. CHAPITRE XI.
De la poe? sie classique et de la poe? sie romantique.
Le nom de romantique a e? te? introduit nouvellement en Alle-
magne, pour de? signer la poe? sie dont les chants des troubadours
ont e? te? l'origine, celle qui est ne? e de la chevalerie et du chris-
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? ET HK LA POE? SIE ROHANTIQUI. t i >
tianisme. Si l'on n'admet pas que le paganisme et le christia-
nisme, le Nord et le Midi, l'antiquite? et le moyen a^ge, la che-
valerie et les institutions grecques et romaines, se sont partage?
l'empire de la litte? rature, l'on ne parviendra jamais a` juger sous
un point de vue philosophique le gou^t antique et le gou^t mo-
derne. On prend quelquefois le mot classique comme synonyme de
perfection. Je m'en sers ici dans une autre acception, en consi-
de? rant la poe? sie classique comme celle des anciens, et la poe? sie
romantique comme celle qui tient de quelque manie`re aux tra-
ditions chevaleresques. Cette division se rapporte e? galement aux deux e`res du monde ; celle qui a pre? ce? de? l'e? tablissement du chris-
tianisme, et celle qui l'a suivi.
On a compare? aussi dans divers ouvrages allemands la poe? sie
antique a` la sculpture, et la poe? sie romantique a` la peinture;
enfin, l'on a caracte? rise? de toutes les manie`res la marche de
l'esprit humain, passant des religions mate? rialistes aux religions
spiritualistes, de la nature a` la Divinite? . La nation franc? aise, la plus cultive? e des nations latines, pen-
che vers la poe? sie classique, imite? e des Grecs et des Romains.
La nation anglaise, la plus illustre des nations germaniques, aime
la poe? sie romantique et chevaleresque, et se glorifie des chefs-
d'oeuvre qu'elle posse`de en ce genre. Je n'examinerai point ici
lequel de ces deux genres de poe? sie me? rite la pre? fe? rence: il suf-
fit de montrer que la diversite? des gou^ts, a` cet e? gard, de? rive
non-seulement de causes accidentelles, mais aussi des sources
primitives de l'imagination et dela pense? e.
Il y a dans les poe`mes e? piques , et dans les trage? dies des an-
ciens, un genre de simplicite? qui tient a` ce que les hommes
e? taient identifie? s a` cette e? poque avec la nature, et croyaient de? -
pendre du destin, comme elle de? pend de la ne? cessite? . L'homme,
re? fle? chissant peu, portait toujours l'action de son a^me au dehors;
la conscience elle-me^me e? tait figure? e par des objets exte? rieurs, et
les flambeaux des Furies secouaient les remords sur la te^te des
coupables. L'e? ve? nement e? tait tout dans l'antiquite? ; le caracte`re
tient plus de place dans les temps modernes; et cette re? flexion
inquie`te, qui nous'de? vo^re souvent comme le vautour de Prome? -
UADAME DE STAEL. la
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 146 1>E LA POESIE CLASSIQUE
the? e, n'eu^t semble? que de la folie, au milieu des rapports clairs
et prononce? s qui existaient dans l'e? tat civil et social des anciens.
On ne faisait en Gre`ce, dans le commencement de l'art, que
des statues isole? es; les groupes ont e? te? compose? s plus tard. On
pourrait dire de me^me, avec ve? rite? , que dans tous les arts il n'y
avait point de groupes : les objets repre? sente? s se succe? daient
comme dans les bas-reliefs, sans combinaison , sans complica-
tion d'aucun genre. L'homme personnifiait la nature; des nym-
phes habitaient les eaux , des hamadryades les fore^ts: mais la na-
ture , a` son tour, s'emparait de l'homme, et l'on eu^t dit qu'il
ressemblait au torrent, a` la foudre, au volcan, tant il agissait
par une impulsion involontaire, et sans que la re? flexion pu^t en
rien alte? rer les motifs ni les suites de ses actions. Les anciens
avaient, pour ainsi dire, une a^me corporelle, doutions les mou-
vements e? taient forts, directs et conse? quents : il n'en est pas de
me^me du coeur humain de? veloppe? par le christianisme :les mo-
dernes ont puise? dans le repentir chre? tien l'habitude de se replier
continuellement sur eux-me^mes.
Mais, pour manifester cette existence tout inte? rieure, il faut
qu'une grande varie? te? dans les faits pre? sente sous toutes les for-
mes les nuances infinies de ce qui se passe dans l'a^me. Si de nos
jours les beaux-arts e? taient astreints a` la simplicite? des anciens,
nous n'atteindrions pas a` la force primitive qui les distingue, et
nous perdrions les e? motions intimes et multiplie? es dont notre
a^me est susceptible. La simplicite? de l'art, chez les modernes,
tournerait facilement a` la froideur et a` l'abstraction , taudis que
celle des anciens e? tait pleine de vie. L'honneur et l'amour, la
bravoure et la pitie? sont les sentiments qui signalent le christia-
nisme chevaleresque; et ces dispositions de l'a^me ne peuvent se
faire voir que par les dangers, les exploits, les amours, les mal-
heurs, l'inte? re^t romantique enfin, qui variesans cesseles tableaux.
Les sources des effets de l'art sont donc diffe? rentes, a` beaucoup
d'e? gards, dans la poe? sie classique et dans la poe? sie romantique;
dans l'une, c'est le sort qui re`gne, dans l'autre, c'estla Provi-
dence; le sort ne compte pour rien les sentiments des hommes,
la Providence ne juge les actions que d'apre`s les sentiments. Comment la poe? sie ne cre? erait-elle pas un monde d'une tout autre
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? ET DE LA POESIE ROMANTIQUE. 147
nature, quand il faut peindre l'oeuvre d'un destin aveugle et
sourd, toujours en lutte avec les mortels, ou cet ordre intelli-
gent auquel pre? side un E^tre supre^me, que notre coeur interroge,
et qui re? pond a` notre coeur! /
La poe? sie pai? enne doit e^tre simple et saillante comme les ob-
jets exte? rieurs;la poe? sie chre? tienne a besoin des mille couleurs
de l'arc-en-ciel pour ne pas se perdre dans les nuages. La poe? -
sie des anciens est plus pure comme art, celle des modernes fait
verser plus de larmes ; mais la question pour nous n'est pas en- //
Ire la poe? sie classique et la poe? sie romantique, mais entre l'irai- /
talion de l'une et l'inspiration de l'autre. La litte? rature des anciens est chez les modernes une litte? rature transplante? e : la litte? rature romantique ou chevaleresque est chez nous indige`ne, et
c'est notre religion et nos institutions qui l'ont fait e? clore. Les
e? crivains imitateurs des anciens se sont soumis aux re`gles du
gou^t les plus se? ve`res ; car, ne pouvant consulter ni leur propre
nature, ni leurs propres souvenirs, il a fallu qu'ils se conformas-
sent aux lois d'apre`s lesquelles les chefs-d'oeuvre des anciens
peuvent e^tre adapte? s a` notre gou^t, bien que toutes les circons-
tances politiques et religieuses qui ont donne? le jour a` ces chefs-d'oeuvre soient change?
? DE LA POESIE. 141
c'est re^ver l'he? roi? sme que de composer une belle ode. Si le talent
n'e? tait pas mobile, il inspirerait aussi souvent les belles actions
que les touchantes paroles; car elles partent toutes e? galement
de la conscience du beau, qui se fait sentir en nous-me^mes.
Un homme d'un esprit supe? rieur disait que laprose e? tait fac-
tice, et la poe? sie naturelle: en effet, les nations peu civilise? es
commencent toujours par la poe? sie, et, de`s qu'une passion forte
agite l'a^me, les hommes les plus vulgaires se servent, a` leur insu,
d'images et de me? taphores; ils appellent a` leur secours la nature
exte? rieure pour exprimer ce qui se passe en eux d'inexprimable,
les gens du peuple sont beaucoup plus pre`s d'e^tre poetes que les
hommes de bonne compagnie; car la convenance et le persiflage
ne sont propres qu'a` servir de bornes, ils ne peuvent rien ins-
pirer. Il y a lutte interminable dans ce monde entre la poe? sie et la
3 pto^se, et la plaisanterie doit toujours se mettre du co^te? de la
prose; car c'est rabattre que de plaisanter. L'esprit de socie? te? est
cependant tre`s-favorable a` la poe? sie de la gra^ce et dela gaiete? ,
V dont l'Arioste, La Fontaine, Voltaire, sont les plus brillants
mode`les. La poe? sie dramatique est admirable dans nos premiers
e? crivains; la poe? sie descriptive, et surtout la poe? sie didactique,
ont e? te? porte? es chez les Franc? ais a` un tre`s-haut degre? de perfec-
:ion; mais il ne parai^t pas qu'ils soient appele? s jusqu'a` pre? sent
a` se distinguer dans la poe? sie lyrique ou e? pique, telle que les anciens et les e? trangers la conc? oivent. La poe? sie lyrique s'exprime au nom de l'auteur me^me; ce
n'est plus dans un personnage qu'il se transporte, c'est en lui-
Jme^me qu'il trouve les divers mouvements dont il est anime? :
j {J. -B. Rousseau dans ses Odes religieuses, Racine dans Athalie, se sont montre? s poe`tes lyriques; ils e? taient nourris des psaumes
et pe? ne? tre? s d'une foi vive; ne? anmoins les difficulte? s de la lan-
gue et de la versification franc? aise s'opposent presque toujours a`
l'abandon de l'enthousiasme. On peut citer des strophes admi-
rables dans quelques-unes de nos odes; mais y en a-t-il une en-
tie`re dans laquelle le dieu n'ait point abandonne? le poe`te? De
beaux vers ne sont pas de la poe? sie; l'inspiration, dans les arts,
est une source ine? puisable , qui vivifie depuis la premie`re parole
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 142 DE LA POESIE.
jusqu'a` la dernie`re: amour, patrie , croyance , tout doit e^tre di-
vinise? dans l'ode, c'est l'apothe? ose du sentiment: il faut, pour
concevoir la vraie grandeur de la poe? sie lyrique, errer par la
re^verie dans les re? gions e? the? re? es, oublier le bruit de la terre en
e? coutant l'harmonie ce? leste, et conside? rer l'univers entier comme
un symbole des e? motions de l'a^me.
L'e? nigme de la destine? e humaine n'est de rien pour la plupart
des hommes; le poe`te l'a toujours pre? sente a` l'imagination. L'i-
de? e de la mort, qui de? courage les esprits vulgaires, rend le ge? nie
plus audacieux, et le me? lange des beaute? s de la nature et des
terreurs de la destruction, excite je ne sais quel de? lire de bonheur
et d'effroi, sans lequel l'on ne peut ni comprendre ni de? crire le
spectacle de ce monde. La poe? sie lyrique ne raconte rien, ne s'as-
treint en rien a` la succession des temps, ni aux limites des lieux;
elle plane sur les pays et sur les sie`cles ; elle donne de la dure? e
a` ce moment sublime, pendant lequel l'homme s'e? le`ve au-des-
sus des peines et des plaisirs de la vie. Il se sent au milieu des
merveilles du monde comme un e^tre a` la fois cre? ateur et cre? e? ,
qui doit mouriret qui ne peut cesser d'e^tre, et dont le coeur
tremblant,et fort en me^me temps, s'enorgueillit en lui-me^me et
se prosterne devant Dieu.
Les Allemands, re? unissant tout a` la fois, ce qui est tre`s-rare,
l'imagination et le recueillement contemplatif, sont plus capa-
bles que la plupart des autres nations de la poe? sie lyrique. Les
modernes ne peuvent se passer d'une certaine profondeur d'i-
de? es dont une religion spiritualiste leur adonne? l'habitude; et si
cependant cette profondeur n'e? tait point reve^tue d'images, ce ne
serait pas de la poe? sie : il faut donc que la nature grandisse aux
yeux de l'homme, pour qu'il puisse s'en servir comme de l'emble`me
de ses pense? es. Les bosquets, les fleurs et les ruisseaux, suffi-"
saient aux poe`tes du paganisme; la solitude des fore^ts, l'Oce? an
sans bornes, le ciel e? toile? , peuvent a` peine exprimer l'e? ternel et
l'infini dont l'a^me des chre? tiens est remplie.
Les Allemands n'ont pas plus que nous de poe`me e? pique; cette
admirable composition ne parai^t pas accorde? e aux modernes, et
peut-e^tre n'y a-t-il que l'Iliade qui re? ponde entie`rement a` l'ide? e
qu'on se fait de ce genre d'ouvrage : il faut, pour le poe`me e? pi-
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DE LA POESIE. HJ
qae, un concours singulier de circonstances qui ne s'est rencon-
tre? que chez les Grecs, l'imagination des temps he? roi? ques et la
perfection du langage des temps civilise? s. Dans le moyen a^ge,
l'imagination e? tait forte, mais le langage imparfait; de nos jours,
le langage est pur, mais l'imagination est en de? faut. Les Alle-
mands ont beaucoup d'audace dans les ide? es et dans le style, et
peu d'invention dans le fond du sujet; leurs essais e? piques se
rapprochent presque toujours du genrelyrique. Ceux des Fran-
c? ais rentrent pluto^t dans le genre dramatique, et l'on y trouve
plus d'inte? re^t que de grandeur. Quand il s'agit de plaire au
the? a^tre, l'art de se circonscrire dans un cadre donne? , de deviner
le gou^t des spectateurs et de s'y plier avec adresse, fait une par-
tie du succe`s, tandis que rien ne doit tenir aux circonstances
exte? rieures et passage`res, dans la composition d'un poe`me e? pi-
que. Il exige des beaute? s absolues, des beaute? s qui frappent le
lecteur solitaire, lorsque ses sentiments sont plus naturels, et
son imagination plus hardie. Celui qui voudrait trop hasarder
dans un poe`me e? pique, pourrait bien encourir le bla^me se? ve`re
du bon gou^t franc? ais; mais celui qui ne hasarderait rien n'en se-
rait pas moins de? daigne? .
Boileau, tout en perfectionnant le gou^t et la langue, a donne?
a` l'esprit franc? ais, l'on ne saurait le nier, une disposition tre`s-
de? favorable a` la poe? sie. Il n'a parle? que de ce qu'il fallait e? viter,
il n'a insiste? que sur des pre? ceptes de raison et de sagesse, qui
ont introduit dans la litte? rature une sorte de pe? danterie tre`s-nuisible au sublime e? lan des arts. Nousavons en franc? ais des
chefs-d'oeuvre de versification; mais comment peut-on appeler la
versification de la poe? sie! Traduire en vers ce qui e? tait fait pour
rester en prose, exprimer en dix syllabes, comme Pope, les jeux
de cartes et leurs moindres de? tails, ou, comme les derniers poe`-
mes qui ont paru chez nous, le trictrac, les e? checs, la chimie:
c'est un tour de passe-passe en fait de paroles; c'estcomposer
avec les mots, comme avec les notes, des sonates sous le nom
de poe`me.
Il faut cependant une grande connaissance de la langue poe? -
tique pour de? crire ainsi noblement les objets qui pre^tent le moins
a` l'imagination, et l'on a raison d'admirer quelques morceaux
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 131 DE I. V POa^ilK CLASSIQUE
de? tache? s de ces galeries de tableaux; mais les transitions qui les
lient entre eux sont ne? cessairement prosai? ques, comme ce qui se passe dans la te^te de l'e? crivain. Il s'est dit: -- Je ferai des
vers sur ce sujet, puis sur celui-ci, puis sur celui-la`; -- et, sans
s'en apercevoir, il nous met dans la confidence de sa manie`re de
travailler. Le ve? ritable poe`te conc? oit, pour ainsi dire, tout son
poe`me a` la fois au fond de sou a^me; sans les difficulte? s du lan-
gage, il improviserait, comme la sibylle et les prophe`tes, les
hymnes saints du ge? nie. Il est e? branle?
par ses conceptions comme
par un e? ve? nement de sa vie; un monde nouveau s'offre a` lui;
l'image sublime de chaque situation, de chaque caracte`re, de
chaque beaute? de la nature, frappe ses regards, et son coeur bat
pour un bonheur ce? leste qui traverse comme un e? clair l'obscu-
rite? du sort. La poe? sie est une possession momentane? e de tout ce
que notre ame souhaite; le talent fait disparai^tre les bornes de
l'existence, et change en images brillantes le vague espoir des
mortels.
Il serait plus aise? de de? crire les sympto^mes du talent que de
lui donner des pre? ceptes; le ge? nie se sent comme l'amour, par
la profondeur me^me de l'e? motion dont il pe? ne`tre celui qui en
est doue? :mais si l'on osait donner des conseils a` ce ge? nie, dont
la nature veut e^tre le seul guide, ce ne seraient pas des conseils
purement litte? raires qu'on devrait lui adresser : il faudrait par-
ler aux poetes comme a` des citoyens, comme a` des he? ros; il
faudrait leur dire : -- Soyez vertueux, soyez croyants, soyez li-
bres, respectez ce que vous aimez, cherchez l'immortalite? dans
l'amour, et la Divinite? dans la nature; enfin, sanctifiez votre
a^me comme un temple, et l'ange des nobles pense? es ne de? dai-
gnera pas d'y apparai^tre. CHAPITRE XI.
De la poe? sie classique et de la poe? sie romantique.
Le nom de romantique a e? te? introduit nouvellement en Alle-
magne, pour de? signer la poe? sie dont les chants des troubadours
ont e? te? l'origine, celle qui est ne? e de la chevalerie et du chris-
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? ET HK LA POE? SIE ROHANTIQUI. t i >
tianisme. Si l'on n'admet pas que le paganisme et le christia-
nisme, le Nord et le Midi, l'antiquite? et le moyen a^ge, la che-
valerie et les institutions grecques et romaines, se sont partage?
l'empire de la litte? rature, l'on ne parviendra jamais a` juger sous
un point de vue philosophique le gou^t antique et le gou^t mo-
derne. On prend quelquefois le mot classique comme synonyme de
perfection. Je m'en sers ici dans une autre acception, en consi-
de? rant la poe? sie classique comme celle des anciens, et la poe? sie
romantique comme celle qui tient de quelque manie`re aux tra-
ditions chevaleresques. Cette division se rapporte e? galement aux deux e`res du monde ; celle qui a pre? ce? de? l'e? tablissement du chris-
tianisme, et celle qui l'a suivi.
On a compare? aussi dans divers ouvrages allemands la poe? sie
antique a` la sculpture, et la poe? sie romantique a` la peinture;
enfin, l'on a caracte? rise? de toutes les manie`res la marche de
l'esprit humain, passant des religions mate? rialistes aux religions
spiritualistes, de la nature a` la Divinite? . La nation franc? aise, la plus cultive? e des nations latines, pen-
che vers la poe? sie classique, imite? e des Grecs et des Romains.
La nation anglaise, la plus illustre des nations germaniques, aime
la poe? sie romantique et chevaleresque, et se glorifie des chefs-
d'oeuvre qu'elle posse`de en ce genre. Je n'examinerai point ici
lequel de ces deux genres de poe? sie me? rite la pre? fe? rence: il suf-
fit de montrer que la diversite? des gou^ts, a` cet e? gard, de? rive
non-seulement de causes accidentelles, mais aussi des sources
primitives de l'imagination et dela pense? e.
Il y a dans les poe`mes e? piques , et dans les trage? dies des an-
ciens, un genre de simplicite? qui tient a` ce que les hommes
e? taient identifie? s a` cette e? poque avec la nature, et croyaient de? -
pendre du destin, comme elle de? pend de la ne? cessite? . L'homme,
re? fle? chissant peu, portait toujours l'action de son a^me au dehors;
la conscience elle-me^me e? tait figure? e par des objets exte? rieurs, et
les flambeaux des Furies secouaient les remords sur la te^te des
coupables. L'e? ve? nement e? tait tout dans l'antiquite? ; le caracte`re
tient plus de place dans les temps modernes; et cette re? flexion
inquie`te, qui nous'de? vo^re souvent comme le vautour de Prome? -
UADAME DE STAEL. la
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 146 1>E LA POESIE CLASSIQUE
the? e, n'eu^t semble? que de la folie, au milieu des rapports clairs
et prononce? s qui existaient dans l'e? tat civil et social des anciens.
On ne faisait en Gre`ce, dans le commencement de l'art, que
des statues isole? es; les groupes ont e? te? compose? s plus tard. On
pourrait dire de me^me, avec ve? rite? , que dans tous les arts il n'y
avait point de groupes : les objets repre? sente? s se succe? daient
comme dans les bas-reliefs, sans combinaison , sans complica-
tion d'aucun genre. L'homme personnifiait la nature; des nym-
phes habitaient les eaux , des hamadryades les fore^ts: mais la na-
ture , a` son tour, s'emparait de l'homme, et l'on eu^t dit qu'il
ressemblait au torrent, a` la foudre, au volcan, tant il agissait
par une impulsion involontaire, et sans que la re? flexion pu^t en
rien alte? rer les motifs ni les suites de ses actions. Les anciens
avaient, pour ainsi dire, une a^me corporelle, doutions les mou-
vements e? taient forts, directs et conse? quents : il n'en est pas de
me^me du coeur humain de? veloppe? par le christianisme :les mo-
dernes ont puise? dans le repentir chre? tien l'habitude de se replier
continuellement sur eux-me^mes.
Mais, pour manifester cette existence tout inte? rieure, il faut
qu'une grande varie? te? dans les faits pre? sente sous toutes les for-
mes les nuances infinies de ce qui se passe dans l'a^me. Si de nos
jours les beaux-arts e? taient astreints a` la simplicite? des anciens,
nous n'atteindrions pas a` la force primitive qui les distingue, et
nous perdrions les e? motions intimes et multiplie? es dont notre
a^me est susceptible. La simplicite? de l'art, chez les modernes,
tournerait facilement a` la froideur et a` l'abstraction , taudis que
celle des anciens e? tait pleine de vie. L'honneur et l'amour, la
bravoure et la pitie? sont les sentiments qui signalent le christia-
nisme chevaleresque; et ces dispositions de l'a^me ne peuvent se
faire voir que par les dangers, les exploits, les amours, les mal-
heurs, l'inte? re^t romantique enfin, qui variesans cesseles tableaux.
Les sources des effets de l'art sont donc diffe? rentes, a` beaucoup
d'e? gards, dans la poe? sie classique et dans la poe? sie romantique;
dans l'une, c'est le sort qui re`gne, dans l'autre, c'estla Provi-
dence; le sort ne compte pour rien les sentiments des hommes,
la Providence ne juge les actions que d'apre`s les sentiments. Comment la poe? sie ne cre? erait-elle pas un monde d'une tout autre
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? ET DE LA POESIE ROMANTIQUE. 147
nature, quand il faut peindre l'oeuvre d'un destin aveugle et
sourd, toujours en lutte avec les mortels, ou cet ordre intelli-
gent auquel pre? side un E^tre supre^me, que notre coeur interroge,
et qui re? pond a` notre coeur! /
La poe? sie pai? enne doit e^tre simple et saillante comme les ob-
jets exte? rieurs;la poe? sie chre? tienne a besoin des mille couleurs
de l'arc-en-ciel pour ne pas se perdre dans les nuages. La poe? -
sie des anciens est plus pure comme art, celle des modernes fait
verser plus de larmes ; mais la question pour nous n'est pas en- //
Ire la poe? sie classique et la poe? sie romantique, mais entre l'irai- /
talion de l'une et l'inspiration de l'autre. La litte? rature des anciens est chez les modernes une litte? rature transplante? e : la litte? rature romantique ou chevaleresque est chez nous indige`ne, et
c'est notre religion et nos institutions qui l'ont fait e? clore. Les
e? crivains imitateurs des anciens se sont soumis aux re`gles du
gou^t les plus se? ve`res ; car, ne pouvant consulter ni leur propre
nature, ni leurs propres souvenirs, il a fallu qu'ils se conformas-
sent aux lois d'apre`s lesquelles les chefs-d'oeuvre des anciens
peuvent e^tre adapte? s a` notre gou^t, bien que toutes les circons-
tances politiques et religieuses qui ont donne? le jour a` ces chefs-d'oeuvre soient change?