Mais, sans oser les regarder qu’à la dérobée, je
sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c’était la
nature elle-même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en
ajoutant l’ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu cette
décoration digne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire
et une solennité mystique.
sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c’était la
nature elle-même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en
ajoutant l’ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu cette
décoration digne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire
et une solennité mystique.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Du Côté de Chez Swann - v1
Je trouvais tout cela contradictoire.
Pour quelle
autre vie réservait-il de dire enfin sérieusement ce qu’il pensait des
choses, de formuler des jugements qu’il pût ne pas mettre entre
guillemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse à
des occupations dont il professait en même temps qu’elles sont
ridicules? Je remarquai aussi dans la façon dont Swann me parla de
Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui était pas particulier
mais au contraire était dans ce temps-là commun à tous les admirateurs
de l’écrivain, à l’amie de ma mère, au docteur du Boulbon. Comme
Swann, ils disaient de Bergotte: «C’est un charmant esprit, si
particulier, il a une façon à lui de dire les choses un peu cherchée,
mais si agréable. On n’a pas besoin de voir la signature, on reconnaît
tout de suite que c’est de lui. » Mais aucun n’aurait été jusqu’à dire:
«C’est un grand écrivain, il a un grand talent. » Ils ne disaient même
pas qu’il avait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu’ils ne le
savaient pas. Nous sommes très longs à reconnaître dans la physionomie
particulière d’un nouvel écrivain le modèle qui porte le nom de «grand
talent» dans notre musée des idées générales. Justement parce que
cette physionomie est nouvelle nous ne la trouvons pas tout à fait
ressemblante à ce que nous appelons talent. Nous disons plutôt
originalité, charme, délicatesse, force; et puis un jour nous nous
rendons compte que c’est justement tout cela le talent.
--«Est-ce qu’il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé de la
Berma? » demandai-je à M. Swann.
--Je crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit être
épuisée. Il y a peut-être eu cependant une réimpression. Je
m’informerai. Je peux d’ailleurs demander à Bergotte tout ce que vous
voulez, il n’y a pas de semaine dans l’année où il ne dîne à la
maison. C’est le grand ami de ma fille. Ils vont ensemble visiter les
vieilles villes, les cathédrales, les châteaux.
Comme je n’avais aucune notion sur la hiérarchie sociale, depuis
longtemps l’impossibilité que mon père trouvait à ce que nous
fréquentions Mme et Mlle Swann avait eu plutôt pour effet, en me
faisant imaginer entre elles et nous de grandes distances, de leur
donner à mes yeux du prestige. Je regrettais que ma mère ne se teignît
pas les cheveux et ne se mît pas de rouge aux lèvres comme j’avais
entendu dire par notre voisine Mme Sazerat que Mme Swann le faisait
pour plaire, non à son mari, mais à M. de Charlus, et je pensais que
nous devions être pour elle un objet de mépris, ce qui me peinait
surtout à cause de Mlle Swann qu’on m’avait dit être une si jolie
petite fille et à laquelle je rêvais souvent en lui prêtant chaque
fois un même visage arbitraire et charmant. Mais quand j’eus appris ce
jour-là que Mlle Swann était un être d’une condition si rare, baignant
comme dans son élément naturel au milieu de tant de privilèges, que
quand elle demandait à ses parents s’il y avait quelqu’un à dîner, on
lui répondait par ces syllabes remplies de lumière, par le nom de ce
convive d’or qui n’était pour elle qu’un vieil ami de sa famille:
Bergotte; que, pour elle, la causerie intime à table, ce qui
correspondait à ce qu’était pour moi la conversation de ma
grand’tante, c’étaient des paroles de Bergotte sur tous ces sujets
qu’il n’avait pu aborder dans ses livres, et sur lesquels j’aurais
voulu l’écouter rendre ses oracles, et qu’enfin, quand elle allait
visiter des villes, il cheminait à côté d’elle, inconnu et glorieux,
comme les Dieux qui descendaient au milieu des mortels, alors je
sentis en même temps que le prix d’un être comme Mlle Swann, combien
je lui paraîtrais grossier et ignorant, et j’éprouvai si vivement la
douceur et l’impossibilité qu’il y aurait pour moi à être son ami, que
je fus rempli à la fois de désir et de désespoir. Le plus souvent
maintenant quand je pensais à elle, je la voyais devant le porche
d’une cathédrale, m’expliquant la signification des statues, et, avec
un sourire qui disait du bien de moi, me présentant comme son ami, à
Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idées que faisaient
naître en moi les cathédrales, le charme des coteaux de
l’Ile-de-France et des plaines de la Normandie faisait refluer ses
reflets sur l’image que je me formais de Mlle Swann: c’était être tout
prêt à l’aimer. Que nous croyions qu’un être participe à une vie
inconnue où son amour nous ferait pénétrer, c’est, de tout ce qu’exige
l’amour pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire
bon marché du reste. Même les femmes qui prétendent ne juger un homme
que sur son physique, voient en ce physique l’émanation d’une vie
spéciale. C’est pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers;
l’uniforme les rend moins difficiles pour le visage; elles croient
baiser sous la cuirasse un cœur différent, aventureux et doux; et un
jeune souverain, un prince héritier, pour faire les plus flatteuses
conquêtes, dans les pays étrangers qu’il visite, n’a pas besoin du
profil régulier qui serait peut-être indispensable à un coulissier.
Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand’tante n’aurait pas
compris que je fisse en dehors du dimanche, jour où il est défendu de
s’occuper à rien de sérieux et où elle ne cousait pas (un jour de
semaine, elle m’aurait dit «Comment tu t’amuses encore à lire, ce
n’est pourtant pas dimanche» en donnant au mot amusement le sens
d’enfantillage et de perte de temps), ma tante Léonie devisait avec
Françoise en attendant l’heure d’Eulalie. Elle lui annonçait qu’elle
venait de voir passer Mme Goupil «sans parapluie, avec la robe de soie
qu’elle s’est fait faire à Châteaudun. Si elle a loin à aller avant
vêpres elle pourrait bien la faire saucer».
--«Peut-être, peut-être (ce qui signifiait peut-être non)» disait
Françoise pour ne pas écarter définitivement la possibilité d’une
alternative plus favorable.
--«Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me fait penser
que je n’ai point su si elle était arrivée à l’église après
l’élévation. Il faudra que je pense à le demander à Eulalie. . .
Françoise, regardez-moi ce nuage noir derrière le clocher et ce
mauvais soleil sur les ardoises, bien sûr que la journée ne se passera
pas sans pluie. Ce n’était pas possible que ça reste comme ça, il
faisait trop chaud. Et le plus tôt sera le mieux, car tant que l’orage
n’aura pas éclaté, mon eau de Vichy ne descendra pas, ajoutait ma
tante dans l’esprit de qui le désir de hâter la descente de l’eau de
Vichy l’emportait infiniment sur la crainte de voir Mme Goupil gâter
sa robe. »
--«Peut-être, peut-être. »
--«Et c’est que, quand il pleut sur la place, il n’y a pas grand abri. »
--«Comment, trois heures? s’écriait tout à coup ma tante en pâlissant,
mais alors les vêpres sont commencées, j’ai oublié ma pepsine! Je
comprends maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait sur
l’estomac. »
Et se précipitant sur un livre de messe relié en velours violet, monté
d’or, et d’où, dans sa hâte, elle laissait s’échapper de ces images,
bordées d’un bandeau de dentelle de papier jaunissante, qui marquent
les pages des fêtes, ma tante, tout en avalant ses gouttes commençait
à lire au plus vite les textes sacrés dont l’intelligence lui était
légèrement obscurcie par l’incertitude de savoir si, prise aussi
longtemps après l’eau de Vichy, la pepsine serait encore capable de la
rattraper et de la faire descendre. «Trois heures, c’est incroyable ce
que le temps passe! »
Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l’avait heurté, suivi
d’une ample chute légère comme de grains de sable qu’on eût laissé
tomber d’une fenêtre au-dessus, puis la chute s’étendant, se réglant,
adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable,
universelle: c’était la pluie.
--«Eh bien! Françoise, qu’est-ce que je disais? Ce que cela tombe! Mais
je crois que j’ai entendu le grelot de la porte du jardin, allez donc
voir qui est-ce qui peut être dehors par un temps pareil. »
Françoise revenait:
--«C’est Mme Amédée (ma grand’mère) qui a dit qu’elle allait faire un
tour. Ça pleut pourtant fort. »
--Cela ne me surprend point, disait ma tante en levant les yeux au
ciel. J’ai toujours dit qu’elle n’avait point l’esprit fait comme tout
le monde. J’aime mieux que ce soit elle que moi qui soit dehors en ce
moment.
--Mme Amédée, c’est toujours tout l’extrême des autres, disait
Françoise avec douceur, réservant pour le moment où elle serait seule
avec les autres domestiques, de dire qu’elle croyait ma grand’mère un
peu «piquée».
--Voilà le salut passé! Eulalie ne viendra plus, soupirait ma tante; ce
sera le temps qui lui aura fait peur. »
--«Mais il n’est pas cinq heures, madame Octave, il n’est que quatre
heures et demie. »
--Que quatre heures et demie? et j’ai été obligée de relever les petits
rideaux pour avoir un méchant rayon de jour. A quatre heures et demie!
Huit jours avant les Rogations! Ah! ma pauvre Françoise, il faut que
le bon Dieu soit bien en colère après nous. Aussi, le monde
d’aujourd’hui en fait trop! Comme disait mon pauvre Octave, on a trop
oublié le bon Dieu et il se venge.
Une vive rougeur animait les joues de ma tante, c’était Eulalie.
Malheureusement, à peine venait-elle d’être introduite que Françoise
rentrait et avec un sourire qui avait pour but de se mettre elle-même
à l’unisson de la joie qu’elle ne doutait pas que ses paroles allaient
causer à ma tante, articulant les syllabes pour montrer que, malgré
l’emploi du style indirect, elle rapportait, en bonne domestique, les
paroles mêmes dont avait daigné se servir le visiteur:
--«M. le Curé serait enchanté, ravi, si Madame Octave ne repose pas et
pouvait le recevoir. M. le Curé ne veut pas déranger. M. le Curé est
en bas, j’y ai dit d’entrer dans la salle. »
En réalité, les visites du curé ne faisaient pas à ma tante un aussi
grand plaisir que le supposait Françoise et l’air de jubilation dont
celle-ci croyait devoir pavoiser son visage chaque fois qu’elle avait
à l’annoncer ne répondait pas entièrement au sentiment de la malade.
Le curé (excellent homme avec qui je regrette de ne pas avoir causé
davantage, car s’il n’entendait rien aux arts, il connaissait beaucoup
d’étymologies), habitué à donner aux visiteurs de marque des
renseignements sur l’église (il avait même l’intention d’écrire un
livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des explications
infinies et d’ailleurs toujours les mêmes. Mais quand elle arrivait
ainsi juste en même temps que celle d’Eulalie, sa visite devenait
franchement désagréable à ma tante. Elle eût mieux aimé bien profiter
d’Eulalie et ne pas avoir tout le monde à la fois. Mais elle n’osait
pas ne pas recevoir le curé et faisait seulement signe à Eulalie de ne
pas s’en aller en même temps que lui, qu’elle la garderait un peu
seule quand il serait parti.
--«Monsieur le Curé, qu’est-ce que l’on me disait, qu’il y a un artiste
qui a installé son chevalet dans votre église pour copier un vitrail.
Je peux dire que je suis arrivée à mon âge sans avoir jamais entendu
parler d’une chose pareille! Qu’est-ce que le monde aujourd’hui va
donc chercher! Et ce qu’il y a de plus vilain dans l’église! »
--«Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est ce qu’il y a de plus vilain,
car s’il y a à Saint-Hilaire des parties qui méritent d’être visitées,
il y en a d’autres qui sont bien vieilles, dans ma pauvre basilique,
la seule de tout le diocèse qu’on n’ait même pas restaurée! Mon Dieu,
le porche est sale et antique, mais enfin d’un caractère majestueux;
passe même pour les tapisseries d’Esther dont personnellement je ne
donnerais pas deux sous, mais qui sont placées par les connaisseurs
tout de suite après celles de Sens. Je reconnais d’ailleurs, qu’à côté
de certains détails un peu réalistes, elles en présentent d’autres qui
témoignent d’un véritable esprit d’observation. Mais qu’on ne vienne
pas me parler des vitraux. Cela a-t-il du bon sens de laisser des
fenêtres qui ne donnent pas de jour et trompent même la vue par ces
reflets d’une couleur que je ne saurais définir, dans une église où il
n’y a pas deux dalles qui soient au même niveau et qu’on se refuse à
me remplacer sous prétexte que ce sont les tombes des abbés de Combray
et des seigneurs de Guermantes, les anciens comtes de Brabant. Les
ancêtres directs du duc de Guermantes d’aujourd’hui et aussi de la
Duchesse puisqu’elle est une demoiselle de Guermantes qui a épousé son
cousin. » (Ma grand’mère qui à force de se désintéresser des personnes
finissait par confondre tous les noms, chaque fois qu’on prononçait
celui de la Duchesse de Guermantes prétendait que ce devait être une
parente de Mme de Villeparisis. Tout le monde éclatait de rire; elle
tâchait de se défendre en alléguant une certaine lettre de faire part:
«Il me semblait me rappeler qu’il y avait du Guermantes là-dedans. » Et
pour une fois j’étais avec les autres contre elle, ne pouvant admettre
qu’il y eût un lien entre son amie de pension et la descendante de
Geneviève de Brabant. )--«Voyez Roussainville, ce n’est plus aujourd’hui
qu’une paroisse de fermiers, quoique dans l’antiquité cette localité
ait dû un grand essor au commerce de chapeaux de feutre et des
pendules. (Je ne suis pas certain de l’étymologie de Roussainville. Je
croirais volontiers que le nom primitif était Rouville (Radulfi villa)
comme Châteauroux (Castrum Radulfi) mais je vous parlerai de cela une
autre fois. Hé bien! l’église a des vitraux superbes, presque tous
modernes, et cette imposante Entrée de Louis-Philippe à Combray qui
serait mieux à sa place à Combray même, et qui vaut, dit-on, la
fameuse verrière de Chartres. Je voyais même hier le frère du docteur
Percepied qui est amateur et qui la regarde comme d’un plus beau
travail.
«Mais, comme je le lui disais, à cet artiste qui semble du reste très
poli, qui est paraît-il, un véritable virtuose du pinceau, que lui
trouvez-vous donc d’extraordinaire à ce vitrail, qui est encore un peu
plus sombre que les autres? »
--«Je suis sûre que si vous le demandiez à Monseigneur, disait
mollement ma tante qui commençait à penser qu’elle allait être
fatiguée, il ne vous refuserait pas un vitrail neuf. »
--«Comptez-y, madame Octave, répondait le curé. Mais c’est justement
Monseigneur qui a attaché le grelot à cette malheureuse verrière en
prouvant qu’elle représente Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes, le
descendant direct de Geneviève de Brabant qui était une demoiselle de
Guermantes, recevant l’absolution de Saint-Hilaire. »
--«Mais je ne vois pas où est Saint-Hilaire?
--«Mais si, dans le coin du vitrail vous n’avez jamais remarqué une
dame en robe jaune? Hé bien! c’est Saint-Hilaire qu’on appelle aussi,
vous le savez, dans certaines provinces, Saint-Illiers, Saint-Hélier,
et même, dans le Jura, Saint-Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus
Hilarius ne sont pas du reste les plus curieuses de celles qui se sont
produites dans les noms des bienheureux. Ainsi votre patronne, ma
bonne Eulalie, sancta Eulalia, savez-vous ce qu’elle est devenue en
Bourgogne? Saint-Eloi tout simplement: elle est devenue un saint.
Voyez-vous, Eulalie, qu’après votre mort on fasse de vous un
homme? »--«Monsieur le Curé a toujours le mot pour rigoler. »--«Le frère
de Gilbert, Charles le Bègue, prince pieux mais qui, ayant perdu de
bonne heure son père, Pépin l’Insensé, mort des suites de sa maladie
mentale, exerçait le pouvoir suprême avec toute la présomption d’une
jeunesse à qui la discipline a manqué; dès que la figure d’un
particulier ne lui revenait pas dans une ville, il y faisait massacrer
jusqu’au dernier habitant. Gilbert voulant se venger de Charles fit
brûler l’église de Combray, la primitive église alors, celle que
Théodebert, en quittant avec sa cour la maison de campagne qu’il avait
près d’ici, à Thiberzy (Theodeberciacus), pour aller combattre les
Burgondes, avait promis de bâtir au-dessus du tombeau de
Saint-Hilaire, si le Bienheureux lui procurait la victoire. Il n’en
reste que la crypte où Théodore a dû vous faire descendre, puisque
Gilbert brûla le reste. Ensuite il défit l’infortuné Charles avec
l’aide de Guillaume Le Conquérant (le curé prononçait Guilôme), ce qui
fait que beaucoup d’Anglais viennent pour visiter. Mais il ne semble
pas avoir su se concilier la sympathie des habitants de Combray, car
ceux-ci se ruèrent sur lui à la sortie de la messe et lui tranchèrent
la tête. Du reste Théodore prête un petit livre qui donne les
explications.
«Mais ce qui est incontestablement le plus curieux dans notre église,
c’est le point de vue qu’on a du clocher et qui est grandiose.
Certainement, pour vous qui n’êtes pas très forte, je ne vous
conseillerais pas de monter nos quatre-vingt-dix-sept marches, juste
la moitié du célèbre dôme de Milan. Il y a de quoi fatiguer une
personne bien portante, d’autant plus qu’on monte plié en deux si on
ne veut pas se casser la tête, et on ramasse avec ses effets toutes
les toiles d’araignées de l’escalier. En tous cas il faudrait bien
vous couvrir, ajoutait-il (sans apercevoir l’indignation que causait à
ma tante l’idée qu’elle fût capable de monter dans le clocher), car il
fait un de ces courants d’air une fois arrivé là-haut! Certaines
personnes affirment y avoir ressenti le froid de la mort. N’importe,
le dimanche il y a toujours des sociétés qui viennent même de très
loin pour admirer la beauté du panorama et qui s’en retournent
enchantées. Tenez, dimanche prochain, si le temps se maintient, vous
trouveriez certainement du monde, comme ce sont les Rogations. Il faut
avouer du reste qu’on jouit de là d’un coup d’œil féerique, avec des
sortes d’échappées sur la plaine qui ont un cachet tout particulier.
Quand le temps est clair on peut distinguer jusqu’à Verneuil. Surtout
on embrasse à la fois des choses qu’on ne peut voir habituellement que
l’une sans l’autre, comme le cours de la Vivonne et les fossés de
Saint-Assise-lès-Combray, dont elle est séparée par un rideau de
grands arbres, ou encore comme les différents canaux de
Jouy-le-Vicomte (Gaudiacus vice comitis comme vous savez). Chaque fois
que je suis allé à Jouy-le-Vicomte, j’ai bien vu un bout du canal,
puis quand j’avais tourné une rue j’en voyais un autre, mais alors je
ne voyais plus le précédent. J’avais beau les mettre ensemble par la
pensée, cela ne me faisait pas grand effet. Du clocher de
Saint-Hilaire c’est autre chose, c’est tout un réseau où la localité
est prise. Seulement on ne distingue pas d’eau, on dirait de grandes
fentes qui coupent si bien la ville en quartiers, qu’elle est comme
une brioche dont les morceaux tiennent ensemble mais sont déjà
découpés. Il faudrait pour bien faire être à la fois dans le clocher
de Saint-Hilaire et à Jouy-le-Vicomte. »
Le curé avait tellement fatigué ma tante qu’à peine était-il parti,
elle était obligée de renvoyer Eulalie.
--«Tenez, ma pauvre Eulalie, disait-elle d’une voix faible, en tirant
une pièce d’une petite bourse qu’elle avait à portée de sa main, voilà
pour que vous ne m’oubliez pas dans vos prières. »
--«Ah! mais, madame Octave, je ne sais pas si je dois, vous savez bien
que ce n’est pas pour cela que je viens! » disait Eulalie avec la même
hésitation et le même embarras, chaque fois, que si c’était la
première, et avec une apparence de mécontentement qui égayait ma tante
mais ne lui déplaisait pas, car si un jour Eulalie, en prenant la
pièce, avait un air un peu moins contrarié que de coutume, ma tante
disait:
--«Je ne sais pas ce qu’avait Eulalie; je lui ai pourtant donné la même
chose que d’habitude, elle n’avait pas l’air contente. »
--Je crois qu’elle n’a pourtant pas à se plaindre, soupirait Françoise,
qui avait une tendance à considérer comme de la menue monnaie tout ce
que lui donnait ma tante pour elle ou pour ses enfants, et comme des
trésors follement gaspillés pour une ingrate les piécettes mises
chaque dimanche dans la main d’Eulalie, mais si discrètement que
Françoise n’arrivait jamais à les voir. Ce n’est pas que l’argent que
ma tante donnait à Eulalie, Françoise l’eût voulu pour elle. Elle
jouissait suffisamment de ce que ma tante possédait, sachant que les
richesses de la maîtresse du même coup élèvent et embellissent aux
yeux de tous sa servante; et qu’elle, Françoise, était insigne et
glorifiée dans Combray, Jouy-le-Vicomte et autres lieux, pour les
nombreuses fermes de ma tante, les visites fréquentes et prolongées du
curé, le nombre singulier des bouteilles d’eau de Vichy consommées.
Elle n’était avare que pour ma tante; si elle avait géré sa fortune,
ce qui eût été son rêve, elle l’aurait préservée des entreprises
d’autrui avec une férocité maternelle. Elle n’aurait pourtant pas
trouvé grand mal à ce que ma tante, qu’elle savait incurablement
généreuse, se fût laissée aller à donner, si au moins ç’avait été à
des riches. Peut-être pensait-elle que ceux-là, n’ayant pas besoin des
cadeaux de ma tante, ne pouvaient être soupçonnés de l’aimer à cause
d’eux. D’ailleurs offerts à des personnes d’une grande position de
fortune, à Mme Sazerat, à M. Swann, à M. Legrandin, à Mme Goupil, à
des personnes «de même rang» que ma tante et qui «allaient bien
ensemble», ils lui apparaissaient comme faisant partie des usages de
cette vie étrange et brillante des gens riches qui chassent, se
donnent des bals, se font des visites et qu’elle admirait en souriant.
Mais il n’en allait plus de même si les bénéficiaires de la générosité
de ma tante étaient de ceux que Françoise appelait «des gens comme
moi, des gens qui ne sont pas plus que moi» et qui étaient ceux
qu’elle méprisait le plus à moins qu’ils ne l’appelassent «Madame
Françoise» et ne se considérassent comme étant «moins qu’elle». Et
quand elle vit que, malgré ses conseils, ma tante n’en faisait qu’à sa
tête et jetait l’argent--Françoise le croyait du moins--pour des
créatures indignes, elle commença à trouver bien petits les dons que
ma tante lui faisait en comparaison des sommes imaginaires prodiguées
à Eulalie. Il n’y avait pas dans les environs de Combray de ferme si
conséquente que Françoise ne supposât qu’Eulalie eût pu facilement
l’acheter, avec tout ce que lui rapporteraient ses visites. Il est
vrai qu’Eulalie faisait la même estimation des richesses immenses et
cachées de Françoise. Habituellement, quand Eulalie était partie,
Françoise prophétisait sans bienveillance sur son compte. Elle la
haïssait, mais elle la craignait et se croyait tenue, quand elle était
là, à lui faire «bon visage». Elle se rattrapait après son départ,
sans la nommer jamais à vrai dire, mais en proférant des oracles
sibyllins, des sentences d’un caractère général telles que celles de
l’Ecclésiaste, mais dont l’application ne pouvait échapper à ma tante.
Après avoir regardé par le coin du rideau si Eulalie avait refermé la
porte: «Les personnes flatteuses savent se faire bien venir et
ramasser les pépettes; mais patience, le bon Dieu les punit toutes par
un beau jour», disait-elle, avec le regard latéral et l’insinuation de
Joas pensant exclusivement à Athalie quand il dit:
LE BONHEUR DES MÉCHANTS COMME UN TORRENT S’ÉCOULE.
Mais quand le curé était venu aussi et que sa visite interminable
avait épuisé les forces de ma tante, Françoise sortait de la chambre
derrière Eulalie et disait:
--«Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l’air beaucoup
fatiguée. »
Et ma tante ne répondait même pas, exhalant un soupir qui semblait
devoir être le dernier, les yeux clos, comme morte. Mais à peine
Françoise était-elle descendue que quatre coups donnés avec la plus
grande violence retentissaient dans la maison et ma tante, dressée sur
son lit, criait:
--«Est-ce qu’Eulalie est déjà partie? Croyez-vous que j’ai oublié de
lui demander si Mme Goupil était arrivée à la messe avant l’élévation!
Courez vite après elle! »
Mais Françoise revenait n’ayant pu rattraper Eulalie.
--«C’est contrariant, disait ma tante en hochant la tête. La seule
chose importante que j’avais à lui demander! »
Ainsi passait la vie pour ma tante Léonie, toujours identique, dans la
douce uniformité de ce qu’elle appelait avec un dédain affecté et une
tendresse profonde, son «petit traintrain». Préservé par tout le
monde, non seulement à la maison, où chacun ayant éprouvé l’inutilité
de lui conseiller une meilleure hygiène, s’était peu à peu résigné à
le respecter, mais même dans le village où, à trois rues de nous,
l’emballeur, avant de clouer ses caisses, faisait demander à Françoise
si ma tante ne «reposait pas»,--ce traintrain fut pourtant troublé une
fois cette année-là. Comme un fruit caché qui serait parvenu à
maturité sans qu’on s’en aperçût et se détacherait spontanément,
survint une nuit la délivrance de la fille de cuisine. Mais ses
douleurs étaient intolérables, et comme il n’y avait pas de sage-femme
à Combray, Françoise dut partir avant le jour en chercher une à
Thiberzy. Ma tante, à cause des cris de la fille de cuisine, ne put
reposer, et Françoise, malgré la courte distance, n’étant revenue que
très tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mère me dit-elle dans la
matinée: «Monte donc voir si ta tante n’a besoin de rien. » J’entrai
dans la première pièce et, par la porte ouverte, vis ma tante, couchée
sur le côté, qui dormait; je l’entendis ronfler légèrement. J’allais
m’en aller doucement mais sans doute le bruit que j’avais fait était
intervenu dans son sommeil et en avait «changé la vitesse», comme on
dit pour les automobiles, car la musique du ronflement s’interrompit
une seconde et reprit un ton plus bas, puis elle s’éveilla et tourna à
demi son visage que je pus voir alors; il exprimait une sorte de
terreur; elle venait évidemment d’avoir un rêve affreux; elle ne
pouvait me voir de la façon dont elle était placée, et je restais là
ne sachant si je devais m’avancer ou me retirer; mais déjà elle
semblait revenue au sentiment de la réalité et avait reconnu le
mensonge des visions qui l’avaient effrayée; un sourire de joie, de
pieuse reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soit moins
cruelle que les rêves, éclaira faiblement son visage, et avec cette
habitude qu’elle avait prise de se parler à mi-voix à elle-même quand
elle se croyait seule, elle murmura: «Dieu soit loué! nous n’avons
comme tracas que la fille de cuisine qui accouche. Voilà-t-il pas que
je rêvais que mon pauvre Octave était ressuscité et qu’il voulait me
faire faire une promenade tous les jours! » Sa main se tendit vers son
chapelet qui était sur la petite table, mais le sommeil recommençant
ne lui laissa pas la force de l’atteindre: elle se rendormit,
tranquillisée, et je sortis à pas de loup de la chambre sans qu’elle
ni personne eût jamais appris ce que j’avais entendu.
Quand je dis qu’en dehors d’événements très rares, comme cet
accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune
variation, je ne parle pas de celles qui, se répétant toujours
identiques à des intervalles réguliers, n’introduisaient au sein de
l’uniformité qu’une sorte d’uniformité secondaire. C’est ainsi que
tous les samedis, comme Françoise allait dans l’après-midi au marché
de Roussainville-le-Pin, le déjeuner était, pour tout le monde, une
heure plus tôt. Et ma tante avait si bien pris l’habitude de cette
dérogation hebdomadaire à ses habitudes, qu’elle tenait à cette
habitude-là autant qu’aux autres. Elle y était si bien «routinée»,
comme disait Françoise, que s’il lui avait fallu un samedi, attendre
pour déjeuner l’heure habituelle, cela l’eût autant «dérangée» que si
elle avait dû, un autre jour, avancer son déjeuner à l’heure du
samedi. Cette avance du déjeuner donnait d’ailleurs au samedi, pour
nous tous, une figure particulière, indulgente, et assez sympathique.
Au moment où d’habitude on a encore une heure à vivre avant la détente
du repas, on savait que, dans quelques secondes, on allait voir
arriver des endives précoces, une omelette de faveur, un bifteck
immérité. Le retour de ce samedi asymétrique était un de ces petits
événements intérieurs, locaux, presque civiques qui, dans les vies
tranquilles et les sociétés fermées, créent une sorte de lien national
et deviennent le thème favori des conversations, des plaisanteries,
des récits exagérés à plaisir: il eût été le noyau tout prêt pour un
cycle légendaire si l’un de nous avait eu la tête épique. Dès le
matin, avant d’être habillés, sans raison, pour le plaisir d’éprouver
la force de la solidarité, on se disait les uns aux autres avec bonne
humeur, avec cordialité, avec patriotisme: «Il n’y a pas de temps à
perdre, n’oublions pas que c’est samedi! » cependant que ma tante,
conférant avec Françoise et songeant que la journée serait plus longue
que d’habitude, disait: «Si vous leur faisiez un beau morceau de veau,
comme c’est samedi. » Si à dix heures et demie un distrait tirait sa
montre en disant: «Allons, encore une heure et demie avant le
déjeuner», chacun était enchanté d’avoir à lui dire: «Mais voyons, à
quoi pensez-vous, vous oubliez que c’est samedi! »; on en riait encore
un quart d’heure après et on se promettait de monter raconter cet
oubli à ma tante pour l’amuser. Le visage du ciel même semblait
changé. Après le déjeuner, le soleil, conscient que c’était samedi,
flânait une heure de plus au haut du ciel, et quand quelqu’un, pensant
qu’on était en retard pour la promenade, disait: «Comment, seulement
deux heures? » en voyant passer les deux coups du clocher de
Saint-Hilaire (qui ont l’habitude de ne rencontrer encore personne
dans les chemins désertés à cause du repas de midi ou de la sieste, le
long de la rivière vive et blanche que le pêcheur même a abandonnée,
et passent solitaires dans le ciel vacant où ne restent que quelques
nuages paresseux), tout le monde en chœur lui répondait: «Mais ce qui
vous trompe, c’est qu’on a déjeuné une heure plus tôt, vous savez bien
que c’est samedi! » La surprise d’un barbare (nous appelions ainsi tous
les gens qui ne savaient pas ce qu’avait de particulier le samedi)
qui, étant venu à onze heures pour parler à mon père, nous avait
trouvés à table, était une des choses qui, dans sa vie, avaient le
plus égayé Françoise. Mais si elle trouvait amusant que le visiteur
interloqué ne sût pas que nous déjeunions plus tôt le samedi, elle
trouvait plus comique encore (tout en sympathisant du fond du cœur
avec ce chauvinisme étroit) que mon père, lui, n’eût pas eu l’idée que
ce barbare pouvait l’ignorer et eût répondu sans autre explication à
son étonnement de nous voir déjà dans la salle à manger: «Mais voyons,
c’est samedi! » Parvenue à ce point de son récit, elle essuyait des
larmes d’hilarité et pour accroître le plaisir qu’elle éprouvait, elle
prolongeait le dialogue, inventait ce qu’avait répondu le visiteur à
qui ce «samedi» n’expliquait rien. Et bien loin de nous plaindre de
ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nous disions:
«Mais il me semblait qu’il avait dit aussi autre chose. C’était plus
long la première fois quand vous l’avez raconté. » Ma grand’tante
elle-même laissait son ouvrage, levait la tête et regardait par-dessus
son lorgnon.
Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-là, pendant le
mois de mai, nous sortions après le dîner pour aller au «mois de
Marie».
Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, très sévère pour «le
genre déplorable des jeunes gens négligés, dans les idées de l’époque
actuelle», ma mère prenait garde que rien ne clochât dans ma tenue,
puis on partait pour l’église. C’est au mois de Marie que je me
souviens d’avoir commencé à aimer les aubépines. N’étant pas seulement
dans l’église, si sainte, mais où nous avions le droit d’entrer,
posées sur l’autel même, inséparables des mystères à la célébration
desquels elles prenaient part, elles faisaient courir au milieu des
flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées horizontalement
les unes aux autres en un apprêt de fête, et qu’enjolivaient encore
les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion,
comme sur une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d’une
blancheur éclatante.
Mais, sans oser les regarder qu’à la dérobée, je
sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c’était la
nature elle-même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en
ajoutant l’ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu cette
décoration digne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire
et une solennité mystique. Plus haut s’ouvraient leurs corolles çà et
là avec une grâce insouciante, retenant si négligemment comme un
dernier et vaporeux atour le bouquet d’étamines, fines comme des fils
de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu’en suivant, qu’en
essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je
l’imaginais comme si ç’avait été le mouvement de tête étourdi et
rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées, d’une blanche jeune
fille, distraite et vive. M. Vinteuil était venu avec sa fille se
placer à côté de nous. D’une bonne famille, il avait été le professeur
de piano des sœurs de ma grand’mère et quand, après la mort de sa
femme et un héritage qu’il avait fait, il s’était retiré auprès de
Combray, on le recevait souvent à la maison. Mais d’une pudibonderie
excessive, il cessa de venir pour ne pas rencontrer Swann qui avait
fait ce qu’il appelait «un mariage déplacé, dans le goût du jour». Ma
mère, ayant appris qu’il composait, lui avait dit par amabilité que,
quand elle irait le voir, il faudrait qu’il lui fît entendre quelque
chose de lui. M. Vinteuil en aurait eu beaucoup de joie, mais il
poussait la politesse et la bonté jusqu’à de tels scrupules que, se
mettant toujours à la place des autres, il craignait de les ennuyer et
de leur paraître égoïste s’il suivait ou seulement laissait deviner
son désir. Le jour où mes parents étaient allés chez lui en visite, je
les avais accompagnés, mais ils m’avaient permis de rester dehors et,
comme la maison de M. Vinteuil, Montjouvain, était en contre-bas d’un
monticule buissonneux, où je m’étais caché, je m’étais trouvé de
plain-pied avec le salon du second étage, à cinquante centimètres de
la fenêtre. Quand on était venu lui annoncer mes parents, j’avais vu
M. Vinteuil se hâter de mettre en évidence sur le piano un morceau de
musique. Mais une fois mes parents entrés, il l’avait retiré et mis
dans un coin. Sans doute avait-il craint de leur laisser supposer
qu’il n’était heureux de les voir que pour leur jouer de ses
compositions. Et chaque fois que ma mère était revenue à la charge au
cours de la visite, il avait répété plusieurs fois «Mais je ne sais
qui a mis cela sur le piano, ce n’est pas sa place», et avait détourné
la conversation sur d’autres sujets, justement parce que ceux-là
l’intéressaient moins. Sa seule passion était pour sa fille et
celle-ci qui avait l’air d’un garçon paraissait si robuste qu’on ne
pouvait s’empêcher de sourire en voyant les précautions que son père
prenait pour elle, ayant toujours des châles supplémentaires à lui
jeter sur les épaules. Ma grand’mère faisait remarquer quelle
expression douce délicate, presque timide passait souvent dans les
regards de cette enfant si rude, dont le visage était semé de taches
de son. Quand elle venait de prononcer une parole elle l’entendait
avec l’esprit de ceux à qui elle l’avait dite, s’alarmait des
malentendus possibles et on voyait s’éclairer, se découper comme par
transparence, sous la figure hommasse du «bon diable», les traits plus
fins d’une jeune fille éplorée.
Quand, au moment de quitter l’église, je m’agenouillai devant l’autel,
je sentis tout d’un coup, en me relevant, s’échapper des aubépines une
odeur amère et douce d’amandes, et je remarquai alors sur les fleurs
de petites places plus blondes, sous lesquelles je me figurai que
devait être cachée cette odeur comme sous les parties gratinées le
goût d’une frangipane ou sous leurs taches de rousseur celui des joues
de Mlle Vinteuil. Malgré la silencieuse immobilité des aubépines,
cette intermittente ardeur était comme le murmure de leur vie intense
dont l’autel vibrait ainsi qu’une haie agreste visitée par de vivantes
antennes, auxquelles on pensait en voyant certaines étamines presque
rousses qui semblaient avoir gardé la virulence printanière, le
pouvoir irritant, d’insectes aujourd’hui métamorphosés en fleurs.
Nous causions un moment avec M. Vinteuil devant le porche en sortant
de l’église. Il intervenait entre les gamins qui se chamaillaient sur
la place, prenait la défense des petits, faisait des sermons aux
grands. Si sa fille nous disait de sa grosse voix combien elle avait
été contente de nous voir, aussitôt il semblait qu’en elle-même une
sœur plus sensible rougissait de ce propos de bon garçon étourdi qui
avait pu nous faire croire qu’elle sollicitait d’être invitée chez
nous. Son père lui jetait un manteau sur les épaules, ils montaient
dans un petit buggy qu’elle conduisait elle-même et tous deux
retournaient à Montjouvain. Quant à nous, comme c’était le lendemain
dimanche et qu’on ne se lèverait que pour la grand’messe, s’il faisait
clair de lune et que l’air fût chaud, au lieu de nous faire rentrer
directement, mon père, par amour de la gloire, nous faisait faire par
le calvaire une longue promenade, que le peu d’aptitude de ma mère à
s’orienter et à se reconnaître dans son chemin, lui faisait considérer
comme la prouesse d’un génie stratégique. Parfois nous allions
jusqu’au viaduc, dont les enjambées de pierre commençaient à la gare
et me représentaient l’exil et la détresse hors du monde civilisé
parce que chaque année en venant de Paris, on nous recommandait de
faire bien attention, quand ce serait Combray, de ne pas laisser
passer la station, d’être prêts d’avance car le train repartait au
bout de deux minutes et s’engageait sur le viaduc au delà des pays
chrétiens dont Combray marquait pour moi l’extrême limite. Nous
revenions par le boulevard de la gare, où étaient les plus agréables
villas de la commune. Dans chaque jardin le clair de lune, comme
Hubert Robert, semait ses degrés rompus de marbre blanc, ses jets
d’eau, ses grilles entr’ouvertes. Sa lumière avait détruit le bureau
du télégraphe. Il n’en subsistait plus qu’une colonne à demi brisée,
mais qui gardait la beauté d’une ruine immortelle. Je traînais la
jambe, je tombais de sommeil, l’odeur des tilleuls qui embaumait
m’apparaissait comme une récompense qu’on ne pouvait obtenir qu’au
prix des plus grandes fatigues et qui n’en valait pas la peine. De
grilles fort éloignées les unes des autres, des chiens réveillés par
nos pas solitaires faisaient alterner des aboiements comme il m’arrive
encore quelquefois d’en entendre le soir, et entre lesquels dut venir
(quand sur son emplacement on créa le jardin public de Combray) se
réfugier le boulevard de la gare, car, où que je me trouve, dès qu’ils
commencent à retentir et à se répondre, je l’aperçois, avec ses
tilleuls et son trottoir éclairé par la lune.
Tout d’un coup mon père nous arrêtait et demandait à ma mère: «Où
sommes-nous? » Epuisée par la marche, mais fière de lui, elle lui
avouait tendrement qu’elle n’en savait absolument rien. Il haussait
les épaules et riait. Alors, comme s’il l’avait sortie de la poche de
son veston avec sa clef, il nous montrait debout devant nous la petite
porte de derrière de notre jardin qui était venue avec le coin de la
rue du Saint-Esprit nous attendre au bout de ces chemins inconnus. Ma
mère lui disait avec admiration: «Tu es extraordinaire! » Et à partir
de cet instant, je n’avais plus un seul pas à faire, le sol marchait
pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mes actes avaient cessé
d’être accompagnés d’attention volontaire: l’Habitude venait de me
prendre dans ses bras et me portait jusqu’à mon lit comme un petit
enfant.
Si la journée du samedi, qui commençait une heure plus tôt, et où elle
était privée de Françoise, passait plus lentement qu’une autre pour ma
tante, elle en attendait pourtant le retour avec impatience depuis le
commencement de la semaine, comme contenant toute la nouveauté et la
distraction que fût encore capable de supporter son corps affaibli et
maniaque. Et ce n’est pas cependant qu’elle n’aspirât parfois à
quelque plus grand changement, qu’elle n’eût de ces heures d’exception
où l’on a soif de quelque chose d’autre que ce qui est, et où ceux que
le manque d’énergie ou d’imagination empêche de tirer d’eux-mêmes un
principe de rénovation, demandent à la minute qui vient, au facteur
qui sonne, de leur apporter du nouveau, fût-ce du pire, une émotion,
une douleur; où la sensibilité, que le bonheur a fait taire comme une
harpe oisive, veut résonner sous une main, même brutale, et dût-elle
en être brisée; où la volonté, qui a si difficilement conquis le droit
d’être livrée sans obstacle à ses désirs, à ses peines, voudrait jeter
les rênes entre les mains d’événements impérieux, fussent-ils cruels.
Sans doute, comme les forces de ma tante, taries à la moindre fatigue,
ne lui revenaient que goutte à goutte au sein de son repos, le
réservoir était très long à remplir, et il se passait des mois avant
qu’elle eût ce léger trop-plein que d’autres dérivent dans l’activité
et dont elle était incapable de savoir et de décider comment user. Je
ne doute pas qu’alors--comme le désir de la remplacer par des pommes de
terre béchamel finissait au bout de quelque temps par naître du
plaisir même que lui causait le retour quotidien de la purée dont elle
ne se «fatiguait» pas,--elle ne tirât de l’accumulation de ces jours
monotones auxquels elle tenait tant, l’attente d’un cataclysme
domestique limité à la durée d’un moment mais qui la forcerait
d’accomplir une fois pour toutes un de ces changements dont elle
reconnaissait qu’ils lui seraient salutaires et auxquels elle ne
pouvait d’elle-même se décider. Elle nous aimait véritablement, elle
aurait eu plaisir à nous pleurer; survenant à un moment où elle se
sentait bien et n’était pas en sueur, la nouvelle que la maison était
la proie d’un incendie où nous avions déjà tous péri et qui n’allait
plus bientôt laisser subsister une seule pierre des murs, mais auquel
elle aurait eu tout le temps d’échapper sans se presser, à condition
de se lever tout de suite, a dû souvent hanter ses espérances comme
unissant aux avantages secondaires de lui faire savourer dans un long
regret toute sa tendresse pour nous, et d’être la stupéfaction du
village en conduisant notre deuil, courageuse et accablée, moribonde
debout, celui bien plus précieux de la forcer au bon moment, sans
temps à perdre, sans possibilité d’hésitation énervante, à aller
passer l’été dans sa jolie ferme de Mirougrain, où il y avait une
chute d’eau. Comme n’était jamais survenu aucun événement de ce genre,
dont elle méditait certainement la réussite quand elle était seule
absorbée dans ses innombrables jeux de patience (et qui l’eût
désespérée au premier commencement de réalisation, au premier de ces
petits faits imprévus, de cette parole annonçant une mauvaise nouvelle
et dont on ne peut plus jamais oublier l’accent, de tout ce qui porte
l’empreinte de la mort réelle, bien différente de sa possibilité
logique et abstraite), elle se rabattait pour rendre de temps en temps
sa vie plus intéressante, à y introduire des péripéties imaginaires
qu’elle suivait avec passion. Elle se plaisait à supposer tout d’un
coup que Françoise la volait, qu’elle recourait à la ruse pour s’en
assurer, la prenait sur le fait; habituée, quand elle faisait seule
des parties de cartes, à jouer à la fois son jeu et le jeu de son
adversaire, elle se prononçait à elle-même les excuses embarrassées de
Françoise et y répondait avec tant de feu et d’indignation que l’un de
nous, entrant à ces moments-là, la trouvait en nage, les yeux
étincelants, ses faux cheveux déplacés laissant voir son front chauve.
Françoise entendit peut-être parfois dans la chambre voisine de
mordants sarcasmes qui s’adressaient à elle et dont l’invention n’eût
pas soulagé suffisamment ma tante, s’ils étaient restés à l’état
purement immatériel, et si en les murmurant à mi-voix elle ne leur eût
donné plus de réalité. Quelquefois, ce «spectacle dans un lit» ne
suffisait même pas à ma tante, elle voulait faire jouer ses pièces.
Alors, un dimanche, toutes portes mystérieusement fermées, elle
confiait à Eulalie ses doutes sur la probité de Françoise, son
intention de se défaire d’elle, et une autre fois, à Françoise ses
soupçons de l’infidélité d’Eulalie, à qui la porte serait bientôt
fermée; quelques jours après elle était dégoûtée de sa confidente de
la veille et racoquinée avec le traître, lesquels d’ailleurs, pour la
prochaine représentation, échangeraient leurs emplois. Mais les
soupçons que pouvait parfois lui inspirer Eulalie, n’étaient qu’un feu
de paille et tombaient vite, faute d’aliment, Eulalie n’habitant pas
la maison. Il n’en était pas de même de ceux qui concernaient
Françoise, que ma tante sentait perpétuellement sous le même toit
qu’elle, sans que, par crainte de prendre froid si elle sortait de son
lit, elle osât descendre à la cuisine se rendre compte s’ils étaient
fondés. Peu à peu son esprit n’eut plus d’autre occupation que de
chercher à deviner ce qu’à chaque moment pouvait faire, et chercher à
lui cacher, Françoise. Elle remarquait les plus furtifs mouvements de
physionomie de celle-ci, une contradiction dans ses paroles, un désir
qu’elle semblait dissimuler. Et elle lui montrait qu’elle l’avait
démasquée, d’un seul mot qui faisait pâlir Françoise et que ma tante
semblait trouver, à enfoncer au cœur de la malheureuse, un
divertissement cruel. Et le dimanche suivant, une révélation
d’Eulalie,--comme ces découvertes qui ouvrent tout d’un coup un champ
insoupçonné à une science naissante et qui se traînait dans
l’ornière,--prouvait à ma tante qu’elle était dans ses suppositions
bien au-dessous de la vérité. «Mais Françoise doit le savoir
maintenant que vous y avez donné une voiture». --«Que je lui ai donné
une voiture! » s’écriait ma tante. --«Ah! mais je ne sais pas, moi, je
croyais, je l’avais vue qui passait maintenant en calèche, fière comme
Artaban, pour aller au marché de Roussainville. J’avais cru que
c’était Mme Octave qui lui avait donné. » Peu à peu Françoise et ma
tante, comme la bête et le chasseur, ne cessaient plus de tâcher de
prévenir les ruses l’une de l’autre. Ma mère craignait qu’il ne se
développât chez Françoise une véritable haine pour ma tante qui
l’offensait le plus durement qu’elle le pouvait. En tous cas Françoise
attachait de plus en plus aux moindres paroles, aux moindres gestes de
ma tante une attention extraordinaire. Quand elle avait quelque chose
à lui demander, elle hésitait longtemps sur la manière dont elle
devait s’y prendre. Et quand elle avait proféré sa requête, elle
observait ma tante à la dérobée, tâchant de deviner dans l’aspect de
sa figure ce que celle-ci avait pensé et déciderait. Et ainsi--tandis
que quelque artiste lisant les Mémoires du XVIIe siècle, et désirant
de se rapprocher du grand Roi, croit marcher dans cette voie en se
fabriquant une généalogie qui le fait descendre d’une famille
historique ou en entretenant une correspondance avec un des souverains
actuels de l’Europe, tourne précisément le dos à ce qu’il a le tort de
chercher sous des formes identiques et par conséquent mortes,--une
vieille dame de province qui ne faisait qu’obéir sincèrement à
d’irrésistibles manies et à une méchanceté née de l’oisiveté, voyait
sans avoir jamais pensé à Louis XIV les occupations les plus
insignifiantes de sa journée, concernant son lever, son déjeuner, son
repos, prendre par leur singularité despotique un peu de l’intérêt de
ce que Saint-Simon appelait la «mécanique» de la vie à Versailles, et
pouvait croire aussi que ses silences, une nuance de bonne humeur ou
de hauteur dans sa physionomie, étaient de la part de Françoise
l’objet d’un commentaire aussi passionné, aussi craintif que l’étaient
le silence, la bonne humeur, la hauteur du Roi quand un courtisan, ou
même les plus grands seigneurs, lui avaient remis une supplique, au
détour d’une allée, à Versailles.
Un dimanche, où ma tante avait eu la visite simultanée du curé et
d’Eulalie, et s’était ensuite reposée, nous étions tous montés lui
dire bonsoir, et maman lui adressait ses condoléances sur la mauvaise
chance qui amenait toujours ses visiteurs à la même heure:
--«Je sais que les choses se sont encore mal arrangées tantôt, Léonie,
lui dit-elle avec douceur, vous avez eu tout votre monde à la fois. »
Ce que ma grand’tante interrompit par: «Abondance de biens. . . » car
depuis que sa fille était malade elle croyait devoir la remonter en
lui présentant toujours tout par le bon côté. Mais mon père prenant la
parole:
--«Je veux profiter, dit-il, de ce que toute la famille est réunie pour
vous faire un récit sans avoir besoin de le recommencer à chacun. J’ai
peur que nous ne soyons fâchés avec Legrandin: il m’a à peine dit
bonjour ce matin. »
Je ne restai pas pour entendre le récit de mon père, car j’étais
justement avec lui après la messe quand nous avions rencontré M.
Legrandin, et je descendis à la cuisine demander le menu du dîner qui
tous les jours me distrayait comme les nouvelles qu’on lit dans un
journal et m’excitait à la façon d’un programme de fête. Comme M.
Legrandin avait passé près de nous en sortant de l’église, marchant à
côté d’une châtelaine du voisinage que nous ne connaissions que de
vue, mon père avait fait un salut à la fois amical et réservé, sans
que nous nous arrêtions; M. Legrandin avait à peine répondu, d’un air
étonné, comme s’il ne nous reconnaissait pas, et avec cette
perspective du regard particulière aux personnes qui ne veulent pas
être aimables et qui, du fond subitement prolongé de leurs yeux, ont
l’air de vous apercevoir comme au bout d’une route interminable et à
une si grande distance qu’elles se contentent de vous adresser un
signe de tête minuscule pour le proportionner à vos dimensions de
marionnette.
Or, la dame qu’accompagnait Legrandin était une personne vertueuse et
considérée; il ne pouvait être question qu’il fût en bonne fortune et
gêné d’être surpris, et mon père se demandait comment il avait pu
mécontenter Legrandin. «Je regretterais d’autant plus de le savoir
fâché, dit mon père, qu’au milieu de tous ces gens endimanchés il a,
avec son petit veston droit, sa cravate molle, quelque chose de si peu
apprêté, de si vraiment simple, et un air presque ingénu qui est tout
à fait sympathique. » Mais le conseil de famille fut unanimement d’avis
que mon père s’était fait une idée, ou que Legrandin, à ce moment-là,
était absorbé par quelque pensée. D’ailleurs la crainte de mon père
fut dissipée dès le lendemain soir. Comme nous revenions d’une grande
promenade, nous aperçûmes près du Pont-Vieux Legrandin, qui à cause
des fêtes, restait plusieurs jours à Combray. Il vint à nous la main
tendue: «Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce vers
de Paul Desjardins:
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu.
N’est-ce pas la fine notation de cette heure-ci? Vous n’avez peut-être
jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant; aujourd’hui il se
mue, me dit-on, en frère prêcheur, mais ce fut longtemps un
aquarelliste limpide. . .
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu. . .
Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami; et même à
l’heure, qui vient pour moi maintenant, où les bois sont déjà noirs,
où la nuit tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant
du côté du ciel. » Il sortit de sa poche une cigarette, resta longtemps
les yeux à l’horizon, «Adieu, les camarades», nous dit-il tout à coup,
et il nous quitta.
A cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était déjà
commencé, et Françoise, commandant aux forces de la nature devenues
ses aides, comme dans les féeries où les géants se font engager comme
cuisiniers, frappait la houille, donnait à la vapeur des pommes de
terre à étuver et faisait finir à point par le feu les chefs-d’œuvre
culinaires d’abord préparés dans des récipients de céramiste qui
allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonnières, aux
terrines pour le gibier, moules à pâtisserie, et petits pots de crème
en passant par une collection complète de casserole de toutes
dimensions. Je m’arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine
venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des
billes vertes dans un jeu; mais mon ravissement était devant les
asperges, trempées d’outremer et de rose et dont l’épi, finement
pignoché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au
pied,--encore souillé pourtant du sol de leur plant,--par des irisations
qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes
trahissaient les délicieuses créatures qui s’étaient amusées à se
métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur
chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs
naissantes d’aurore, en ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette
extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je
reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j’en
avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières
comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un
vase de parfum.
La pauvre Charité de Giotto, comme l’appelait Swann, chargée par
Françoise de les «plumer», les avait près d’elle dans une corbeille,
son air était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs
de la terre; et les légères couronnes d’azur qui ceignaient les
asperges au-dessus de leurs tuniques de rose étaient finement
dessinées, étoile par étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs
bandées autour du front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de
Padoue. Et cependant, Françoise tournait à la broche un de ces
poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans
Combray l’odeur de ses mérites, et qui, pendant qu’elle nous les
servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception
spéciale de son caractère, l’arôme de cette chair qu’elle savait
rendre si onctueuse et si tendre n’étant pour moi que le propre parfum
d’une de ses vertus.
Mais le jour où, pendant que mon père consultait le conseil de famille
sur la rencontre de Legrandin, je descendis à la cuisine, était un de
ceux où la Charité de Giotto, très malade de son accouchement récent,
ne pouvait se lever; Françoise, n’étant plus aidée, était en retard.
Quand je fus en bas, elle était en train, dans l’arrière-cuisine qui
donnait sur la basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance
désespérée et bien naturelle, mais accompagnée par Françoise hors
d’elle, tandis qu’elle cherchait à lui fendre le cou sous l’oreille,
des cris de «sale bête! sale bête! », mettait la sainte douceur et
l’onction de notre servante un peu moins en lumière qu’il n’eût fait,
au dîner du lendemain, par sa peau brodée d’or comme une chasuble et
son jus précieux égoutté d’un ciboire. Quand il fut mort, Françoise
recueillit le sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un
sursaut de colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une
dernière fois: «Sale bête! » Je remontai tout tremblant; j’aurais voulu
qu’on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m’eût fait des
boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même. . . ces
poulets? . . . Et en réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait eu à
le faire comme moi. Car ma tante Léonie savait,--ce que j’ignorais
encore,--que Françoise qui, pour sa fille, pour ses neveux, aurait
donné sa vie sans une plainte, était pour d’autres êtres d’une dureté
singulière. Malgré cela ma tante l’avait gardée, car si elle
connaissait sa cruauté, elle appréciait son service. Je m’aperçus peu
à peu que la douceur, la componction, les vertus de Françoise
cachaient des tragédies d’arrière-cuisine, comme l’histoire découvre
que les règnes des Rois et des Reines, qui sont représentés les mains
jointes dans les vitraux des églises, furent marqués d’incidents
sanglants. Je me rendis compte que, en dehors de ceux de sa parenté,
les humains excitaient d’autant plus sa pitié par leurs malheurs,
qu’ils vivaient plus éloignés d’elle. Les torrents de larmes qu’elle
versait en lisant le journal sur les infortunes des inconnus se
tarissaient vite si elle pouvait se représenter la personne qui en
était l’objet d’une façon un peu précise. Une de ces nuits qui
suivirent l’accouchement de la fille de cuisine, celle-ci fut prise
d’atroces coliques; maman l’entendit se plaindre, se leva et réveilla
Françoise qui, insensible, déclara que tous ces cris étaient une
comédie, qu’elle voulait «faire la maîtresse». Le médecin, qui
craignait ces crises, avait mis un signet, dans un livre de médecine
que nous avions, à la page où elles sont décrites et où il nous avait
dit de nous reporter pour trouver l’indication des premiers soins à
donner. Ma mère envoya Françoise chercher le livre en lui recommandant
de ne pas laisser tomber le signet. Au bout d’une heure, Françoise
n’était pas revenue; ma mère indignée crut qu’elle s’était recouchée
et me dit d’aller voir moi-même dans la bibliothèque. J’y trouvai
Françoise qui, ayant voulu regarder ce que le signet marquait, lisait
la description clinique de la crise et poussait des sanglots
maintenant qu’il s’agissait d’une malade-type qu’elle ne connaissait
pas. A chaque symptôme douloureux mentionné par l’auteur du traité,
elle s’écriait: «Hé là! Sainte Vierge, est-il possible que le bon Dieu
veuille faire souffrir ainsi une malheureuse créature humaine? Hé! la
pauvre! »
Mais dès que je l’eus appelée et qu’elle fut revenue près du lit de la
Charité de Giotto, ses larmes cessèrent aussitôt de couler; elle ne
put reconnaître ni cette agréable sensation de pitié et
d’attendrissement qu’elle connaissait bien et que la lecture des
journaux lui avait souvent donnée, ni aucun plaisir de même famille,
dans l’ennui et dans l’irritation de s’être levée au milieu de la nuit
pour la fille de cuisine; et à la vue des mêmes souffrances dont la
description l’avait fait pleurer, elle n’eut plus que des
ronchonnements de mauvaise humeur, même d’affreux sarcasmes, disant,
quand elle crut que nous étions partis et ne pouvions plus l’entendre:
«Elle n’avait qu’à ne pas faire ce qu’il faut pour ça! ça lui a fait
plaisir! qu’elle ne fasse pas de manières maintenant. Faut-il tout de
même qu’un garçon ait été abandonné du bon Dieu pour aller avec ça.
Ah! c’est bien comme on disait dans le patois de ma pauvre mère:
«Qui du cul d’un chien s’amourose
«Il lui paraît une rose. »
Si, quand son petit-fils était un peu enrhumé du cerveau, elle partait
la nuit, même malade, au lieu de se coucher, pour voir s’il n’avait
besoin de rien, faisant quatre lieues à pied avant le jour afin d’être
rentrée pour son travail, en revanche ce même amour des siens et son
désir d’assurer la grandeur future de sa maison se traduisait dans sa
politique à l’égard des autres domestiques par une maxime constante
qui fut de n’en jamais laisser un seul s’implanter chez ma tante,
qu’elle mettait d’ailleurs une sorte d’orgueil à ne laisser approcher
par personne, préférant, quand elle-même était malade, se relever pour
lui donner son eau de Vichy plutôt que de permettre l’accès de la
chambre de sa maîtresse à la fille de cuisine. Et comme cet
hyménoptère observé par Fabre, la guêpe fouisseuse, qui pour que ses
petits après sa mort aient de la viande fraîche à manger, appelle
l’anatomie au secours de sa cruauté et, ayant capturé des charançons
et des araignées, leur perce avec un savoir et une adresse merveilleux
le centre nerveux d’où dépend le mouvement des pattes, mais non les
autres fonctions de la vie, de façon que l’insecte paralysé près
duquel elle dépose ses œufs, fournisse aux larves, quand elles
écloront un gibier docile, inoffensif, incapable de fuite ou de
résistance, mais nullement faisandé, Françoise trouvait pour servir sa
volonté permanente de rendre la maison intenable à tout domestique,
des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des années plus
tard, nous apprîmes que si cet été-là nous avions mangé presque tous
les jours des asperges, c’était parce que leur odeur donnait à la
pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises d’asthme
d’une telle violence qu’elle fut obligée de finir par s’en aller.
Hélas! nous devions définitivement changer d’opinion sur Legrandin. Un
des dimanches qui suivit la rencontre sur le Pont-Vieux après laquelle
mon père avait dû confesser son erreur, comme la messe finissait et
qu’avec le soleil et le bruit du dehors quelque chose de si peu sacré
entrait dans l’église que Mme Goupil, Mme Percepied (toutes les
personnes qui tout à l’heure, à mon arrivée un peu en retard, étaient
restées les yeux absorbés dans leur prière et que j’aurais même pu
croire ne m’avoir pas vu entrer si, en même temps, leurs pieds
n’avaient repoussé légèrement le petit banc qui m’empêchait de gagner
ma chaise) commençaient à s’entretenir avec nous à haute voix de
sujets tout temporels comme si nous étions déjà sur la place, nous
vîmes sur le seuil brûlant du porche, dominant le tumulte bariolé du
marché, Legrandin, que le mari de cette dame avec qui nous l’avions
dernièrement rencontré, était en train de présenter à la femme d’un
autre gros propriétaire terrien des environs. La figure de Legrandin
exprimait une animation, un zèle extraordinaires; il fit un profond
salut avec un renversement secondaire en arrière, qui ramena
brusquement son dos au delà de la position de départ et qu’avait dû
lui apprendre le mari de sa sœur, Mme de Cambremer. Ce redressement
rapide fit refluer en une sorte d’onde fougueuse et musclée la croupe
de Legrandin que je ne supposais pas si charnue; et je ne sais
pourquoi cette ondulation de pure matière, ce flot tout charnel, sans
expression de spiritualité et qu’un empressement plein de bassesse
fouettait en tempête, éveillèrent tout d’un coup dans mon esprit la
possibilité d’un Legrandin tout différent de celui que nous
connaissions. Cette dame le pria de dire quelque chose à son cocher,
et tandis qu’il allait jusqu’à la voiture, l’empreinte de joie timide
et dévouée que la présentation avait marquée sur son visage y
persistait encore. Ravi dans une sorte de rêve, il souriait, puis il
revint vers la dame en se hâtant et, comme il marchait plus vite qu’il
n’en avait l’habitude, ses deux épaules oscillaient de droite et de
gauche ridiculement, et il avait l’air tant il s’y abandonnait
entièrement en n’ayant plus souci du reste, d’être le jouet inerte et
mécanique du bonheur. Cependant, nous sortions du porche, nous allions
passer à côté de lui, il était trop bien élevé pour détourner la tête,
mais il fixa de son regard soudain chargé d’une rêverie profonde un
point si éloigné de l’horizon qu’il ne put nous voir et n’eut pas à
nous saluer. Son visage restait ingénu au-dessus d’un veston souple et
droit qui avait l’air de se sentir fourvoyé malgré lui au milieu d’un
luxe détesté. Et une lavallière à pois qu’agitait le vent de la Place
continuait à flotter sur Legrandin comme l’étendard de son fier
isolement et de sa noble indépendance. Au moment où nous arrivions à
la maison, maman s’aperçut qu’on avait oublié le Saint-Honoré et
demanda à mon père de retourner avec moi sur nos pas dire qu’on
l’apportât tout de suite. Nous croisâmes près de l’église Legrandin
qui venait en sens inverse conduisant la même dame à sa voiture. Il
passa contre nous, ne s’interrompit pas de parler à sa voisine et nous
fit du coin de son œil bleu un petit signe en quelque sorte intérieur
aux paupières et qui, n’intéressant pas les muscles de son visage, put
passer parfaitement inaperçu de son interlocutrice; mais, cherchant à
compenser par l’intensité du sentiment le champ un peu étroit où il en
circonscrivait l’expression, dans ce coin d’azur qui nous était
affecté il fit pétiller tout l’entrain de la bonne grâce qui dépassa
l’enjouement, frisa la malice; il subtilisa les finesses de
l’amabilité jusqu’aux clignements de la connivence, aux demi-mots, aux
sous-entendus, aux mystères de la complicité; et finalement exalta les
assurances d’amitié jusqu’aux protestations de tendresse, jusqu’à la
déclaration d’amour, illuminant alors pour nous seuls d’une langueur
secrète et invisible à la châtelaine, une prunelle énamourée dans un
visage de glace.
Il avait précisément demandé la veille à mes parents de m’envoyer
dîner ce soir-là avec lui: «Venez tenir compagnie à votre vieil ami,
m’avait-il dit. Comme le bouquet qu’un voyageur nous envoie d’un pays
où nous ne retournerons plus, faites-moi respirer du lointain de votre
adolescence ces fleurs des printemps que j’ai traversés moi aussi il y
a bien des années. Venez avec la primevère, la barbe de chanoine, le
bassin d’or, venez avec le sédum dont est fait le bouquet de dilection
de la flore balzacienne, avec la fleur du jour de la Résurrection, la
pâquerette et la boule de neige des jardins qui commence à embaumer
dans les allées de votre grand’tante quand ne sont pas encore fondues
les dernières boules de neige des giboulées de Pâques. Venez avec la
glorieuse vêture de soie du lis digne de Salomon, et l’émail
polychrome des pensées, mais venez surtout avec la brise fraîche
encore des dernières gelées et qui va entr’ouvrir, pour les deux
papillons qui depuis ce matin attendent à la porte, la première rose
de Jérusalem. »
On se demandait à la maison si on devait m’envoyer tout de même dîner
avec M. Legrandin. Mais ma grand’mère refusa de croire qu’il eût été
impoli. «Vous reconnaissez vous-même qu’il vient là avec sa tenue
toute simple qui n’est guère celle d’un mondain. » Elle déclarait qu’en
tous cas, et à tout mettre au pis, s’il l’avait été, mieux valait ne
pas avoir l’air de s’en être aperçu. A vrai dire mon père lui-même,
qui était pourtant le plus irrité contre l’attitude qu’avait eue
Legrandin, gardait peut-être un dernier doute sur le sens qu’elle
comportait. Elle était comme toute attitude ou action où se révèle le
caractère profond et caché de quelqu’un: elle ne se relie pas à ses
paroles antérieures, nous ne pouvons pas la faire confirmer par le
témoignage du coupable qui n’avouera pas; nous en sommes réduits à
celui de nos sens dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolé
et incohérent, s’ils n’ont pas été le jouet d’une illusion; de sorte
que de telles attitudes, les seules qui aient de l’importance, nous
laissent souvent quelques doutes.
Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse; il faisait clair de lune: «Il
y a une jolie qualité de silence, n’est-ce pas, me dit-il; aux cœurs
blessés comme l’est le mien, un romancier que vous lirez plus tard,
prétend que conviennent seulement l’ombre et le silence. Et
voyez-vous, mon enfant, il vient dans la vie une heure dont vous êtes
bien loin encore où les yeux las ne tolèrent plus qu’une lumière,
celle qu’une belle nuit comme celle-ci prépare et distille avec
l’obscurité, où les oreilles ne peuvent plus écouter de musique que
celle que joue le clair de lune sur la flûte du silence. » J’écoutais
les paroles de M. Legrandin qui me paraissaient toujours si agréables;
mais troublé par le souvenir d’une femme que j’avais aperçue
dernièrement pour la première fois, et pensant, maintenant que je
savais que Legrandin était lié avec plusieurs personnalités
aristocratiques des environs, que peut-être il connaissait celle-ci,
prenant mon courage, je lui dis: «Est-ce que vous connaissez,
monsieur, la. . . les châtelaines de Guermantes», heureux aussi en
prononçant ce nom de prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul
fait de le tirer de mon rêve et de lui donner une existence objective
et sonore.
Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de notre
ami se ficher une petite encoche brune comme s’ils venaient d’être
percés par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle
réagissait en sécrétant des flots d’azur. Le cerne de sa paupière
noircit, s’abaissa. Et sa bouche marquée d’un pli amer se ressaisissant
plus vite sourit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui
d’un beau martyr dont le corps est hérissé de flèches: «Non, je ne les
connais pas», dit-il, mais au lieu de donner à un renseignement aussi
simple, à une réponse aussi peu surprenante le ton naturel et courant
qui convenait, il le débita en appuyant sur les mots, en s’inclinant,
en saluant de la tête, à la fois avec l’insistance qu’on apporte, pour
être cru, à une affirmation invraisemblable,--comme si ce fait qu’il ne
connût pas les Guermantes ne pouvait être l’effet que d’un hasard
singulier--et aussi avec l’emphase de quelqu’un qui, ne pouvant pas
taire une situation qui lui est pénible, préfère la proclamer pour
donner aux autres l’idée que l’aveu qu’il fait ne lui cause aucun
embarras, est facile, agréable, spontané, que la situation
elle-même--l’absence de relations avec les Guermantes,--pourrait bien
avoir été non pas subie, mais voulue par lui, résulter de quelque
tradition de famille, principe de morale ou vœu mystique lui
interdisant nommément la fréquentation des Guermantes. «Non,
reprit-il, expliquant par ses paroles sa propre intonation, non, je ne
les connais pas, je n’ai jamais voulu, j’ai toujours tenu à
sauvegarder ma pleine indépendance; au fond je suis une tête jacobine,
vous le savez. Beaucoup de gens sont venus à la rescousse, on me
disait que j’avais tort de ne pas aller à Guermantes, que je me
donnais l’air d’un malotru, d’un vieil ours. Mais voilà une réputation
qui n’est pas pour m’effrayer, elle est si vraie! Au fond, je n’aime
plus au monde que quelques églises, deux ou trois livres, à peine
davantage de tableaux, et le clair de lune quand la brise de votre
jeunesse apporte jusqu’à moi l’odeur des parterres que mes vieilles
prunelles ne distinguent plus. » Je ne comprenais pas bien que pour ne
pas aller chez des gens qu’on ne connaît pas, il fût nécessaire de
tenir à son indépendance, et en quoi cela pouvait vous donner l’air
d’un sauvage ou d’un ours. Mais ce que je comprenais c’est que
Legrandin n’était pas tout à fait véridique quand il disait n’aimer
que les églises, le clair de lune et la jeunesse; il aimait beaucoup
les gens des châteaux et se trouvait pris devant eux d’une si grande
peur de leur déplaire qu’il n’osait pas leur laisser voir qu’il avait
pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou d’agents de change,
préférant, si la vérité devait se découvrir, que ce fût en son
absence, loin de lui et «par défaut»; il était snob. Sans doute il ne
disait jamais rien de tout cela dans le langage que mes parents et
moi-même nous aimions tant. Et si je demandais: «Connaissez-vous les
Guermantes? », Legrandin le causeur répondait: «Non, je n’ai jamais
voulu les connaître. » Malheureusement il ne le répondait qu’en second,
car un autre Legrandin qu’il cachait soigneusement au fond de lui,
qu’il ne montrait pas, parce que ce Legrandin-là savait sur le nôtre,
sur son snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin
avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la
bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille
flèches dont notre Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et
alangui, comme un saint Sébastien du snobisme: «Hélas! que vous me
faites mal, non je ne connais pas les Guermantes, ne réveillez pas la
grande douleur de ma vie. » Et comme ce Legrandin enfant terrible, ce
Legrandin maître chanteur, s’il n’avait pas le joli langage de
l’autre, avait le verbe infiniment plus prompt, composé de ce qu’on
appelle «réflexes», quand Legrandin le causeur voulait lui imposer
silence, l’autre avait déjà parlé et notre ami avait beau se désoler
de la mauvaise impression que les révélations de son alter ego avaient
dû produire, il ne pouvait qu’entreprendre de la pallier.
Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas sincère
quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins
par lui-même, qu’il le fût, puisque nous ne connaissons jamais que les
passions des autres, et que ce que nous arrivons à savoir des nôtres,
ce n’est que d’eux que nous avons pu l’apprendre. Sur nous, elles
n’agissent que d’une façon seconde, par l’imagination qui substitue
aux premiers mobiles des mobiles de relais qui sont plus décents.
Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait d’aller voir
souvent une duchesse. Il chargeait l’imagination de Legrandin de lui
faire apparaître cette duchesse comme parée de toutes les grâces.
Legrandin se rapprochait de la duchesse, s’estimant de céder à cet
attrait de l’esprit et de la vertu qu’ignorent les infâmes snobs.
Seuls les autres savaient qu’il en était un; car, grâce à l’incapacité
où ils étaient de comprendre le travail intermédiaire de son
imagination, ils voyaient en face l’une de l’autre l’activité mondaine
de Legrandin et sa cause première.
Maintenant, à la maison, on n’avait plus aucune illusion sur M.
Legrandin, et nos relations avec lui s’étaient fort espacées. Maman
s’amusait infiniment chaque fois qu’elle prenait Legrandin en flagrant
délit du péché qu’il n’avouait pas, qu’il continuait à appeler le
péché sans rémission, le snobisme. Mon père, lui, avait de la peine à
prendre les dédains de Legrandin avec tant de détachement et de gaîté;
et quand on pensa une année à m’envoyer passer les grandes vacances à
Balbec avec ma grand’mère, il dit: «Il faut absolument que j’annonce à
Legrandin que vous irez à Balbec, pour voir s’il vous offrira de vous
mettre en rapport avec sa sœur. Il ne doit pas se souvenir nous avoir
dit qu’elle demeurait à deux kilomètres de là. » Ma grand’mère qui
trouvait qu’aux bains de mer il faut être du matin au soir sur la
plage à humer le sel et qu’on n’y doit connaître personne, parce que
les visites, les promenades sont autant de pris sur l’air marin,
demandait au contraire qu’on ne parlât pas de nos projets à Legrandin,
voyant déjà sa sœur, Mme de Cambremer, débarquant à l’hôtel au moment
où nous serions sur le point d’aller à la pêche et nous forçant à
rester enfermés pour la recevoir. Mais maman riait de ses craintes,
pensant à part elle que le danger n’était pas si menaçant, que
Legrandin ne serait pas si pressé de nous mettre en relations avec sa
sœur. Or, sans qu’on eût besoin de lui parler de Balbec, ce fut
lui-même, Legrandin, qui, ne se doutant pas que nous eussions jamais
l’intention d’aller de ce côté, vint se mettre dans le piège un soir
où nous le rencontrâmes au bord de la Vivonne.
--«Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus bien beaux,
n’est-ce pas, mon compagnon, dit-il à mon père, un bleu surtout plus
floral qu’aérien, un bleu de cinéraire, qui surprend dans le ciel. Et
ce petit nuage rose n’a-t-il pas aussi un teint de fleur, d’œillet ou
d’hydrangéa?
autre vie réservait-il de dire enfin sérieusement ce qu’il pensait des
choses, de formuler des jugements qu’il pût ne pas mettre entre
guillemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse à
des occupations dont il professait en même temps qu’elles sont
ridicules? Je remarquai aussi dans la façon dont Swann me parla de
Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui était pas particulier
mais au contraire était dans ce temps-là commun à tous les admirateurs
de l’écrivain, à l’amie de ma mère, au docteur du Boulbon. Comme
Swann, ils disaient de Bergotte: «C’est un charmant esprit, si
particulier, il a une façon à lui de dire les choses un peu cherchée,
mais si agréable. On n’a pas besoin de voir la signature, on reconnaît
tout de suite que c’est de lui. » Mais aucun n’aurait été jusqu’à dire:
«C’est un grand écrivain, il a un grand talent. » Ils ne disaient même
pas qu’il avait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu’ils ne le
savaient pas. Nous sommes très longs à reconnaître dans la physionomie
particulière d’un nouvel écrivain le modèle qui porte le nom de «grand
talent» dans notre musée des idées générales. Justement parce que
cette physionomie est nouvelle nous ne la trouvons pas tout à fait
ressemblante à ce que nous appelons talent. Nous disons plutôt
originalité, charme, délicatesse, force; et puis un jour nous nous
rendons compte que c’est justement tout cela le talent.
--«Est-ce qu’il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé de la
Berma? » demandai-je à M. Swann.
--Je crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit être
épuisée. Il y a peut-être eu cependant une réimpression. Je
m’informerai. Je peux d’ailleurs demander à Bergotte tout ce que vous
voulez, il n’y a pas de semaine dans l’année où il ne dîne à la
maison. C’est le grand ami de ma fille. Ils vont ensemble visiter les
vieilles villes, les cathédrales, les châteaux.
Comme je n’avais aucune notion sur la hiérarchie sociale, depuis
longtemps l’impossibilité que mon père trouvait à ce que nous
fréquentions Mme et Mlle Swann avait eu plutôt pour effet, en me
faisant imaginer entre elles et nous de grandes distances, de leur
donner à mes yeux du prestige. Je regrettais que ma mère ne se teignît
pas les cheveux et ne se mît pas de rouge aux lèvres comme j’avais
entendu dire par notre voisine Mme Sazerat que Mme Swann le faisait
pour plaire, non à son mari, mais à M. de Charlus, et je pensais que
nous devions être pour elle un objet de mépris, ce qui me peinait
surtout à cause de Mlle Swann qu’on m’avait dit être une si jolie
petite fille et à laquelle je rêvais souvent en lui prêtant chaque
fois un même visage arbitraire et charmant. Mais quand j’eus appris ce
jour-là que Mlle Swann était un être d’une condition si rare, baignant
comme dans son élément naturel au milieu de tant de privilèges, que
quand elle demandait à ses parents s’il y avait quelqu’un à dîner, on
lui répondait par ces syllabes remplies de lumière, par le nom de ce
convive d’or qui n’était pour elle qu’un vieil ami de sa famille:
Bergotte; que, pour elle, la causerie intime à table, ce qui
correspondait à ce qu’était pour moi la conversation de ma
grand’tante, c’étaient des paroles de Bergotte sur tous ces sujets
qu’il n’avait pu aborder dans ses livres, et sur lesquels j’aurais
voulu l’écouter rendre ses oracles, et qu’enfin, quand elle allait
visiter des villes, il cheminait à côté d’elle, inconnu et glorieux,
comme les Dieux qui descendaient au milieu des mortels, alors je
sentis en même temps que le prix d’un être comme Mlle Swann, combien
je lui paraîtrais grossier et ignorant, et j’éprouvai si vivement la
douceur et l’impossibilité qu’il y aurait pour moi à être son ami, que
je fus rempli à la fois de désir et de désespoir. Le plus souvent
maintenant quand je pensais à elle, je la voyais devant le porche
d’une cathédrale, m’expliquant la signification des statues, et, avec
un sourire qui disait du bien de moi, me présentant comme son ami, à
Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idées que faisaient
naître en moi les cathédrales, le charme des coteaux de
l’Ile-de-France et des plaines de la Normandie faisait refluer ses
reflets sur l’image que je me formais de Mlle Swann: c’était être tout
prêt à l’aimer. Que nous croyions qu’un être participe à une vie
inconnue où son amour nous ferait pénétrer, c’est, de tout ce qu’exige
l’amour pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire
bon marché du reste. Même les femmes qui prétendent ne juger un homme
que sur son physique, voient en ce physique l’émanation d’une vie
spéciale. C’est pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers;
l’uniforme les rend moins difficiles pour le visage; elles croient
baiser sous la cuirasse un cœur différent, aventureux et doux; et un
jeune souverain, un prince héritier, pour faire les plus flatteuses
conquêtes, dans les pays étrangers qu’il visite, n’a pas besoin du
profil régulier qui serait peut-être indispensable à un coulissier.
Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand’tante n’aurait pas
compris que je fisse en dehors du dimanche, jour où il est défendu de
s’occuper à rien de sérieux et où elle ne cousait pas (un jour de
semaine, elle m’aurait dit «Comment tu t’amuses encore à lire, ce
n’est pourtant pas dimanche» en donnant au mot amusement le sens
d’enfantillage et de perte de temps), ma tante Léonie devisait avec
Françoise en attendant l’heure d’Eulalie. Elle lui annonçait qu’elle
venait de voir passer Mme Goupil «sans parapluie, avec la robe de soie
qu’elle s’est fait faire à Châteaudun. Si elle a loin à aller avant
vêpres elle pourrait bien la faire saucer».
--«Peut-être, peut-être (ce qui signifiait peut-être non)» disait
Françoise pour ne pas écarter définitivement la possibilité d’une
alternative plus favorable.
--«Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me fait penser
que je n’ai point su si elle était arrivée à l’église après
l’élévation. Il faudra que je pense à le demander à Eulalie. . .
Françoise, regardez-moi ce nuage noir derrière le clocher et ce
mauvais soleil sur les ardoises, bien sûr que la journée ne se passera
pas sans pluie. Ce n’était pas possible que ça reste comme ça, il
faisait trop chaud. Et le plus tôt sera le mieux, car tant que l’orage
n’aura pas éclaté, mon eau de Vichy ne descendra pas, ajoutait ma
tante dans l’esprit de qui le désir de hâter la descente de l’eau de
Vichy l’emportait infiniment sur la crainte de voir Mme Goupil gâter
sa robe. »
--«Peut-être, peut-être. »
--«Et c’est que, quand il pleut sur la place, il n’y a pas grand abri. »
--«Comment, trois heures? s’écriait tout à coup ma tante en pâlissant,
mais alors les vêpres sont commencées, j’ai oublié ma pepsine! Je
comprends maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait sur
l’estomac. »
Et se précipitant sur un livre de messe relié en velours violet, monté
d’or, et d’où, dans sa hâte, elle laissait s’échapper de ces images,
bordées d’un bandeau de dentelle de papier jaunissante, qui marquent
les pages des fêtes, ma tante, tout en avalant ses gouttes commençait
à lire au plus vite les textes sacrés dont l’intelligence lui était
légèrement obscurcie par l’incertitude de savoir si, prise aussi
longtemps après l’eau de Vichy, la pepsine serait encore capable de la
rattraper et de la faire descendre. «Trois heures, c’est incroyable ce
que le temps passe! »
Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l’avait heurté, suivi
d’une ample chute légère comme de grains de sable qu’on eût laissé
tomber d’une fenêtre au-dessus, puis la chute s’étendant, se réglant,
adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable,
universelle: c’était la pluie.
--«Eh bien! Françoise, qu’est-ce que je disais? Ce que cela tombe! Mais
je crois que j’ai entendu le grelot de la porte du jardin, allez donc
voir qui est-ce qui peut être dehors par un temps pareil. »
Françoise revenait:
--«C’est Mme Amédée (ma grand’mère) qui a dit qu’elle allait faire un
tour. Ça pleut pourtant fort. »
--Cela ne me surprend point, disait ma tante en levant les yeux au
ciel. J’ai toujours dit qu’elle n’avait point l’esprit fait comme tout
le monde. J’aime mieux que ce soit elle que moi qui soit dehors en ce
moment.
--Mme Amédée, c’est toujours tout l’extrême des autres, disait
Françoise avec douceur, réservant pour le moment où elle serait seule
avec les autres domestiques, de dire qu’elle croyait ma grand’mère un
peu «piquée».
--Voilà le salut passé! Eulalie ne viendra plus, soupirait ma tante; ce
sera le temps qui lui aura fait peur. »
--«Mais il n’est pas cinq heures, madame Octave, il n’est que quatre
heures et demie. »
--Que quatre heures et demie? et j’ai été obligée de relever les petits
rideaux pour avoir un méchant rayon de jour. A quatre heures et demie!
Huit jours avant les Rogations! Ah! ma pauvre Françoise, il faut que
le bon Dieu soit bien en colère après nous. Aussi, le monde
d’aujourd’hui en fait trop! Comme disait mon pauvre Octave, on a trop
oublié le bon Dieu et il se venge.
Une vive rougeur animait les joues de ma tante, c’était Eulalie.
Malheureusement, à peine venait-elle d’être introduite que Françoise
rentrait et avec un sourire qui avait pour but de se mettre elle-même
à l’unisson de la joie qu’elle ne doutait pas que ses paroles allaient
causer à ma tante, articulant les syllabes pour montrer que, malgré
l’emploi du style indirect, elle rapportait, en bonne domestique, les
paroles mêmes dont avait daigné se servir le visiteur:
--«M. le Curé serait enchanté, ravi, si Madame Octave ne repose pas et
pouvait le recevoir. M. le Curé ne veut pas déranger. M. le Curé est
en bas, j’y ai dit d’entrer dans la salle. »
En réalité, les visites du curé ne faisaient pas à ma tante un aussi
grand plaisir que le supposait Françoise et l’air de jubilation dont
celle-ci croyait devoir pavoiser son visage chaque fois qu’elle avait
à l’annoncer ne répondait pas entièrement au sentiment de la malade.
Le curé (excellent homme avec qui je regrette de ne pas avoir causé
davantage, car s’il n’entendait rien aux arts, il connaissait beaucoup
d’étymologies), habitué à donner aux visiteurs de marque des
renseignements sur l’église (il avait même l’intention d’écrire un
livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des explications
infinies et d’ailleurs toujours les mêmes. Mais quand elle arrivait
ainsi juste en même temps que celle d’Eulalie, sa visite devenait
franchement désagréable à ma tante. Elle eût mieux aimé bien profiter
d’Eulalie et ne pas avoir tout le monde à la fois. Mais elle n’osait
pas ne pas recevoir le curé et faisait seulement signe à Eulalie de ne
pas s’en aller en même temps que lui, qu’elle la garderait un peu
seule quand il serait parti.
--«Monsieur le Curé, qu’est-ce que l’on me disait, qu’il y a un artiste
qui a installé son chevalet dans votre église pour copier un vitrail.
Je peux dire que je suis arrivée à mon âge sans avoir jamais entendu
parler d’une chose pareille! Qu’est-ce que le monde aujourd’hui va
donc chercher! Et ce qu’il y a de plus vilain dans l’église! »
--«Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est ce qu’il y a de plus vilain,
car s’il y a à Saint-Hilaire des parties qui méritent d’être visitées,
il y en a d’autres qui sont bien vieilles, dans ma pauvre basilique,
la seule de tout le diocèse qu’on n’ait même pas restaurée! Mon Dieu,
le porche est sale et antique, mais enfin d’un caractère majestueux;
passe même pour les tapisseries d’Esther dont personnellement je ne
donnerais pas deux sous, mais qui sont placées par les connaisseurs
tout de suite après celles de Sens. Je reconnais d’ailleurs, qu’à côté
de certains détails un peu réalistes, elles en présentent d’autres qui
témoignent d’un véritable esprit d’observation. Mais qu’on ne vienne
pas me parler des vitraux. Cela a-t-il du bon sens de laisser des
fenêtres qui ne donnent pas de jour et trompent même la vue par ces
reflets d’une couleur que je ne saurais définir, dans une église où il
n’y a pas deux dalles qui soient au même niveau et qu’on se refuse à
me remplacer sous prétexte que ce sont les tombes des abbés de Combray
et des seigneurs de Guermantes, les anciens comtes de Brabant. Les
ancêtres directs du duc de Guermantes d’aujourd’hui et aussi de la
Duchesse puisqu’elle est une demoiselle de Guermantes qui a épousé son
cousin. » (Ma grand’mère qui à force de se désintéresser des personnes
finissait par confondre tous les noms, chaque fois qu’on prononçait
celui de la Duchesse de Guermantes prétendait que ce devait être une
parente de Mme de Villeparisis. Tout le monde éclatait de rire; elle
tâchait de se défendre en alléguant une certaine lettre de faire part:
«Il me semblait me rappeler qu’il y avait du Guermantes là-dedans. » Et
pour une fois j’étais avec les autres contre elle, ne pouvant admettre
qu’il y eût un lien entre son amie de pension et la descendante de
Geneviève de Brabant. )--«Voyez Roussainville, ce n’est plus aujourd’hui
qu’une paroisse de fermiers, quoique dans l’antiquité cette localité
ait dû un grand essor au commerce de chapeaux de feutre et des
pendules. (Je ne suis pas certain de l’étymologie de Roussainville. Je
croirais volontiers que le nom primitif était Rouville (Radulfi villa)
comme Châteauroux (Castrum Radulfi) mais je vous parlerai de cela une
autre fois. Hé bien! l’église a des vitraux superbes, presque tous
modernes, et cette imposante Entrée de Louis-Philippe à Combray qui
serait mieux à sa place à Combray même, et qui vaut, dit-on, la
fameuse verrière de Chartres. Je voyais même hier le frère du docteur
Percepied qui est amateur et qui la regarde comme d’un plus beau
travail.
«Mais, comme je le lui disais, à cet artiste qui semble du reste très
poli, qui est paraît-il, un véritable virtuose du pinceau, que lui
trouvez-vous donc d’extraordinaire à ce vitrail, qui est encore un peu
plus sombre que les autres? »
--«Je suis sûre que si vous le demandiez à Monseigneur, disait
mollement ma tante qui commençait à penser qu’elle allait être
fatiguée, il ne vous refuserait pas un vitrail neuf. »
--«Comptez-y, madame Octave, répondait le curé. Mais c’est justement
Monseigneur qui a attaché le grelot à cette malheureuse verrière en
prouvant qu’elle représente Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes, le
descendant direct de Geneviève de Brabant qui était une demoiselle de
Guermantes, recevant l’absolution de Saint-Hilaire. »
--«Mais je ne vois pas où est Saint-Hilaire?
--«Mais si, dans le coin du vitrail vous n’avez jamais remarqué une
dame en robe jaune? Hé bien! c’est Saint-Hilaire qu’on appelle aussi,
vous le savez, dans certaines provinces, Saint-Illiers, Saint-Hélier,
et même, dans le Jura, Saint-Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus
Hilarius ne sont pas du reste les plus curieuses de celles qui se sont
produites dans les noms des bienheureux. Ainsi votre patronne, ma
bonne Eulalie, sancta Eulalia, savez-vous ce qu’elle est devenue en
Bourgogne? Saint-Eloi tout simplement: elle est devenue un saint.
Voyez-vous, Eulalie, qu’après votre mort on fasse de vous un
homme? »--«Monsieur le Curé a toujours le mot pour rigoler. »--«Le frère
de Gilbert, Charles le Bègue, prince pieux mais qui, ayant perdu de
bonne heure son père, Pépin l’Insensé, mort des suites de sa maladie
mentale, exerçait le pouvoir suprême avec toute la présomption d’une
jeunesse à qui la discipline a manqué; dès que la figure d’un
particulier ne lui revenait pas dans une ville, il y faisait massacrer
jusqu’au dernier habitant. Gilbert voulant se venger de Charles fit
brûler l’église de Combray, la primitive église alors, celle que
Théodebert, en quittant avec sa cour la maison de campagne qu’il avait
près d’ici, à Thiberzy (Theodeberciacus), pour aller combattre les
Burgondes, avait promis de bâtir au-dessus du tombeau de
Saint-Hilaire, si le Bienheureux lui procurait la victoire. Il n’en
reste que la crypte où Théodore a dû vous faire descendre, puisque
Gilbert brûla le reste. Ensuite il défit l’infortuné Charles avec
l’aide de Guillaume Le Conquérant (le curé prononçait Guilôme), ce qui
fait que beaucoup d’Anglais viennent pour visiter. Mais il ne semble
pas avoir su se concilier la sympathie des habitants de Combray, car
ceux-ci se ruèrent sur lui à la sortie de la messe et lui tranchèrent
la tête. Du reste Théodore prête un petit livre qui donne les
explications.
«Mais ce qui est incontestablement le plus curieux dans notre église,
c’est le point de vue qu’on a du clocher et qui est grandiose.
Certainement, pour vous qui n’êtes pas très forte, je ne vous
conseillerais pas de monter nos quatre-vingt-dix-sept marches, juste
la moitié du célèbre dôme de Milan. Il y a de quoi fatiguer une
personne bien portante, d’autant plus qu’on monte plié en deux si on
ne veut pas se casser la tête, et on ramasse avec ses effets toutes
les toiles d’araignées de l’escalier. En tous cas il faudrait bien
vous couvrir, ajoutait-il (sans apercevoir l’indignation que causait à
ma tante l’idée qu’elle fût capable de monter dans le clocher), car il
fait un de ces courants d’air une fois arrivé là-haut! Certaines
personnes affirment y avoir ressenti le froid de la mort. N’importe,
le dimanche il y a toujours des sociétés qui viennent même de très
loin pour admirer la beauté du panorama et qui s’en retournent
enchantées. Tenez, dimanche prochain, si le temps se maintient, vous
trouveriez certainement du monde, comme ce sont les Rogations. Il faut
avouer du reste qu’on jouit de là d’un coup d’œil féerique, avec des
sortes d’échappées sur la plaine qui ont un cachet tout particulier.
Quand le temps est clair on peut distinguer jusqu’à Verneuil. Surtout
on embrasse à la fois des choses qu’on ne peut voir habituellement que
l’une sans l’autre, comme le cours de la Vivonne et les fossés de
Saint-Assise-lès-Combray, dont elle est séparée par un rideau de
grands arbres, ou encore comme les différents canaux de
Jouy-le-Vicomte (Gaudiacus vice comitis comme vous savez). Chaque fois
que je suis allé à Jouy-le-Vicomte, j’ai bien vu un bout du canal,
puis quand j’avais tourné une rue j’en voyais un autre, mais alors je
ne voyais plus le précédent. J’avais beau les mettre ensemble par la
pensée, cela ne me faisait pas grand effet. Du clocher de
Saint-Hilaire c’est autre chose, c’est tout un réseau où la localité
est prise. Seulement on ne distingue pas d’eau, on dirait de grandes
fentes qui coupent si bien la ville en quartiers, qu’elle est comme
une brioche dont les morceaux tiennent ensemble mais sont déjà
découpés. Il faudrait pour bien faire être à la fois dans le clocher
de Saint-Hilaire et à Jouy-le-Vicomte. »
Le curé avait tellement fatigué ma tante qu’à peine était-il parti,
elle était obligée de renvoyer Eulalie.
--«Tenez, ma pauvre Eulalie, disait-elle d’une voix faible, en tirant
une pièce d’une petite bourse qu’elle avait à portée de sa main, voilà
pour que vous ne m’oubliez pas dans vos prières. »
--«Ah! mais, madame Octave, je ne sais pas si je dois, vous savez bien
que ce n’est pas pour cela que je viens! » disait Eulalie avec la même
hésitation et le même embarras, chaque fois, que si c’était la
première, et avec une apparence de mécontentement qui égayait ma tante
mais ne lui déplaisait pas, car si un jour Eulalie, en prenant la
pièce, avait un air un peu moins contrarié que de coutume, ma tante
disait:
--«Je ne sais pas ce qu’avait Eulalie; je lui ai pourtant donné la même
chose que d’habitude, elle n’avait pas l’air contente. »
--Je crois qu’elle n’a pourtant pas à se plaindre, soupirait Françoise,
qui avait une tendance à considérer comme de la menue monnaie tout ce
que lui donnait ma tante pour elle ou pour ses enfants, et comme des
trésors follement gaspillés pour une ingrate les piécettes mises
chaque dimanche dans la main d’Eulalie, mais si discrètement que
Françoise n’arrivait jamais à les voir. Ce n’est pas que l’argent que
ma tante donnait à Eulalie, Françoise l’eût voulu pour elle. Elle
jouissait suffisamment de ce que ma tante possédait, sachant que les
richesses de la maîtresse du même coup élèvent et embellissent aux
yeux de tous sa servante; et qu’elle, Françoise, était insigne et
glorifiée dans Combray, Jouy-le-Vicomte et autres lieux, pour les
nombreuses fermes de ma tante, les visites fréquentes et prolongées du
curé, le nombre singulier des bouteilles d’eau de Vichy consommées.
Elle n’était avare que pour ma tante; si elle avait géré sa fortune,
ce qui eût été son rêve, elle l’aurait préservée des entreprises
d’autrui avec une férocité maternelle. Elle n’aurait pourtant pas
trouvé grand mal à ce que ma tante, qu’elle savait incurablement
généreuse, se fût laissée aller à donner, si au moins ç’avait été à
des riches. Peut-être pensait-elle que ceux-là, n’ayant pas besoin des
cadeaux de ma tante, ne pouvaient être soupçonnés de l’aimer à cause
d’eux. D’ailleurs offerts à des personnes d’une grande position de
fortune, à Mme Sazerat, à M. Swann, à M. Legrandin, à Mme Goupil, à
des personnes «de même rang» que ma tante et qui «allaient bien
ensemble», ils lui apparaissaient comme faisant partie des usages de
cette vie étrange et brillante des gens riches qui chassent, se
donnent des bals, se font des visites et qu’elle admirait en souriant.
Mais il n’en allait plus de même si les bénéficiaires de la générosité
de ma tante étaient de ceux que Françoise appelait «des gens comme
moi, des gens qui ne sont pas plus que moi» et qui étaient ceux
qu’elle méprisait le plus à moins qu’ils ne l’appelassent «Madame
Françoise» et ne se considérassent comme étant «moins qu’elle». Et
quand elle vit que, malgré ses conseils, ma tante n’en faisait qu’à sa
tête et jetait l’argent--Françoise le croyait du moins--pour des
créatures indignes, elle commença à trouver bien petits les dons que
ma tante lui faisait en comparaison des sommes imaginaires prodiguées
à Eulalie. Il n’y avait pas dans les environs de Combray de ferme si
conséquente que Françoise ne supposât qu’Eulalie eût pu facilement
l’acheter, avec tout ce que lui rapporteraient ses visites. Il est
vrai qu’Eulalie faisait la même estimation des richesses immenses et
cachées de Françoise. Habituellement, quand Eulalie était partie,
Françoise prophétisait sans bienveillance sur son compte. Elle la
haïssait, mais elle la craignait et se croyait tenue, quand elle était
là, à lui faire «bon visage». Elle se rattrapait après son départ,
sans la nommer jamais à vrai dire, mais en proférant des oracles
sibyllins, des sentences d’un caractère général telles que celles de
l’Ecclésiaste, mais dont l’application ne pouvait échapper à ma tante.
Après avoir regardé par le coin du rideau si Eulalie avait refermé la
porte: «Les personnes flatteuses savent se faire bien venir et
ramasser les pépettes; mais patience, le bon Dieu les punit toutes par
un beau jour», disait-elle, avec le regard latéral et l’insinuation de
Joas pensant exclusivement à Athalie quand il dit:
LE BONHEUR DES MÉCHANTS COMME UN TORRENT S’ÉCOULE.
Mais quand le curé était venu aussi et que sa visite interminable
avait épuisé les forces de ma tante, Françoise sortait de la chambre
derrière Eulalie et disait:
--«Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l’air beaucoup
fatiguée. »
Et ma tante ne répondait même pas, exhalant un soupir qui semblait
devoir être le dernier, les yeux clos, comme morte. Mais à peine
Françoise était-elle descendue que quatre coups donnés avec la plus
grande violence retentissaient dans la maison et ma tante, dressée sur
son lit, criait:
--«Est-ce qu’Eulalie est déjà partie? Croyez-vous que j’ai oublié de
lui demander si Mme Goupil était arrivée à la messe avant l’élévation!
Courez vite après elle! »
Mais Françoise revenait n’ayant pu rattraper Eulalie.
--«C’est contrariant, disait ma tante en hochant la tête. La seule
chose importante que j’avais à lui demander! »
Ainsi passait la vie pour ma tante Léonie, toujours identique, dans la
douce uniformité de ce qu’elle appelait avec un dédain affecté et une
tendresse profonde, son «petit traintrain». Préservé par tout le
monde, non seulement à la maison, où chacun ayant éprouvé l’inutilité
de lui conseiller une meilleure hygiène, s’était peu à peu résigné à
le respecter, mais même dans le village où, à trois rues de nous,
l’emballeur, avant de clouer ses caisses, faisait demander à Françoise
si ma tante ne «reposait pas»,--ce traintrain fut pourtant troublé une
fois cette année-là. Comme un fruit caché qui serait parvenu à
maturité sans qu’on s’en aperçût et se détacherait spontanément,
survint une nuit la délivrance de la fille de cuisine. Mais ses
douleurs étaient intolérables, et comme il n’y avait pas de sage-femme
à Combray, Françoise dut partir avant le jour en chercher une à
Thiberzy. Ma tante, à cause des cris de la fille de cuisine, ne put
reposer, et Françoise, malgré la courte distance, n’étant revenue que
très tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mère me dit-elle dans la
matinée: «Monte donc voir si ta tante n’a besoin de rien. » J’entrai
dans la première pièce et, par la porte ouverte, vis ma tante, couchée
sur le côté, qui dormait; je l’entendis ronfler légèrement. J’allais
m’en aller doucement mais sans doute le bruit que j’avais fait était
intervenu dans son sommeil et en avait «changé la vitesse», comme on
dit pour les automobiles, car la musique du ronflement s’interrompit
une seconde et reprit un ton plus bas, puis elle s’éveilla et tourna à
demi son visage que je pus voir alors; il exprimait une sorte de
terreur; elle venait évidemment d’avoir un rêve affreux; elle ne
pouvait me voir de la façon dont elle était placée, et je restais là
ne sachant si je devais m’avancer ou me retirer; mais déjà elle
semblait revenue au sentiment de la réalité et avait reconnu le
mensonge des visions qui l’avaient effrayée; un sourire de joie, de
pieuse reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soit moins
cruelle que les rêves, éclaira faiblement son visage, et avec cette
habitude qu’elle avait prise de se parler à mi-voix à elle-même quand
elle se croyait seule, elle murmura: «Dieu soit loué! nous n’avons
comme tracas que la fille de cuisine qui accouche. Voilà-t-il pas que
je rêvais que mon pauvre Octave était ressuscité et qu’il voulait me
faire faire une promenade tous les jours! » Sa main se tendit vers son
chapelet qui était sur la petite table, mais le sommeil recommençant
ne lui laissa pas la force de l’atteindre: elle se rendormit,
tranquillisée, et je sortis à pas de loup de la chambre sans qu’elle
ni personne eût jamais appris ce que j’avais entendu.
Quand je dis qu’en dehors d’événements très rares, comme cet
accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune
variation, je ne parle pas de celles qui, se répétant toujours
identiques à des intervalles réguliers, n’introduisaient au sein de
l’uniformité qu’une sorte d’uniformité secondaire. C’est ainsi que
tous les samedis, comme Françoise allait dans l’après-midi au marché
de Roussainville-le-Pin, le déjeuner était, pour tout le monde, une
heure plus tôt. Et ma tante avait si bien pris l’habitude de cette
dérogation hebdomadaire à ses habitudes, qu’elle tenait à cette
habitude-là autant qu’aux autres. Elle y était si bien «routinée»,
comme disait Françoise, que s’il lui avait fallu un samedi, attendre
pour déjeuner l’heure habituelle, cela l’eût autant «dérangée» que si
elle avait dû, un autre jour, avancer son déjeuner à l’heure du
samedi. Cette avance du déjeuner donnait d’ailleurs au samedi, pour
nous tous, une figure particulière, indulgente, et assez sympathique.
Au moment où d’habitude on a encore une heure à vivre avant la détente
du repas, on savait que, dans quelques secondes, on allait voir
arriver des endives précoces, une omelette de faveur, un bifteck
immérité. Le retour de ce samedi asymétrique était un de ces petits
événements intérieurs, locaux, presque civiques qui, dans les vies
tranquilles et les sociétés fermées, créent une sorte de lien national
et deviennent le thème favori des conversations, des plaisanteries,
des récits exagérés à plaisir: il eût été le noyau tout prêt pour un
cycle légendaire si l’un de nous avait eu la tête épique. Dès le
matin, avant d’être habillés, sans raison, pour le plaisir d’éprouver
la force de la solidarité, on se disait les uns aux autres avec bonne
humeur, avec cordialité, avec patriotisme: «Il n’y a pas de temps à
perdre, n’oublions pas que c’est samedi! » cependant que ma tante,
conférant avec Françoise et songeant que la journée serait plus longue
que d’habitude, disait: «Si vous leur faisiez un beau morceau de veau,
comme c’est samedi. » Si à dix heures et demie un distrait tirait sa
montre en disant: «Allons, encore une heure et demie avant le
déjeuner», chacun était enchanté d’avoir à lui dire: «Mais voyons, à
quoi pensez-vous, vous oubliez que c’est samedi! »; on en riait encore
un quart d’heure après et on se promettait de monter raconter cet
oubli à ma tante pour l’amuser. Le visage du ciel même semblait
changé. Après le déjeuner, le soleil, conscient que c’était samedi,
flânait une heure de plus au haut du ciel, et quand quelqu’un, pensant
qu’on était en retard pour la promenade, disait: «Comment, seulement
deux heures? » en voyant passer les deux coups du clocher de
Saint-Hilaire (qui ont l’habitude de ne rencontrer encore personne
dans les chemins désertés à cause du repas de midi ou de la sieste, le
long de la rivière vive et blanche que le pêcheur même a abandonnée,
et passent solitaires dans le ciel vacant où ne restent que quelques
nuages paresseux), tout le monde en chœur lui répondait: «Mais ce qui
vous trompe, c’est qu’on a déjeuné une heure plus tôt, vous savez bien
que c’est samedi! » La surprise d’un barbare (nous appelions ainsi tous
les gens qui ne savaient pas ce qu’avait de particulier le samedi)
qui, étant venu à onze heures pour parler à mon père, nous avait
trouvés à table, était une des choses qui, dans sa vie, avaient le
plus égayé Françoise. Mais si elle trouvait amusant que le visiteur
interloqué ne sût pas que nous déjeunions plus tôt le samedi, elle
trouvait plus comique encore (tout en sympathisant du fond du cœur
avec ce chauvinisme étroit) que mon père, lui, n’eût pas eu l’idée que
ce barbare pouvait l’ignorer et eût répondu sans autre explication à
son étonnement de nous voir déjà dans la salle à manger: «Mais voyons,
c’est samedi! » Parvenue à ce point de son récit, elle essuyait des
larmes d’hilarité et pour accroître le plaisir qu’elle éprouvait, elle
prolongeait le dialogue, inventait ce qu’avait répondu le visiteur à
qui ce «samedi» n’expliquait rien. Et bien loin de nous plaindre de
ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nous disions:
«Mais il me semblait qu’il avait dit aussi autre chose. C’était plus
long la première fois quand vous l’avez raconté. » Ma grand’tante
elle-même laissait son ouvrage, levait la tête et regardait par-dessus
son lorgnon.
Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-là, pendant le
mois de mai, nous sortions après le dîner pour aller au «mois de
Marie».
Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, très sévère pour «le
genre déplorable des jeunes gens négligés, dans les idées de l’époque
actuelle», ma mère prenait garde que rien ne clochât dans ma tenue,
puis on partait pour l’église. C’est au mois de Marie que je me
souviens d’avoir commencé à aimer les aubépines. N’étant pas seulement
dans l’église, si sainte, mais où nous avions le droit d’entrer,
posées sur l’autel même, inséparables des mystères à la célébration
desquels elles prenaient part, elles faisaient courir au milieu des
flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées horizontalement
les unes aux autres en un apprêt de fête, et qu’enjolivaient encore
les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion,
comme sur une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d’une
blancheur éclatante.
Mais, sans oser les regarder qu’à la dérobée, je
sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c’était la
nature elle-même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en
ajoutant l’ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu cette
décoration digne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire
et une solennité mystique. Plus haut s’ouvraient leurs corolles çà et
là avec une grâce insouciante, retenant si négligemment comme un
dernier et vaporeux atour le bouquet d’étamines, fines comme des fils
de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu’en suivant, qu’en
essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je
l’imaginais comme si ç’avait été le mouvement de tête étourdi et
rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées, d’une blanche jeune
fille, distraite et vive. M. Vinteuil était venu avec sa fille se
placer à côté de nous. D’une bonne famille, il avait été le professeur
de piano des sœurs de ma grand’mère et quand, après la mort de sa
femme et un héritage qu’il avait fait, il s’était retiré auprès de
Combray, on le recevait souvent à la maison. Mais d’une pudibonderie
excessive, il cessa de venir pour ne pas rencontrer Swann qui avait
fait ce qu’il appelait «un mariage déplacé, dans le goût du jour». Ma
mère, ayant appris qu’il composait, lui avait dit par amabilité que,
quand elle irait le voir, il faudrait qu’il lui fît entendre quelque
chose de lui. M. Vinteuil en aurait eu beaucoup de joie, mais il
poussait la politesse et la bonté jusqu’à de tels scrupules que, se
mettant toujours à la place des autres, il craignait de les ennuyer et
de leur paraître égoïste s’il suivait ou seulement laissait deviner
son désir. Le jour où mes parents étaient allés chez lui en visite, je
les avais accompagnés, mais ils m’avaient permis de rester dehors et,
comme la maison de M. Vinteuil, Montjouvain, était en contre-bas d’un
monticule buissonneux, où je m’étais caché, je m’étais trouvé de
plain-pied avec le salon du second étage, à cinquante centimètres de
la fenêtre. Quand on était venu lui annoncer mes parents, j’avais vu
M. Vinteuil se hâter de mettre en évidence sur le piano un morceau de
musique. Mais une fois mes parents entrés, il l’avait retiré et mis
dans un coin. Sans doute avait-il craint de leur laisser supposer
qu’il n’était heureux de les voir que pour leur jouer de ses
compositions. Et chaque fois que ma mère était revenue à la charge au
cours de la visite, il avait répété plusieurs fois «Mais je ne sais
qui a mis cela sur le piano, ce n’est pas sa place», et avait détourné
la conversation sur d’autres sujets, justement parce que ceux-là
l’intéressaient moins. Sa seule passion était pour sa fille et
celle-ci qui avait l’air d’un garçon paraissait si robuste qu’on ne
pouvait s’empêcher de sourire en voyant les précautions que son père
prenait pour elle, ayant toujours des châles supplémentaires à lui
jeter sur les épaules. Ma grand’mère faisait remarquer quelle
expression douce délicate, presque timide passait souvent dans les
regards de cette enfant si rude, dont le visage était semé de taches
de son. Quand elle venait de prononcer une parole elle l’entendait
avec l’esprit de ceux à qui elle l’avait dite, s’alarmait des
malentendus possibles et on voyait s’éclairer, se découper comme par
transparence, sous la figure hommasse du «bon diable», les traits plus
fins d’une jeune fille éplorée.
Quand, au moment de quitter l’église, je m’agenouillai devant l’autel,
je sentis tout d’un coup, en me relevant, s’échapper des aubépines une
odeur amère et douce d’amandes, et je remarquai alors sur les fleurs
de petites places plus blondes, sous lesquelles je me figurai que
devait être cachée cette odeur comme sous les parties gratinées le
goût d’une frangipane ou sous leurs taches de rousseur celui des joues
de Mlle Vinteuil. Malgré la silencieuse immobilité des aubépines,
cette intermittente ardeur était comme le murmure de leur vie intense
dont l’autel vibrait ainsi qu’une haie agreste visitée par de vivantes
antennes, auxquelles on pensait en voyant certaines étamines presque
rousses qui semblaient avoir gardé la virulence printanière, le
pouvoir irritant, d’insectes aujourd’hui métamorphosés en fleurs.
Nous causions un moment avec M. Vinteuil devant le porche en sortant
de l’église. Il intervenait entre les gamins qui se chamaillaient sur
la place, prenait la défense des petits, faisait des sermons aux
grands. Si sa fille nous disait de sa grosse voix combien elle avait
été contente de nous voir, aussitôt il semblait qu’en elle-même une
sœur plus sensible rougissait de ce propos de bon garçon étourdi qui
avait pu nous faire croire qu’elle sollicitait d’être invitée chez
nous. Son père lui jetait un manteau sur les épaules, ils montaient
dans un petit buggy qu’elle conduisait elle-même et tous deux
retournaient à Montjouvain. Quant à nous, comme c’était le lendemain
dimanche et qu’on ne se lèverait que pour la grand’messe, s’il faisait
clair de lune et que l’air fût chaud, au lieu de nous faire rentrer
directement, mon père, par amour de la gloire, nous faisait faire par
le calvaire une longue promenade, que le peu d’aptitude de ma mère à
s’orienter et à se reconnaître dans son chemin, lui faisait considérer
comme la prouesse d’un génie stratégique. Parfois nous allions
jusqu’au viaduc, dont les enjambées de pierre commençaient à la gare
et me représentaient l’exil et la détresse hors du monde civilisé
parce que chaque année en venant de Paris, on nous recommandait de
faire bien attention, quand ce serait Combray, de ne pas laisser
passer la station, d’être prêts d’avance car le train repartait au
bout de deux minutes et s’engageait sur le viaduc au delà des pays
chrétiens dont Combray marquait pour moi l’extrême limite. Nous
revenions par le boulevard de la gare, où étaient les plus agréables
villas de la commune. Dans chaque jardin le clair de lune, comme
Hubert Robert, semait ses degrés rompus de marbre blanc, ses jets
d’eau, ses grilles entr’ouvertes. Sa lumière avait détruit le bureau
du télégraphe. Il n’en subsistait plus qu’une colonne à demi brisée,
mais qui gardait la beauté d’une ruine immortelle. Je traînais la
jambe, je tombais de sommeil, l’odeur des tilleuls qui embaumait
m’apparaissait comme une récompense qu’on ne pouvait obtenir qu’au
prix des plus grandes fatigues et qui n’en valait pas la peine. De
grilles fort éloignées les unes des autres, des chiens réveillés par
nos pas solitaires faisaient alterner des aboiements comme il m’arrive
encore quelquefois d’en entendre le soir, et entre lesquels dut venir
(quand sur son emplacement on créa le jardin public de Combray) se
réfugier le boulevard de la gare, car, où que je me trouve, dès qu’ils
commencent à retentir et à se répondre, je l’aperçois, avec ses
tilleuls et son trottoir éclairé par la lune.
Tout d’un coup mon père nous arrêtait et demandait à ma mère: «Où
sommes-nous? » Epuisée par la marche, mais fière de lui, elle lui
avouait tendrement qu’elle n’en savait absolument rien. Il haussait
les épaules et riait. Alors, comme s’il l’avait sortie de la poche de
son veston avec sa clef, il nous montrait debout devant nous la petite
porte de derrière de notre jardin qui était venue avec le coin de la
rue du Saint-Esprit nous attendre au bout de ces chemins inconnus. Ma
mère lui disait avec admiration: «Tu es extraordinaire! » Et à partir
de cet instant, je n’avais plus un seul pas à faire, le sol marchait
pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mes actes avaient cessé
d’être accompagnés d’attention volontaire: l’Habitude venait de me
prendre dans ses bras et me portait jusqu’à mon lit comme un petit
enfant.
Si la journée du samedi, qui commençait une heure plus tôt, et où elle
était privée de Françoise, passait plus lentement qu’une autre pour ma
tante, elle en attendait pourtant le retour avec impatience depuis le
commencement de la semaine, comme contenant toute la nouveauté et la
distraction que fût encore capable de supporter son corps affaibli et
maniaque. Et ce n’est pas cependant qu’elle n’aspirât parfois à
quelque plus grand changement, qu’elle n’eût de ces heures d’exception
où l’on a soif de quelque chose d’autre que ce qui est, et où ceux que
le manque d’énergie ou d’imagination empêche de tirer d’eux-mêmes un
principe de rénovation, demandent à la minute qui vient, au facteur
qui sonne, de leur apporter du nouveau, fût-ce du pire, une émotion,
une douleur; où la sensibilité, que le bonheur a fait taire comme une
harpe oisive, veut résonner sous une main, même brutale, et dût-elle
en être brisée; où la volonté, qui a si difficilement conquis le droit
d’être livrée sans obstacle à ses désirs, à ses peines, voudrait jeter
les rênes entre les mains d’événements impérieux, fussent-ils cruels.
Sans doute, comme les forces de ma tante, taries à la moindre fatigue,
ne lui revenaient que goutte à goutte au sein de son repos, le
réservoir était très long à remplir, et il se passait des mois avant
qu’elle eût ce léger trop-plein que d’autres dérivent dans l’activité
et dont elle était incapable de savoir et de décider comment user. Je
ne doute pas qu’alors--comme le désir de la remplacer par des pommes de
terre béchamel finissait au bout de quelque temps par naître du
plaisir même que lui causait le retour quotidien de la purée dont elle
ne se «fatiguait» pas,--elle ne tirât de l’accumulation de ces jours
monotones auxquels elle tenait tant, l’attente d’un cataclysme
domestique limité à la durée d’un moment mais qui la forcerait
d’accomplir une fois pour toutes un de ces changements dont elle
reconnaissait qu’ils lui seraient salutaires et auxquels elle ne
pouvait d’elle-même se décider. Elle nous aimait véritablement, elle
aurait eu plaisir à nous pleurer; survenant à un moment où elle se
sentait bien et n’était pas en sueur, la nouvelle que la maison était
la proie d’un incendie où nous avions déjà tous péri et qui n’allait
plus bientôt laisser subsister une seule pierre des murs, mais auquel
elle aurait eu tout le temps d’échapper sans se presser, à condition
de se lever tout de suite, a dû souvent hanter ses espérances comme
unissant aux avantages secondaires de lui faire savourer dans un long
regret toute sa tendresse pour nous, et d’être la stupéfaction du
village en conduisant notre deuil, courageuse et accablée, moribonde
debout, celui bien plus précieux de la forcer au bon moment, sans
temps à perdre, sans possibilité d’hésitation énervante, à aller
passer l’été dans sa jolie ferme de Mirougrain, où il y avait une
chute d’eau. Comme n’était jamais survenu aucun événement de ce genre,
dont elle méditait certainement la réussite quand elle était seule
absorbée dans ses innombrables jeux de patience (et qui l’eût
désespérée au premier commencement de réalisation, au premier de ces
petits faits imprévus, de cette parole annonçant une mauvaise nouvelle
et dont on ne peut plus jamais oublier l’accent, de tout ce qui porte
l’empreinte de la mort réelle, bien différente de sa possibilité
logique et abstraite), elle se rabattait pour rendre de temps en temps
sa vie plus intéressante, à y introduire des péripéties imaginaires
qu’elle suivait avec passion. Elle se plaisait à supposer tout d’un
coup que Françoise la volait, qu’elle recourait à la ruse pour s’en
assurer, la prenait sur le fait; habituée, quand elle faisait seule
des parties de cartes, à jouer à la fois son jeu et le jeu de son
adversaire, elle se prononçait à elle-même les excuses embarrassées de
Françoise et y répondait avec tant de feu et d’indignation que l’un de
nous, entrant à ces moments-là, la trouvait en nage, les yeux
étincelants, ses faux cheveux déplacés laissant voir son front chauve.
Françoise entendit peut-être parfois dans la chambre voisine de
mordants sarcasmes qui s’adressaient à elle et dont l’invention n’eût
pas soulagé suffisamment ma tante, s’ils étaient restés à l’état
purement immatériel, et si en les murmurant à mi-voix elle ne leur eût
donné plus de réalité. Quelquefois, ce «spectacle dans un lit» ne
suffisait même pas à ma tante, elle voulait faire jouer ses pièces.
Alors, un dimanche, toutes portes mystérieusement fermées, elle
confiait à Eulalie ses doutes sur la probité de Françoise, son
intention de se défaire d’elle, et une autre fois, à Françoise ses
soupçons de l’infidélité d’Eulalie, à qui la porte serait bientôt
fermée; quelques jours après elle était dégoûtée de sa confidente de
la veille et racoquinée avec le traître, lesquels d’ailleurs, pour la
prochaine représentation, échangeraient leurs emplois. Mais les
soupçons que pouvait parfois lui inspirer Eulalie, n’étaient qu’un feu
de paille et tombaient vite, faute d’aliment, Eulalie n’habitant pas
la maison. Il n’en était pas de même de ceux qui concernaient
Françoise, que ma tante sentait perpétuellement sous le même toit
qu’elle, sans que, par crainte de prendre froid si elle sortait de son
lit, elle osât descendre à la cuisine se rendre compte s’ils étaient
fondés. Peu à peu son esprit n’eut plus d’autre occupation que de
chercher à deviner ce qu’à chaque moment pouvait faire, et chercher à
lui cacher, Françoise. Elle remarquait les plus furtifs mouvements de
physionomie de celle-ci, une contradiction dans ses paroles, un désir
qu’elle semblait dissimuler. Et elle lui montrait qu’elle l’avait
démasquée, d’un seul mot qui faisait pâlir Françoise et que ma tante
semblait trouver, à enfoncer au cœur de la malheureuse, un
divertissement cruel. Et le dimanche suivant, une révélation
d’Eulalie,--comme ces découvertes qui ouvrent tout d’un coup un champ
insoupçonné à une science naissante et qui se traînait dans
l’ornière,--prouvait à ma tante qu’elle était dans ses suppositions
bien au-dessous de la vérité. «Mais Françoise doit le savoir
maintenant que vous y avez donné une voiture». --«Que je lui ai donné
une voiture! » s’écriait ma tante. --«Ah! mais je ne sais pas, moi, je
croyais, je l’avais vue qui passait maintenant en calèche, fière comme
Artaban, pour aller au marché de Roussainville. J’avais cru que
c’était Mme Octave qui lui avait donné. » Peu à peu Françoise et ma
tante, comme la bête et le chasseur, ne cessaient plus de tâcher de
prévenir les ruses l’une de l’autre. Ma mère craignait qu’il ne se
développât chez Françoise une véritable haine pour ma tante qui
l’offensait le plus durement qu’elle le pouvait. En tous cas Françoise
attachait de plus en plus aux moindres paroles, aux moindres gestes de
ma tante une attention extraordinaire. Quand elle avait quelque chose
à lui demander, elle hésitait longtemps sur la manière dont elle
devait s’y prendre. Et quand elle avait proféré sa requête, elle
observait ma tante à la dérobée, tâchant de deviner dans l’aspect de
sa figure ce que celle-ci avait pensé et déciderait. Et ainsi--tandis
que quelque artiste lisant les Mémoires du XVIIe siècle, et désirant
de se rapprocher du grand Roi, croit marcher dans cette voie en se
fabriquant une généalogie qui le fait descendre d’une famille
historique ou en entretenant une correspondance avec un des souverains
actuels de l’Europe, tourne précisément le dos à ce qu’il a le tort de
chercher sous des formes identiques et par conséquent mortes,--une
vieille dame de province qui ne faisait qu’obéir sincèrement à
d’irrésistibles manies et à une méchanceté née de l’oisiveté, voyait
sans avoir jamais pensé à Louis XIV les occupations les plus
insignifiantes de sa journée, concernant son lever, son déjeuner, son
repos, prendre par leur singularité despotique un peu de l’intérêt de
ce que Saint-Simon appelait la «mécanique» de la vie à Versailles, et
pouvait croire aussi que ses silences, une nuance de bonne humeur ou
de hauteur dans sa physionomie, étaient de la part de Françoise
l’objet d’un commentaire aussi passionné, aussi craintif que l’étaient
le silence, la bonne humeur, la hauteur du Roi quand un courtisan, ou
même les plus grands seigneurs, lui avaient remis une supplique, au
détour d’une allée, à Versailles.
Un dimanche, où ma tante avait eu la visite simultanée du curé et
d’Eulalie, et s’était ensuite reposée, nous étions tous montés lui
dire bonsoir, et maman lui adressait ses condoléances sur la mauvaise
chance qui amenait toujours ses visiteurs à la même heure:
--«Je sais que les choses se sont encore mal arrangées tantôt, Léonie,
lui dit-elle avec douceur, vous avez eu tout votre monde à la fois. »
Ce que ma grand’tante interrompit par: «Abondance de biens. . . » car
depuis que sa fille était malade elle croyait devoir la remonter en
lui présentant toujours tout par le bon côté. Mais mon père prenant la
parole:
--«Je veux profiter, dit-il, de ce que toute la famille est réunie pour
vous faire un récit sans avoir besoin de le recommencer à chacun. J’ai
peur que nous ne soyons fâchés avec Legrandin: il m’a à peine dit
bonjour ce matin. »
Je ne restai pas pour entendre le récit de mon père, car j’étais
justement avec lui après la messe quand nous avions rencontré M.
Legrandin, et je descendis à la cuisine demander le menu du dîner qui
tous les jours me distrayait comme les nouvelles qu’on lit dans un
journal et m’excitait à la façon d’un programme de fête. Comme M.
Legrandin avait passé près de nous en sortant de l’église, marchant à
côté d’une châtelaine du voisinage que nous ne connaissions que de
vue, mon père avait fait un salut à la fois amical et réservé, sans
que nous nous arrêtions; M. Legrandin avait à peine répondu, d’un air
étonné, comme s’il ne nous reconnaissait pas, et avec cette
perspective du regard particulière aux personnes qui ne veulent pas
être aimables et qui, du fond subitement prolongé de leurs yeux, ont
l’air de vous apercevoir comme au bout d’une route interminable et à
une si grande distance qu’elles se contentent de vous adresser un
signe de tête minuscule pour le proportionner à vos dimensions de
marionnette.
Or, la dame qu’accompagnait Legrandin était une personne vertueuse et
considérée; il ne pouvait être question qu’il fût en bonne fortune et
gêné d’être surpris, et mon père se demandait comment il avait pu
mécontenter Legrandin. «Je regretterais d’autant plus de le savoir
fâché, dit mon père, qu’au milieu de tous ces gens endimanchés il a,
avec son petit veston droit, sa cravate molle, quelque chose de si peu
apprêté, de si vraiment simple, et un air presque ingénu qui est tout
à fait sympathique. » Mais le conseil de famille fut unanimement d’avis
que mon père s’était fait une idée, ou que Legrandin, à ce moment-là,
était absorbé par quelque pensée. D’ailleurs la crainte de mon père
fut dissipée dès le lendemain soir. Comme nous revenions d’une grande
promenade, nous aperçûmes près du Pont-Vieux Legrandin, qui à cause
des fêtes, restait plusieurs jours à Combray. Il vint à nous la main
tendue: «Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce vers
de Paul Desjardins:
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu.
N’est-ce pas la fine notation de cette heure-ci? Vous n’avez peut-être
jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant; aujourd’hui il se
mue, me dit-on, en frère prêcheur, mais ce fut longtemps un
aquarelliste limpide. . .
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu. . .
Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami; et même à
l’heure, qui vient pour moi maintenant, où les bois sont déjà noirs,
où la nuit tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant
du côté du ciel. » Il sortit de sa poche une cigarette, resta longtemps
les yeux à l’horizon, «Adieu, les camarades», nous dit-il tout à coup,
et il nous quitta.
A cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était déjà
commencé, et Françoise, commandant aux forces de la nature devenues
ses aides, comme dans les féeries où les géants se font engager comme
cuisiniers, frappait la houille, donnait à la vapeur des pommes de
terre à étuver et faisait finir à point par le feu les chefs-d’œuvre
culinaires d’abord préparés dans des récipients de céramiste qui
allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonnières, aux
terrines pour le gibier, moules à pâtisserie, et petits pots de crème
en passant par une collection complète de casserole de toutes
dimensions. Je m’arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine
venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des
billes vertes dans un jeu; mais mon ravissement était devant les
asperges, trempées d’outremer et de rose et dont l’épi, finement
pignoché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au
pied,--encore souillé pourtant du sol de leur plant,--par des irisations
qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes
trahissaient les délicieuses créatures qui s’étaient amusées à se
métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur
chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs
naissantes d’aurore, en ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette
extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je
reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j’en
avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières
comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un
vase de parfum.
La pauvre Charité de Giotto, comme l’appelait Swann, chargée par
Françoise de les «plumer», les avait près d’elle dans une corbeille,
son air était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs
de la terre; et les légères couronnes d’azur qui ceignaient les
asperges au-dessus de leurs tuniques de rose étaient finement
dessinées, étoile par étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs
bandées autour du front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de
Padoue. Et cependant, Françoise tournait à la broche un de ces
poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans
Combray l’odeur de ses mérites, et qui, pendant qu’elle nous les
servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception
spéciale de son caractère, l’arôme de cette chair qu’elle savait
rendre si onctueuse et si tendre n’étant pour moi que le propre parfum
d’une de ses vertus.
Mais le jour où, pendant que mon père consultait le conseil de famille
sur la rencontre de Legrandin, je descendis à la cuisine, était un de
ceux où la Charité de Giotto, très malade de son accouchement récent,
ne pouvait se lever; Françoise, n’étant plus aidée, était en retard.
Quand je fus en bas, elle était en train, dans l’arrière-cuisine qui
donnait sur la basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance
désespérée et bien naturelle, mais accompagnée par Françoise hors
d’elle, tandis qu’elle cherchait à lui fendre le cou sous l’oreille,
des cris de «sale bête! sale bête! », mettait la sainte douceur et
l’onction de notre servante un peu moins en lumière qu’il n’eût fait,
au dîner du lendemain, par sa peau brodée d’or comme une chasuble et
son jus précieux égoutté d’un ciboire. Quand il fut mort, Françoise
recueillit le sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un
sursaut de colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une
dernière fois: «Sale bête! » Je remontai tout tremblant; j’aurais voulu
qu’on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m’eût fait des
boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même. . . ces
poulets? . . . Et en réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait eu à
le faire comme moi. Car ma tante Léonie savait,--ce que j’ignorais
encore,--que Françoise qui, pour sa fille, pour ses neveux, aurait
donné sa vie sans une plainte, était pour d’autres êtres d’une dureté
singulière. Malgré cela ma tante l’avait gardée, car si elle
connaissait sa cruauté, elle appréciait son service. Je m’aperçus peu
à peu que la douceur, la componction, les vertus de Françoise
cachaient des tragédies d’arrière-cuisine, comme l’histoire découvre
que les règnes des Rois et des Reines, qui sont représentés les mains
jointes dans les vitraux des églises, furent marqués d’incidents
sanglants. Je me rendis compte que, en dehors de ceux de sa parenté,
les humains excitaient d’autant plus sa pitié par leurs malheurs,
qu’ils vivaient plus éloignés d’elle. Les torrents de larmes qu’elle
versait en lisant le journal sur les infortunes des inconnus se
tarissaient vite si elle pouvait se représenter la personne qui en
était l’objet d’une façon un peu précise. Une de ces nuits qui
suivirent l’accouchement de la fille de cuisine, celle-ci fut prise
d’atroces coliques; maman l’entendit se plaindre, se leva et réveilla
Françoise qui, insensible, déclara que tous ces cris étaient une
comédie, qu’elle voulait «faire la maîtresse». Le médecin, qui
craignait ces crises, avait mis un signet, dans un livre de médecine
que nous avions, à la page où elles sont décrites et où il nous avait
dit de nous reporter pour trouver l’indication des premiers soins à
donner. Ma mère envoya Françoise chercher le livre en lui recommandant
de ne pas laisser tomber le signet. Au bout d’une heure, Françoise
n’était pas revenue; ma mère indignée crut qu’elle s’était recouchée
et me dit d’aller voir moi-même dans la bibliothèque. J’y trouvai
Françoise qui, ayant voulu regarder ce que le signet marquait, lisait
la description clinique de la crise et poussait des sanglots
maintenant qu’il s’agissait d’une malade-type qu’elle ne connaissait
pas. A chaque symptôme douloureux mentionné par l’auteur du traité,
elle s’écriait: «Hé là! Sainte Vierge, est-il possible que le bon Dieu
veuille faire souffrir ainsi une malheureuse créature humaine? Hé! la
pauvre! »
Mais dès que je l’eus appelée et qu’elle fut revenue près du lit de la
Charité de Giotto, ses larmes cessèrent aussitôt de couler; elle ne
put reconnaître ni cette agréable sensation de pitié et
d’attendrissement qu’elle connaissait bien et que la lecture des
journaux lui avait souvent donnée, ni aucun plaisir de même famille,
dans l’ennui et dans l’irritation de s’être levée au milieu de la nuit
pour la fille de cuisine; et à la vue des mêmes souffrances dont la
description l’avait fait pleurer, elle n’eut plus que des
ronchonnements de mauvaise humeur, même d’affreux sarcasmes, disant,
quand elle crut que nous étions partis et ne pouvions plus l’entendre:
«Elle n’avait qu’à ne pas faire ce qu’il faut pour ça! ça lui a fait
plaisir! qu’elle ne fasse pas de manières maintenant. Faut-il tout de
même qu’un garçon ait été abandonné du bon Dieu pour aller avec ça.
Ah! c’est bien comme on disait dans le patois de ma pauvre mère:
«Qui du cul d’un chien s’amourose
«Il lui paraît une rose. »
Si, quand son petit-fils était un peu enrhumé du cerveau, elle partait
la nuit, même malade, au lieu de se coucher, pour voir s’il n’avait
besoin de rien, faisant quatre lieues à pied avant le jour afin d’être
rentrée pour son travail, en revanche ce même amour des siens et son
désir d’assurer la grandeur future de sa maison se traduisait dans sa
politique à l’égard des autres domestiques par une maxime constante
qui fut de n’en jamais laisser un seul s’implanter chez ma tante,
qu’elle mettait d’ailleurs une sorte d’orgueil à ne laisser approcher
par personne, préférant, quand elle-même était malade, se relever pour
lui donner son eau de Vichy plutôt que de permettre l’accès de la
chambre de sa maîtresse à la fille de cuisine. Et comme cet
hyménoptère observé par Fabre, la guêpe fouisseuse, qui pour que ses
petits après sa mort aient de la viande fraîche à manger, appelle
l’anatomie au secours de sa cruauté et, ayant capturé des charançons
et des araignées, leur perce avec un savoir et une adresse merveilleux
le centre nerveux d’où dépend le mouvement des pattes, mais non les
autres fonctions de la vie, de façon que l’insecte paralysé près
duquel elle dépose ses œufs, fournisse aux larves, quand elles
écloront un gibier docile, inoffensif, incapable de fuite ou de
résistance, mais nullement faisandé, Françoise trouvait pour servir sa
volonté permanente de rendre la maison intenable à tout domestique,
des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des années plus
tard, nous apprîmes que si cet été-là nous avions mangé presque tous
les jours des asperges, c’était parce que leur odeur donnait à la
pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises d’asthme
d’une telle violence qu’elle fut obligée de finir par s’en aller.
Hélas! nous devions définitivement changer d’opinion sur Legrandin. Un
des dimanches qui suivit la rencontre sur le Pont-Vieux après laquelle
mon père avait dû confesser son erreur, comme la messe finissait et
qu’avec le soleil et le bruit du dehors quelque chose de si peu sacré
entrait dans l’église que Mme Goupil, Mme Percepied (toutes les
personnes qui tout à l’heure, à mon arrivée un peu en retard, étaient
restées les yeux absorbés dans leur prière et que j’aurais même pu
croire ne m’avoir pas vu entrer si, en même temps, leurs pieds
n’avaient repoussé légèrement le petit banc qui m’empêchait de gagner
ma chaise) commençaient à s’entretenir avec nous à haute voix de
sujets tout temporels comme si nous étions déjà sur la place, nous
vîmes sur le seuil brûlant du porche, dominant le tumulte bariolé du
marché, Legrandin, que le mari de cette dame avec qui nous l’avions
dernièrement rencontré, était en train de présenter à la femme d’un
autre gros propriétaire terrien des environs. La figure de Legrandin
exprimait une animation, un zèle extraordinaires; il fit un profond
salut avec un renversement secondaire en arrière, qui ramena
brusquement son dos au delà de la position de départ et qu’avait dû
lui apprendre le mari de sa sœur, Mme de Cambremer. Ce redressement
rapide fit refluer en une sorte d’onde fougueuse et musclée la croupe
de Legrandin que je ne supposais pas si charnue; et je ne sais
pourquoi cette ondulation de pure matière, ce flot tout charnel, sans
expression de spiritualité et qu’un empressement plein de bassesse
fouettait en tempête, éveillèrent tout d’un coup dans mon esprit la
possibilité d’un Legrandin tout différent de celui que nous
connaissions. Cette dame le pria de dire quelque chose à son cocher,
et tandis qu’il allait jusqu’à la voiture, l’empreinte de joie timide
et dévouée que la présentation avait marquée sur son visage y
persistait encore. Ravi dans une sorte de rêve, il souriait, puis il
revint vers la dame en se hâtant et, comme il marchait plus vite qu’il
n’en avait l’habitude, ses deux épaules oscillaient de droite et de
gauche ridiculement, et il avait l’air tant il s’y abandonnait
entièrement en n’ayant plus souci du reste, d’être le jouet inerte et
mécanique du bonheur. Cependant, nous sortions du porche, nous allions
passer à côté de lui, il était trop bien élevé pour détourner la tête,
mais il fixa de son regard soudain chargé d’une rêverie profonde un
point si éloigné de l’horizon qu’il ne put nous voir et n’eut pas à
nous saluer. Son visage restait ingénu au-dessus d’un veston souple et
droit qui avait l’air de se sentir fourvoyé malgré lui au milieu d’un
luxe détesté. Et une lavallière à pois qu’agitait le vent de la Place
continuait à flotter sur Legrandin comme l’étendard de son fier
isolement et de sa noble indépendance. Au moment où nous arrivions à
la maison, maman s’aperçut qu’on avait oublié le Saint-Honoré et
demanda à mon père de retourner avec moi sur nos pas dire qu’on
l’apportât tout de suite. Nous croisâmes près de l’église Legrandin
qui venait en sens inverse conduisant la même dame à sa voiture. Il
passa contre nous, ne s’interrompit pas de parler à sa voisine et nous
fit du coin de son œil bleu un petit signe en quelque sorte intérieur
aux paupières et qui, n’intéressant pas les muscles de son visage, put
passer parfaitement inaperçu de son interlocutrice; mais, cherchant à
compenser par l’intensité du sentiment le champ un peu étroit où il en
circonscrivait l’expression, dans ce coin d’azur qui nous était
affecté il fit pétiller tout l’entrain de la bonne grâce qui dépassa
l’enjouement, frisa la malice; il subtilisa les finesses de
l’amabilité jusqu’aux clignements de la connivence, aux demi-mots, aux
sous-entendus, aux mystères de la complicité; et finalement exalta les
assurances d’amitié jusqu’aux protestations de tendresse, jusqu’à la
déclaration d’amour, illuminant alors pour nous seuls d’une langueur
secrète et invisible à la châtelaine, une prunelle énamourée dans un
visage de glace.
Il avait précisément demandé la veille à mes parents de m’envoyer
dîner ce soir-là avec lui: «Venez tenir compagnie à votre vieil ami,
m’avait-il dit. Comme le bouquet qu’un voyageur nous envoie d’un pays
où nous ne retournerons plus, faites-moi respirer du lointain de votre
adolescence ces fleurs des printemps que j’ai traversés moi aussi il y
a bien des années. Venez avec la primevère, la barbe de chanoine, le
bassin d’or, venez avec le sédum dont est fait le bouquet de dilection
de la flore balzacienne, avec la fleur du jour de la Résurrection, la
pâquerette et la boule de neige des jardins qui commence à embaumer
dans les allées de votre grand’tante quand ne sont pas encore fondues
les dernières boules de neige des giboulées de Pâques. Venez avec la
glorieuse vêture de soie du lis digne de Salomon, et l’émail
polychrome des pensées, mais venez surtout avec la brise fraîche
encore des dernières gelées et qui va entr’ouvrir, pour les deux
papillons qui depuis ce matin attendent à la porte, la première rose
de Jérusalem. »
On se demandait à la maison si on devait m’envoyer tout de même dîner
avec M. Legrandin. Mais ma grand’mère refusa de croire qu’il eût été
impoli. «Vous reconnaissez vous-même qu’il vient là avec sa tenue
toute simple qui n’est guère celle d’un mondain. » Elle déclarait qu’en
tous cas, et à tout mettre au pis, s’il l’avait été, mieux valait ne
pas avoir l’air de s’en être aperçu. A vrai dire mon père lui-même,
qui était pourtant le plus irrité contre l’attitude qu’avait eue
Legrandin, gardait peut-être un dernier doute sur le sens qu’elle
comportait. Elle était comme toute attitude ou action où se révèle le
caractère profond et caché de quelqu’un: elle ne se relie pas à ses
paroles antérieures, nous ne pouvons pas la faire confirmer par le
témoignage du coupable qui n’avouera pas; nous en sommes réduits à
celui de nos sens dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolé
et incohérent, s’ils n’ont pas été le jouet d’une illusion; de sorte
que de telles attitudes, les seules qui aient de l’importance, nous
laissent souvent quelques doutes.
Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse; il faisait clair de lune: «Il
y a une jolie qualité de silence, n’est-ce pas, me dit-il; aux cœurs
blessés comme l’est le mien, un romancier que vous lirez plus tard,
prétend que conviennent seulement l’ombre et le silence. Et
voyez-vous, mon enfant, il vient dans la vie une heure dont vous êtes
bien loin encore où les yeux las ne tolèrent plus qu’une lumière,
celle qu’une belle nuit comme celle-ci prépare et distille avec
l’obscurité, où les oreilles ne peuvent plus écouter de musique que
celle que joue le clair de lune sur la flûte du silence. » J’écoutais
les paroles de M. Legrandin qui me paraissaient toujours si agréables;
mais troublé par le souvenir d’une femme que j’avais aperçue
dernièrement pour la première fois, et pensant, maintenant que je
savais que Legrandin était lié avec plusieurs personnalités
aristocratiques des environs, que peut-être il connaissait celle-ci,
prenant mon courage, je lui dis: «Est-ce que vous connaissez,
monsieur, la. . . les châtelaines de Guermantes», heureux aussi en
prononçant ce nom de prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul
fait de le tirer de mon rêve et de lui donner une existence objective
et sonore.
Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de notre
ami se ficher une petite encoche brune comme s’ils venaient d’être
percés par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle
réagissait en sécrétant des flots d’azur. Le cerne de sa paupière
noircit, s’abaissa. Et sa bouche marquée d’un pli amer se ressaisissant
plus vite sourit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui
d’un beau martyr dont le corps est hérissé de flèches: «Non, je ne les
connais pas», dit-il, mais au lieu de donner à un renseignement aussi
simple, à une réponse aussi peu surprenante le ton naturel et courant
qui convenait, il le débita en appuyant sur les mots, en s’inclinant,
en saluant de la tête, à la fois avec l’insistance qu’on apporte, pour
être cru, à une affirmation invraisemblable,--comme si ce fait qu’il ne
connût pas les Guermantes ne pouvait être l’effet que d’un hasard
singulier--et aussi avec l’emphase de quelqu’un qui, ne pouvant pas
taire une situation qui lui est pénible, préfère la proclamer pour
donner aux autres l’idée que l’aveu qu’il fait ne lui cause aucun
embarras, est facile, agréable, spontané, que la situation
elle-même--l’absence de relations avec les Guermantes,--pourrait bien
avoir été non pas subie, mais voulue par lui, résulter de quelque
tradition de famille, principe de morale ou vœu mystique lui
interdisant nommément la fréquentation des Guermantes. «Non,
reprit-il, expliquant par ses paroles sa propre intonation, non, je ne
les connais pas, je n’ai jamais voulu, j’ai toujours tenu à
sauvegarder ma pleine indépendance; au fond je suis une tête jacobine,
vous le savez. Beaucoup de gens sont venus à la rescousse, on me
disait que j’avais tort de ne pas aller à Guermantes, que je me
donnais l’air d’un malotru, d’un vieil ours. Mais voilà une réputation
qui n’est pas pour m’effrayer, elle est si vraie! Au fond, je n’aime
plus au monde que quelques églises, deux ou trois livres, à peine
davantage de tableaux, et le clair de lune quand la brise de votre
jeunesse apporte jusqu’à moi l’odeur des parterres que mes vieilles
prunelles ne distinguent plus. » Je ne comprenais pas bien que pour ne
pas aller chez des gens qu’on ne connaît pas, il fût nécessaire de
tenir à son indépendance, et en quoi cela pouvait vous donner l’air
d’un sauvage ou d’un ours. Mais ce que je comprenais c’est que
Legrandin n’était pas tout à fait véridique quand il disait n’aimer
que les églises, le clair de lune et la jeunesse; il aimait beaucoup
les gens des châteaux et se trouvait pris devant eux d’une si grande
peur de leur déplaire qu’il n’osait pas leur laisser voir qu’il avait
pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou d’agents de change,
préférant, si la vérité devait se découvrir, que ce fût en son
absence, loin de lui et «par défaut»; il était snob. Sans doute il ne
disait jamais rien de tout cela dans le langage que mes parents et
moi-même nous aimions tant. Et si je demandais: «Connaissez-vous les
Guermantes? », Legrandin le causeur répondait: «Non, je n’ai jamais
voulu les connaître. » Malheureusement il ne le répondait qu’en second,
car un autre Legrandin qu’il cachait soigneusement au fond de lui,
qu’il ne montrait pas, parce que ce Legrandin-là savait sur le nôtre,
sur son snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin
avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la
bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille
flèches dont notre Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et
alangui, comme un saint Sébastien du snobisme: «Hélas! que vous me
faites mal, non je ne connais pas les Guermantes, ne réveillez pas la
grande douleur de ma vie. » Et comme ce Legrandin enfant terrible, ce
Legrandin maître chanteur, s’il n’avait pas le joli langage de
l’autre, avait le verbe infiniment plus prompt, composé de ce qu’on
appelle «réflexes», quand Legrandin le causeur voulait lui imposer
silence, l’autre avait déjà parlé et notre ami avait beau se désoler
de la mauvaise impression que les révélations de son alter ego avaient
dû produire, il ne pouvait qu’entreprendre de la pallier.
Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas sincère
quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins
par lui-même, qu’il le fût, puisque nous ne connaissons jamais que les
passions des autres, et que ce que nous arrivons à savoir des nôtres,
ce n’est que d’eux que nous avons pu l’apprendre. Sur nous, elles
n’agissent que d’une façon seconde, par l’imagination qui substitue
aux premiers mobiles des mobiles de relais qui sont plus décents.
Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait d’aller voir
souvent une duchesse. Il chargeait l’imagination de Legrandin de lui
faire apparaître cette duchesse comme parée de toutes les grâces.
Legrandin se rapprochait de la duchesse, s’estimant de céder à cet
attrait de l’esprit et de la vertu qu’ignorent les infâmes snobs.
Seuls les autres savaient qu’il en était un; car, grâce à l’incapacité
où ils étaient de comprendre le travail intermédiaire de son
imagination, ils voyaient en face l’une de l’autre l’activité mondaine
de Legrandin et sa cause première.
Maintenant, à la maison, on n’avait plus aucune illusion sur M.
Legrandin, et nos relations avec lui s’étaient fort espacées. Maman
s’amusait infiniment chaque fois qu’elle prenait Legrandin en flagrant
délit du péché qu’il n’avouait pas, qu’il continuait à appeler le
péché sans rémission, le snobisme. Mon père, lui, avait de la peine à
prendre les dédains de Legrandin avec tant de détachement et de gaîté;
et quand on pensa une année à m’envoyer passer les grandes vacances à
Balbec avec ma grand’mère, il dit: «Il faut absolument que j’annonce à
Legrandin que vous irez à Balbec, pour voir s’il vous offrira de vous
mettre en rapport avec sa sœur. Il ne doit pas se souvenir nous avoir
dit qu’elle demeurait à deux kilomètres de là. » Ma grand’mère qui
trouvait qu’aux bains de mer il faut être du matin au soir sur la
plage à humer le sel et qu’on n’y doit connaître personne, parce que
les visites, les promenades sont autant de pris sur l’air marin,
demandait au contraire qu’on ne parlât pas de nos projets à Legrandin,
voyant déjà sa sœur, Mme de Cambremer, débarquant à l’hôtel au moment
où nous serions sur le point d’aller à la pêche et nous forçant à
rester enfermés pour la recevoir. Mais maman riait de ses craintes,
pensant à part elle que le danger n’était pas si menaçant, que
Legrandin ne serait pas si pressé de nous mettre en relations avec sa
sœur. Or, sans qu’on eût besoin de lui parler de Balbec, ce fut
lui-même, Legrandin, qui, ne se doutant pas que nous eussions jamais
l’intention d’aller de ce côté, vint se mettre dans le piège un soir
où nous le rencontrâmes au bord de la Vivonne.
--«Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus bien beaux,
n’est-ce pas, mon compagnon, dit-il à mon père, un bleu surtout plus
floral qu’aérien, un bleu de cinéraire, qui surprend dans le ciel. Et
ce petit nuage rose n’a-t-il pas aussi un teint de fleur, d’œillet ou
d’hydrangéa?