Sa personnalité, son nom, me semblaient
comme des fictions menteuses que je n'avais plus le courage d'inculquer
aux pierres.
comme des fictions menteuses que je n'avais plus le courage d'inculquer
aux pierres.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Albertine Disparue - a
--C'est elle! »
Cependant, Mme de Villeparisis ayant demandé à M. de Norpois de faire
asseoir le prince Foggi, une aimable conversation suivit entre eux
trois, on parla politique, le prince déclara qu'il était indifférent
au sort du cabinet, et qu'il resterait encore une bonne semaine à
Venise. Il espérait que d'ici là toute crise ministérielle serait
évitée. Le prince Foggi crut au premier instant que ces questions de
politique n'intéressaient pas M. de Norpois, car celui-ci, qui
jusque-là s'était exprimé avec tant de véhémence, s'était mis
soudain à garder un silence presque angélique qui semblait ne pouvoir
s'épanouir, si la voix revenait, qu'en un chant innocent et mélodieux
de Mendelssohn ou de César Franck. Le prince pensait aussi que ce
silence était dû à la réserve d'un Français qui devant un Italien
ne veut pas parler des affaires de l'Italie. Or l'erreur du prince
était complète. Le silence, l'air d'indifférence étaient restés
chez M. de Norpois non la marque de la réserve mais le prélude
coutumier d'une immixtion dans des affaires importantes. Le marquis
n'ambitionnait rien moins, comme nous l'avons vu, que Constantinople,
avec un règlement préalable des affaires allemandes, pour lequel il
comptait forcer la main au cabinet de Rome. Le marquis jugeait en effet
que de sa part un acte d'une portée internationale pouvait être le
digne couronnement de sa carrière, peut-être même le commencement de
nouveaux honneurs, de fonctions difficiles auxquelles il n'avait pas
renoncé. Car la vieillesse nous rend d'abord incapables d'entreprendre
mais non de désirer. Ce n'est que dans une troisième période que ceux
qui vivent très vieux ont renoncé au désir, comme ils ont dû
abandonner l'action. Ils ne se présentent même plus à des élections
futiles où ils tentèrent si souvent de réussir, comme celle de
président de la République. Ils se contentent de sortir, de manger, de
lire les journaux, ils se survivent à eux-mêmes.
Le prince, pour mettre le marquis à l'aise et lui montrer qu'il le
considérait comme un compatriote, se mit à parler des successeurs
possibles du président du Conseil actuel. Successeurs dont la tâche
serait difficile. Quand le prince Foggi eut cité plus de vingt noms
d'hommes politiques qui lui semblaient ministrables, noms que l'ancien
ambassadeur écouta les paupières à demi abaissées sur ses yeux bleus
et sans faire un mouvement, M. de Norpois rompit enfin le silence pour
prononcer ces mots qui devaient pendant vingt ans alimenter la
conversation des chancelleries, et ensuite, quand on les eut oubliées,
être exhumés par quelque personnalité signant «un Renseigné» ou
«Testis» ou «Machiavel» dans un journal où l'oubli même où ils
étaient tombés leur vaut le bénéfice de faire à nouveau sensation.
Donc le prince Foggi venait de citer plus de vingt noms devant le
diplomate aussi immobile et muet qu'un homme sourd quand M. de Norpois
leva légèrement la tête, et, dans la forme où avaient été
rédigées ses interventions diplomatiques les plus grosses de
conséquence, quoique cette fois-ci avec une audace accrue et une
brièveté moindre demanda finement: «Et est-ce que personne n'a
prononcé le nom de M. Giolitti? » À ces mots les écailles du prince
Foggi tombèrent; il entendit un murmure céleste. Puis aussitôt M. de
Norpois se mit à parler de choses et autres, ne craignit pas de faire
quelque bruit, comme, lorsque la dernière note d'un sublime aria de
Bach est terminée, on ne craint plus de parler à haute voix, d'aller
chercher ses vêtements au vestiaire. Il rendit même la cassure plus
nette en priant le prince de mettre ses hommages aux pieds de Leurs
Majestés le Roi et la Reine quand il aurait l'occasion de les voir,
phrase de départ qui correspondait à ce qu'est à la fin d'un concert:
ces mots hurlés «Le cocher Auguste de la rue de Belloy. » Nous
ignorons quelles furent exactement les impressions du prince Foggi. Il
était assurément ravi d'avoir entendu ce chef-d'œuvre: «Et M.
Giolitti est-ce que personne n'a prononcé son nom? » Car M. de Norpois,
chez qui l'âge avait éteint ou désordonné les qualités les plus
belles, en revanche avait perfectionné en vieillissant les «airs de
bravoure», comme certains musiciens âgés, en déclin pour tout le
reste, acquièrent jusqu'au dernier jour, pour la musique de chambre,
une virtuosité parfaite qu'ils ne possédaient pas jusque-là.
Toujours est-il que le prince Foggi qui comptait passer quinze jours à
Venise rentra à Rome le jour même et fut reçu quelques jours après
en audience par le Roi au sujet de propriétés que, nous croyons
l'avoir déjà dit, le prince possédait en Sicile. Le cabinet végéta
plus longtemps qu'on n'aurait cru. À sa chute, le roi consulta divers
hommes d'état sur le chef qu'il convenait de donner au nouveau cabinet.
Puis il fit appeler M. Giolitti qui accepta. Trois mois après un
journal raconta l'entrevue du prince Foggi avec M. de Norpois. La
conversation était rapportée comme nous l'avons fait, avec la
différence qu'au lieu de dire: «M. de Norpois demanda finement», on
lisait «dit avec ce fin et charmant sourire qu'on lui connaît». M. de
Norpois jugea que «finement» avait déjà une force explosive
suffisante pour un diplomate et que cette adjonction était pour le
moins intempestive. Il avait bien demandé que le quai d'Orsay
démentît officiellement, mais le quai d'Orsay ne savait où donner de
la tête. En effet depuis que l'entrevue avait été dévoilée, M.
Barrère télégraphiait plusieurs fois par heure avec Paris pour se
plaindre qu'il y eût un ambassadeur officieux au Quirinal et pour
rapporter le mécontentement que ce fait avait produit dans l'Europe
entière. Ce mécontentement n'existait pas, mais les divers
ambassadeurs étaient trop polis pour démentir M. Barrère leur
assurant que sûrement tout le monde était révolté. M. Barrère
n'écoutant que sa pensée prenait ce silence courtois pour une
adhésion. Aussitôt il télégraphiait à Paris: «Je me suis entretenu
une heure durant avec le marquis Visconti-Venosta, etc. » Ses
secrétaires étaient sur les dents.
Pourtant M. de Norpois avait à sa dévotion un très ancien journal
français et qui même en 1870, quand il était ministre de France dans
un pays allemand, lui avait rendu grand service. Ce journal était
(surtout le premier article, non signé) admirablement rédigé. Mais il
intéressait mille fois davantage quand ce premier article (dit
premier-Paris dans ces temps lointains et appelé aujourd'hui on ne sait
pourquoi «éditorial») était au contraire mal tourné, avec des
répétitions de mots infinies. Chacun sentait alors avec émotion que
l'article avait été «inspiré». Peut-être par M. de Norpois,
peut-être par tel autre grand maître de l'heure. Pour donner une idée
anticipée des événements d'Italie, montrons comment M. de Norpois se
servit de ce journal en 1870, inutilement trouvera-t-on, puisque la
guerre eut lieu tout de même, très efficacement, pensait M. de
Norpois, dont l'axiome était qu'il faut avant tout préparer l'opinion.
Ses articles où chaque mot était pesé, ressemblaient à ces notes
optimistes que suit immédiatement la mort du malade. Par exemple, à la
veille de la déclaration de guerre, en 1870, quand la mobilisation
était presque achevée, M. de Norpois (restant dans l'ombre
naturellement) avait cru devoir envoyer à ce journal fameux,
l'éditorial suivant: «L'opinion semble prévaloir dans les cercles
autorisés, que depuis hier, dans le milieu de l'après-midi, la
situation, sans avoir bien entendu un caractère alarmant, pourrait
être envisagée comme sérieuse et même, par certains côtés, comme
susceptible d'être considérée comme critique. M. le marquis de
Norpois aurait eu plusieurs entretiens avec le ministre de Prusse, afin
d'examiner dans un esprit de fermeté et de conciliation, et d'une
façon tout à fait concrète, les différents motifs de friction
existants, si l'on peut parler ainsi. La nouvelle n'a malheureusement
pas été reçue par nous à l'heure où nous mettons sous presse que
Leurs Excellences aient pu se mettre d'accord sur une formule pouvant
servir de base à un instrument diplomatique. »
_Dernière heure_: «On a appris avec satisfaction dans les cercles bien
informés, qu'une légère détente semble s'être produite dans les
rapports franco-prussiens. On attacherait une importance toute
particulière au fait que M. de Norpois aurait rencontré «unter den
Linden» le ministre d'Angleterre avec qui il s'est entretenu une
vingtaine de minutes. Cette nouvelle est considérée comme
satisfaisante. » (On avait ajouté entre parenthèses après
satisfaisante le mot allemand équivalent: _befriedigend_). Et le
lendemain on lisait dans l'éditorial: «Il semblerait, malgré toute la
souplesse de M. de Norpois, à qui tout le monde se plaît à rendre
hommage pour l'habile énergie avec laquelle il a su défendre les
droits imprescriptibles de la France, qu'une rupture n'a plus pour ainsi
dire presque aucune chance d'être évitée. »
Le journal ne pouvait pas se dispenser de faire suivre un pareil
éditorial de quelques commentaires, envoyés bien entendu par M. de
Norpois. On a peut-être remarqué dans les pages précédentes que le
«conditionnel» était une des formes grammaticales préférées de
l'ambassadeur, dans la littérature diplomatique. («On attacherait une
importance particulière», pour «il paraît qu'on attache une
importance particulière». ) Mais le présent de l'indicatif pris non
pas dans son sens habituel mais dans celui de l'ancien optatif, n'était
pas moins cher à M. de Norpois. Les commentaires qui suivaient
l'éditorial étaient ceux-ci:
«Jamais le public n'a fait preuve d'un calme aussi admirable» (M. de
Norpois aurait bien voulu que ce fût vrai, mais craignait tout le
contraire). «Il est las des agitations stériles et a appris avec
satisfaction, que le gouvernement de Sa Majesté prendrait ses
responsabilités selon les éventualités qui pourraient se produire. Le
public n'en demande «(optatif)» pas davantage. À son beau sang-froid
qui est déjà un indice de succès, nous ajouterons encore une nouvelle
bien faite pour rassurer l'opinion publique, s'il en était besoin. On
assure en effet que M. de Norpois qui pour raison de santé devait
depuis longtemps venir faire à Paris une petite cure, aurait quitté
Berlin où il ne jugeait plus sa présence utile. _Dernière heure_: Sa
Majesté l'Empereur a quitté ce matin Compiègne pour Paris afin de
conférer avec le marquis de Norpois, le ministre de la guerre et le
maréchal Bazaine en qui l'opinion publique a une confiance
particulière. S. M. l'Empereur a décommandé le dîner qu'il devait
offrir à sa belle-sœur la duchesse d'Albe. Cette mesure a produit
partout, dès qu'elle a été connue, une impression particulièrement
favorable. L'empereur a passé en revue les troupes dont l'enthousiasme
est indescriptible. Quelques corps, sur un ordre de mobilisation lancé
dès l'arrivée des souverains à Paris, sont, à toute éventualité,
prêts à partir dans la direction du Rhin. »
*
* *
Parfois au crépuscule en rentrant à l'hôtel je sentais que
l'Albertine d'autrefois invisible à moi-même était pourtant enfermée
au fond de moi comme aux plombs d'une Venise intérieure, dont parfois
un incident faisait glisser le couvercle durci jusqu'à me donner une
ouverture sur ce passé.
Ainsi par exemple un soir une lettre de mon coulissier rouvrit un
instant pour moi les portes de la prison où Albertine était en moi
vivante, mais si loin, si profondément qu'elle me restait inaccessible.
Depuis sa mort je ne m'étais plus occupé des spéculations que j'avais
faites afin d'avoir plus d'argent pour elle. Or le temps avait passé;
de grandes sagesses de l'époque précédente étaient démenties par
celle-ci, comme il était arrivé autrefois de M. Thiers disant que les
chemins de fer ne pourraient jamais réussir. Les titres dont M. de
Norpois nous avait dit: «Leur revenu n'est pas très élevé sans
doute, mais du moins le capital ne sera jamais déprécié», étaient
le plus souvent ceux qui avaient le plus baissé. Il me fallait payer
des différences considérables et d'un coup de tête je me décidai à
tout vendre et me trouvai ne plus posséder que le cinquième à peine
de ce que j'avais du vivant d'Albertine. On le sut à Combray dans ce
qui restait de notre famille et de nos relations, et, comme on savait
que je fréquentais le marquis de Saint-Loup et les Guermantes on se
dit: «Voilà où mènent les idées de grandeur. » On y eût été bien
étonné d'apprendre que c'était pour une jeune fille de condition
aussi modeste qu'Albertine que j'avais fait ces spéculations.
D'ailleurs dans cette vie de Combray où chacun est à jamais classé
suivant les revenus qu'on lui connaît, comme dans une caste indienne,
on n'eût pu se faire une idée de cette grande liberté qui régnait
dans le monde des Guermantes où on n'attachait aucune importance à la
fortune, et où la pauvreté était considérée comme aussi
désagréable, mais nullement plus diminuante et n'affectant pas plus la
situation sociale qu'une maladie d'estomac. Sans doute se figurait-on au
contraire à Combray que Saint-Loup et M. de Guermantes devaient être
des nobles ruinés, aux châteaux hypothéqués, à qui je prêtais de
l'argent, tandis que si j'avais été ruiné ils eussent été les
premiers à m'offrir vraiment de me venir en aide. Quant à ma ruine
relative, j'en étais d'autant plus ennuyé que mes curiosités
vénitiennes s'étaient concentrées depuis peu sur une jeune marchande
de verrerie à la carnation de fleur qui fournissait aux yeux ravis
toute une gamme de tons orangés et me donnait un tel désir de la
revoir chaque jour que, sentant que nous quitterions bientôt Venise, ma
mère et moi, j'étais résolu à tâcher de lui faire à Paris une
situation quelconque qui me permît de ne pas me séparer d'elle. La
beauté de ses dix-sept ans était si noble, si radieuse, que c'était
un vrai Titien à acquérir avant de s'en aller. Et le peu qui me
restait de fortune suffirait-il à la tenter assez pour qu'elle quittât
son pays et vînt vivre à Paris pour moi seul? Mais comme je finissais
la lettre du coulissier, une phrase où il disait: «Je soignerai vos
reports» me rappela une expression presque aussi hypocritement
professionnelle que la baigneuse de Balbec avait employée en parlant à
Aimé d'Albertine: «C'est moi qui la soignais» avait-elle dit, et ces
mots qui ne m'étaient jamais revenus à l'esprit firent jouer comme un
Sésame les gonds du cachot. Mais au bout d'un instant ils se
refermèrent sur l'emmurée--que je n'étais pas coupable de ne pas
vouloir rejoindre, puisque je ne parvenais plus à la voir, à me la
rappeler, et que les êtres n'existent pour nous que par l'idée que
nous avons d'eux--que m'avait un instant rendue si touchante le
délaissement que pourtant elle ignorait, que j'avais l'espace d'un
éclair envié le temps déjà lointain où je souffrais nuit et jour du
compagnonnage de son souvenir. Une autre fois à San Giorgio dei
Schiavoni un aigle auprès d'un des apôtres et stylisé de la même
façon réveilla le souvenir et presque la souffrance causée par les
deux bagues dont Françoise m'avait découvert la similitude et dont je
n'avais jamais su qui les avait données à Albertine. Un soir enfin une
circonstance telle se produisit qu'il sembla que mon amour aurait dû
renaître. Au moment où notre gondole s'arrêta aux marches de
l'hôtel, le portier me remit une dépêche que l'employé du
télégraphe était déjà venu trois fois pour m'apporter, car à cause
de l'inexactitude du nom du destinataire (que je compris pourtant à
travers les déformations des employés italiens être le mien), on
demandait un accusé de réception certifiant que le télégramme était
bien pour moi. Je l'ouvris dès que je fus dans ma chambre, et, jetant
un coup d'œil sur ce libellé rempli de mots mal transmis, je pus lire
néanmoins: «Mon ami, vous me croyez morte, pardonnez-moi, je suis
très vivante, je voudrais vous voir, vous parler mariage, quand
revenez-vous? Tendrement. Albertine. » Alors il se passa d'une façon
inverse la même chose que pour ma grand'mère: quand j'avais appris en
fait que ma grand'mère était morte, je n'avais d'abord eu aucun
chagrin. Et je n'avais souffert effectivement de sa mort que quand des
souvenirs involontaires l'avaient rendue vivante pour moi. Maintenant
qu'Albertine dans ma pensée ne vivait plus pour moi, la nouvelle
qu'elle était vivante ne me causa pas la joie que j'aurais cru.
Albertine n'avait été pour moi qu'un faisceau de pensées, elle avait
survécu à sa mort matérielle tant que ces pensées vivaient en moi;
en revanche maintenant que ces pensées étaient mortes, Albertine ne
ressuscitait nullement pour moi, avec son corps. Et en m'apercevant que
je n'avais pas de joie qu'elle fût vivante, que je ne l'aimais plus,
j'aurais dû être plus bouleversé que quelqu'un qui se regardant dans
une glace, après des mois de voyage, ou de maladie, s'aperçoit qu'il a
les cheveux blancs et une figure nouvelle d'homme mûr ou de vieillard.
Cela bouleverse parce que cela veut dire: l'homme que j'étais, le jeune
homme blond n'existe plus, je suis un autre. Or l'impression que
j'éprouvais ne prouvait-elle pas un changement aussi profond, une mort
aussi totale du moi ancien et la substitution aussi complète d'un moi
nouveau à ce moi ancien, que la vue d'un visage ridé surmonté d'une
perruque blanche remplaçant le visage de jadis? Mais on ne s'afflige
pas plus d'être devenu un autre, les années ayant passé et dans
l'ordre de la succession des temps, qu'on ne s'afflige à une même
époque d'être tour à tour les êtres contradictoires, le méchant, le
sensible, le délicat, le mufle, le désintéressé, l'ambitieux qu'on
est tour à tour chaque journée. Et la raison pour laquelle on ne s'en
afflige pas est la même, c'est que le moi éclipsé--momentanément
dans le dernier cas et quand il s'agit du caractère, pour toujours dans
le premier cas et quand il s'agit des passions--n'est pas là pour
déplorer l'autre, l'autre qui est à ce moment-là, ou désormais, tout
vous; le mufle sourit de sa muflerie, car il est le mufle et l'oublieux
ne s'attriste pas de son manque de mémoire, précisément parce qu'il a
oublié.
J'aurais été incapable de ressusciter Albertine parce que je l'étais
de me ressusciter moi-même, de ressusciter mon moi d'alors. La vie
selon son habitude qui est, par des travaux incessants d'infiniment
petits, de changer la face du monde ne m'avait pas dit au lendemain de
la mort d'Albertine: «Sois un autre», mais, par des changements trop
imperceptibles pour me permettre de me rendre compte du fait même du
changement, avait presque tout renouvelé en moi, de sorte que ma
pensée était déjà habituée à son nouveau maître--mon nouveau
moi--quand elle s'aperçut qu'il était changé; c'était à celui-ci
qu'elle tenait. Ma tendresse pour Albertine, ma jalousie tenaient, on
l'a vu, à l'irradiation par association d'idées de certaines
impressions douces ou douloureuses, au souvenir de Mlle Vinteuil à
Montjouvain, aux doux baisers du soir qu'Albertine me donnait dans le
cou. Mais au fur et à mesure que ces impressions s'étaient affaiblies,
l'immense champ d'impressions qu'elles coloraient d'une teinte
angoissante ou douce avait repris des tons neutres. Une fois que l'oubli
se fut emparé de quelques points dominants de souffrance et de plaisir,
la résistance de mon amour était vaincue, je n'aimais plus Albertine.
J'essayais de me la rappeler. J'avais eu un juste pressentiment, quand,
deux jours après le départ d'Albertine j'avais été épouvanté
d'avoir pu vivre quarante-huit heures sans elle. Il en avait été de
même lorsque j'avais écrit autrefois à Gilberte en me disant: si cela
continue deux ans, je ne l'aimerai plus. Et si, quand Swann m'avait
demandé de revoir Gilberte, cela m'avait paru l'incommodité
d'accueillir une morte, pour Albertine la mort--ou ce que j'avais cru la
mort--avait fait la même œuvre que pour Gilberte la rupture
prolongée. La mort n'agit que comme l'absence. Le monstre à
l'apparition duquel mon amour avait frissonné, l'oubli, avait bien,
comme je l'avais cru, fini par le dévorer. Non seulement cette nouvelle
qu'elle était vivante ne réveilla pas mon amour, non seulement elle me
permit de constater combien était déjà avancé mon retour vers
l'indifférence, mais elle lui fit instantanément subir une
accélération si brusque que je me demandai rétrospectivement si jadis
la nouvelle contraire, celle de la mort d'Albertine, n'avait pas
inversement, en parachevant l'œuvre de son départ, exalté mon amour
et retardé son déclin. Et maintenant que la savoir vivante et pouvoir
être réuni à elle me la rendait tout d'un coup si peu précieuse, je
me demandais si les insinuations de Françoise, la rupture elle-même,
et jusqu'à la mort (imaginaire, mais crue réelle) n'avaient pas
prolongé mon amour, tant les efforts des tiers et même du destin, nous
séparant d'une femme, ne font que nous attacher à elle. Maintenant
c'était le contraire qui se produisait. D'ailleurs j'essayai de me la
rappeler et peut-être parce que je n'avais plus qu'un signe à faire
pour l'avoir à moi, le souvenir qui me vint fut celui d'une fille fort
grosse, hommasse, dans le visage fané de laquelle saillait déjà,
comme une graine, le profil de Mme Bontemps. Ce qu'elle avait pu faire
avec Andrée ou d'autres ne m'intéressait plus. Je ne souffrais plus du
mal que j'avais cru si longtemps inguérissable et au fond j'aurais pu
le prévoir. Certes le regret d'une maîtresse, la jalousie survivante
sont des maladies physiques au même titre que la tuberculose ou la
leucémie. Pourtant entre les maux physiques il y a lieu de distinguer
ceux qui sont causés par un agent purement physique, et ceux qui
n'agissent sur le corps que par l'intermédiaire de l'intelligence. Si
la partie de l'intelligence qui sert de lien de transmission est la
mémoire,--c'est-à-dire si la cause est anéantie ou éloignée--, si
cruelle que soit la souffrance, si profond que paraisse le trouble
apporté dans l'organisme, il est bien rare, la pensée ayant un pouvoir
de renouvellement ou plutôt une impuissance de conservation que n'ont
pas les tissus, que le pronostic ne soit pas favorable. Au bout du même
temps où un malade atteint du cancer sera mort, il est bien rare qu'un
veuf, un père inconsolables ne soient pas guéris. Je l'étais. Est-ce
pour cette fille que je revoyais en ce moment si bouffie et qui avait
certainement vieilli comme avaient vieilli les filles qu'elle avait
aimées, est-ce pour elle qu'il fallait renoncer à l'éclatante fille
qui était mon souvenir d'hier, mon espoir de demain (à qui je ne
pourrais rien donner non plus qu'à aucune autre, si j'épousais
Albertine), renoncer à cette Albertine nouvelle non point «telle que
l'ont vue les enfers» mais fidèle, et «même un peu farouche»?
C'était elle qui était maintenant ce qu'Albertine avait été
autrefois: mon amour pour Albertine n'avait été qu'une forme
passagère de ma dévotion à la jeunesse. Nous croyons aimer une jeune
fille, et nous n'aimons hélas! en elle que cette aurore dont son visage
reflète momentanément la rougeur. La nuit passa. Au matin je rendis la
dépêche au portier de l'hôtel en disant qu'on me l'avait remise par
erreur et qu'elle n'était pas pour moi. Il me dit que maintenant
qu'elle avait été ouverte il aurait des difficultés, qu'il valait
mieux que je la gardasse; je la remis dans ma poche, mais je me promis
de faire comme si je ne l'avais jamais reçue. J'avais définitivement
cessé d'aimer Albertine. De sorte que cet amour après s'être
tellement écarté de ce que j'avais prévu, d'après mon amour pour
Gilberte, après m'avoir fait faire un détour si long et si douloureux,
finissait lui aussi, après y avoir fait exception, par rentrer tout
comme mon amour pour Gilberte, dans la loi générale de l'oubli.
Mais alors je songeai: je tenais à Albertine plus qu'à moi-même; je
ne tiens plus à elle maintenant parce que pendant un certain temps j'ai
cessé de la voir. Mais mon désir de ne pas être séparé de moi-même
par la mort, de ressusciter après la mort, ce désir-là n'était pas
comme le désir de ne jamais être séparé d'Albertine, il durait
toujours. Cela tenait-il à ce que je me croyais plus précieux qu'elle,
à ce que quand je l'aimais je m'aimais davantage? Non, cela tenait à
ce que cessant de la voir j'avais cessé de l'aimer, et que je n'avais
pas cessé de m'aimer parce que mes liens quotidiens avec moi-même
n'avaient pas été rompus comme l'avaient été ceux avec Albertine.
Mais si ceux avec mon corps, avec moi-même l'étaient aussi. . . ? Certes
il en serait de même. Notre amour de la vie n'est qu'une vieille
liaison dont nous ne savons pas nous débarrasser. Sa force est dans sa
permanence. Mais la mort qui la rompt nous guérira du désir de
l'immortalité.
Après le déjeuner, quand je n'allais pas errer seul dans Venise, je
montais me préparer dans ma chambre pour sortir avec ma mère. Aux
brusques à-coups des coudes du mur qui lui faisaient rentrer ses
angles, je sentais les restrictions édictées par la mer, la parcimonie
du sol. Et en descendant pour rejoindre maman qui m'attendait, à cette
heure où à Combray il faisait si bon goûter le soleil tout proche,
dans l'obscurité conservée par les volets clos, ici du haut en bas de
l'escalier de marbre dont on ne savait pas plus que dans une peinture de
la Renaissance, s'il était dressé dans un palais ou sur une galère,
la même fraîcheur et le même sentiment de la splendeur du dehors
étaient donnés grâce au velum qui se mouvait devant les fenêtres
perpétuellement ouvertes et par lesquelles, dans un incessant courant
d'air, l'ombre tiède et le soleil verdâtre filaient comme sur une
surface flottante et évoquaient le voisinage mobile, l'illumination, la
miroitante instabilité du flot.
Le soir, je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me
trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage des Mille
et une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard
de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide,
aucun voyageur ne m'avait parlé.
Je m'étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de calli
divisant en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venise découpé
entre un canal et la lagune, comme s'il avait cristallisé suivant ces
formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout à coup, au bout d'une
de ces petites rues, il semblait que dans la matière cristallisée se
fût produite une distension. Un vaste et somptueux campo à qui je
n'eusse assurément pas, dans ce réseau de petites rues, pu deviner
cette importance, ni même trouver une place, s'étendait devant moi
entouré de charmants palais pâles de clair de lune. C'était un de ces
ensembles architecturaux vers lesquels, dans une autre ville, les rues
se dirigent, vous conduisent et le désignent. Ici, il semblait exprès
caché dans un entre-croisement de ruelles, comme ces palais des contes
orientaux où on mène la nuit un personnage qui, ramené chez lui avant
le jour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finit
par croire qu'il n'est allé qu'en rêve.
Le lendemain je partais à la recherche de ma belle place nocturne, je
suivais des calli qui se ressemblaient toutes et se refusaient à me
donner le moindre renseignement, sauf pour m'égarer mieux. Parfois un
vague indice que je croyais reconnaître me faisait supposer que
j'allais voir apparaître, dans sa claustration, sa solitude et son
silence, la belle place exilée. À ce moment, quelque mauvais génie
qui avait pris l'apparence d'une nouvelle calli me faisait rebrousser
chemin malgré moi, et je me trouvais brusquement ramené au Grand
Canal. Et comme il n'y a pas, entre le souvenir d'un rêve et le
souvenir d'une réalité de grandes différences, je finissais par me
demander si ce n'était pas pendant mon sommeil que s'était produit
dans un sombre morceau de cristallisation vénitienne cet étrange
flottement qui offrait une vaste place, entourée de palais romantiques,
à la méditation du clair de lune.
La veille de notre départ, nous voulûmes pousser jusqu'à Padoue où
se trouvaient ces Vices et ces Vertus dont Swann m'avait donné les
reproductions; après avoir traversé en plein soleil le jardin de
l'Arena, j'entrai dans la chapelle des Giotto où la voûte entière et
les fonds des fresques sont si bleus qu'il semble que la radieuse
journée ait passé le seuil, elle aussi, avec le visiteur et soit venue
un instant mettre à l'ombre et au frais son ciel pur, à peine un peu
plus foncé d'être débarrassé des dorures de la lumière, comme en
ces courts répits dont s'interrompent les plus beaux jours, quand, sans
qu'on ait vu aucun nuage, le soleil ayant tourné son regard ailleurs
pour un moment, l'azur, plus doux encore, s'assombrit. Dans ce ciel, sur
la pierre bleuie, des anges volaient avec une telle ardeur céleste, ou
au moins enfantine, qu'ils semblaient des volatiles d'une espèce
particulière ayant existé réellement, ayant dû figurer dans
l'histoire naturelle des temps bibliques et évangéliques et qui ne
manquent pas de volter devant les saints quand ceux-ci se promènent; il
y en a toujours quelques-uns de lâchés au-dessus d'eux, et, comme ce
sont des créatures réelles et effectivement volantes, on les voit
s'élevant, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance à
exécuter des loopings, fondant vers le sol la tête en bas à grand
renfort d'ailes qui leur permettent de se maintenir dans des conditions
contraires aux lois de la pesanteur, et ils font beaucoup plutôt penser
à une variété d'oiseaux ou à de jeunes élèves de Garros
s'exerçant au vol plané qu'aux anges de l'art de la Renaissance et des
époques suivantes, dont les ailes ne sont plus que des emblèmes et
dont le maintien est habituellement le même que celui de personnages
célestes qui ne seraient pas ailés.
*
* *
Quand j'appris, le jour même où nous allions rentrer à Paris, que Mme
Putbus et par conséquent sa femme de chambre, venaient d'arriver à
Venise, je demandai à ma mère de remettre notre départ de quelques
jours; l'air qu'elle eut de ne pas prendre ma prière en considération
ni même au sérieux, réveilla dans mes nerfs excités par le printemps
vénitien ce vieux désir de résistance à un complot imaginaire tramé
contre moi par mes parents (qui se figuraient que je serais bien forcé
à obéir), cette Volonté de lutte, ce désir qui me poussait jadis à
imposer brusquement ma volonté à ceux que j'aimais le plus, quitte à
me conformer à la leur, après que j'avais réussi à les faire céder.
Je dis à ma mère que je ne partirais pas, mais elle, croyant plus
habile de ne pas avoir l'air de penser que je disais cela sérieusement
ne me répondit même pas. Je repris qu'elle verrait bien si c'était
sérieux ou non. Et quand fut venue l'heure où, suivie de toutes mes
affaires, elle partit pour la gare, je me fis apporter une consommation
sur la terrasse, devant le canal et m'y installai, regardant se coucher
le soleil tandis que sur une barque arrêtée en face de l'hôtel un
musicien chantait «sole mio».
Le soleil continuait de descendre. Ma mère ne devait pas être loin de
la gare. Bientôt, elle serait partie, je resterais seul à Venise, seul
avec la tristesse de la savoir peinée par moi, et sans sa présence
pour me consoler. L'heure du train approchait. Ma solitude irrévocable
était si prochaine qu'elle me semblait déjà commencée et totale. Car
je me sentais seul. Les choses m'étaient devenues étrangères. Je
n'avais plus assez de calme pour sortir de mon cœur palpitant et
introduire en elles quelque stabilité. La ville que j'avais devant moi
avait cessé d'être Venise.
Sa personnalité, son nom, me semblaient
comme des fictions menteuses que je n'avais plus le courage d'inculquer
aux pierres. Les palais m'apparaissaient réduits à leurs simples
parties, quantités de marbres pareilles à toutes les autres, et l'eau
comme une combinaison d'hydrogène et d'oxygène, éternelle, aveugle,
antérieure et extérieure à Venise, ignorante des Doges et de Turner.
Et cependant ce lieu quelconque était étrange comme un lieu où on
vient d'arriver, qui ne vous connaît pas encore--comme un lieu d'où
l'on est parti et qui vous a déjà oublié. Je ne pouvais plus rien lui
dire de moi, je ne pouvais rien laisser de moi poser sur lui, il me
laissait contracté, je n'étais plus qu'un cœur qui battait, et qu'une
attention suivant anxieusement le développement de «sole mio».
J'avais beau raccrocher désespérément ma pensée à la belle coudée
caractéristique du Rialto, il m'apparaissait avec la médiocrité de
l'évidence comme un pont non seulement inférieur, mais aussi étranger
à l'idée que j'avais de lui, qu'un acteur dont, malgré sa perruque
blonde et son vêtement noir, nous savons bien qu'en son essence il
n'est pas Hamlet. Tels les palais, le canal, le Rialto, se trouvaient
dévêtus de l'idée qui faisait leur individualité et dissous en leurs
vulgaires éléments matériels. Mais en même temps ce lieu médiocre
me semblait lointain. Dans le bassin de l'arsenal, à cause d'un
élément scientifique lui aussi, la latitude, il y avait cette
singularité des choses, qui, même semblables en apparence à celles de
notre pays, se révèlent étrangères, en exil sous d'autres cieux; je
sentais que cet horizon si voisin que j'aurais pu atteindre en une
heure, c'était une courbure de la terre tout autre que celle des mers
de France, une courbure lointaine qui se trouvait, par l'artifice du
voyage, amarrée près de moi; si bien que ce bassin de l'arsenal à la
fois insignifiant et lointain me remplissait de ce mélange de dégoût
et d'effroi que j'avais éprouvé tout enfant la première fois que
j'accompagnai ma mère aux bains Deligny; en effet dans le site
fantastique composé par une eau sombre que ne couvraient pas le ciel, ni
le soleil et que cependant borné par des cabines on sentait communiquer
avec d'invisibles profondeurs couvertes de corps humains en caleçon, je
m'étais demandé si ces profondeurs, cachées aux mortels par des
baraquements qui ne les laissaient pas soupçonner de la rue, n'étaient
pas l'entrée des mers glaciales qui commençaient là, si les pôles
n'y étaient pas compris et si cet étroit espace n'était pas
précisément la mer libre du pôle. Cette Venise sans sympathie pour
moi où j'allais rester seul, ne me semblait pas moins isolée, moins
irréelle, et c'était ma détresse que le chant de «sole mio»,
s'élevant comme une déploration de la Venise que j'avais connue,
semblait prendre à témoin. Sans doute il aurait fallu cesser de
l'écouter si j'avais voulu pouvoir rejoindre encore ma mère et prendre
le train avec elle, il aurait fallu décider sans perdre une seconde que
je partais, mais c'est justement ce que je ne pouvais pas; je restais
immobile, sans être capable non seulement de me lever, mais même de
décider que je me lèverais.
Ma pensée, sans doute pour ne pas envisager une résolution à prendre,
s'occupait tout entière à suivre le déroulement des phrases
successives de «sole mio» en chantant mentalement avec le chanteur, à
prévoir pour chacune d'elles l'élan qui allait l'emporter, à m'y
laisser aller avec elle, avec elle aussi à retomber ensuite.
Sans doute ce chant insignifiant entendu cent fois ne m'intéressait
nullement. Je ne pouvais faire plaisir à personne ni à moi-même en
l'écoutant aussi religieusement jusqu'au bout. Enfin aucun des motifs,
connus d'avance par moi, de cette vulgaire romance ne pouvait me fournir
la résolution dont j'avais besoin; bien plus, chacune de ces phrases,
quand elle passait à son tour, devenait un obstacle à prendre
efficacement cette résolution, ou plutôt elle m'obligeait à la
résolution contraire de ne pas partir, car elle me faisait passer
l'heure. Par là cette occupation sans plaisir en elle-même d'écouter
«sole mio» se chargeait d'une tristesse profonde, presque
désespérée. Je sentais bien qu'en réalité, c'était la résolution
de ne pas partir que je prenais par le fait de rester là sans bouger;
mais me dire «Je ne pars pas», qui ne m'était pas possible sous cette
forme directe, me le devenait sous cette autre: «Je vais entendre
encore une phrase de «sole mio»; mais la signification pratique de ce
langage figuré ne m'échappait pas et, tout en me disant: «Je ne fais
en somme qu'écouter une phrase de plus», je savais que cela voulait
dire: «Je resterai seul à Venise. » Et c'est peut-être cette
tristesse comme une sorte de froid engourdissant qui faisait le charme
désespéré mais fascinateur de ce chant. Chaque note que lançait la
voix du chanteur avec une force et une ostentation presque musculaires
venait me frapper en plein cœur; quand la phrase était consommée et
que le morceau semblait fini, le chanteur n'en avait pas assez et
reprenait plus haut comme s'il avait besoin de proclamer une fois de
plus ma solitude et mon désespoir.
Ma mère devait être arrivée à la gare. Bientôt elle serait partie.
J'étais étreint par l'angoisse que me causait, avec la vue du canal
devenu tout petit depuis que l'âme de Venise s'en était échappée, de
ce Rialto banal qui n'était plus le Rialto, ce chant de désespoir que
devenait «sole mio» et qui, ainsi clamé devant les palais
inconsistants, achevait de les mettre en miettes et consommait la ruine
de Venise; j'assistais à la lente réalisation de mon malheur construit
artistement, sans hâte, note par note, par le chanteur que regardait
avec étonnement le soleil arrêté derrière Saint-Georges-le-Majeur,
si bien que cette lumière crépusculaire devait faire à jamais dans ma
mémoire avec le frisson de mon émotion et la voix de bronze du
chanteur, un alliage équivoque, immuable et poignant.
Ainsi restais-je immobile avec une volonté dissoute, sans décision
apparente; sans doute à ces moments-là elle est déjà prise: nos amis
eux-mêmes peuvent souvent la prévoir. Mais nous, nous ne le pouvons
pas, sans quoi tant de souffrances nous seraient épargnées.
Mais enfin, d'antres plus obscurs que ceux d'où s'élance la comète
qu'on peut prédire,--grâce à l'insoupçonnable puissance défensive
de l'habitude invétérée, grâce aux réserves cachées que par une
impulsion subite elle jette au dernier moment dans la mêlée,--mon
action surgit enfin: je pris mes jambes à mon cou et j'arrivai, les
portières déjà fermées, mais à temps pour retrouver ma mère rouge
d'émotion, se retenant pour ne pas pleurer, car elle croyait que je ne
viendrais plus. Puis le train partit et nous vîmes Padoue et Vérone
venir au-devant de nous, nous dire adieu presque jusqu'à la gare et,
quand nous nous fûmes éloignés, regagner,--elles qui ne partaient pas
et allaient reprendre leur vie,--l'une sa plaine, l'autre sa colline.
Les heures passaient. Ma mère ne se pressait pas de lire deux lettres
qu'elle tenait à la main et avait seulement ouvertes et tâchait que
moi-même je ne tirasse pas tout de suite mon portefeuille pour y
prendre celle que le concierge de l'hôtel m'avait remise. Ma mère
craignait toujours que je ne trouvasse les voyages trop longs, trop
fatigants, et reculait le plus tard possible, pour m'occuper pendant les
dernières heures, le moment où elle chercherait pour moi de nouvelles
distractions, déballerait les œufs durs, me passerait les journaux,
déferait le paquet de livres qu'elle avait achetés sans me le dire.
Nous avions traversé Milan depuis longtemps lorsqu'elle se décida à
lire la première des deux lettres. Je regardai d'abord ma mère qui la
lisait avec étonnement, puis levait la tête, et ses yeux semblaient se
poser tour à tour sur des souvenirs distincts, incompatibles, et
qu'elle ne pouvait parvenir à rapprocher. Cependant j'avais reconnu
l'écriture de Gilberte sur l'enveloppe que je venais de prendre dans
mon portefeuille. Je l'ouvris. Gilberte m'annonçait son mariage avec
Robert de Saint-Loup. Elle me disait qu'elle m'avait télégraphié à
ce sujet à Venise et n'avait pas eu de réponse. Je me rappelai comme
on m'avait dit que le service des télégraphes y était mal fait. Je
n'avais jamais eu sa dépêche. Peut-être, ne voudrait-elle pas le
croire. Tout d'un coup, je sentis dans mon cerveau un fait qui y était
installé à l'état de souvenir, quitter sa place et la céder à un
autre. La dépêche que j'avais reçue dernièrement et que j'avais cru
d'Albertine était de Gilberte. Comme l'originalité assez factice de
l'écriture de Gilberte consistait principalement, quand elle écrivait
une ligne, à faire figurer dans la ligne supérieure les barres de T
qui avaient l'air de souligner les mots, ou les points sur les I qui
avaient l'air d'interrompre les phrases de la ligne d'au-dessus, et en
revanche à intercaler dans la ligne d'au-dessous les queues et
arabesques des mots qui leur étaient superposés, il était tout
naturel que l'employé du télégraphe eût lu les boucles d'_s_ ou de
_z_ de la ligne supérieure comme un «ine» finissant le mot de
Gilberte. Le point sur l'_i_ de Gilberte était monté au-dessus faire
point de suspension. Quant à son _G_, il avait l'air d'un _A_ gothique.
Qu'en dehors de cela deux ou trois mots eussent été mal lus, pris les
uns dans les autres (certains d'ailleurs m'avaient paru
incompréhensibles) cela était suffisant pour expliquer les détails de
mon erreur et n'était même pas nécessaire. Combien de lettres lit
dans un mot une personne distraite et surtout prévenue, qui part de
l'idée que la lettre est d'une certaine personne, combien de mots dans
la phrase? On devine en lisant, on crée; tout part d'une erreur
initiale; celles qui suivent (et ce n'est pas seulement dans la lecture
des lettres et des télégrammes, pas seulement dans toute lecture) si
extraordinaires qu'elles puissent paraître à celui qui n'a pas le
même point de départ, sont toutes naturelles. Une bonne partie de ce
que nous croyons (et jusque dans les conclusions dernières c'est ainsi)
avec un entêtement et une bonne foi égales, vient d'une première
méprise sur les prémisses.
CHAPITRE IV
_Nouvel aspect de Robert de Saint-Loup_
«Oh! c'est inouï, me dit ma mère. Écoute, on ne s'étonne plus de
rien à mon âge, mais je t'assure qu'il n'y a rien de plus inattendu
que la nouvelle que m'annonce cette lettre. » «Écoute bien,
répondis-je, je ne sais pas ce que c'est, mais, si étonnant que cela
puisse être, cela ne peut pas l'être autant que ce que m'apprend
celle-ci. C'est un mariage. C'est Robert de Saint-Loup qui épouse
Gilberte Swann. » «Ah! me dit ma mère, alors c'est sans doute ce que
m'annonce l'autre lettre, celle que je n'ai pas encore ouverte, car j'ai
reconnu l'écriture de ton ami. » Et ma mère me sourit avec cette
légère émotion dont, depuis qu'elle avait perdu sa mère, se
revêtait pour elle tout événement, si mince qu'il fût, qui
intéressait des créatures humaines capables de douleur, de souvenir,
et ayant, elles aussi, leurs morts. Ainsi ma mère me sourit et me parla
d'une voix douce, comme si elle eût craint, en traitant légèrement ce
mariage, de méconnaître ce qu'il pouvait éveiller d'impressions
mélancoliques chez la fille et la veuve de Swann, chez la mère de
Robert prête à se séparer de son fils et auxquelles ma mère par
bonté, par sympathie à cause de leur bonté pour moi, prêtait sa
propre émotivité filiale, conjugale, et maternelle. «Avais-je raison
de te dire que tu ne trouverais rien de plus étonnant? » lui dis-je.
«Hé bien si! répondit-elle d'une voix douce, c'est moi qui détiens
la nouvelle la plus extraordinaire, je ne te dirai pas la plus grande,
la plus petite, car cette citation de Sévigné faite par tous les gens
qui ne savent que cela d'elle écœurait ta grand'mère autant que «la
jolie chose que c'est de fumer. » Nous ne daignons pas ramasser ce
Sévigné de tout le monde. Cette lettre-ci m'annonce le mariage du
petit Cambremer. » «Tiens! » dis-je avec indifférence «avec qui? Mais
en tous cas la personnalité du fiancé ôte déjà à ce mariage tout
caractère sensationnel. » «À moins que celle de la fiancée ne le lui
donne. » «Et qui est cette fiancée? » «Ah! si je te le dis tout de
suite il n'y a pas de mérite, voyons cherche un peu», me dit ma mère,
qui, voyant qu'on n'était pas encore à Turin, voulait me laisser un
peu de pain sur la planche et une poire pour la soif. «Mais comment
veux-tu que je sache? Est-ce avec quelqu'un de brillant? Si Legrandin et
sa sœur sont contents, nous pouvons être sûrs que c'est un mariage
brillant. » «Legrandin, je ne sais pas, mais la personne qui m'annonce
le mariage dit que Mme de Cambremer est ravie. Je ne sais pas si tu
appelleras cela un mariage brillant. Moi, cela me fait l'effet d'un
mariage du temps où les rois épousaient les bergères, et encore la
bergère est-elle moins qu'une bergère, mais d'ailleurs charmante. Cela
eût stupéfié ta grand'mère et ne lui eût pas déplu. » «Mais enfin
qui est-ce cette fiancée? » «C'est Mlle d'Oloron. » «Cela m'a l'air
immense et pas bergère du tout mais je ne vois pas qui cela peut être.
C'est un titre qui était dans la famille des Guermantes. » «Justement,
et M. de Charlus l'a donné en l'adoptant à la nièce de Jupien. C'est
elle qui épouse le petit Cambremer. » «La nièce de Jupien! Ce n'est
pas possible! » «C'est la récompense de la vertu. C'est un mariage à
la fin d'un roman de Mme Sand, dit ma mère. » «C'est le prix du vice,
c'est un mariage à la fin d'un roman de Balzac», pensai-je. «Après
tout», dis-je à ma mère, «en y réfléchissant, c'est assez naturel.
Voilà les Cambremer ancrés dans ce clan des Guermantes où ils
n'espéraient pas pouvoir jamais planter leur tente; de plus la petite,
adoptée par M. de Charlus, aura beaucoup d'argent, ce qui était
indispensable depuis que les Cambremer ont perdu le leur; et en somme
elle est la fille adoptive, et selon les Cambremer, probablement la
fille véritable--la fille naturelle--de quelqu'un qu'ils considèrent
comme un prince du sang. Un bâtard de maison presque royale, cela a
toujours été considéré comme une alliance flatteuse par la noblesse
française et étrangère. Sans remonter même si loin, tout près de
nous, pas plus tard qu'il y a six mois, tu te rappelles, le mariage de
l'ami de Robert avec cette jeune fille dont la seule raison sociale
était qu'on la supposait à tort ou à raison fille naturelle d'un
prince souverain. » Ma mère, tout en maintenant le côté castes de
Combray qui eût fait que ma grand'mère eût dû être scandalisée de
ce mariage, voulant avant tout montrer le jugement de sa mère, ajouta:
«D'ailleurs la petite est parfaite, et ta chère grand'mère n'aurait
pas eu besoin de son immense bonté, de son indulgence infinie pour ne
pas être sévère au choix du jeune Cambremer. Te souviens-tu combien
elle avait trouvé cette petite distinguée, il y a bien longtemps, un
jour qu'elle était entrée se faire recoudre sa jupe? Ce n'était
qu'une enfant alors. Et maintenant, bien que très montée en graine et
vieille fille, elle est une autre femme, mille fois plus parfaite. Mais
ta grand'mère d'un coup d'œil avait discerné tout cela. Elle avait
trouvé la petite nièce d'un giletier plus «noble» que le duc de
Guermantes. » Mais plus encore que louer grand'mère, il fallait à ma
mère trouver «mieux» pour elle qu'elle ne fût plus là. C'était la
suprême finalité de sa tendresse et comme si cela lui épargnait un
dernier chagrin. «Et pourtant crois-tu tout de même, me dit ma mère,
si le père Swann--que tu n'as pas connu il est vrai--avait pu penser
qu'il aurait un jour un arrière-petit-fils ou une arrière-petite-fille
où couleraient confondus le sang de la mère Moser qui disait:
«Ponchour Mezieurs» et le sang du duc de Guise! » «Mais remarque,
maman, que c'est beaucoup plus étonnant que tu ne dis. Car les Swann
étaient des gens très bien, et avec la situation qu'avait leur fils,
sa fille, s'il avait fait un bon mariage, aurait pu en faire un très
bien. Mais tout était retombé à pied d'œuvre puisqu'il avait
épousé une cocotte. » «Oh! une cocotte, tu sais, on était peut-être
méchant, je n'ai jamais tout cru. » «Si, une cocotte, je te ferai
même des révélations sensationnelles un autre jour. » Perdue dans sa
rêverie, ma mère me disait: «La fille d'une femme que ton père
n'aurait jamais permis que je salue épousant le neveu de Mme de
Villeparisis, que ton père ne me permettait pas au commencement d'aller
voir parce qu'il la trouvait d'un monde trop brillant pour moi! » Puis:
«Le fils de Mme de Cambremer pour qui Legrandin craignait tant d'avoir
à nous donner une recommandation parce qu'il ne nous trouvait pas assez
chic, épousant la nièce d'un homme qui n'aurait jamais osé monter
chez nous que par l'escalier de service! . . . Tout de même ta pauvre
grand'mère avait raison--tu te rappelles--quand elle disait que la
grande aristocratie faisait des choses qui choqueraient de petits
bourgeois et que la reine Marie-Amélie lui était gâtée par les
avances qu'elle avait faites à la maîtresse du prince de Condé pour
qu'elle le fît tester en faveur du duc d'Aumale. Tu te souviens, elle
était choquée aussi que depuis des siècles des filles de la maison de
Gramont qui furent de véritables saintes aient porté le nom de
Corisande en mémoire de la liaison d'une aïeule avec Henri IV. Ce sont
des choses qui se font peut-être aussi dans la bourgeoisie, mais on les
cache davantage. Crois-tu que cela l'eût amusée, ta pauvre
grand'mère! » disait maman avec tristesse, car les joies dont nous
souffrions que ma grand'mère fût écartée, c'étaient les joies les
plus simples de la vie, une nouvelle, une pièce, moins que cela une
«imitation», qui l'eussent amusée, «crois-tu qu'elle eût été
étonnée! Je suis sûre pourtant que cela eût choqué ta grand'mère
ces mariages, que cela lui eût été pénible, je crois qu'il vaut
mieux qu'elle ne les ait pas sus», reprit ma mère, car en présence de
tout événement, elle aimait à penser que ma grand'mère en eût reçu
une impression toute particulière qui eût tenu à la merveilleuse
singularité de sa nature et qui avait une importance extraordinaire.
Devant tout événement triste qu'on n'eût pu prévoir autrefois, la
disgrâce ou la ruine d'un de nos vieux amis, quelque calamité
publique, une épidémie, une guerre, une révolution, ma mère se
disait que peut-être valait-il mieux que grand'mère n'eût rien vu de
tout cela, que cela lui eût fait trop de peine, que peut-être elle
n'eût pu le supporter. Et quand il s'agissait d'une chose choquante
comme celle-ci, ma mère, qui, par le mouvement du cœur inverse de
celui des méchants qui se plaisent à supposer que ceux qu'ils n'aiment
pas ont plus souffert qu'on ne croit, ne voulait pas dans sa tendresse
pour ma grand'mère admettre que rien de triste, de diminuant eût pu
lui arriver. Elle se figurait toujours ma grand'mère comme au-dessus
des atteintes même de tout mal qui n'eût pas dû se produire, et se
disait que la mort de ma grand'mère avait peut-être été en somme un
bien en épargnant le spectacle trop laid du temps présent à cette
nature si noble qui n'aurait pas su s'y résigner. Car l'optimisme est
la philosophie du passé. Les événements qui ont eu lieu étant, entre
tous ceux qui étaient possibles, les seuls que nous connaissions, le
mal qu'ils ont causé nous semble inévitable, et le peu de bien qu'ils
n'ont pas pu ne pas amener avec eux, c'est à eux que nous en faisons
honneur, et nous nous imaginons que sans eux il ne se fût pas produit.
Mais elle cherchait en même temps à mieux deviner ce que ma
grand'mère eût éprouvé en apprenant ces nouvelles et à croire en
même temps que c'était impossible à deviner pour nos esprits moins
élevés que le sien. «Crois-tu! me dit d'abord ma mère, combien ta
pauvre grand'mère eût été étonnée! » Et je sentais que ma mère
souffrait de ne pas pouvoir le lui apprendre, regrettait que ma
grand'mère ne pût le savoir, et trouvait quelque chose d'injuste à ce
que la vie amenât au jour des faits que ma grand'mère n'aurait pu
croire, rendant ainsi rétrospectivement la connaissance, que celle-ci
avait emportée des êtres et de la société fausse, et incomplète, le
mariage de la petite Jupien avec le neveu de Legrandin ayant été de
nature à modifier les notions générales de ma grand'mère, autant que
la nouvelle--si ma mère avait pu la lui faire parvenir--qu'on était
arrivé à résoudre le problème, cru par ma grand'mère insoluble, de
la navigation aérienne et de la télégraphie sans fil.
Le train entrait en gare de Paris que nous parlions encore avec ma mère
de ces deux nouvelles que, pour que la route ne me parût pas trop
longue, elle eût voulu réserver pour la seconde partie du voyage et ne
m'avait laissé apprendre qu'après Milan. Et ma mère continuait quand
nous fûmes rentrés à la maison: «Crois-tu, ce pauvre Swann qui
désirait tant que sa Gilberte fût reçue chez les Guermantes,
serait-il assez heureux s'il pouvait voir sa fille devenir une
Guermantes! » «Sous un autre nom que le sien, conduite à l'autel comme
Mlle de Forcheville, crois-tu qu'il en serait si heureux? » «Ah! c'est
vrai, je n'y pensais pas. C'est ce qui fait que je ne peux pas me
réjouir pour cette petite «rosse», cette pensée qu'elle a eu le
cœur de quitter le nom de son père qui était si bon pour elle. --Oui,
tu as raison, tout compte fait, il est peut-être mieux qu'il ne l'ait
pas su. » Tant pour les morts que pour les vivants, on ne peut savoir si
une chose leur ferait plus de joie ou plus de peine. «Il paraît que
les Saint-Loup vivront à Tansonville. Le père Swann qui désirait tant
montrer son étang à ton pauvre grand-père aurait-il jamais pu
supposer que le duc de Guermantes le verrait souvent, surtout s'il avait
su le mariage de son fils? Enfin toi qui as tant parlé à Saint-Loup
des épines roses, des lilas et des iris de Tansonville, il te
comprendra mieux. C'est lui qui les possédera. » Ainsi se déroulait
dans notre salle à manger, sous la lumière de la lampe dont elles sont
amies, une de ces causeries où la sagesse non des nations mais des
familles, s'emparant de quelque événement, mort, fiançailles,
héritage, ruine, et le glissant sous le verre grossissant de la
mémoire, lui donne tout son relief, dissocie, recule une surface, et
situe en perspective à différents points de l'espace et du temps ce
qui, pour ceux qui n'ont pas vécu cette époque, semble amalgamé sur
une même surface, les noms des décédés, les adresses successives,
les origines de la fortune et ses changements, les mutations de
propriété. Cette sagesse-là n'est-elle pas inspirée par la Muse
qu'il convient de méconnaître le plus longtemps possible, si l'on veut
garder quelque fraîcheur d'impressions et quelque vertu créatrice,
mais que ceux-là même qui l'ont ignorée rencontrent au soir de leur
vie dans la nef de la vieille église provinciale, à l'heure où tout
à coup ils se sentent moins sensibles à la beauté éternelle
exprimée par les sculptures de l'autel qu'à la conception des fortunes
diverses qu'elles subirent, passant dans une illustre collection
particulière, dans une chapelle, de là dans un musée, puis ayant fait
retour à l'église, ou qu'à sentir, quand ils y foulent un pavé
presque pensant, qu'il recouvre la dernière poussière d'Arnauld ou de
Pascal, ou tout simplement qu'à déchiffrer, imaginant peut-être
l'image d'une fraîche paroissienne, sur la plaque de cuivre du
prie-Dieu de bois, les noms des filles du hobereau ou du notable. La
Muse qui a recueilli tout ce que les muses plus hautes de la philosophie
et de l'art ont rejeté, tout ce qui n'est pas fondé en vérité, tout
ce qui n'est que contingent, mais révèle aussi d'autres lois, c'est
l'Histoire.
Ce que je devais apprendre par la suite--car je n'avais pu assister à
tout cela de Venise--c'est que Mlle de Forcheville avait été demandée
d'abord par le prince de Silistrie, cependant que Saint-Loup cherchait
à épouser Mlle d'Entragues, fille du duc de Luxembourg. Voici ce qui
s'était passé. Mlle de Forcheville ayant cent millions, Mme de
Marsantes avait pensé que c'était un excellent mariage pour son fils.
Elle eut le tort de dire que cette jeune fille était charmante, qu'elle
ignorait absolument si elle était riche ou pauvre, qu'elle ne voulait
pas le savoir mais que même sans dot ce serait une chance pour le jeune
homme le plus difficile d'avoir une femme pareille. C'était beaucoup
d'audace pour une femme, tentée seulement par les cent millions qui lui
fermaient les yeux sur le reste. Aussitôt on comprit qu'elle y pensait
pour son fils. La princesse de Silistrie jeta partout les hauts cris, se
répandit sur les grandeurs de Saint-Loup, et clama que si Saint-Loup
épousait la fille d'Odette et d'un juif, il n'y avait plus de faubourg
Saint-Germain. Mme de Marsantes, si sûre d'elle-même qu'elle fût,
n'osa pas pousser alors plus loin et se retira devant les cris de la
princesse de Silistrie, qui fit aussitôt faire la demande pour son
propre fils. Elle n'avait crié qu'afin de se réserver Gilberte.
Cependant Mme de Marsantes ne voulant pas rester sur un échec s'était
aussitôt tournée vers Mlle d'Entragues, fille du duc de Luxembourg.
N'ayant que vingt millions, celle-ci lui convenait moins, mais elle dit
à tout le monde qu'un Saint-Loup ne pouvait épouser une Mlle Swann (il
n'était même plus question de Forcheville). Quelque temps après,
quelqu'un disant étourdiment que le duc de Châtellerault pensait à
épouser Mlle d'Entragues, Mme de Marsantes qui était pointilleuse plus
que personne le prit de haut, changea ses batteries, revint à Gilberte,
fit faire la demande pour Saint-Loup, et les fiançailles eurent lieu
immédiatement. Ces fiançailles excitèrent de vifs commentaires dans
les mondes les plus différents. D'anciennes amies de ma mère, plus ou
moins de Combray, vinrent la voir pour lui parler du mariage de
Gilberte, lequel ne les éblouissait nullement. «Vous savez ce que
c'est que Mlle de Forcheville, c'est tout simplement Mlle Swann. Et le
témoin de son mariage, le «Baron» de Charlus, comme il se fait
appeler, c'est ce vieux qui entretenait déjà la mère autrefois au vu
et au su de Swann qui y trouvait son intérêt. » «Mais qu'est-ce que
vous dites? » protestait ma mère, «Swann d'abord était extrêmement
riche. » «Il faut croire qu'il ne l'était pas tant que ça pour avoir
besoin de l'argent des autres. Mais qu'est-ce qu'elle a donc, cette
femme-là, pour tenir ainsi ses anciens amants? Elle a trouvé le moyen
de se faire épouser par le troisième et elle retire à moitié de la
tombe le deuxième pour qu'il serve de témoin à la fille qu'elle a eue
du premier ou d'un autre, car comment se reconnaître dans la quantité?
elle n'en sait plus rien elle-même! Je dis le troisième, c'est le
trois centième qu'il faudrait dire. Du reste vous savez que si elle
n'est pas plus Forcheville que vous et moi, cela va bien avec le mari
qui naturellement n'est pas noble. Vous pensez bien qu'il n'y a qu'un
aventurier pour épouser cette fille-là. Il paraît que c'est un
Monsieur Dupont ou Durand quelconque. S'il n'y avait pas maintenant un
maire radical à Combray, qui ne salue même pas le curé, j'aurais su
le fin de la chose. Parce que, vous comprenez bien, quand on a publié
les bans, il a bien fallu dire le vrai nom. C'est très joli pour les
journaux ou pour le papetier qui envoie les lettres de faire-part de se
faire appeler le marquis de Saint-Loup. Ça ne fait mal à personne, et
si ça peut leur faire plaisir à ces bonnes gens, ce n'est pas moi qui
y trouverai à redire! en quoi ça peut-il me gêner? Comme je ne
fréquenterai jamais la fille d'une femme qui a fait parler d'elle, elle
peut bien être marquise long comme le bras pour ses domestiques. Mais
dans les actes de l'état civil ce n'est pas la même chose. Ah! si mon
cousin Sazerat était encore premier adjoint, je lui aurais écrit, à
moi il m'aurait dit sous quel nom il avait fait faire les
publications. »
D'autres amies de ma mère qui avaient vu Saint-Loup à la maison
vinrent à son «jour» et s'informèrent si le fiancé était bien
celui qui était mon ami. Certaines personnes allaient jusqu'à
prétendre, en ce qui concernait l'autre mariage, qu'il ne s'agissait
pas des Cambremer Legrandin. On le tenait de bonne source, car la
marquise, née Legrandin, l'avait démenti la veille même du jour où
les fiançailles furent publiées. Je me demandais de mon côté
pourquoi M. de Charlus d'une part, Saint-Loup de l'autre, lesquels
avaient eu l'occasion de m'écrire peu auparavant, m'avaient parlé de
projets amicaux et de voyages, dont la réalisation eût dû exclure la
possibilité de ces cérémonies, et ne m'avaient rien dit. J'en
concluais, sans songer au secret que l'on garde jusqu'à la fin sur ces
sortes de choses, que j'étais moins leur ami que je n'avais cru, ce
qui, pour ce qui concernait Saint-Loup, me peinait. Aussi pourquoi,
ayant remarqué que l'amabilité, le côté plain-pied, «pair à
compagnon» de l'aristocratie était une comédie, m'étonnais-je d'en
être excepté? Dans la maison de femmes--où on procurait de plus en
plus des hommes--où M. de Charlus avait surpris Morel, et où la
«sous-maîtresse», grande lectrice du _Gaulois_, commentait les
nouvelles mondaines, cette patronne parlant d'un gros Monsieur qui
venait chez elle, sans arrêter, boire du champagne avec des jeunes
gens, parce que déjà très gros il voulait devenir assez obèse pour
être certain de ne pas être «pris» si jamais il y avait une guerre,
déclara: «Il paraît que le petit Saint-Loup est «comme ça» et le
petit Cambremer aussi. Pauvres épouses! --En tout cas si vous connaissez
ces fiancés, il faut nous les envoyer, ils trouveront ici tout ce
qu'ils voudront, et il y a beaucoup d'argent à gagner avec eux. » Sur
quoi le gros Monsieur, bien qu'il fût lui-même comme «ça» se
récria, répliqua, étant un peu snob, qu'il rencontrait souvent
Cambremer et Saint-Loup chez ses cousins d'Ardouvillers, et qu'ils
étaient grands amateurs de femmes et tout le contraire de «ça».
«Ah! » conclut la sous-maîtresse d'un ton sceptique, mais ne
possédant aucune preuve, et persuadée qu'en notre siècle la
perversité des mœurs le disputait à l'absurdité calomniatrice des
cancans. Certaines personnes que je ne vis pas m'écrivirent et me
demandèrent «ce que je pensais» de ces deux mariages, absolument
comme si elles eussent ouvert une enquête sur la hauteur des chapeaux
des femmes au théâtre ou sur le roman psychologique. Je n'eus pas le
courage de répondre à ces lettres. De ces deux mariages, je ne pensais
rien, mais j'éprouvais une immense tristesse, comme quand deux parties
de votre existence passée, amarrées auprès de vous, et sur lesquelles
on fonde peut-être paresseusement au jour le jour, quelque espoir
inavoué, s'éloignent définitivement, avec un claquement joyeux de
flammes, pour des destinations étrangères comme deux vaisseaux. Pour
les intéressés eux-mêmes, ils eurent à l'égard de leur propre
mariage une opinion bien naturelle, puisqu'il s'agissait non des autres
mais d'eux. Ils n'avaient jamais eu assez de railleries pour ces
«grands mariages» fondés sur une tare secrète. Et même les
Cambremer, de maison si ancienne et de prétentions si modestes, eussent
été les premiers à oublier Jupien et à se souvenir seulement des
grandeurs inouïes de la maison d'Oloron, si une exception ne s'était
produite en la personne qui eût dû être le plus flattée de ce
mariage, la marquise de Cambremer-Legrandin. Mais, méchante de nature,
elle faisait passer le plaisir d'humilier les siens avant celui de se
glorifier elle-même. Aussi, n'aimant pas son fils, et ayant tôt fait
de prendre en grippe sa future belle-fille, déclara-t-elle qu'il était
malheureux pour un Cambremer d'épouser une personne qui sortait on ne
savait d'où, en somme, et avait des dents si mal rangées. Quant au
jeune Cambremer qui avait déjà une certaine propension à fréquenter
des gens de lettres, on pense bien qu'une si brillante alliance n'eut
pas pour effet de le rendre plus snob, mais que se sentant maintenant le
successeur des ducs d'Oloron--«princes souverains» comme disaient les
journaux--il était suffisamment persuadé de sa grandeur, pour pouvoir
frayer avec n'importe qui.