Ce qui nous attache aux êtres, ce sont
ces mille racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la
soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain, c'est
cette trame continue d'habitudes dont nous ne pouvons pas nous dégager.
ces mille racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la
soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain, c'est
cette trame continue d'habitudes dont nous ne pouvons pas nous dégager.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
Il la voit selon
son désir, non telle que son expérience lui a appris qu'il savait la
rendre, c'est-à-dire si médiocre! Elle s'est, à l'instant, remplie
des labeurs, des voyages, des courses de montagnes, de toutes les belles
choses qu'il se dit que la funeste issue de ce duel pourra rendre
impossibles, alors qu'elles l'étaient avant qu'il fût question de
duel, à cause des mauvaises habitudes qui, même sans duel, auraient
continué. Il revient chez lui sans avoir été même blessé, mais il
retrouve les mêmes obstacles aux plaisirs, aux excursions, aux voyages,
à tout ce dont il avait craint un instant d'être à jamais dépouillé
par la mort; il suffit pour cela de la vie. Quant au travail--les
circonstances exceptionnelles ayant pour effet d'exalter ce qui existait
préalablement dans l'homme, chez le laborieux le labeur et chez l'oisif
la paresse--il se donne congé.
Je faisais comme lui et comme j'avais toujours fait depuis ma vieille
résolution de me mettre à écrire, que j'avais prise jadis, mais qui
me semblait dater d'hier, parce que j'avais considéré chaque jour l'un
après l'autre comme non avenu. J'en usais de même pour celui-ci,
laissant passer sans rien faire ses averses et ses éclaircies et me
promettant de travailler le lendemain. Mais je n'y étais plus le même
sous un ciel sans nuages; le son doré des cloches ne contenait pas
seulement, comme le miel, de la lumière, mais la sensation de la
lumière et aussi la saveur fade des confitures (parce qu'à Combray il
s'était souvent attardé comme une guêpe sur notre table desservie).
Par ce jour de soleil éclatant, rester tout le jour les yeux clos,
c'était chose permise, usitée, salubre, plaisante, saisonnière, comme
tenir ses persiennes fermées contre la chaleur.
C'était par de tels temps qu'au début de mon second séjour à Balbec
j'entendais les violons de l'orchestre entre les coulées bleuâtres de
la marée montante. Combien je possédais plus Albertine aujourd'hui. Il
y avait des jours où le bruit d'une cloche qui sonnait l'heure portait
sur la sphère de sa sonorité une plaque si fraîche, si puissamment
étalée de mouillé ou de lumière, que c'était comme une traduction
pour aveugles, ou, si l'on veut, comme une traduction musicale du charme
de la pluie ou du charme du soleil. Si bien qu'à ce moment-là, les
yeux fermés, dans mon lit, je me disais que tout peut se transposer et
qu'un univers seulement audible pourrait être aussi varié que l'autre.
Remontant paresseusement de jour en jour, comme sur une barque, et
voyant apparaître devant moi toujours de nouveaux souvenirs enchantés,
que je ne choisissais pas, qui, l'instant d'avant, m'étaient invisibles
et que ma mémoire me présentait l'un après l'autre, sans que je pusse
les choisir, je poursuivais paresseusement, sur ces espaces unis, ma
promenade au soleil.
Ces concerts matinaux de Balbec n'étaient pas anciens. Et pourtant, à
ce moment relativement rapproché, je me souciais peu d'Albertine. Même
les tout premiers jours de l'arrivée, je n'avais pas connu sa présence
à Balbec. Par qui donc l'avais-je apprise? Ah! oui, par Aimé. Il
faisait un beau soleil comme celui-ci. Il était content de me revoir.
Mais il n'aime pas Albertine. Tout le monde ne peut pas l'aimer. Oui,
c'est lui qui m'a annoncé qu'elle était à Balbec. Comment le
savait-il donc? Ah! il l'avait rencontrée, il lui avait trouvé mauvais
genre. À ce moment, abordant le récit d'Aimé par une autre face que
celle où il me l'avait fait, ma pensée, qui jusqu'ici avait navigué
en souriant sur ces eaux bienheureuses, éclatait soudain, comme si elle
eût heurté une mine invisible et dangereuse, insidieusement posée à
ce point de ma mémoire. Il m'avait dit qu'il l'avait rencontrée, qu'il
lui avait trouvé mauvais genre. Qu'avait-il voulu dire par mauvais
genre? J'avais compris genre vulgaire, parce que, pour le contredire
d'avance, j'avais déclaré qu'elle avait de la distinction. Mais non,
peut-être avait-il voulu dire genre Gomorrhéen. Elle était avec une
amie, peut-être qu'elles se tenaient par la taille, qu'elles
regardaient d'autres femmes, qu'elles avaient en effet un «genre» que
je n'avais jamais vu à Albertine en ma présence. Qui était l'amie,
où Aimé l'avait-il rencontrée, cette odieuse Albertine?
Je tâchais de me rappeler exactement ce qu'Aimé m'avait dit pour voir
si cela pouvait se rapporter à ce que j'imaginais, ou s'il avait voulu
parler seulement de manières communes. Mais j'avais beau me le
demander, la personne qui se posait la question et la personne qui
pouvait offrir le souvenir n'étaient, hélas, qu'une seule et même
personne, moi, qui se dédoublait momentanément, mais sans rien
s'ajouter. J'avais bien questionné, c'était moi qui répondais, je
n'apprenais rien de plus. Je ne songeais plus à Mlle Vinteuil. Né d'un
soupçon nouveau, l'accès de jalousie dont je souffrais était nouveau
aussi, ou plutôt il n'était que le prolongement, l'extension de ce
soupçon, il avait le même théâtre, qui n'était plus Montjouvain,
mais la route où Aimé avait rencontré Albertine, pour objet, les
quelques amies dont l'une ou l'autre pouvait être celle qui était avec
Albertine ce jour-là. C'était peut-être une certaine Elisabeth, ou
bien peut-être ces deux jeunes filles qu'Albertine avait regardés
dans la glace, au Casino, quand elle n'avait pas l'air de les voir. Elle
avait sans doute des relations avec elles et d'ailleurs aussi avec
Esther, la cousine de Bloch. De telles relations, si elles m'avaient
été révélées par un tiers, eussent suffi pour me tuer à demi, mais
comme c'était moi qui les imaginais, j'avais soin d'y ajouter assez
d'incertitude pour amortir la douleur.
On arrive, sous la forme de soupçons, à absorber journellement, à
doses énormes, cette même idée qu'on est trompé, de laquelle une
quantité très faible pourrait être mortelle, inoculée par la piqûre
d'une parole déchirante. C'est sans doute pour cela, et par un dérivé
de l'instinct de conservation, que le même jaloux n'hésite pas à
former des soupçons atroces à propos de faits innocents, à condition,
devant la première preuve qu'on lui apporte, de se refuser à
l'évidence. D'ailleurs, l'amour est un mal inguérissable comme ces
diathèses où le rhumatisme ne laisse quelque répit que pour faire
place à des migraines épileptiformes. Le soupçon jaloux était-il
calmé, j'en voulais à Albertine de n'avoir pas été tendre,
peut-être de s'être moquée de moi avec Andrée. Je pensais avec
effroi à l'idée qu'elle avait dû se faire si Andrée lui avait
répété toutes nos conversations, l'avenir m'apparaissait atroce. Ces
tristesses ne me quittaient que si un nouveau soupçon jaloux me jetait
dans d'autres recherches ou si, au contraire, les manifestations de
tendresse d'Albertine me rendaient mon bonheur insignifiant. Quelle
pouvait être cette jeune fille, il faudrait que j'écrive à Aimé, que
je tâche de le voir, et ensuite je contrôlerais ses dires en causant
avec Albertine, en la confessant. En attendant, croyant bien que ce
devait être la cousine de Bloch, je demandai à celui-ci, qui ne
comprit nullement dans quel but, de me montrer seulement une
photographie d'elle ou, bien plus, de me faire au besoin rencontrer avec
elle.
Combien de personnes, de villes, de chemins, la jalousie nous rend ainsi
avides de connaître? Elle est une soif de savoir grâce à laquelle,
sur des points isolés les uns des autres, nous finissons par avoir
successivement toutes les notions possibles, sauf celles que nous
voudrions. On ne sait jamais si un soupçon ne naîtra pas, car, tout à
coup, on se rappelle une phrase qui n'était pas claire, un alibi qui
n'avait pas été donné sans intention. Pourtant, on n'a pas revu la
personne, mais il y a une jalousie après coup, qui ne naît qu'après
l'avoir quittée, une jalousie de l'escalier. Peut-être l'habitude que
j'avais prise de garder au fond de moi certains désirs, désir d'une
jeune fille du monde comme celles que je voyais passer de ma fenêtre
suivies de leur institutrice, et plus particulièrement de celle dont
m'avait parlé Saint-Loup, qui allait dans les maisons de passe, désir
de belles femmes de chambre et particulièrement de celle de Mme Putbus,
désir d'aller à la campagne au début du printemps, revoir des
aubépines, des pommiers en fleur, des tempêtes, désir de Venise,
désir de me mettre au travail, désir de mener la vie de tout le monde,
peut-être l'habitude de conserver en moi sans assouvissement tous ces
désirs, en me contentant de la promesse, faite à moi-même, de ne pas
oublier de les satisfaire un jour, peut-être cette habitude, vieille de
tant d'années, de l'ajournement perpétuel, de ce que M. de Charlus
flétrissait sous le nom de procrasnation, était-elle devenue si
générale en moi qu'elle s'emparait aussi de mes soupçons jaloux et,
tout en me faisant prendre mentalement note que je ne manquerais pas un
jour d'avoir une explication avec Albertine au sujet de la jeune fille,
peut-être des jeunes filles (cette partie du récit était confuse,
effacée, autant dire infranchissable, dans ma mémoire) avec laquelle
ou lesquelles Aimé l'avait rencontrée, me faisait retarder cette
explication. En tout cas, je n'en parlerais pas ce soir à mon amie pour
ne pas risquer de lui paraître jaloux et de la fâcher.
Pourtant, quand le lendemain Bloch m'eût envoyé la photographie de sa
cousine Esther, je m'empressai de la faire parvenir à Aimé. Et à la
même minute, je me souvins qu'Albertine m'avait refusé le matin un
plaisir qui aurait pu la fatiguer en effet. Était-ce donc pour le
réserver à quelque autre? Cette après-midi, peut-être? À qui?
C'est ainsi qu'est interminable la jalousie, car même si l'être aimé,
étant mort par exemple, ne peut plus la provoquer par 'ses actes, il
arrive que des souvenirs postérieurs à tout événement se comportent
tout à coup dans notre mémoire comme des événements eux aussi,
souvenirs que nous n'avions pas éclairés jusque-là, qui nous avaient
paru insignifiants et auxquels il suffit de notre propre réflexion sur
eux, sans aucun fait extérieur, pour donner un sens nouveau et
terrible. On n'a pas besoin d'être deux, il suffit d'être seul dans sa
chambre, à penser, pour que de nouvelles trahisons de votre maîtresse
se produisent, fût-elle morte. Aussi il ne faut pas ne redouter dans
l'amour, comme dans la vie habituelle, que l'avenir, mais même le
passé qui ne se réalise pour nous souvent qu'après l'avenir, et nous
ne parlons pas seulement du passé que nous apprenons après coup, mais
de celui que nous avons conservé depuis longtemps en nous et que tout
à coup nous apprenons à lire.
N'importe, j'étais bien heureux, l'après-midi finissant, que ne
tardât pas l'heure où j'allais pouvoir demander à la présence
d'Albertine l'apaisement dont j'avais besoin. Malheureusement, la
soirée qui vint fut une de celles où cet apaisement ne m'était pas
apporté, où le baiser qu'Albertine me donnerait en me quittant, bien
différent du baiser habituel, ne me calmerait pas plus qu'autrefois
celui de ma mère les jours où elle était fâchée et où je n'osais
pas la rappeler, mais où je sentais que je ne pourrais pas m'endormir.
Ces soirées-là, c'étaient maintenant celles où Albertine avait
formé pour le lendemain quelque projet qu'elle ne voulait pas que je
connusse. Si elle me l'avait confié, j'aurais mis à assurer sa
réalisation une ardeur que personne autant qu'Albertine n'eût pu
m'inspirer. Mais elle ne me disait rien et n'avait d'ailleurs besoin de
me rien dire; dès qu'elle était entrée, sur la porte même de ma
chambre, comme elle avait encore son chapeau ou sa toque sur la tête,
j'avais déjà vu le désir inconnu, rétif, acharné, indomptable. Or,
c'étaient souvent les soirs où j'avais attendu son retour avec les
plus tendres pensées, où je comptais lui sauter au cou avec le plus de
tendresse.
Hélas, ces mésententes comme j'en avais eu souvent avec mes parents,
que je trouvais froids ou irrités au moment où j'accourais près
d'eux, débordant de tendresse, ne sont rien auprès de celles qui se
produisent entre deux amants! La souffrance ici est bien moins
superficielle, est bien plus difficile à supporter, elle a pour siège
une couche plus profonde du cœur.
Ce soir-là, le projet qu'Albertine avait formé, elle fut pourtant
obligée de m'en dire un mot; je compris tout de suite qu'elle voulait
aller le lendemain faire une visite à Mme Verdurin, une visite qui, en
elle-même, ne m'eût en rien contrarié. Mais certainement, c'était
pour y faire quelque rencontre, pour y préparer quelque plaisir. Sans
cela elle n'eût pas tellement tenu à cette visite. Je veux dire, elle
ne m'eût pas répété qu'elle n'y tenait pas. J'avais suivi dans mon
existence une marche inverse de celle des peuples qui ne se servent de
l'écriture phonétique qu'après n'avoir considéré les caractères
que comme une suite de symboles; moi qui pendant tant d'années n'avais
cherché la vie et la pensée réelles des gens que dans l'énoncé
direct qu'ils m'en fournissaient volontairement, par leur faute, j'en
étais arrivé à ne plus attacher, au contraire, d'importance qu'aux
témoignages qui ne sont pas une expression rationnelle et analytique de
la vérité; les paroles elles-mêmes ne me renseignaient qu'à la
condition d'être interprétées à la façon d'un afflux de sang à la
figure d'une personne qui se trouble, à la façon encore d'un silence
subit.
Tel adverbe (par exemple employé par M. de Cambremer, quand il croyait
que j'étais a écrivain» et que n'ayant pas encore parlé, racontant
une visite qu'il avait faite aux Verdurin, il s'était tourné vers moi
en disant: Il y avait _justement_ de Borelli) jailli dans une
conflagration par le rapprochement involontaire, parfois périlleux, de
deux idées que l'interlocuteur n'exprimait pas et duquel, par telles
méthodes d'analyse ou d'électrolyse appropriées, je pouvais les
extraire, m'en disait plus qu'un discours.
Albertine laissait parfois traîner dans ses propos tel ou tel de ces
précieux amalgames que je me hâtais de «traiter» pour les
transformer en idées claires. C'est du reste une des choses les plus
terribles pour l'amoureux que si les faits particuliers--que seuls
l'expérience, l'espionnage, entre tant de réalisations possibles,
feraient connaître--sont si difficiles à trouver, la vérité en
revanche est si facile à percer ou seulement à pressentir.
Souvent je l'avais vue, à Balbec, attacher sur des jeunes filles qui
passaient un regard brusque et prolongé pareil à un attouchement et
après lequel, si je les connaissais elle me disait: «Si on les faisait
venir? J'aimerais leur dire des injures. » Et depuis quelque temps,
depuis qu'elle m'avait pénétré sans doute, aucune demande d'inviter
personne, aucune parole, même pas un détournement des regards, devenus
sans objet et silencieux, et aussi révélateurs, avec la mine distraite
et vacante dont ils étaient accompagnés, qu'autrefois leur
aimantation. Or, il m'était impossible de lui faire des reproches ou de
lui poser des questions, à propos de choses qu'elle eût déclarées si
minimes, si insignifiantes, retenues par moi pour le plaisir de
«chercher la petite bête». Il est déjà difficile de dire «pourquoi
avez-vous regardé telle passante», mais bien plus «pourquoi ne
l'avez-vous pas regardée». Et pourtant je savais bien, ou du moins
j'aurais su, si je n'avais pas voulu croire ces affirmations d'Albertine
plutôt que tous les riens inclus dans un regard, prouvés par lui et
par telle ou telle contradiction dans les paroles, contradiction dont je
ne m'apercevais souvent que longtemps après l'avoir quittée, qui me
faisait souffrir toute la nuit, dont je n'osais plus reparler, mais qui
n'en honorait pas moins de temps en temps ma mémoire de ses visites
périodiques.
Souvent, pour ces simples regards furtifs soudé tournés sur la plage de
Balbec ou dans les rues de Paris, je pouvais me demander si la personne
qui les provoquait n'était pas seulement un objet de désirs au moment
où elle passait, mais une ancienne connaissance, ou bien une jeune
fille dont on n'avait fait que lui parler et dont, quand je l'apprenais,
j'étais stupéfait qu'on lui eût parlé, tant c'était en dehors des
connaissances possibles au jugé d'Albertine. Mais la Gomorrhe moderne
est un puzzle fait de morceaux qui viennent de là où on s'y attendait
le moins. C'est ainsi que je vis une fois à Rivebelle un grand dîner
dont je connaissais par hasard au moins de nom les dix invitées, aussi
dissemblables que possible, parfaitement rejointes cependant, si bien
que je ne vis jamais dîner si homogène bien que si composite.
Pour en revenir aux jeunes passantes, jamais Albertine ne regardait une
dame âgée ou un vieillard avec tant de fixité, ou au contraire de
réserve, et comme si elle ne voyait pas. Les maris trompés qui ne
savent rien surent tout de même. Mais il faut un dossier plus
matériellement documenté pour établir une scène de jalousie.
D'ailleurs, si la jalousie nous aide à découvrir un certain penchant
à mentir chez la femme que nous aimons, elle centuple ce penchant quand
la femme a découvert que nous sommes jaloux. Elle ment (dans des
proportions où elle ne nous a jamais menti auparavant), soit qu'elle
ait pitié, ou peur, ou se dérobe instinctivement par une fuite
symétrique à nos investigations. Certes il y a des amours où dès le
début une femme légère s'est posée comme une vertu aux yeux de
l'homme qui l'aime. Mais combien d'autres comprennent deux périodes
parfaitement contrastées. Dans la première la femme parle presque
facilement, avec de simples atténuations, de son goût pour le plaisir,
de la vie galante qu'il lui a fait mener, toutes choses qu'elle niera
ensuite avec la dernière énergie au même homme, mais qu'elle a senti
jaloux d'elle et l'épiant. Il en arrive à regretter le temps de ces
premières confidences dont le souvenir le torture cependant. Si la
femme lui en faisait encore de pareilles, elle lui fournirait presque
elle-même le secret des fautes qu'il poursuit inutilement chaque jour.
Et puis, quel abandon cela prouverait, quelle confiance, quelle amitié.
Si elle ne peut vivre sans le tromper, du moins le tromperait-elle en
amie, en lui racontant ses plaisirs, en l'y associant. Et il regrette
une telle vie que les débuts de leur amour semblaient esquisser, que sa
suite a rendu impossible, faisant de cet amour quelque chose
d'atrocement douloureux, qui rendra une séparation, selon les cas, ou
inévitable, ou impossible.
Parfois l'écriture où je déchiffrais les mensonges d'Albertine, sans
être idéographique avait simplement besoin d'être lue à rebours;
c'est ainsi que ce soir elle m'avait lancé d'un air négligent ce
message destiné à passer presque inaperçu: «Il serait possible que
j'aille demain chez les Verdurin, je ne sais pas du tout si j'irai, je
n'en ai guère envie. » Anagramme enfantin de cet aveu: «J'irai demain
chez les Verdurin, c'est absolument certain, car j'y attache une
extrême importance. » Cette hésitation apparente signifiait une
volonté arrêtée et avait pour but de diminuer l'importance de la
visite tout en me l'annonçant. Albertine employait toujours le ton
dubitatif pour les résolutions irrévocables. La mienne ne l'était pas
moins. Je m'arrangeai pour que la visite à Mme Verdurin n'eût pas
lieu. La jalousie n'est souvent qu'un inquiet besoin de tyrannie
appliqué aux choses de l'amour. J'avais sans doute hérité de mon
père ce brusque désir arbitraire de menacer les êtres que j'aimais le
plus dans les espérances dont ils se berçaient avec une sécurité que
je voulais leur montrer trompeuse; quand je voyais qu'Albertine avait
combiné à mon insu, en se cachant de moi, le plan d'une sortie que
j'eusse fait tout au monde pour lui rendre plus facile et plus agréable
si elle m'en avait fait le confident, je disais négligemment, pour la
faire trembler, que je comptais sortir ce jour-là.
Je me mis à suggérer à Albertine d'autres buts de promenades qui
eussent rendu la visite Verdurin impossible, en des paroles empreintes
d'une feinte indifférence sous laquelle je tâchai de déguiser mon
énervement. Mais elle l'avait dépisté. Il rencontrait chez elle la
force électrique d'une volonté contraire qui la repoussait vivement;
dans les yeux d'Albertine j'en voyais jaillir les étincelles. Au reste,
à quoi bon m'attacher à ce que disaient les prunelles en ce moment?
Comment n'avais-je pas depuis longtemps remarqué que les yeux
d'Albertine appartenaient à la famille de ceux qui, même chez un être
médiocre, semblent faits de plusieurs morceaux à cause de tous les
lieux où l'être veut se trouver,--et cacher qu'il veut se trouver--ce
jour-là. Des yeux, par mensonge toujours immobiles et passifs, mais
dynamiques, mesurables par les mètres ou kilomètres à franchir pour
se trouver au rendez-vous voulu, implacablement voulu, des yeux qui
sourient moins encore au plaisir qui les tente qu'ils ne s'auréolent de
la tristesse et du découragement qu'il y aura peut-être une
difficulté pour aller au rendez-vous. Entre vos mains mêmes, ces
êtres-là sont des êtres de fuite. Pour comprendre les émotions
qu'ils donnent et que d'autres êtres même plus beaux ne donnent pas,
il faut calculer qu'ils sont non pas immobiles, mais en mouvement, et
ajouter à leur personne un signe correspondant à ce qu'en physique est
le signe qui signifie vitesse. Si vous dérangez leur journée, ils vous
avouent le plaisir qu'ils vous avaient caché: «Je voulais tant aller
goûter à cinq heures avec telle personne que j'aime. » Eh bien! si,
six mois après, vous arrivez à connaître la personne en question,
vous apprendrez que jamais la jeune fille dont vous aviez dérangé les
projets, qui, prise au piège, pour que vous la laissiez libre vous
avait avoué le goûter qu'elle faisait ainsi avec une personne aimée,
tous les jours à l'heure où vous ne la voyiez pas, vous apprendrez que
cette personne ne l'a jamais reçue, qu'elles n'ont jamais goûté
ensemble et que la jeune fille disait être très prise, par vous,
précisément. Ainsi la personne avec qui elle avait confessé qu'elle
avait goûté, avec qui elle vous avait supplié de la laisser goûter,
cette personne, raison avouée par la nécessité, ce n'était pas elle,
c'était une autre, c'était encore autre chose! Autre chose, quoi? Une
autre, qui?
Hélas, les yeux fragmentés partant au loin et tristes permettraient
peut-être de mesurer les distances, mais n'indiquent pas les
directions. Le champ infini des possibles s'étend, et si par hasard le
réel se présentait devant nous, il serait tellement en dehors des
possibles que dans un brusque étourdissement, allant taper contre le
mur surgi, nous tomberions à la renverse. Le mouvement et la fuite
constatés ne sont même pas indispensables, il suffit que nous les
induisions. Elle nous avait promis une lettre, nous étions calmes, nous
n'aimions plus. La lettre n'est pas venue, aucun courrier n'en apporte,
que se passe-t-il, l'anxiété renaît et l'amour. Ce sont surtout de
tels êtres qui nous inspirent l'amour, pour notre désolation. Car
chaque anxiété nouvelle que nous éprouvons par eux enlève à nos
yeux de leur personnalité. Nous étions résignés à la souffrance,
croyant aimer en dehors de nous et nous nous apercevons que notre amour
est fonction de notre tristesse, que notre amour c'est peut-être notre
tristesse et que l'objet n'en est que pour une faible part la jeune
fille à la noire chevelure. Mais enfin, ce sont surtout de tels êtres
qui inspirent l'amour.
Le plus souvent l'amour n'a pas pour objet un corps, excepté si une
émotion, la peur de le perdre, l'incertitude de le retrouver se fondent
en lui. Or, ce genre d'anxiété a une grande affinité pour les corps.
Il leur ajoute une qualité qui passe la beauté même; ce qui est une
des raisons pourquoi l'on voit des hommes indifférents aux femmes les
plus belles en aimer passionnément certaines qui nous semblent laides.
À ces êtres-là, à ces êtres de fuite, leur nature, notre
inquiétude attachent des ailes. Et même auprès de nous leur regard
semble nous dire qu'ils vont s'envoler. La preuve de cette beauté,
surpassant la beauté qu'ajoutent les ailes, est que bien souvent pour
nous un même être est successivement sans ailes et ailé. Que nous
craignions de le perdre, nous oublions tous les autres. Sûrs de le
garder nous le comparons à ces autres qu'aussitôt nous lui
préférons. Et comme ces émotions et ces certitudes peuvent alterner
d'une semaine à l'autre, un être peut une semaine se voir sacrifier
tout ce qui plaisait, la semaine suivante être sacrifié et ainsi de
suite pendant très longtemps. Ce qui serait incompréhensible si nous
ne savions par l'expérience que tout homme à d'avoir dans sa vie au
moins une fois cessé d'aimer, oublié une femme, le peu de chose qu'est
en soi-même un être quand il n'est plus, ou qu'il n'est pas encore
perméable à nos émotions. Et bien entendu si nous disons êtres de
fuite, c'est également vrai des êtres en prison, des femmes captives,
qu'on croit qu'on ne pourra jamais avoir. Aussi les hommes détestent
les entremetteuses, car elles facilitent la fuite, font briller la
tentation, mais s'ils aiment au contraire une femme cloîtrée, ils
recherchent volontiers les entremetteuses pour les faire sortir de leur
prison et nous les amener. Dans la mesure où les unions avec les femmes
qu'on enlève sont moins durables que d'autres, la cause en est que la
peur ne de pas arriver à les obtenir ou l'inquiétude de les voir fuir
est tout notre amour et qu'une fois enlevées à leur mari, arrachées
à leur théâtre, guéries de la tentation de nous quitter, dissociées
en un mot de notre émotion quelle qu'elle soit, elles sont seulement
elles-mêmes, c'est-à-dire presque rien, et, si longtemps convoitées,
sont quittées bientôt par celui-là même qui avait si peur d'être
quitté par elles.
J'ai dit: «Comment n'avais-je pas deviné? » Mais ne l'avais-je pas
deviné dès le premier jour à Balbec? N'avais-je pas deviné en
Albertine une de ces filles sous l'enveloppe charnelle desquelles
palpitent plus d'êtres cachés, je ne dis pas que dans un jeu de cartes
encore dans sa boîte, que dans une cathédrale ou un théâtre avant
qu'on y entre, mais que dans la foule immense et renouvelée. Non pas
seulement tant d'êtres, mais le désir, le souvenir voluptueux,
l'inquiète recherche de tant d'êtres. À Balbec je n'avais pas été
troublé parce que je n'avais même pas supposé qu'un jour je serais
sur des pistes même fausses. N'importe! cela avait donné pour moi à
Albertine la plénitude d'un être rempli jusqu'au fond par la
superposition de tant d'êtres, de tant de désirs, et de souvenirs
voluptueux d'êtres. Et maintenant qu'elle m'avait dit un jour «Mlle
Vinteuil», j'aurais voulu non pas arracher sa robe pour voir son corps,
mais à travers son corps voir tout ce bloc-notes de ses souvenirs et de
ses prochains et ardents rendez-vous.
Comme les choses probablement les plus insignifiantes prennent soudain
une valeur extraordinaire quand un être que nous aimons (ou à qui il
ne manquait que cette duplicité pour que nous l'aimions) nous les
cache! En elle-même, la souffrance ne nous donne pas forcément des
sentiments d'amour ou de haine pour la personne qui la cause: un
chirurgien qui nous fait mal nous reste indifférent. Mais une femme qui
nous a dit pendant quelque temps que nous étions tout pour elle sans
qu'elle fût elle-même tout pour nous, une femme que nous avons plaisir
à voir, à embrasser, à tenir sur nos genoux, nous nous étonnons si
seulement nous éprouvons à une brusque résistance que nous ne
disposons pas d'elle. La déception réveille alors parfois en nous le
souvenir oublié d'une angoisse ancienne, que nous savons pourtant ne
pas avoir été provoquée par cette femme, mais par d'autres dont les
trahisons s'échelonnent sur notre passé; au reste, comment a-t-on le
courage de souhaiter vivre, comment peut-on faire un mouvement pour se
préserver do la mort, dans un monde où l'amour n'est provoqué que par
le mensonge et consiste seulement dans notre besoin de voir nos
souffrances apaisées par l'être qui nous a fait souffrir? Pour sortir
de l'accablement qu'on éprouve quand on découvre ce mensonge et cette
résistance, il y a le triste remède de chercher à agir malgré elle,
à l'aide des êtres qu'on sent plus mêlés à sa vie que nous-même,
sur celle qui nous résiste et qui nous ment, à ruser nous-même, à
nous faire détester. Mais la souffrance d'un tel amour est de celles
qui font invinciblement que le malade cherche dans un changement de
position un bien-être illusoire.
Ces moyens d'action ne nous manquent pas, hélas! Et l'horreur de ces
amours que l'inquiétude seule a enfantées vient de ce que nous
tournons et retournons sans cesse dans notre cage des propos
insignifiants; sans compter que rarement les êtres pour qui nous les
éprouvons nous plaisent physiquement d'une manière complexe, puisque
ce n'est pas notre goût délibéré, mais le hasard d'une minute
d'angoisse, minute indéfiniment prolongée par notre faiblesse de
caractère, laquelle refait chaque soir les expériences et s'abaisse à
des calmants, qui choisit pour nous.
Sans doute mon amour pour Albertine n'était pas le plus dénué de ceux
jusqu'où, par manque de volonté, on peut déchoir, car il n'était pas
entièrement platonique; elle me donnait des satisfactions charnelles et
puis elle était intelligente. Mais tout cela était une superfétation.
Ce qui m'occupait l'esprit n'était pas ce qu'elle avait pu dire
d'intelligent, mais tel mot qui éveillait chez moi un doute sur ses
actes; j'essayais de me rappeler si elle avait dit ceci ou cela, de quel
air, à quel moment, en réponse de quelle parole, de reconstituer toute
la scène de son dialogue avec moi, à quel moment elle avait voulu
aller chez les Verdurin, quel mot de moi avait donné à son visage
l'air fâché. Il se fût agi de l'événement le plus important que je
ne me fusse pas donné tant de peine pour en établir la vérité, en
restituer l'atmosphère et la couleur juste. Sans doute ces
inquiétudes, après avoir atteint un degré où elles nous sont
insupportables, on arrive parfois à les calmer entièrement pour un
soir. La fête où l'amie qu'on aime doit se rendre et sur la vraie
nature de laquelle notre esprit travaillait depuis des jours, nous y
sommes conviés aussi, notre amie n'y a d'égard et de paroles que pour
nous, nous la ramenons, et nous connaissons alors, nos inquiétudes
dissipées, un repos aussi complet, aussi réparateur que celui qu'on
goûte parfois dans ce sommeil profond qui suit les longues marches. Et
sans doute, un tel repos vaut que nous le payions à un prix élevé.
Mais n'aurait-il pas été plus simple de ne pas acheter nous-même,
volontairement, l'anxiété, et plus cher encore. D'ailleurs, nous
savons bien que si profondes que puissent être ces détentes
momentanées, l'inquiétude sera tout de même la plus forte. Parfois
même, elle est renouvelée par la phrase dont le but était de nous
apporter le repos. Mais le plus souvent, nous ne faisons que changer
d'inquiétude. Un des mots de cette phrase qui devait nous calmer met
nos soupçons sur une autre piste. Les exigences de notre jalousie et
l'aveuglement de notre crédulité sont plus grands que ne pouvait
supposer la femme que nous aimons.
Quand, spontanément, elle nous jure que tel homme n'est pour elle qu'un
ami, elle nous bouleverse en nous apprenant--ce que nous ne
soupçonnions pas--qu'il était pour elle un ami. Tandis qu'elle nous
raconte, pour nous montrer sa sincérité, comment ils ont pris le thé
ensemble, cet après-midi même, à chaque mot qu'elle dit, l'invisible,
l'insoupçonné prend forme devant nous. Elle avoue qu'il lui a demandé
d'être sa maîtresse et nous souffrons le martyre qu'elle ait pu
écouter ses propositions. Elle les a refusées, dit-elle. Mais tout à
l'heure, en nous rappelant son récit, nous nous demanderons si le
récit est bien véridique, car il y a, entre les différentes choses
qu'elle nous a dites, cette absence de lien logique et nécessaire qui,
plus que les faits qu'on raconte, est le signe de la vérité. Et puis
elle a eu cette terrible intonation dédaigneuse: «Je lui ai dit non,
catégoriquement», qui se retrouve dans toutes les classes de la
société, quand une femme ment. Il faut pourtant la remercier d'avoir
refusé, l'encourager par notre bonté à nous faire de nouveau à
l'avenir des confidences si cruelles. Tout au plus, faisons-nous la
remarque: «mais s'il vous avait déjà fait des propositions, pourquoi
avez-vous consenti à prendre le thé avec lui? » «Pour qu'il ne pût
pas m'en vouloir et dire que je n'ai pas été gentille. » Et nous
n'osons pas lui répondre qu'en refusant elle eût peut-être été plus
gentille pour nous.
D'ailleurs, Albertine m'effrayait en me disant que j'avais raison, pour
ne pas lui faire de tort, de dire que je n'étais pas son amant, puisque
aussi bien, ajoutait-elle, «c'est la vérité que vous ne l'êtes
pas». Je ne l'étais peut-être pas complètement en effet, mais alors,
fallait-il penser que toutes les choses que nous faisions ensemble, elle
les faisait aussi avec tous les hommes dont elle me jurait qu'elle
n'avait pas été la maîtresse? Vouloir connaître à tout prix ce
qu'Albertine pensait, qui elle voyait, qui elle aimait, comme il était
étrange que je sacrifiasse tout à ce besoin, puisque j'avais éprouvé
le même besoin de savoir au sujet de Gilberte, des noms propres, des
faits, qui m'étaient maintenant si indifférents. Je me rendais bien
compte qu'en elles-mêmes les actions d'Albertine n'avaient pas plus
d'intérêt. Il est curieux qu'un premier amour, si par la fragilité
qu'il laisse à notre cœur il fraye la voie aux amours suivantes, ne
nous donne pas du moins, par l'identité même des symptômes et des
souffrances, le moyen de les guérir.
D'ailleurs, y a-t-il besoin de savoir un fait? Ne sait-on pas d'abord
d'une façon générale le mensonge et la discrétion même de ces
femmes qui ont quelque chose à cacher? Y a-t-il là possibilité
d'erreur? Elles se font une vertu de se taire, alors que nous voudrions
tant les faire parler. Et nous sentons qu'à leur complice elles ont
affirmé: «Je ne dis jamais rien. Ce n'est pas par moi qu'on saura
quelque chose, je ne dis jamais rien. » On donne sa fortune, sa vie pour
un être, et pourtant cet être, on sait bien qu'à dix ans
d'intervalle, plus tôt ou plus tard, on lui refuserait cette fortune,
on préférerait garder sa vie. Car alors l'être serait détaché de
nous, seul, c'est-à-dire nul.
Ce qui nous attache aux êtres, ce sont
ces mille racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la
soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain, c'est
cette trame continue d'habitudes dont nous ne pouvons pas nous dégager.
De même qu'il y a des avares qui entassent par générosité, nous
sommes des prodigues qui dépensons par avarice, et c'est moins à un
être que nous sacrifions notre vie, qu'à tout ce qu'il a pu attacher
autour de lui de nos heures, de nos jours, de ce à côté de quoi la
vie non encore vécue, la vie relativement future, nous semble une vie
plus lointaine, plus détachée, moins utile, moins nôtre. Ce qu'il
faudrait, c'est se dégager de ces liens qui ont tellement plus
d'importance que lui, mais ils ont pour effet de créer en nous des
devoirs momentanés à son égard, devoirs qui font que nous n'osons pas
le quitter de peur d'être mal jugé de lui, alors que plus tard nous
oserions, car, dégagé de nous, ne serait plus nous et que nous ne nous
créons en réalité de devoirs (dussent-ils, par une contradiction
apparente aboutir au suicide) qu'envers nous-mêmes.
Si je n'aimais pas Albertine (ce dont je n'étais pas sûr), cette place
qu'elle tenait auprès de moi n'avait rien d'extraordinaire: nous ne
vivons qu'avec ce que nous n'aimons pas, que nous n'avons fait vivre
avec nous que pour tuer l'insupportable amour, qu'il s'agisse d'une
femme, d'un pays, ou encore d'une femme enfermant un pays. Même nous
aurions bien peur de recommencer à aimer si l'absence se produisait de
nouveau. Je n'en étais pas arrivé à ce point pour Albertine. Ses
mensonges, ses aveux, me laissaient à achever la tâche d'éclaircir la
vérité: ses mensonges si nombreux parce qu'elle ne se contentait pas
de mentir comme tout être qui se croit aimé, mais parce que par nature
elle était, en dehors de cela, menteuse, et si changeante d'ailleurs
que, même en me disant chaque fois la vérité, ce que par exemple elle
pensait des gens, elle eût dit chaque fois des choses différentes; ses
aveux, parce que si rares, si courts arrêtés, ils laissaient entre eux,
en tant qu'ils concernaient le passé, de grands intervalles tout en
blanc et sur toute la longueur desquels il me fallait retracer, et pour
cela d'abord apprendre, sa vie.
Quant au présent, pour autant que je pouvais interpréter les paroles
sibyllines de Françoise, ce n'était pas que sur des points
particuliers, c'était, sur tout un ensemble qu'Albertine me mentait et
je verrais «tout par un beau jour» ce que Françoise faisait semblant
de savoir, ce qu'elle ne voulait pas me dire, ce que je n'osais pas lui
demander. D'ailleurs, c'était sans doute par la même jalousie qu'elle
avait eue jadis envers Eulalie que Françoise parlait des choses les
plus invraisemblables, tellement vagues qu'on pouvait tout au plus y
supposer l'insinuation bien invraisemblable que la pauvre captive (qui
aimait les femmes) préférait un mariage avec quelqu'un qui ne semblait
pas tout à fait être moi. Si cela avait été, malgré ses
radiotélépathies, comment Françoise l'aurait-elle su? Certes, les
récits d'Albertine ne pouvaient nullement me fixer là-dessus, car ils
étaient chaque jour aussi opposés que les couleurs d'une toupie
presque arrêtée. D'ailleurs, il semblait bien que c'était surtout la
haine qui faisait parler Françoise. Il n'y avait pas de jour qu'elle ne
me dît et que je ne supportasse en l'absence de ma mère des paroles
telles que:
«Certes, vous êtes gentil et je n'oublierai jamais la reconnaissance
que je vous dois (ceci probablement pour que je me crée des titres à
sa reconnaissance), mais la maison est empestée depuis que la
gentillesse a installé ici la fourberie, que l'intelligence protège la
personne la plus bête qu'on ait jamais vue, que la finesse, les
manières, l'esprit, a dignité en toutes choses, l'air et la réalité
d'un prince se laissent faire la loi et monter le coup et me faire
humilier, moi qui suis depuis quarante ans dans la famille, par le vice,
par ce qu'il y a de plus vulgaire et de plus bas. »
Françoise en voulait surtout à Albertine d'être commandée par
quelqu'un d'autre que nous et d'un surcroît de travail de ménage,
d'une fatigue qui altérait la santé de notre vieille servante,
laquelle ne voulait pas, malgré cela, être aidée dans son travail,
n'étant «pas une propre à rien». Cela eût suffi à expliquer cet
énervement, ces colères haineuses. Certes, elle eût voulu
qu'Albertine-Esther fût bannie. C'était le vœu de Françoise. Et en
la consolant cela eût déjà reposé notre vieille servante. Mais, à
mon avis, ce n'était pas seulement cela. Une telle haine n'avait pu
naître que dans un corps surmené. Et plus encore que d'égards,
Françoise avait besoin de sommeil.
Albertine allait ôter ses affaires et pour aviser au plus vite,
j'essayai de téléphoner à Andrée; je me saisis du récepteur,
j'invoquai les divinités implacables, mais ne fis qu'exciter leur
fureur qui se traduisait par ces mots: «Pas libre. » Andrée était en
effet en train de causer avec quelqu'un. En attendant qu'elle eût
achevé sa conversation, je me demandais comment, puisque tant de
peintres cherchent à renouveler les portraits féminins du XVIIIe
siècle, où l'ingénieuse mise en scène est un prétexte aux
expressions de l'attente, de la bouderie, de l'intérêt, de la
rêverie, comment aucun de nos modernes Boucher ou Fragonard ne peignit,
au lieu de «la lettre», ou «du clavecin», etc. , cette scène qui
pourrait s'appeler: «Devant le téléphone», et où naîtrait
spontanément sur les lèvres de l'écouteuse un sourire d'autant plus
vrai qu'il sait n'être pas vu. Enfin, Andrée m'entendit: «Vous venez
prendre Albertine demain? » et en prononçant ce nom d'Albertine, je
pensais à l'envie que m'avait inspirée Swann quand il m'avait dit le
jour de la fête chez la princesse de Guermantes: «Venez voir Odette»,
et que j'avais pensé à ce que malgré tout il y avait de fort dans un
prénom qui, aux yeux de tout le monde et d'Odette elle-même, n'avait
que dans la bouche de Swann ce sens absolument possessif.
Qu'une telle mainmise--résumée en un vocable--sur toute une existence
m'avait paru, chaque fois que j'étais amoureux, devoir être douce!
Mais, en réalité, quand on peut le dire, ou bien cela est devenu
indifférent, ou bien l'habitude n'a pas émoussé la tendresse, mais
elle en a changé les douceurs en douleurs. Le mensonge est bien peu de
chose, nous vivons au milieu de lui sans faire autre chose qu'en
sourire, nous le pratiquons sans croire faire mal à personne, mais la
jalousie en souffre et voit plus qu'il ne cache (souvent notre amie
refuse de passer la soirée avec nous et va au théâtre tout simplement
pour que nous ne voyions pas qu'elle a mauvaise mine). Combien, souvent,
elle reste aveugle à ce que cache la vérité! Mais, elle ne peut rien
obtenir, car celles qui jurent de ne pas mentir refuseraient, sous le
couteau, de confesser leur caractère. Je savais que moi seul pouvais
dire de cette façon-là «Albertine» à Andrée. Et, pourtant, pour
Albertine, pour Andrée, et pour moi-même, je sentais que je n'étais
rien. Et je comprenais l'impossibilité où se heurte l'amour.
Nous nous imaginons qu'il a pour objet un être qui peut être couché
devant nous, enfermé dans un corps. Hélas! il est l'extension de cet
être à tous les points de l'espace et du temps que cet être a
occupés et occupera. Si nous ne possédons pas son contact avec tel
lieu, avec telle heure, nous ne le possédons pas. Or, nous ne pouvons
toucher tous ces points. Si encore ils nous étaient désignés
peut-être pourrions-nous nous étendre jusqu'à eux. Mais nous
tâtonnons sans les trouver. De là la défiance, la jalousie, les
persécutions. Nous perdons un temps précieux sur une piste absurde et
nous passons sans le soupçonner à côté du vrai.
Mais déjà une des divinités irascibles, aux servantes
vertigineusement agiles, s'irritait non plus que je parlasse, mais que
je ne disse rien. «Mais voyons, c'est libre, depuis le temps que vous
êtes en communication; je vais vous couper. » Mais elle n'en fit rien
et tout en suscitant la présence d'Andrée, l'enveloppa, en grand
poète qu'est toujours une demoiselle du téléphone, de l'atmosphère
particulière à la demeure, au quartier, à la vie même de l'amie
d'Albertine. «C'est vous? », me dit Andrée dont la voix était
projetée jusqu'à moi avec une vitesse instantanée par la déesse qui
a le privilège de rendre les sons plus rapides que l'éclair.
«Écoutez, répondis-je; allez où vous voudrez, n'importe où,
excepté chez Mme Verdurin. II faut à tout prix en éloigner demain
Albertine. » «C'est que justement elle doit y aller demain. » «Ah! »
Mais j'étais obligé d'interrompre un instant et de faire des gestes
menaçants, car si Françoise continuait--comme si c'eût été quelque
chose d'aussi désagréable que la vaccine ou d'aussi périlleux que
l'aéroplane--à ne pas vouloir apprendre à téléphoner, ce qui nous
eût déchargés des communications qu'elle pouvait connaître sans
inconvénient, en revanche, elle entrait immédiatement chez moi dès
que j'étais en train d'en faire d'assez secrètes pour que je tinsse
particulièrement à les lui cacher. Quand elle fut sortie de la chambre
non sans s'être attardée à emporter divers objets qui y étaient
depuis la veille et eussent pu y rester sans gêner le moins du monde
une heure de plus, et pour remettre dans le feu une bûche bien inutile
par la chaleur brûlante que me donnaient la présence de l'intruse et
la peur de me voir «couper» par la demoiselle: «Pardonnez-moi, dis-je
à Andrée, j'ai été dérangé. C'est absolument sûr qu'elle doit
aller demain chez les Verdurin? » «Absolument, mais je peux lui dire
que cela vous ennuie. » «Non, au contraire, ce qui est possible, c'est
que je vienne avec vous. » «Ah! » fit Andrée d'une voix fort ennuyée
et comme effrayée de mon audace qui ne fit du reste que s'en affermir.
«Alors, je vous quitte et pardon de vous avoir dérangée pour rien. »
«Mais non», dit Andrée et (comme maintenant, l'usage du téléphone
étant devenu courant, autour de lui s'était développé l'enjolivement
de phrases spéciales, comme jadis autour des «thés»), elle ajouta:
«Cela m'a fait grand plaisir d'entendre votre voix. »
J'aurais pu en dire autant, et plus véridiquement qu'Andrée, car je
venais d'être infiniment sensible à sa voix, n'ayant jamais remarqué
jusque-là qu'elle était si différente des autres. Alors, je me
rappelai d'autres voix encore, des voix de femmes surtout, les unes
ralenties par la précision d'une question et l'attention de l'esprit,
d'autres essoufflées, même interrompues, par le flot lyrique de ce
qu'elles racontent; je me rappelai une à une la voix de chacune des
jeunes filles que j'avais connues à Balbec, puis de Gilberte, puis de
ma grand'mère, puis de Mme de Guermantes, je les trouvai toutes
dissemblables, moulées sur un langage particulier à chacune, jouant
toutes sur un instrument différent, et je me dis quel maigre concert
doivent donner au paradis les trois ou quatre anges musiciens des vieux
peintres, quand je voyais s'élever vers Dieu, par dizaines, par
centaines, par milliers, l'harmonieuse et multisonore salutation de
toutes les Voix. Je ne quittai pas le téléphone sans remercier, en
quelques mots propitiatoires, celle qui règne sur la vitesse des sons,
d'avoir bien voulu user en faveur de mes humbles paroles d'un pouvoir
qui les rendait cent fois plus rapides que le tonnerre, mais mes actions
de grâce restèrent sans autre réponse que d'être coupées.
Quand Albertine revint dans ma chambre, elle avait une robe de satin
noir qui contribuait à la rendre plus pâle, à faire d'elle la
Parisienne blême, ardente, étiolée par le manque d'air, l'atmosphère
des foules et peut-être l'habitude du vice, et dont les yeux semblaient
plus inquiets parce que ne les égayait pas la rougeur des joues.
«Devinez, lui dis-je, à qui je viens de téléphoner? À Andrée. »
«À Andrée? » s'écria Albertine sur un ton bruyant, étonné, ému,
qu'une nouvelle aussi simple ne comportait pas. «J'espère qu'elle a
pensé à vous dire que nous avions rencontré Mme Verdurin l'autre
jour. » «Madame Verdunrin? je ne me rappelle pas», répondis-je en
ayant l'air de penser à autre chose, à la fois pour sembler
indifférent à cette rencontre et pour ne pas trahir Andrée qui
m'avait dit où Albertine irait le lendemain.
Mais qui sait si elle-même, Andrée, ne me trahissait pas, et si demain
elle ne raconterait pas à Albertine que je lui avais, demandé de
l'empêcher coûte que coûte d'aller chez les Verdurin, et si elle ne
lui avait pas déjà révélé que je lui avais fait plusieurs fois des
recommandations analogues. Elle m'avait affirmé ne les avoir jamais
répétées, mais la valeur de cette affirmation était balancée dans
mon esprit par l'impression que depuis quelque temps s'était retirée
du visage d'Albertine la confiance qu'elle avait eue si longtemps en
moi.
Ce qui est curieux, c'est que, quelques jours avant cette dispute avec
Albertine, j'en avais déjà eu une avec elle, mais en présence
d'Andrée. Or Andrée, en donnant de bons conseils à Albertine, avait
toujours l'air de lui en insinuer de mauvais. «Voyons, ne parle pas
comme cela, tais-toi», disait-elle, comme au comble du bonheur. Sa
figure prenait la teinte sèche de framboise rose des intendantes
dévotes qui font renvoyer un à un tous les domestiques. Pendant que
j'adressais à Albertine des reproches que je n'aurais pas dû, elle
avait l'air de sucer avec délices un sucre d'orge. Puis elle ne pouvait
retenir un rire tendre. «Viens, Titine, avec moi. Tu sais que je suis
ta petite sœurette chérie. » Je n'étais pas seulement exaspéré par
ce déroulement doucereux, je me demandais si Andrée avait vraiment
pour Albertine l'affection qu'elle prétendait. Albertine, qui
connaissait Andrée plus à fond que je ne la connaissais, ayant
toujours des haussements d'épaules quand je lui demandais si elle
était bien sûre de l'affection d'Andrée, et m'ayant toujours répondu
que personne ne l'aimait autant sur la terre, maintenant encore je suis
persuadé que l'affection d'Andrée était vraie. Peut-être dans sa
famille riche, mais provinciale, en trouverait-on l'équivalent dans
quelques boutiques de la Place de l'Évêché, où certaines sucreries
passent pour «ce qu'il y a de meilleur». Mais je sais que pour ma
part, bien qu'ayant toujours conclu au contraire, j'avais tellement
l'impression qu'Andrée cherchait à faire donner sur les doigts à
Albertine que mon amie me devenait aussitôt sympathique et que ma
colère tombait.
La souffrance dans l'amour cesse par instants, mais pour reprendre d'une
façon différente. Nous pleurons de voir celle que nous aimons ne plus
avoir avec nous ces élans de sympathie, ces avances amoureuses du
début, nous souffrons plus encore que les ayant perdus pour nous elle
les retrouve pour d'autres; puis, de cette souffrance-là, nous sommes
distraits par un mal nouveau plus atroce, le soupçon qu'elle nous a
menti sur sa soirée de la veille, où elle nous a trompé sans doute;
ce soupçon-là aussi se dissipe, la gentillesse que nous montre notre
amie nous apaise, mais alors un mot oublié nous revient à l'esprit; on
nous a dit qu'elle était ardente au plaisir, or nous ne l'avons connue
que calme; nous essayons de nous représenter ce que furent ces
frénésies avec d'autres, nous sentons le peu que nous sommes pour
elle, nous remarquons un air d'ennui, de nostalgie, de tristesse pendant
que nous parlons, nous remarquons comme un ciel noir les robes
négligées qu'elle met quand elle est avec nous, gardant pour les
autres celles avec lesquelles au commencement elle nous flattait. Si au
contraire elle est tendre, quelle joie un instant mais en voyant cette
petite langue tirée comme pour un appel, nous pensons à celles à qui
il était si souvent adressé et qui même peut-être auprès de moi,
sans qu'Albertine pensât à elles, était demeuré, à cause d'une trop
longue habitude, un signe machinal. Puis le sentiment que nous
l'ennuyons revient. Mais brusquement cette souffrance tombe à peu de
chose en pensant à l'inconnu malfaisant de sa vie, aux lieux
impossibles à connaître où elle a été, est peut-être encore, dans
les heures où nous ne sommes pas près d'elle, si même elle ne
projette pas d'y vivre définitivement, ces lieux où elle est loin de
nous, pas à nous, plus heureuse qu'avec nous. Tels sont les feux
tournants de la jalousie.
La jalousie est aussi un démon qui ne peut être exorcisé, et revient
toujours incarner une nouvelle forme. Pussions-nous arriver à les
exterminer toutes, à garder perpétuellement celle que nous aimons,
l'Esprit du Mal prendrait alors une autre forme, plus pathétique
encore, le désespoir de n'avoir obtenu la fidélité que par force, le
désespoir de n'être pas aimé.
Entre Albertine et moi il y avait souvent l'obstacle d'un silence fait
sans doute de griefs qu'elle taisait parce qu'elle les jugeait
irréparables. Si douce qu'Albertine fût certains soirs, elle n'avait
plus de ces mouvements spontanés que je lui avais connus à Balbec
quand elle me disait: «Ce que vous êtes gentil tout de même! », et
que le fond de son cœur semblait venir à moi sans la réserve d'aucun
des griefs qu'elle avait maintenant et qu'elle taisait parce qu'elle les
jugeait sans doute irréparables, impossibles à oublier, inavoués,
mais qui n'en mettaient pas moins entre elle et moi la prudence
significative de ses paroles ou l'intervalle d'un infranchissable
silence.
«Et peut-on savoir pourquoi vous avez téléphoné à Andrée? » «Pour
lui demander si cela ne la contrarierait pas que je me joigne à vous
demain et que j'aille ainsi faire aux Verdurin la visite que je leur
promets depuis la Raspelière. » «Comme vous voudrez. Mais je vous
préviens qu'il y a un brouillard atroce ce soir et qu'il y en aura
sûrement encore demain. Je vous dis cela parce que je ne voudrais pas
que cela vous fasse mal. Vous pensez bien que moi je préfère que vous
veniez avec nous. Du reste, ajouta-t-elle d'un air préoccupé, je ne
sais pas du tout si j'irai chez les Verdurin. Ils m'ont fait tant de
gentillesses qu'au fond je devrais. . . Après vous, c'est encore les gens
qui ont été les meilleurs pour moi, mais il y a des riens qui me
déplaisent chez eux. Il faut absolument que j'aille au Bon Marché et
aux Trois-Quartiers acheter une guimpe blanche car cette robe est trop
noire. »
Laisser Albertine aller seule dans un grand magasin parcouru par tant de
gens qu'on frôle, pourvu de tant d'issues qu'on peut dire qu'à la
sortie on n'a pas réussi à trouver sa voiture qui attendait plus loin,
j'étais bien décidé à n'y pas consentir, mais j'étais surtout
malheureux. Et pourtant, je ne me rendais pas compte qu'il y avait
longtemps que j'aurais dû cesser de voir Albertine, car elle était
entrée pour moi dans cette période lamentable où un être disséminé
dans l'espace et dans le temps n'est plus pour vous une femme, mais une
suite d'événements sur lesquels nous ne pouvons faire la lumière, une
suite de problèmes insolubles, une mer que nous essayons ridiculement
comme Xerxès de battre pour la punir de ce qu'elle a englouti. Une fois
cette période commencée, on est forcément vaincu. Heureux ceux qui
comprennent assez tôt pour ne pas trop prolonger une lutte inutile,
épuisante, enserrée de toutes parts par les limites de l'imagination
et où la jalousie se débat si honteusement que le même homme qui
jadis, si seulement les regards de celle qui était toujours à côté
de lui se portaient un instant sur un autre, imaginait une intrigue,
éprouvait combien de tourments, se résigne plus tard à la laisser
sortir seule, quelquefois avec celui qu'il sait son amant, préférant
à l'inconnaissable cette torture du moins connue! C'est une question de
rythme à adopter et qu'on suit après par habitude. Des nerveux ne
pourraient pas manquer un dîner, qui font ensuite des cures de repos
jamais assez longues; des femmes récemment encore légères, vivent de
la pénitence. Des jaloux qui pour épier celle qu'ils aimaient
retranchaient sur leur sommeil, sur leur repos, sentant que ses désirs
à elle, le monde si vaste et si secret, le temps sont plus forts
qu'eux, la laissent sortir sans eux, puis voyager, puis se séparent. La
jalousie finit ainsi faute d'aliments et n'a tant duré qu'à cause d'en
avoir réclamé sans cesse. J'étais bien loin de cet état.
J'étais maintenant libre de faire, aussi souvent que je voulais, des
promenades avec Albertine. Comme il n'avait pas tardé à s'établir
autour de Paris des hangars d'aviation, qui sont pour les aéroplanes ce
que les ports sont pour les vaisseaux, et que depuis le jour où, près
de la Raspelière, la rencontre quasi mythologique d'un aviateur, dont
le vol avait fait se cabrer mon cheval, avait été pour moi comme une
image de la liberté, j'aimais souvent qu'à la fin de la journée le
but de nos sorties--agréables d'ailleurs à Albertine, passionnée pour
tous les sports--fût un de ces aérodromes. Nous nous y rendions, elle
et moi, attirés par cette vie incessante des départs et des arrivées
qui donnent tant de charme aux promenades sur les jetées, ou seulement
sur la grève pour ceux qui aiment la mer, et aux flâneries autour d'un
«centre d'aviation» pour ceux qui aiment le ciel. À tout moment,
parmi le repos des appareils inertes et comme à l'ancre, nous en
voyions un péniblement tiré par plusieurs mécaniciens, comme est
traînée sur le sable une barque demandée par un touriste qui veut
aller faire une randonnée en mer. Puis, le moteur était mis en marche,
l'appareil courait, prenait son élan, enfin, tout à coup, à angle
droit, il s'élevait lentement, dans l'extase raidie, comme
immobilisée, d'une vitesse horizontale soudain transformée en
majestueuse et verticale ascension. Albertine ne pouvait contenir sa
joie et elle demandait des explications aux mécaniciens qui, maintenant
que l'appareil était à flot, rentraient. Le passager, cependant, ne
tardait pas à franchir des kilomètres; le grand esquif, sur lequel
nous ne cessions pas de fixer les yeux, n'était plus dans l'azur qu'un
point presque indistinct, lequel d'ailleurs reprendrait peu à peu sa
matérialité, sa grandeur, son volume, quand, la durée de la promenade
approchant de sa fin, le moment serait venu de rentrer au port. Et nous
regardions avec envie, Albertine et moi, au moment où il sautait à
terre, le promeneur qui était allé ainsi goûter au large dans ces
horizons solitaires le calme et la limpidité du soir. Puis, soit de
l'aérodrome, soit de quelque musée, de quelque église que nous
étions allés visiter, nous revenions ensemble pour l'heure du dîner.
Et, pourtant, je ne rentrais pas calmé comme je l'étais à Balbec par
de plus rares promenades que je m'enorgueillissais de voir durer tout un
après-midi et que je contemplais ensuite se détacher en beaux massifs
de fleurs sur le reste de la vie d'Albertine, comme sur un ciel vide
devant lequel on rêve doucement, sans pensée. Le temps d'Albertine ne
m'appartenait pas alors en quantités aussi grandes qu'aujourd'hui.
Pourtant, il me semblait alors bien plus à moi, parce que je tenais
compte seulement--mon amour s'en réjouissant comme d'une faveur--des
heures qu'elle passait avec moi; maintenant,--ma jalousie y cherchant
avec inquiétude la possibilité d'une trahison,--rien que des heures
qu'elle passait sans moi.
Or, demain, elle désirerait qu'il y en eût de telles. Il faudrait
choisir, ou de cesser de souffrir, ou de cesser d'aimer. Car, ainsi
qu'au début il est formé par le désir, l'amour n'est entretenu plus
tard que par l'anxiété douloureuse. Je sentais qu'une partie de la vie
d'Albertine m'échappait. L'amour dans l'anxiété douloureuse, comme
dans le désir heureux, est l'exigence d'un tout. Il ne naît, il ne
subsiste que si une partie reste à conquérir. On n'aime que ce qu'on
ne possède pas tout entier. Albertine mentait en me disant qu'elle
n'irait sans doute pas voir les Verdurin, comme je mentais en disant que
je voulais aller chez eux. Elle cherchait seulement à m'empêcher de
sortir avec elle, et, moi, par l'annonce brusque de ce projet que je ne
comptais nullement mettre à exécution, à toucher en elle le point que
je devinais le plus sensible, à traquer le désir qu'elle cachait et à
la forcer à avouer que ma présence auprès d'elle demain
l'empêcherait de le satisfaire. Elle l'avait fait, en somme, en cessant
brusquement de vouloir aller chez les Verdurin.
«Si vous ne voulez pas aller chez les Verdurin, lui dis-je, il y a au
Trocadéro une superbe représentation à bénéfices. » Elle écouta
mon conseil d'y aller d'un air dolent. Je recommençai à être dur avec
elle comme à Balbec, au temps de ma première jalousie. Son visage
reflétait une déception et j'employais à blâmer mon amie les mêmes
raisons qui m'avaient été si souvent opposées par mes parents quand
j'étais petit et qui avaient paru inintelligentes et cruelles à mon
enfance incomprise. «Non, malgré votre air triste, disais-je à
Albertine, je ne peux pas vous plaindre; je vous plaindrais si vous
étiez malade, s'il vous était arrivé un malheur, si vous aviez perdu
un parent; ce qui ne vous ferait peut-être aucune peine étant donné
le gaspillage de fausse sensibilité que vous ne faites pour rien.
D'ailleurs, je n'apprécie pas la sensibilité des gens qui prétendent
tant nous aimer sans être capables de nous rendre le plus léger
service et que leur pensée, tournée vers nous, laisse si distraits
qu'ils oublient d'emporter la lettre que nous leur avons confiée et
d'où notre avenir dépend. »
Ces paroles,--une grande partie de ce que nous disons n'étant qu'une
récitation--, je les avais toutes entendu prononcer à ma mère,
laquelle m'expliquait volontiers qu'il ne fallait pas confondre la
véritable sensibilité, ce que, disait-elle, les Allemands, dont elle
admirait beaucoup la langue, malgré l'horreur de mon père pour cette
nation, appelaient «Empfindung» et la sensiblerie «Empfindelei».
Elle était allée, une fois que je pleurais, jusqu'à me dire que
Néron était peut-être nerveux et n'était pas meilleur pour cela. Au
vrai, comme ces plantes qui se dédoublent en poussant, en regard de
l'enfant sensitif que j'avais uniquement été, lui faisait face
maintenant un homme opposé, plein de bon sens, de sévérité pour la
sensibilité maladive des autres, un homme ressemblant à ce que mes
parents avaient été pour moi. Sans doute, chacun devant faire
continuer en lui la vie des siens, l'homme pondéré et railleur qui
n'existait pas en moi au début avait rejoint le sensible et il était
naturel que je fusse à mon tour tel que mes parents avaient été.
De plus, au moment où ce nouveau moi se formait, il trouvait son
langage tout prêt dans le souvenir de celui, ironique et grondeur,
qu'on m'avait tenu, que j'avais maintenant à tenir aux autres, et qui
sortait tout naturellement de ma bouche soit que je l'évoluasse par
mimétisme et association de souvenirs, soit aussi que les délicates et
mystérieuses incantations du pouvoir génésique eussent en moi, à mon
insu, dessiné comme sur la feuille d'une plante les mêmes intonations,
les mêmes gestes, les mêmes attitudes qu'avaient eues ceux dont
j'étais sorti. Car quelquefois, en train de faire l'homme sage quand je
parlais à Albertine, il me semblait entendre ma grand'mère; du reste
n'était-il pas arrivé à ma mère (tant d'obscurs courants
inconscients infléchissaient en moi jusqu'aux plus petits mouvements de
mes doigts eux-mêmes à être entraînés dans les mêmes cycles que
ceux de mes parents) de croire que c'était mon père qui entrait, tant
j'avais la même manière de frapper que lui.
D'autre part l'accouplement des éléments contraires est la loi de la
vie, le principe de la fécondation, et, comme on verra, la cause de
bien des malheurs. Habituellement, on déteste ce qui nous est semblable
et nos propres défauts vus du dehors nous exaspèrent. Combien plus
encore quand quelqu'un qui a passé l'âge où on les exprime naïvement
et qui, par exemple, s'est fait dans les moments les plus brûlants un
visage de glace, exècre-t-il les mêmes défauts, si c'est un autre,
plus jeune ou plus naïf, ou plus sot, qui les exprime! Il y a des
sensibles pour qui la vue dans les yeux des autres des larmes
qu'eux-mêmes retiennent est exaspérante. C'est la trop grande
ressemblance qui fait que malgré l'affection, et parfois plus
l'affection est grande, la division règne dans les familles.
Peut-être chez moi, et chez beaucoup, le second homme que j'étais
devenu était-il simplement une face du premier, exalté et sensible du
côté de soi-même, sage Mentor pour les autres. Peut-être en
était-il ainsi chez mes parents selon qu'on les considérait par
rapport à moi ou en eux-mêmes. Et pour ma grand'mère et ma mère il
était trop visible que leur sévérité pour moi était voulue par
elles et même leur coûtait, mais peut-être chez mon père lui-même
la froideur n'était-elle qu'un aspect extérieur de sa sensibilité?
Car c'est peut-être la vérité humaine de ce double aspect: aspect du
côté de la vie intérieure, aspect du côté des rapports sociaux,
qu'on exprimait dans ces mots qui me paraissaient autrefois aussi faux
dans leur contenu que pleins de banalité dans leur forme quand on
disait en parlant de mon père: «Sous sa froideur glaciale, il cache
une sensibilité extraordinaire; ce qu'il a surtout, c'est la pudeur de
la sensibilité. »
Ne cachait-il pas, au fond, d'incessants et secrets orages, ce calme au
besoin semé de réflexions sentencieuses, d'ironie pour les
manifestations maladroites de la sensibilité, et qui était le sien,
mais que moi aussi maintenant j'affectais vis-à-vis de tout le monde,
et dont surtout je ne me départissais pas dans certaines circonstances
vis-à-vis d'Albertine?
Je crois que vraiment ce jour-là j'allais décider notre séparation et
partir pour Venise. Ce qui me renchaîna à ma liaison tint à la
Normandie, non qu'elle manifestât quelque intention d'aller dans ce
pays où j'avais été jaloux d'elle (car j'avais cette chance que
jamais ses projets ne touchaient aux points douloureux de mon souvenir),
mais parce qu'ayant dit: «C'est comme si je vous parlais de l'amie de
votre tante qui habitait Infreville,» elle répondit avec colère,
heureuse comme toute personne qui discute et qui veut avoir pour soi le
plus d'arguments possible, de me montrer que j'étais dans le faux et
elle dans le vrai: «Mais jamais ma tante n'a connu personne à
Infreville, et moi-même je n'y suis jamais allée. »
Elle avait oublié le mensonge qu'elle m'avait fait un soir sur la dame
susceptible chez qui c'était de toute nécessité d'aller prendre le
thé, dût-elle en allant voir cette dame perdre mon amitié et se
donner la mort. Je ne lui rappelai pas son mensonge. Mais il m'accabla.
Et je remis encore à une autre fois la rupture. Il n'y a pas besoin de
sincérité, ni même d'adresse dans le mensonge, pour être aimée.
J'appelle ici amour une torture réciproque. Je ne trouvais nullement
répréhensible ce soir de lui parler comme ma grand'mère si parfaite
l'avait fait avec moi, ni, pour lui avoir dit que je l'accompagnerais
chez les Verdurin, d'avoir adopté la façon brusque de mon père qui ne
nous signifiait jamais une décision que de la façon qui pouvait nous
causer le maximum d'une agitation en disproportion, à ce degré, avec
cette décision elle-même. De sorte qu'il avait beau jeu à nous
trouver absurdes de montrer pour si peu de chose une telle désolation
qui en effet répondait à la commotion qu'il nous avait donnée.
Comme--de même que la sagesse inflexible de ma grand'mère--ces
velléités arbitraires de mon père étaient venues chez moi compléter
la nature sensible à laquelle elles étaient restées si longtemps
extérieures, et que, pendant toute mon enfance, elles avaient fait tant
souffrir, cette nature sensible les renseignait fort exactement sur les
points qu'elles devaient viser efficacement: il n'y a pas de meilleur
indicateur qu'un ancien voleur, ou qu'un sujet de la nation qu'on
combat. Dans certaines familles menteuses, un frère venu voir son
frère sans raison apparente et lui demandant dans une incidente, sur le
pas de la porte, en s'en allant, un renseignement qu'il n'a même pas
l'air d'écouter, signifie par cela même à son frère que ce
renseignement était le but de sa visite, car le frère connaît bien
ces airs détachés, ces mots dits comme entre parenthèses à la
dernière seconde, les ayant souvent employés lui-même. Or, il y a
aussi des familles pathologiques, des sensibilités apparentées, des
tempéraments fraternels, initiés à cette tacite langue qui fait qu'en
famille on se comprend sans parler. Aussi, qui donc peut plus qu'un
nerveux être énervant? Et puis, il y avait peut-être à ma conduite,
dans ces cas-là, une cause plus générale, plus profonde. C'est que
dans ces moments brefs, mais inévitables, où l'on déteste quelqu'un
qu'on aime,--ces moments qui durent parfois toute la vie avec les gens
qu'on n'aime pas,--on ne veut pas paraître bon, pour ne pas être
plaint, mais à la fois le plus méchant et le plus heureux possible
pour que notre bonheur soit vraiment haïssable et ulcère l'âme de
l'ennemi occasionnel ou durable. Devant combien de gens ne me suis-je
pas mensongèrement calomnié, rien que pour que mes «succès» leur
parussent immoraux et les fissent plus enrager! Ce qu'il faudrait, c'est
suivre la voie inverse, c'est montrer sans fierté qu'on a de bons
sentiments, au lieu de s'en cacher si fort. Et ce serait facile si on
savait ne jamais haïr, aimer toujours. Car, alors, on serait si heureux
de ne dire que les choses qui peuvent rendre heureux les autres, les
attendrir, vous en faire aimer.
Certes, j'avais quelques remords d'être aussi irritant à l'égard
d'Albertine et je me disais: «Si je ne l'aimais pas, elle m'aurait plus
de gratitude, car je ne serais pas méchant avec elle; mais non, cela se
compenserait, car je serais aussi moins gentil. » Et j'aurais pu, pour
me justifier, lui dire que je l'aimais. Mais l'aveu de cet amour, outre
qu'il n'eût rien appris à Albertine, l'eût peut-être plus refroidie
à mon égard que les duretés et les fourberies dont l'amour était
justement la seule excuse. Être dur et fourbe envers ce qu'on aime est
si naturel! Si l'intérêt que nous témoignons aux autres ne nous
empêche pas d'être doux avec eux et complaisants à ce qu'ils
désirent, c'est que cet intérêt est mensonger. Autrui nous est
indifférent et l'indifférence n'invite pas à la méchanceté.
La soirée passait. Avant qu'Albertine allât se coucher, il n'y avait
pas grand temps à perdre si nous voulions faire la paix, recommencer à
nous embrasser. Aucun de nous deux n'en avait encore pris l'initiative.
Sentant qu'elle était, de toute façon, fâchée, j'en profitai pour
lui parler d'Esther Lévy. «Bloch m'a dit (ce qui n'était pas vrai)
que vous aviez bien connu sa cousine Esther. » «Je ne la reconnaîtrais
même pas», dit Albertine d'un air vague. «J'ai vu sa photographie»,
ajoutai-je en colère. Je ne regardais pas Albertine en disant cela, de
sorte que je ne vis pas son expression qui eût été sa seule réponse,
car elle ne dit rien.
Ce n'était plus l'apaisement du baiser de ma mère à Combray, que
j'éprouvais auprès d'Albertine, ces soirs-là, mais, au contraire,
l'angoisse de ceux où ma mère me disait à peine bonsoir, ou même ne
montait pas dans ma chambre, soit qu'elle fût fâchée contre moi ou
retenue par des invités. Cette angoisse,--non pas seulement sa
transposition dans l'amour,--non, cette angoisse elle-même qui s'était
un temps spécialisée dans l'amour, qui avait été affectée à lui
seul quand le partage, la division des passions s'était opérée,
maintenant, semblait de nouveau s'étendre à toutes, redevenue indivise
de même que dans mon enfance, comme si tous mes sentiments qui
tremblaient de ne pouvoir garder Albertine auprès de mon lit à la fois
comme une maîtresse, comme une sœur, comme une fille, comme une mère
aussi du bonsoir quotidien de laquelle je recommençais à éprouver le
puéril besoin, avaient commencé de se rassembler, de s'unifier dans le
soir prématuré de ma vie qui semblait devoir être aussi brève qu'un
jour d'hiver. Mais si j'éprouvais l'angoisse de mon enfance, le
changement de l'être qui me le faisait éprouver, la différence de
sentiment qu'il m'inspirait, la transformation même de mon caractère,
me rendaient impossible d'en réclamer l'apaisement à Albertine comme
autrefois à ma mère.
Je ne savais plus dire: je suis triste.
son désir, non telle que son expérience lui a appris qu'il savait la
rendre, c'est-à-dire si médiocre! Elle s'est, à l'instant, remplie
des labeurs, des voyages, des courses de montagnes, de toutes les belles
choses qu'il se dit que la funeste issue de ce duel pourra rendre
impossibles, alors qu'elles l'étaient avant qu'il fût question de
duel, à cause des mauvaises habitudes qui, même sans duel, auraient
continué. Il revient chez lui sans avoir été même blessé, mais il
retrouve les mêmes obstacles aux plaisirs, aux excursions, aux voyages,
à tout ce dont il avait craint un instant d'être à jamais dépouillé
par la mort; il suffit pour cela de la vie. Quant au travail--les
circonstances exceptionnelles ayant pour effet d'exalter ce qui existait
préalablement dans l'homme, chez le laborieux le labeur et chez l'oisif
la paresse--il se donne congé.
Je faisais comme lui et comme j'avais toujours fait depuis ma vieille
résolution de me mettre à écrire, que j'avais prise jadis, mais qui
me semblait dater d'hier, parce que j'avais considéré chaque jour l'un
après l'autre comme non avenu. J'en usais de même pour celui-ci,
laissant passer sans rien faire ses averses et ses éclaircies et me
promettant de travailler le lendemain. Mais je n'y étais plus le même
sous un ciel sans nuages; le son doré des cloches ne contenait pas
seulement, comme le miel, de la lumière, mais la sensation de la
lumière et aussi la saveur fade des confitures (parce qu'à Combray il
s'était souvent attardé comme une guêpe sur notre table desservie).
Par ce jour de soleil éclatant, rester tout le jour les yeux clos,
c'était chose permise, usitée, salubre, plaisante, saisonnière, comme
tenir ses persiennes fermées contre la chaleur.
C'était par de tels temps qu'au début de mon second séjour à Balbec
j'entendais les violons de l'orchestre entre les coulées bleuâtres de
la marée montante. Combien je possédais plus Albertine aujourd'hui. Il
y avait des jours où le bruit d'une cloche qui sonnait l'heure portait
sur la sphère de sa sonorité une plaque si fraîche, si puissamment
étalée de mouillé ou de lumière, que c'était comme une traduction
pour aveugles, ou, si l'on veut, comme une traduction musicale du charme
de la pluie ou du charme du soleil. Si bien qu'à ce moment-là, les
yeux fermés, dans mon lit, je me disais que tout peut se transposer et
qu'un univers seulement audible pourrait être aussi varié que l'autre.
Remontant paresseusement de jour en jour, comme sur une barque, et
voyant apparaître devant moi toujours de nouveaux souvenirs enchantés,
que je ne choisissais pas, qui, l'instant d'avant, m'étaient invisibles
et que ma mémoire me présentait l'un après l'autre, sans que je pusse
les choisir, je poursuivais paresseusement, sur ces espaces unis, ma
promenade au soleil.
Ces concerts matinaux de Balbec n'étaient pas anciens. Et pourtant, à
ce moment relativement rapproché, je me souciais peu d'Albertine. Même
les tout premiers jours de l'arrivée, je n'avais pas connu sa présence
à Balbec. Par qui donc l'avais-je apprise? Ah! oui, par Aimé. Il
faisait un beau soleil comme celui-ci. Il était content de me revoir.
Mais il n'aime pas Albertine. Tout le monde ne peut pas l'aimer. Oui,
c'est lui qui m'a annoncé qu'elle était à Balbec. Comment le
savait-il donc? Ah! il l'avait rencontrée, il lui avait trouvé mauvais
genre. À ce moment, abordant le récit d'Aimé par une autre face que
celle où il me l'avait fait, ma pensée, qui jusqu'ici avait navigué
en souriant sur ces eaux bienheureuses, éclatait soudain, comme si elle
eût heurté une mine invisible et dangereuse, insidieusement posée à
ce point de ma mémoire. Il m'avait dit qu'il l'avait rencontrée, qu'il
lui avait trouvé mauvais genre. Qu'avait-il voulu dire par mauvais
genre? J'avais compris genre vulgaire, parce que, pour le contredire
d'avance, j'avais déclaré qu'elle avait de la distinction. Mais non,
peut-être avait-il voulu dire genre Gomorrhéen. Elle était avec une
amie, peut-être qu'elles se tenaient par la taille, qu'elles
regardaient d'autres femmes, qu'elles avaient en effet un «genre» que
je n'avais jamais vu à Albertine en ma présence. Qui était l'amie,
où Aimé l'avait-il rencontrée, cette odieuse Albertine?
Je tâchais de me rappeler exactement ce qu'Aimé m'avait dit pour voir
si cela pouvait se rapporter à ce que j'imaginais, ou s'il avait voulu
parler seulement de manières communes. Mais j'avais beau me le
demander, la personne qui se posait la question et la personne qui
pouvait offrir le souvenir n'étaient, hélas, qu'une seule et même
personne, moi, qui se dédoublait momentanément, mais sans rien
s'ajouter. J'avais bien questionné, c'était moi qui répondais, je
n'apprenais rien de plus. Je ne songeais plus à Mlle Vinteuil. Né d'un
soupçon nouveau, l'accès de jalousie dont je souffrais était nouveau
aussi, ou plutôt il n'était que le prolongement, l'extension de ce
soupçon, il avait le même théâtre, qui n'était plus Montjouvain,
mais la route où Aimé avait rencontré Albertine, pour objet, les
quelques amies dont l'une ou l'autre pouvait être celle qui était avec
Albertine ce jour-là. C'était peut-être une certaine Elisabeth, ou
bien peut-être ces deux jeunes filles qu'Albertine avait regardés
dans la glace, au Casino, quand elle n'avait pas l'air de les voir. Elle
avait sans doute des relations avec elles et d'ailleurs aussi avec
Esther, la cousine de Bloch. De telles relations, si elles m'avaient
été révélées par un tiers, eussent suffi pour me tuer à demi, mais
comme c'était moi qui les imaginais, j'avais soin d'y ajouter assez
d'incertitude pour amortir la douleur.
On arrive, sous la forme de soupçons, à absorber journellement, à
doses énormes, cette même idée qu'on est trompé, de laquelle une
quantité très faible pourrait être mortelle, inoculée par la piqûre
d'une parole déchirante. C'est sans doute pour cela, et par un dérivé
de l'instinct de conservation, que le même jaloux n'hésite pas à
former des soupçons atroces à propos de faits innocents, à condition,
devant la première preuve qu'on lui apporte, de se refuser à
l'évidence. D'ailleurs, l'amour est un mal inguérissable comme ces
diathèses où le rhumatisme ne laisse quelque répit que pour faire
place à des migraines épileptiformes. Le soupçon jaloux était-il
calmé, j'en voulais à Albertine de n'avoir pas été tendre,
peut-être de s'être moquée de moi avec Andrée. Je pensais avec
effroi à l'idée qu'elle avait dû se faire si Andrée lui avait
répété toutes nos conversations, l'avenir m'apparaissait atroce. Ces
tristesses ne me quittaient que si un nouveau soupçon jaloux me jetait
dans d'autres recherches ou si, au contraire, les manifestations de
tendresse d'Albertine me rendaient mon bonheur insignifiant. Quelle
pouvait être cette jeune fille, il faudrait que j'écrive à Aimé, que
je tâche de le voir, et ensuite je contrôlerais ses dires en causant
avec Albertine, en la confessant. En attendant, croyant bien que ce
devait être la cousine de Bloch, je demandai à celui-ci, qui ne
comprit nullement dans quel but, de me montrer seulement une
photographie d'elle ou, bien plus, de me faire au besoin rencontrer avec
elle.
Combien de personnes, de villes, de chemins, la jalousie nous rend ainsi
avides de connaître? Elle est une soif de savoir grâce à laquelle,
sur des points isolés les uns des autres, nous finissons par avoir
successivement toutes les notions possibles, sauf celles que nous
voudrions. On ne sait jamais si un soupçon ne naîtra pas, car, tout à
coup, on se rappelle une phrase qui n'était pas claire, un alibi qui
n'avait pas été donné sans intention. Pourtant, on n'a pas revu la
personne, mais il y a une jalousie après coup, qui ne naît qu'après
l'avoir quittée, une jalousie de l'escalier. Peut-être l'habitude que
j'avais prise de garder au fond de moi certains désirs, désir d'une
jeune fille du monde comme celles que je voyais passer de ma fenêtre
suivies de leur institutrice, et plus particulièrement de celle dont
m'avait parlé Saint-Loup, qui allait dans les maisons de passe, désir
de belles femmes de chambre et particulièrement de celle de Mme Putbus,
désir d'aller à la campagne au début du printemps, revoir des
aubépines, des pommiers en fleur, des tempêtes, désir de Venise,
désir de me mettre au travail, désir de mener la vie de tout le monde,
peut-être l'habitude de conserver en moi sans assouvissement tous ces
désirs, en me contentant de la promesse, faite à moi-même, de ne pas
oublier de les satisfaire un jour, peut-être cette habitude, vieille de
tant d'années, de l'ajournement perpétuel, de ce que M. de Charlus
flétrissait sous le nom de procrasnation, était-elle devenue si
générale en moi qu'elle s'emparait aussi de mes soupçons jaloux et,
tout en me faisant prendre mentalement note que je ne manquerais pas un
jour d'avoir une explication avec Albertine au sujet de la jeune fille,
peut-être des jeunes filles (cette partie du récit était confuse,
effacée, autant dire infranchissable, dans ma mémoire) avec laquelle
ou lesquelles Aimé l'avait rencontrée, me faisait retarder cette
explication. En tout cas, je n'en parlerais pas ce soir à mon amie pour
ne pas risquer de lui paraître jaloux et de la fâcher.
Pourtant, quand le lendemain Bloch m'eût envoyé la photographie de sa
cousine Esther, je m'empressai de la faire parvenir à Aimé. Et à la
même minute, je me souvins qu'Albertine m'avait refusé le matin un
plaisir qui aurait pu la fatiguer en effet. Était-ce donc pour le
réserver à quelque autre? Cette après-midi, peut-être? À qui?
C'est ainsi qu'est interminable la jalousie, car même si l'être aimé,
étant mort par exemple, ne peut plus la provoquer par 'ses actes, il
arrive que des souvenirs postérieurs à tout événement se comportent
tout à coup dans notre mémoire comme des événements eux aussi,
souvenirs que nous n'avions pas éclairés jusque-là, qui nous avaient
paru insignifiants et auxquels il suffit de notre propre réflexion sur
eux, sans aucun fait extérieur, pour donner un sens nouveau et
terrible. On n'a pas besoin d'être deux, il suffit d'être seul dans sa
chambre, à penser, pour que de nouvelles trahisons de votre maîtresse
se produisent, fût-elle morte. Aussi il ne faut pas ne redouter dans
l'amour, comme dans la vie habituelle, que l'avenir, mais même le
passé qui ne se réalise pour nous souvent qu'après l'avenir, et nous
ne parlons pas seulement du passé que nous apprenons après coup, mais
de celui que nous avons conservé depuis longtemps en nous et que tout
à coup nous apprenons à lire.
N'importe, j'étais bien heureux, l'après-midi finissant, que ne
tardât pas l'heure où j'allais pouvoir demander à la présence
d'Albertine l'apaisement dont j'avais besoin. Malheureusement, la
soirée qui vint fut une de celles où cet apaisement ne m'était pas
apporté, où le baiser qu'Albertine me donnerait en me quittant, bien
différent du baiser habituel, ne me calmerait pas plus qu'autrefois
celui de ma mère les jours où elle était fâchée et où je n'osais
pas la rappeler, mais où je sentais que je ne pourrais pas m'endormir.
Ces soirées-là, c'étaient maintenant celles où Albertine avait
formé pour le lendemain quelque projet qu'elle ne voulait pas que je
connusse. Si elle me l'avait confié, j'aurais mis à assurer sa
réalisation une ardeur que personne autant qu'Albertine n'eût pu
m'inspirer. Mais elle ne me disait rien et n'avait d'ailleurs besoin de
me rien dire; dès qu'elle était entrée, sur la porte même de ma
chambre, comme elle avait encore son chapeau ou sa toque sur la tête,
j'avais déjà vu le désir inconnu, rétif, acharné, indomptable. Or,
c'étaient souvent les soirs où j'avais attendu son retour avec les
plus tendres pensées, où je comptais lui sauter au cou avec le plus de
tendresse.
Hélas, ces mésententes comme j'en avais eu souvent avec mes parents,
que je trouvais froids ou irrités au moment où j'accourais près
d'eux, débordant de tendresse, ne sont rien auprès de celles qui se
produisent entre deux amants! La souffrance ici est bien moins
superficielle, est bien plus difficile à supporter, elle a pour siège
une couche plus profonde du cœur.
Ce soir-là, le projet qu'Albertine avait formé, elle fut pourtant
obligée de m'en dire un mot; je compris tout de suite qu'elle voulait
aller le lendemain faire une visite à Mme Verdurin, une visite qui, en
elle-même, ne m'eût en rien contrarié. Mais certainement, c'était
pour y faire quelque rencontre, pour y préparer quelque plaisir. Sans
cela elle n'eût pas tellement tenu à cette visite. Je veux dire, elle
ne m'eût pas répété qu'elle n'y tenait pas. J'avais suivi dans mon
existence une marche inverse de celle des peuples qui ne se servent de
l'écriture phonétique qu'après n'avoir considéré les caractères
que comme une suite de symboles; moi qui pendant tant d'années n'avais
cherché la vie et la pensée réelles des gens que dans l'énoncé
direct qu'ils m'en fournissaient volontairement, par leur faute, j'en
étais arrivé à ne plus attacher, au contraire, d'importance qu'aux
témoignages qui ne sont pas une expression rationnelle et analytique de
la vérité; les paroles elles-mêmes ne me renseignaient qu'à la
condition d'être interprétées à la façon d'un afflux de sang à la
figure d'une personne qui se trouble, à la façon encore d'un silence
subit.
Tel adverbe (par exemple employé par M. de Cambremer, quand il croyait
que j'étais a écrivain» et que n'ayant pas encore parlé, racontant
une visite qu'il avait faite aux Verdurin, il s'était tourné vers moi
en disant: Il y avait _justement_ de Borelli) jailli dans une
conflagration par le rapprochement involontaire, parfois périlleux, de
deux idées que l'interlocuteur n'exprimait pas et duquel, par telles
méthodes d'analyse ou d'électrolyse appropriées, je pouvais les
extraire, m'en disait plus qu'un discours.
Albertine laissait parfois traîner dans ses propos tel ou tel de ces
précieux amalgames que je me hâtais de «traiter» pour les
transformer en idées claires. C'est du reste une des choses les plus
terribles pour l'amoureux que si les faits particuliers--que seuls
l'expérience, l'espionnage, entre tant de réalisations possibles,
feraient connaître--sont si difficiles à trouver, la vérité en
revanche est si facile à percer ou seulement à pressentir.
Souvent je l'avais vue, à Balbec, attacher sur des jeunes filles qui
passaient un regard brusque et prolongé pareil à un attouchement et
après lequel, si je les connaissais elle me disait: «Si on les faisait
venir? J'aimerais leur dire des injures. » Et depuis quelque temps,
depuis qu'elle m'avait pénétré sans doute, aucune demande d'inviter
personne, aucune parole, même pas un détournement des regards, devenus
sans objet et silencieux, et aussi révélateurs, avec la mine distraite
et vacante dont ils étaient accompagnés, qu'autrefois leur
aimantation. Or, il m'était impossible de lui faire des reproches ou de
lui poser des questions, à propos de choses qu'elle eût déclarées si
minimes, si insignifiantes, retenues par moi pour le plaisir de
«chercher la petite bête». Il est déjà difficile de dire «pourquoi
avez-vous regardé telle passante», mais bien plus «pourquoi ne
l'avez-vous pas regardée». Et pourtant je savais bien, ou du moins
j'aurais su, si je n'avais pas voulu croire ces affirmations d'Albertine
plutôt que tous les riens inclus dans un regard, prouvés par lui et
par telle ou telle contradiction dans les paroles, contradiction dont je
ne m'apercevais souvent que longtemps après l'avoir quittée, qui me
faisait souffrir toute la nuit, dont je n'osais plus reparler, mais qui
n'en honorait pas moins de temps en temps ma mémoire de ses visites
périodiques.
Souvent, pour ces simples regards furtifs soudé tournés sur la plage de
Balbec ou dans les rues de Paris, je pouvais me demander si la personne
qui les provoquait n'était pas seulement un objet de désirs au moment
où elle passait, mais une ancienne connaissance, ou bien une jeune
fille dont on n'avait fait que lui parler et dont, quand je l'apprenais,
j'étais stupéfait qu'on lui eût parlé, tant c'était en dehors des
connaissances possibles au jugé d'Albertine. Mais la Gomorrhe moderne
est un puzzle fait de morceaux qui viennent de là où on s'y attendait
le moins. C'est ainsi que je vis une fois à Rivebelle un grand dîner
dont je connaissais par hasard au moins de nom les dix invitées, aussi
dissemblables que possible, parfaitement rejointes cependant, si bien
que je ne vis jamais dîner si homogène bien que si composite.
Pour en revenir aux jeunes passantes, jamais Albertine ne regardait une
dame âgée ou un vieillard avec tant de fixité, ou au contraire de
réserve, et comme si elle ne voyait pas. Les maris trompés qui ne
savent rien surent tout de même. Mais il faut un dossier plus
matériellement documenté pour établir une scène de jalousie.
D'ailleurs, si la jalousie nous aide à découvrir un certain penchant
à mentir chez la femme que nous aimons, elle centuple ce penchant quand
la femme a découvert que nous sommes jaloux. Elle ment (dans des
proportions où elle ne nous a jamais menti auparavant), soit qu'elle
ait pitié, ou peur, ou se dérobe instinctivement par une fuite
symétrique à nos investigations. Certes il y a des amours où dès le
début une femme légère s'est posée comme une vertu aux yeux de
l'homme qui l'aime. Mais combien d'autres comprennent deux périodes
parfaitement contrastées. Dans la première la femme parle presque
facilement, avec de simples atténuations, de son goût pour le plaisir,
de la vie galante qu'il lui a fait mener, toutes choses qu'elle niera
ensuite avec la dernière énergie au même homme, mais qu'elle a senti
jaloux d'elle et l'épiant. Il en arrive à regretter le temps de ces
premières confidences dont le souvenir le torture cependant. Si la
femme lui en faisait encore de pareilles, elle lui fournirait presque
elle-même le secret des fautes qu'il poursuit inutilement chaque jour.
Et puis, quel abandon cela prouverait, quelle confiance, quelle amitié.
Si elle ne peut vivre sans le tromper, du moins le tromperait-elle en
amie, en lui racontant ses plaisirs, en l'y associant. Et il regrette
une telle vie que les débuts de leur amour semblaient esquisser, que sa
suite a rendu impossible, faisant de cet amour quelque chose
d'atrocement douloureux, qui rendra une séparation, selon les cas, ou
inévitable, ou impossible.
Parfois l'écriture où je déchiffrais les mensonges d'Albertine, sans
être idéographique avait simplement besoin d'être lue à rebours;
c'est ainsi que ce soir elle m'avait lancé d'un air négligent ce
message destiné à passer presque inaperçu: «Il serait possible que
j'aille demain chez les Verdurin, je ne sais pas du tout si j'irai, je
n'en ai guère envie. » Anagramme enfantin de cet aveu: «J'irai demain
chez les Verdurin, c'est absolument certain, car j'y attache une
extrême importance. » Cette hésitation apparente signifiait une
volonté arrêtée et avait pour but de diminuer l'importance de la
visite tout en me l'annonçant. Albertine employait toujours le ton
dubitatif pour les résolutions irrévocables. La mienne ne l'était pas
moins. Je m'arrangeai pour que la visite à Mme Verdurin n'eût pas
lieu. La jalousie n'est souvent qu'un inquiet besoin de tyrannie
appliqué aux choses de l'amour. J'avais sans doute hérité de mon
père ce brusque désir arbitraire de menacer les êtres que j'aimais le
plus dans les espérances dont ils se berçaient avec une sécurité que
je voulais leur montrer trompeuse; quand je voyais qu'Albertine avait
combiné à mon insu, en se cachant de moi, le plan d'une sortie que
j'eusse fait tout au monde pour lui rendre plus facile et plus agréable
si elle m'en avait fait le confident, je disais négligemment, pour la
faire trembler, que je comptais sortir ce jour-là.
Je me mis à suggérer à Albertine d'autres buts de promenades qui
eussent rendu la visite Verdurin impossible, en des paroles empreintes
d'une feinte indifférence sous laquelle je tâchai de déguiser mon
énervement. Mais elle l'avait dépisté. Il rencontrait chez elle la
force électrique d'une volonté contraire qui la repoussait vivement;
dans les yeux d'Albertine j'en voyais jaillir les étincelles. Au reste,
à quoi bon m'attacher à ce que disaient les prunelles en ce moment?
Comment n'avais-je pas depuis longtemps remarqué que les yeux
d'Albertine appartenaient à la famille de ceux qui, même chez un être
médiocre, semblent faits de plusieurs morceaux à cause de tous les
lieux où l'être veut se trouver,--et cacher qu'il veut se trouver--ce
jour-là. Des yeux, par mensonge toujours immobiles et passifs, mais
dynamiques, mesurables par les mètres ou kilomètres à franchir pour
se trouver au rendez-vous voulu, implacablement voulu, des yeux qui
sourient moins encore au plaisir qui les tente qu'ils ne s'auréolent de
la tristesse et du découragement qu'il y aura peut-être une
difficulté pour aller au rendez-vous. Entre vos mains mêmes, ces
êtres-là sont des êtres de fuite. Pour comprendre les émotions
qu'ils donnent et que d'autres êtres même plus beaux ne donnent pas,
il faut calculer qu'ils sont non pas immobiles, mais en mouvement, et
ajouter à leur personne un signe correspondant à ce qu'en physique est
le signe qui signifie vitesse. Si vous dérangez leur journée, ils vous
avouent le plaisir qu'ils vous avaient caché: «Je voulais tant aller
goûter à cinq heures avec telle personne que j'aime. » Eh bien! si,
six mois après, vous arrivez à connaître la personne en question,
vous apprendrez que jamais la jeune fille dont vous aviez dérangé les
projets, qui, prise au piège, pour que vous la laissiez libre vous
avait avoué le goûter qu'elle faisait ainsi avec une personne aimée,
tous les jours à l'heure où vous ne la voyiez pas, vous apprendrez que
cette personne ne l'a jamais reçue, qu'elles n'ont jamais goûté
ensemble et que la jeune fille disait être très prise, par vous,
précisément. Ainsi la personne avec qui elle avait confessé qu'elle
avait goûté, avec qui elle vous avait supplié de la laisser goûter,
cette personne, raison avouée par la nécessité, ce n'était pas elle,
c'était une autre, c'était encore autre chose! Autre chose, quoi? Une
autre, qui?
Hélas, les yeux fragmentés partant au loin et tristes permettraient
peut-être de mesurer les distances, mais n'indiquent pas les
directions. Le champ infini des possibles s'étend, et si par hasard le
réel se présentait devant nous, il serait tellement en dehors des
possibles que dans un brusque étourdissement, allant taper contre le
mur surgi, nous tomberions à la renverse. Le mouvement et la fuite
constatés ne sont même pas indispensables, il suffit que nous les
induisions. Elle nous avait promis une lettre, nous étions calmes, nous
n'aimions plus. La lettre n'est pas venue, aucun courrier n'en apporte,
que se passe-t-il, l'anxiété renaît et l'amour. Ce sont surtout de
tels êtres qui nous inspirent l'amour, pour notre désolation. Car
chaque anxiété nouvelle que nous éprouvons par eux enlève à nos
yeux de leur personnalité. Nous étions résignés à la souffrance,
croyant aimer en dehors de nous et nous nous apercevons que notre amour
est fonction de notre tristesse, que notre amour c'est peut-être notre
tristesse et que l'objet n'en est que pour une faible part la jeune
fille à la noire chevelure. Mais enfin, ce sont surtout de tels êtres
qui inspirent l'amour.
Le plus souvent l'amour n'a pas pour objet un corps, excepté si une
émotion, la peur de le perdre, l'incertitude de le retrouver se fondent
en lui. Or, ce genre d'anxiété a une grande affinité pour les corps.
Il leur ajoute une qualité qui passe la beauté même; ce qui est une
des raisons pourquoi l'on voit des hommes indifférents aux femmes les
plus belles en aimer passionnément certaines qui nous semblent laides.
À ces êtres-là, à ces êtres de fuite, leur nature, notre
inquiétude attachent des ailes. Et même auprès de nous leur regard
semble nous dire qu'ils vont s'envoler. La preuve de cette beauté,
surpassant la beauté qu'ajoutent les ailes, est que bien souvent pour
nous un même être est successivement sans ailes et ailé. Que nous
craignions de le perdre, nous oublions tous les autres. Sûrs de le
garder nous le comparons à ces autres qu'aussitôt nous lui
préférons. Et comme ces émotions et ces certitudes peuvent alterner
d'une semaine à l'autre, un être peut une semaine se voir sacrifier
tout ce qui plaisait, la semaine suivante être sacrifié et ainsi de
suite pendant très longtemps. Ce qui serait incompréhensible si nous
ne savions par l'expérience que tout homme à d'avoir dans sa vie au
moins une fois cessé d'aimer, oublié une femme, le peu de chose qu'est
en soi-même un être quand il n'est plus, ou qu'il n'est pas encore
perméable à nos émotions. Et bien entendu si nous disons êtres de
fuite, c'est également vrai des êtres en prison, des femmes captives,
qu'on croit qu'on ne pourra jamais avoir. Aussi les hommes détestent
les entremetteuses, car elles facilitent la fuite, font briller la
tentation, mais s'ils aiment au contraire une femme cloîtrée, ils
recherchent volontiers les entremetteuses pour les faire sortir de leur
prison et nous les amener. Dans la mesure où les unions avec les femmes
qu'on enlève sont moins durables que d'autres, la cause en est que la
peur ne de pas arriver à les obtenir ou l'inquiétude de les voir fuir
est tout notre amour et qu'une fois enlevées à leur mari, arrachées
à leur théâtre, guéries de la tentation de nous quitter, dissociées
en un mot de notre émotion quelle qu'elle soit, elles sont seulement
elles-mêmes, c'est-à-dire presque rien, et, si longtemps convoitées,
sont quittées bientôt par celui-là même qui avait si peur d'être
quitté par elles.
J'ai dit: «Comment n'avais-je pas deviné? » Mais ne l'avais-je pas
deviné dès le premier jour à Balbec? N'avais-je pas deviné en
Albertine une de ces filles sous l'enveloppe charnelle desquelles
palpitent plus d'êtres cachés, je ne dis pas que dans un jeu de cartes
encore dans sa boîte, que dans une cathédrale ou un théâtre avant
qu'on y entre, mais que dans la foule immense et renouvelée. Non pas
seulement tant d'êtres, mais le désir, le souvenir voluptueux,
l'inquiète recherche de tant d'êtres. À Balbec je n'avais pas été
troublé parce que je n'avais même pas supposé qu'un jour je serais
sur des pistes même fausses. N'importe! cela avait donné pour moi à
Albertine la plénitude d'un être rempli jusqu'au fond par la
superposition de tant d'êtres, de tant de désirs, et de souvenirs
voluptueux d'êtres. Et maintenant qu'elle m'avait dit un jour «Mlle
Vinteuil», j'aurais voulu non pas arracher sa robe pour voir son corps,
mais à travers son corps voir tout ce bloc-notes de ses souvenirs et de
ses prochains et ardents rendez-vous.
Comme les choses probablement les plus insignifiantes prennent soudain
une valeur extraordinaire quand un être que nous aimons (ou à qui il
ne manquait que cette duplicité pour que nous l'aimions) nous les
cache! En elle-même, la souffrance ne nous donne pas forcément des
sentiments d'amour ou de haine pour la personne qui la cause: un
chirurgien qui nous fait mal nous reste indifférent. Mais une femme qui
nous a dit pendant quelque temps que nous étions tout pour elle sans
qu'elle fût elle-même tout pour nous, une femme que nous avons plaisir
à voir, à embrasser, à tenir sur nos genoux, nous nous étonnons si
seulement nous éprouvons à une brusque résistance que nous ne
disposons pas d'elle. La déception réveille alors parfois en nous le
souvenir oublié d'une angoisse ancienne, que nous savons pourtant ne
pas avoir été provoquée par cette femme, mais par d'autres dont les
trahisons s'échelonnent sur notre passé; au reste, comment a-t-on le
courage de souhaiter vivre, comment peut-on faire un mouvement pour se
préserver do la mort, dans un monde où l'amour n'est provoqué que par
le mensonge et consiste seulement dans notre besoin de voir nos
souffrances apaisées par l'être qui nous a fait souffrir? Pour sortir
de l'accablement qu'on éprouve quand on découvre ce mensonge et cette
résistance, il y a le triste remède de chercher à agir malgré elle,
à l'aide des êtres qu'on sent plus mêlés à sa vie que nous-même,
sur celle qui nous résiste et qui nous ment, à ruser nous-même, à
nous faire détester. Mais la souffrance d'un tel amour est de celles
qui font invinciblement que le malade cherche dans un changement de
position un bien-être illusoire.
Ces moyens d'action ne nous manquent pas, hélas! Et l'horreur de ces
amours que l'inquiétude seule a enfantées vient de ce que nous
tournons et retournons sans cesse dans notre cage des propos
insignifiants; sans compter que rarement les êtres pour qui nous les
éprouvons nous plaisent physiquement d'une manière complexe, puisque
ce n'est pas notre goût délibéré, mais le hasard d'une minute
d'angoisse, minute indéfiniment prolongée par notre faiblesse de
caractère, laquelle refait chaque soir les expériences et s'abaisse à
des calmants, qui choisit pour nous.
Sans doute mon amour pour Albertine n'était pas le plus dénué de ceux
jusqu'où, par manque de volonté, on peut déchoir, car il n'était pas
entièrement platonique; elle me donnait des satisfactions charnelles et
puis elle était intelligente. Mais tout cela était une superfétation.
Ce qui m'occupait l'esprit n'était pas ce qu'elle avait pu dire
d'intelligent, mais tel mot qui éveillait chez moi un doute sur ses
actes; j'essayais de me rappeler si elle avait dit ceci ou cela, de quel
air, à quel moment, en réponse de quelle parole, de reconstituer toute
la scène de son dialogue avec moi, à quel moment elle avait voulu
aller chez les Verdurin, quel mot de moi avait donné à son visage
l'air fâché. Il se fût agi de l'événement le plus important que je
ne me fusse pas donné tant de peine pour en établir la vérité, en
restituer l'atmosphère et la couleur juste. Sans doute ces
inquiétudes, après avoir atteint un degré où elles nous sont
insupportables, on arrive parfois à les calmer entièrement pour un
soir. La fête où l'amie qu'on aime doit se rendre et sur la vraie
nature de laquelle notre esprit travaillait depuis des jours, nous y
sommes conviés aussi, notre amie n'y a d'égard et de paroles que pour
nous, nous la ramenons, et nous connaissons alors, nos inquiétudes
dissipées, un repos aussi complet, aussi réparateur que celui qu'on
goûte parfois dans ce sommeil profond qui suit les longues marches. Et
sans doute, un tel repos vaut que nous le payions à un prix élevé.
Mais n'aurait-il pas été plus simple de ne pas acheter nous-même,
volontairement, l'anxiété, et plus cher encore. D'ailleurs, nous
savons bien que si profondes que puissent être ces détentes
momentanées, l'inquiétude sera tout de même la plus forte. Parfois
même, elle est renouvelée par la phrase dont le but était de nous
apporter le repos. Mais le plus souvent, nous ne faisons que changer
d'inquiétude. Un des mots de cette phrase qui devait nous calmer met
nos soupçons sur une autre piste. Les exigences de notre jalousie et
l'aveuglement de notre crédulité sont plus grands que ne pouvait
supposer la femme que nous aimons.
Quand, spontanément, elle nous jure que tel homme n'est pour elle qu'un
ami, elle nous bouleverse en nous apprenant--ce que nous ne
soupçonnions pas--qu'il était pour elle un ami. Tandis qu'elle nous
raconte, pour nous montrer sa sincérité, comment ils ont pris le thé
ensemble, cet après-midi même, à chaque mot qu'elle dit, l'invisible,
l'insoupçonné prend forme devant nous. Elle avoue qu'il lui a demandé
d'être sa maîtresse et nous souffrons le martyre qu'elle ait pu
écouter ses propositions. Elle les a refusées, dit-elle. Mais tout à
l'heure, en nous rappelant son récit, nous nous demanderons si le
récit est bien véridique, car il y a, entre les différentes choses
qu'elle nous a dites, cette absence de lien logique et nécessaire qui,
plus que les faits qu'on raconte, est le signe de la vérité. Et puis
elle a eu cette terrible intonation dédaigneuse: «Je lui ai dit non,
catégoriquement», qui se retrouve dans toutes les classes de la
société, quand une femme ment. Il faut pourtant la remercier d'avoir
refusé, l'encourager par notre bonté à nous faire de nouveau à
l'avenir des confidences si cruelles. Tout au plus, faisons-nous la
remarque: «mais s'il vous avait déjà fait des propositions, pourquoi
avez-vous consenti à prendre le thé avec lui? » «Pour qu'il ne pût
pas m'en vouloir et dire que je n'ai pas été gentille. » Et nous
n'osons pas lui répondre qu'en refusant elle eût peut-être été plus
gentille pour nous.
D'ailleurs, Albertine m'effrayait en me disant que j'avais raison, pour
ne pas lui faire de tort, de dire que je n'étais pas son amant, puisque
aussi bien, ajoutait-elle, «c'est la vérité que vous ne l'êtes
pas». Je ne l'étais peut-être pas complètement en effet, mais alors,
fallait-il penser que toutes les choses que nous faisions ensemble, elle
les faisait aussi avec tous les hommes dont elle me jurait qu'elle
n'avait pas été la maîtresse? Vouloir connaître à tout prix ce
qu'Albertine pensait, qui elle voyait, qui elle aimait, comme il était
étrange que je sacrifiasse tout à ce besoin, puisque j'avais éprouvé
le même besoin de savoir au sujet de Gilberte, des noms propres, des
faits, qui m'étaient maintenant si indifférents. Je me rendais bien
compte qu'en elles-mêmes les actions d'Albertine n'avaient pas plus
d'intérêt. Il est curieux qu'un premier amour, si par la fragilité
qu'il laisse à notre cœur il fraye la voie aux amours suivantes, ne
nous donne pas du moins, par l'identité même des symptômes et des
souffrances, le moyen de les guérir.
D'ailleurs, y a-t-il besoin de savoir un fait? Ne sait-on pas d'abord
d'une façon générale le mensonge et la discrétion même de ces
femmes qui ont quelque chose à cacher? Y a-t-il là possibilité
d'erreur? Elles se font une vertu de se taire, alors que nous voudrions
tant les faire parler. Et nous sentons qu'à leur complice elles ont
affirmé: «Je ne dis jamais rien. Ce n'est pas par moi qu'on saura
quelque chose, je ne dis jamais rien. » On donne sa fortune, sa vie pour
un être, et pourtant cet être, on sait bien qu'à dix ans
d'intervalle, plus tôt ou plus tard, on lui refuserait cette fortune,
on préférerait garder sa vie. Car alors l'être serait détaché de
nous, seul, c'est-à-dire nul.
Ce qui nous attache aux êtres, ce sont
ces mille racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la
soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain, c'est
cette trame continue d'habitudes dont nous ne pouvons pas nous dégager.
De même qu'il y a des avares qui entassent par générosité, nous
sommes des prodigues qui dépensons par avarice, et c'est moins à un
être que nous sacrifions notre vie, qu'à tout ce qu'il a pu attacher
autour de lui de nos heures, de nos jours, de ce à côté de quoi la
vie non encore vécue, la vie relativement future, nous semble une vie
plus lointaine, plus détachée, moins utile, moins nôtre. Ce qu'il
faudrait, c'est se dégager de ces liens qui ont tellement plus
d'importance que lui, mais ils ont pour effet de créer en nous des
devoirs momentanés à son égard, devoirs qui font que nous n'osons pas
le quitter de peur d'être mal jugé de lui, alors que plus tard nous
oserions, car, dégagé de nous, ne serait plus nous et que nous ne nous
créons en réalité de devoirs (dussent-ils, par une contradiction
apparente aboutir au suicide) qu'envers nous-mêmes.
Si je n'aimais pas Albertine (ce dont je n'étais pas sûr), cette place
qu'elle tenait auprès de moi n'avait rien d'extraordinaire: nous ne
vivons qu'avec ce que nous n'aimons pas, que nous n'avons fait vivre
avec nous que pour tuer l'insupportable amour, qu'il s'agisse d'une
femme, d'un pays, ou encore d'une femme enfermant un pays. Même nous
aurions bien peur de recommencer à aimer si l'absence se produisait de
nouveau. Je n'en étais pas arrivé à ce point pour Albertine. Ses
mensonges, ses aveux, me laissaient à achever la tâche d'éclaircir la
vérité: ses mensonges si nombreux parce qu'elle ne se contentait pas
de mentir comme tout être qui se croit aimé, mais parce que par nature
elle était, en dehors de cela, menteuse, et si changeante d'ailleurs
que, même en me disant chaque fois la vérité, ce que par exemple elle
pensait des gens, elle eût dit chaque fois des choses différentes; ses
aveux, parce que si rares, si courts arrêtés, ils laissaient entre eux,
en tant qu'ils concernaient le passé, de grands intervalles tout en
blanc et sur toute la longueur desquels il me fallait retracer, et pour
cela d'abord apprendre, sa vie.
Quant au présent, pour autant que je pouvais interpréter les paroles
sibyllines de Françoise, ce n'était pas que sur des points
particuliers, c'était, sur tout un ensemble qu'Albertine me mentait et
je verrais «tout par un beau jour» ce que Françoise faisait semblant
de savoir, ce qu'elle ne voulait pas me dire, ce que je n'osais pas lui
demander. D'ailleurs, c'était sans doute par la même jalousie qu'elle
avait eue jadis envers Eulalie que Françoise parlait des choses les
plus invraisemblables, tellement vagues qu'on pouvait tout au plus y
supposer l'insinuation bien invraisemblable que la pauvre captive (qui
aimait les femmes) préférait un mariage avec quelqu'un qui ne semblait
pas tout à fait être moi. Si cela avait été, malgré ses
radiotélépathies, comment Françoise l'aurait-elle su? Certes, les
récits d'Albertine ne pouvaient nullement me fixer là-dessus, car ils
étaient chaque jour aussi opposés que les couleurs d'une toupie
presque arrêtée. D'ailleurs, il semblait bien que c'était surtout la
haine qui faisait parler Françoise. Il n'y avait pas de jour qu'elle ne
me dît et que je ne supportasse en l'absence de ma mère des paroles
telles que:
«Certes, vous êtes gentil et je n'oublierai jamais la reconnaissance
que je vous dois (ceci probablement pour que je me crée des titres à
sa reconnaissance), mais la maison est empestée depuis que la
gentillesse a installé ici la fourberie, que l'intelligence protège la
personne la plus bête qu'on ait jamais vue, que la finesse, les
manières, l'esprit, a dignité en toutes choses, l'air et la réalité
d'un prince se laissent faire la loi et monter le coup et me faire
humilier, moi qui suis depuis quarante ans dans la famille, par le vice,
par ce qu'il y a de plus vulgaire et de plus bas. »
Françoise en voulait surtout à Albertine d'être commandée par
quelqu'un d'autre que nous et d'un surcroît de travail de ménage,
d'une fatigue qui altérait la santé de notre vieille servante,
laquelle ne voulait pas, malgré cela, être aidée dans son travail,
n'étant «pas une propre à rien». Cela eût suffi à expliquer cet
énervement, ces colères haineuses. Certes, elle eût voulu
qu'Albertine-Esther fût bannie. C'était le vœu de Françoise. Et en
la consolant cela eût déjà reposé notre vieille servante. Mais, à
mon avis, ce n'était pas seulement cela. Une telle haine n'avait pu
naître que dans un corps surmené. Et plus encore que d'égards,
Françoise avait besoin de sommeil.
Albertine allait ôter ses affaires et pour aviser au plus vite,
j'essayai de téléphoner à Andrée; je me saisis du récepteur,
j'invoquai les divinités implacables, mais ne fis qu'exciter leur
fureur qui se traduisait par ces mots: «Pas libre. » Andrée était en
effet en train de causer avec quelqu'un. En attendant qu'elle eût
achevé sa conversation, je me demandais comment, puisque tant de
peintres cherchent à renouveler les portraits féminins du XVIIIe
siècle, où l'ingénieuse mise en scène est un prétexte aux
expressions de l'attente, de la bouderie, de l'intérêt, de la
rêverie, comment aucun de nos modernes Boucher ou Fragonard ne peignit,
au lieu de «la lettre», ou «du clavecin», etc. , cette scène qui
pourrait s'appeler: «Devant le téléphone», et où naîtrait
spontanément sur les lèvres de l'écouteuse un sourire d'autant plus
vrai qu'il sait n'être pas vu. Enfin, Andrée m'entendit: «Vous venez
prendre Albertine demain? » et en prononçant ce nom d'Albertine, je
pensais à l'envie que m'avait inspirée Swann quand il m'avait dit le
jour de la fête chez la princesse de Guermantes: «Venez voir Odette»,
et que j'avais pensé à ce que malgré tout il y avait de fort dans un
prénom qui, aux yeux de tout le monde et d'Odette elle-même, n'avait
que dans la bouche de Swann ce sens absolument possessif.
Qu'une telle mainmise--résumée en un vocable--sur toute une existence
m'avait paru, chaque fois que j'étais amoureux, devoir être douce!
Mais, en réalité, quand on peut le dire, ou bien cela est devenu
indifférent, ou bien l'habitude n'a pas émoussé la tendresse, mais
elle en a changé les douceurs en douleurs. Le mensonge est bien peu de
chose, nous vivons au milieu de lui sans faire autre chose qu'en
sourire, nous le pratiquons sans croire faire mal à personne, mais la
jalousie en souffre et voit plus qu'il ne cache (souvent notre amie
refuse de passer la soirée avec nous et va au théâtre tout simplement
pour que nous ne voyions pas qu'elle a mauvaise mine). Combien, souvent,
elle reste aveugle à ce que cache la vérité! Mais, elle ne peut rien
obtenir, car celles qui jurent de ne pas mentir refuseraient, sous le
couteau, de confesser leur caractère. Je savais que moi seul pouvais
dire de cette façon-là «Albertine» à Andrée. Et, pourtant, pour
Albertine, pour Andrée, et pour moi-même, je sentais que je n'étais
rien. Et je comprenais l'impossibilité où se heurte l'amour.
Nous nous imaginons qu'il a pour objet un être qui peut être couché
devant nous, enfermé dans un corps. Hélas! il est l'extension de cet
être à tous les points de l'espace et du temps que cet être a
occupés et occupera. Si nous ne possédons pas son contact avec tel
lieu, avec telle heure, nous ne le possédons pas. Or, nous ne pouvons
toucher tous ces points. Si encore ils nous étaient désignés
peut-être pourrions-nous nous étendre jusqu'à eux. Mais nous
tâtonnons sans les trouver. De là la défiance, la jalousie, les
persécutions. Nous perdons un temps précieux sur une piste absurde et
nous passons sans le soupçonner à côté du vrai.
Mais déjà une des divinités irascibles, aux servantes
vertigineusement agiles, s'irritait non plus que je parlasse, mais que
je ne disse rien. «Mais voyons, c'est libre, depuis le temps que vous
êtes en communication; je vais vous couper. » Mais elle n'en fit rien
et tout en suscitant la présence d'Andrée, l'enveloppa, en grand
poète qu'est toujours une demoiselle du téléphone, de l'atmosphère
particulière à la demeure, au quartier, à la vie même de l'amie
d'Albertine. «C'est vous? », me dit Andrée dont la voix était
projetée jusqu'à moi avec une vitesse instantanée par la déesse qui
a le privilège de rendre les sons plus rapides que l'éclair.
«Écoutez, répondis-je; allez où vous voudrez, n'importe où,
excepté chez Mme Verdurin. II faut à tout prix en éloigner demain
Albertine. » «C'est que justement elle doit y aller demain. » «Ah! »
Mais j'étais obligé d'interrompre un instant et de faire des gestes
menaçants, car si Françoise continuait--comme si c'eût été quelque
chose d'aussi désagréable que la vaccine ou d'aussi périlleux que
l'aéroplane--à ne pas vouloir apprendre à téléphoner, ce qui nous
eût déchargés des communications qu'elle pouvait connaître sans
inconvénient, en revanche, elle entrait immédiatement chez moi dès
que j'étais en train d'en faire d'assez secrètes pour que je tinsse
particulièrement à les lui cacher. Quand elle fut sortie de la chambre
non sans s'être attardée à emporter divers objets qui y étaient
depuis la veille et eussent pu y rester sans gêner le moins du monde
une heure de plus, et pour remettre dans le feu une bûche bien inutile
par la chaleur brûlante que me donnaient la présence de l'intruse et
la peur de me voir «couper» par la demoiselle: «Pardonnez-moi, dis-je
à Andrée, j'ai été dérangé. C'est absolument sûr qu'elle doit
aller demain chez les Verdurin? » «Absolument, mais je peux lui dire
que cela vous ennuie. » «Non, au contraire, ce qui est possible, c'est
que je vienne avec vous. » «Ah! » fit Andrée d'une voix fort ennuyée
et comme effrayée de mon audace qui ne fit du reste que s'en affermir.
«Alors, je vous quitte et pardon de vous avoir dérangée pour rien. »
«Mais non», dit Andrée et (comme maintenant, l'usage du téléphone
étant devenu courant, autour de lui s'était développé l'enjolivement
de phrases spéciales, comme jadis autour des «thés»), elle ajouta:
«Cela m'a fait grand plaisir d'entendre votre voix. »
J'aurais pu en dire autant, et plus véridiquement qu'Andrée, car je
venais d'être infiniment sensible à sa voix, n'ayant jamais remarqué
jusque-là qu'elle était si différente des autres. Alors, je me
rappelai d'autres voix encore, des voix de femmes surtout, les unes
ralenties par la précision d'une question et l'attention de l'esprit,
d'autres essoufflées, même interrompues, par le flot lyrique de ce
qu'elles racontent; je me rappelai une à une la voix de chacune des
jeunes filles que j'avais connues à Balbec, puis de Gilberte, puis de
ma grand'mère, puis de Mme de Guermantes, je les trouvai toutes
dissemblables, moulées sur un langage particulier à chacune, jouant
toutes sur un instrument différent, et je me dis quel maigre concert
doivent donner au paradis les trois ou quatre anges musiciens des vieux
peintres, quand je voyais s'élever vers Dieu, par dizaines, par
centaines, par milliers, l'harmonieuse et multisonore salutation de
toutes les Voix. Je ne quittai pas le téléphone sans remercier, en
quelques mots propitiatoires, celle qui règne sur la vitesse des sons,
d'avoir bien voulu user en faveur de mes humbles paroles d'un pouvoir
qui les rendait cent fois plus rapides que le tonnerre, mais mes actions
de grâce restèrent sans autre réponse que d'être coupées.
Quand Albertine revint dans ma chambre, elle avait une robe de satin
noir qui contribuait à la rendre plus pâle, à faire d'elle la
Parisienne blême, ardente, étiolée par le manque d'air, l'atmosphère
des foules et peut-être l'habitude du vice, et dont les yeux semblaient
plus inquiets parce que ne les égayait pas la rougeur des joues.
«Devinez, lui dis-je, à qui je viens de téléphoner? À Andrée. »
«À Andrée? » s'écria Albertine sur un ton bruyant, étonné, ému,
qu'une nouvelle aussi simple ne comportait pas. «J'espère qu'elle a
pensé à vous dire que nous avions rencontré Mme Verdurin l'autre
jour. » «Madame Verdunrin? je ne me rappelle pas», répondis-je en
ayant l'air de penser à autre chose, à la fois pour sembler
indifférent à cette rencontre et pour ne pas trahir Andrée qui
m'avait dit où Albertine irait le lendemain.
Mais qui sait si elle-même, Andrée, ne me trahissait pas, et si demain
elle ne raconterait pas à Albertine que je lui avais, demandé de
l'empêcher coûte que coûte d'aller chez les Verdurin, et si elle ne
lui avait pas déjà révélé que je lui avais fait plusieurs fois des
recommandations analogues. Elle m'avait affirmé ne les avoir jamais
répétées, mais la valeur de cette affirmation était balancée dans
mon esprit par l'impression que depuis quelque temps s'était retirée
du visage d'Albertine la confiance qu'elle avait eue si longtemps en
moi.
Ce qui est curieux, c'est que, quelques jours avant cette dispute avec
Albertine, j'en avais déjà eu une avec elle, mais en présence
d'Andrée. Or Andrée, en donnant de bons conseils à Albertine, avait
toujours l'air de lui en insinuer de mauvais. «Voyons, ne parle pas
comme cela, tais-toi», disait-elle, comme au comble du bonheur. Sa
figure prenait la teinte sèche de framboise rose des intendantes
dévotes qui font renvoyer un à un tous les domestiques. Pendant que
j'adressais à Albertine des reproches que je n'aurais pas dû, elle
avait l'air de sucer avec délices un sucre d'orge. Puis elle ne pouvait
retenir un rire tendre. «Viens, Titine, avec moi. Tu sais que je suis
ta petite sœurette chérie. » Je n'étais pas seulement exaspéré par
ce déroulement doucereux, je me demandais si Andrée avait vraiment
pour Albertine l'affection qu'elle prétendait. Albertine, qui
connaissait Andrée plus à fond que je ne la connaissais, ayant
toujours des haussements d'épaules quand je lui demandais si elle
était bien sûre de l'affection d'Andrée, et m'ayant toujours répondu
que personne ne l'aimait autant sur la terre, maintenant encore je suis
persuadé que l'affection d'Andrée était vraie. Peut-être dans sa
famille riche, mais provinciale, en trouverait-on l'équivalent dans
quelques boutiques de la Place de l'Évêché, où certaines sucreries
passent pour «ce qu'il y a de meilleur». Mais je sais que pour ma
part, bien qu'ayant toujours conclu au contraire, j'avais tellement
l'impression qu'Andrée cherchait à faire donner sur les doigts à
Albertine que mon amie me devenait aussitôt sympathique et que ma
colère tombait.
La souffrance dans l'amour cesse par instants, mais pour reprendre d'une
façon différente. Nous pleurons de voir celle que nous aimons ne plus
avoir avec nous ces élans de sympathie, ces avances amoureuses du
début, nous souffrons plus encore que les ayant perdus pour nous elle
les retrouve pour d'autres; puis, de cette souffrance-là, nous sommes
distraits par un mal nouveau plus atroce, le soupçon qu'elle nous a
menti sur sa soirée de la veille, où elle nous a trompé sans doute;
ce soupçon-là aussi se dissipe, la gentillesse que nous montre notre
amie nous apaise, mais alors un mot oublié nous revient à l'esprit; on
nous a dit qu'elle était ardente au plaisir, or nous ne l'avons connue
que calme; nous essayons de nous représenter ce que furent ces
frénésies avec d'autres, nous sentons le peu que nous sommes pour
elle, nous remarquons un air d'ennui, de nostalgie, de tristesse pendant
que nous parlons, nous remarquons comme un ciel noir les robes
négligées qu'elle met quand elle est avec nous, gardant pour les
autres celles avec lesquelles au commencement elle nous flattait. Si au
contraire elle est tendre, quelle joie un instant mais en voyant cette
petite langue tirée comme pour un appel, nous pensons à celles à qui
il était si souvent adressé et qui même peut-être auprès de moi,
sans qu'Albertine pensât à elles, était demeuré, à cause d'une trop
longue habitude, un signe machinal. Puis le sentiment que nous
l'ennuyons revient. Mais brusquement cette souffrance tombe à peu de
chose en pensant à l'inconnu malfaisant de sa vie, aux lieux
impossibles à connaître où elle a été, est peut-être encore, dans
les heures où nous ne sommes pas près d'elle, si même elle ne
projette pas d'y vivre définitivement, ces lieux où elle est loin de
nous, pas à nous, plus heureuse qu'avec nous. Tels sont les feux
tournants de la jalousie.
La jalousie est aussi un démon qui ne peut être exorcisé, et revient
toujours incarner une nouvelle forme. Pussions-nous arriver à les
exterminer toutes, à garder perpétuellement celle que nous aimons,
l'Esprit du Mal prendrait alors une autre forme, plus pathétique
encore, le désespoir de n'avoir obtenu la fidélité que par force, le
désespoir de n'être pas aimé.
Entre Albertine et moi il y avait souvent l'obstacle d'un silence fait
sans doute de griefs qu'elle taisait parce qu'elle les jugeait
irréparables. Si douce qu'Albertine fût certains soirs, elle n'avait
plus de ces mouvements spontanés que je lui avais connus à Balbec
quand elle me disait: «Ce que vous êtes gentil tout de même! », et
que le fond de son cœur semblait venir à moi sans la réserve d'aucun
des griefs qu'elle avait maintenant et qu'elle taisait parce qu'elle les
jugeait sans doute irréparables, impossibles à oublier, inavoués,
mais qui n'en mettaient pas moins entre elle et moi la prudence
significative de ses paroles ou l'intervalle d'un infranchissable
silence.
«Et peut-on savoir pourquoi vous avez téléphoné à Andrée? » «Pour
lui demander si cela ne la contrarierait pas que je me joigne à vous
demain et que j'aille ainsi faire aux Verdurin la visite que je leur
promets depuis la Raspelière. » «Comme vous voudrez. Mais je vous
préviens qu'il y a un brouillard atroce ce soir et qu'il y en aura
sûrement encore demain. Je vous dis cela parce que je ne voudrais pas
que cela vous fasse mal. Vous pensez bien que moi je préfère que vous
veniez avec nous. Du reste, ajouta-t-elle d'un air préoccupé, je ne
sais pas du tout si j'irai chez les Verdurin. Ils m'ont fait tant de
gentillesses qu'au fond je devrais. . . Après vous, c'est encore les gens
qui ont été les meilleurs pour moi, mais il y a des riens qui me
déplaisent chez eux. Il faut absolument que j'aille au Bon Marché et
aux Trois-Quartiers acheter une guimpe blanche car cette robe est trop
noire. »
Laisser Albertine aller seule dans un grand magasin parcouru par tant de
gens qu'on frôle, pourvu de tant d'issues qu'on peut dire qu'à la
sortie on n'a pas réussi à trouver sa voiture qui attendait plus loin,
j'étais bien décidé à n'y pas consentir, mais j'étais surtout
malheureux. Et pourtant, je ne me rendais pas compte qu'il y avait
longtemps que j'aurais dû cesser de voir Albertine, car elle était
entrée pour moi dans cette période lamentable où un être disséminé
dans l'espace et dans le temps n'est plus pour vous une femme, mais une
suite d'événements sur lesquels nous ne pouvons faire la lumière, une
suite de problèmes insolubles, une mer que nous essayons ridiculement
comme Xerxès de battre pour la punir de ce qu'elle a englouti. Une fois
cette période commencée, on est forcément vaincu. Heureux ceux qui
comprennent assez tôt pour ne pas trop prolonger une lutte inutile,
épuisante, enserrée de toutes parts par les limites de l'imagination
et où la jalousie se débat si honteusement que le même homme qui
jadis, si seulement les regards de celle qui était toujours à côté
de lui se portaient un instant sur un autre, imaginait une intrigue,
éprouvait combien de tourments, se résigne plus tard à la laisser
sortir seule, quelquefois avec celui qu'il sait son amant, préférant
à l'inconnaissable cette torture du moins connue! C'est une question de
rythme à adopter et qu'on suit après par habitude. Des nerveux ne
pourraient pas manquer un dîner, qui font ensuite des cures de repos
jamais assez longues; des femmes récemment encore légères, vivent de
la pénitence. Des jaloux qui pour épier celle qu'ils aimaient
retranchaient sur leur sommeil, sur leur repos, sentant que ses désirs
à elle, le monde si vaste et si secret, le temps sont plus forts
qu'eux, la laissent sortir sans eux, puis voyager, puis se séparent. La
jalousie finit ainsi faute d'aliments et n'a tant duré qu'à cause d'en
avoir réclamé sans cesse. J'étais bien loin de cet état.
J'étais maintenant libre de faire, aussi souvent que je voulais, des
promenades avec Albertine. Comme il n'avait pas tardé à s'établir
autour de Paris des hangars d'aviation, qui sont pour les aéroplanes ce
que les ports sont pour les vaisseaux, et que depuis le jour où, près
de la Raspelière, la rencontre quasi mythologique d'un aviateur, dont
le vol avait fait se cabrer mon cheval, avait été pour moi comme une
image de la liberté, j'aimais souvent qu'à la fin de la journée le
but de nos sorties--agréables d'ailleurs à Albertine, passionnée pour
tous les sports--fût un de ces aérodromes. Nous nous y rendions, elle
et moi, attirés par cette vie incessante des départs et des arrivées
qui donnent tant de charme aux promenades sur les jetées, ou seulement
sur la grève pour ceux qui aiment la mer, et aux flâneries autour d'un
«centre d'aviation» pour ceux qui aiment le ciel. À tout moment,
parmi le repos des appareils inertes et comme à l'ancre, nous en
voyions un péniblement tiré par plusieurs mécaniciens, comme est
traînée sur le sable une barque demandée par un touriste qui veut
aller faire une randonnée en mer. Puis, le moteur était mis en marche,
l'appareil courait, prenait son élan, enfin, tout à coup, à angle
droit, il s'élevait lentement, dans l'extase raidie, comme
immobilisée, d'une vitesse horizontale soudain transformée en
majestueuse et verticale ascension. Albertine ne pouvait contenir sa
joie et elle demandait des explications aux mécaniciens qui, maintenant
que l'appareil était à flot, rentraient. Le passager, cependant, ne
tardait pas à franchir des kilomètres; le grand esquif, sur lequel
nous ne cessions pas de fixer les yeux, n'était plus dans l'azur qu'un
point presque indistinct, lequel d'ailleurs reprendrait peu à peu sa
matérialité, sa grandeur, son volume, quand, la durée de la promenade
approchant de sa fin, le moment serait venu de rentrer au port. Et nous
regardions avec envie, Albertine et moi, au moment où il sautait à
terre, le promeneur qui était allé ainsi goûter au large dans ces
horizons solitaires le calme et la limpidité du soir. Puis, soit de
l'aérodrome, soit de quelque musée, de quelque église que nous
étions allés visiter, nous revenions ensemble pour l'heure du dîner.
Et, pourtant, je ne rentrais pas calmé comme je l'étais à Balbec par
de plus rares promenades que je m'enorgueillissais de voir durer tout un
après-midi et que je contemplais ensuite se détacher en beaux massifs
de fleurs sur le reste de la vie d'Albertine, comme sur un ciel vide
devant lequel on rêve doucement, sans pensée. Le temps d'Albertine ne
m'appartenait pas alors en quantités aussi grandes qu'aujourd'hui.
Pourtant, il me semblait alors bien plus à moi, parce que je tenais
compte seulement--mon amour s'en réjouissant comme d'une faveur--des
heures qu'elle passait avec moi; maintenant,--ma jalousie y cherchant
avec inquiétude la possibilité d'une trahison,--rien que des heures
qu'elle passait sans moi.
Or, demain, elle désirerait qu'il y en eût de telles. Il faudrait
choisir, ou de cesser de souffrir, ou de cesser d'aimer. Car, ainsi
qu'au début il est formé par le désir, l'amour n'est entretenu plus
tard que par l'anxiété douloureuse. Je sentais qu'une partie de la vie
d'Albertine m'échappait. L'amour dans l'anxiété douloureuse, comme
dans le désir heureux, est l'exigence d'un tout. Il ne naît, il ne
subsiste que si une partie reste à conquérir. On n'aime que ce qu'on
ne possède pas tout entier. Albertine mentait en me disant qu'elle
n'irait sans doute pas voir les Verdurin, comme je mentais en disant que
je voulais aller chez eux. Elle cherchait seulement à m'empêcher de
sortir avec elle, et, moi, par l'annonce brusque de ce projet que je ne
comptais nullement mettre à exécution, à toucher en elle le point que
je devinais le plus sensible, à traquer le désir qu'elle cachait et à
la forcer à avouer que ma présence auprès d'elle demain
l'empêcherait de le satisfaire. Elle l'avait fait, en somme, en cessant
brusquement de vouloir aller chez les Verdurin.
«Si vous ne voulez pas aller chez les Verdurin, lui dis-je, il y a au
Trocadéro une superbe représentation à bénéfices. » Elle écouta
mon conseil d'y aller d'un air dolent. Je recommençai à être dur avec
elle comme à Balbec, au temps de ma première jalousie. Son visage
reflétait une déception et j'employais à blâmer mon amie les mêmes
raisons qui m'avaient été si souvent opposées par mes parents quand
j'étais petit et qui avaient paru inintelligentes et cruelles à mon
enfance incomprise. «Non, malgré votre air triste, disais-je à
Albertine, je ne peux pas vous plaindre; je vous plaindrais si vous
étiez malade, s'il vous était arrivé un malheur, si vous aviez perdu
un parent; ce qui ne vous ferait peut-être aucune peine étant donné
le gaspillage de fausse sensibilité que vous ne faites pour rien.
D'ailleurs, je n'apprécie pas la sensibilité des gens qui prétendent
tant nous aimer sans être capables de nous rendre le plus léger
service et que leur pensée, tournée vers nous, laisse si distraits
qu'ils oublient d'emporter la lettre que nous leur avons confiée et
d'où notre avenir dépend. »
Ces paroles,--une grande partie de ce que nous disons n'étant qu'une
récitation--, je les avais toutes entendu prononcer à ma mère,
laquelle m'expliquait volontiers qu'il ne fallait pas confondre la
véritable sensibilité, ce que, disait-elle, les Allemands, dont elle
admirait beaucoup la langue, malgré l'horreur de mon père pour cette
nation, appelaient «Empfindung» et la sensiblerie «Empfindelei».
Elle était allée, une fois que je pleurais, jusqu'à me dire que
Néron était peut-être nerveux et n'était pas meilleur pour cela. Au
vrai, comme ces plantes qui se dédoublent en poussant, en regard de
l'enfant sensitif que j'avais uniquement été, lui faisait face
maintenant un homme opposé, plein de bon sens, de sévérité pour la
sensibilité maladive des autres, un homme ressemblant à ce que mes
parents avaient été pour moi. Sans doute, chacun devant faire
continuer en lui la vie des siens, l'homme pondéré et railleur qui
n'existait pas en moi au début avait rejoint le sensible et il était
naturel que je fusse à mon tour tel que mes parents avaient été.
De plus, au moment où ce nouveau moi se formait, il trouvait son
langage tout prêt dans le souvenir de celui, ironique et grondeur,
qu'on m'avait tenu, que j'avais maintenant à tenir aux autres, et qui
sortait tout naturellement de ma bouche soit que je l'évoluasse par
mimétisme et association de souvenirs, soit aussi que les délicates et
mystérieuses incantations du pouvoir génésique eussent en moi, à mon
insu, dessiné comme sur la feuille d'une plante les mêmes intonations,
les mêmes gestes, les mêmes attitudes qu'avaient eues ceux dont
j'étais sorti. Car quelquefois, en train de faire l'homme sage quand je
parlais à Albertine, il me semblait entendre ma grand'mère; du reste
n'était-il pas arrivé à ma mère (tant d'obscurs courants
inconscients infléchissaient en moi jusqu'aux plus petits mouvements de
mes doigts eux-mêmes à être entraînés dans les mêmes cycles que
ceux de mes parents) de croire que c'était mon père qui entrait, tant
j'avais la même manière de frapper que lui.
D'autre part l'accouplement des éléments contraires est la loi de la
vie, le principe de la fécondation, et, comme on verra, la cause de
bien des malheurs. Habituellement, on déteste ce qui nous est semblable
et nos propres défauts vus du dehors nous exaspèrent. Combien plus
encore quand quelqu'un qui a passé l'âge où on les exprime naïvement
et qui, par exemple, s'est fait dans les moments les plus brûlants un
visage de glace, exècre-t-il les mêmes défauts, si c'est un autre,
plus jeune ou plus naïf, ou plus sot, qui les exprime! Il y a des
sensibles pour qui la vue dans les yeux des autres des larmes
qu'eux-mêmes retiennent est exaspérante. C'est la trop grande
ressemblance qui fait que malgré l'affection, et parfois plus
l'affection est grande, la division règne dans les familles.
Peut-être chez moi, et chez beaucoup, le second homme que j'étais
devenu était-il simplement une face du premier, exalté et sensible du
côté de soi-même, sage Mentor pour les autres. Peut-être en
était-il ainsi chez mes parents selon qu'on les considérait par
rapport à moi ou en eux-mêmes. Et pour ma grand'mère et ma mère il
était trop visible que leur sévérité pour moi était voulue par
elles et même leur coûtait, mais peut-être chez mon père lui-même
la froideur n'était-elle qu'un aspect extérieur de sa sensibilité?
Car c'est peut-être la vérité humaine de ce double aspect: aspect du
côté de la vie intérieure, aspect du côté des rapports sociaux,
qu'on exprimait dans ces mots qui me paraissaient autrefois aussi faux
dans leur contenu que pleins de banalité dans leur forme quand on
disait en parlant de mon père: «Sous sa froideur glaciale, il cache
une sensibilité extraordinaire; ce qu'il a surtout, c'est la pudeur de
la sensibilité. »
Ne cachait-il pas, au fond, d'incessants et secrets orages, ce calme au
besoin semé de réflexions sentencieuses, d'ironie pour les
manifestations maladroites de la sensibilité, et qui était le sien,
mais que moi aussi maintenant j'affectais vis-à-vis de tout le monde,
et dont surtout je ne me départissais pas dans certaines circonstances
vis-à-vis d'Albertine?
Je crois que vraiment ce jour-là j'allais décider notre séparation et
partir pour Venise. Ce qui me renchaîna à ma liaison tint à la
Normandie, non qu'elle manifestât quelque intention d'aller dans ce
pays où j'avais été jaloux d'elle (car j'avais cette chance que
jamais ses projets ne touchaient aux points douloureux de mon souvenir),
mais parce qu'ayant dit: «C'est comme si je vous parlais de l'amie de
votre tante qui habitait Infreville,» elle répondit avec colère,
heureuse comme toute personne qui discute et qui veut avoir pour soi le
plus d'arguments possible, de me montrer que j'étais dans le faux et
elle dans le vrai: «Mais jamais ma tante n'a connu personne à
Infreville, et moi-même je n'y suis jamais allée. »
Elle avait oublié le mensonge qu'elle m'avait fait un soir sur la dame
susceptible chez qui c'était de toute nécessité d'aller prendre le
thé, dût-elle en allant voir cette dame perdre mon amitié et se
donner la mort. Je ne lui rappelai pas son mensonge. Mais il m'accabla.
Et je remis encore à une autre fois la rupture. Il n'y a pas besoin de
sincérité, ni même d'adresse dans le mensonge, pour être aimée.
J'appelle ici amour une torture réciproque. Je ne trouvais nullement
répréhensible ce soir de lui parler comme ma grand'mère si parfaite
l'avait fait avec moi, ni, pour lui avoir dit que je l'accompagnerais
chez les Verdurin, d'avoir adopté la façon brusque de mon père qui ne
nous signifiait jamais une décision que de la façon qui pouvait nous
causer le maximum d'une agitation en disproportion, à ce degré, avec
cette décision elle-même. De sorte qu'il avait beau jeu à nous
trouver absurdes de montrer pour si peu de chose une telle désolation
qui en effet répondait à la commotion qu'il nous avait donnée.
Comme--de même que la sagesse inflexible de ma grand'mère--ces
velléités arbitraires de mon père étaient venues chez moi compléter
la nature sensible à laquelle elles étaient restées si longtemps
extérieures, et que, pendant toute mon enfance, elles avaient fait tant
souffrir, cette nature sensible les renseignait fort exactement sur les
points qu'elles devaient viser efficacement: il n'y a pas de meilleur
indicateur qu'un ancien voleur, ou qu'un sujet de la nation qu'on
combat. Dans certaines familles menteuses, un frère venu voir son
frère sans raison apparente et lui demandant dans une incidente, sur le
pas de la porte, en s'en allant, un renseignement qu'il n'a même pas
l'air d'écouter, signifie par cela même à son frère que ce
renseignement était le but de sa visite, car le frère connaît bien
ces airs détachés, ces mots dits comme entre parenthèses à la
dernière seconde, les ayant souvent employés lui-même. Or, il y a
aussi des familles pathologiques, des sensibilités apparentées, des
tempéraments fraternels, initiés à cette tacite langue qui fait qu'en
famille on se comprend sans parler. Aussi, qui donc peut plus qu'un
nerveux être énervant? Et puis, il y avait peut-être à ma conduite,
dans ces cas-là, une cause plus générale, plus profonde. C'est que
dans ces moments brefs, mais inévitables, où l'on déteste quelqu'un
qu'on aime,--ces moments qui durent parfois toute la vie avec les gens
qu'on n'aime pas,--on ne veut pas paraître bon, pour ne pas être
plaint, mais à la fois le plus méchant et le plus heureux possible
pour que notre bonheur soit vraiment haïssable et ulcère l'âme de
l'ennemi occasionnel ou durable. Devant combien de gens ne me suis-je
pas mensongèrement calomnié, rien que pour que mes «succès» leur
parussent immoraux et les fissent plus enrager! Ce qu'il faudrait, c'est
suivre la voie inverse, c'est montrer sans fierté qu'on a de bons
sentiments, au lieu de s'en cacher si fort. Et ce serait facile si on
savait ne jamais haïr, aimer toujours. Car, alors, on serait si heureux
de ne dire que les choses qui peuvent rendre heureux les autres, les
attendrir, vous en faire aimer.
Certes, j'avais quelques remords d'être aussi irritant à l'égard
d'Albertine et je me disais: «Si je ne l'aimais pas, elle m'aurait plus
de gratitude, car je ne serais pas méchant avec elle; mais non, cela se
compenserait, car je serais aussi moins gentil. » Et j'aurais pu, pour
me justifier, lui dire que je l'aimais. Mais l'aveu de cet amour, outre
qu'il n'eût rien appris à Albertine, l'eût peut-être plus refroidie
à mon égard que les duretés et les fourberies dont l'amour était
justement la seule excuse. Être dur et fourbe envers ce qu'on aime est
si naturel! Si l'intérêt que nous témoignons aux autres ne nous
empêche pas d'être doux avec eux et complaisants à ce qu'ils
désirent, c'est que cet intérêt est mensonger. Autrui nous est
indifférent et l'indifférence n'invite pas à la méchanceté.
La soirée passait. Avant qu'Albertine allât se coucher, il n'y avait
pas grand temps à perdre si nous voulions faire la paix, recommencer à
nous embrasser. Aucun de nous deux n'en avait encore pris l'initiative.
Sentant qu'elle était, de toute façon, fâchée, j'en profitai pour
lui parler d'Esther Lévy. «Bloch m'a dit (ce qui n'était pas vrai)
que vous aviez bien connu sa cousine Esther. » «Je ne la reconnaîtrais
même pas», dit Albertine d'un air vague. «J'ai vu sa photographie»,
ajoutai-je en colère. Je ne regardais pas Albertine en disant cela, de
sorte que je ne vis pas son expression qui eût été sa seule réponse,
car elle ne dit rien.
Ce n'était plus l'apaisement du baiser de ma mère à Combray, que
j'éprouvais auprès d'Albertine, ces soirs-là, mais, au contraire,
l'angoisse de ceux où ma mère me disait à peine bonsoir, ou même ne
montait pas dans ma chambre, soit qu'elle fût fâchée contre moi ou
retenue par des invités. Cette angoisse,--non pas seulement sa
transposition dans l'amour,--non, cette angoisse elle-même qui s'était
un temps spécialisée dans l'amour, qui avait été affectée à lui
seul quand le partage, la division des passions s'était opérée,
maintenant, semblait de nouveau s'étendre à toutes, redevenue indivise
de même que dans mon enfance, comme si tous mes sentiments qui
tremblaient de ne pouvoir garder Albertine auprès de mon lit à la fois
comme une maîtresse, comme une sœur, comme une fille, comme une mère
aussi du bonsoir quotidien de laquelle je recommençais à éprouver le
puéril besoin, avaient commencé de se rassembler, de s'unifier dans le
soir prématuré de ma vie qui semblait devoir être aussi brève qu'un
jour d'hiver. Mais si j'éprouvais l'angoisse de mon enfance, le
changement de l'être qui me le faisait éprouver, la différence de
sentiment qu'il m'inspirait, la transformation même de mon caractère,
me rendaient impossible d'en réclamer l'apaisement à Albertine comme
autrefois à ma mère.
Je ne savais plus dire: je suis triste.
