N'ayant guère de place, elle ne pouvait se
tourner facilement vers moi et, obligée de regarder plutôt devant elle
que de mon côté, prenait une expression rêveuse et douce, comme dans un
portrait.
tourner facilement vers moi et, obligée de regarder plutôt devant elle
que de mon côté, prenait une expression rêveuse et douce, comme dans un
portrait.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - v1
--Mais je ne suis pas trop lourde?
Comme elle finissait cette phrase la porte s'ouvrit, et Françoise
portant une lampe entra. Albertine n'eut que le temps de se rasseoir sur
la chaise. Peut-être Françoise avait-elle choisi cet instant pour nous
confondre, étant à écouter à la porte, ou même à regarder par le trou de
la serrure. Mais je n'avais pas besoin de faire une telle supposition,
elle avait pu dédaigner de s'assurer par les yeux de ce que son instinct
avait dû suffisamment flairer, car à force de vivre avec moi et mes
parents, la crainte, la prudence, l'attention et la ruse avaient fini
par lui donner de nous cette sorte de connaissance instinctive et
presque divinatoire qu'a de la mer le matelot, du chasseur le gibier, et
de la maladie, sinon le médecin, du moins souvent le malade. Tout ce
qu'elle arrivait à savoir aurait pu stupéfier à aussi bon droit que
l'état avancé de certaines connaissances chez les anciens, vu les moyens
presque nuls d'information qu'ils possédaient (les siens n'étaient pas
plus nombreux: c'était quelques propos, formant à peine le vingtième de
notre conversation à dîner, recueillis à la volée par le maître d'hôtel
et inexactement transmis à l'office). Encore ses erreurs tenaient-elles
plutôt, comme les leurs, comme les fables auxquelles Platon croyait, à
une fausse conception du monde et à des idées préconçues qu'à
l'insuffisance des ressources matérielles. C'est ainsi que, de nos jours
encore, les plus grandes découvertes dans les moeurs des insectes ont pu
être faites par un savant qui ne disposait d'aucun laboratoire, de nul
appareil. Mais si les gênes qui résultaient de sa position de domestique
ne l'avaient pas empêchée d'acquérir une science indispensable à l'art
qui en était le terme--et qui consistait à nous confondre en nous en
communiquant les résultats--la contrainte avait fait plus; là l'entrave
ne s'était pas contentée de ne pas paralyser l'essor, elle y avait
puissamment aidé. Sans doute Françoise ne négligeait aucun adjuvant,
celui de la diction et de l'attitude par exemple. Comme (si elle ne
croyait jamais ce que nous lui disions et que nous souhaitions qu'elle
crût) elle admettait sans l'ombre d'un doute ce que toute personne de sa
condition lui racontait de plus absurde et qui pouvait en même temps
choquer nos idées, autant sa manière d'écouter nos assertions témoignait
de son incrédulité, autant l'accent avec lequel elle rapportait (car le
discours indirect lui permettait de nous adresser les pires injures avec
impunité) le récit d'une cuisinière qui lui avait raconté qu'elle avait
menacé ses maîtres et en avait obtenu, en les traitant devant tout le
monde de «fumier», mille faveurs, montrait que c'était pour elle parole
d'évangile. Françoise ajoutait même: «Moi, si j'avais été patronne je me
serais trouvée vexée. » Nous avions beau, malgré notre peu de sympathie
originelle pour la dame du quatrième, hausser les épaules, comme à une
fable invraisemblable, à ce récit d'un si mauvais exemple, en le
faisant, la narratrice savait prendre le cassant, le tranchant de la
plus indiscutable et plus exaspérante affirmation.
Mais surtout, comme les écrivains arrivent souvent à une puissance de
concentration dont les eût dispensés le régime de la liberté politique
ou de l'anarchie littéraire, quand ils sont ligotés par la tyrannie d'un
monarque ou d'une poétique, par les sévérités des règles prosodiques ou
d'une religion d'État, ainsi Françoise, ne pouvant nous répondre d'une
façon explicite, parlait comme Tirésias et eût écrit comme Tacite. Elle
savait faire tenir tout ce qu'elle ne pouvait exprimer directement, dans
une phrase que nous ne pouvions incriminer sans nous accuser, dans moins
qu'une phrase même, dans un silence, dans la manière dont elle plaçait
un objet.
Ainsi, quand il m'arrivait de laisser, par mégarde, sur ma table, au
milieu d'autres lettres, une certaine qu'il n'eût pas fallu qu'elle vît,
par exemple parce qu'il y était parlé d'elle avec une malveillance qui
en supposait une aussi grande à son égard chez le destinataire que chez
l'expéditeur, le soir, si je rentrais inquiet et allais droit à ma
chambre, sur mes lettres rangées bien en ordre en une pile parfaite, le
document compromettant frappait tout d'abord mes yeux comme il n'avait
pas pu ne pas frapper ceux de Françoise, placé par elle tout en dessus,
presque à part, en une évidence qui était un langage, avait son
éloquence, et dès la porte me faisait tressaillir comme un cri. Elle
excellait à régler ces mises en scène destinées à instruire si bien le
spectateur, Françoise absente, qu'il savait déjà qu'elle savait tout
quand ensuite elle faisait son entrée. Elle avait, pour faire parler
ainsi un objet inanimé, l'art à la fois génial et patient d'Irving et de
Frédéric Lemaître. En ce moment, tenant au-dessus d'Albertine et de moi
la lampe allumée qui ne laissait dans l'ombre aucune des dépressions
encore visibles que le corps de la jeune fille avait creusées dans le
couvre-pieds, Françoise avait l'air de la «Justice éclairant le Crime».
La figure d'Albertine ne perdait pas à cet éclairage. Il découvrait sur
les joues le même vernis ensoleillé qui m'avait charmé à Balbec. Ce
visage d'Albertine, dont l'ensemble avait quelquefois, dehors, une
espèce de pâleur blême, montrait, au contraire, au fur et à mesure que
la lampe les éclairait, des surfaces si brillamment, si uniformément
colorées, si résistantes et si lisses, qu'on aurait pu les comparer aux
carnations soutenues de certaines fleurs. Surpris pourtant par l'entrée
inattendue de Françoise, je m'écriai:
--Comment, déjà la lampe? Mon Dieu que cette lumière est vive!
Mon but était sans doute par la seconde de ces phrases de dissimuler
mon trouble, par la première d'excuser mon retard. Françoise répondit
avec une ambiguïté cruelle:
--Faut-il que j'éteinde?
--Teigne? glissa à mon oreille Albertine, me laissant charmé par la
vivacité familière avec laquelle, me prenant à la fois pour maître et
pour complice, elle insinua cette affirmation psychologique dans le ton
interrogatif d'une question grammaticale.
Quand Françoise fut sortie de la chambre et Albertine rassise sur mon
lit:
--Savez-vous ce dont j'ai peur, lui dis-je, c'est que si nous continuons
comme cela, je ne puisse pas m'empêcher de vous embrasser.
--Ce serait un beau malheur.
Je n'obéis pas tout de suite à cette invitation, un autre l'eût même pu
trouver superflue, car Albertine avait une prononciation si charnelle et
si douce que, rien qu'en vous parlant, elle semblait vous embrasser. Une
parole d'elle était une faveur, et sa conversation vous couvrait de
baisers. Et pourtant elle m'était bien agréable, cette invitation. Elle
me l'eût été même d'une autre jolie fille du même âge; mais qu'Albertine
me fût maintenant si facile, cela me causait plus que du plaisir, une
confrontation d'images empreintes de beauté. Je me rappelais Albertine
d'abord devant la plage, presque peinte sur le fond de la mer, n'ayant
pas pour moi une existence plus réelle que ces visions de théâtre, où on
ne sait pas si on a affaire à l'actrice qui est censée apparaître, à une
figurante qui la double à ce moment-là, ou à une simple projection. Puis
la femme vraie s'était détachée du faisceau lumineux, elle était venue à
moi, mais simplement pour que je pusse m'apercevoir qu'elle n'avait
nullement, dans le monde réel, cette facilité amoureuse qu'on lui
supposait empreinte dans le tableau magique. J'avais appris qu'il
n'était pas possible de la toucher, de l'embrasser, qu'on pouvait
seulement causer avec elle, que pour moi elle n'était pas plus une femme
que des raisins de jade, décoration incomestible des tables d'autrefois,
ne sont des raisins. Et voici que dans un troisième plan elle
m'apparaissait, réelle comme dans la seconde connaissance que j'avais
eue d'elle, mais facile comme dans la première; facile, et d'autant plus
délicieusement que j'avais cru si longtemps qu'elle ne l'était pas. Mon
surplus de science sur la vie (sur la vie moins unie, moins simple que
je ne l'avais cru d'abord) aboutissait provisoirement à l'agnosticisme.
Que peut-on affirmer, puisque ce qu'on avait cru probable d'abord s'est
montré faux ensuite, et se trouve en troisième lieu être vrai? Et hélas,
je n'étais pas au bout de mes découvertes avec Albertine. En tout cas,
même s'il n'y avait pas eu l'attrait romanesque de cet enseignement
d'une plus grande richesse de plans découverts l'un après l'autre par la
vie (cet attrait inverse de celui que Saint-Loup goûtait, pendant les
dîners de Rivebelle, à retrouver, parmi les masques que l'existence
avait superposés dans une calme figure, des traits qu'il avait jadis
tenus sous ses lèvres), savoir qu'embrasser les joues d'Albertine était
une chose possible, c'était un plaisir peut-être plus grand encore que
celui de les embrasser. Quelle différence entre posséder une femme sur
laquelle notre corps seul s'applique parce qu'elle n'est qu'un morceau
de chair, ou posséder la jeune fille qu'on apercevait sur la plage avec
ses amies, certains jours, sans même savoir pourquoi ces jours-là plutôt
que tels autres, ce qui faisait qu'on tremblait de ne pas la revoir. La
vie vous avait complaisamment révélé tout au long le roman de cette
petite fille, vous avait prêté pour la voir un instrument d'optique,
puis un autre, et ajouté au désir charnel un accompagnement, qui le
centuple et le diversifie, de ces désirs plus spirituels et moins
assouvissables qui ne sortent pas de leur torpeur et le laissent aller
seul quand il ne prétend qu'à la saisie d'un morceau de chair, mais qui,
pour la possession de toute une région de souvenirs d'où ils se
sentaient nostalgiquement exilés, s'élèvent en tempête à côté de lui, le
grossissent, ne peuvent le suivre jusqu'à l'accomplissement, jusqu'à
l'assimilation, impossible sous la forme où elle est souhaitée, d'une
réalité immatérielle, mais attendent ce désir à mi-chemin, et au moment
du souvenir, du retour, lui font à nouveau escorte; baiser, au lieu des
joues de la première venue, si fraîches soient-elles, mais anonymes,
sans secret, sans prestige, celles auxquelles j'avais si longtemps rêvé,
serait connaître le goût, la saveur, d'une couleur bien souvent
regardée. On a vu une femme, simple image dans le décor de la vie, comme
Albertine, profilée sur la mer, et puis cette image on peut la détacher,
la mettre près de soi, et voir peu à peu son volume, ses couleurs, comme
si on l'avait fait passer derrière les verres d'un stéréoscope. C'est
pour cela que les femmes un peu difficiles, qu'on ne possède pas tout de
suite, dont on ne sait même pas tout de suite qu'on pourra jamais les
posséder, sont les seules intéressantes. Car les connaître, les
approcher, les conquérir, c'est faire varier de forme, de grandeur, de
relief l'image humaine, c'est une leçon de relativisme dans
l'appréciation, belle à réapercevoir quand elle a repris sa minceur de
silhouette dans le décor de la vie. Les femmes qu'on connaît d'abord
chez l'entremetteuse n'intéressent pas parce qu'elles restent
invariables.
D'autre part Albertine tenait, liées autour d'elle, toutes les
impressions d'une série maritime qui m'était particulièrement chère. Il
me semblait que j'aurais pu, sur les deux joues de la jeune fille,
embrasser toute la plage de Balbec.
--Si vraiment vous permettez que je vous embrasse, j'aimerais mieux
remettre cela à plus tard et bien choisir mon moment. Seulement il ne
faudrait pas que vous oubliiez alors que vous m'avez permis. Il me faut
un «bon pour un baiser».
--Faut-il que je le signe?
--Mais si je le prenais tout de suite, en aurais-je un tout de même plus
tard?
--Vous m'amusez avec vos bons, je vous en referai de temps en temps.
--Dites-moi, encore un mot: vous savez, à Balbec, quand je ne vous
connaissais pas encore, vous aviez souvent un regard dur, rusé; vous ne
pouvez pas me dire à quoi vous pensiez à ces moments-là?
--Ah! je n'ai aucun souvenir.
--Tenez, pour vous aider, un jour votre amie Gisèle a sauté à pieds
joints par-dessus la chaise où était assis un vieux monsieur. Tâchez de
vous rappeler ce que vous avez pensé à ce moment-là.
--Gisèle était celle que nous fréquentions le moins, elle était de la
bande si vous voulez, mais pas tout à fait. J'ai dû penser qu'elle était
bien mal élevée et commune.
--Ah! c'est tout?
J'aurais bien voulu, avant de l'embrasser, pouvoir la remplir à nouveau
du mystère qu'elle avait pour moi sur la plage, avant que je la
connusse, retrouver en elle le pays où elle avait vécu auparavant; à sa
place du moins, si je ne le connaissais pas, je pouvais insinuer tous
les souvenirs de notre vie à Balbec, le bruit du flot déferlant sous ma
fenêtre, les cris des enfants. Mais en laissant mon regard glisser sur
le beau globe rose de ses joues, dont les surfaces doucement incurvées
venaient mourir aux pieds des premiers plissements de ses beaux cheveux
noirs qui couraient en chaînes mouvementées, soulevaient leurs
contreforts escarpés et modelaient les ondulations de leurs vallées, je
dus me dire: «Enfin, n'y ayant pas réussi à Balbec, je vais savoir le
goût de la rose inconnue que sont les joues d'Albertine. Et puisque les
cercles que nous pouvons faire traverser aux choses et aux êtres,
pendant le cours de notre existence, ne sont pas bien nombreux,
peut-être pourrai-je considérer la mienne comme en quelque manière
accomplie, quand, ayant fait sortir de son cadre lointain le visage
fleuri que j'avais choisi entre tous, je l'aurai amené dans ce plan
nouveau, où j'aurai enfin de lui la connaissance par les lèvres. » Je me
disais cela parce que je croyais qu'il est une connaissance par les
lèvres; je me disais que j'allais connaître le goût de cette rose
charnelle, parce que je n'avais pas songé que l'homme, créature
évidemment moins rudimentaire que l'oursin ou même la baleine, manque
cependant encore d'un certain nombre d'organes essentiels, et notamment
n'en possède aucun qui serve au baiser. A cet organe absent il supplée
par les lèvres, et par là arrive-t-il peut-être à un résultat un peu
plus satisfaisant que s'il était réduit à caresser la bien-aimée avec
une défense de corne. Mais les lèvres, faites pour amener au palais la
saveur de ce qui les tente, doivent se contenter, sans comprendre leur
erreur et sans avouer leur déception, de vaguer à la surface et de se
heurter à la clôture de la joue impénétrable et désirée. D'ailleurs à ce
moment-là, au contact même de la chair, les lèvres, même dans
l'hypothèse où elles deviendraient plus expertes et mieux douées, ne
pourraient sans doute pas goûter davantage la saveur que la nature les
empêche actuellement de saisir, car, dans cette zone désolée où elles ne
peuvent trouver leur nourriture, elles sont seules, le regard, puis
l'odorat les ont abandonnées depuis longtemps. D'abord au fur et à
mesure que ma bouche commença à s'approcher des joues que mes regards
lui avaient proposé d'embrasser, ceux-ci se déplaçant virent des joues
nouvelles; le cou, aperçu de plus près et comme à la loupe, montra, dans
ses gros grains, une robustesse qui modifia le caractère de la figure.
Les dernières applications de la photographie--qui couchent aux pieds
d'une cathédrale toutes les maisons qui nous parurent si souvent, de
près, presque aussi hautes que les tours, font successivement manoeuvrer
comme un régiment, par files, en ordre dispersé, en masses serrées, les
mêmes monuments, rapprochent l'une contre l'autre les deux colonnes de
la Piazzetta tout à l'heure si distantes, éloignent la proche Salute et
dans un fond pâle et dégradé réussissent à faire tenir un horizon
immense sous l'arche d'un pont, dans l'embrasure d'une fenêtre, entre
les feuilles d'un arbre situé au premier plan et d'un ton plus
vigoureux, donnent successivement pour cadre à une même église les
arcades de toutes les autres--je ne vois que cela qui puisse, autant que
le baiser, faire surgir de ce que nous croyons une chose à aspect
défini, les cent autres choses qu'elle est tout aussi bien, puisque
chacune est relative à une perspective non moins légitime. Bref, de même
qu'à Balbec, Albertine m'avait souvent paru différente,
maintenant--comme si, en accélérant prodigieusement la rapidité des
changements de perspective et des changements de coloration que nous
offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle, j'avais voulu
les faire tenir toutes en quelques secondes pour recréer
expérimentalement le phénomène qui diversifie l'individualité d'un être
et tirer les unes des autres, comme d'un étui, toutes les possibilités
qu'il enferme--dans ce court trajet de mes lèvres vers sa joue, c'est
dix Albertines que je vis; cette seule jeune fille étant comme une
déesse à plusieurs têtes, celle que j'avais vue en dernier, si je
tentais de m'approcher d'elle, faisait place une autre. Du moins tant
que je ne l'avais pas touchée, cette tête, je la voyais, un léger parfum
venait d'elle jusqu'à moi. Mais hélas! --car pour le baiser, nos narines
et nos yeux sont aussi mal placés que nos lèvres mal faites--tout d'un
coup, mes yeux cessèrent de voir, à son tour mon nez s'écrasant ne
perçut plus aucune odeur, et sans connaître pour cela davantage le goût
du rose désiré, j'appris à ces détestables signes, qu'enfin j'étais en
train d'embrasser la joue d'Albertine.
Était-ce parce que nous jouions (figurée par la révolution d'un solide)
la scène inverse de celle de Balbec, que j'étais, moi, couché, et elle
levée, capable d'esquiver une attaque brutale et de diriger le plaisir à
sa guise, qu'elle me laissa prendre avec tant de facilité maintenant ce
qu'elle avait refusé jadis avec une mine si sévère? (Sans doute, de
cette mine d'autrefois, l'expression voluptueuse que prenait aujourd'hui
son visage à l'approche de mes lèvres ne différait que par une déviation
de lignes infinitésimales, mais dans lesquelles peut tenir toute la
distance qu'il y a entre le geste d'un homme qui achève un blessé et
d'un qui le secourt, entre un portrait sublime ou affreux. ) Sans savoir
si j'avais à faire honneur et savoir gré de son changement d'attitude à
quelque bienfaiteur involontaire qui, un de ces mois derniers, à Paris
ou à Balbec, avait travaillé pour moi, je pensai que la façon dont nous
étions placés était la principale cause de ce changement. C'en fut
pourtant une autre que me fournit Albertine; exactement celle-ci: «Ah!
c'est qu'à ce moment-là, à Balbec, je ne vous connaissais pas, je
pouvais croire que vous aviez de mauvaises intentions. » Cette raison me
laissa perplexe. Albertine me la donna sans doute sincèrement. Une femme
a tant de peine à reconnaître dans les mouvements de ses membres, dans
les sensations éprouvées par son corps, au cours d'un tête-à-tête avec
un camarade, la faute inconnue où elle tremblait qu'un étranger
préméditât de la faire tomber.
En tout cas, quelles que fussent les modifications survenues depuis
quelque temps dans sa vie, et qui eussent peut-être expliqué qu'elle eût
accordé aisément à mon désir momentané et purement physique ce qu'à
Balbec elle avait avec horreur refusé à mon amour, une bien plus
étonnante se produisit en Albertine, ce soir-là même, aussitôt que ses
caresses eurent amené chez moi la satisfaction dont elle dut bien
s'apercevoir et dont j'avais même craint qu'elle ne lui causât le petit
mouvement de répulsion et de pudeur offensée que Gilberte avait eu à un
moment semblable, derrière le massif de lauriers, aux Champs-Élysées.
Ce fut tout le contraire. Déjà, au moment où je l'avais couchée sur mon
lit et où j'avais commencé à la caresser, Albertine avait pris un air
que je ne lui connaissais pas, de bonne volonté docile, de simplicité
presque puérile. Effaçant d'elle toutes préoccupations, toutes
prétentions habituelles, le moment qui précède le plaisir, pareil en
cela à celui qui suit la mort, avait rendu à ses traits rajeunis comme
l'innocence du premier âge. Et sans doute tout être dont le talent est
soudain mis en jeu devient modeste, appliqué et charmant; surtout si,
par ce talent, il sait nous donner un grand plaisir, il en est lui-même
heureux, veut nous le donner bien complet. Mais dans cette expression
nouvelle du visage d'Albertine il y avait plus que du désintéressement
et de la conscience, de la générosité professionnels, une sorte de
dévouement conventionnel et subit; et c'est plus loin qu'à sa propre
enfance, mais à la jeunesse de sa race qu'elle était revenue. Bien
différente de moi qui n'avais rien souhaité de plus qu'un apaisement
physique, enfin obtenu, Albertine semblait trouver qu'il y eût eu de sa
part quelque grossièreté à croire que ce plaisir matériel allât sans un
sentiment moral et terminât quelque chose. Elle, si pressée tout à
l'heure, maintenant sans doute et parce qu'elle trouvait que les baisers
impliquent l'amour et que l'amour l'emporte sur tout autre devoir,
disait, quand je lui rappelais son dîner:
--Mais ça ne fait rien du tout, voyons, j'ai tout mon temps.
Elle semblait gênée de se lever tout de suite après ce qu'elle venait
de faire, gênée par bienséance, comme Françoise, quand elle avait cru,
sans avoir soif, devoir accepter avec une gaieté décente le verre de vin
que Jupien lui offrait, n'aurait pas osé partir aussitôt la dernière
gorgée bue, quelque devoir impérieux qui l'eût appelée. Albertine--et
c'était peut-être, avec une autre que l'on verra plus tard, une des
raisons qui m'avaient à mon insu fait la désirer--était une des
incarnations de la petite paysanne française dont le modèle est en
pierre à Saint-André-des-Champs. De Françoise, qui devait pourtant
bientôt devenir sa mortelle ennemie, je reconnus en elle la courtoisie
envers l'hôte et l'étranger, la décence, le respect de la couche.
Françoise, qui, après la mort de ma tante, ne croyait pouvoir parler que
sur un ton apitoyé, dans les mois qui précédèrent le mariage de sa
fille, eût trouvé choquant, quand celle-ci se promenait avec son fiancé,
qu'elle ne le tînt pas par le bras. Albertine, immobilisée auprès de
moi, me disait:
--Vous avez de jolis cheveux, vous avez de beaux yeux, vous êtes gentil.
Comme, lui ayant fait remarquer qu'il était tard, j'ajoutais: «Vous ne
me croyez pas? », elle me répondit, ce qui était peut-être vrai, mais
seulement depuis deux minutes et pour quelques heures:
--Je vous crois toujours.
Elle me parla de moi, de ma famille, de mon milieu social. Elle me dit:
«Oh! je sais que vos parents connaissent des gens très bien. Vous êtes
ami de Robert Forestier et de Suzanne Delage. » A la première minute, ces
noms ne me dirent absolument rien. Mais tout d'un coup je me rappelai
que j'avais en effet joué aux Champs-Élysées avec Robert Forestier que
je n'avais jamais revu. Quant à Suzanne Delage, c'était la petite nièce
de Mme Blandais, et j'avais dû une fois aller à une leçon de danse, et
même tenir un petit rôle dans une comédie de salon, chez ses parents.
Mais la peur d'avoir le fou rire, et des saignements de nez m'en avaient
empêché, de sorte que je ne l'avais jamais vue. J'avais tout au plus cru
comprendre autrefois que l'institutrice à plumet des Swann avait été
chez ses parents, mais peut-être n'était-ce qu'une soeur de cette
institutrice ou une amie. Je protestai à Albertine que Robert Forestier
et Suzanne Delage tenaient peu de place dans ma vie. «C'est possible,
vos mères sont liées, cela permet de vous situer. Je croise souvent
Suzanne Delage avenue de Messine, elle a du chic. » Nos mères ne se
connaissaient que dans l'imagination de Mme Bontemps qui, ayant su que
j'avais joué jadis avec Robert Forestier auquel, paraît-il, je récitais
des vers, en avait conclu que nous étions liés par des relations de
famille. Elle ne laissait jamais, m'a-t-on dit, passer le nom de maman
sans dire: «Ah! oui, c'est le milieu des Delage, des Forestier, etc. »,
donnant à mes parents un bon point qu'ils ne méritaient pas.
Du reste les notions sociales d'Albertine étaient d'une sottise extrême.
Elle croyait les Simonnet avec deux _n_ inférieurs non seulement aux
Simonet avec un seul _n_, mais à toutes les autres personnes possibles.
Que quelqu'un ait le même nom que vous, sans être de votre famille, est
une grande raison de le dédaigner. Certes il y a des exceptions. Il peut
arriver que deux Simonnet (présentés l'un à l'autre dans une de ces
réunions où l'on éprouve le besoin de parler de n'importe quoi et où on
se sent d'ailleurs plein de dispositions optimistes, par exemple dans le
cortège d'un enterrement qui se rend au cimetière), voyant qu'ils
s'appellent de même, cherchent avec une bienveillance réciproque, et
sans résultat, s'ils n'ont aucun lien de parenté. Mais ce n'est qu'une
exception. Beaucoup d'hommes sont peu honorables, mais nous l'ignorons
ou n'en avons cure. Mais si l'homonymie fait qu'on nous remet des
lettres à eux destinées, ou _vice versa_ nous commençons par une
méfiance, souvent justifiée, quant à ce qu'ils valent. Nous craignons
des confusions, nous les prévenons par une moue de dégoût si l'on nous
parle d'eux. En lisant notre nom porté par eux, dans le journal, ils
nous semblent l'avoir usurpé. Les péchés des autres membres du corps
social nous sont indifférents. Nous en chargeons plus lourdement nos
homonymes. La haine que nous portons aux autres Simonnet est d'autant
plus forte qu'elle n'est pas individuelle, mais se transmet
héréditairement. Au bout de deux générations on se souvient seulement de
la moue insultante que les grands-parents avaient à l'égard des autres
Simonnet; on ignore la cause; on ne serait pas étonné d'apprendre que
cela a commencé par un assassinat. Jusqu'au jour fréquent où, entre une
Simonnet et un Simonnet qui ne sont pas parents du tout, cela finit par
un mariage.
Non seulement Albertine me parla de Robert Forestier et de Suzanne
Delage, mais spontanément, par un devoir de confidence que le
rapprochement des corps crée, au début du moins, avant qu'il ait
engendré une duplicité spéciale et le secret envers le même être,
Albertine me raconta sur sa famille et un oncle d'Andrée une histoire
dont elle avait, à Balbec, refusé de me dire un seul mot, mais elle ne
pensait pas qu'elle dût paraître avoir encore des secrets à mon égard.
Maintenant sa meilleure amie lui eût raconté quelque chose contre moi
qu'elle se fût fait un devoir de me le rapporter. J'insistai pour
qu'elle rentrât, elle finit par partir, mais si confuse pour moi de ma
grossièreté, qu'elle riait presque pour m'excuser, comme une maîtresse
de maison chez qui on va en veston, qui vous accepte ainsi mais à qui
cela n'est pas indifférent.
--Vous riez? lui dis-je.
--Je ne ris pas, je vous souris, me répondit-elle tendrement. Quand
est-ce que je vous revois? ajouta-t-elle comme n'admettant pas que ce
que nous venions de faire, puisque c'en est d'habitude le couronnement,
ne fût pas au moins le prélude d'une amitié grande, d'une amitié
préexistante et que nous nous devions de découvrir, de confesser et qui
seule pouvait expliquer ce à quoi nous nous étions livrés.
--Puisque vous m'y autorisez, quand je pourrai je vous ferai chercher.
Je n'osai lui dire que je voulais tout subordonner à la possibilité de
voir Mme de Stermaria.
--Hélas! ce sera à l'improviste, je ne sais jamais d'avance, lui dis-je.
Serait-ce possible que je vous fisse chercher le soir quand je serai
libre?
--Ce sera très possible bientôt car j'aurai une entrée indépendante de
celle de ma tante. Mais en ce moment c'est impraticable. En tout cas je
viendrai à tout hasard demain ou après-demain dans l'après-midi. Vous ne
me recevrez que si vous le pouvez.
Arrivée à la porte, étonnée que je ne l'eusse pas devancée, elle me
tendit sa joue, trouvant qu'il n'y avait nul besoin d'un grossier désir
physique pour que maintenant nous nous embrassions. Comme les courtes
relations que nous avions eues tout à l'heure ensemble étaient de celles
auxquelles conduisent parfois une intimité absolue et un choix du coeur,
Albertine avait cru devoir improviser et ajouter momentanément aux
baisers que nous avions échangés sur mon lit, le sentiment dont ils
eussent été le signe pour un chevalier et sa dame tels que pouvait les
concevoir un jongleur gothique.
Quand m'eut quitté la jeune Picarde, qu'aurait pu sculpter à son porche
l'imagier de Saint-André-des-Champs, Françoise m'apporta une lettre qui
me remplit de joie, car elle était de Mme de Stermaria, laquelle
acceptait à dîner. De Mme de Stermaria, c'est-à-dire, pour moi, plus
que de la Mme de Stermaria réelle, de celle à qui j'avais pensé toute la
journée avant l'arrivée d'Albertine. C'est la terrible tromperie de
l'amour qu'il commence par nous faire jouer avec une femme non du monde
extérieur, mais avec une poupée intérieure à notre cerveau, la seule
d'ailleurs que nous ayons toujours à notre disposition, la seule que
nous posséderons, que l'arbitraire du souvenir, presque aussi absolu que
celui de l'imagination, peut avoir fait aussi différente de la femme
réelle que du Balbec réel avait été pour moi le Balbec rêvé; création
factice à laquelle peu à peu, pour notre souffrance, nous forcerons la
femme réelle à ressembler.
Albertine m'avait tant retardé que la comédie venait de finir quand
j'arrivai chez Mme de Villeparisis; et peu désireux de prendre à revers
le flot des invités qui s'écoulait en commentant la grande nouvelle: la
séparation qu'on disait déjà accomplie entre le duc et la duchesse de
Guermantes, je m'étais, en attendant de pouvoir saluer la maîtresse de
maison, assis sur une bergère vide dans le deuxième salon, quand du
premier, où sans doute elle avait été assise tout à fait au premier rang
de chaises, je vis déboucher, majestueuse, ample et haute dans une
longue robe de satin jaune à laquelle étaient attachés en relief
d'énormes pavots noirs, la duchesse. Sa vue ne me causait plus aucun
trouble. Un certain jour, m'imposant les mains sur le front (comme
c'était son habitude quand elle avait peur de me faire de la peine), en
me disant: «Ne continue pas tes sorties pour rencontrer Mme de
Guermantes, tu es la fable de la maison. D'ailleurs, vois comme ta
grand'mère est souffrante, tu as vraiment des choses plus sérieuses à
faire que de te poster sur le chemin d'une femme qui se moque de toi»,
d'un seul coup, comme un hypnotiseur qui vous fait revenir du lointain
pays où vous vous imaginiez être, et vous rouvre les yeux, ou comme le
médecin qui, vous rappelant au sentiment du devoir et de la réalité,
vous guérit d'un mal imaginaire dans lequel vous vous complaisiez, ma
mère m'avait réveillé d'un trop long songe. La journée qui avait suivi
avait été consacrée à dire un dernier adieu à ce mal auquel je
renonçais; j'avais chanté des heures de suite en pleurant l'«Adieu» de
Schubert:
. . . _Adieu, des voix étranges
T'appellent loin de moi, céleste soeur des Anges_.
Et puis ç'avait été fini. J'avais cessé mes sorties du matin, et si
facilement que je tirai alors le pronostic, qu'on verra se trouver faux,
plus tard, que je m'habituerais aisément, dans le cours de ma vie, à ne
plus voir une femme. Et quand ensuite Françoise m'eut raconté que
Jupien, désireux de s'agrandir, cherchait une boutique dans le quartier,
désireux de lui en trouver une (tout heureux aussi, en flânant dans la
rue que déjà de mon lit j'entendais crier lumineusement comme une plage,
de voir, sous le rideau de fer levé des crémeries, les petites laitières
à manches blanches), j'avais pu recommencer ces sorties. Fort librement
du reste; car j'avais conscience de ne plus les faire dans le but de
voir Mme de Guermantes; telle une femme qui prend des précautions
infinies tant qu'elle a un amant, du jour qu'elle a rompu avec lui
laisse traîner ses lettres, au risque de découvrir à son mari le secret
d'une faute dont elle a fini de s'effrayer en même temps que de la
commettre. Ce qui me faisait de la peine c'était d'apprendre que presque
toutes les maisons étaient habitées par des gens malheureux. Ici la
femme pleurait sans cesse parce que son mari la trompait. Là c'était
l'inverse. Ailleurs une mère travailleuse, rouée de coups par un fils
ivrogne, tâchait de cacher sa souffrance aux yeux des voisins. Toute une
moitié de l'humanité pleurait. Et quand je la connus, je vis qu'elle
était si exaspérante que je me demandai si ce n'était pas le mari ou la
femme adultères, qui l'étaient seulement parce que le bonheur légitime
leur avait été refusé, et se montraient charmants et loyaux envers tout
autre que leur femme ou leur mari, qui avaient raison. Bientôt je
n'avais même plus eu la raison d'être utile à Jupien pour continuer mes
pérégrinations matinales. Car on apprit que l'ébéniste de notre cour,
dont les ateliers n'étaient séparés de la boutique de Jupien que par une
cloison fort mince, allait recevoir congé du gérant parce qu'il frappait
des coups trop bruyants. Jupien ne pouvait espérer mieux, les ateliers
avaient un sous-sol où mettre les boiseries, et qui communiquait avec
nos caves. Jupien y mettrait son charbon, ferait abattre la cloison et
aurait une seule et vaste boutique. Mais même sans l'amusement de
chercher pour lui, j'avais continué à sortir avant déjeuner. Même comme
Jupien, trouvant le prix que M. de Guermantes faisait très élevé,
laissait visiter pour que, découragé de ne pas trouver de locataire, le
duc se résignât à lui faire une diminution, Françoise, ayant remarqué
que, même après l'heure où on ne visitait pas, le concierge laissait
«contre» la porte de la boutique à louer, flaira un piège dressé par le
concierge pour attirer la fiancée du valet de pied des Guermantes (ils y
trouveraient une retraite d'amour), et ensuite les surprendre.
Quoi qu'il en fût, bien que n'ayant plus à chercher une boutique pour
Jupien, je continuai à sortir avant le déjeuner. Souvent, dans ces
sorties, je rencontrais M. de Norpois. Il arrivait que, causant avec un
collègue, il jetait sur moi des regards qui, après m'avoir entièrement
examiné, se détournaient vers son interlocuteur sans m'avoir plus souri
ni salué que s'il ne m'avait pas connu du tout. Car chez ces importants
diplomates, regarder d'une certaine manière n'a pas pour but de vous
faire savoir qu'ils vous ont vu, mais qu'ils ne vous ont pas vu et
qu'ils ont à parler avec leur collègue de quelque question sérieuse.
Une grande femme que je croisais souvent près de la maison était moins
discrète avec moi. Car bien que je ne la connusse pas, elle se
retournait vers moi, m'attendait--inutilement--devant les vitrines des
marchands, me souriait, comme si elle allait m'embrasser, faisait le
geste de s'abandonner. Elle reprenait un air glacial à mon égard si elle
rencontrait quelqu'un qu'elle connût. Depuis longtemps déjà dans ces
courses du matin, selon ce que j'avais à faire, fût-ce acheter le plus
insignifiant journal, je choisissais le chemin le plus direct, sans
regret s'il était en dehors du parcours habituel que suivaient les
promenades de la duchesse et, s'il en faisait au contraire partie, sans
scrupules et sans dissimulation parce qu'il ne me paraissait plus le
chemin défendu où j'arrachais à une ingrate la faveur de la voir malgré
elle. Mais je n'avais pas songé que ma guérison, en me donnant à l'égard
de Mme de Guermantes une attitude normale, accomplirait parallèlement la
même oeuvre en ce qui la concernait et rendrait possible une amabilité,
une amitié qui ne m'importaient plus. Jusque-là les efforts du monde
entier ligués pour me rapprocher d'elle eussent expiré devant le mauvais
sort que jette un amour malheureux. Des fées plus puissantes que les
hommes ont décrété que, dans ces cas-là, rien ne pourra servir jusqu'au
jour où nous aurons dit sincèrement dans notre coeur la parole: «Je
n'aime plus. » J'en avais voulu à Saint-Loup de ne m'avoir pas mené chez
sa tante. Mais pas plus que n'importe qui, il n'était capable de briser
un enchantement. Tandis que j'aimais Mme de Guermantes, les marques de
gentillesse que je recevais des autres, les compliments, me faisaient de
la peine, non seulement parce que cela ne venait pas d'elle, mais parce
qu'elle ne les apprenait pas. Or, les eût-elle sus que cela n'eût été
d'aucune utilité. Même dans les détails d'une affection, une absence,
le refus d'un dîner, une rigueur involontaire, inconsciente, servent
plus que tous les cosmétiques et les plus beaux habits. Il y aurait des
parvenus, si on enseignait dans ce sens l'art de parvenir.
Au moment où elle traversait le salon où j'étais assis, la pensée pleine
du souvenir des amis que je ne connaissais pas et qu'elle allait
peut-être retrouver tout à l'heure dans une autre soirée, Mme de
Guermantes m'aperçut sur ma bergère, véritable indifférent qui ne
cherchais qu'à être aimable, alors que, tandis que j'aimais, j'avais
tant essayé de prendre, sans y réussir, l'air d'indifférence; elle
obliqua, vint à moi et retrouvant le sourire du soir de l'Opéra-Comique
et que le sentiment pénible d'être aimée par quelqu'un qu'elle n'aimait
pas n'effaçait plus:
--Non, ne vous dérangez pas, vous permettez que je m'asseye un instant à
côté de vous? me dit-elle en relevant gracieusement son immense jupe qui
sans cela eût occupé la bergère dans son entier.
Plus grande que moi et accrue encore de tout le volume de sa robe,
j'étais presque effleuré par son admirable bras nu autour duquel un
duvet imperceptible et innombrable faisait fumer perpétuellement comme
une vapeur dorée, et par la torsade blonde de ses cheveux qui
m'envoyaient leur odeur.
N'ayant guère de place, elle ne pouvait se
tourner facilement vers moi et, obligée de regarder plutôt devant elle
que de mon côté, prenait une expression rêveuse et douce, comme dans un
portrait.
--Avez-vous des nouvelles de Robert? me dit-elle.
Mme de Villeparisis passa à ce moment-là.
--Eh bien! vous arrivez à une jolie heure, monsieur, pour une fois qu'on
vous voit.
Et remarquant que je parlais avec sa nièce, supposant peut-être que nous
étions plus liés qu'elle ne savait:
--Mais je ne veux pas déranger votre conversation avec Oriane,
ajouta-t-elle (car les bons offices de l'entremetteuse font partie des
devoirs d'une maîtresse de maison). Vous ne voulez pas venir dîner
mercredi avec elle?
C'était le jour où je devais dîner avec Mme de Stermaria, je refusai.
--Et samedi?
Ma mère revenant le samedi ou le dimanche, c'eût été peu gentil de ne
pas rester tous les soirs à dîner avec elle; je refusai donc encore.
--Ah! vous n'êtes pas un homme facile à avoir chez soi.
--Pourquoi ne venez-vous jamais me voir? me dit Mme de Guermantes quand
Mme de Villeparisis se fut éloignée pour féliciter les artistes et
remettre à la diva un bouquet de roses dont la main qui l'offrait
faisait seule tout le prix, car il n'avait coûté que vingt francs.
(C'était du reste son prix maximum quand on n'avait chanté qu'une fois.
Celles qui prêtaient leur concours à toutes les matinées et soirées
recevaient des roses peintes par la marquise. )
--C'est ennuyeux de ne jamais se voir que chez les autres. Puisque vous
ne voulez pas dîner avec moi chez ma tante, pourquoi ne viendriez-vous
pas dîner chez moi?
Certaines personnes, étant restées le plus longtemps possible, sous des
prétextes quelconques, mais qui sortaient enfin, voyant la duchesse
assise pour causer avec un jeune homme, sur un meuble si étroit qu'on
n'y pouvait tenir que deux, pensèrent qu'on les avait mal renseignées,
que c'était la duchesse, non le duc, qui demandait la séparation, à
cause de moi. Puis elles se hâtèrent de répandre cette nouvelle. J'étais
plus à même que personne d'en connaître la fausseté. Mais j'étais
surpris que, dans ces périodes difficiles où s'effectue une séparation
non encore consommée, la duchesse, au lieu de s'isoler, invitât
justement quelqu'un qu'elle connaissait aussi peu. J'eus le soupçon que
le duc avait été seul à ne pas vouloir qu'elle me reçût et que,
maintenant qu'il la quittait, elle ne voyait plus d'obstacles à
s'entourer des gens qui lui plaisaient.
Deux minutes auparavant j'eusse été stupéfait si on m'avait dit que Mme
de Guermantes allait me demander d'aller la voir, encore plus de venir
dîner. J'avais beau savoir que le salon Guermantes ne pouvait pas
présenter les particularités que j'avais extraites de ce nom, le fait
qu'il m'avait été interdit d'y pénétrer, en m'obligeant à lui donner le
même genre d'existence qu'aux salons dont nous avons lu la description
dans un roman, ou vu l'image dans un rêve, me le faisait, même quand
j'étais certain qu'il était pareil à tous les autres, imaginer tout
différent; entre moi et lui il y avait la barrière où finit le réel.
Dîner chez les Guermantes, c'était comme entreprendre un voyage
longtemps désiré, faire passer un désir de ma tête devant mes yeux et
lier connaissance avec un songe. Du moins eussé-je pu croire qu'il
s'agissait d'un de ces dîners auxquels les maîtres de maison invitent
quelqu'un en disant: «Venez, il n'y aura _absolument_ que nous»,
feignant d'attribuer au paria la crainte qu'ils éprouvent de le voir
mêlé à leurs autres amis, et cherchant même à transformer en un enviable
privilège réservé aux seuls intimes la quarantaine de l'exclu, malgré
lui sauvage et favorisé. Je sentis, au contraire, que Mme de Guermantes
avait le désir de me faire goûter à ce qu'elle avait de plus agréable
quand elle me dit, mettant d'ailleurs devant mes yeux comme la beauté
violâtre d'une arrivée chez la tante de Fabrice et le miracle d'une
présentation au comte Mosca:
--Vendredi vous ne seriez pas libre, en petit comité? Ce serait gentil.
Il y aura la princesse de Parme qui est charmante; d'abord je ne vous
inviterais pas si ce n'était pas pour rencontrer des gens agréables.
Désertée dans les milieux mondains intermédiaires qui sont livrés à un
mouvement perpétuel d'ascension, la famille joue au contraire un rôle
important dans les milieux immobiles comme la petite bourgeoisie et
comme l'aristocratie princière, qui ne peut chercher à s'élever puisque,
au-dessus d'elle, à son point de vue spécial, il n'y a rien. L'amitié
que me témoignaient «la tante Villeparisis» et Robert avait peut-être
fait de moi pour Mme de Guermantes et ses amis, vivant toujours sur
eux-mêmes et dans une même coterie, l'objet d'une attention curieuse que
je ne soupçonnais pas.
Elle avait de ces parents-là une connaissance familiale, quotidienne,
vulgaire, fort différente de ce que nous imaginons, et dans laquelle, si
nous nous y trouvons compris, loin que nos actions en soient expulsées
comme le grain de poussière de l'oeil ou la goutte d'eau de la
trachée-artère, elles peuvent rester gravées, être commentées, racontées
encore des années après que nous les avons oubliées nous-mêmes, dans le
palais où nous sommes étonnés de les retrouver comme une lettre de nous
dans une précieuse collection d'autographes.
De simples gens élégants peuvent défendre leur porte trop envahie. Mais
celle des Guermantes ne l'était pas. Un étranger n'avait presque jamais
l'occasion de passer devant elle. Pour une fois que la duchesse s'en
voyait désigner un, elle ne songeait pas à se préoccuper de la valeur
mondaine qu'il apporterait, puisque c'était chose qu'elle conférait et
ne pouvait recevoir. Elle ne pensait qu'à ses qualités réelles, Mme de
Villeparisis et Saint-Loup lui avaient dit que j'en possédais. Et sans
doute ne les eût-elle pas crus, si elle n'avait remarqué qu'ils ne
pouvaient jamais arriver à me faire venir quand ils le voulaient, donc
que je ne tenais pas au monde, ce qui semblait à la duchesse le signe
qu'un étranger faisait partie des «gens agréables».
Il fallait voir, parlant de femmes qu'elle n'aimait guère, comme elle
changeait de visage aussitôt si on nommait, à propos de l'une, par
exemple sa belle-soeur. «Oh! elle est charmante», disait-elle d'un air
de finesse et de certitude. La seule raison qu'elle en donnât était que
cette dame avait refusé d'être présentée à la marquise de Chaussegros et
à la princesse de Silistrie. Elle n'ajoutait pas que cette dame avait
refusé de lui être présentée à elle-même, duchesse de Guermantes. Cela
avait eu lieu pourtant, et depuis ce jour, l'esprit de la duchesse
travaillait sur ce qui pouvait bien se passer chez la dame si difficile
à connaître. Elle mourait d'envie d'être reçue chez elle. Les gens du
monde ont tellement l'habitude qu'on les recherche que qui les fuit leur
semble un phénix et accapare leur attention.
Le motif véritable de m'inviter était-il, dans l'esprit de Mme de
Guermantes (depuis que je ne l'aimais plus), que je ne recherchais pas
ses parents quoique étant recherché d'eux? Je ne sais. En tout cas,
s'étant décidée à m'inviter, elle voulait me faire les honneurs de ce
qu'elle avait de meilleur chez elle, et éloigner ceux de ses amis qui
auraient pu m'empêcher de revenir, ceux qu'elle savait ennuyeux. Je
n'avais pas su à quoi attribuer le changement de route de la duchesse
quand je l'avais vue dévier de sa marche stellaire, venir s'asseoir à
côté de moi et m'inviter à dîner, effet de causes ignorées, faute de
sens spécial qui nous renseigne à cet égard. Nous nous figurons les
gens que nous connaissons à peine--comme moi la duchesse--comme ne
pensant à nous que dans les rares moments où ils nous voient. Or, cet
oubli idéal où nous nous figurons qu'ils nous tiennent est absolument
arbitraire. De sorte que, pendant que dans le silence de la solitude
pareil à celui d'une belle nuit nous nous imaginons les différentes
reines de la société poursuivant leur route dans le ciel à une distance
infinie, nous ne pouvons nous défendre d'un sursaut de malaise ou de
plaisir s'il nous tombe de là-haut, comme un aérolithe portant gravé
notre nom, que nous croyions inconnu dans Vénus ou Cassiopée, une
invitation à dîner ou un méchant potin.
Peut-être parfois, quand, à l'imitation des princes persans qui, au dire
du _Livre d'Esther_, se faisaient lire les registres où étaient inscrits
les noms de ceux de leurs sujets qui leur avaient témoigné du zèle, Mme
de Guermantes consultait la liste des gens bien intentionnés, elle
s'était dit de moi: «Un à qui nous demanderons de venir dîner. » Mais
d'autres pensées l'avaient distraite
_(De soins tumultueux un prince environné
Vers de nouveaux objets est sans cesse entraîné)_
jusqu'au moment où elle m'avait aperçu seul comme Mardochée à la porte
du palais; et ma vue ayant rafraîchi sa mémoire elle voulait, tel
Assuérus, me combler de ses dons.
Cependant je dois dire qu'une surprise d'un genre opposé allait suivre
celle que j'avais eue au moment où Mme de Guermantes m'avait invité.
Cette première surprise, comme j'avais trouvé plus modeste de ma part et
plus reconnaissant de ne pas la dissimuler et d'exprimer au contraire
avec exagération ce qu'elle avait de joyeux, Mme de Guermantes, qui se
disposait à partir pour une dernière soirée, venait de me dire, presque
comme une justification, et par peur que je ne susse pas bien qui elle
était, pour avoir l'air si étonné d'être invité chez elle: «Vous savez
que je suis la tante de Robert de Saint-Loup qui vous aime beaucoup, et
du reste nous nous sommes déjà vus ici. » En répondant que je le savais,
j'ajoutai que je connaissais aussi M. de Charlus, lequel «avait été très
bon pour moi à Balbec et à Paris». Mme de Guermantes parut étonnée et
ses regards semblèrent se reporter, comme pour une vérification, à une
page déjà plus ancienne du livre intérieur. «Comment! vous connaissez
Palamède? » Ce prénom prenait dans la bouche de Mme de Guermantes une
grande douceur à cause de la simplicité involontaire avec laquelle elle
parlait d'un homme si brillant, mais qui n'était pour elle que son
beau-frère et le cousin avec lequel elle avait été élevée. Et dans le
gris confus qu'était pour moi la vie de la duchesse de Guermantes, ce
nom de Palamède mettait comme la clarté des longues journées d'été où
elle avait joué avec lui, jeune fille, à Guermantes, au jardin. De plus,
dans cette partie depuis longtemps écoulée de leur vie, Oriane de
Guermantes et son cousin Palamède avaient été fort différents de ce
qu'ils étaient devenus depuis; M. de Charlus notamment, tout entier
livré à des goûts d'art qu'il avait si bien refrénés par la suite que je
fus stupéfait d'apprendre que c'était par lui qu'avait été peint
l'immense éventail d'iris jaunes et noirs que déployait en ce moment la
duchesse. Elle eût pu aussi me montrer une petite sonatine qu'il avait
autrefois composée pour elle. J'ignorais absolument que le baron eût
tous ces talents dont il ne parlait jamais. Disons en passant que M. de
Charlus n'était pas enchanté que dans sa famille on l'appelât Palamède.
Pour Mémé, on eût pu comprendre encore que cela ne lui plût pas. Ces
stupides abréviations sont un signe de l'incompréhension que
l'aristocratie a de sa propre poésie (le judaïsme a d'ailleurs la même
puisqu'un neveu de Lady Rufus Israël, qui s'appelait Moïse, était
couramment appelé dans le monde: «Momo») en même temps que de sa
préoccupation de ne pas avoir l'air d'attacher d'importance à ce qui est
aristocratique. Or, M. de Charlus avait sur ce point plus d'imagination
poétique et plus d'orgueil exhibé. Mais la raison qui lui faisait peu
goûter Mémé n'était pas celle-là puisqu'elle s'étendait aussi au beau
prénom de Palamède. La vérité est que se jugeant, se sachant d'une
famille princière, il aurait voulu que son frère et sa belle-soeur
disent de lui: «Charlus», comme la reine Marie-Amélie ou le duc
d'Orléans pouvaient dire de leurs fils, petits-fils, neveux et frères:
«Joinville, Nemours, Chartres, Paris».
--Quel cachottier que ce Mémé, s'écria-t-elle. Nous lui avons parlé
longuement de vous, il nous a dit qu'il serait très heureux de faire
votre connaissance, absolument comme s'il ne vous avait jamais vu.
Avouez qu'il est drôle! et, ce qui n'est pas très gentil de ma part à
dire d'un beau-frère que j'adore et dont j'admire la rare valeur, par
moments un peu fou.
Je fus très frappé de ce mot appliqué à M. de Charlus et je me dis que
cette demi-folie expliquait peut-être certaines choses, par exemple
qu'il eût paru si enchanté du projet de demander à Bloch de battre sa
propre mère. Je m'avisai que non seulement par les choses qu'il disait,
mais par la manière dont il les disait, M. de Charlus était un peu fou.
La première fois qu'on entend un avocat ou un acteur, on est surpris de
leur ton tellement différent de la conversation. Mais comme on se rend
compte que tout le monde trouve cela tout naturel, on ne dit rien aux
autres, on ne se dit rien à soi-même, on se contente d'apprécier le
degré de talent. Tout au plus pense-t-on d'un acteur du
Théâtre-Français: «Pourquoi au lieu de laisser retomber son bras levé
l'a-t-il fait descendre par petites saccades coupées de repos, pendant
au moins dix minutes? » ou d'un Labori: «Pourquoi, dès qu'il a ouvert la
bouche, a-t-il émis ces sons tragiques, inattendus, pour dire la chose
la plus simple? » Mais comme tout le monde admet cela _a priori_, on
n'est pas choqué. De même, en y réfléchissant, on se disait que M. de
Charlus parlait de soi avec emphase, sur un ton qui n'était nullement
celui du débit ordinaire. Il semblait qu'on eût dû à toute minute lui
dire: «Mais pourquoi criez-vous si fort? pourquoi êtes-vous si
insolent? » Seulement tout le monde semblait bien avoir admis tacitement
que c'était bien ainsi. Et on entrait dans la ronde qui lui faisait fête
pendant qu'il pérorait. Mais certainement à de certains moments un
étranger eût cru entendre crier un dément.
--Mais vous êtes sûr que vous ne confondez pas, que vous parlez bien de
mon beau-frère Palamède? ajouta la duchesse avec une légère impertinence
qui se greffait chez elle sur la simplicité.
Je répondis que j'étais absolument sûr et qu'il fallait que M. de
Charlus eût mal entendu mon nom.
--Eh bien! je vous quitte, me dit comme à regret Mme de Guermantes. Il
faut que j'aille une seconde chez la princesse de Ligne. Vous n'y allez
pas? Non, vous n'aimez pas le monde? Vous avez bien raison, c'est
assommant. Si je n'étais pas obligée! Mais c'est ma cousine, ce ne
serait pas gentil. Je regrette égoïstement, pour moi, parce que
j'aurais pu vous conduire, même vous ramener. Alors je vous dis au
revoir et je me réjouis pour mercredi.
Que M. de Charlus eût rougi de moi devant M. d'Argencourt, passe encore.
Mais qu'à sa propre belle-soeur, et qui avait une si haute idée de lui,
il niât me connaître, fait si naturel puisque je connaissais à la fois
sa tante et son neveu, c'est ce que je ne pouvais comprendre.
Je terminerai ceci en disant qu'à un certain point de vue il y avait
chez Mme de Guermantes une véritable grandeur qui consistait à effacer
entièrement tout ce que d'autres n'eussent qu'incomplètement oublié.
Elle ne m'eût jamais rencontré la harcelant, la suivant, la pistant,
dans ses promenades matinales, elle n'eût jamais répondu à mon salut
quotidien avec une impatience excédée, elle n'eût jamais envoyé promener
Saint-Loup quand il l'avait suppliée de m'inviter, qu'elle n'aurait pas
pu avoir avec moi des façons plus noblement et naturellement aimables.
Non seulement elle ne s'attardait pas à des explications
rétrospectives, à des demi-mots, à des sourires ambigus, à des
sous-entendus, non seulement elle avait dans son affabilité actuelle,
sans retours en arrière, sans réticences, quelque chose d'aussi
fièrement rectiligne que sa majestueuse stature, mais les griefs qu'elle
avait pu ressentir contre quelqu'un dans le passé étaient si entièrement
réduits en cendres, ces cendres étaient elles-mêmes rejetées si loin de
sa mémoire ou tout au moins de sa manière d'être, qu'à regarder son
visage chaque fois qu'elle avait à traiter par la plus belle des
simplifications ce qui chez tant d'autres eût été prétexte à des restes
de froideur, à des récriminations, on avait l'impression d'une sorte de
purification.
Mais si j'étais surpris de la modification qui s'était opérée en elle à
mon égard, combien je l'étais plus d'en trouver en moi une tellement
plus grande au sien. N'y avait-il pas eu un moment où je ne reprenais
vie et force que si j'avais, échafaudant toujours de nouveaux projets,
cherché quelqu'un qui me ferait recevoir par elle et, après ce premier
bonheur, en procurerait bien d'autres à mon coeur de plus en plus
exigeant? C'était l'impossibilité de rien trouver qui m'avait fait
partir à Doncières voir Robert de Saint-Loup. Et maintenant, c'était
bien par les conséquences dérivant d'une lettre de lui que j'étais
agité, mais à cause de Mme de Stermaria et non de Mme de Guermantes.
Ajoutons, pour en finir avec cette soirée, qu'il s'y passa un fait,
démenti quelques jours après, qui ne laissa pas de m'étonner, me
brouilla pour quelque temps avec Bloch, et qui constitue en soi une de
ces curieuses contradictions dont on va trouver l'explication à la fin
de ce volume[1] (Sodome I). Donc, chez Mme de Villeparisis, Bloch ne
cessa de me vanter l'air d'amabilité de M. de Charlus, lequel Charlus,
quand il le rencontrait dans la rue, le regardait dans les yeux comme
s'il le connaissait, avait envie de le connaître, savait très bien qui
il était. J'en souris d'abord, Bloch s'étant exprimé avec tant de
violence à Balbec sur le compte du même M. de Charlus. Et je pensai
simplement que Bloch, à l'instar de son père pour Bergotte, connaissait
le baron «sans le connaître». Et que ce qu'il prenait pour un regard
aimable était un regard distrait. Mais enfin Bloch vint à tant de
précisions, et sembla si certain qu'à deux ou trois reprises M. de
Charlus avait voulu l'aborder, que, me rappelant que j'avais parlé de
mon camarade au baron, lequel m'avait justement, en revenant d'une
visite chez Mme de Villeparisis, posé sur lui diverses questions, je fis
la supposition que Bloch ne mentait pas, que M. de Charlus avait appris
son nom, qu'il était mon ami, etc. . . . Aussi quelque temps après, au
théâtre, je demandai à M. de Charlus de lui présenter Bloch, et sur son
acquiescement allai le chercher. Mais dès que M. de Charlus l'aperçut,
un étonnement aussitôt réprimé se peignit sur sa figure où il fut
remplacé par une étincelante fureur. Non seulement il ne tendit pas la
main à Bloch, mais chaque fois que celui-ci lui adressa la parole il lui
répondit de l'air le plus insolent, d'une voix irritée et blessante. De
sorte que Bloch, qui, à ce qu'il disait, n'avait eu jusque-là du baron
que des sourires, crut que je l'avais non pas recommandé mais desservi,
pendant le court entretien où, sachant le goût de M. de Charlus pour les
protocoles, je lui avais parlé de mon camarade avant de l'amener à lui.
Bloch nous quitta, éreinté comme qui a voulu monter un cheval tout le
temps prêt à prendre le mors aux dents, ou nager contre des vagues qui
vous rejettent sans cesse sur le galet, et ne me reparla pas de six
mois.
[Footnote 1: Dans l'édition originale «Sodome et Gomorrhe I» se
trouvait compris dans le même volume que cette 2e partie du Côté de
Guermantes, ce qui explique la phrase et la parenthèse. Mais, dans cette
édition in-octavo, le titre de Sodome est reporté au volume suivant. ]
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