--Ça ne fait rien, ajouta sa mère, en lui
caressant
la joue, ça ne fait
rien, c'est bon de voir son petit garçon.
rien, c'est bon de voir son petit garçon.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - v1
«Le cordon de Saint-André est une erreur, pensa le prince; les
négociations n'ont pas fait un pas; ce n'est pas cela qu'il voulait. Je
n'ai pas mis la main sur la bonne clef. »
C'était un genre de raisonnement dont M. de Norpois, formé à la même
école que le prince, eût été capable. On peut railler la pédantesque
niaiserie avec laquelle les diplomates à la Norpois s'extasient devant
une parole officielle à peu près insignifiante. Mais leur enfantillage a
sa contre-partie: les diplomates savent que, dans la balance qui assure
cet équilibre, européen ou autre, qu'on appelle la paix, les bons
sentiments, les beaux discours, les supplications pèsent fort peu; et
que le poids lourd, le vrai, les déterminations, consiste en autre
chose, en la possibilité que l'adversaire a, s'il est assez fort, ou n'a
pas, de contenter, par moyen d'échange, un désir. Cet ordre de vérités,
qu'une personne entièrement désintéressée comme ma grand'mère, par
exemple, n'eût pas compris, M. de Norpois, le prince von ---- avaient
souvent été aux prises avec lui. Chargé d'affaires dans les pays avec
lesquels nous avions été à deux doigts d'avoir la guerre, M. de Norpois,
anxieux de la tournure que les événements allaient prendre, savait très
bien que ce n'était pas par le mot «Paix», ou par le mot «Guerre»,
qu'ils lui seraient signifiés, mais par un autre, banal en apparence,
terrible ou béni, et que le diplomate, à l'aide de son chiffre, saurait
immédiatement lire, et auquel, pour sauvegarder la dignité de la France,
il répondrait par un autre mot tout aussi banal mais sous lequel le
ministre de la nation ennemie verrait aussitôt: Guerre. Et même, selon
une coutume ancienne, analogue à celle qui donnait au premier
rapprochement de deux êtres promis l'un à l'autre la forme d'une
entrevue fortuite à une représentation du théâtre du Gymnase, le
dialogue où le destin dicterait le mot «Guerre» ou le mot «Paix» n'avait
généralement pas eu lieu dans le cabinet du ministre, mais sur le banc
d'un «Kurgarten» où le ministre et M. de Norpois allaient l'un et
l'autre à des fontaines thermales boire à la source de petits verres
d'une eau curative. Par une sorte de convention tacite, ils se
rencontraient à l'heure de la cure, faisaient d'abord ensemble quelques
pas d'une promenade que, sous son apparence bénigne, les deux
interlocuteurs savaient aussi tragique qu'un ordre de mobilisation. Or,
dans une affaire privée comme cette présentation à l'Institut, le
prince avait usé du même système d'induction qu'il avait fait dans sa
carrière, de la même méthode de lecture à travers les symboles
superposés.
Et certes on ne peut prétendre que ma grand'mère et ses rares pareils
eussent été seuls à ignorer ce genre de calculs. En partie la moyenne de
l'humanité, exerçant des professions tracées d'avance, rejoint par son
manque d'intuition l'ignorance que ma grand'mère devait à son haut
désintéressement. Il faut souvent descendre jusqu'aux êtres entretenus,
hommes ou femmes, pour avoir à chercher le mobile de l'action ou des
paroles en apparence les plus innocentes dans l'intérêt, dans la
nécessité de vivre. Quel homme ne sait que, quand une femme qu'il va
payer lui dit: «Ne parlons pas d'argent», cette parole doit être
comptée, ainsi qu'on dit en musique, comme «une mesure pour rien», et
que si plus tard elle lui déclare: «Tu m'as fait trop de peine, tu m'as
souvent caché la vérité, je suis à bout», il doit interpréter: «un autre
protecteur lui offre davantage»? Encore n'est-ce là que le langage d'une
cocotte assez rapprochée des femmes du monde. Les apaches fournissent
des exemples plus frappants. Mais M. de Norpois et le prince allemand,
si les apaches leur étaient inconnus, avaient accoutumé de vivre sur le
même plan que les nations, lesquelles sont aussi, malgré leur grandeur,
des êtres d'égoïsme et de ruse, qu'on ne dompte que par la force, par la
considération de leur intérêt, qui peut les pousser jusqu'au meurtre, un
meurtre symbolique souvent lui aussi, la simple hésitation à se battre
ou le refus de se battre pouvant signifier pour une nation: «périr».
Mais comme tout cela n'est pas dit dans les Livres Jaunes et autres, le
peuple est volontiers pacifiste; s'il est guerrier, c'est
instinctivement, par haine, par rancune, non par les raisons qui ont
décidé les chefs d'État avertis par les Norpois.
L'hiver suivant, le prince fut très malade, il guérit, mais son coeur
resta irrémédiablement atteint. «Diable! se dit-il, il ne faudrait pas
perdre de temps pour l'Institut car, si je suis trop long, je risque de
mourir avant d'être nommé. Ce serait vraiment désagréable. »
Il fit sur la politique de ces vingt dernières années une étude pour la
_Revue des Deux Mondes_ et s'y exprima à plusieurs reprises dans les
termes les plus flatteurs sur M. de Norpois. Celui-ci alla le voir et le
remercia. Il ajouta qu'il ne savait comment exprimer sa gratitude. Le
prince se dit, comme quelqu'un qui vient d'essayer d'une autre clef pour
une serrure: «Ce n'est pas encore celle-ci», et se sentant un peu
essoufflé en reconduisant M. de Norpois, pensa: «Sapristi, ces
gaillards-là me laisseront crever avant de me faire entrer. Dépêchons. »
Le même soir, il rencontra M. de Norpois à l'Opéra:
--Mon cher ambassadeur, lui dit-il, vous me disiez ce matin que vous ne
saviez pas comment me prouver votre reconnaissance; c'est fort exagéré,
car vous ne m'en devez aucune, mais je vais avoir l'indélicatesse de
vous prendre au mot.
M. de Norpois n'estimait pas moins le tact du prince que le prince le
sien. Il comprit immédiatement que ce n'était pas une demande qu'allait
lui faire le prince de Faffenheim, mais une offre, et avec une
affabilité souriante il se mit en devoir de l'écouter.
--Voilà, vous allez me trouver très indiscret. Il y a deux personnes
auxquelles je suis très attaché et tout à fait diversement comme vous
allez, le comprendre, et qui se sont fixées depuis peu à Paris où elles
comptent vivre désormais: ma femme et la grande-duchesse Jean. Elles
vont donner quelques dîners, notamment en l'honneur du roi et de la
reine d'Angleterre, et leur rêve aurait été de pouvoir offrir à leurs
convives une personne pour laquelle, sans la connaître, elle éprouvent
toutes deux une grande admiration. J'avoue que je ne savais comment
faire pour contenter leur désir quand j'ai appris tout à l'heure, par le
plus grand des hasards, que vous connaissiez cette personne; je sais
qu'elle vit très retirée, ne veut voir que peu de monde, _happy few_;
mais si vous me donniez votre appui, avec la bienveillance que vous me
témoignez, je suis sûr qu'elle permettrait que vous me présentiez chez
elle et que je lui transmette le désir de la grande-duchesse et de la
princesse. Peut-être consentirait-elle à venir dîner avec la reine
d'Angleterre et, qui sait, si nous ne l'ennuyons pas trop, passer les
vacances de Pâques avec nous à Beaulieu chez la grande-duchesse Jean.
Cette personne s'appelle la marquise de Villeparisis. J'avoue que
l'espoir de devenir l'un des habitués d'un pareil bureau d'esprit me
consolerait, me ferait envisager sans ennui de renoncer à me présenter à
l'Institut. Chez elle aussi on tient commerce d'intelligence et de fines
causeries.
Avec un sentiment de plaisir inexprimable le prince sentit que la
serrure ne résistait pas et qu'enfin cette clef-là y entrait.
--Une telle option est bien inutile, mon cher prince, répondit M. de
Norpois; rien ne s'accorde mieux avec l'Institut que le salon dont vous
parlez et qui est une véritable pépinière d'académiciens. Je
transmettrai votre requête à Mme la marquise de Villeparisis: elle en
sera certainement flattée. Quant à aller dîner chez vous, elle sort très
peu et ce sera peut-être plus difficile. Mais je vous présenterai et
vous plaiderez vous-même votre cause. Il ne faut surtout pas renoncer à
l'Académie; je déjeune précisément, de demain en quinze, pour aller
ensuite avec lui à une séance importante, chez Leroy-Beaulieu sans
lequel on ne peut faire une élection; j'avais déjà laissé tomber devant
lui votre nom qu'il connaît, naturellement, à merveille. Il avait émis
certaines objections. Mais il se trouve qu'il a besoin de l'appui de mon
groupe pour l'élection prochaine, et j'ai l'intention de revenir à la
charge; je lui dirai très franchement les liens tout à fait cordiaux qui
nous unissent, je ne lui cacherai pas que, si vous vous présentiez, je
demanderais à tous mes amis de voter pour vous (le prince eut un profond
soupir de soulagement) et il sait que j'ai des amis. J'estime que, si je
parvenais à m'assurer son concours, vos chances deviendraient fort
sérieuses. Venez ce soir-là à six heures chez Mme de Villeparisis, je
vous introduirai et je pourrai vous rendre compte de mon entretien du
matin.
C'est ainsi que le prince de Faffenheim avait été amené à venir voir Mme
de Villeparisis. Ma profonde désillusion eut lieu quand il parla. Je
n'avais pas songé que, si une époque a des traits particuliers et
généraux plus forts qu'une nationalité, de sorte que, dans un
dictionnaire illustré où l'on donne jusqu'au portrait authentique de
Minerve, Leibniz avec sa perruque et sa fraise diffère peu de Marivaux
ou de Samuel Bernard, une nationalité a des traits particuliers plus
forts qu'une caste. Or ils se traduisirent devant moi, non par un
discours où je croyais d'avance que j'entendrais le frôlement des elfes
et la danse des Kobolds, mais par une transposition qui ne certifiait
pas moins cette poétique origine: le fait qu'en s'inclinant, petit,
rouge et ventru, devant Mme de Villeparisis, le Rhingrave lui dit:
«Ponchour, Matame la marquise» avec le même accent qu'un concierge
alsacien.
--Vous ne voulez pas que je vous donne une tasse de thé ou un peu de
tarte, elle est très bonne, me dit Mme de Guermantes, désireuse d'avoir
été aussi aimable que possible. Je fais les honneurs de cette maison
comme si c'était la mienne, ajouta-t-elle sur un ton ironique qui
donnait quelque chose d'un peu guttural à sa voix, comme si elle avait
étouffé un rire rauque.
--Monsieur, dit Mme de Villeparisis à M. de Norpois, vous penserez tout
à l'heure que vous avez quelque chose à dire au prince au sujet de
l'Académie?
Mme de Guermantes baissa les yeux, fit faire un quart de cercle à son
poignet pour regarder l'heure.
--Oh! mon Dieu; il est temps que je dise au revoir à ma tante, si je
dois encore passer chez Mme de Saint-Ferréol, et je dîne chez Mme Leroi.
Et elle se leva sans me dire adieu. Elle venait d'apercevoir Mme Swann,
qui parut assez gênée de me rencontrer. Elle se rappelait sans doute
qu'avant personne elle m'avait dit être convaincue de l'innocence de
Dreyfus.
--Je ne veux pas que ma mère me présente à Mme Swann, me dit Saint-Loup.
C'est une ancienne grue. Son mari est juif et elle nous le fait au
nationalisme. Tiens, voici mon oncle Palamède.
La présence de Mme Swann avait pour moi un intérêt particulier dû à un
fait qui s'était produit quelques jours auparavant, et qu'il est
nécessaire de relater à cause des conséquences qu'il devait avoir
beaucoup plus tard, et qu'on suivra dans leur détail quand le moment
sera venu. Donc, quelques jours avant cette visite, j'en avais reçu une
à laquelle je ne m'attendais guère, celle de Charles Morel, le fils,
inconnu de moi, de l'ancien valet de chambre de mon grand-oncle. Ce
grand-oncle (celui chez lequel j'avais vu la dame en rose) était mort
l'année précédente. Son valet de chambre avait manifesté à plusieurs
reprises l'intention de venir me voir; je ne savais pas le but de sa
visite, mais je l'aurais vu volontiers car j'avais appris par Françoise
qu'il avait gardé un vrai culte pour la mémoire de mon oncle et faisait,
à chaque occasion, le pèlerinage du cimetière. Mais obligé d'aller se
soigner dans son pays, et comptant y rester longtemps, il me déléguait
son fils. Je fus surpris de voir entrer un beau garçon de dix-huit ans,
habillé plutôt richement qu'avec goût, mais qui pourtant avait l'air de
tout, excepté d'un valet de chambre. Il tint du reste, dès l'abord, à
couper le câble avec la domesticité d'où il sortait, en m'apprenant avec
un sourire satisfait qu'il était premier prix du Conservatoire. Le but
de sa visite était celui-ci: son père avait, parmi les souvenirs de mon
oncle Adolphe, mis de côté certains qu'il avait jugé inconvenant
d'envoyer à mes parents, mais qui, pensait-il, étaient de nature à
intéresser un jeune homme de mon âge. C'étaient les photographies des
actrices célèbres, des grandes cocottes que mon oncle avait connues, les
dernières images de cette vie de vieux viveur qu'il séparait, par une
cloison étanche, de sa vie de famille. Tandis que le jeune Morel me les
montrait, je me rendis compte qu'il affectait de me parler comme à un
égal. Il avait à dire «vous», et le moins souvent possible «Monsieur»,
le plaisir de quelqu'un dont le père n'avait jamais employé, en
s'adressant à mes parents, que la «troisième personne». Presque toutes
les photographies portaient une dédicace telle que: «A mon meilleur
ami». Une actrice plus ingrate et plus avisée avait écrit: «Au meilleur
des amis», ce qui lui permettait, m'a-t-on assuré, de dire que mon oncle
n'était nullement, et à beaucoup près, son meilleur ami, mais l'ami qui
lui avait rendu le plus de petits services, l'ami dont elle se servait,
un excellent homme, presque une vieille bête. Le jeune Morel avait beau
chercher à s'évader de ses origines, on sentait que l'ombre de mon oncle
Adolphe, vénérable et démesurée aux yeux du vieux valet de chambre,
n'avait cessé de planer, presque sacrée, sur l'enfance et la jeunesse du
fils. Pendant que je regardais les photographies, Charles Morel
examinait ma chambre. Et comme je cherchais où je pourrais les serrer:
«Mais comment se fait-il, me dit-il (d'un ton où le reproche n'avait pas
besoin de s'exprimer tant il était dans les paroles mêmes), que je n'en
voie pas une seule de votre oncle dans votre chambre? » Je sentis le
rouge me monter au visage, et balbutiai: «Mais je crois que je n'en ai
pas. --Comment, vous n'avez pas une seule photographie de votre oncle
Adolphe qui vous aimait tant! Je vous en enverrai une que je prendrai
dans les quantités qu'a mon paternel, et j'espère que vous l'installerez
à la place d'honneur, au-dessus de cette commode qui vous vient
justement de votre oncle. » Il est vrai que, comme je n'avais même pas
une photographie de mon père ou de ma mère dans ma chambre, il n'y avait
rien de si choquant à ce qu'il ne s'en trouvât pas de mon oncle Adolphe.
Mais il n'était pas difficile de deviner que pour Morel, lequel avait
enseigné cette manière de voir à son fils, mon oncle était le personnage
important de la famille, duquel mes parents tiraient seulement un éclat
amoindri. J'étais plus en faveur parce que mon oncle disait tous les
jours que je serais une espèce de Racine, de Vaulabelle, et Morel me
considérait à peu près comme un fils adoptif, comme un enfant d'élection
de mon oncle. Je me rendis vite compte que le fils de Morel était très
«arriviste». Ainsi, ce jour-là, il me demanda, étant un peu compositeur
aussi, et capable de mettre quelques vers en musique, si je ne
connaissais pas de poète ayant une situation importante dans le monde
«aristo». Je lui en citai un. Il ne connaissait pas les oeuvres de ce
poète et n'avait jamais entendu son nom, qu'il prit en note. Or je sus
que peu après il avait écrit à ce poète pour lui dire qu'admirateur
fanatique de ses oeuvres, il avait fait de la musique sur un sonnet de
lui et serait heureux que le librettiste en fît donner une audition chez
la Comtesse ----. C'était aller un peu vite et démasquer son plan. Le
poète, blessé, ne répondit pas. Au reste, Charles Morel semblait avoir,
à côté de l'ambition, un vif penchant vers des réalités plus concrètes.
Il avait remarqué dans la cour la nièce de Jupien en train de faire un
gilet et, bien qu'il me dît seulement avoir justement besoin d'un gilet
«de fantaisie», je sentis que la jeune fille avait produit une vive
impression sur lui. Il n'hésita pas à me demander de descendre et de la
présenter, «mais par rapport à votre famille, vous m'entendez, je compte
sur votre discrétion quant à mon père, dites seulement un grand artiste
de vos amis, vous comprenez, il faut faire bonne impression aux
commerçants». Bien qu'il m'eût insinué que, ne le connaissant pas assez
pour l'appeler, il le comprenait, «cher ami», je pourrais lui dire
devant la jeune fille quelque chose comme «pas Cher Maître évidemment
. . . quoique, mais, si cela vous plaît: cher grand artiste», j'évitai
dans la boutique de le «qualifier» comme eût dit Saint-Simon, et me
contentai de répondre à ses «vous» par des «vous». Il avisa, parmi
quelques pièces de velours, une du rouge le plus vif et si criard que,
malgré le mauvais goût qu'il avait, il ne put jamais, par la suite,
porter ce gilet. La jeune fille se remit à travailler avec ses deux
«apprenties», mais il me sembla que l'impression avait été réciproque et
que Charles Morel, qu'elle crut «de son monde» (plus élégant seulement
et plus riche), lui avait plu singulièrement. Comme j'avais été très
étonné de trouver parmi les photographies que m'envoyait son père une du
portrait de miss Sacripant (c'est-à-dire Odette) par Elstir, je dis à
Charles Morel, en l'accompagnant jusqu'à la porte cochère: «Je crains
que vous ne puissiez me renseigner. Est-ce que mon oncle connaissait
beaucoup cette dame? Je ne vois pas à quelle époque de la vie de mon
oncle je puis la situer; et cela m'intéresse à cause de M.
Swann. . . . --Justement j'oubliais de vous dire que mon père m'avait
recommandé d'attirer votre attention sur cette dame. En effet, cette
demi-mondaine déjeunait chez votre oncle le dernier jour que vous
l'avez vu. Mon père ne savait pas trop s'il pouvait vous faire entrer.
Il paraît que vous aviez plu beaucoup à cette femme légère, et elle
espérait vous revoir. Mais justement à ce moment-là il y a eu de la
fâche dans la famille, à ce que m'a dit mon père, et vous n'avez jamais
revu votre oncle. » Il sourit à ce moment, pour lui dire adieu de loin, à
la nièce de Jupien. Elle le regardait et admirait sans doute son visage
maigre, d'un dessin régulier, ses cheveux légers, ses yeux gais. Moi, en
lui serrant la main, je pensais à Mme Swann, et je me disais avec
étonnement, tant elles étaient séparées et différentes dans mon
souvenir, que j'aurais désormais à l'identifier avec la «Dame en rose».
M. de Charlus fut bientôt assis à côté de Mme Swann. Dans toutes les
réunions où il se trouvait, et dédaigneux avec les hommes, courtisé par
les femmes, il avait vite fait d'aller faire corps avec la plus
élégante, de la toilette de laquelle il se sentait empanaché. La
redingote ou le frac du baron le faisait ressembler à ces portraits
remis par un grand coloriste d'un homme en noir, mais qui a près de
lui, sur une chaise, un manteau éclatant qu'il va revêtir pour quelque
bal costumé. Ce tête-à-tête, généralement avec quelque Altesse,
procurait à M. de Charlus de ces distinctions qu'il aimait. Il avait,
par exemple, pour conséquence que les maîtresses de maison laissaient,
dans une fête, le baron avoir seul une chaise sur le devant dans un rang
de dames, tandis que les autres hommes se bousculaient dans le fond. De
plus, fort absorbé, semblait-il, à raconter, et très haut, d'amusantes
histoires à la dame charmée, M. de Charlus était dispensé d'aller dire
bonjour aux autres, donc d'avoir des devoirs à rendre. Derrière la
barrière parfumée que lui faisait la beauté choisie, il était isolé au
milieu d'un salon comme au milieu d'une salle de spectacle dans une loge
et, quand on venait le saluer, au travers pour ainsi dire de la beauté
de sa compagne, il était excusable de répondre fort brièvement et sans
s'interrompre de parler à une femme. Certes Mme Swann n'était guère du
rang des personnes avec qui il aimait ainsi à s'afficher. Mais il
faisait profession d'admiration pour elle, d'amitié pour Swann, savait
qu'elle serait flattée de son empressement, et était flatté lui-même
d'être compromis par la plus jolie personne qu'il y eût là.
Mme de Villeparisis n'était d'ailleurs qu'à demi contente d'avoir la
visite de M. de Charlus. Celui-ci, tout en trouvant de grands défauts à
sa tante, l'aimait beaucoup. Mais, par moments, sous le coup de la
colère, de griefs imaginaires, il lui adressait, sans résister à ses
impulsions, des lettres de la dernière violence, dans lesquelles il
faisait état de petites choses qu'il semblait jusque-là n'avoir pas
remarquées. Entre autres exemples je peux citer ce fait, parce que mon
séjour à Balbec me mit au courant de lui: Mme de Villeparisis, craignant
de ne pas avoir emporté assez d'argent pour prolonger sa villégiature à
Balbec, et n'aimant pas, comme elle était avare et craignait les frais
superflus, faire venir de l'argent de Paris, s'était fait prêter trois
mille francs par M. de Charlus. Celui-ci, un mois plus tard, mécontent
de sa tante pour une raison insignifiante, les lui réclama par mandat
télégraphique. Il reçut deux mille neuf cent quatre-vingt-dix et
quelques francs. Voyant sa tante quelques jours après à Paris et causant
amicalement avec elle, il lui fit, avec beaucoup de douceur, remarquer
l'erreur commise par la banque chargée de l'envoi. «Mais il n'y a pas
erreur, répondit Mme de Villeparisis, le mandat télégraphique coûte six
francs soixante-quinze. --Ah! du moment que c'est intentionnel, c'est
parfait, répliqua M. de Charlus. Je vous l'avais dit seulement pour le
cas où vous l'auriez ignoré, parce que dans ce cas-là, si la banque
avait agi de même avec des personnes moins liées avec vous que moi, cela
aurait pu vous contrarier. --Non, non, il n'y a pas erreur. --Au fond
vous avez eu parfaitement raison», conclut gaiement M. de Charlus en
baisant tendrement la main de sa tante. En effet, il ne lui en voulait
nullement et souriait seulement de cette petite mesquinerie. Mais
quelque temps après, ayant cru que dans une chose de famille sa tante
avait voulu le jouer et «monter contre lui tout un complot», comme
celle-ci se retranchait assez bêtement derrière des hommes d'affaires
avec qui il l'avait précisément soupçonnée d'être alliée contre lui, il
lui avait écrit une lettre qui débordait de fureur et d'insolence. «Je
ne me contenterai pas de me venger, ajoutait-il en post-scriptum, je
vous rendrai ridicule. Je vais dès demain aller raconter à tout le monde
l'histoire du mandat télégraphique et des six francs soixante-quinze que
vous m'avez retenus sur les trois mille francs que je vous avais prêtés,
je vous déshonorerai. » Au lieu de cela il était allé le lendemain
demander pardon à sa tante Villeparisis, ayant regret d'une lettre où il
y avait des phrases vraiment affreuses. D'ailleurs à qui eût-il pu
apprendre l'histoire du mandat télégraphique? Ne voulant pas de
vengeance, mais une sincère réconciliation, cette histoire du mandat,
c'est maintenant qu'il l'aurait tue. Mais auparavant il l'avait racontée
partout, tout en étant très bien avec sa tante, il l'avait racontée sans
méchanceté, pour faire rire, et parce qu'il était l'indiscrétion même.
Il l'avait racontée, mais sans que Mme de Villeparisis le sût. De sorte
qu'ayant appris par sa lettre qu'il comptait la déshonorer en divulguant
une circonstance où il lui avait déclaré à elle-même qu'elle avait bien
agi, elle avait pensé qu'il l'avait trompée alors et mentait en feignant
de l'aimer. Tout cela s'était apaisé, mais chacun des deux ne savait pas
exactement l'opinion que l'autre avait de lui. Certes il s'agit là d'un
cas de brouilles intermittentes un peu particulier. D'ordre différent
étaient celles de Bloch et de ses amis. D'un autre encore celles de M.
de Charlus, comme on le verra, avec des personnes tout autres que Mme de
Villeparisis. Malgré cela il faut se rappeler que l'opinion que nous
avons les uns des autres, les rapports d'amitié, de famille, n'ont rien
de fixe qu'en apparence, mais sont aussi éternellement mobiles que la
mer. De là tant de bruits de divorce entre des époux qui semblaient unis
et qui, bientôt après, parlent tendrement l'un de l'autre; tant
d'infamies dites par un ami sur un ami dont nous le croyions inséparable
et avec qui nous le trouverons réconcilié avant que nous ayons eu le
temps de revenir de notre surprise; tant de renversements d'alliances en
si peu de temps, entre les peuples.
--Mon Dieu, ça chauffe entre mon oncle et Mme Swann, me dit Saint-Loup.
Et maman qui, dans son innocence, vient les déranger. Aux pures tout est
pur!
Je regardais M. de Charlus. La houppette de ses cheveux gris, son oeil
dont le sourcil était relevé par le monocle et qui souriait, sa
boutonnière en fleurs rouges, formaient comme les trois sommets mobiles
d'un triangle convulsif et frappant. Je n'avais pas osé le saluer, car
il ne m'avait fait aucun signe. Or, bien qu'il ne fût pas tourné de mon
côté, j'étais persuadé qu'il m'avait vu; tandis qu'il débitait quelque
histoire à Mme Swann dont flottait jusque sur un genou du baron le
magnifique manteau couleur pensée, les yeux errants de M. de Charlus,
pareils à ceux d'un marchand en plein vent qui craint l'arrivée de la
_Rousse_, avaient certainement exploré chaque partie du salon et
découvert toutes les personnes qui s'y trouvaient. M. de Châtellerault
vint lui dire bonjour sans que rien décelât dans le visage de M. de
Charlus qu'il eût aperçu le jeune duc avant le moment où celui-ci se
trouva devant lui. C'est ainsi que, dans les réunions un peu nombreuses
comme était celle-ci, M. de Charlus gardait d'une façon presque
constante un sourire sans direction déterminée ni destination
particulière, et qui, préexistant de la sorte aux saluts des arrivants,
se trouvait, quand ceux-ci entraient dans sa zone, dépouillé de toute
signification d'amabilité pour eux. Néanmoins il fallait bien que
j'allasse dire bonjour à Mme Swann. Mais, comme elle ne savait pas si je
connaissais Mme de Marsantes et M. de Charlus, elle fut assez froide,
craignant sans doute que je lui demandasse de me présenter. Je m'avançai
alors vers M. de Charlus, et aussitôt le regrettai car, devant très bien
me voir, il ne le marquait en rien. Au moment où je m'inclinai devant
lui, je trouvai, distant de son corps dont il m'empêchait d'approcher de
toute la longueur de son bras tendu, un doigt veuf, eût-on dit, d'un
anneau épiscopal dont il avait l'air d'offrir, pour qu'on la baisât, la
place consacrée, et dus paraître avoir pénétré, à l'insu du baron et par
une effraction dont il me laissait la responsabilité, dans la
permanence, la dispersion anonyme et vacante de son sourire. Cette
froideur ne fut pas pour encourager beaucoup Mme Swann à se départir de
la sienne.
--Comme tu as l'air fatigué et agité, dit Mme de Marsantes à son fils
qui était venu dire bonjour à M. de Charlus.
Et en effet, les regards de Robert semblaient par moments atteindre à
une profondeur qu'ils quittaient aussitôt comme un plongeur qui a touché
le fond. Ce fond, qui faisait si mal à Robert quand il le touchait qu'il
le quittait aussitôt pour y revenir un instant après, c'était l'idée
qu'il avait rompu avec sa maîtresse.
--Ça ne fait rien, ajouta sa mère, en lui caressant la joue, ça ne fait
rien, c'est bon de voir son petit garçon.
Mais cette tendresse paraissant agacer Robert, Mme de Marsantes entraîna
son fils dans le fond du salon, là où, dans une baie tendue de soie
jaune, quelques fauteuils de Beauvais massaient leurs tapisseries
violacées comme des iris empourprés dans un champ de boutons d'or. Mme
Swann se trouvant seule et ayant compris que j'étais lié avec Saint-Loup
me fit signe de venir auprès d'elle. Ne l'ayant pas vue depuis si
longtemps, je ne savais de quoi lui parler. Je ne perdais pas de vue mon
chapeau parmi tous ceux qui se trouvaient sur le tapis, mais me
demandais curieusement à qui pouvait en appartenir un qui n'était pas
celui du duc de Guermantes et dans la coiffe duquel un G était surmonté
de la couronne ducale. Je savais qui étaient tous les visiteurs et n'en
trouvais pas un seul dont ce pût être le chapeau.
--Comme M. de Norpois est sympathique, dis-je à Mme Swann en le lui
montrant. Il est vrai que Robert de Saint-Loup me dit que c'est une
peste, mais. . . .
--Il a raison, répondit-elle.
Et voyant que son regard se reportait à quelque chose qu'elle me
cachait, je la pressai de questions. Peut-être contente d'avoir l'air
d'être très occupée par quelqu'un dans ce salon, où elle ne connaissait
presque personne, elle m'emmena dans un coin.
--Voilà sûrement ce que M. de Saint-Loup a voulu vous dire, me
répondit-elle, mais ne le lui répétez pas, car il me trouverait
indiscrète et je tiens beaucoup à son estime, je suis très «honnête
homme», vous savez. Dernièrement Charlus a dîné chez la princesse de
Guermantes; je ne sais pas comment on a parlé de vous. M. de Norpois
leur aurait dit--c'est inepte, n'allez pas vous mettre martel en tête
pour cela, personne n'y a attaché d'importance, on savait trop de quelle
bouche cela tombait--que vous étiez un flatteur à moitié hystérique.
J'ai raconté bien auparavant ma stupéfaction qu'un ami de mon père comme
était M. de Norpois eût pu s'exprimer ainsi en parlant de moi. J'en
éprouvai une plus grande encore à savoir que mon émoi de ce jour ancien
où j'avais parlé de Mme Swann et de Gilberte était connu par la
princesse de Guermantes de qui je me croyais ignoré. Chacune de nos
actions, de nos paroles, de nos attitudes est séparée du «monde», des
gens qui ne l'ont pas directement perçue, par un milieu dont la
perméabilité varie à l'infini et nous reste inconnue; ayant appris par
l'expérience que tel propos important que nous avions souhaité vivement
être propagé (tels ceux si enthousiastes que je tenais autrefois à tout
le monde et en toute occasion sur Mme Swann, pensant que parmi tant de
bonnes graines répandues il s'en trouverait bien une qui lèverait) s'est
trouvé, souvent à cause de notre désir même, immédiatement mis sous le
boisseau, combien à plus forte raison étions-nous éloigné de croire que
telle parole minuscule, oubliée de nous-même, voire jamais prononcée par
nous et formée en route par l'imparfaite réfraction d'une parole
différente, serait transportée, sans que jamais sa marche s'arrêtât, à
des distances infinies--en l'espèce jusque chez la princesse de
Guermantes--et allât divertir à nos dépens le festin des dieux. Ce que
nous nous rappelons de notre conduite reste ignoré de notre plus proche
voisin; ce que nous en avons oublié avoir dit, ou même ce que nous
n'avons jamais dit, va provoquer l'hilarité jusque dans une autre
planète, et l'image que les autres se font de nos faits et gestes ne
ressemble pas plus à celle que nous nous en faisons nous-même qu'à un
dessin quelque décalque raté, où tantôt au trait noir correspondrait un
espace vide, et à un blanc un contour inexplicable. Il peut du reste
arriver que ce qui n'a pas été transcrit soit quelque trait irréel que
nous ne voyons que par complaisance, et que ce qui nous semble ajouté
nous appartienne au contraire, mais si essentiellement que cela nous
échappe. De sorte que cette étrange épreuve qui nous semble si peu
ressemblante a quelquefois le genre de vérité, peu flatteur certes,
mais profond et utile, d'une photographie par les rayons N. Ce n'est pas
une raison pour que nous nous y reconnaissions. Quelqu'un qui a
l'habitude de sourire dans la glace à sa belle figure et à son beau
torse, si on lui montre leur radiographie aura, devant ce chapelet
osseux, indiqué comme étant une image de lui-même, le même soupçon d'une
erreur que le visiteur d'une exposition qui, devant un portrait de jeune
femme, lit dans le catalogue: «Dromadaire couché». Plus tard, cet écart
entre notre image selon qu'elle est dessinée par nous-même ou par
autrui, je devais m'en rendre compte pour d'autres que moi, vivant
béatement au milieu d'une collection de photographies qu'ils avaient
tirées d'eux-mêmes tandis qu'alentour grimaçaient d'effroyables images,
habituellement invisibles pour eux-mêmes, mais qui les plongeaient dans
la stupeur si un hasard les leur montrait en leur disant: «C'est vous. »
Il y a quelques années j'aurais été bien heureux de dire à Mme Swann «à
quel sujet» j'avais été si tendre pour M. de Norpois, puisque ce «sujet»
était le désir de la connaître. Mais je ne le ressentais plus, je
n'aimais plus Gilberte. D'autre part, je ne parvenais pas à identifier
Mme Swann à la Dame en rose de mon enfance. Aussi je parlai de la femme
qui me préoccupait en ce moment.
--Avez-vous vu tout à l'heure la duchesse de Guermantes? demandai-je à
Mme Swann.
Mais comme la duchesse ne saluait pas Mme Swann, celle-ci voulait avoir
l'air de la considérer comme une personne sans intérêt et de la présence
de laquelle on ne s'aperçoit même pas.
--Je ne sais pas, je n'ai pas _réalisé_, me répondit-elle d'un air
désagréable, en employant un terme traduit de l'anglais.
J'aurais pourtant voulu avoir des renseignements non seulement sur Mme
de Guermantes mais sur tous les êtres qui l'approchaient, et, tout
comme Bloch, avec le manque de tact des gens qui cherchent dans leur
conversation non à plaire aux autres mais à élucider, en égoïstes, des
points que les intéressent, pour tâcher de me représenter exactement la
vie de Mme de Guermantes, j'interrogeai Mme de Villeparisis sur Mme
Leroi.
--Oui, je sais, répondit-elle avec un dédain affecté, la fille de ces
gros marchands de bois. Je sais qu'elle voit du monde maintenant, mais
je vous dirai que je suis bien vieille pour faire de nouvelles
connaissances. J'ai connu des gens si intéressants, si aimables, que
vraiment je crois que Mme Leroi n'ajouterait rien à ce que j'ai.
Mme de Marsantes, qui faisait la dame d'honneur de la marquise, me
présenta au prince, et elle n'avait pas fini que M. de Norpois me
présentait aussi, dans les termes les plus chaleureux. Peut-être
trouvait-il commode de me faire une politesse qui n'entamait en rien son
crédit puisque je venais justement d'être présenté; peut-être parce
qu'il pensait qu'un étranger, même illustre, était moins au courant des
salons français et pouvait croire qu'on lui présentait un jeune homme du
grand monde; peut-être pour exercer une de ses prérogatives, celle
d'ajouter le poids de sa propre recommandation d'ambassadeur, ou par le
goût d'archaïsme de faire revivre en l'honneur du prince l'usage,
flatteur pour cette Altesse, que deux parrains étaient nécessaires si on
voulait lui être présenté.
Mme de Villeparisis interpella M. de Norpois, éprouvant le besoin de me
faire dire par lui qu'elle n'avait pas à regretter de ne pas connaître
Mme Leroi.
--N'est-ce pas, monsieur l'ambassadeur, que Mme Leroi est une personne
sans intérêt, très inférieure à toutes celles qui fréquentent ici, et
que j'ai eu raison de ne pas l'attirer?
Soit indépendance, soit fatigue, M. de Norpois se contenta de répondre
par un salut plein de respect mais vide de signification.
--Monsieur, lui dit Mme de Villeparisis en riant, il y a des gens bien
ridicules. Croyez-vous que j'ai eu aujourd'hui la visite d'un monsieur
qui a voulu me faire croire qu'il avait plus de plaisir à embrasser ma
main que celle d'une jeune femme?
Je compris tout de suite que c'était Legrandin. M. de Norpois sourit
avec un léger clignement d'oeil, comme s'il s'agissait d'une
concupiscence si naturelle qu'on ne pouvait en vouloir à celui qui
l'éprouvait, presque d'un commencement de roman qu'il était prêt à
absoudre, voire à encourager, avec une indulgence perverse à la Voisenon
ou à la Crébillon fils.
--Bien des mains de jeunes femmes seraient incapables de faire ce que
j'ai vu là, dit le prince en montrant les aquarelles commencées de Mme
de Villeparisis.
Et il lui demanda si elle avait vu les fleurs de Fantin-Latour qui
venaient d'être exposées.
--Elles sont de premier ordre et, comme on dit aujourd'hui, d'un beau
peintre, d'un des maîtres de la palette, déclara M. de Norpois; je
trouve cependant qu'elles ne peuvent pas soutenir la comparaison avec
celles de Mme de Villeparisis où je reconnais mieux le coloris de la
fleur.
Même en supposant que la partialité de vieil amant, l'habitude de
flatter, les opinions admises dans une coterie, dictassent ces paroles à
l'ancien ambassadeur, celles-ci prouvaient pourtant sur quel néant de
goût véritable repose le jugement artistique des gens du monde, si
arbitraire qu'un rien peut le faire aller aux pires absurdités, sur le
chemin desquelles il ne rencontre pour l'arrêter aucune impression
vraiment sentie.
--Je n'ai aucun mérite à connaître les fleurs, j'ai toujours vécu aux
champs, répondit modestement Mme de Villeparisis. Mais, ajouta-t-elle
gracieusement en s'adressant au prince, si j'en ai eu toute jeune des
notions un peu plus sérieuses que les autres enfants de la campagne, je
le dois à un homme bien distingué de votre nation, M. de Schlegel. Je
l'ai rencontré à Broglie où ma tante Cordelia (la maréchale de
Castellane) m'avait amenée. Je me rappelle très bien que M. Lebrun, M.
de Salvandy, M. Doudan, le faisaient parler sur les fleurs. J'étais une
toute petite fille, je ne pouvais pas bien comprendre ce qu'il disait.
Mais il s'amusait à me faire jouer et, revenu dans votre pays, il
m'envoya un bel herbier en souvenir d'une promenade que nous avions été
faire en phaéton au Val Richer et où je m'étais endormie sur ses genoux.
J'ai toujours conservé cet herbier et il m'a appris à remarquer bien des
particularités des fleurs qui ne m'auraient pas frappée sans cela. Quand
Mme de Barante a publié quelques lettres de Mme de Broglie, belles et
affectées comme elle était elle-même, j'avais espéré y trouver
quelques-unes de ces conversations de M. de Schlegel. Mais c'était une
femme qui ne cherchait dans la nature que des arguments pour la
religion. Robert m'appela dans le fond du salon, où il était avec sa
mère.
--Que tu as été gentil, lui dis-je, comment te remercier? Pouvons-nous
dîner demain ensemble?
--Demain, si tu veux, mais alors avec Bloch; je l'ai rencontré devant la
porte; après un instant de froideur, parce que j'avais, malgré moi,
laissé sans réponse deux lettres de lui (il ne m'a pas dit que c'était
cela qui l'avait froissé, mais je l'ai compris), il a été d'une
tendresse telle que je ne peux pas me montrer ingrat envers un tel ami.
Entre nous, de sa part au moins, je sens bien que c'est à la vie, à la
mort.
Je ne crois pas que Robert se trompât absolument. Le dénigrement furieux
était souvent chez Bloch l'effet d'une vive sympathie qu'il avait cru
qu'on ne lui rendait pas. Et comme il imaginait peu la vie des autres,
ne songeait pas qu'on peut avoir été malade ou en voyage, etc. , un
silence de huit jours lui paraissait vite provenir d'une froideur
voulue. Aussi je n'ai jamais cru que ses pires violences d'ami, et plus
tard d'écrivain, fussent bien profondes. Elles s'exaspéraient si l'on y
répondait par une dignité glacée, ou par une platitude qui
l'encourageait à redoubler ses coups, mais cédaient souvent à une chaude
sympathie. «Quant à gentil, continua Saint-Loup, tu prétends que je l'ai
été pour toi, mais je n'ai pas été gentil du tout, ma tante dit que
c'est toi qui la fuis, que tu ne lui dis pas un mot. Elle se demande si
tu n'as pas quelque chose contre elle. »
Heureusement pour moi, si j'avais été dupe de ces paroles, notre
imminent départ pour Balbec m'eût empêché d'essayer de revoir Mme de
Guermantes, de lui assurer que je n'avais rien contre elle et de la
mettre ainsi dans la nécessité de me prouver que c'était elle qui avait
quelque chose contre moi. Mais je n'eus qu'à me rappeler qu'elle ne
m'avait pas même offert d'aller voir les Elstir. D'ailleurs ce n'était
pas une déception; je ne m'étais nullement attendu à ce qu'elle m'en
parlât; je savais que je ne lui plaisais pas, que je n'avais pas à
espérer me faire aimer d'elle; le plus que j'avais pu souhaiter, c'est
que, grâce à sa bonté, j'eusse d'elle, puisque je ne devais pas la
revoir avant de quitter Paris, une impression entièrement douce, que
j'emporterais à Balbec indéfiniment prolongée, intacte, au lieu d'un
souvenir mêlé d'anxiété et de tristesse.
A tous moments Mme de Marsantes s'interrompait de causer avec Robert
pour me dire combien il lui avait souvent parlé de moi, combien il
m'aimait; elle était avec moi d'un empressement qui me faisait presque
de la peine parce que je le sentais dicté par la crainte qu'elle avait
de faire fâcher ce fils qu'elle n'avait pas encore vu aujourd'hui, avec
qui elle était impatiente de se trouver seule, et sur lequel elle
croyait donc que l'empire qu'elle exerçait n'égalait pas et devait
ménager le mien. M'ayant entendu auparavant demander à Bloch des
nouvelles de M. Nissim Bernard, son oncle, Mme de Marsantes s'informa
si c'était celui qui avait habité Nice.
--Dans ce cas, il y a connu M. de Marsantes avant qu'il m'épousât, avait
répondu Mme de Marsantes. Mon mari m'en a souvent parlé comme d'un homme
excellent, d'un coeur délicat et généreux.
«Dire que pour une fois il n'avait pas menti, c'est incroyable», eût
pensé Bloch.
Tout le temps j'aurais voulu dire à Mme de Marsantes que Robert avait
pour elle infiniment plus d'affection que pour moi, et que, m'eût-elle
témoigné de l'hostilité, je n'étais pas d'une nature à chercher à le
prévenir contre elle, à le détacher d'elle. Mais depuis que Mme de
Guermantes était partie, j'étais plus libre d'observer Robert, et je
m'aperçus seulement alors que de nouveau une sorte de colère semblait
s'être élevée en lui, affleurant à son visage durci et sombre. Je
craignais qu'au souvenir de la scène de l'après-midi il ne fût humilié
vis-à-vis de moi de s'être laissé traiter si durement par sa maîtresse,
sans riposter.
Brusquement il s'arracha d'auprès de sa mère qui lui avait passé un bras
autour du cou, et venant à moi m'entraîna derrière le petit comptoir
fleuri de Mme de Villeparisis, où celle-ci s'était rassise, puis me fit
signe de le suivre dans le petit salon. Je m'y dirigeais assez vivement
quand M. de Charlus, qui avait pu croire que j'allais vers la sortie,
quitta brusquement M. de Faffenheim avec qui il causait, fit un tour
rapide qui l'amena en face de moi. Je vis avec inquiétude qu'il avait
pris le chapeau au fond duquel il y avait un G et une couronne ducale.
Dans l'embrasure de la porte du petit salon il me dit sans me regarder:
--Puisque je vois que vous allez dans le monde maintenant, faites-moi
donc le plaisir de venir me voir. Mais c'est assez compliqué,
ajouta-t-il d'un air d'inattention et de calcul, et comme s'il s'était
agi d'un plaisir qu'il avait peur de ne plus retrouver une fois qu'il
aurait laissé échapper l'occasion de combiner avec moi les moyens de le
réaliser. Je suis peu chez moi, il faudrait que vous m'écriviez. Mais
j'aimerais mieux vous expliquer cela plus tranquillement. Je vais partir
dans un moment. Voulez-vous faire deux pas avec moi? Je ne vous
retiendrai qu'un instant.
--Vous ferez bien de faire attention, monsieur, lui dis-je. Vous avez
pris par erreur le chapeau d'un des visiteurs.
--Vous voulez m'empêcher de prendre mon chapeau?
Je supposai, l'aventure m'étant arrivée à moi-même peu auparavant, que,
quelqu'un lui ayant enlevé son, chapeau, il en avait avisé un au hasard
pour ne pas rentrer nu-tête, et que je le mettais dans l'embarras en
dévoilant sa ruse. Je lui dis qu'il fallait d'abord que je dise quelques
mots à Saint-Loup. «Il est en train de parler avec cet idiot de duc de
Guermantes, ajoutai-je. --C'est charmant ce que vous dites là, je le
dirai à mon frère. --Ah! vous croyez que cela peut intéresser M. de
Charlus? (Je me figurais que, s'il avait un frère, ce frère devait
s'appeler Charlus aussi. Saint-Loup m'avait bien donné quelques
explications là-dessus à Balbec, mais je les avais oubliées. )--Qui
est-ce qui vous parle de M. de Charlus? me dit le baron d'un air
insolent. Allez auprès de Robert. Je sais que vous avez participé ce
matin à un de ces déjeuners d'orgie qu'il a avec une femme qui le
déshonore. Vous devriez bien user de votre influence sur lui pour lui
faire comprendre le chagrin qu'il cause à sa pauvre mère et à nous tous
en traînant notre nom dans la boue».
J'aurais voulu répondre qu'au déjeuner avilissant on n'avait parlé que
d'Emerson, d'Ibsen, de Tolstoï, et que la jeune femme avait prêché
Robert pour qu'il ne bût que de l'eau; afin de tâcher d'apporter quelque
baume à Robert de qui je croyais la fierté blessée, je cherchai à
excuser sa maîtresse. Je ne savais pas qu'en ce moment, malgré sa colère
contre elle, c'était à lui-même qu'il adressait des reproches. Même dans
les querelles entre un bon et une méchante et quand le droit est tout
entier d'un côté, il arrive toujours qu'il y a une vétille qui peut
donner à la méchante l'apparence de n'avoir pas tort sur un point. Et
comme tous les autres points, elle les néglige, pour peu que le bon ait
besoin d'elle, soit démoralisé par la séparation, son affaiblissement le
rendra scrupuleux, il se rappellera les reproches absurdes qui lui ont
été faits et se demandera s'ils n'ont pas quelque fondement.
--Je crois que j'ai eu tort dans cette affaire du collier, me dit
Robert. Bien sûr je ne l'avais pas fait dans une mauvaise intention,
mais je sais bien que les autres ne se mettent pas au même point de vue
que nous-même. Elle a eu une enfance très dure. Pour elle je suis tout
de même le riche qui croit qu'on arrive à tout par son argent, et contre
lequel le pauvre ne peut pas lutter, qu'il s'agisse d'influencer
Boucheron ou de gagner un procès devant un tribunal. Sans doute elle a
été bien cruelle; moi qui n'ai jamais cherché que son bien. Mais, je me
rends bien compte, elle croit que j'ai voulu lui faire sentir qu'on
pouvait la tenir par l'argent, et ce n'est pas vrai. Elle qui m'aime
tant, que doit-elle se dire! Pauvre chérie; si tu savais, elle a de
telles délicatesses, je ne peux pas te dire, elle a souvent fait pour
moi des choses adorables. Ce qu'elle doit être malheureuse en ce moment!
En tout cas, quoi qu'il arrive je ne veux pas qu'elle me prenne pour un
mufle, je cours chez Boucheron chercher le collier. Qui sait? peut-être
en voyant que j'agis ainsi reconnaîtra-t-elle ses torts. Vois-tu, c'est
l'idée qu'elle souffre en ce moment que je ne peux pas supporter! Ce
qu'on souffre, soi, on le sait, ce n'est rien. Mais elle, se dire
qu'elle souffre et ne pas pouvoir se le représenter, je crois que je
deviendrais fou, j'aimerais mieux ne la revoir jamais que de la laisser
souffrir. Qu'elle soit heureuse sans moi s'il le faut, c'est tout ce que
je demande. Écoute, tu sais, pour moi, tout ce qui la touche c'est
immense, cela prend quelque chose de cosmique; je cours chez le
bijoutier et après cela lui demander pardon. Jusqu'à ce que je sois
là-bas, qu'est-ce qu'elle va pouvoir penser de moi? Si elle savait
seulement que je vais venir! A tout hasard tu pourras venir chez elle;
qui sait, tout s'arrangera peut-être. Peut-être, dit-il avec un sourire,
comme n'osant croire à un tel rêve, nous irons dîner tous les trois à la
campagne. Mais on ne peut pas savoir encore, je sais si mal la prendre;
pauvre petite, je vais peut-être encore la blesser. Et puis sa décision
est peut-être irrévocable.
Robert m'entraîna brusquement vers sa mère.
--Adieu, lui dit-il; je suis forcé de partir. Je ne sais pas quand je
reviendrai en permission, sans doute pas avant un mois. Je vous
l'écrirai dès que je le saurai.
Certes Robert n'était nullement de ces fils qui, quand ils sont dans le
monde avec leur mère, croient qu'une attitude exaspérée à son égard doit
faire contrepoids aux sourires et aux saluts qu'ils adressent aux
étrangers. Rien n'est plus répandu que cette odieuse vengeance de ceux
qui semblent croire que la grossièreté envers les siens complète tout
naturellement la tenue de cérémonie. Quoi que la pauvre mère dise, son
fils, comme s'il avait été emmené malgré lui et voulait faire payer
cher sa présence, contrebat immédiatement d'une contradiction ironique,
précise, cruelle, l'assertion timidement risquée; la mère se range
aussitôt, sans le désarmer pour cela, à l'opinion de cet être supérieur
qu'elle continuera à vanter à chacun, en son absence, comme une nature
délicieuse, et qui ne lui épargne pourtant aucun de ses traits les plus
acérés. Saint-Loup était tout autre, mais l'angoisse que provoquait
l'absence de Rachel faisait que, pour des raisons différentes, il
n'était pas moins dur avec sa mère que ne le sont ces fils-là avec la
leur. Et aux paroles qu'il prononça je vis le même battement, pareil à
celui d'une aile, que Mme de Marsantes n'avait pu réprimer à l'arrivée
de son fils, la dresser encore tout entière; mais maintenant c'était un
visage anxieux, des yeux désolés qu'elle attachait sur lui.
--Comment, Robert, tu t'en vas? c'est sérieux? mon petit enfant! le seul
jour où je pouvais t'avoir!
Et presque bas, sur le ton le plus naturel, d'une voix d'où elle
s'efforçait de bannir toute tristesse pour ne pas inspirer à son fils
une pitié qui eût peut-être été cruelle pour lui, ou inutile et bonne
seulement à l'irriter, comme un argument de simple bon sens elle ajouta:
--Tu sais que ce n'est pas gentil ce que tu fais là.
Mais à cette simplicité elle ajoutait tant de timidité pour lui montrer
qu'elle n'entreprenait pas sur sa liberté, tant de tendresse pour qu'il
ne lui reprochât pas d'entraver ses plaisirs, que Saint-Loup ne put pas
ne pas apercevoir en lui-même comme la possibilité d'un attendrissement,
c'est-à-dire un obstacle à passer la soirée avec son amie. Aussi se
mit-il en colère:
--C'est regrettable, mais gentil ou non, c'est ainsi.
Et il fit à sa mère les reproches que sans doute il se sentait peut-être
mériter; c'est ainsi que les égoïstes ont toujours le dernier mot;
ayant posé d'abord que leur résolution est inébranlable, plus le
sentiment auquel on fait appel en eux pour qu'ils y renoncent est
touchant, plus ils trouvent condamnables, non pas eux qui y résistent,
mais ceux qui les mettent dans la nécessité d'y résister, de sorte que
leur propre dureté peut aller jusqu'à la plus extrême cruauté sans que
cela fasse à leurs yeux qu'aggraver d'autant la culpabilité de l'être
assez indélicat pour souffrir, pour avoir raison, et leur causer ainsi
lâchement la douleur d'agir contre leur propre pitié. D'ailleurs,
d'elle-même Mme de Marsantes cessa d'insister, car elle sentait qu'elle
ne le retiendrait plus.
--Je te laisse, me dit-il, mais, maman, ne le gardez pas longtemps parce
qu'il faut qu'il aille faire une visite tout à l'heure.
Je sentais bien que ma présence ne pouvait faire aucun plaisir à Mme de
Marsantes, mais j'aimais mieux, en ne partant pas avec Robert, qu'elle
ne crût pas que j'étais mêlé à ces plaisirs qui la privaient de lui.
J'aurais voulu trouver quelque excuse à la conduite de son fils, moins
par affection pour lui que par pitié pour elle. Mais ce fut elle qui
parla la première:
--Pauvre petit, me dit-elle, je suis sûre que je lui ai fait de la
peine. Voyez-vous, monsieur, les mères sont très égoïstes; il n'a
pourtant pas tant de plaisirs, lui qui vient si peu à Paris. Mon Dieu,
s'il n'était pas encore parti, j'aurais voulu le rattraper, non pas pour
le retenir certes, mais pour lui dire que je ne lui en veux pas, que je
trouve qu'il a eu raison. Cela ne vous ennuie pas que je regarde sur
l'escalier?
Et nous allâmes jusque-là:
--Robert! Robert! cria-t-elle. Non, il est parti, il est trop tard.
Maintenant je me serais aussi volontiers chargé d'une mission pour
faire rompre Robert et sa maîtresse qu'il y a quelques heures pour qu'il
partît vivre tout à fait avec elle. Dans un cas Saint-Loup m'eût jugé
un ami traître, dans l'autre cas sa famille m'eût appelé son mauvais
génie. J'étais pourtant le même homme à quelques heures de distance.
Nous rentrâmes dans le salon. En ne voyant pas rentrer Saint-Loup, Mme
de Villeparisis échangea avec M. de Norpois ce regard dubitatif,
moqueur, et sans grande pitié qu'on a en montrant une épouse trop
jalouse ou une mère trop tendre (lesquelles donnent aux autres la
comédie) et qui signifie: «Tiens, il a dû y avoir de l'orage. »
Robert alla chez sa maîtresse en lui apportant le splendide bijou que,
d'après leurs conventions, il n'aurait pas dû lui donner. Mais
d'ailleurs cela revint au même car elle n'en voulut pas, et même, dans
la suite, il ne réussit jamais à le lui faire accepter. Certains amis
de Robert pensaient que ces preuves de désintéressement qu'elle donnait
étaient un calcul pour se l'attacher. Pourtant elle ne tenait pas à
l'argent, sauf peut-être pour pouvoir le dépenser sans compter. Je lui
ai vu faire à tort et à travers, à des gens qu'elle croyait pauvres, des
charités insensées. «En ce moment, disaient à Robert ses amis pour faire
contrepoids par leurs mauvaises paroles à un acte de désintéressement de
Rachel, en ce moment elle doit être au promenoir des Folies-Bergère.
Cette Rachel, c'est une énigme, un véritable sphinx. » Au reste combien
de femmes intéressées, puisqu'elles sont entretenues, ne voit-on pas,
par une délicatesse qui fleurit au milieu de cette existence, poser
elles-mêmes mille petites bornes à la générosité de leur amant!
