Mais par peur de
fâcher Albertine ou attendant une époque meilleure, j'avais toujours
remis de lui en parler, puis je n'y avais plus pensé.
fâcher Albertine ou attendant une époque meilleure, j'avais toujours
remis de lui en parler, puis je n'y avais plus pensé.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Albertine Disparue - b
Je le croyais?
Il l'avait cru, cet homme si fin et
qui croyait se bien connaître. Comme on sait peu ce qu'on a dans le
cœur. Comme, un peu plus tard, s'il avait été encore vivant, j'aurais
pu lui apprendre que son souhait, autant que criminel, était absurde,
que la mort de celle qu'il aimait ne l'eût délivré de rien.
Je laissai toute fierté vis-à-vis d'Albertine, je lui envoyai un
télégramme désespéré lui demandant de revenir à n'importe quelles
conditions, qu'elle ferait tout ce qu'elle voudrait, que je demandais
seulement à l'embrasser une minute trois fois par semaine avant qu'elle
se couche. Et elle eût dit une fois seulement, que j'eusse accepté une
fois. Elle ne revint jamais. Mon télégramme venait de partir que j'en
reçus un. Il était de Mme Bontemps. Le monde n'est pas créé une fois
pour toutes pour chacun de nous. Il s'y ajoute au cours de la vie des
choses que nous ne soupçonnions pas. Ah! ce ne fut pas la suppression
de la souffrance que produisirent en moi les deux premières lignes du
télégramme: «Mon pauvre ami, notre petite Albertine n'est plus,
pardonnez-moi de vous dire cette chose affreuse, vous qui l'aimiez tant.
Elle a été jetée par son cheval contre un arbre pendant une
promenade. Tous nos efforts n'ont pu la ranimer. Que ne suis-je morte à
sa place? » Non, pas la suppression de la souffrance, mais une
souffrance inconnue, celle d'apprendre qu'elle ne reviendrait pas. Mais
ne m'étais-je pas dit plusieurs fois qu'elle ne reviendrait peut-être
pas? Je me l'étais dit en effet, mais je m'apercevais maintenant que
pas un instant je ne l'avais cru. Comme j'avais besoin de sa présence,
de ses baisers pour supporter le mal que me faisaient mes soupçons,
j'avais pris depuis Balbec l'habitude d'être toujours avec elle. Même
quand elle était sortie, quand j'étais seul je l'embrassais encore.
J'avais continué depuis, qu'elle était en Touraine. J'avais moins
besoin de sa fidélité que de son retour. Et si ma raison pouvait
impunément le mettre quelquefois en doute, mon imagination ne cessait
pas un instant de me le représenter. Instinctivement je passai ma main
sur mon cou, sur mes lèvres qui se voyaient embrassés par elle depuis
qu'elle était partie et qui ne le seraient jamais plus, je passai ma
main sur eux, comme maman m'avait caressé à la mort de ma grand'mère
en me disant: «Mon pauvre petit, ta grand'mère qui t'aimait tant, ne
t'embrassera plus. » Toute ma vie à venir se trouvait arrachée de mon
cœur. Ma vie à venir? Je n'avais donc pas pensé quelquefois à la
vivre sans Albertine? Mais non! Depuis longtemps, je lui avais donc
voué toutes les minutes de ma vie jusqu'à ma mort? Mais bien sûr! Cet
avenir indissoluble d'elle je n'avais pas su l'apercevoir, mais
maintenant qu'il venait d'être descellé, je sentais la place qu'il
tenait dans mon cœur béant. Françoise qui ne savait encore rien,
entra dans ma chambre; d'un air furieux, je lui criai: «Qu'est-ce qu'il
y a? » Alors (il y a quelquefois des mots qui mettent une réalité
différente à la même place que celle qui est près de nous, ils nous
étourdissent tout autant qu'un vertige), elle me dit: «Monsieur n'a
pas besoin d'avoir l'air fâché. Il va être au contraire bien content.
Ce sont deux lettres de Mademoiselle Albertine. » Je sentis, après, que
j'avais dû avoir les yeux de quelqu'un dont l'esprit perd l'équilibre.
Je ne fus même pas heureux, ni incrédule. J'étais comme quelqu'un qui
voit la même place de sa chambre occupée par un canapé et par une
grotte: rien ne lui paraissant plus réel, il tombe par terre. Les deux
lettres d'Albertine avaient dû être écrites à quelques heures de
distance, peut-être en même temps, et peu de temps avant la promenade
où elle était morte. La première disait: «Mon ami, je vous remercie
de la preuve de confiance que vous me donnez en me disant votre
intention de faire venir Andrée chez vous. Je sais qu'elle acceptera
avec joie et je crois que ce sera très heureux pour elle. Douée comme
elle est, elle saura profiter de la compagnie d'un homme tel que vous et
de l'admirable influence que vous savez prendre sur un être. Je crois
que vous avez eu là une idée d'où peut naître autant de bien pour
elle que pour vous. Aussi, si elle faisait l'ombre d'une difficulté (ce
que je ne crois pas), télégraphiez-moi, je me charge d'agir sur
elle. » La seconde était datée d'un jour plus tard. En réalité elle
avait dû les écrire à peu d'instants l'une de l'autre, peut-être
ensemble, et antidater la première. Car tout le temps j'avais imaginé
dans l'absurde ses intentions qui n'avaient été que de revenir auprès
de moi et que quelqu'un de désintéressé dans la chose, un homme sans
imagination, le négociateur d'un traité de paix, le marchand qui
examine une transaction, eussent mieux jugées que moi. Elle ne
contenait que ces mots: «Serait-il trop tard pour que je revienne chez
vous? Si vous n'avez pas encore écrit à Andrée, consentiriez-vous à
me reprendre? Je m'inclinerai devant votre décision, je vous supplie de
ne pas tarder à me la faire connaître, vous pensez avec quelle
impatience je l'attends. Si c'était que je revienne, je prendrais le
train immédiatement. De tout cœur à vous, Albertine. »
Pour que la mort d'Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût
fallu que le choc l'eût tuée non seulement en Touraine, mais en moi.
Jamais elle n'y avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un être
a été obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du temps; ne
nous apparaissant que par minutes successives, il n'a jamais pu nous
livrer de lui qu'un seul aspect à la fois, nous débiter de lui qu'une
seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être de
consister en une simple collection de moments; grande force aussi; il
relève de la mémoire, et la mémoire d'un moment n'est pas instruite
de tout ce qui s'est passé depuis; ce moment qu'elle a enregistré dure
encore, vit encore et avec lui l'être qui s'y profilait. Et puis cet
émiettement ne fait pas seulement vivre la morte, il la multiplie. Pour
me consoler ce n'est pas une, ce sont d'innombrables Albertine que
j'aurais dû oublier. Quand j'étais arrivé à supporter le chagrin
d'avoir perdu celle-ci, c'était à recommencer avec une autre, avec
cent autres.
Alors ma vie fut entièrement changée. Ce qui en avait fait, et non à
cause d'Albertine, parallèlement à elle, quand j'étais seul, la
douceur, c'était justement à l'appel de moments identiques la
perpétuelle renaissance de moments anciens. Par le bruit de la pluie
m'était rendue l'odeur des lilas de Combray, par la mobilité du soleil
sur le balcon, les pigeons des Champs-Élysées, par l'assourdissement
des bruits dans la chaleur de la matinée, la fraîcheur des cerises, le
désir de la Bretagne ou de Venise par le bruit du vent et le retour de
Pâques. L'été venait, les jours étaient longs, il faisait chaud.
C'était le temps où de grand matin élèves et professeurs vont dans
les jardins publics préparer les derniers concours sous les arbres,
pour recueillir la seule goutte de fraîcheur que laisse tomber un ciel
moins enflammé que dans l'ardeur du jour, mais déjà aussi
stérilement pur. De ma chambre obscure, avec un pouvoir d'évocation
égal à celui d'autrefois, mais qui ne me donnait plus que de la
souffrance, je sentais que dehors, dans la pesanteur de l'air, le soleil
déclinant mettait sur la verticalité des maisons, des églises, un
fauve badigeon. Et si Françoise en revenant dérangeait sans le vouloir
les plis des grands rideaux, j'étouffais un cri à la déchirure que
venait de faire en moi ce rayon de soleil ancien qui m'avait fait
paraître belle la façade neuve de Bricqueville l'orgueilleuse, quand
Albertine m'avait dit: «Elle est restaurée. » Ne sachant comment
expliquer mon soupir à Françoise, je lui disais: «Ah! j'ai soif. »
Elle sortait, rentrait, mais je me détournais violemment, sous la
décharge douloureuse d'un des mille souvenirs invisibles qui à tout
moment éclataient autour de moi dans l'ombre: je venais de voir qu'elle
avait apporté du cidre et des cerises qu'un garçon de ferme nous avait
apportés dans la voiture, à Balbec, espèces sous lesquelles j'aurais
communié le plus parfaitement, jadis, avec l'arc-en-ciel des salles à
manger obscures par les jours brûlants. Alors je pensai pour la
première fois à la ferme des Écorres, et je me dis que certains jours
où Albertine me disait à Balbec ne pas être libre, être obligée de
sortir avec sa tante, elle était peut-être avec telle de ses amies
dans une ferme où elle savait que je n'avais pas mes habitudes, et que
pendant qu'à tout hasard je l'attendais à Marie-Antoinette où on
m'avait dit: «Nous ne l'avons pas vue aujourd'hui», elle usait avec
son amie des mêmes mots qu'avec moi quand nous sortions tous les deux:
«Il n'aura pas l'idée de nous chercher ici et comme cela nous ne
serons plus dérangées. » Je disais à Françoise de refermer les
rideaux pour ne plus voir ce rayon de soleil. Mais il continuait à
filtrer, aussi corrosif, dans ma mémoire. «Elle ne me plaît pas, elle
est restaurée, mais nous irons demain à Saint-Martin le Vêtu,
après-demain à. . . » Demain, après-demain, c'était un avenir de vie
commune, peut-être pour toujours qui commençait, mon cœur s'élança
vers lui, mais il n'était plus là, Albertine était morte.
Je demandai l'heure à Françoise. Six heures. Enfin Dieu merci allait
disparaître cette lourde chaleur dont autrefois je me plaignais avec
Albertine, et que nous aimions tant. La journée prenait fin. Mais
qu'est-ce que j'y gagnais? La fraîcheur du soir se levait, c'était le
coucher du soleil; dans ma mémoire au bout d'une route que nous
prenions ensemble pour rentrer, j'apercevais, plus loin que le dernier
village, comme une station distante, inaccessible pour le soir même où
nous nous arrêterions à Balbec, toujours ensemble. Ensemble alors,
maintenant il fallait s'arrêter court devant ce même abîme, elle
était morte. Ce n'était plus assez de fermer les rideaux, je tâchais
de boucher les yeux et les oreilles de ma mémoire, pour ne pas voir
cette bande orangée du couchant, pour ne pas entendre ces invisibles
oiseaux qui se répondaient d'un arbre à l'autre de chaque côté de
moi qu'embrassait alors si tendrement celle qui maintenant était morte.
Je tâchais d'éviter ces sensations que donnent l'humidité des
feuilles dans le soir, la montée et la descente des routes à dos
d'âne. Mais déjà ces sensations m'avaient ressaisi, ramené assez
loin du moment actuel afin qu'eût tout le recul, tout l'élan
nécessaire pour me frapper de nouveau, l'idée qu'Albertine était
morte. Ah! jamais je n'entrerais plus dans une forêt, je ne me
promènerais plus entre des arbres. Mais les grandes plaines me
seraient-elles moins cruelles? Que de fois j'avais traversé pour aller
chercher Albertine, que de fois j'avais repris au retour avec elle la
grande plaine de Cricqueville, tantôt par des temps brumeux où
l'inondation du brouillard nous donnait l'illusion d'être entourés
d'un lac immense, tantôt par des soirs limpides où le clair de lune,
dématérialisant la terre, la faisant paraître à deux pas céleste,
comme elle n'est, pendant le jour, que dans les lointains, enfermait les
champs, les bois avec le firmament auquel il les avait assimilés, dans
l'agate arborisée d'un seul azur.
Françoise devait être heureuse de la mort d'Albertine, et il faut lui
rendre la justice que par une sorte de convenance et de tact elle ne
simulait pas la tristesse. Mais les lois non écrites de son antique
code et sa tradition de paysanne médiévale qui pleure comme aux
chansons de gestes étaient plus anciennes que sa haine d'Albertine et
même d'Eulalie. Aussi une de ces fins d'après-midi-là, comme je ne
cachais pas assez rapidement ma souffrance, elle aperçut mes larmes,
servie par son instinct d'ancienne petite paysanne qui autrefois lui
faisait capturer et faire souffrir les animaux, n'éprouver que de la
gaîté à étrangler les poulets et à faire cuire vivants les homards
et, quand j'étais malade, à observer, comme les blessures qu'elle eût
infligées à une chouette, ma mauvaise mine, qu'elle annonçait ensuite
sur un ton funèbre et comme un présage de malheur. Mais son
«coutumier» de Combray ne lui permettait pas de prendre légèrement
les larmes, le chagrin, choses qu'elle jugeait aussi funestes que
d'ôter sa flanelle ou de manger à contre-cœur. «Oh! non, Monsieur,
il ne faut pas pleurer comme cela, cela vous ferait mal. » Et en voulant
arrêter mes larmes elle avait l'air aussi inquiet que si c'eût été
des flots de sang. Malheureusement je pris un air froid qui coupa court
aux effusions qu'elle espérait et qui du reste eussent peut-être été
sincères. Peut-être en était il pour elle d'Albertine comme d'Eulalie
et maintenant que mon amie ne pouvait plus tirer de moi aucun profit,
Françoise avait-elle cessé de la haïr. Elle tint à me montrer
pourtant qu'elle se rendait bien compte que je pleurais et que, suivant
seulement le funeste exemple des miens, je ne voulais pas «faire
voir». «Il ne faut pas pleurer, Monsieur», me dit-elle d'un ton cette
fois plus calme, et plutôt pour me montrer sa clairvoyance que pour me
témoigner sa pitié. Et elle ajouta: «Ça devait arriver, elle était
trop heureuse, la pauvre, elle n'a pas su connaître son bonheur. »
Que le jour est lent à mourir par ces soirs démesurés de l'été. Un
pâle fantôme de la maison d'en face continuait indéfiniment à
aquareller sur le ciel sa blancheur persistante. Enfin il faisait nuit
dans l'appartement, je me cognais aux meubles de l'antichambre, mais
dans la porte de l'escalier, au milieu du noir que je croyais total, la
partie vitrée était translucide et bleue, d'un bleu de fleur, d'un
bleu d'aile d'insecte, d'un bleu qui m'eût semblé beau si je n'avais
senti qu'il était un dernier reflet, coupant comme un acier, un coup
suprême que dans sa cruauté infatigable me portait encore le jour.
L'obscurité complète finissait pourtant par venir, mais alors il
suffisait d'une étoile vue à côté de l'arbre de la cour pour me
rappeler nos départs en voiture, après le dîner, pour les bois de
Chantepie, tapissés par le clair de lune. Et même dans les rues, il
m'arrivait d'isoler sur le dos d'un banc, de recueillir la pureté
naturelle d'un rayon de lune au milieu des lumières artificielles de
Paris,--de Paris sur lequel il faisait régner, en faisant rentrer un
instant, pour mon imagination, la ville dans la nature, avec le silence
infini des champs évoqués, le souvenir douloureux des promenades que
j'y avais faites avec Albertine. Ah! quand la nuit finirait-elle? Mais
à la première fraîcheur de l'aube je frissonnais, car celle-ci avait
ramené en moi la douceur de cet été, où, de Balbec à Incarville,
d'Incarville à Balbec, nous nous étions tant de fois reconduits l'un
l'autre jusqu'au petit jour. Je n'avais plus qu'un espoir pour
l'avenir--espoir bien plus déchirant qu'une crainte,--c'était
d'oublier Albertine. Je savais que je l'oublierais un jour, j'avais bien
oublié Gilberte, Mme de Guermantes, j'avais bien oublié ma
grand'mère. Et c'est notre plus juste et plus cruel châtiment de
l'oubli si total, paisible comme ceux des cimetières, par quoi nous
nous sommes détachés de ceux que nous n'aimons plus, que nous
entrevoyions ce même oubli comme inévitable à l'égard de ceux que
nous aimons encore. À vrai dire nous savons qu'il est un état non
douloureux, un état d'indifférence. Mais ne pouvant penser à la fois
à ce que j'étais et à ce que je serais, je pensais avec désespoir à
tout ce tégument de caresses, de baisers, de sommeils amis, dont il
faudrait bientôt me laisser dépouiller pour jamais. L'élan de ces
souvenirs si tendres venant se briser contre l'idée qu'Albertine était
morte, m'oppressait par l'entrechoc de flux si contrariés que je ne
pouvais rester immobile; je me levais, mais tout d'un coup je
m'arrêtais, terrassé; le même petit jour que je voyais, au moment où
je venais de quitter Albertine, encore radieux et chaud de ses baisers,
venait tirer au-dessus des rideaux sa lame maintenant sinistre, dont la
blancheur froide, implacable et compacte entrait, me donnant comme un
coup de couteau.
Bientôt les bruits de la rue allaient commencer, permettant de lire à
l'échelle qualitative de leurs sonorités, le degré de la chaleur sans
cesse accrue où ils retentiraient. Mais dans cette chaleur qui quelques
heures plus tard s'imbiberait de l'odeur des cerises, ce que je trouvais
(comme dans un remède que le remplacement d'une des parties composantes
par une autre suffît pour rendre, d'un euphorique et d'un excitatif
qu'il était, un déprimant), ce n'était plus le désir des femmes mais
l'angoisse du départ d'Albertine. D'ailleurs le souvenir de tous mes
désirs était aussi imprégné d'elle, et de souffrance, que le
souvenir des plaisirs. Cette Venise où j'avais cru que sa présence me
serait importune (sans doute parce que je sentais confusément qu'elle
m'y serait nécessaire), maintenant qu'Albertine n'était plus, j'aimais
mieux n'y pas aller. Albertine m'avait semblé un obstacle interposé
entre moi et toutes choses, parce qu'elle était pour moi leur contenant
et que c'est d'elle, comme d'un vase, que je pouvais les recevoir.
Maintenant que ce vase était détruit, je ne me sentais plus le courage
de les saisir; il n'y en avait plus une seule dont je ne me
détournasse, abattu, préférant n'y pas goûter. De sorte que ma
séparation d'avec elle n'ouvrait nullement pour moi le champ des
plaisirs possibles que j'avais cru m'être fermé par sa présence.
D'ailleurs l'obstacle que sa présence avait peut-être été en effet
pour moi à voyager, à jouir de la vie, m'avait seulement, comme il
arrive toujours, masqué les autres obstacles, qui reparaissaient
intacts maintenant que celui-là avait disparu. C'est de cette façon
qu'autrefois, quand quelque visite aimable m'empêchait de travailler,
si le lendemain je restais seul, je ne travaillais pas davantage. Qu'une
maladie, un duel, un cheval emporté, nous fassent voir la mort de
près, nous aurions joui richement de la vie, de la volupté, des pays
inconnus dont nous allons être privés. Et une fois le danger passé,
ce que nous retrouverons c'est la même vie morne où rien de tout cela
n'existait pour nous.
Sans doute ces nuits si courtes durent peu. L'hiver finirait par
revenir, où je n'aurais plus à craindre le souvenir des promenades
avec elle jusqu'à l'aube trop tôt levée. Mais les premières gelées
ne me rapporteraient-elles pas, conservées dans leur glace, le germe de
mes premiers désirs, quand à minuit je la faisais chercher, que le
temps me semblait si long jusqu'à son coup de sonnette, que je pourrais
maintenant attendre éternellement en vain? Ne me rapporteraient-elles
pas le germe de mes premières inquiétudes, quand deux fois je crus
qu'elle ne viendrait pas? Dans ce temps-là je ne la voyais que
rarement; mais même ces intervalles qu'il y avait alors entre ses
visites qui la faisaient surgir, au bout de plusieurs semaines, du sein
d'une vie inconnue que je n'essayais pas de posséder, assuraient
mon calme, en empêchant les velléités sans cesse interrompues
de ma jalousie, de se conglomérer, de faire bloc dans mon cœur.
Autant ils eussent pu être apaisants dans ce temps-là, autant,
rétrospectivement, ils étaient empreints de souffrance, depuis que ce
qu'elle avait pu faire d'inconnu pendant leur durée avait cessé de
m'être indifférent, et surtout maintenant qu'aucune visite d'elle ne
viendrait plus jamais; de sorte que ces soirs de janvier où elle venait
et qui par là m'avaient été si doux, me souffleraient maintenant dans
leur bise aigre une inquiétude que je ne connaissais pas alors, et me
rapporteraient, mais devenu pernicieux, le premier germe de mon amour.
Et en pensant que je verrais recommencer ce temps froid qui, depuis
Gilberte et mes jeux aux Champs-Élysées, m'avait toujours paru si
triste; quand je pensais que reviendraient des soirs pareils à ce soir
de neige où j'avais vainement, toute une partie de la nuit, attendu
Albertine, alors, comme un malade, se plaçant bien au point de vue du
corps, pour sa poitrine, moi, moralement, à ces moments-là, ce que je
redoutais encore le plus, pour mon chagrin, pour mon cœur, c'était le
retour des grands froids, et je me disais que ce qu'il y aurait de plus
dur à passer, ce serait peut-être l'hiver. Lié qu'il était à toutes
les saisons, pour que je perdisse le souvenir d'Albertine, il aurait
fallu que je les oubliasse toutes, quitte à recommencer à les
connaître, comme un vieillard frappé d'hémiplégie et qui rapprend à
lire; il aurait fallu que je renonçasse à tout l'univers. Seule, me
disais-je, une véritable mort de moi-même serait capable (mais elle
est impossible) de me consoler de la sienne. Je ne songeais pas que la
mort de soi-même n'est ni impossible, ni extraordinaire; elle se
consomme à notre insu, au besoin contre notre gré, chaque jour, et je
souffrirais de la répétition de toutes sortes de journées que non
seulement la nature, mais des circonstances factices, un ordre plus
conventionnel introduisent dans une saison. Bientôt reviendrait la date
où j'étais allé à Balbec l'autre été et où mon amour, qui
n'était pas encore inséparable de la jalousie et qui ne s'inquiétait
pas de ce qu'Albertine faisait toute la journée, devait subir tant
d'évolutions avant de devenir cet amour des derniers temps, si
particulier, que cette année finale, où avait commencé de changer et
où s'était terminée la destinée d'Albertine, m'apparaissait remplie,
diverse, vaste, comme un siècle. Puis ce serait le souvenir de jours
plus tardifs, mais dans des années antérieures, les dimanches de
mauvais temps, où pourtant tout le monde était sorti, dans le vide de
l'après-midi, où le bruit du vent et de la pluie m'eût invité jadis
à rester à faire le «philosophe sous les toits»; avec quelle
anxiété je verrais approcher l'heure où Albertine, si peu attendue,
était venue me voir, m'avait caressé pour la première fois,
s'interrompant pour Françoise, qui avait apporté la lampe, en ce temps
deux fois mort où c'était Albertine qui était curieuse de moi, où ma
tendresse pour elle pouvait légitimement avoir tant d'espérance. Même
à une saison plus avancée, ces soirs glorieux où les offices, les
pensionnats, entr'ouverts comme des chapelles, baignés d'une poussière
dorée, laissent la rue se couronner de ces demi-déesses qui causant
non loin de nous avec leurs pareilles, nous donnent la fièvre de
pénétrer dans leur existence mythologique, ne me rappelaient plus que
la tendresse d'Albertine, qui à côté de moi m'était un empêchement
à m'approcher d'elles.
D'ailleurs, au souvenir des heures, même purement naturelles,
s'ajouterait forcément le paysage moral qui en fait quelque chose
d'unique. Quand j'entendrais plus tard le cornet à bouquin du chevrier,
par un premier beau temps, presque italien, le même jour mélangerait
tour à tour à sa lumière l'anxiété de savoir Albertine au
Trocadéro, peut-être avec Léa et les deux jeunes filles, puis la
douceur familiale et domestique, presque commune, d'une épouse qui me
semblait alors embarrassante et que Françoise allait me ramener. Ce
message téléphonique de Françoise qui m'avait transmis l'hommage
obéissant d'Albertine revenant avec elle, j'avais cru qu'il
m'enorgueillissait. Je m'étais trompé. S'il m'avait enivré, c'est
parce qu'il m'avait fait sentir que celle que j'aimais était bien à
moi, ne vivait bien que pour moi, et même à distance, sans que j'eusse
besoin de m'occuper d'elle, me considérait comme son époux et son
maître, revenant sur un signe de moi. Et ainsi ce message
téléphonique avait été une parcelle de douceur, venant de loin,
émise de ce quartier du Trocadéro, où il se trouvait y avoir pour moi
des sources de bonheur dirigeant vers moi d'apaisantes molécules, des
baumes calmants me rendant enfin une si douce liberté d'esprit que je
n'avais plus eu, me livrant sans la restriction d'un seul souci à la
musique de Wagner--qu'à attendre l'arrivée certaine d'Albertine, sans
fièvre, avec un manque entier d'impatience où je n'avais pas su
reconnaître le bonheur. Et ce bonheur qu'elle revînt, qu'elle
m'obéît et m'appartînt, la cause en était dans l'amour, non dans
l'orgueil. Il m'eût été bien égal maintenant d'avoir à mes ordres
cinquante femmes revenant sur un signe de moi, non pas du Trocadéro,
mais des Indes. Mais ce jour-là, en sentant Albertine qui, tandis que
j'étais seul dans ma chambre à faire de la musique, venait docilement
vers moi, j'avais respiré, disséminée comme un poudroiement dans le
soleil, une de ces substances qui comme d'autres sont salutaires au
corps, font du bien à l'âme. Puis ç'avait été, une demi-heure
après, l'arrivée d'Albertine, puis la promenade avec Albertine
arrivée, promenade que j'avais crue ennuyeuse parce qu'elle était pour
moi accompagnée de certitude, mais, à cause de cette certitude même,
qui avait, à partir du moment où Françoise m'avait téléphoné
qu'elle la ramenait, coulé un calme d'or dans les heures qui avaient
suivi, en avait fait comme une deuxième journée bien différente de la
première, parce qu'elle avait un tout autre dessous moral, un dessous
moral qui en faisait une journée originale, qui venait s'ajouter à la
variété de celles que j'avais connues jusque-là, journée que je
n'eusse jamais pu imaginer--comme nous ne pourrions imaginer le repos
d'un jour d'été si de tels jours n'existaient pas dans la série de
ceux que nous avons vécus,--journée dont je ne pouvais pas dire
absolument que je me la rappelais, car à ce calme s'ajoutait maintenant
une souffrance que je n'avais pas ressentie alors. Mais bien plus tard,
quand je traversai peu à peu, en sens inverse, les temps par lesquels
j'avais passé avant d'aimer tant Albertine, quand mon cœur cicatrisé
put se séparer sans souffrance d'Albertine morte, alors je pus me
rappeler enfin sans souffrance ce jour où Albertine avait été faire
des courses avec Françoise au lieu de rester au Trocadéro; je me
rappelai avec plaisir ce jour comme appartenant à une saison morale que
je n'avais pas connue jusqu'alors; je me le rappelai enfin exactement
sans plus y ajouter de souffrance et au contraire comme on se rappelle
certains jours d'été qu'on a trouvés trop chauds quand on les a
vécus, et dont, après coup surtout, on extrait le titre sans alliage
d'or fin et d'indestructible azur.
De sorte que ces quelques années n'imposaient pas seulement au souvenir
d'Albertine, qui les rendait si douloureuses, la couleur successive, les
modalités différentes de leurs saisons ou de leurs heures, des fins
d'après-midi de juin aux soirs d'hiver, des clairs de lune sur la mer
à l'aube en rentrant à la maison, de la neige de Paris aux feuilles
mortes de Saint-Cloud, mais encore de l'idée particulière que je me
faisais successivement d'Albertine, de l'aspect physique sous lequel je
me la représentais à chacun de ces moments, de la fréquence plus ou
moins grande avec laquelle je la voyais cette saison-là, laquelle s'en
trouvait comme plus dispersée ou plus compacte, des anxiétés qu'elle
avait pu m'y causer par l'attente, du désir que j'avais à tel moment
pour elle, d'espoirs formés, puis perdus; tout cela modifiait le
caractère de ma tristesse rétrospective tout autant que les
impressions de lumière ou de parfums qui lui étaient associées et
complétait chacune des années solaires que j'avais vécues,--et qui,
rien qu'avec leurs printemps, leurs arbres, leurs brises, étaient
déjà si tristes à cause du souvenir inséparable d'elle--en la
doublant d'une sorte d'année sentimentale où les heures n'étaient pas
définies par la position du soleil, mais par l'attente d'un
rendez-vous, où la longueur des jours, où les progrès de la
température, étaient mesurés par l'essor de mes espérances, le
progrès de notre intimité, la transformation progressive de son
visage, les voyages qu'elle avait faits, la fréquence et le style des
lettres qu'elle m'avait adressées pendant une absence, sa
précipitation plus ou moins grande à me voir au retour. Et enfin, ces
changements de temps, ces jours différents, s'ils me rendaient chacun
une autre Albertine, ce n'était pas seulement par l'évocation des
moments semblables. Mais l'on se rappelle que toujours, avant même que
j'aimasse, chacune avait fait de moi un homme différent, ayant d'autres
désirs parce qu'il avait d'autres perceptions et qui, de n'avoir rêvé
que tempêtes et falaises la veille, si le jour indiscret du printemps
avait glissé une odeur de roses dans la clôture mal jointe de son
sommeil entrebâillé, s'éveillait en partance pour l'Italie. Même
dans mon amour l'état changeant de mon atmosphère morale, la pression
modifiée de mes croyances n'avaient-ils pas tel jour diminué la
visibilité de mon propre amour, ne l'avaient-ils pas tel jour
indéfiniment étendue, tel jour embellie jusqu'au sourire, tel jour
contractée jusqu'à l'orage? On n'est que par ce qu'on possède, on ne
possède que ce qui vous est réellement présent, et tant de nos
souvenirs, de nos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin
de nous-même, où nous les perdons de vue! Alors nous ne pouvons plus
les faire entrer en ligne de compte de ce total qui est notre être.
Mais ils ont des chemins secrets pour rentrer en nous. Et certains soirs
m'étant endormi sans presque plus regretter Albertine--on ne peut
regretter que ce qu'on se rappelle--au réveil je trouvais toute une
flotte de souvenirs qui étaient venus croiser en moi dans ma plus
claire conscience, et que je distinguais à merveille. Alors je pleurais
ce que je voyais si bien et qui, la veille, n'était pour moi que
néant. Puis brusquement, le nom d'Albertine, sa mort avaient changé de
sens; ses trahisons avaient soudain repris toute leur importance.
Comment m'avait-elle paru morte quand maintenant pour penser à elle je
n'avais à ma disposition que les mêmes images dont quand elle était
vivante je revoyais l'une ou l'autre: rapide et penchée sur la roue
mythologique de sa bicyclette, sanglée les jours de pluie sous la
tunique guerrière de caoutchouc qui faisait bomber ses seins, la tête
enturbannée et coiffée de serpents, elle semait la terreur dans les
rues de Balbec; les soirs où nous avions emporté du champagne dans les
bois de Chantepie, la voix provocante et changée, elle avait au visage
cette chaleur blême rougissant seulement aux pommettes que, la
distinguant mal dans l'obscurité de la voiture, j'approchais du clair
de lune pour la mieux voir et que j'essayais maintenant en vain de me
rappeler, de revoir dans une obscurité qui ne finirait plus. Petite
statuette dans la promenade vers l'île, calme figure grosse à gros
grains près du pianola, elle était ainsi tour à tour pluvieuse et
rapide, provocante et diaphane, immobile et souriante, ange de la
musique. Chacune était ainsi attachée à un moment, à la date duquel
je me trouvais replacé quand je la revoyais. Et les moments du passé
ne sont pas immobiles; ils gardent dans notre mémoire le mouvement qui
les entraînait vers l'avenir, vers un avenir devenu lui-même le
passé,--nous y entraînant nous-même. Jamais je n'avais caressé
l'Albertine encaoutchoutée des jours de pluie, je voulais lui demander
d'ôter cette armure, ce serait connaître avec elle l'amour des camps,
la fraternité du voyage. Mais ce n'était plus possible, elle était
morte. Jamais non plus, par peur de la dépraver, je n'avais fait
semblant de comprendre, les soirs où elle semblait m'offrir des
plaisirs que sans cela elle n'eût peut-être pas demandés à d'autres
et qui excitaient maintenant en moi un désir furieux. Je ne les aurais
pas éprouvés semblables auprès d'une autre, mais celle qui me les
aurait donnés, je pouvais courir le monde sans la rencontrer
puisque Albertine était morte. Il semblait que je dusse choisir entre
deux faits, décider quel était le vrai, tant celui de la mort
d'Albertine,--venu pour moi d'une réalité que je n'avais pas connue:
sa vie en Touraine,--était en contradiction avec toutes mes pensées
relatives à Albertine, mes désirs, mes regrets, mon attendrissement,
ma fureur, ma jalousie. Une telle richesse de souvenirs empruntés au
répertoire de sa vie, une telle profusion de sentiments évoquant,
impliquant sa vie, semblaient rendre incroyable qu'Albertine fût
morte. --Une telle profusion de sentiments, car ma mémoire, en
conservant ma tendresse, lui laissait toute sa variété. Ce n'était
pas Albertine seule qui n'était qu'une succession de moments, c'était
aussi moi-même. Mon amour pour elle n'avait pas été simple: à la
curiosité de l'inconnu s'était ajouté un désir sensuel et à un
sentiment d'une douceur presque familiale, tantôt l'indifférence,
tantôt une fureur jalouse. Je n'étais pas un seul homme, mais le
défilé heure par heure d'une armée compacte où il y avait selon le
moment des passionnés, des indifférents, des jaloux,--des jaloux dont
pas un n'était jaloux de la même femme. Et sans doute ce serait de là
qu'un jour viendrait la guérison que je ne souhaiterais pas. Dans une
foule, ces éléments peuvent, un par un, sans qu'on s'en aperçoive
être remplacés par d'autres, que d'autres encore éliminent ou
renforcent, si bien qu'à la fin un changement s'est accompli qui ne se
pourrait concevoir si l'on était un. La complexité de mon amour, de ma
personne, multipliait, diversifiait mes souffrances. Pourtant elles
pouvaient se ranger toujours sous les deux groupes dont l'alternative
avait fait toute la vie de mon amour pour Albertine, tour à tour livré
à la confiance et au soupçon jaloux.
Si j'avais peine à penser qu'Albertine si vivante en moi, (portant
comme je faisais le double harnais du présent et du passé), était
morte, peut-être était-il aussi contradictoire que ce soupçon de
fautes dont Albertine aujourd'hui dépouillée de la chair qui en avait
joui, de l'âme qui avait pu les désirer, n'était plus capable, ni
responsable, excitât en moi une telle souffrance, que j'aurais
seulement bénie, si j'avais pu y voir le gage de la réalité morale
d'une personne matériellement inexistante, au lieu du reflet destiné
à s'éteindre lui-même d'impressions qu'elle m'avait autrefois
causées. Une femme qui ne pouvait plus éprouver de plaisirs avec
d'autres n'aurait plus dû exciter ma jalousie, si seulement ma
tendresse avait pu se mettre à jour. Mais c'est ce qui était
impossible puisqu'elle ne pouvait trouver son objet, Albertine, que
dans des souvenirs où celle-ci était vivante. Puisque rien qu'en
pensant à elle, je la ressuscitais, ses trahisons ne pouvaient jamais
être celles d'une morte;--l'instant où elle les avait commises
devenant l'instant, actuel, non pas seulement pour Albertine, mais pour
celui de mes moi subitement évoqué, qui la contemplait. De sorte
qu'aucun anachronisme ne pouvait jamais séparer le couple indissoluble,
où, à chaque coupable nouvelle, s'appariait aussitôt un jaloux
lamentable et toujours contemporain. Je l'avais, les derniers mois,
tenue enfermée dans ma maison. Mais dans mon imagination maintenant,
Albertine était libre, elle usait mal de cette liberté, elle se
prostituait aux unes, aux autres. Jadis je songeais sans cesse à
l'avenir incertain qui était déployé devant nous, j'essayais d'y
lire. Et maintenant ce qui était en avant de moi, comme un double de
l'avenir--aussi préoccupant qu'un avenir puisqu'il était aussi
incertain, aussi difficile à déchiffrer, aussi mystérieux, plus cruel
encore parce que je n'avais pas comme pour l'avenir la possibilité ou
l'illusion d'agir sur lui et aussi parce qu'il se déroulait aussi loin
que ma vie elle-même, sans que ma compagne fût là pour calmer les
souffrances qu'il me causait,--ce n'était plus l'Avenir d'Albertine,
c'était son Passé. Son Passé? C'est mal dire puisque pour la jalousie
il n'est ni passé ni avenir et que ce qu'elle imagine est toujours le
présent.
Les changements de l'atmosphère en provoquent d'autres dans l'homme
intérieur, réveillent des moi oubliés, contrarient l'assoupissement
de l'habitude, redonnent de la force à tels souvenirs, à telles
souffrances. Combien plus encore pour moi si ce temps nouveau qu'il
faisait me rappelait celui par lequel Albertine, à Balbec, sous la
pluie menaçante, par exemple, était allée faire, Dieu sait pourquoi,
de grandes promenades, dans le maillot collant de son caoutchouc. Si
elle avait vécu, sans doute aujourd'hui, par ce temps si semblable,
partirait-elle faire en Touraine une excursion analogue. Puisqu'elle ne
le pouvait plus, je n'aurais pas dû souffrir de cette idée; mais comme
aux amputés, le moindre changement de temps renouvelait mes douleurs
dans le membre qui n'existait plus.
Tout d'un coup c'était un souvenir que je n'avais pas revu depuis bien
longtemps--car il était resté dissous dans la fluide et invisible
étendue de ma mémoire--qui se cristallisait. Ainsi il y avait
plusieurs années, comme on parlait de son peignoir de douche, Albertine
avait rougi. À cette époque-là je n'étais pas jaloux d'elle. Mais
depuis, j'avais voulu lui demander si elle pouvait se rappeler cette
conversation et me dire pourquoi elle avait rougi. Cela m'avait d'autant
plus préoccupé qu'on m'avait dit que les deux jeunes filles amies de
Léa allaient dans cet établissement balnéaire de l'hôtel et,
disait-on, pas seulement pour prendre des douches.
Mais par peur de
fâcher Albertine ou attendant une époque meilleure, j'avais toujours
remis de lui en parler, puis je n'y avais plus pensé. Et tout d'un
coup, quelque temps après la mort d'Albertine, j'aperçus ce souvenir,
empreint de ce caractère à la fois irritant et solennel qu'ont les
énigmes laissées à jamais insolubles par la mort du seul être qui
eût pu les éclaircir. Ne pourrais-je pas du moins tâcher de savoir si
Albertine n'avait jamais rien fait de mal dans cet établissement de
douches. En envoyant quelqu'un à Balbec j'y arriverais peut-être. Elle
vivante, je n'eusse sans doute pu rien apprendre. Mais les langues se
délient étrangement et racontent facilement une faute quand on n'a
plus à craindre la rancune de la coupable. Comme la constitution de
l'imagination, restée rudimentaire, simpliste (n'ayant pas passé par
les innombrables transformations qui remédient aux modèles primitifs
des inventions humaines, à peine reconnaissables, qu'il s'agisse de
baromètre, de ballon, de téléphone, etc. dans leurs perfectionnements
ultérieurs) ne nous permet de voir que fort peu de choses à la fois,
le souvenir de rétablissement de douches occupait tout le champ de ma
vision intérieure.
Parfois je me heurtais dans les rues obscures du sommeil à un de ces
mauvais rêves, qui ne sont pas bien graves pour une première raison,
c'est que la tristesse qu'ils engendrent ne se prolonge guère qu'une
heure après le réveil, pareille à ces malaises que cause une manière
d'endormir artificielle. Pour une autre raison aussi, c'est qu'on ne les
rencontre que très rarement, à peine tous les deux ou trois ans.
Encore reste-t-il incertain qu'on les ait déjà rencontrés et qu'ils
n'aient pas plutôt cet aspect de ne pas être vus pour la première
fois que projette sur eux une illusion, une subdivision (car
dédoublement ne serait pas assez dire).
Sans doute puisque j'avais des doutes sur la vie, sur la mort
d'Albertine, j'aurais dû depuis bien longtemps me livrer à des
enquêtes, mais la même fatigue, la même lâcheté qui m'avaient fait
me soumettre à Albertine quand elle était là, m'empêchaient de rien
entreprendre depuis que je ne la voyais plus. Et pourtant de la
faiblesse traînée pendant des années, un éclair d'énergie surgit
parfois. Je me décidai à cette enquête au moins toute naturelle. On
eût dit qu'il n'y eût rien eu d'autre dans toute la vie d'Albertine.
Je me demandais qui je pourrais bien envoyer tenter une enquête sur
place, à Balbec. Aimé me parut bien choisi. Outre qu'il connaissait
admirablement les lieux, il appartenait à cette catégorie de gens du
peuple soucieux de leur intérêt, fidèles à ceux qu'ils servent,
indifférents à toute espèce de morale et dont--parce que, si nous les
payons bien, dans leur obéissance à notre volonté, ils suppriment
tout ce qui l'entraverait d'une manière ou de l'autre, se montrant
aussi incapables d'indiscrétion, de mollesse ou d'improbité que
dépourvus de scrupules,--nous disons: «Ce sont de braves gens. » En
ceux-là nous pouvons avoir une confiance absolue. Quand Aimé fut
parti, je pensai combien il eût mieux valu que ce qu'il allait essayer
d'apprendre là-bas, je pusse le demander maintenant à Albertine
elle-même. Et aussitôt l'idée de cette question que j'aurais voulu,
qu'il me semblait que j'allais lui poser, ayant amené Albertine à mon
côté,--non grâce à un effort de résurrection mais comme par le
hasard d'une de ces rencontres qui, comme cela se passe dans les
photographies qui ne sont pas «posées», dans les instantanés,
laissent toujours la personne plus vivante,--en même temps que
j'imaginais notre conversation, j'en sentais l'impossibilité; je venais
d'aborder par une nouvelle face cette idée qu'Albertine était morte,
Albertine qui m'inspirait cette tendresse qu'on a pour les absentes dont
la vue ne vient pas rectifier l'image embellie, inspirant aussi la
tristesse que cette absence fût éternelle et que la pauvre petite fût
privée à jamais de la douceur de la vie. Et aussitôt par un brusque
déplacement, de la torture de la jalousie je passais au désespoir de
la séparation.
Ce qui remplissait mon cœur maintenant était, au lieu de haineux
soupçons, le souvenir attendri des heures de tendresse confiante
passées avec la sœur que la mort m'avait réellement fait perdre,
puisque mon chagrin se rapportait, non à ce qu'Albertine avait été
pour moi, mais à ce que mon cœur désireux de participer aux émotions
les plus générales de l'amour m'avait peu à peu persuadé qu'elle
était; alors je me rendais compte que cette vie qui m'avait tant
ennuyé,--du moins je le croyais,--avait été au contraire délicieuse;
aux moindres moments passés à parler avec elle de choses même
insignifiantes, je sentais maintenant qu'était ajoutée, amalgamée une
volupté qui alors n'avait--il est vrai--pas été perçue par moi, mais
qui était déjà cause que ces moments-là je les avais toujours si
persévéramment recherchés à l'exclusion de tout le reste; les
moindres incidents que je me rappelais, un mouvement qu'elle avait fait
en voiture auprès de moi, ou pour s'asseoir en face de moi dans sa
chambre, propageaient dans mon âme un remous de douceur et de tristesse
qui de proche en proche la gagnait tout entière.
Cette chambre où nous dînions ne m'avait jamais paru jolie, je disais
seulement qu'elle l'était à Albertine pour que mon amie fût contente
d'y vivre. Maintenant les rideaux, les sièges, les livres avaient
cessé de m'être indifférents. L'art n'est pas seul à mettre du
charme et du mystère dans les choses les plus insignifiantes; ce même
pouvoir de les mettre en rapport intime avec nous est dévolu aussi à
la douleur. Au moment même je n'avais prêté aucune attention à ce
dîner que nous avions fait ensemble au retour du bois, avant que
j'allasse chez les Verdurin, et vers la beauté, la grave douceur duquel
je tournais maintenant des yeux pleins de larmes. Une impression de
l'amour est hors de proportion avec les autres impressions de la vie,
mais ce n'est pas perdue au milieu d'elles qu'on peut s'en rendre
compte. Ce n'est pas d'en bas, dans le tumulte de la rue et la cohue des
maisons avoisinantes, c'est quand on s'est éloigné que des pentes d'un
coteau voisin, à une distance où toute la ville a disparu, ou ne forme
plus au ras de terre qu'un amas confus, qu'on peut dans le recueillement
de la solitude et du soir, évaluer, unique, persistante et pure, la
hauteur d'une cathédrale. Je tâchais d'embrasser l'image d'Albertine
à travers mes larmes en pensant à toutes les choses sérieuses et
justes qu'elle avait dites ce soir-là.
Un matin je crus voir la forme oblongue d'une colline dans le
brouillard, sentir la chaleur d'une tasse de chocolat, pendant que
m'étreignait horriblement le cœur ce souvenir de l'après-midi où
Albertine était venue me voir et où je l'avais embrassée pour la
première fois: c'est que je venais d'entendre le hoquet du calorifère
à eau qu'on venait de rallumer. Et je jetai avec colère une invitation
que Françoise apporta de Mme Verdurin; combien l'impression que j'avais
eue en allant dîner pour la première fois à la Raspelière, que la
mort ne frappe pas tous les êtres au même âge, s'imposait à moi avec
plus de force maintenant qu'Albertine était morte, si jeune, et que
Brichot continuait à dîner chez Mme Verdurin qui recevait toujours et
recevrait peut-être pendant beaucoup d'années encore. Aussitôt ce nom
de Brichot me rappela la fin de cette même soirée où il m'avait
reconduit, où j'avais vu d'en bas la lumière de la lampe d'Albertine.
J'y avais déjà repensé d'autres fois, mais je n'avais pas abordé le
souvenir par le même côté. Alors en pensant au vide que je trouverais
maintenant en rentrant chez moi, que je ne verrais plus d'en bas la
chambre d'Albertine d'où la lumière s'était éteinte à jamais, je
compris combien ce soir où en quittant Brichot, j'avais cru éprouver
de l'ennui, du regret de ne pas pouvoir aller me promener et faire
l'amour ailleurs, je compris combien je m'étais trompé et que c'était
seulement parce que le trésor dont les reflets venaient d'en haut
jusqu'à moi, je m'en croyais la possession entièrement assurée, que
j'avais négligé d'en calculer la valeur, ce qui faisait qu'il me
paraissait forcément inférieur à des plaisirs, si petits qu'ils
fussent, mais que, cherchant à les imaginer, j'évaluais. Je compris
combien cette lumière qui me semblait venir d'une prison contenait pour
moi de plénitude, de vie et de douceur, et qui n'était que la
réalisation de ce qui m'avait un instant enivré, puis paru à jamais
impossible: je comprenais que cette vie que j'avais menée à Paris dans
un chez moi qui était son chez elle, c'était justement la réalisation
de cette paix profonde que j'avais rêvée le soir où Albertine avait
couché sous le même toit que moi, à Balbec. La conversation que
j'avais eue avec Albertine en rentrant du Bois avant cette dernière
soirée Verdurin, je ne me fusse pas consolé qu'elle n'eût pas eu
lieu, cette conversation qui avait un peu mêlé Albertine à la vie de
mon intelligence et en certaines parcelles nous avait faits identiques
l'un à l'autre. Car sans doute son intelligence, sa gentillesse pour
moi si j'y revenais avec attendrissement ce n'est pas qu'elles eussent
été plus grandes que celles d'autres personnes que j'avais connues.
Madame de Cambremer ne m'avait-elle pas dit à Balbec: «Comment! vous
pourriez passer vos journées avec Elstir qui est un homme de génie et
vous les passez avec votre cousine! » L'intelligence d'Albertine me
plaisait parce que, par association, elle éveillait en moi ce que
j'appelais sa douceur comme nous appelons douceur d'un fruit une
certaine sensation qui n'est que dans notre palais. Et de fait, quand je
pensais à l'intelligence d'Albertine, mes lèvres s'avançaient
instinctivement et goûtaient un souvenir dont j'aimais mieux que la
réalité me fût extérieure et consistât dans la supériorité
objective d'un être. Il reste certain que j'avais connu des personnes
d'intelligence plus grande. Mais l'infini de l'amour, ou son égoïsme,
fait que les êtres que nous aimons sont ceux dont la physionomie
intellectuelle et morale est pour nous le moins objectivement définie,
nous les retouchons sans cesse au gré de nos désirs et de nos
craintes, nous ne les séparons pas de nous, ils ne sont qu'un lieu
immense et vague où s'extériorisent nos tendresses. Nous n'avons pas
de notre propre corps, où affluent perpétuellement tant de malaises et
de plaisirs, une silhouette aussi nette que celle d'un arbre ou d'une
maison, ou d'un passant. Et ç'avait peut-être été mon tort de ne pas
chercher davantage à connaître Albertine en elle-même. De même qu'au
point de vue de son charme, je n'avais longtemps considéré que les
positions différentes qu'elle occupait dans mon souvenir dans le plan
des années, et que j'avais été surpris de voir qu'elle s'était
spontanément enrichie de modifications qui ne tenaient pas qu'à la
différence des perspectives, de même j'aurais dû chercher à
comprendre son caractère comme celui d'une personne quelconque et
peut-être m'expliquant alors pourquoi elle s'obstinait à me cacher son
secret, j'aurais évité de prolonger, entre nous, avec cet acharnement
étrange ce conflit qui avait amené la mort d'Albertine. Et j'avais
alors avec une grande pitié d'elle, la honte de lui survivre. Il me
semblait en effet, dans les heures où je souffrais le moins, que je
bénéficiais en quelque sorte de sa mort, car une femme est d'une plus
grande utilité pour notre vie si elle y est, au lieu d'un élément de
bonheur, un instrument de chagrin, et il n'y en a pas une seule dont la
possession soit aussi précieuse que celle des vérités qu'elle nous
découvre en nous faisant souffrir. Dans ces moments-là, rapprochant la
mort de ma grand'mère et celle d'Albertine, il me semblait que ma vie
était souillée d'un double assassinat que seule la lâcheté du monde
pouvait me pardonner. J'avais rêvé d'être compris d'Albertine, de ne
pas être méconnu par elle, croyant que c'était pour le grand bonheur
d'être compris, de ne pas être méconnu, alors que tant d'autres
eussent mieux pu le faire. On désire être compris, parce qu'on
désire être aimé, et on désire être aimé parce qu'on aime. La
compréhension des autres est indifférente et leur amour importun. Ma
joie d'avoir possédé un peu de l'intelligence d'Albertine et de son
cœur ne venait pas de leur valeur intrinsèque, mais de ce que cette
possession était un degré de plus dans la possession totale
d'Albertine, possession qui avait été mon but et ma chimère, depuis
le premier jour où je l'avais vue. Quand nous parlons de la
«gentillesse» d'une femme nous ne faisons peut-être que projeter hors
de nous le plaisir que nous éprouvons à la voir, comme les enfants
quand ils disent «Mon cher petit lit, mon cher petit oreiller, mes
chères petites aubépines». Ce qui explique par ailleurs que les
hommes ne disent jamais d'une femme qui ne les trompe pas: «Elle est si
gentille» et le disent si souvent d'une femme par qui ils sont
trompés. Mme de Cambremer trouvait avec raison que le charme spirituel
d'Elstir était plus grand. Mais nous ne pouvons pas juger de la même
façon celui d'une personne qui est, comme toutes les autres,
extérieure à nous, peinte à l'horizon de notre pensée, et celui
d'une personne qui par suite d'une erreur de localisation consécutive
à certains accidents mais tenace, s'est logée dans notre propre corps
au point que de nous demander rétrospectivement si elle n'a pas
regardé une femme un certain jour dans le couloir d'un petit chemin de
fer maritime nous fait éprouver les mêmes souffrances qu'un chirurgien
qui chercherait une balle dans notre cœur. Un simple croissant, mais
que nous mangeons, nous fait éprouver plus de plaisir que tous les
ortolans, lapereaux et bartavelles qui furent servis à Louis XV et la
pointe de l'herbe qui à quelques centimètres frémit devant notre
œil, tandis que nous sommes couchés sur la montagne, peut nous cacher
la vertigineuse aiguille d'un sommet, si celui-ci est distant de
plusieurs lieues.
D'ailleurs notre tort n'est pas de priser l'intelligence, la gentillesse
d'une femme que nous aimons, si petites que soient celles-ci. Notre tort
est de rester indifférent à la gentillesse, à l'intelligence des
autres. Le mensonge ne recommence à nous causer l'indignation, et la
bonté la reconnaissance qu'ils devraient toujours exciter en nous, que
s'ils viennent d'une femme que nous aimons et le désir physique a ce
merveilleux pouvoir de rendre son prix à l'intelligence et des bases
solides à la vie morale. Jamais je ne retrouverais cette chose divine,
un être avec qui je pusse causer de tout, à qui je pusse me confier.
Me confier? Mais d'autres êtres ne me montraient-ils pas plus de
confiance qu'Albertine? Avec d'autres n'avais-je pas des causeries plus
étendues? C'est que la confiance, la conversation, choses médiocres,
qu'importe qu'elles soient plus ou moins imparfaites, si s'y mêle
seulement l'amour, qui seul est divin. Je revoyais Albertine s'asseyant
à son pianola, rose sous ses cheveux noirs, je sentais, sur mes lèvres
qu'elle essayait d'écarter, sa langue, sa langue maternelle,
incomestible, nourricière et sainte dont la flamme et la rosée
secrètes faisaient que même quand Albertine la faisait glisser à la
surface de mon cou, de mon ventre, ces caresses superficielles mais en
quelque sorte faites par l'intérieur de sa chair, extériorisé comme
une étoffe qui montrerait sa doublure, prenaient même dans les
attouchements les plus externes, comme la mystérieuse douceur d'une
pénétration.
Tous ces instants si doux que rien ne me rendrait jamais, je ne peux
même pas dire que ce que me faisait éprouver leur perte fût du
désespoir. Pour être désespérée, cette vie qui ne pourra plus être
que malheureuse, il faut encore y tenir. J'étais désespéré à Balbec
quand j'avais vu se lever le jour et que j'avais compris que plus un
seul ne pourrait être heureux pour moi. J'étais resté aussi égoïste
depuis lors, mais le moi auquel j'étais attaché maintenant, le moi qui
constituait ces vives réserves qui mettait en jeu l'instinct de
conservation, ce moi n'était plus dans la vie; quand je pensais à mes
forces, à ma puissance vitale, à ce que j'avais de meilleur, je
pensais à certain trésor que j'avais possédé (que j'avais été seul
à posséder puisque les autres ne pouvaient connaître exactement le
sentiment, caché en moi, qu'il m'avait inspiré) et que personne ne
pouvait plus m'enlever puisque je ne le possédais plus.
Et à vrai dire, je ne l'avais jamais possédé que parce que j'avais
voulu me figurer que je le possédais. Je n'avais pas commis seulement
l'imprudence en regardant Albertine et en la logeant dans mon cœur de
la faire vivre au-dedans de moi, ni cette autre imprudence de mêler un
amour familial au plaisir des sens. J'avais voulu aussi me persuader que
nos rapports étaient l'amour, que nous pratiquions mutuellement les
rapports appelés amour, parce qu'elle me rendait docilement les baisers
que je lui donnais, et pour avoir pris l'habitude de le croire, je
n'avais pas perdu seulement une femme que j'aimais mais une femme qui
m'aimait, ma sœur, mon enfant, ma tendre maîtresse. Et en somme,
j'avais eu un bonheur et un malheur que Swann n'avait pas connus, car
justement tout le temps qu'il avait aimé Odette et en avait été si
jaloux, il l'avait à peine vue, pouvant si difficilement, à certains
jours où elle le décommandait au dernier moment, aller chez elle. Mais
après il l'avait eue à lui, devenue sa femme, et jusqu'à ce qu'il
mourût. Moi au contraire tandis que j'étais si jaloux d'Albertine,
plus heureux que Swann, je l'avais eue chez moi. J'avais réalisé en
vérité ce que Swann avait rêvé si souvent et qu'il n'avait réalisé
matériellement que quand cela lui était indifférent. Mais enfin
Albertine, je ne l'avais pas gardée comme il avait gardé Odette. Elle
s'était enfuie, elle était morte. Car jamais rien ne se répète
exactement et les existences les plus analogues et que, grâce à la
parenté des caractères et à la similitude des circonstances, on peut
choisir pour les présenter comme symétriques l'une à l'autre restent
en bien des points opposées.
En perdant la vie je n'aurais pas perdu grand chose; je n'aurais plus
perdu qu'une forme vide, le cadre vide d'un chef-d'œuvre. Indifférent
à ce que je pouvais désormais y faire entrer, mais heureux et fier de
penser à ce qu'il avait contenu, je m'appuyais au souvenir de ces
heures si douces et ce soutien moral me communiquait un bien-être que
l'approche même de la mort n'aurait pas rompu.
Comme elle accourait vite me voir à Balbec quand je la faisais
chercher, se retardant seulement à verser de l'odeur dans ses cheveux
pour me plaire. Ces images de Balbec et de Paris que j'aimais ainsi à
revoir c'étaient les pages encore si récentes, et si vite tournées,
de sa courte vie. Tout cela qui n'était pour moi que souvenir avait
été pour elle action, action précipitée comme celle d'une tragédie
vers une mort rapide. Les êtres ont un développement en nous, mais un
autre hors de nous (je l'avais bien senti dans ces soirs où je
remarquais en Albertine un enrichissement de qualités qui ne tenait pas
qu'à ma mémoire) et qui ne laissent pas d'avoir des réactions l'un
sur l'autre. J'avais eu beau, en cherchant à connaître Albertine, puis
à la posséder tout entière, n'obéir qu'au besoin de réduire par
l'expérience à des éléments mesquinement semblables à ceux de notre
moi le mystère de tout être, je ne l'avais pu sans influer à mon tour
sur la vie d'Albertine. Peut-être ma fortune, les perspectives d'un
brillant mariage l'avaient attirée, ma jalousie l'avait retenue, sa
bonté ou son intelligence, ou le sentiment de sa culpabilité, ou les
adresses de sa ruse, lui avaient fait accepter, et m'avaient amené à
rendre de plus en plus dure une captivité forgée simplement par le
développement interne de mon travail mental, mais qui n'en avait pas
moins eu sur la vie d'Albertine des contre-coups, destinés eux-mêmes
à poser, par choc en retour, des problèmes nouveaux et de plus en plus
douloureux à ma psychologie, puisque de ma prison elle s'était
évadée, pour aller se tuer sur un cheval que sans moi elle n'eût pas
possédé, en me laissant, même morte, des soupçons dont la
vérification, si elle devait venir, me serait peut-être plus cruelle
que la découverte à Balbec qu'Albertine avait connu Mlle Vinteuil,
puisque Albertine ne serait plus là pour m'apaiser. Si bien que cette
longue plainte de l'âme qui croit vivre enfermée en elle-même n'est
un monologue qu'en apparence, puisque les échos de la réalité la font
dévier et que telle vie est comme un essai de psychologie subjective
spontanément poursuivi, mais qui fournit à quelque distance son
«action» au roman purement réaliste d'une autre réalité, d'une
autre existence, dont à leur tour les péripéties viennent infléchir
la courbe et changer la direction de l'essai psychologique. Comme
l'engrenage avait été serré, comme l'évolution de notre amour avait
été rapide et, malgré quelques retardements, interruptions et
hésitations du début, comme dans certaines nouvelles de Balzac ou
quelques ballades de Schumann, le dénouement précipité! C'est dans le
cours de cette dernière année, longue pour moi comme un siècle, tant
Albertine avait changé de positions par rapport à ma pensée depuis
Balbec jusqu'à son départ de Paris, et aussi indépendamment de moi et
souvent à mon insu, changé en elle-même, qu'il fallait placer toute
cette bonne vie de tendresse qui avait si peu duré et qui pourtant
m'apparaissait avec une plénitude, presque une immensité, à jamais
impossible et pourtant qui m'était indispensable. Indispensable sans
avoir peut-être été en soi et tout d'abord quelque chose de
nécessaire, puisque je n'aurais pas connu Albertine si je n'avais pas
lu dans un traité d'archéologie la description de l'église de Balbec,
si Swann, en me disant que cette église était presque persane, n'avait
pas orienté mes désirs vers le normand byzantin, si une société de
Palaces, en construisant à Balbec un hôtel hygiénique et confortable,
n'avait pas décidé mes parents à exaucer mon souhait et à m'envoyer
à Balbec. Certes, en ce Balbec depuis si longtemps désiré, je n'avais
pas trouvé l'église persane que je rêvais ni les brouillards
éternels. Le beau train d'une heure trente-cinq lui-même n'avait pas
répondu à ce que je m'en figurais. Mais en échange de ce que
l'imagination laisse attendre et que nous nous donnons inutilement tant
de peine pour essayer de découvrir, la vie nous donne quelque chose que
nous étions bien loin d'imaginer. Qui m'eût dit à Combray, quand
j'attendais le bonsoir de ma mère avec tant de tristesse, que ces
anxiétés guériraient, puis renaîtraient un jour, non pour ma mère,
mais pour une jeune fille qui ne serait d'abord, sur l'horizon de la
mer, qu'une fleur que mes yeux seraient chaque jour sollicités de venir
regarder, mais une fleur pensante et dans l'esprit de qui je
souhaiterais si puérilement de tenir une grande place, que je
souffrirais qu'elle ignorât que je connaissais Mme de Villeparisis.
Oui, c'est le bonsoir, le baiser d'une telle étrangère pour lequel, au
bout de quelques années, je devais souffrir autant qu'enfant quand ma
mère ne devait pas venir me voir. Or cette Albertine si nécessaire, de
l'amour de qui mon âme était maintenant presque uniquement composée,
si Swann ne m'avait pas parlé de Balbec, je ne l'aurais jamais connue.
Sa vie eût peut-être été plus longue, la mienne aurait été
dépourvue de ce qui en faisait maintenant le martyre. Et aussi il me
semblait que, par ma tendresse uniquement égoïste, j'avais laissé
mourir Albertine comme j'avais assassiné ma grand'mère. Même plus
tard, même l'ayant déjà connue à Balbec, j'aurais pu ne pas l'aimer
comme je fis ensuite. Quand je renonçai à Gilberte et savais que je
pourrais aimer un jour une autre femme, j'osais à peine avoir un doute
si en tous cas pour le passé je n'eusse pu aimer que Gilberte. Or pour
Albertine je n'avais même plus de doute, j'étais sûr que ç'aurait pu
ne pas être elle que j'eusse aimée, que c'eût pu être une autre. Il
eût suffi pour cela que Mlle de Stermaria, le soir où je devais dîner
avec elle dans l'île du Bois, ne se fût pas décommandée. Il était
encore temps alors, et c'eût été pour Mlle de Stermaria que se fût
exercée cette activité de l'imagination qui nous fait extraire d'une
femme une telle notion de l'individuel, qu'elle nous paraît unique en
soi et pour nous prédestinée et nécessaire. Tout au plus, en me
plaçant à un point de vue presque physiologique, pouvais-je dire que
j'aurais pu avoir ce même amour exclusif pour une autre femme, mais non
pour toute autre femme. Car Albertine, grosse et brune, ne ressemblait
pas à Gilberte, élancée et rousse, mais pourtant elles avaient la
même étoffe de santé, et dans les mêmes joues sensuelles toutes les
deux un regard dont on saisissait difficilement la signification.
C'étaient de ces femmes que n'auraient pas regardées des hommes qui de
leur côté auraient fait des folies pour d'autres qui «ne me disaient
rien». Je pouvais presque croire que la personnalité sensuelle et
volontaire de Gilberte avait émigré dans le corps d'Albertine, un peu
différent, il est vrai, mais présentant, maintenant que j'y
réfléchissais après coup, des analogies profondes. Un homme a presque
toujours la même manière de s'enrhumer, de tomber malade,
c'est-à-dire qu'il lui faut pour cela un certain concours de
circonstances; il est naturel que quand il devient amoureux ce soit à
propos d'un certain genre de femmes, genre d'ailleurs très étendu. Les
deux premiers regards d'Albertine qui m'avaient fait rêver n'étaient
pas absolument différents des premiers regards de Gilberte. Je pouvais
presque croire que l'obscure personnalité, la sensualité, la nature
volontaire et rusée de Gilberte étaient revenues me tenter, incarnées
cette fois dans le corps d'Albertine, tout autre et non pourtant sans
analogies. Pour Albertine, grâce à une vie toute différente ensemble
et où n'avait pu se glisser, dans un bloc de pensées où une
douloureuse préoccupation maintenait une cohésion permanente, aucune
fissure de distraction et d'oubli, son corps vivant n'avait point comme
celui de Gilberte cessé un jour d'être celui où je trouvais ce que je
reconnaissais après coup être pour moi (et qui n'eût pas été pour
d'autres) les attraits féminins. Mais elle était morte. Je
l'oublierais. Qui sait si alors les mêmes qualités de sang riche, de
rêverie inquiète ne reviendraient pas un jour jeter le trouble en moi,
mais incarnées cette fois en quelle forme féminine, je ne pouvais le
prévoir. À l'aide de Gilberte j'aurais pu aussi peu me figurer
Albertine et que je l'aimerais, que le souvenir de la sonate de Vinteuil
ne m'eût permis de me figurer son septuor. Bien plus, même les
premières fois où j'avais vu Albertine, j'avais pu croire que c'était
d'autres que j'aimerais. D'ailleurs elle eût même pu me paraître, si
je l'avais connue une année plus tôt, aussi terne qu'un ciel gris où
l'aurore n'est pas levée. Si j'avais changé à son égard, elle-même
avait changé aussi, et la jeune fille qui était venue sur mon lit le
jour où j'avais écrit à Mlle de Stermaria n'était plus la même que
j'avais connue à Balbec, soit simple explosion de la femme qui
apparaît au moment de la puberté, soit par suite de circonstances que
je n'ai jamais pu connaître. En tous cas même si celle que j'aimerais
un jour devait dans une certaine mesure lui ressembler, c'est-à-dire si
mon choix d'une femme n'était pas entièrement libre, cela faisait tout
de même que, dirigé d'une façon peut-être nécessaire, il l'était
sur quelque chose de plus vaste qu'un individu, sur un genre de femmes,
et cela ôtait toute nécessité à mon amour pour Albertine. La femme
dont nous avons le visage devant nous plus constamment que la lumière
elle-même, puisque, même les yeux fermés, nous ne cessons pas un
instant de chérir ses beaux yeux, son beau nez, d'arranger tous les
moyens pour les revoir, cette femme unique, nous savons bien que c'eût
été une autre qui l'eût été pour nous si nous avions été dans une
autre ville que celle où nous l'avons rencontrée, si nous nous étions
promenés dans d'autres quartiers, si nous avions fréquenté un autre
salon. Unique, croyons-nous, elle est innombrable. Et pourtant elle est
compacte, indestructible devant nos yeux qui l'aiment, irremplaçable
pendant très longtemps par une autre. C'est que cette femme n'a fait
que susciter par des sortes d'appels magiques mille éléments de
tendresse existant en nous à l'état fragmentaire et qu'elle a
assemblés, unis, effaçant toute cassure entre eux, c'est nous-mêmes
qui en lui donnant ses traits avons fourni toute la matière solide de
la personne aimée. De là vient que même si nous ne sommes qu'un entre
mille pour elle et peut-être le dernier de tous, pour nous, elle est la
seule et celle vers qui tend toute notre vie. Certes même j'avais bien
senti que cet amour n'était pas nécessaire non seulement parce qu'il
eût pu se former avec Mlle de Stermaria, mais même sans cela en le
connaissant lui-même, en le retrouvant trop pareil à ce qu'il avait
été pour d'autres, et aussi en le sentant plus vaste qu'Albertine,
l'enveloppant, ne la connaissant pas, comme une marée autour d'un mince
brisant. Mais peu à peu à force de vivre avec Albertine, les chaînes
que j'avais forgées moi-même, je ne pouvais plus m'en dégager,
l'habitude d'associer la personne d'Albertine au sentiment qu'elle
n'avait pas inspiré me faisait pourtant croire qu'il était spécial à
elle, comme l'habitude donne à la simple association d'idées entre
deux phénomènes, à ce que prétend une certaine école philosophique,
la force, la nécessité illusoires d'une loi de causalité. J'avais cru
que mes relations, ma fortune, me dispenseraient de souffrir, et
peut-être trop efficacement puisque cela me semblait me dispenser de
sentir, d'aimer, d'imaginer; j'enviais une pauvre fille de campagne à
qui l'absence de relations, même de télégraphe, donne de longs mois
de rêves après un chagrin qu'elle ne peut artificiellement endormir.
Or je me rendais compte maintenant que si pour Mme de Guermantes
comblée de tout ce qui pouvait rendre infinie la distance entre elle et
moi, j'avais vu cette distance brusquement supprimée par l'opinion que
les avantages sociaux ne sont que matière inerte et transformable,
d'une façon semblable quoique inverse, mes relations, ma fortune, tous
les moyens matériels dont tant ma situation que la civilisation de mon
époque me faisait profiter, n'avaient fait que reculer l'échéance de
la lutte corps à corps avec la volonté contraire, inflexible
d'Albertine sur laquelle aucune pression n'avait agi. Sans doute j'avais
pu échanger des dépêches, des communications téléphoniques avec
Saint-Loup, être en rapports constants avec le bureau de Tours, mais
leur attente n'avait-elle pas été inutile, leur résultat nul. Et les
filles de la campagne, sans avantages sociaux, sans relations, ou les
humains avant les perfectionnements de la civilisation ne souffrent-ils
pas moins, parce qu'on désire moins, parce qu'on regrette moins ce
qu'on a toujours su inaccessible et qui est resté à cause de cela
comme irréel. On désire plus la personne qui va se donner;
l'espérance anticipe la possession; mais le regret aussi est un
amplificateur du désir. Le refus de Mlle de Stermaria de venir dîner
à l'île du Bois est ce qui avait empêché que ce fût elle que
j'aimasse. Cela eût pu suffire aussi à me la faire aimer, si ensuite
je l'avais revue à temps. Aussitôt que j'avais su qu'elle ne viendrait
pas, envisageant l'hypothèse invraisemblable--et qui s'était
réalisée--que peut-être quelqu'un était jaloux d'elle et
l'éloignait des autres, que je ne la reverrais jamais, j'avais tant
souffert que j'aurais tout donné pour la voir, et c'est une des plus
grandes angoisses que j'eusse connues que l'arrivée de Saint-Loup avait
apaisée. Or à partir d'un certain âge nos amours, nos maîtresses
sont filles de notre angoisse; notre passé, et les lésions physiques
où il s'est inscrit, déterminent notre avenir. Pour Albertine en
particulier, qu'il ne fût pas nécessaire que ce fût elle que
j'aimasse, était, même sans ces amours voisines, inscrit dans
l'histoire de mon amour pour elle, c'est-à-dire pour elle et ses
amies. Car ce n'était même pas un amour comme celui pour Gilberte mais
créé par division entre plusieurs jeunes filles. Que ce fût à cause
d'elle et parce qu'elles me paraissaient quelque chose d'analogue à
elle que je me fusse plu avec ses amies, il était possible. Toujours
est-il que pendant bien longtemps l'hésitation entre toutes fut
possible, mon choix se promenait de l'une à l'autre, et quand je
croyais préférer celle-ci, il suffisait que celle-là me laissât
attendre, refusât de me voir pour que j'eusse pour elle un commencement
d'amour. Bien des fois à cette époque lorsque Andrée devait venir me
voir à Balbec, si un peu avant la visite d'Andrée, Albertine me
manquait de parole, mon cœur ne cessait plus de battre, je croyais ne
jamais la revoir et c'était elle que j'aimais. Et quand Andrée venait
c'était sérieusement que je lui disais (comme je le lui dis à Paris
après que j'eus appris qu'Albertine avait connu Mlle Vinteuil) ce
qu'elle pouvait croire dit exprès, sans sincérité, ce qui aurait
été dit en effet et dans les mêmes termes si j'avais été heureux la
veille avec Albertine: «Hélas si vous étiez venue plus tôt,
maintenant j'en aime une autre. » Encore dans ce cas d'Andrée,
remplacée par Albertine quand j'avais su que celle-ci avait connu Mlle
Vinteuil, l'amour avait été alternatif et par conséquent en somme il
n'y en avait eu qu'un à la fois. Mais il s'était produit tel cas
auparavant où je m'étais à demi brouillé avec deux des jeunes
filles. Celle qui ferait les premiers pas me rendrait le calme, c'est
l'autre que j'aimerais, si elle restait brouillée, ce qui ne veut pas
dire que ce n'est pas avec la première que je me lierais
définitivement, car elle me consolerait--bien qu'inefficacement--de la
dureté de la seconde, de la seconde que je finirais par oublier si elle
ne revenait plus. Or il arrivait que persuadé que l'une ou l'autre au
moins allait revenir à moi, aucune des deux pendant quelque temps ne le
faisait. Mon angoisse était donc double, et double mon amour, me
réservant de cesser d'aimer celle qui reviendrait, mais souffrant
jusque-là par toutes les deux. C'est le lot d'un certain âge qui peut
venir très tôt qu'on soit rendu moins amoureux par un être que par un
abandon, où de cet être on finit par ne plus savoir qu'une chose, sa
figure étant obscurcie, son âme inexistante, votre préférence toute
récente et inexpliquée, c'est, qu'on aurait besoin pour ne plus
souffrir qu'il vous fît dire: «Me recevriez-vous? » Ma séparation
d'avec Albertine le jour où Françoise m'avait dit: «Mademoiselle
Albertine est partie» était comme une allégorie de tant d'autres
séparations. Car bien souvent pour que nous découvrions que nous
sommes amoureux, peut-être même pour que nous le devenions, il faut
qu'arrive le jour de la séparation. Dans ce cas où c'est une attente
vaine, un mot de refus qui fixe un choix, l'imagination fouettée par la
souffrance va si vite dans son travail, fabrique avec une rapidité si
folle un amour à peine commencé et qui restait informe, destiné à
rester à l'état d'ébauche depuis des mois, que par instants
l'intelligence qui n'a pu rattraper le cœur, s'étonne, s'écrie:
«Mais tu es fou, dans quelles pensées nouvelles vis-tu si
douloureusement? Tout cela n'est pas la vie réelle». Et en effet à ce
moment-là, si on n'était pas relancé par l'infidèle, de bonnes
distractions qui nous calmeraient physiquement le cœur suffiraient pour
faire avorter l'amour. En tous cas si cette vie avec Albertine n'était
pas dans son essence nécessaire, elle m'était devenue indispensable.
J'avais tremblé quand j'avais aimé Mme de Guermantes parce que je me
disais qu'avec ses trop grands moyens de séduction, non seulement de
beauté mais de situation, de richesse, elle serait trop libre d'être
à trop de gens, que j'aurais trop peu de prise sur elle. Albertine
étant pauvre, obscure, devait être désireuse de m'épouser. Et
pourtant je n'avais pu la posséder pour moi seul. Que ce soient les
conditions sociales, les prévisions de la sagesse, en vérité, on n'a
pas de prises sur la vie d'un autre être. Pourquoi ne m'avait-elle pas
dit: «J'ai ces goûts», j'aurais cédé, je lui aurais permis de les
satisfaire. Dans un roman que j'avais lu il y avait une femme qu'aucune
objurgation de l'homme qui l'aimait ne pouvait décider à parler. En le
lisant j'avais trouvé cette situation absurde; j'aurais moi, me
disais-je, forcé la femme à parler d'abord, ensuite nous nous serions
entendus; à quoi bon ces malheurs inutiles? Mais je voyais maintenant
que nous ne sommes pas libres de ne pas nous les forger et que nous
avons beau connaître notre volonté, les autres êtres ne lui
obéissent pas.
Et pourtant ces douloureuses, ces inéluctables vérités qui nous
dominaient et pour lesquelles nous étions aveugles, vérité de nos
sentiments, vérité de notre destin, combien de fois sans le savoir,
sans le vouloir, nous les avions dites en des paroles crues sans doute
mensongères par nous mais auxquelles l'événement avait donné après
coup leur valeur prophétique. Je me rappelais bien des mots que l'un et
l'autre nous avions prononcés sans savoir alors la vérité qu'ils
contenaient, même que nous avions dits en croyant nous jouer la
comédie et dont la fausseté était bien mince, bien peu intéressante,
toute confinée dans notre pitoyable insincérité auprès de ce qu'ils
contenaient à notre insu. Mensonges, erreurs, en deçà de la réalité
profonde que nous n'apercevions pas, Vérité au delà, vérité de nos
caractères dont les lois essentielles nous échappent et demandent le
temps pour se révéler, vérité de nos destins aussi. J'avais cru
mentir quand je lui avais dit à Balbec: «Plus je vous verrai, plus je
vous aimerai» (et pourtant c'était cette intimité de tous les
instants qui, par le moyen de la jalousie, m'avait tant attaché à
elle), «Je sais que je pourrais être utile à votre esprit»; à
Paris: «Tâchez d'être prudente. Pensez s'il vous arrivait un accident
je ne m'en consolerais pas» et elle: «Mais il peut m'arriver un
accident», à Paris le soir où j'avais fait semblant de vouloir la
quitter: «Laissez-moi vous regarder encore puisque bientôt je ne vous
verrai plus, et que ce sera pour jamais. » Et elle quand ce même soir
elle avait regardé autour d'elle: «Dire que je ne verrai plus cette
chambre, ces livres, ce pianola, toute cette maison, je ne peux pas le
croire et pourtant c'est vrai. » Dans ses dernières lettres enfin,
quand elle avait écrit--probablement en se disant «Je fais du
chiqué»:--«Je vous laisse le meilleur de moi-même» (et n'était-ce
pas en effet maintenant à la fidélité, aux forces, fragiles hélas
aussi, de ma mémoire qu'étaient confiées son intelligence, sa bonté,
sa beauté? ) et «cet instant deux fois crépusculaire puisque le jour
tombait et que nous allions nous quitter, ne s'effacera de mon esprit
que quand il sera envahi par la nuit complète», cette phrase écrite
la veille du jour où en effet son esprit avait été envahi par la nuit
complète et où peut-être bien dans ces dernières lueurs si rapides
mais que l'anxiété du moment divise jusqu'à l'infini, elle avait
peut-être bien revu notre dernière promenade et dans cet instant où
tout nous abandonne et où on se crée une foi, comme les athées
deviennent chrétiens sur le champ de bataille, elle avait peut-être
appelé au secours l'ami si souvent maudit mais si respecté par elle,
qui lui-même--car toutes les religions se ressemblent--avait la
cruauté de souhaiter qu'elle eût eu aussi le temps de se reconnaître,
de lui donner sa dernière pensée, de se confesser enfin à lui, de
mourir en lui. Mais à quoi bon, puisque si même, alors, elle avait eu
le temps de se reconnaître, nous n'avions compris l'un et l'autre où
était notre bonheur, ce que nous aurions dû faire, que quand ce
bonheur, que parce que ce bonheur n'était plus possible, que nous ne
pouvions plus le réaliser. Tant que les choses sont possibles on les
diffère, et elles ne peuvent prendre cette puissance d'attraits et
cette apparente aisance de réalisation que quand projetées dans le
vide idéal de l'imagination, elles sont soustraites à la submersion
alourdissante, enlaidissante du milieu vital. L'idée qu'on mourra est
plus cruelle que mourir, mais moins que l'idée qu'un autre est mort,
que, redevenue plane après avoir englouti un être, s'étend, sans
même un remous à cette place-là, une réalité d'où cet être est
exclu, où n'existe plus aucun vouloir, aucune connaissance, et de
laquelle il est aussi difficile de remonter à l'idée que cet être a
vécu, qu'il est difficile, du souvenir encore tout récent de sa vie,
de penser qu'il est assimilable aux images sans consistance, aux
souvenirs laissés par les personnages d'un roman qu'on a lu.
Du moins j'étais heureux qu'avant de mourir, elle m'eût écrit cette
lettre, et surtout envoyé la dernière dépêche qui me prouvait
qu'elle fût revenue si elle eût vécu. Il me semblait que c'était non
seulement plus doux, mais plus beau ainsi, que l'événement eût été
incomplet sans ce télégramme, eût eu moins figure d'art et de destin.
En réalité il l'eût eu tout autant s'il eût été autre; car tout
événement est comme un moule d'une forme particulière, et, quel qu'il
soit, il impose, à la série des faits qu'il est venu interrompre et
semble en conclure, un dessin que nous croyons le seul possible parce
que nous ne connaissons pas celui qui eût pu lui être substitué. Je
me répétais: «Pourquoi ne m'avait-elle pas dit: «J'ai ces goûts»,
j'aurais cédé, je lui aurais permis de les satisfaire, en ce moment je
l'embrasserais encore». Quelle tristesse d'avoir à me rappeler qu'elle
m'avait ainsi menti en me jurant trois jours avant de me quitter qu'elle
n'avait jamais eu avec l'amie de Mlle Vinteuil, ces relations qu'au
moment où Albertine me le jurait, sa rougeur avait confessées. Pauvre
petite, elle avait eu du moins l'honnêteté de ne pas vouloir jurer que
le plaisir de revoir Mlle Vinteuil n'entrait pour rien dans son désir
d'aller ce jour-là chez les Verdurin. Pourquoi n'était-elle pas allée
jusqu'au bout de son aveu, et avait-elle inventé alors ce roman
inimaginable? Peut-être du reste était-ce un peu ma faute si elle
n'avait jamais malgré toutes mes prières qui venaient se briser à sa
dénégation, voulu me dire: «j'ai ces goûts. » C'était peut-être un
peu ma faute parce que à Balbec le jour où après la visite de Mme de
Cambremer j'avais eu ma première explication avec Albertine et où
j'étais si loin de croire qu'elle pût avoir en tous cas autre chose
qu'une amitié trop passionnée avec Andrée, j'avais exprimé avec trop
de violence mon dégoût pour ce genre de mœurs, je les avais
condamnées d'une façon trop catégorique. Je ne pouvais me rappeler si
Albertine avait rougi quand j'avais naïvement proclamé mon horreur de
cela, je ne pouvais me le rappeler, car ce n'est souvent que longtemps
après que nous voudrions bien savoir quelle attitude eut une personne
à un moment où nous n'y fîmes nullement attention et qui, plus tard,
quand nous repensons à notre conversation, éclaircirait une
difficulté poignante. Mais dans notre mémoire il y a une lacune, il
n'y a pas trace de cela. Et bien souvent nous n'avons pas fait assez
attention, au moment même, aux choses qui pouvaient déjà nous
paraître importantes, nous n'avons pas bien entendu une phrase, nous
n'avons pas noté un geste, ou bien nous les avons oubliés. Et quand
plus tard, avides de découvrir une vérité, nous remontons de
déduction en déduction, feuilletant notre mémoire comme un recueil de
témoignages, quand nous arrivons à cette phrase, à ce geste,
impossible de nous rappeler, nous recommençons vingt fois le même
trajet mais inutilement: le chemin ne va pas plus loin. Avait-elle
rougi? Je ne savais si elle avait rougi, mais elle n'avait pas pu ne pas
entendre, et le souvenir de ces paroles l'avait plus tard arrêtée
quand peut-être elle avait été sur le point de se confesser à moi.
Et maintenant elle n'était plus nulle part, j'aurais pu parcourir la
terre d'un pôle à l'autre sans rencontrer Albertine. La réalité qui
s'était refermée sur elle était redevenue unie, avait effacé
jusqu'à la trace de l'être qui avait coulé à fond. Elle n'était
plus qu'un nom, comme cette Mme de Charlus dont disaient avec
indifférence: «Elle était délicieuse» ceux qui l'avaient connue.
Mais je ne pouvais pas concevoir plus d'un instant l'existence de cette
réalité dont Albertine n'avait pas conscience, car en moi mon amie
existait trop, en moi où tous les sentiments, toutes les pensées se
rapportaient à sa vie. Peut-être si elle l'avait su, eût-elle été
touchée de voir que son ami ne l'oubliait pas, maintenant que sa vie à
elle était finie et elle eût été sensible à des choses qui
auparavant l'eussent laissée indifférente. Mais comme on voudrait
s'abstenir d'infidélités, si secrètes fussent-elles, tant on craint
que celle qu'on aime ne s'en abstienne pas, j'étais effrayé de
penser que si les morts vivent quelque part, ma grand'mère connaissait
aussi bien mon oubli, qu'Albertine mon souvenir. Et tout compte fait,
même pour une même morte, est-on sûr que la joie qu'on aurait
d'apprendre qu'elle sait certaines choses balancerait l'effroi de penser
qu'elle les sait toutes; et, si sanglant que soit le sacrifice, ne
renoncerions-nous pas quelquefois à garder après leur mort comme amis
ceux que nous avons aimés de peur de les avoir aussi pour juges.
Mes curiosités jalouses de ce qu'avait pu faire Albertine étaient
infinies. J'achetai combien de femmes qui ne m'apprirent rien. Si ces
curiosités étaient si vivaces, c'est que l'être ne meurt pas tout de
suite pour nous, il reste baigné d'une espèce d'aura de vie qui n'a
rien d'une immortalité véritable mais qui fait qu'il continue à
occuper nos pensées de la même manière que quand il vivait.
qui croyait se bien connaître. Comme on sait peu ce qu'on a dans le
cœur. Comme, un peu plus tard, s'il avait été encore vivant, j'aurais
pu lui apprendre que son souhait, autant que criminel, était absurde,
que la mort de celle qu'il aimait ne l'eût délivré de rien.
Je laissai toute fierté vis-à-vis d'Albertine, je lui envoyai un
télégramme désespéré lui demandant de revenir à n'importe quelles
conditions, qu'elle ferait tout ce qu'elle voudrait, que je demandais
seulement à l'embrasser une minute trois fois par semaine avant qu'elle
se couche. Et elle eût dit une fois seulement, que j'eusse accepté une
fois. Elle ne revint jamais. Mon télégramme venait de partir que j'en
reçus un. Il était de Mme Bontemps. Le monde n'est pas créé une fois
pour toutes pour chacun de nous. Il s'y ajoute au cours de la vie des
choses que nous ne soupçonnions pas. Ah! ce ne fut pas la suppression
de la souffrance que produisirent en moi les deux premières lignes du
télégramme: «Mon pauvre ami, notre petite Albertine n'est plus,
pardonnez-moi de vous dire cette chose affreuse, vous qui l'aimiez tant.
Elle a été jetée par son cheval contre un arbre pendant une
promenade. Tous nos efforts n'ont pu la ranimer. Que ne suis-je morte à
sa place? » Non, pas la suppression de la souffrance, mais une
souffrance inconnue, celle d'apprendre qu'elle ne reviendrait pas. Mais
ne m'étais-je pas dit plusieurs fois qu'elle ne reviendrait peut-être
pas? Je me l'étais dit en effet, mais je m'apercevais maintenant que
pas un instant je ne l'avais cru. Comme j'avais besoin de sa présence,
de ses baisers pour supporter le mal que me faisaient mes soupçons,
j'avais pris depuis Balbec l'habitude d'être toujours avec elle. Même
quand elle était sortie, quand j'étais seul je l'embrassais encore.
J'avais continué depuis, qu'elle était en Touraine. J'avais moins
besoin de sa fidélité que de son retour. Et si ma raison pouvait
impunément le mettre quelquefois en doute, mon imagination ne cessait
pas un instant de me le représenter. Instinctivement je passai ma main
sur mon cou, sur mes lèvres qui se voyaient embrassés par elle depuis
qu'elle était partie et qui ne le seraient jamais plus, je passai ma
main sur eux, comme maman m'avait caressé à la mort de ma grand'mère
en me disant: «Mon pauvre petit, ta grand'mère qui t'aimait tant, ne
t'embrassera plus. » Toute ma vie à venir se trouvait arrachée de mon
cœur. Ma vie à venir? Je n'avais donc pas pensé quelquefois à la
vivre sans Albertine? Mais non! Depuis longtemps, je lui avais donc
voué toutes les minutes de ma vie jusqu'à ma mort? Mais bien sûr! Cet
avenir indissoluble d'elle je n'avais pas su l'apercevoir, mais
maintenant qu'il venait d'être descellé, je sentais la place qu'il
tenait dans mon cœur béant. Françoise qui ne savait encore rien,
entra dans ma chambre; d'un air furieux, je lui criai: «Qu'est-ce qu'il
y a? » Alors (il y a quelquefois des mots qui mettent une réalité
différente à la même place que celle qui est près de nous, ils nous
étourdissent tout autant qu'un vertige), elle me dit: «Monsieur n'a
pas besoin d'avoir l'air fâché. Il va être au contraire bien content.
Ce sont deux lettres de Mademoiselle Albertine. » Je sentis, après, que
j'avais dû avoir les yeux de quelqu'un dont l'esprit perd l'équilibre.
Je ne fus même pas heureux, ni incrédule. J'étais comme quelqu'un qui
voit la même place de sa chambre occupée par un canapé et par une
grotte: rien ne lui paraissant plus réel, il tombe par terre. Les deux
lettres d'Albertine avaient dû être écrites à quelques heures de
distance, peut-être en même temps, et peu de temps avant la promenade
où elle était morte. La première disait: «Mon ami, je vous remercie
de la preuve de confiance que vous me donnez en me disant votre
intention de faire venir Andrée chez vous. Je sais qu'elle acceptera
avec joie et je crois que ce sera très heureux pour elle. Douée comme
elle est, elle saura profiter de la compagnie d'un homme tel que vous et
de l'admirable influence que vous savez prendre sur un être. Je crois
que vous avez eu là une idée d'où peut naître autant de bien pour
elle que pour vous. Aussi, si elle faisait l'ombre d'une difficulté (ce
que je ne crois pas), télégraphiez-moi, je me charge d'agir sur
elle. » La seconde était datée d'un jour plus tard. En réalité elle
avait dû les écrire à peu d'instants l'une de l'autre, peut-être
ensemble, et antidater la première. Car tout le temps j'avais imaginé
dans l'absurde ses intentions qui n'avaient été que de revenir auprès
de moi et que quelqu'un de désintéressé dans la chose, un homme sans
imagination, le négociateur d'un traité de paix, le marchand qui
examine une transaction, eussent mieux jugées que moi. Elle ne
contenait que ces mots: «Serait-il trop tard pour que je revienne chez
vous? Si vous n'avez pas encore écrit à Andrée, consentiriez-vous à
me reprendre? Je m'inclinerai devant votre décision, je vous supplie de
ne pas tarder à me la faire connaître, vous pensez avec quelle
impatience je l'attends. Si c'était que je revienne, je prendrais le
train immédiatement. De tout cœur à vous, Albertine. »
Pour que la mort d'Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût
fallu que le choc l'eût tuée non seulement en Touraine, mais en moi.
Jamais elle n'y avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un être
a été obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du temps; ne
nous apparaissant que par minutes successives, il n'a jamais pu nous
livrer de lui qu'un seul aspect à la fois, nous débiter de lui qu'une
seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être de
consister en une simple collection de moments; grande force aussi; il
relève de la mémoire, et la mémoire d'un moment n'est pas instruite
de tout ce qui s'est passé depuis; ce moment qu'elle a enregistré dure
encore, vit encore et avec lui l'être qui s'y profilait. Et puis cet
émiettement ne fait pas seulement vivre la morte, il la multiplie. Pour
me consoler ce n'est pas une, ce sont d'innombrables Albertine que
j'aurais dû oublier. Quand j'étais arrivé à supporter le chagrin
d'avoir perdu celle-ci, c'était à recommencer avec une autre, avec
cent autres.
Alors ma vie fut entièrement changée. Ce qui en avait fait, et non à
cause d'Albertine, parallèlement à elle, quand j'étais seul, la
douceur, c'était justement à l'appel de moments identiques la
perpétuelle renaissance de moments anciens. Par le bruit de la pluie
m'était rendue l'odeur des lilas de Combray, par la mobilité du soleil
sur le balcon, les pigeons des Champs-Élysées, par l'assourdissement
des bruits dans la chaleur de la matinée, la fraîcheur des cerises, le
désir de la Bretagne ou de Venise par le bruit du vent et le retour de
Pâques. L'été venait, les jours étaient longs, il faisait chaud.
C'était le temps où de grand matin élèves et professeurs vont dans
les jardins publics préparer les derniers concours sous les arbres,
pour recueillir la seule goutte de fraîcheur que laisse tomber un ciel
moins enflammé que dans l'ardeur du jour, mais déjà aussi
stérilement pur. De ma chambre obscure, avec un pouvoir d'évocation
égal à celui d'autrefois, mais qui ne me donnait plus que de la
souffrance, je sentais que dehors, dans la pesanteur de l'air, le soleil
déclinant mettait sur la verticalité des maisons, des églises, un
fauve badigeon. Et si Françoise en revenant dérangeait sans le vouloir
les plis des grands rideaux, j'étouffais un cri à la déchirure que
venait de faire en moi ce rayon de soleil ancien qui m'avait fait
paraître belle la façade neuve de Bricqueville l'orgueilleuse, quand
Albertine m'avait dit: «Elle est restaurée. » Ne sachant comment
expliquer mon soupir à Françoise, je lui disais: «Ah! j'ai soif. »
Elle sortait, rentrait, mais je me détournais violemment, sous la
décharge douloureuse d'un des mille souvenirs invisibles qui à tout
moment éclataient autour de moi dans l'ombre: je venais de voir qu'elle
avait apporté du cidre et des cerises qu'un garçon de ferme nous avait
apportés dans la voiture, à Balbec, espèces sous lesquelles j'aurais
communié le plus parfaitement, jadis, avec l'arc-en-ciel des salles à
manger obscures par les jours brûlants. Alors je pensai pour la
première fois à la ferme des Écorres, et je me dis que certains jours
où Albertine me disait à Balbec ne pas être libre, être obligée de
sortir avec sa tante, elle était peut-être avec telle de ses amies
dans une ferme où elle savait que je n'avais pas mes habitudes, et que
pendant qu'à tout hasard je l'attendais à Marie-Antoinette où on
m'avait dit: «Nous ne l'avons pas vue aujourd'hui», elle usait avec
son amie des mêmes mots qu'avec moi quand nous sortions tous les deux:
«Il n'aura pas l'idée de nous chercher ici et comme cela nous ne
serons plus dérangées. » Je disais à Françoise de refermer les
rideaux pour ne plus voir ce rayon de soleil. Mais il continuait à
filtrer, aussi corrosif, dans ma mémoire. «Elle ne me plaît pas, elle
est restaurée, mais nous irons demain à Saint-Martin le Vêtu,
après-demain à. . . » Demain, après-demain, c'était un avenir de vie
commune, peut-être pour toujours qui commençait, mon cœur s'élança
vers lui, mais il n'était plus là, Albertine était morte.
Je demandai l'heure à Françoise. Six heures. Enfin Dieu merci allait
disparaître cette lourde chaleur dont autrefois je me plaignais avec
Albertine, et que nous aimions tant. La journée prenait fin. Mais
qu'est-ce que j'y gagnais? La fraîcheur du soir se levait, c'était le
coucher du soleil; dans ma mémoire au bout d'une route que nous
prenions ensemble pour rentrer, j'apercevais, plus loin que le dernier
village, comme une station distante, inaccessible pour le soir même où
nous nous arrêterions à Balbec, toujours ensemble. Ensemble alors,
maintenant il fallait s'arrêter court devant ce même abîme, elle
était morte. Ce n'était plus assez de fermer les rideaux, je tâchais
de boucher les yeux et les oreilles de ma mémoire, pour ne pas voir
cette bande orangée du couchant, pour ne pas entendre ces invisibles
oiseaux qui se répondaient d'un arbre à l'autre de chaque côté de
moi qu'embrassait alors si tendrement celle qui maintenant était morte.
Je tâchais d'éviter ces sensations que donnent l'humidité des
feuilles dans le soir, la montée et la descente des routes à dos
d'âne. Mais déjà ces sensations m'avaient ressaisi, ramené assez
loin du moment actuel afin qu'eût tout le recul, tout l'élan
nécessaire pour me frapper de nouveau, l'idée qu'Albertine était
morte. Ah! jamais je n'entrerais plus dans une forêt, je ne me
promènerais plus entre des arbres. Mais les grandes plaines me
seraient-elles moins cruelles? Que de fois j'avais traversé pour aller
chercher Albertine, que de fois j'avais repris au retour avec elle la
grande plaine de Cricqueville, tantôt par des temps brumeux où
l'inondation du brouillard nous donnait l'illusion d'être entourés
d'un lac immense, tantôt par des soirs limpides où le clair de lune,
dématérialisant la terre, la faisant paraître à deux pas céleste,
comme elle n'est, pendant le jour, que dans les lointains, enfermait les
champs, les bois avec le firmament auquel il les avait assimilés, dans
l'agate arborisée d'un seul azur.
Françoise devait être heureuse de la mort d'Albertine, et il faut lui
rendre la justice que par une sorte de convenance et de tact elle ne
simulait pas la tristesse. Mais les lois non écrites de son antique
code et sa tradition de paysanne médiévale qui pleure comme aux
chansons de gestes étaient plus anciennes que sa haine d'Albertine et
même d'Eulalie. Aussi une de ces fins d'après-midi-là, comme je ne
cachais pas assez rapidement ma souffrance, elle aperçut mes larmes,
servie par son instinct d'ancienne petite paysanne qui autrefois lui
faisait capturer et faire souffrir les animaux, n'éprouver que de la
gaîté à étrangler les poulets et à faire cuire vivants les homards
et, quand j'étais malade, à observer, comme les blessures qu'elle eût
infligées à une chouette, ma mauvaise mine, qu'elle annonçait ensuite
sur un ton funèbre et comme un présage de malheur. Mais son
«coutumier» de Combray ne lui permettait pas de prendre légèrement
les larmes, le chagrin, choses qu'elle jugeait aussi funestes que
d'ôter sa flanelle ou de manger à contre-cœur. «Oh! non, Monsieur,
il ne faut pas pleurer comme cela, cela vous ferait mal. » Et en voulant
arrêter mes larmes elle avait l'air aussi inquiet que si c'eût été
des flots de sang. Malheureusement je pris un air froid qui coupa court
aux effusions qu'elle espérait et qui du reste eussent peut-être été
sincères. Peut-être en était il pour elle d'Albertine comme d'Eulalie
et maintenant que mon amie ne pouvait plus tirer de moi aucun profit,
Françoise avait-elle cessé de la haïr. Elle tint à me montrer
pourtant qu'elle se rendait bien compte que je pleurais et que, suivant
seulement le funeste exemple des miens, je ne voulais pas «faire
voir». «Il ne faut pas pleurer, Monsieur», me dit-elle d'un ton cette
fois plus calme, et plutôt pour me montrer sa clairvoyance que pour me
témoigner sa pitié. Et elle ajouta: «Ça devait arriver, elle était
trop heureuse, la pauvre, elle n'a pas su connaître son bonheur. »
Que le jour est lent à mourir par ces soirs démesurés de l'été. Un
pâle fantôme de la maison d'en face continuait indéfiniment à
aquareller sur le ciel sa blancheur persistante. Enfin il faisait nuit
dans l'appartement, je me cognais aux meubles de l'antichambre, mais
dans la porte de l'escalier, au milieu du noir que je croyais total, la
partie vitrée était translucide et bleue, d'un bleu de fleur, d'un
bleu d'aile d'insecte, d'un bleu qui m'eût semblé beau si je n'avais
senti qu'il était un dernier reflet, coupant comme un acier, un coup
suprême que dans sa cruauté infatigable me portait encore le jour.
L'obscurité complète finissait pourtant par venir, mais alors il
suffisait d'une étoile vue à côté de l'arbre de la cour pour me
rappeler nos départs en voiture, après le dîner, pour les bois de
Chantepie, tapissés par le clair de lune. Et même dans les rues, il
m'arrivait d'isoler sur le dos d'un banc, de recueillir la pureté
naturelle d'un rayon de lune au milieu des lumières artificielles de
Paris,--de Paris sur lequel il faisait régner, en faisant rentrer un
instant, pour mon imagination, la ville dans la nature, avec le silence
infini des champs évoqués, le souvenir douloureux des promenades que
j'y avais faites avec Albertine. Ah! quand la nuit finirait-elle? Mais
à la première fraîcheur de l'aube je frissonnais, car celle-ci avait
ramené en moi la douceur de cet été, où, de Balbec à Incarville,
d'Incarville à Balbec, nous nous étions tant de fois reconduits l'un
l'autre jusqu'au petit jour. Je n'avais plus qu'un espoir pour
l'avenir--espoir bien plus déchirant qu'une crainte,--c'était
d'oublier Albertine. Je savais que je l'oublierais un jour, j'avais bien
oublié Gilberte, Mme de Guermantes, j'avais bien oublié ma
grand'mère. Et c'est notre plus juste et plus cruel châtiment de
l'oubli si total, paisible comme ceux des cimetières, par quoi nous
nous sommes détachés de ceux que nous n'aimons plus, que nous
entrevoyions ce même oubli comme inévitable à l'égard de ceux que
nous aimons encore. À vrai dire nous savons qu'il est un état non
douloureux, un état d'indifférence. Mais ne pouvant penser à la fois
à ce que j'étais et à ce que je serais, je pensais avec désespoir à
tout ce tégument de caresses, de baisers, de sommeils amis, dont il
faudrait bientôt me laisser dépouiller pour jamais. L'élan de ces
souvenirs si tendres venant se briser contre l'idée qu'Albertine était
morte, m'oppressait par l'entrechoc de flux si contrariés que je ne
pouvais rester immobile; je me levais, mais tout d'un coup je
m'arrêtais, terrassé; le même petit jour que je voyais, au moment où
je venais de quitter Albertine, encore radieux et chaud de ses baisers,
venait tirer au-dessus des rideaux sa lame maintenant sinistre, dont la
blancheur froide, implacable et compacte entrait, me donnant comme un
coup de couteau.
Bientôt les bruits de la rue allaient commencer, permettant de lire à
l'échelle qualitative de leurs sonorités, le degré de la chaleur sans
cesse accrue où ils retentiraient. Mais dans cette chaleur qui quelques
heures plus tard s'imbiberait de l'odeur des cerises, ce que je trouvais
(comme dans un remède que le remplacement d'une des parties composantes
par une autre suffît pour rendre, d'un euphorique et d'un excitatif
qu'il était, un déprimant), ce n'était plus le désir des femmes mais
l'angoisse du départ d'Albertine. D'ailleurs le souvenir de tous mes
désirs était aussi imprégné d'elle, et de souffrance, que le
souvenir des plaisirs. Cette Venise où j'avais cru que sa présence me
serait importune (sans doute parce que je sentais confusément qu'elle
m'y serait nécessaire), maintenant qu'Albertine n'était plus, j'aimais
mieux n'y pas aller. Albertine m'avait semblé un obstacle interposé
entre moi et toutes choses, parce qu'elle était pour moi leur contenant
et que c'est d'elle, comme d'un vase, que je pouvais les recevoir.
Maintenant que ce vase était détruit, je ne me sentais plus le courage
de les saisir; il n'y en avait plus une seule dont je ne me
détournasse, abattu, préférant n'y pas goûter. De sorte que ma
séparation d'avec elle n'ouvrait nullement pour moi le champ des
plaisirs possibles que j'avais cru m'être fermé par sa présence.
D'ailleurs l'obstacle que sa présence avait peut-être été en effet
pour moi à voyager, à jouir de la vie, m'avait seulement, comme il
arrive toujours, masqué les autres obstacles, qui reparaissaient
intacts maintenant que celui-là avait disparu. C'est de cette façon
qu'autrefois, quand quelque visite aimable m'empêchait de travailler,
si le lendemain je restais seul, je ne travaillais pas davantage. Qu'une
maladie, un duel, un cheval emporté, nous fassent voir la mort de
près, nous aurions joui richement de la vie, de la volupté, des pays
inconnus dont nous allons être privés. Et une fois le danger passé,
ce que nous retrouverons c'est la même vie morne où rien de tout cela
n'existait pour nous.
Sans doute ces nuits si courtes durent peu. L'hiver finirait par
revenir, où je n'aurais plus à craindre le souvenir des promenades
avec elle jusqu'à l'aube trop tôt levée. Mais les premières gelées
ne me rapporteraient-elles pas, conservées dans leur glace, le germe de
mes premiers désirs, quand à minuit je la faisais chercher, que le
temps me semblait si long jusqu'à son coup de sonnette, que je pourrais
maintenant attendre éternellement en vain? Ne me rapporteraient-elles
pas le germe de mes premières inquiétudes, quand deux fois je crus
qu'elle ne viendrait pas? Dans ce temps-là je ne la voyais que
rarement; mais même ces intervalles qu'il y avait alors entre ses
visites qui la faisaient surgir, au bout de plusieurs semaines, du sein
d'une vie inconnue que je n'essayais pas de posséder, assuraient
mon calme, en empêchant les velléités sans cesse interrompues
de ma jalousie, de se conglomérer, de faire bloc dans mon cœur.
Autant ils eussent pu être apaisants dans ce temps-là, autant,
rétrospectivement, ils étaient empreints de souffrance, depuis que ce
qu'elle avait pu faire d'inconnu pendant leur durée avait cessé de
m'être indifférent, et surtout maintenant qu'aucune visite d'elle ne
viendrait plus jamais; de sorte que ces soirs de janvier où elle venait
et qui par là m'avaient été si doux, me souffleraient maintenant dans
leur bise aigre une inquiétude que je ne connaissais pas alors, et me
rapporteraient, mais devenu pernicieux, le premier germe de mon amour.
Et en pensant que je verrais recommencer ce temps froid qui, depuis
Gilberte et mes jeux aux Champs-Élysées, m'avait toujours paru si
triste; quand je pensais que reviendraient des soirs pareils à ce soir
de neige où j'avais vainement, toute une partie de la nuit, attendu
Albertine, alors, comme un malade, se plaçant bien au point de vue du
corps, pour sa poitrine, moi, moralement, à ces moments-là, ce que je
redoutais encore le plus, pour mon chagrin, pour mon cœur, c'était le
retour des grands froids, et je me disais que ce qu'il y aurait de plus
dur à passer, ce serait peut-être l'hiver. Lié qu'il était à toutes
les saisons, pour que je perdisse le souvenir d'Albertine, il aurait
fallu que je les oubliasse toutes, quitte à recommencer à les
connaître, comme un vieillard frappé d'hémiplégie et qui rapprend à
lire; il aurait fallu que je renonçasse à tout l'univers. Seule, me
disais-je, une véritable mort de moi-même serait capable (mais elle
est impossible) de me consoler de la sienne. Je ne songeais pas que la
mort de soi-même n'est ni impossible, ni extraordinaire; elle se
consomme à notre insu, au besoin contre notre gré, chaque jour, et je
souffrirais de la répétition de toutes sortes de journées que non
seulement la nature, mais des circonstances factices, un ordre plus
conventionnel introduisent dans une saison. Bientôt reviendrait la date
où j'étais allé à Balbec l'autre été et où mon amour, qui
n'était pas encore inséparable de la jalousie et qui ne s'inquiétait
pas de ce qu'Albertine faisait toute la journée, devait subir tant
d'évolutions avant de devenir cet amour des derniers temps, si
particulier, que cette année finale, où avait commencé de changer et
où s'était terminée la destinée d'Albertine, m'apparaissait remplie,
diverse, vaste, comme un siècle. Puis ce serait le souvenir de jours
plus tardifs, mais dans des années antérieures, les dimanches de
mauvais temps, où pourtant tout le monde était sorti, dans le vide de
l'après-midi, où le bruit du vent et de la pluie m'eût invité jadis
à rester à faire le «philosophe sous les toits»; avec quelle
anxiété je verrais approcher l'heure où Albertine, si peu attendue,
était venue me voir, m'avait caressé pour la première fois,
s'interrompant pour Françoise, qui avait apporté la lampe, en ce temps
deux fois mort où c'était Albertine qui était curieuse de moi, où ma
tendresse pour elle pouvait légitimement avoir tant d'espérance. Même
à une saison plus avancée, ces soirs glorieux où les offices, les
pensionnats, entr'ouverts comme des chapelles, baignés d'une poussière
dorée, laissent la rue se couronner de ces demi-déesses qui causant
non loin de nous avec leurs pareilles, nous donnent la fièvre de
pénétrer dans leur existence mythologique, ne me rappelaient plus que
la tendresse d'Albertine, qui à côté de moi m'était un empêchement
à m'approcher d'elles.
D'ailleurs, au souvenir des heures, même purement naturelles,
s'ajouterait forcément le paysage moral qui en fait quelque chose
d'unique. Quand j'entendrais plus tard le cornet à bouquin du chevrier,
par un premier beau temps, presque italien, le même jour mélangerait
tour à tour à sa lumière l'anxiété de savoir Albertine au
Trocadéro, peut-être avec Léa et les deux jeunes filles, puis la
douceur familiale et domestique, presque commune, d'une épouse qui me
semblait alors embarrassante et que Françoise allait me ramener. Ce
message téléphonique de Françoise qui m'avait transmis l'hommage
obéissant d'Albertine revenant avec elle, j'avais cru qu'il
m'enorgueillissait. Je m'étais trompé. S'il m'avait enivré, c'est
parce qu'il m'avait fait sentir que celle que j'aimais était bien à
moi, ne vivait bien que pour moi, et même à distance, sans que j'eusse
besoin de m'occuper d'elle, me considérait comme son époux et son
maître, revenant sur un signe de moi. Et ainsi ce message
téléphonique avait été une parcelle de douceur, venant de loin,
émise de ce quartier du Trocadéro, où il se trouvait y avoir pour moi
des sources de bonheur dirigeant vers moi d'apaisantes molécules, des
baumes calmants me rendant enfin une si douce liberté d'esprit que je
n'avais plus eu, me livrant sans la restriction d'un seul souci à la
musique de Wagner--qu'à attendre l'arrivée certaine d'Albertine, sans
fièvre, avec un manque entier d'impatience où je n'avais pas su
reconnaître le bonheur. Et ce bonheur qu'elle revînt, qu'elle
m'obéît et m'appartînt, la cause en était dans l'amour, non dans
l'orgueil. Il m'eût été bien égal maintenant d'avoir à mes ordres
cinquante femmes revenant sur un signe de moi, non pas du Trocadéro,
mais des Indes. Mais ce jour-là, en sentant Albertine qui, tandis que
j'étais seul dans ma chambre à faire de la musique, venait docilement
vers moi, j'avais respiré, disséminée comme un poudroiement dans le
soleil, une de ces substances qui comme d'autres sont salutaires au
corps, font du bien à l'âme. Puis ç'avait été, une demi-heure
après, l'arrivée d'Albertine, puis la promenade avec Albertine
arrivée, promenade que j'avais crue ennuyeuse parce qu'elle était pour
moi accompagnée de certitude, mais, à cause de cette certitude même,
qui avait, à partir du moment où Françoise m'avait téléphoné
qu'elle la ramenait, coulé un calme d'or dans les heures qui avaient
suivi, en avait fait comme une deuxième journée bien différente de la
première, parce qu'elle avait un tout autre dessous moral, un dessous
moral qui en faisait une journée originale, qui venait s'ajouter à la
variété de celles que j'avais connues jusque-là, journée que je
n'eusse jamais pu imaginer--comme nous ne pourrions imaginer le repos
d'un jour d'été si de tels jours n'existaient pas dans la série de
ceux que nous avons vécus,--journée dont je ne pouvais pas dire
absolument que je me la rappelais, car à ce calme s'ajoutait maintenant
une souffrance que je n'avais pas ressentie alors. Mais bien plus tard,
quand je traversai peu à peu, en sens inverse, les temps par lesquels
j'avais passé avant d'aimer tant Albertine, quand mon cœur cicatrisé
put se séparer sans souffrance d'Albertine morte, alors je pus me
rappeler enfin sans souffrance ce jour où Albertine avait été faire
des courses avec Françoise au lieu de rester au Trocadéro; je me
rappelai avec plaisir ce jour comme appartenant à une saison morale que
je n'avais pas connue jusqu'alors; je me le rappelai enfin exactement
sans plus y ajouter de souffrance et au contraire comme on se rappelle
certains jours d'été qu'on a trouvés trop chauds quand on les a
vécus, et dont, après coup surtout, on extrait le titre sans alliage
d'or fin et d'indestructible azur.
De sorte que ces quelques années n'imposaient pas seulement au souvenir
d'Albertine, qui les rendait si douloureuses, la couleur successive, les
modalités différentes de leurs saisons ou de leurs heures, des fins
d'après-midi de juin aux soirs d'hiver, des clairs de lune sur la mer
à l'aube en rentrant à la maison, de la neige de Paris aux feuilles
mortes de Saint-Cloud, mais encore de l'idée particulière que je me
faisais successivement d'Albertine, de l'aspect physique sous lequel je
me la représentais à chacun de ces moments, de la fréquence plus ou
moins grande avec laquelle je la voyais cette saison-là, laquelle s'en
trouvait comme plus dispersée ou plus compacte, des anxiétés qu'elle
avait pu m'y causer par l'attente, du désir que j'avais à tel moment
pour elle, d'espoirs formés, puis perdus; tout cela modifiait le
caractère de ma tristesse rétrospective tout autant que les
impressions de lumière ou de parfums qui lui étaient associées et
complétait chacune des années solaires que j'avais vécues,--et qui,
rien qu'avec leurs printemps, leurs arbres, leurs brises, étaient
déjà si tristes à cause du souvenir inséparable d'elle--en la
doublant d'une sorte d'année sentimentale où les heures n'étaient pas
définies par la position du soleil, mais par l'attente d'un
rendez-vous, où la longueur des jours, où les progrès de la
température, étaient mesurés par l'essor de mes espérances, le
progrès de notre intimité, la transformation progressive de son
visage, les voyages qu'elle avait faits, la fréquence et le style des
lettres qu'elle m'avait adressées pendant une absence, sa
précipitation plus ou moins grande à me voir au retour. Et enfin, ces
changements de temps, ces jours différents, s'ils me rendaient chacun
une autre Albertine, ce n'était pas seulement par l'évocation des
moments semblables. Mais l'on se rappelle que toujours, avant même que
j'aimasse, chacune avait fait de moi un homme différent, ayant d'autres
désirs parce qu'il avait d'autres perceptions et qui, de n'avoir rêvé
que tempêtes et falaises la veille, si le jour indiscret du printemps
avait glissé une odeur de roses dans la clôture mal jointe de son
sommeil entrebâillé, s'éveillait en partance pour l'Italie. Même
dans mon amour l'état changeant de mon atmosphère morale, la pression
modifiée de mes croyances n'avaient-ils pas tel jour diminué la
visibilité de mon propre amour, ne l'avaient-ils pas tel jour
indéfiniment étendue, tel jour embellie jusqu'au sourire, tel jour
contractée jusqu'à l'orage? On n'est que par ce qu'on possède, on ne
possède que ce qui vous est réellement présent, et tant de nos
souvenirs, de nos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin
de nous-même, où nous les perdons de vue! Alors nous ne pouvons plus
les faire entrer en ligne de compte de ce total qui est notre être.
Mais ils ont des chemins secrets pour rentrer en nous. Et certains soirs
m'étant endormi sans presque plus regretter Albertine--on ne peut
regretter que ce qu'on se rappelle--au réveil je trouvais toute une
flotte de souvenirs qui étaient venus croiser en moi dans ma plus
claire conscience, et que je distinguais à merveille. Alors je pleurais
ce que je voyais si bien et qui, la veille, n'était pour moi que
néant. Puis brusquement, le nom d'Albertine, sa mort avaient changé de
sens; ses trahisons avaient soudain repris toute leur importance.
Comment m'avait-elle paru morte quand maintenant pour penser à elle je
n'avais à ma disposition que les mêmes images dont quand elle était
vivante je revoyais l'une ou l'autre: rapide et penchée sur la roue
mythologique de sa bicyclette, sanglée les jours de pluie sous la
tunique guerrière de caoutchouc qui faisait bomber ses seins, la tête
enturbannée et coiffée de serpents, elle semait la terreur dans les
rues de Balbec; les soirs où nous avions emporté du champagne dans les
bois de Chantepie, la voix provocante et changée, elle avait au visage
cette chaleur blême rougissant seulement aux pommettes que, la
distinguant mal dans l'obscurité de la voiture, j'approchais du clair
de lune pour la mieux voir et que j'essayais maintenant en vain de me
rappeler, de revoir dans une obscurité qui ne finirait plus. Petite
statuette dans la promenade vers l'île, calme figure grosse à gros
grains près du pianola, elle était ainsi tour à tour pluvieuse et
rapide, provocante et diaphane, immobile et souriante, ange de la
musique. Chacune était ainsi attachée à un moment, à la date duquel
je me trouvais replacé quand je la revoyais. Et les moments du passé
ne sont pas immobiles; ils gardent dans notre mémoire le mouvement qui
les entraînait vers l'avenir, vers un avenir devenu lui-même le
passé,--nous y entraînant nous-même. Jamais je n'avais caressé
l'Albertine encaoutchoutée des jours de pluie, je voulais lui demander
d'ôter cette armure, ce serait connaître avec elle l'amour des camps,
la fraternité du voyage. Mais ce n'était plus possible, elle était
morte. Jamais non plus, par peur de la dépraver, je n'avais fait
semblant de comprendre, les soirs où elle semblait m'offrir des
plaisirs que sans cela elle n'eût peut-être pas demandés à d'autres
et qui excitaient maintenant en moi un désir furieux. Je ne les aurais
pas éprouvés semblables auprès d'une autre, mais celle qui me les
aurait donnés, je pouvais courir le monde sans la rencontrer
puisque Albertine était morte. Il semblait que je dusse choisir entre
deux faits, décider quel était le vrai, tant celui de la mort
d'Albertine,--venu pour moi d'une réalité que je n'avais pas connue:
sa vie en Touraine,--était en contradiction avec toutes mes pensées
relatives à Albertine, mes désirs, mes regrets, mon attendrissement,
ma fureur, ma jalousie. Une telle richesse de souvenirs empruntés au
répertoire de sa vie, une telle profusion de sentiments évoquant,
impliquant sa vie, semblaient rendre incroyable qu'Albertine fût
morte. --Une telle profusion de sentiments, car ma mémoire, en
conservant ma tendresse, lui laissait toute sa variété. Ce n'était
pas Albertine seule qui n'était qu'une succession de moments, c'était
aussi moi-même. Mon amour pour elle n'avait pas été simple: à la
curiosité de l'inconnu s'était ajouté un désir sensuel et à un
sentiment d'une douceur presque familiale, tantôt l'indifférence,
tantôt une fureur jalouse. Je n'étais pas un seul homme, mais le
défilé heure par heure d'une armée compacte où il y avait selon le
moment des passionnés, des indifférents, des jaloux,--des jaloux dont
pas un n'était jaloux de la même femme. Et sans doute ce serait de là
qu'un jour viendrait la guérison que je ne souhaiterais pas. Dans une
foule, ces éléments peuvent, un par un, sans qu'on s'en aperçoive
être remplacés par d'autres, que d'autres encore éliminent ou
renforcent, si bien qu'à la fin un changement s'est accompli qui ne se
pourrait concevoir si l'on était un. La complexité de mon amour, de ma
personne, multipliait, diversifiait mes souffrances. Pourtant elles
pouvaient se ranger toujours sous les deux groupes dont l'alternative
avait fait toute la vie de mon amour pour Albertine, tour à tour livré
à la confiance et au soupçon jaloux.
Si j'avais peine à penser qu'Albertine si vivante en moi, (portant
comme je faisais le double harnais du présent et du passé), était
morte, peut-être était-il aussi contradictoire que ce soupçon de
fautes dont Albertine aujourd'hui dépouillée de la chair qui en avait
joui, de l'âme qui avait pu les désirer, n'était plus capable, ni
responsable, excitât en moi une telle souffrance, que j'aurais
seulement bénie, si j'avais pu y voir le gage de la réalité morale
d'une personne matériellement inexistante, au lieu du reflet destiné
à s'éteindre lui-même d'impressions qu'elle m'avait autrefois
causées. Une femme qui ne pouvait plus éprouver de plaisirs avec
d'autres n'aurait plus dû exciter ma jalousie, si seulement ma
tendresse avait pu se mettre à jour. Mais c'est ce qui était
impossible puisqu'elle ne pouvait trouver son objet, Albertine, que
dans des souvenirs où celle-ci était vivante. Puisque rien qu'en
pensant à elle, je la ressuscitais, ses trahisons ne pouvaient jamais
être celles d'une morte;--l'instant où elle les avait commises
devenant l'instant, actuel, non pas seulement pour Albertine, mais pour
celui de mes moi subitement évoqué, qui la contemplait. De sorte
qu'aucun anachronisme ne pouvait jamais séparer le couple indissoluble,
où, à chaque coupable nouvelle, s'appariait aussitôt un jaloux
lamentable et toujours contemporain. Je l'avais, les derniers mois,
tenue enfermée dans ma maison. Mais dans mon imagination maintenant,
Albertine était libre, elle usait mal de cette liberté, elle se
prostituait aux unes, aux autres. Jadis je songeais sans cesse à
l'avenir incertain qui était déployé devant nous, j'essayais d'y
lire. Et maintenant ce qui était en avant de moi, comme un double de
l'avenir--aussi préoccupant qu'un avenir puisqu'il était aussi
incertain, aussi difficile à déchiffrer, aussi mystérieux, plus cruel
encore parce que je n'avais pas comme pour l'avenir la possibilité ou
l'illusion d'agir sur lui et aussi parce qu'il se déroulait aussi loin
que ma vie elle-même, sans que ma compagne fût là pour calmer les
souffrances qu'il me causait,--ce n'était plus l'Avenir d'Albertine,
c'était son Passé. Son Passé? C'est mal dire puisque pour la jalousie
il n'est ni passé ni avenir et que ce qu'elle imagine est toujours le
présent.
Les changements de l'atmosphère en provoquent d'autres dans l'homme
intérieur, réveillent des moi oubliés, contrarient l'assoupissement
de l'habitude, redonnent de la force à tels souvenirs, à telles
souffrances. Combien plus encore pour moi si ce temps nouveau qu'il
faisait me rappelait celui par lequel Albertine, à Balbec, sous la
pluie menaçante, par exemple, était allée faire, Dieu sait pourquoi,
de grandes promenades, dans le maillot collant de son caoutchouc. Si
elle avait vécu, sans doute aujourd'hui, par ce temps si semblable,
partirait-elle faire en Touraine une excursion analogue. Puisqu'elle ne
le pouvait plus, je n'aurais pas dû souffrir de cette idée; mais comme
aux amputés, le moindre changement de temps renouvelait mes douleurs
dans le membre qui n'existait plus.
Tout d'un coup c'était un souvenir que je n'avais pas revu depuis bien
longtemps--car il était resté dissous dans la fluide et invisible
étendue de ma mémoire--qui se cristallisait. Ainsi il y avait
plusieurs années, comme on parlait de son peignoir de douche, Albertine
avait rougi. À cette époque-là je n'étais pas jaloux d'elle. Mais
depuis, j'avais voulu lui demander si elle pouvait se rappeler cette
conversation et me dire pourquoi elle avait rougi. Cela m'avait d'autant
plus préoccupé qu'on m'avait dit que les deux jeunes filles amies de
Léa allaient dans cet établissement balnéaire de l'hôtel et,
disait-on, pas seulement pour prendre des douches.
Mais par peur de
fâcher Albertine ou attendant une époque meilleure, j'avais toujours
remis de lui en parler, puis je n'y avais plus pensé. Et tout d'un
coup, quelque temps après la mort d'Albertine, j'aperçus ce souvenir,
empreint de ce caractère à la fois irritant et solennel qu'ont les
énigmes laissées à jamais insolubles par la mort du seul être qui
eût pu les éclaircir. Ne pourrais-je pas du moins tâcher de savoir si
Albertine n'avait jamais rien fait de mal dans cet établissement de
douches. En envoyant quelqu'un à Balbec j'y arriverais peut-être. Elle
vivante, je n'eusse sans doute pu rien apprendre. Mais les langues se
délient étrangement et racontent facilement une faute quand on n'a
plus à craindre la rancune de la coupable. Comme la constitution de
l'imagination, restée rudimentaire, simpliste (n'ayant pas passé par
les innombrables transformations qui remédient aux modèles primitifs
des inventions humaines, à peine reconnaissables, qu'il s'agisse de
baromètre, de ballon, de téléphone, etc. dans leurs perfectionnements
ultérieurs) ne nous permet de voir que fort peu de choses à la fois,
le souvenir de rétablissement de douches occupait tout le champ de ma
vision intérieure.
Parfois je me heurtais dans les rues obscures du sommeil à un de ces
mauvais rêves, qui ne sont pas bien graves pour une première raison,
c'est que la tristesse qu'ils engendrent ne se prolonge guère qu'une
heure après le réveil, pareille à ces malaises que cause une manière
d'endormir artificielle. Pour une autre raison aussi, c'est qu'on ne les
rencontre que très rarement, à peine tous les deux ou trois ans.
Encore reste-t-il incertain qu'on les ait déjà rencontrés et qu'ils
n'aient pas plutôt cet aspect de ne pas être vus pour la première
fois que projette sur eux une illusion, une subdivision (car
dédoublement ne serait pas assez dire).
Sans doute puisque j'avais des doutes sur la vie, sur la mort
d'Albertine, j'aurais dû depuis bien longtemps me livrer à des
enquêtes, mais la même fatigue, la même lâcheté qui m'avaient fait
me soumettre à Albertine quand elle était là, m'empêchaient de rien
entreprendre depuis que je ne la voyais plus. Et pourtant de la
faiblesse traînée pendant des années, un éclair d'énergie surgit
parfois. Je me décidai à cette enquête au moins toute naturelle. On
eût dit qu'il n'y eût rien eu d'autre dans toute la vie d'Albertine.
Je me demandais qui je pourrais bien envoyer tenter une enquête sur
place, à Balbec. Aimé me parut bien choisi. Outre qu'il connaissait
admirablement les lieux, il appartenait à cette catégorie de gens du
peuple soucieux de leur intérêt, fidèles à ceux qu'ils servent,
indifférents à toute espèce de morale et dont--parce que, si nous les
payons bien, dans leur obéissance à notre volonté, ils suppriment
tout ce qui l'entraverait d'une manière ou de l'autre, se montrant
aussi incapables d'indiscrétion, de mollesse ou d'improbité que
dépourvus de scrupules,--nous disons: «Ce sont de braves gens. » En
ceux-là nous pouvons avoir une confiance absolue. Quand Aimé fut
parti, je pensai combien il eût mieux valu que ce qu'il allait essayer
d'apprendre là-bas, je pusse le demander maintenant à Albertine
elle-même. Et aussitôt l'idée de cette question que j'aurais voulu,
qu'il me semblait que j'allais lui poser, ayant amené Albertine à mon
côté,--non grâce à un effort de résurrection mais comme par le
hasard d'une de ces rencontres qui, comme cela se passe dans les
photographies qui ne sont pas «posées», dans les instantanés,
laissent toujours la personne plus vivante,--en même temps que
j'imaginais notre conversation, j'en sentais l'impossibilité; je venais
d'aborder par une nouvelle face cette idée qu'Albertine était morte,
Albertine qui m'inspirait cette tendresse qu'on a pour les absentes dont
la vue ne vient pas rectifier l'image embellie, inspirant aussi la
tristesse que cette absence fût éternelle et que la pauvre petite fût
privée à jamais de la douceur de la vie. Et aussitôt par un brusque
déplacement, de la torture de la jalousie je passais au désespoir de
la séparation.
Ce qui remplissait mon cœur maintenant était, au lieu de haineux
soupçons, le souvenir attendri des heures de tendresse confiante
passées avec la sœur que la mort m'avait réellement fait perdre,
puisque mon chagrin se rapportait, non à ce qu'Albertine avait été
pour moi, mais à ce que mon cœur désireux de participer aux émotions
les plus générales de l'amour m'avait peu à peu persuadé qu'elle
était; alors je me rendais compte que cette vie qui m'avait tant
ennuyé,--du moins je le croyais,--avait été au contraire délicieuse;
aux moindres moments passés à parler avec elle de choses même
insignifiantes, je sentais maintenant qu'était ajoutée, amalgamée une
volupté qui alors n'avait--il est vrai--pas été perçue par moi, mais
qui était déjà cause que ces moments-là je les avais toujours si
persévéramment recherchés à l'exclusion de tout le reste; les
moindres incidents que je me rappelais, un mouvement qu'elle avait fait
en voiture auprès de moi, ou pour s'asseoir en face de moi dans sa
chambre, propageaient dans mon âme un remous de douceur et de tristesse
qui de proche en proche la gagnait tout entière.
Cette chambre où nous dînions ne m'avait jamais paru jolie, je disais
seulement qu'elle l'était à Albertine pour que mon amie fût contente
d'y vivre. Maintenant les rideaux, les sièges, les livres avaient
cessé de m'être indifférents. L'art n'est pas seul à mettre du
charme et du mystère dans les choses les plus insignifiantes; ce même
pouvoir de les mettre en rapport intime avec nous est dévolu aussi à
la douleur. Au moment même je n'avais prêté aucune attention à ce
dîner que nous avions fait ensemble au retour du bois, avant que
j'allasse chez les Verdurin, et vers la beauté, la grave douceur duquel
je tournais maintenant des yeux pleins de larmes. Une impression de
l'amour est hors de proportion avec les autres impressions de la vie,
mais ce n'est pas perdue au milieu d'elles qu'on peut s'en rendre
compte. Ce n'est pas d'en bas, dans le tumulte de la rue et la cohue des
maisons avoisinantes, c'est quand on s'est éloigné que des pentes d'un
coteau voisin, à une distance où toute la ville a disparu, ou ne forme
plus au ras de terre qu'un amas confus, qu'on peut dans le recueillement
de la solitude et du soir, évaluer, unique, persistante et pure, la
hauteur d'une cathédrale. Je tâchais d'embrasser l'image d'Albertine
à travers mes larmes en pensant à toutes les choses sérieuses et
justes qu'elle avait dites ce soir-là.
Un matin je crus voir la forme oblongue d'une colline dans le
brouillard, sentir la chaleur d'une tasse de chocolat, pendant que
m'étreignait horriblement le cœur ce souvenir de l'après-midi où
Albertine était venue me voir et où je l'avais embrassée pour la
première fois: c'est que je venais d'entendre le hoquet du calorifère
à eau qu'on venait de rallumer. Et je jetai avec colère une invitation
que Françoise apporta de Mme Verdurin; combien l'impression que j'avais
eue en allant dîner pour la première fois à la Raspelière, que la
mort ne frappe pas tous les êtres au même âge, s'imposait à moi avec
plus de force maintenant qu'Albertine était morte, si jeune, et que
Brichot continuait à dîner chez Mme Verdurin qui recevait toujours et
recevrait peut-être pendant beaucoup d'années encore. Aussitôt ce nom
de Brichot me rappela la fin de cette même soirée où il m'avait
reconduit, où j'avais vu d'en bas la lumière de la lampe d'Albertine.
J'y avais déjà repensé d'autres fois, mais je n'avais pas abordé le
souvenir par le même côté. Alors en pensant au vide que je trouverais
maintenant en rentrant chez moi, que je ne verrais plus d'en bas la
chambre d'Albertine d'où la lumière s'était éteinte à jamais, je
compris combien ce soir où en quittant Brichot, j'avais cru éprouver
de l'ennui, du regret de ne pas pouvoir aller me promener et faire
l'amour ailleurs, je compris combien je m'étais trompé et que c'était
seulement parce que le trésor dont les reflets venaient d'en haut
jusqu'à moi, je m'en croyais la possession entièrement assurée, que
j'avais négligé d'en calculer la valeur, ce qui faisait qu'il me
paraissait forcément inférieur à des plaisirs, si petits qu'ils
fussent, mais que, cherchant à les imaginer, j'évaluais. Je compris
combien cette lumière qui me semblait venir d'une prison contenait pour
moi de plénitude, de vie et de douceur, et qui n'était que la
réalisation de ce qui m'avait un instant enivré, puis paru à jamais
impossible: je comprenais que cette vie que j'avais menée à Paris dans
un chez moi qui était son chez elle, c'était justement la réalisation
de cette paix profonde que j'avais rêvée le soir où Albertine avait
couché sous le même toit que moi, à Balbec. La conversation que
j'avais eue avec Albertine en rentrant du Bois avant cette dernière
soirée Verdurin, je ne me fusse pas consolé qu'elle n'eût pas eu
lieu, cette conversation qui avait un peu mêlé Albertine à la vie de
mon intelligence et en certaines parcelles nous avait faits identiques
l'un à l'autre. Car sans doute son intelligence, sa gentillesse pour
moi si j'y revenais avec attendrissement ce n'est pas qu'elles eussent
été plus grandes que celles d'autres personnes que j'avais connues.
Madame de Cambremer ne m'avait-elle pas dit à Balbec: «Comment! vous
pourriez passer vos journées avec Elstir qui est un homme de génie et
vous les passez avec votre cousine! » L'intelligence d'Albertine me
plaisait parce que, par association, elle éveillait en moi ce que
j'appelais sa douceur comme nous appelons douceur d'un fruit une
certaine sensation qui n'est que dans notre palais. Et de fait, quand je
pensais à l'intelligence d'Albertine, mes lèvres s'avançaient
instinctivement et goûtaient un souvenir dont j'aimais mieux que la
réalité me fût extérieure et consistât dans la supériorité
objective d'un être. Il reste certain que j'avais connu des personnes
d'intelligence plus grande. Mais l'infini de l'amour, ou son égoïsme,
fait que les êtres que nous aimons sont ceux dont la physionomie
intellectuelle et morale est pour nous le moins objectivement définie,
nous les retouchons sans cesse au gré de nos désirs et de nos
craintes, nous ne les séparons pas de nous, ils ne sont qu'un lieu
immense et vague où s'extériorisent nos tendresses. Nous n'avons pas
de notre propre corps, où affluent perpétuellement tant de malaises et
de plaisirs, une silhouette aussi nette que celle d'un arbre ou d'une
maison, ou d'un passant. Et ç'avait peut-être été mon tort de ne pas
chercher davantage à connaître Albertine en elle-même. De même qu'au
point de vue de son charme, je n'avais longtemps considéré que les
positions différentes qu'elle occupait dans mon souvenir dans le plan
des années, et que j'avais été surpris de voir qu'elle s'était
spontanément enrichie de modifications qui ne tenaient pas qu'à la
différence des perspectives, de même j'aurais dû chercher à
comprendre son caractère comme celui d'une personne quelconque et
peut-être m'expliquant alors pourquoi elle s'obstinait à me cacher son
secret, j'aurais évité de prolonger, entre nous, avec cet acharnement
étrange ce conflit qui avait amené la mort d'Albertine. Et j'avais
alors avec une grande pitié d'elle, la honte de lui survivre. Il me
semblait en effet, dans les heures où je souffrais le moins, que je
bénéficiais en quelque sorte de sa mort, car une femme est d'une plus
grande utilité pour notre vie si elle y est, au lieu d'un élément de
bonheur, un instrument de chagrin, et il n'y en a pas une seule dont la
possession soit aussi précieuse que celle des vérités qu'elle nous
découvre en nous faisant souffrir. Dans ces moments-là, rapprochant la
mort de ma grand'mère et celle d'Albertine, il me semblait que ma vie
était souillée d'un double assassinat que seule la lâcheté du monde
pouvait me pardonner. J'avais rêvé d'être compris d'Albertine, de ne
pas être méconnu par elle, croyant que c'était pour le grand bonheur
d'être compris, de ne pas être méconnu, alors que tant d'autres
eussent mieux pu le faire. On désire être compris, parce qu'on
désire être aimé, et on désire être aimé parce qu'on aime. La
compréhension des autres est indifférente et leur amour importun. Ma
joie d'avoir possédé un peu de l'intelligence d'Albertine et de son
cœur ne venait pas de leur valeur intrinsèque, mais de ce que cette
possession était un degré de plus dans la possession totale
d'Albertine, possession qui avait été mon but et ma chimère, depuis
le premier jour où je l'avais vue. Quand nous parlons de la
«gentillesse» d'une femme nous ne faisons peut-être que projeter hors
de nous le plaisir que nous éprouvons à la voir, comme les enfants
quand ils disent «Mon cher petit lit, mon cher petit oreiller, mes
chères petites aubépines». Ce qui explique par ailleurs que les
hommes ne disent jamais d'une femme qui ne les trompe pas: «Elle est si
gentille» et le disent si souvent d'une femme par qui ils sont
trompés. Mme de Cambremer trouvait avec raison que le charme spirituel
d'Elstir était plus grand. Mais nous ne pouvons pas juger de la même
façon celui d'une personne qui est, comme toutes les autres,
extérieure à nous, peinte à l'horizon de notre pensée, et celui
d'une personne qui par suite d'une erreur de localisation consécutive
à certains accidents mais tenace, s'est logée dans notre propre corps
au point que de nous demander rétrospectivement si elle n'a pas
regardé une femme un certain jour dans le couloir d'un petit chemin de
fer maritime nous fait éprouver les mêmes souffrances qu'un chirurgien
qui chercherait une balle dans notre cœur. Un simple croissant, mais
que nous mangeons, nous fait éprouver plus de plaisir que tous les
ortolans, lapereaux et bartavelles qui furent servis à Louis XV et la
pointe de l'herbe qui à quelques centimètres frémit devant notre
œil, tandis que nous sommes couchés sur la montagne, peut nous cacher
la vertigineuse aiguille d'un sommet, si celui-ci est distant de
plusieurs lieues.
D'ailleurs notre tort n'est pas de priser l'intelligence, la gentillesse
d'une femme que nous aimons, si petites que soient celles-ci. Notre tort
est de rester indifférent à la gentillesse, à l'intelligence des
autres. Le mensonge ne recommence à nous causer l'indignation, et la
bonté la reconnaissance qu'ils devraient toujours exciter en nous, que
s'ils viennent d'une femme que nous aimons et le désir physique a ce
merveilleux pouvoir de rendre son prix à l'intelligence et des bases
solides à la vie morale. Jamais je ne retrouverais cette chose divine,
un être avec qui je pusse causer de tout, à qui je pusse me confier.
Me confier? Mais d'autres êtres ne me montraient-ils pas plus de
confiance qu'Albertine? Avec d'autres n'avais-je pas des causeries plus
étendues? C'est que la confiance, la conversation, choses médiocres,
qu'importe qu'elles soient plus ou moins imparfaites, si s'y mêle
seulement l'amour, qui seul est divin. Je revoyais Albertine s'asseyant
à son pianola, rose sous ses cheveux noirs, je sentais, sur mes lèvres
qu'elle essayait d'écarter, sa langue, sa langue maternelle,
incomestible, nourricière et sainte dont la flamme et la rosée
secrètes faisaient que même quand Albertine la faisait glisser à la
surface de mon cou, de mon ventre, ces caresses superficielles mais en
quelque sorte faites par l'intérieur de sa chair, extériorisé comme
une étoffe qui montrerait sa doublure, prenaient même dans les
attouchements les plus externes, comme la mystérieuse douceur d'une
pénétration.
Tous ces instants si doux que rien ne me rendrait jamais, je ne peux
même pas dire que ce que me faisait éprouver leur perte fût du
désespoir. Pour être désespérée, cette vie qui ne pourra plus être
que malheureuse, il faut encore y tenir. J'étais désespéré à Balbec
quand j'avais vu se lever le jour et que j'avais compris que plus un
seul ne pourrait être heureux pour moi. J'étais resté aussi égoïste
depuis lors, mais le moi auquel j'étais attaché maintenant, le moi qui
constituait ces vives réserves qui mettait en jeu l'instinct de
conservation, ce moi n'était plus dans la vie; quand je pensais à mes
forces, à ma puissance vitale, à ce que j'avais de meilleur, je
pensais à certain trésor que j'avais possédé (que j'avais été seul
à posséder puisque les autres ne pouvaient connaître exactement le
sentiment, caché en moi, qu'il m'avait inspiré) et que personne ne
pouvait plus m'enlever puisque je ne le possédais plus.
Et à vrai dire, je ne l'avais jamais possédé que parce que j'avais
voulu me figurer que je le possédais. Je n'avais pas commis seulement
l'imprudence en regardant Albertine et en la logeant dans mon cœur de
la faire vivre au-dedans de moi, ni cette autre imprudence de mêler un
amour familial au plaisir des sens. J'avais voulu aussi me persuader que
nos rapports étaient l'amour, que nous pratiquions mutuellement les
rapports appelés amour, parce qu'elle me rendait docilement les baisers
que je lui donnais, et pour avoir pris l'habitude de le croire, je
n'avais pas perdu seulement une femme que j'aimais mais une femme qui
m'aimait, ma sœur, mon enfant, ma tendre maîtresse. Et en somme,
j'avais eu un bonheur et un malheur que Swann n'avait pas connus, car
justement tout le temps qu'il avait aimé Odette et en avait été si
jaloux, il l'avait à peine vue, pouvant si difficilement, à certains
jours où elle le décommandait au dernier moment, aller chez elle. Mais
après il l'avait eue à lui, devenue sa femme, et jusqu'à ce qu'il
mourût. Moi au contraire tandis que j'étais si jaloux d'Albertine,
plus heureux que Swann, je l'avais eue chez moi. J'avais réalisé en
vérité ce que Swann avait rêvé si souvent et qu'il n'avait réalisé
matériellement que quand cela lui était indifférent. Mais enfin
Albertine, je ne l'avais pas gardée comme il avait gardé Odette. Elle
s'était enfuie, elle était morte. Car jamais rien ne se répète
exactement et les existences les plus analogues et que, grâce à la
parenté des caractères et à la similitude des circonstances, on peut
choisir pour les présenter comme symétriques l'une à l'autre restent
en bien des points opposées.
En perdant la vie je n'aurais pas perdu grand chose; je n'aurais plus
perdu qu'une forme vide, le cadre vide d'un chef-d'œuvre. Indifférent
à ce que je pouvais désormais y faire entrer, mais heureux et fier de
penser à ce qu'il avait contenu, je m'appuyais au souvenir de ces
heures si douces et ce soutien moral me communiquait un bien-être que
l'approche même de la mort n'aurait pas rompu.
Comme elle accourait vite me voir à Balbec quand je la faisais
chercher, se retardant seulement à verser de l'odeur dans ses cheveux
pour me plaire. Ces images de Balbec et de Paris que j'aimais ainsi à
revoir c'étaient les pages encore si récentes, et si vite tournées,
de sa courte vie. Tout cela qui n'était pour moi que souvenir avait
été pour elle action, action précipitée comme celle d'une tragédie
vers une mort rapide. Les êtres ont un développement en nous, mais un
autre hors de nous (je l'avais bien senti dans ces soirs où je
remarquais en Albertine un enrichissement de qualités qui ne tenait pas
qu'à ma mémoire) et qui ne laissent pas d'avoir des réactions l'un
sur l'autre. J'avais eu beau, en cherchant à connaître Albertine, puis
à la posséder tout entière, n'obéir qu'au besoin de réduire par
l'expérience à des éléments mesquinement semblables à ceux de notre
moi le mystère de tout être, je ne l'avais pu sans influer à mon tour
sur la vie d'Albertine. Peut-être ma fortune, les perspectives d'un
brillant mariage l'avaient attirée, ma jalousie l'avait retenue, sa
bonté ou son intelligence, ou le sentiment de sa culpabilité, ou les
adresses de sa ruse, lui avaient fait accepter, et m'avaient amené à
rendre de plus en plus dure une captivité forgée simplement par le
développement interne de mon travail mental, mais qui n'en avait pas
moins eu sur la vie d'Albertine des contre-coups, destinés eux-mêmes
à poser, par choc en retour, des problèmes nouveaux et de plus en plus
douloureux à ma psychologie, puisque de ma prison elle s'était
évadée, pour aller se tuer sur un cheval que sans moi elle n'eût pas
possédé, en me laissant, même morte, des soupçons dont la
vérification, si elle devait venir, me serait peut-être plus cruelle
que la découverte à Balbec qu'Albertine avait connu Mlle Vinteuil,
puisque Albertine ne serait plus là pour m'apaiser. Si bien que cette
longue plainte de l'âme qui croit vivre enfermée en elle-même n'est
un monologue qu'en apparence, puisque les échos de la réalité la font
dévier et que telle vie est comme un essai de psychologie subjective
spontanément poursuivi, mais qui fournit à quelque distance son
«action» au roman purement réaliste d'une autre réalité, d'une
autre existence, dont à leur tour les péripéties viennent infléchir
la courbe et changer la direction de l'essai psychologique. Comme
l'engrenage avait été serré, comme l'évolution de notre amour avait
été rapide et, malgré quelques retardements, interruptions et
hésitations du début, comme dans certaines nouvelles de Balzac ou
quelques ballades de Schumann, le dénouement précipité! C'est dans le
cours de cette dernière année, longue pour moi comme un siècle, tant
Albertine avait changé de positions par rapport à ma pensée depuis
Balbec jusqu'à son départ de Paris, et aussi indépendamment de moi et
souvent à mon insu, changé en elle-même, qu'il fallait placer toute
cette bonne vie de tendresse qui avait si peu duré et qui pourtant
m'apparaissait avec une plénitude, presque une immensité, à jamais
impossible et pourtant qui m'était indispensable. Indispensable sans
avoir peut-être été en soi et tout d'abord quelque chose de
nécessaire, puisque je n'aurais pas connu Albertine si je n'avais pas
lu dans un traité d'archéologie la description de l'église de Balbec,
si Swann, en me disant que cette église était presque persane, n'avait
pas orienté mes désirs vers le normand byzantin, si une société de
Palaces, en construisant à Balbec un hôtel hygiénique et confortable,
n'avait pas décidé mes parents à exaucer mon souhait et à m'envoyer
à Balbec. Certes, en ce Balbec depuis si longtemps désiré, je n'avais
pas trouvé l'église persane que je rêvais ni les brouillards
éternels. Le beau train d'une heure trente-cinq lui-même n'avait pas
répondu à ce que je m'en figurais. Mais en échange de ce que
l'imagination laisse attendre et que nous nous donnons inutilement tant
de peine pour essayer de découvrir, la vie nous donne quelque chose que
nous étions bien loin d'imaginer. Qui m'eût dit à Combray, quand
j'attendais le bonsoir de ma mère avec tant de tristesse, que ces
anxiétés guériraient, puis renaîtraient un jour, non pour ma mère,
mais pour une jeune fille qui ne serait d'abord, sur l'horizon de la
mer, qu'une fleur que mes yeux seraient chaque jour sollicités de venir
regarder, mais une fleur pensante et dans l'esprit de qui je
souhaiterais si puérilement de tenir une grande place, que je
souffrirais qu'elle ignorât que je connaissais Mme de Villeparisis.
Oui, c'est le bonsoir, le baiser d'une telle étrangère pour lequel, au
bout de quelques années, je devais souffrir autant qu'enfant quand ma
mère ne devait pas venir me voir. Or cette Albertine si nécessaire, de
l'amour de qui mon âme était maintenant presque uniquement composée,
si Swann ne m'avait pas parlé de Balbec, je ne l'aurais jamais connue.
Sa vie eût peut-être été plus longue, la mienne aurait été
dépourvue de ce qui en faisait maintenant le martyre. Et aussi il me
semblait que, par ma tendresse uniquement égoïste, j'avais laissé
mourir Albertine comme j'avais assassiné ma grand'mère. Même plus
tard, même l'ayant déjà connue à Balbec, j'aurais pu ne pas l'aimer
comme je fis ensuite. Quand je renonçai à Gilberte et savais que je
pourrais aimer un jour une autre femme, j'osais à peine avoir un doute
si en tous cas pour le passé je n'eusse pu aimer que Gilberte. Or pour
Albertine je n'avais même plus de doute, j'étais sûr que ç'aurait pu
ne pas être elle que j'eusse aimée, que c'eût pu être une autre. Il
eût suffi pour cela que Mlle de Stermaria, le soir où je devais dîner
avec elle dans l'île du Bois, ne se fût pas décommandée. Il était
encore temps alors, et c'eût été pour Mlle de Stermaria que se fût
exercée cette activité de l'imagination qui nous fait extraire d'une
femme une telle notion de l'individuel, qu'elle nous paraît unique en
soi et pour nous prédestinée et nécessaire. Tout au plus, en me
plaçant à un point de vue presque physiologique, pouvais-je dire que
j'aurais pu avoir ce même amour exclusif pour une autre femme, mais non
pour toute autre femme. Car Albertine, grosse et brune, ne ressemblait
pas à Gilberte, élancée et rousse, mais pourtant elles avaient la
même étoffe de santé, et dans les mêmes joues sensuelles toutes les
deux un regard dont on saisissait difficilement la signification.
C'étaient de ces femmes que n'auraient pas regardées des hommes qui de
leur côté auraient fait des folies pour d'autres qui «ne me disaient
rien». Je pouvais presque croire que la personnalité sensuelle et
volontaire de Gilberte avait émigré dans le corps d'Albertine, un peu
différent, il est vrai, mais présentant, maintenant que j'y
réfléchissais après coup, des analogies profondes. Un homme a presque
toujours la même manière de s'enrhumer, de tomber malade,
c'est-à-dire qu'il lui faut pour cela un certain concours de
circonstances; il est naturel que quand il devient amoureux ce soit à
propos d'un certain genre de femmes, genre d'ailleurs très étendu. Les
deux premiers regards d'Albertine qui m'avaient fait rêver n'étaient
pas absolument différents des premiers regards de Gilberte. Je pouvais
presque croire que l'obscure personnalité, la sensualité, la nature
volontaire et rusée de Gilberte étaient revenues me tenter, incarnées
cette fois dans le corps d'Albertine, tout autre et non pourtant sans
analogies. Pour Albertine, grâce à une vie toute différente ensemble
et où n'avait pu se glisser, dans un bloc de pensées où une
douloureuse préoccupation maintenait une cohésion permanente, aucune
fissure de distraction et d'oubli, son corps vivant n'avait point comme
celui de Gilberte cessé un jour d'être celui où je trouvais ce que je
reconnaissais après coup être pour moi (et qui n'eût pas été pour
d'autres) les attraits féminins. Mais elle était morte. Je
l'oublierais. Qui sait si alors les mêmes qualités de sang riche, de
rêverie inquiète ne reviendraient pas un jour jeter le trouble en moi,
mais incarnées cette fois en quelle forme féminine, je ne pouvais le
prévoir. À l'aide de Gilberte j'aurais pu aussi peu me figurer
Albertine et que je l'aimerais, que le souvenir de la sonate de Vinteuil
ne m'eût permis de me figurer son septuor. Bien plus, même les
premières fois où j'avais vu Albertine, j'avais pu croire que c'était
d'autres que j'aimerais. D'ailleurs elle eût même pu me paraître, si
je l'avais connue une année plus tôt, aussi terne qu'un ciel gris où
l'aurore n'est pas levée. Si j'avais changé à son égard, elle-même
avait changé aussi, et la jeune fille qui était venue sur mon lit le
jour où j'avais écrit à Mlle de Stermaria n'était plus la même que
j'avais connue à Balbec, soit simple explosion de la femme qui
apparaît au moment de la puberté, soit par suite de circonstances que
je n'ai jamais pu connaître. En tous cas même si celle que j'aimerais
un jour devait dans une certaine mesure lui ressembler, c'est-à-dire si
mon choix d'une femme n'était pas entièrement libre, cela faisait tout
de même que, dirigé d'une façon peut-être nécessaire, il l'était
sur quelque chose de plus vaste qu'un individu, sur un genre de femmes,
et cela ôtait toute nécessité à mon amour pour Albertine. La femme
dont nous avons le visage devant nous plus constamment que la lumière
elle-même, puisque, même les yeux fermés, nous ne cessons pas un
instant de chérir ses beaux yeux, son beau nez, d'arranger tous les
moyens pour les revoir, cette femme unique, nous savons bien que c'eût
été une autre qui l'eût été pour nous si nous avions été dans une
autre ville que celle où nous l'avons rencontrée, si nous nous étions
promenés dans d'autres quartiers, si nous avions fréquenté un autre
salon. Unique, croyons-nous, elle est innombrable. Et pourtant elle est
compacte, indestructible devant nos yeux qui l'aiment, irremplaçable
pendant très longtemps par une autre. C'est que cette femme n'a fait
que susciter par des sortes d'appels magiques mille éléments de
tendresse existant en nous à l'état fragmentaire et qu'elle a
assemblés, unis, effaçant toute cassure entre eux, c'est nous-mêmes
qui en lui donnant ses traits avons fourni toute la matière solide de
la personne aimée. De là vient que même si nous ne sommes qu'un entre
mille pour elle et peut-être le dernier de tous, pour nous, elle est la
seule et celle vers qui tend toute notre vie. Certes même j'avais bien
senti que cet amour n'était pas nécessaire non seulement parce qu'il
eût pu se former avec Mlle de Stermaria, mais même sans cela en le
connaissant lui-même, en le retrouvant trop pareil à ce qu'il avait
été pour d'autres, et aussi en le sentant plus vaste qu'Albertine,
l'enveloppant, ne la connaissant pas, comme une marée autour d'un mince
brisant. Mais peu à peu à force de vivre avec Albertine, les chaînes
que j'avais forgées moi-même, je ne pouvais plus m'en dégager,
l'habitude d'associer la personne d'Albertine au sentiment qu'elle
n'avait pas inspiré me faisait pourtant croire qu'il était spécial à
elle, comme l'habitude donne à la simple association d'idées entre
deux phénomènes, à ce que prétend une certaine école philosophique,
la force, la nécessité illusoires d'une loi de causalité. J'avais cru
que mes relations, ma fortune, me dispenseraient de souffrir, et
peut-être trop efficacement puisque cela me semblait me dispenser de
sentir, d'aimer, d'imaginer; j'enviais une pauvre fille de campagne à
qui l'absence de relations, même de télégraphe, donne de longs mois
de rêves après un chagrin qu'elle ne peut artificiellement endormir.
Or je me rendais compte maintenant que si pour Mme de Guermantes
comblée de tout ce qui pouvait rendre infinie la distance entre elle et
moi, j'avais vu cette distance brusquement supprimée par l'opinion que
les avantages sociaux ne sont que matière inerte et transformable,
d'une façon semblable quoique inverse, mes relations, ma fortune, tous
les moyens matériels dont tant ma situation que la civilisation de mon
époque me faisait profiter, n'avaient fait que reculer l'échéance de
la lutte corps à corps avec la volonté contraire, inflexible
d'Albertine sur laquelle aucune pression n'avait agi. Sans doute j'avais
pu échanger des dépêches, des communications téléphoniques avec
Saint-Loup, être en rapports constants avec le bureau de Tours, mais
leur attente n'avait-elle pas été inutile, leur résultat nul. Et les
filles de la campagne, sans avantages sociaux, sans relations, ou les
humains avant les perfectionnements de la civilisation ne souffrent-ils
pas moins, parce qu'on désire moins, parce qu'on regrette moins ce
qu'on a toujours su inaccessible et qui est resté à cause de cela
comme irréel. On désire plus la personne qui va se donner;
l'espérance anticipe la possession; mais le regret aussi est un
amplificateur du désir. Le refus de Mlle de Stermaria de venir dîner
à l'île du Bois est ce qui avait empêché que ce fût elle que
j'aimasse. Cela eût pu suffire aussi à me la faire aimer, si ensuite
je l'avais revue à temps. Aussitôt que j'avais su qu'elle ne viendrait
pas, envisageant l'hypothèse invraisemblable--et qui s'était
réalisée--que peut-être quelqu'un était jaloux d'elle et
l'éloignait des autres, que je ne la reverrais jamais, j'avais tant
souffert que j'aurais tout donné pour la voir, et c'est une des plus
grandes angoisses que j'eusse connues que l'arrivée de Saint-Loup avait
apaisée. Or à partir d'un certain âge nos amours, nos maîtresses
sont filles de notre angoisse; notre passé, et les lésions physiques
où il s'est inscrit, déterminent notre avenir. Pour Albertine en
particulier, qu'il ne fût pas nécessaire que ce fût elle que
j'aimasse, était, même sans ces amours voisines, inscrit dans
l'histoire de mon amour pour elle, c'est-à-dire pour elle et ses
amies. Car ce n'était même pas un amour comme celui pour Gilberte mais
créé par division entre plusieurs jeunes filles. Que ce fût à cause
d'elle et parce qu'elles me paraissaient quelque chose d'analogue à
elle que je me fusse plu avec ses amies, il était possible. Toujours
est-il que pendant bien longtemps l'hésitation entre toutes fut
possible, mon choix se promenait de l'une à l'autre, et quand je
croyais préférer celle-ci, il suffisait que celle-là me laissât
attendre, refusât de me voir pour que j'eusse pour elle un commencement
d'amour. Bien des fois à cette époque lorsque Andrée devait venir me
voir à Balbec, si un peu avant la visite d'Andrée, Albertine me
manquait de parole, mon cœur ne cessait plus de battre, je croyais ne
jamais la revoir et c'était elle que j'aimais. Et quand Andrée venait
c'était sérieusement que je lui disais (comme je le lui dis à Paris
après que j'eus appris qu'Albertine avait connu Mlle Vinteuil) ce
qu'elle pouvait croire dit exprès, sans sincérité, ce qui aurait
été dit en effet et dans les mêmes termes si j'avais été heureux la
veille avec Albertine: «Hélas si vous étiez venue plus tôt,
maintenant j'en aime une autre. » Encore dans ce cas d'Andrée,
remplacée par Albertine quand j'avais su que celle-ci avait connu Mlle
Vinteuil, l'amour avait été alternatif et par conséquent en somme il
n'y en avait eu qu'un à la fois. Mais il s'était produit tel cas
auparavant où je m'étais à demi brouillé avec deux des jeunes
filles. Celle qui ferait les premiers pas me rendrait le calme, c'est
l'autre que j'aimerais, si elle restait brouillée, ce qui ne veut pas
dire que ce n'est pas avec la première que je me lierais
définitivement, car elle me consolerait--bien qu'inefficacement--de la
dureté de la seconde, de la seconde que je finirais par oublier si elle
ne revenait plus. Or il arrivait que persuadé que l'une ou l'autre au
moins allait revenir à moi, aucune des deux pendant quelque temps ne le
faisait. Mon angoisse était donc double, et double mon amour, me
réservant de cesser d'aimer celle qui reviendrait, mais souffrant
jusque-là par toutes les deux. C'est le lot d'un certain âge qui peut
venir très tôt qu'on soit rendu moins amoureux par un être que par un
abandon, où de cet être on finit par ne plus savoir qu'une chose, sa
figure étant obscurcie, son âme inexistante, votre préférence toute
récente et inexpliquée, c'est, qu'on aurait besoin pour ne plus
souffrir qu'il vous fît dire: «Me recevriez-vous? » Ma séparation
d'avec Albertine le jour où Françoise m'avait dit: «Mademoiselle
Albertine est partie» était comme une allégorie de tant d'autres
séparations. Car bien souvent pour que nous découvrions que nous
sommes amoureux, peut-être même pour que nous le devenions, il faut
qu'arrive le jour de la séparation. Dans ce cas où c'est une attente
vaine, un mot de refus qui fixe un choix, l'imagination fouettée par la
souffrance va si vite dans son travail, fabrique avec une rapidité si
folle un amour à peine commencé et qui restait informe, destiné à
rester à l'état d'ébauche depuis des mois, que par instants
l'intelligence qui n'a pu rattraper le cœur, s'étonne, s'écrie:
«Mais tu es fou, dans quelles pensées nouvelles vis-tu si
douloureusement? Tout cela n'est pas la vie réelle». Et en effet à ce
moment-là, si on n'était pas relancé par l'infidèle, de bonnes
distractions qui nous calmeraient physiquement le cœur suffiraient pour
faire avorter l'amour. En tous cas si cette vie avec Albertine n'était
pas dans son essence nécessaire, elle m'était devenue indispensable.
J'avais tremblé quand j'avais aimé Mme de Guermantes parce que je me
disais qu'avec ses trop grands moyens de séduction, non seulement de
beauté mais de situation, de richesse, elle serait trop libre d'être
à trop de gens, que j'aurais trop peu de prise sur elle. Albertine
étant pauvre, obscure, devait être désireuse de m'épouser. Et
pourtant je n'avais pu la posséder pour moi seul. Que ce soient les
conditions sociales, les prévisions de la sagesse, en vérité, on n'a
pas de prises sur la vie d'un autre être. Pourquoi ne m'avait-elle pas
dit: «J'ai ces goûts», j'aurais cédé, je lui aurais permis de les
satisfaire. Dans un roman que j'avais lu il y avait une femme qu'aucune
objurgation de l'homme qui l'aimait ne pouvait décider à parler. En le
lisant j'avais trouvé cette situation absurde; j'aurais moi, me
disais-je, forcé la femme à parler d'abord, ensuite nous nous serions
entendus; à quoi bon ces malheurs inutiles? Mais je voyais maintenant
que nous ne sommes pas libres de ne pas nous les forger et que nous
avons beau connaître notre volonté, les autres êtres ne lui
obéissent pas.
Et pourtant ces douloureuses, ces inéluctables vérités qui nous
dominaient et pour lesquelles nous étions aveugles, vérité de nos
sentiments, vérité de notre destin, combien de fois sans le savoir,
sans le vouloir, nous les avions dites en des paroles crues sans doute
mensongères par nous mais auxquelles l'événement avait donné après
coup leur valeur prophétique. Je me rappelais bien des mots que l'un et
l'autre nous avions prononcés sans savoir alors la vérité qu'ils
contenaient, même que nous avions dits en croyant nous jouer la
comédie et dont la fausseté était bien mince, bien peu intéressante,
toute confinée dans notre pitoyable insincérité auprès de ce qu'ils
contenaient à notre insu. Mensonges, erreurs, en deçà de la réalité
profonde que nous n'apercevions pas, Vérité au delà, vérité de nos
caractères dont les lois essentielles nous échappent et demandent le
temps pour se révéler, vérité de nos destins aussi. J'avais cru
mentir quand je lui avais dit à Balbec: «Plus je vous verrai, plus je
vous aimerai» (et pourtant c'était cette intimité de tous les
instants qui, par le moyen de la jalousie, m'avait tant attaché à
elle), «Je sais que je pourrais être utile à votre esprit»; à
Paris: «Tâchez d'être prudente. Pensez s'il vous arrivait un accident
je ne m'en consolerais pas» et elle: «Mais il peut m'arriver un
accident», à Paris le soir où j'avais fait semblant de vouloir la
quitter: «Laissez-moi vous regarder encore puisque bientôt je ne vous
verrai plus, et que ce sera pour jamais. » Et elle quand ce même soir
elle avait regardé autour d'elle: «Dire que je ne verrai plus cette
chambre, ces livres, ce pianola, toute cette maison, je ne peux pas le
croire et pourtant c'est vrai. » Dans ses dernières lettres enfin,
quand elle avait écrit--probablement en se disant «Je fais du
chiqué»:--«Je vous laisse le meilleur de moi-même» (et n'était-ce
pas en effet maintenant à la fidélité, aux forces, fragiles hélas
aussi, de ma mémoire qu'étaient confiées son intelligence, sa bonté,
sa beauté? ) et «cet instant deux fois crépusculaire puisque le jour
tombait et que nous allions nous quitter, ne s'effacera de mon esprit
que quand il sera envahi par la nuit complète», cette phrase écrite
la veille du jour où en effet son esprit avait été envahi par la nuit
complète et où peut-être bien dans ces dernières lueurs si rapides
mais que l'anxiété du moment divise jusqu'à l'infini, elle avait
peut-être bien revu notre dernière promenade et dans cet instant où
tout nous abandonne et où on se crée une foi, comme les athées
deviennent chrétiens sur le champ de bataille, elle avait peut-être
appelé au secours l'ami si souvent maudit mais si respecté par elle,
qui lui-même--car toutes les religions se ressemblent--avait la
cruauté de souhaiter qu'elle eût eu aussi le temps de se reconnaître,
de lui donner sa dernière pensée, de se confesser enfin à lui, de
mourir en lui. Mais à quoi bon, puisque si même, alors, elle avait eu
le temps de se reconnaître, nous n'avions compris l'un et l'autre où
était notre bonheur, ce que nous aurions dû faire, que quand ce
bonheur, que parce que ce bonheur n'était plus possible, que nous ne
pouvions plus le réaliser. Tant que les choses sont possibles on les
diffère, et elles ne peuvent prendre cette puissance d'attraits et
cette apparente aisance de réalisation que quand projetées dans le
vide idéal de l'imagination, elles sont soustraites à la submersion
alourdissante, enlaidissante du milieu vital. L'idée qu'on mourra est
plus cruelle que mourir, mais moins que l'idée qu'un autre est mort,
que, redevenue plane après avoir englouti un être, s'étend, sans
même un remous à cette place-là, une réalité d'où cet être est
exclu, où n'existe plus aucun vouloir, aucune connaissance, et de
laquelle il est aussi difficile de remonter à l'idée que cet être a
vécu, qu'il est difficile, du souvenir encore tout récent de sa vie,
de penser qu'il est assimilable aux images sans consistance, aux
souvenirs laissés par les personnages d'un roman qu'on a lu.
Du moins j'étais heureux qu'avant de mourir, elle m'eût écrit cette
lettre, et surtout envoyé la dernière dépêche qui me prouvait
qu'elle fût revenue si elle eût vécu. Il me semblait que c'était non
seulement plus doux, mais plus beau ainsi, que l'événement eût été
incomplet sans ce télégramme, eût eu moins figure d'art et de destin.
En réalité il l'eût eu tout autant s'il eût été autre; car tout
événement est comme un moule d'une forme particulière, et, quel qu'il
soit, il impose, à la série des faits qu'il est venu interrompre et
semble en conclure, un dessin que nous croyons le seul possible parce
que nous ne connaissons pas celui qui eût pu lui être substitué. Je
me répétais: «Pourquoi ne m'avait-elle pas dit: «J'ai ces goûts»,
j'aurais cédé, je lui aurais permis de les satisfaire, en ce moment je
l'embrasserais encore». Quelle tristesse d'avoir à me rappeler qu'elle
m'avait ainsi menti en me jurant trois jours avant de me quitter qu'elle
n'avait jamais eu avec l'amie de Mlle Vinteuil, ces relations qu'au
moment où Albertine me le jurait, sa rougeur avait confessées. Pauvre
petite, elle avait eu du moins l'honnêteté de ne pas vouloir jurer que
le plaisir de revoir Mlle Vinteuil n'entrait pour rien dans son désir
d'aller ce jour-là chez les Verdurin. Pourquoi n'était-elle pas allée
jusqu'au bout de son aveu, et avait-elle inventé alors ce roman
inimaginable? Peut-être du reste était-ce un peu ma faute si elle
n'avait jamais malgré toutes mes prières qui venaient se briser à sa
dénégation, voulu me dire: «j'ai ces goûts. » C'était peut-être un
peu ma faute parce que à Balbec le jour où après la visite de Mme de
Cambremer j'avais eu ma première explication avec Albertine et où
j'étais si loin de croire qu'elle pût avoir en tous cas autre chose
qu'une amitié trop passionnée avec Andrée, j'avais exprimé avec trop
de violence mon dégoût pour ce genre de mœurs, je les avais
condamnées d'une façon trop catégorique. Je ne pouvais me rappeler si
Albertine avait rougi quand j'avais naïvement proclamé mon horreur de
cela, je ne pouvais me le rappeler, car ce n'est souvent que longtemps
après que nous voudrions bien savoir quelle attitude eut une personne
à un moment où nous n'y fîmes nullement attention et qui, plus tard,
quand nous repensons à notre conversation, éclaircirait une
difficulté poignante. Mais dans notre mémoire il y a une lacune, il
n'y a pas trace de cela. Et bien souvent nous n'avons pas fait assez
attention, au moment même, aux choses qui pouvaient déjà nous
paraître importantes, nous n'avons pas bien entendu une phrase, nous
n'avons pas noté un geste, ou bien nous les avons oubliés. Et quand
plus tard, avides de découvrir une vérité, nous remontons de
déduction en déduction, feuilletant notre mémoire comme un recueil de
témoignages, quand nous arrivons à cette phrase, à ce geste,
impossible de nous rappeler, nous recommençons vingt fois le même
trajet mais inutilement: le chemin ne va pas plus loin. Avait-elle
rougi? Je ne savais si elle avait rougi, mais elle n'avait pas pu ne pas
entendre, et le souvenir de ces paroles l'avait plus tard arrêtée
quand peut-être elle avait été sur le point de se confesser à moi.
Et maintenant elle n'était plus nulle part, j'aurais pu parcourir la
terre d'un pôle à l'autre sans rencontrer Albertine. La réalité qui
s'était refermée sur elle était redevenue unie, avait effacé
jusqu'à la trace de l'être qui avait coulé à fond. Elle n'était
plus qu'un nom, comme cette Mme de Charlus dont disaient avec
indifférence: «Elle était délicieuse» ceux qui l'avaient connue.
Mais je ne pouvais pas concevoir plus d'un instant l'existence de cette
réalité dont Albertine n'avait pas conscience, car en moi mon amie
existait trop, en moi où tous les sentiments, toutes les pensées se
rapportaient à sa vie. Peut-être si elle l'avait su, eût-elle été
touchée de voir que son ami ne l'oubliait pas, maintenant que sa vie à
elle était finie et elle eût été sensible à des choses qui
auparavant l'eussent laissée indifférente. Mais comme on voudrait
s'abstenir d'infidélités, si secrètes fussent-elles, tant on craint
que celle qu'on aime ne s'en abstienne pas, j'étais effrayé de
penser que si les morts vivent quelque part, ma grand'mère connaissait
aussi bien mon oubli, qu'Albertine mon souvenir. Et tout compte fait,
même pour une même morte, est-on sûr que la joie qu'on aurait
d'apprendre qu'elle sait certaines choses balancerait l'effroi de penser
qu'elle les sait toutes; et, si sanglant que soit le sacrifice, ne
renoncerions-nous pas quelquefois à garder après leur mort comme amis
ceux que nous avons aimés de peur de les avoir aussi pour juges.
Mes curiosités jalouses de ce qu'avait pu faire Albertine étaient
infinies. J'achetai combien de femmes qui ne m'apprirent rien. Si ces
curiosités étaient si vivaces, c'est que l'être ne meurt pas tout de
suite pour nous, il reste baigné d'une espèce d'aura de vie qui n'a
rien d'une immortalité véritable mais qui fait qu'il continue à
occuper nos pensées de la même manière que quand il vivait.