Tes membres
<< doivent e^tre renferme?
<< doivent e^tre renferme?
Madame de Stael - De l'Allegmagne
Les adieux de Marie au comte de Leicester me paraissent
l'une des plus belles situations qui-soient- au the? a^tre. Il y a quel-
que douceur pour Marie dans cet instant. Elle a pitie? de Leices-
ter, tout coupable qu'il est: elle sent quel souvenir elle lui laisse,
et cette vengeance du coeur est permise. Enfin, au moment de
mourir, et de mourir parce qu'il n'a pas voulu la sauver, elle
lui dit encore qu'elle l'aime; et si quelque chose peut consoler
de la se? paration terrible a` laquelle la mort nous condamne, c'est
la solennite? qu'elle donne a` nos dernie`res paroles : aucun but,
aucun espoir ne s'y me^le, et la ve? rite? la plus pure sort de notre
sein avec la vie. ?
? 2il
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? 230 JEANNE D'ARC.
CHAPITRE XIX.
Jeanne d'Arc, et la Fiance? e de Messine.
Schiller, dans une pie`ce de vers pleine de charmes, reproche
aux Franc? ais de n'avoir pas montre? de reconnaissance pour
Jeanne d'Arc. L'une des plus belles e? poques de l'histoire, celle
ou` la France et son roi Charles VII furent de? livre? s du joug des
e? trangers, n'a point encore e? te? ce? le? bre? e par un e? crivain digne
d'effacer le souvenir du poe`me de Voltaire; et c'est un e? tranger
qui a ta^che? de re? tablir la gloire d'une he? roi? ne franc? aise, d'une
he? roi? ne dont le sort malheureux inte? resserait pour elle, quand ses
exploits n'exciteraient pas un juste enthousiasme. Shakespeare
devait juger Jeanne d'Arc avec partialite? puisqu'il e? tait Anglais, et
ne? anmoins il la repre? sente, dans sa pie`ce historique de Henri VI,
comme une femme inspire? e d'abord par le ciel, et corrompue
ensuite par le de? mon de l'ambition. Ainsi, les Franc? ais seuls
ont laisse? de? shonorer sa me? moire: c'est un grand tort de notre
nation, que de ne pas re? sister a` la moquerie, quand elle lui est pre? sente? e sous des formes piquantes. Cependant il y a tant de
place dans ce monde, et pour le se? rieux et pour la gaiete? , qu'on
pourrait se faire une loi de ne pas se jouer de ce qui est digne
de respect, sans se priver, pour cela, de la liberte? de la plai-
santerie.
Le sujet de Jeanne d'Arc e? tant tout a` la fois historique et merveilleux, Schiller a entreme^le? sa pie`ce de morceaux lyriques,
et ce me? lange produit un tre`s-bel effet, me^me a` la repre? senta-
tion. Nous n'avons gue`re en franc? ais que le monologue de Po-
lyeucte, ou les choeurs d'Athalie et d'Esther, qui puissent nous
en donner l'ide? e. La poe? sie dramatique est inse? parable de la si-
tuation qu'elle doit peindre , c'est le re? cit en action, c'est le
de? bat de l'homme avec le sort. La poe? sie lyrique convient pres-
que toujours aux sujets religieux; elle e? le`ve l'a^me vers le ciel,
elle exprime je ne sais quelle re? signation sublime qui nous saisit
souvent au milieu des passions les plus agite? es, et nous de? livre
de nos inquie? tudes personnelles pour nous faire gou^ter un instant la paix divine.
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? JEANNE D'ARC. 231
Sans doute, il faut prendre garde que la marche progressive
de l'inte? re^t ne puisse eu souffrir; mais le but de l'art dramatique
n'est pas uniquement de nous apprendre si le he? ros est tue? , ou
s'il se marie : le principal objet des e? ve? nements repre? sente? s,
c'est de servir a` de? velopper les sentiments et les caracte`res. Le
poe`te a donc raison de suspendre quelquefois l'action the? a^trale,
pour faire entendre la musique ce? leste de l'a^me. On peut se re-
cueillir dans l'art comme dans la vie, et planer un moment au-
dessus detout ce qui se passe en nous-me^mes et autour de nous.
L'e? poque historique dans laquelle Jeanne d'Arc a ve? cu est
particulie`rement propre a` faire ressortir le caracte`re franc? ais
dans toute sa beaute? , lorsqu'une foi inalte? rable, un respect sans
bornes pour les femmes, une ge? ne? rosite? presque imprudente a`
la guerre, signalaient cette nation en Europe.
Il faut se repre? senter une jeune fille de seize ans, d'une taille
majestueuse, mais avec des traits encore enfantins, un exte? rieur
de? licat, et n'ayant d'autre force que celle qui lui vient d'en-haut:
inspire? e par la religion, poe`te dans ses actions, poe`te aussi dans
ses paroles, quand l'esprit divin l'anime; montrant dans ses
discours tanto^t un ge? nie admirable, tanto^t l'ignorance absolue
de tout ce que le ciel ne lui a pas re? ve? le? . C'est ainsi que Schiller
a conc? u le ro^le de Jeanne d'Arc. Il la fait voir d'abord a` Vau-
couleurs, dans l'habitation rustique de son pe`re, entendant
parler des revers de la France, et s'enflammant a` ce re? cit. Son
vieux pe`re bla^me sa tristesse, sa re^verie, son enthousiasme. Il
ne pe? ne`tre pas le secret de l'extraordinaire, et croit qu'il y a du
mal dans tout ce qu'il n'a pas l'habitude de voir. Un paysan ap-
porte un casque qu'une Bohe? mienne lui a remis d'une fac? on
toute myste? rieuse. Jeanned'Arc s'en saisit, elle le place sur sa te^te,
et sa famille elle-me^me est e? tonne? e de l'expression de ses regards.
Elle prophe? tise le triomphe de la France et la de? faite de ses
ennemis. Un paysan, esprit fort, lui dit qu'il n'y a plus de mi-
racle dans ce monde. << Il y en aura encore un, s'e? crie-t-elle; une
blanche colombe va parai^tre; et, avec la hardiesse d'un aigle,
<< elle combattra les vautours qui de? chirent la patrie. Il sera ?
<< renverse? cet orgueilleux duc de Bourgogne, trai^tre a` la France;
. . ce Talbot aux cent bras, le fle? au du ciel ; ce Salisbury blasphe? -
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? 2^2 JEANNE 1>'AHC.
<< mateur : toutes ces hordes insulaires seront disperse? es comm,
<< un troupeau de brebis. Le Seigneur, le Dieu des combats, sen
<< toujours avec la colombe. 11 daignera choisir une cre? ature
<< tremblante, et triomphera par une faible fille, car il est le
<< Tout-Puissant. >>
Les soeurs de Jeanne d'Arc s'e? loignent, et son pe`re lui com-
mande de s'occuper de ses travaux champe^tres, et derester
e? trange`re a` tous ces grands e? ve? nements, dont les pauvres bergers ne doivent pas se me^ler. Il sort, Jeanne d'Arc reste seule;
et, pre^te a` quitter pour jamais le se? jour de son enfance, un sen-
timent de regret la saisit.
<< Adieu, dit-elle, vous, contre? es qui me fu^tes si che`res; vous,
<< montagnes; vous, tranquilles et fide`les valle? es, adieu! Jeanne
<< d'Arc ne viendra plus parcourir vos riantes prairies. Vous,
fleurs que j'ai plante? es, prospe? rez loin de moi. Je vous quitte,
grotte sombre, fontaines rafrai^chissantes. E? cho, toi, la voix
pure de la valle? e, qui re? pondais a` mes chants, jamais ces lieux
<< ne me reverrout. Vous, l'asile de toutes mes innocentes joies,
<< je vous laisse pour toujours: que mes agneaux se dispersent
<< dans les bruye`res, un autre troupeau me re? clame; l'esprit saint
<<? m'appelte a` la sanglante carrie`re du pe? ril.
<< Ce n'est point un de? sir vaniteux ni terrestre qui m'attire,
<< c'est la voix de celui qui s'est montre? a` Moi? se dans le buisson
<<-'ardent du mont Horeb, et lui a commande? de re? sister a` Pha-
<<raon. C'est lui qui, toujours favorable aux bergers, appela le
jeune David pour combattre le ge? ant. Il m'a dit aussi: -- Pars
et rends te? moignage a` mon nom sur la terre.
Tes membres
<< doivent e^tre renferme? s dans le rude airain. Le fer doit couvrir
ton sein de? licat. Aucun homme ne doit faire e? prouver a` ton
coeur les flammes de l'amour. La couronne de l'hyme? ne? e n'or-
<< nera jamais ta chevelure. Aucun, enfant che? ri ne reposera sur
<< ton sein ; mais, parmi toutes les femmes de la terre, tu rece-
. 1 vras seule en partage les lauriers des combats. Quand les plus
<< courageux se lassent, quand l'heure fatale de la France sem-
<< ble approcher, c'est toi qui porteras mon oriflamme : et tu
<< abattras les orgueilleux conque? rants, comme les e? pis tombent
<< au jour de la moisson. Tes exploits changeront la roue de la
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? JEANNE D'ARC. 233
<< fortune, tu vas apporter le salut aux he? ros de la France , et,
<< dans Reims de? livre? e, placer la couronne sur la te^te de ton
<< roi.
<< C'est ainsi que le ciel s'est fait entendre a` moi. Il m'a envoye?
ce casque comme un signe de sa volonte? . La trempe miracu-
, leuse de ce fer me communique sa force, et l'ardeur des anges
guerriers m'enflamme ; je vais me pre? cipiter dans le tourhil-
>> Ion des combats; il m'entrai^ne avec l'impe? tuosite? de l'orage.
J'entends la voix des he? ros qui m'appelle; le cheval belliqueux
frappe la terre, et la trompette re? sonne. >>
Cette premie`re sce`ne est un prologue, mais elle est inse? para-
ble de la pie`ce; il fallait mettre en action l'instant ou` Jeanne
d'Arc prend sa re? solution solennelle : se contenter d'en faire un re? cit, ce serait o^ter le mouvement et l'impulsion qui transpor-
tent le spectateur dans la disposition qu'exigent les merveilles
auxquelles il doit croire.
La pie`ce de Jeanne d'Arc marche toujours d'apre`s l'histoire,
jusqu'au couronnement a` Reims. Le caracte`re d'Agne`s Sorel est
peint avec e? le? vation et de? licatesse; il fait ressortir la purete? de
Jeanne d'Arc : car toutes les qualite? s de ce monde disparaissent
a` co^te? des vertus vraiment religieuses. Il y a un troisie`me carac-
te`re de femme qu'on ferait bien de supprimer en entier, c'est ce-
lui d'Isabeau de Bavie`re; il est grossier, et le contraste est beau-
coup trop fort pour produire de l'effet. Il faut opposer Jeanne
d'Arc a` Agne`s Sorel, l'amour divin a` l'amour terrestre; mais la
haine et la perversite? , dans une femme, sont au-dessous de l'art;
il se de? grade en les peignant.
Shakespeare a donne? l'ide? e de la sce`ne dans laquelle Jeanne
d'Arc rame`ne le duc de Bourgogne a` la fide? lite? qu'il doit a` son
roi; mais Schiller l'a exe? cute? e d'une fac? on admirable. La vierge
d'Orle? ans veut re? veiller dans l'a^me du duc cet attachement a` la
France, qui e? tait si puissant alors dans tous les ge? ne? reux habi-
tants de cette belle contre? e.
<< Que pre? tends-tu? lui dit-elle: quel est donc l'ennemi que
<< cherche ton regard meurtrier? Ce prince que tu veux attaquer
? est comme toi de la race royale; tu fus son compagnon d'armes.
? Son pays est le tien : moi-me^me, ne suis-je pas une fille de ta 20.
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? 23-1 JEANNE D ARC.
<< patrie? Nous tous que tu veux ane? antir, ne sommes nous pas
<< tes amis? Nos bras sont pre^ts a` s'ouvrir pour te recevoir, nos
<< genoux a` se plier humblement devant toi. Notre e? pe? e est sans
<< pointe contre ton coeur; ton aspect nous intimide, et sous un
casque ennemi, nous respectons encore dans tes traits la res-
<< semblauce avec nos rois. >>
Le duc de Bourgogne repousse les prie`res de Jeanne d'Arc,
dont il craint la se? duction surnaturelle.
<< Ce n'est point, lui dit-elle, ce n'est point la ne? cessite? qui
<< me courbe a` tes pieds, je n'y viens point comme une suppliante.
<< Regarde autour de toi. Le camp des Anglais est en cendres, et
vos morts couvrent le champ de bataille; tu entends de toutes
parts les trompettes guerrie`res des Franc? ais : Dieu a de? cide? ,
la victoire est a` nous. Nous voulons partager avec notre ami
les lauriers que nous avons conquis. Oh! viens avec nous, no-
<< ble transfuge ; viens, c'est avec nous que tu trouveras la justice
et la victoire : moi, l'envoye? e de Dieu, je tends vers toi ma
main de soeur. Je veux, en te sauvant, t'attirer de notre co^te? .
Le ciel est pour la France. Des anges que tu ne vois pas com-
K battent pour notre roi; ils sont tous pare? s de lis. L'e? tendard de.
<< notre noble cause est blanc aussi comme le lis, et la Vierge pure.
<< est son chaste symbole.
LE DUC DE BOURGOGNE.
<< Les mots trompeurs du mensonge sont pleins d'artifices;
<< mais le langage de cette femme est simple comme celui d'un
<< enfant, et si le mauvais ge? nie l'inspire, il sait lui souffler lest
>> paroles de l'innocence: non, je ne veux plus l'entendre. Aux
armes! je me de? fendrai mieux en la combattant qu'en l'e? cou-.
<<tant.
JEANNE.
<< Tu m'accuses de magie! tu crois voir en moi les artifices de
l'enfer! Fonder la paix, re? concilier les haines, est-ce donc la
<< l'oeuvre de l'enfer? La concorde viendrait elle du se? jour des
damne? s? Qu'y a-t-il d'innocent, de sacre? , d'humainement
<< bon, si ce n'est de se de? vouer pour sa patrie? Depuis quaud
<< la nature est-elle si fort en combat avec elle-me^me, que le ciel
<< abandonne la bonne cause et que le de? mon la de? fende? Si ce
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? JEANNE 1) AHC. 235
<< que je te dis est vrai, dans quelle source l'ai-je puise? ? qui fut
<< la compagne de ma vie pastorale? qui donc instruisit la sim-
<< pie fille d'un berger dans les choses royales? Jamais je ne m'e? -
<< tais pre? sente? e devant les souverains, l'art de la parole m'est
? e? tranger; mais a` pre? sent que j'ai besoin de t'e? mouvoir, une
<< pe? ne? tration profonde m'e? claire; je m'e? le`ve aux pense? es les
. , plus hautes; la destine? e des empires et des rois apparai^t lumi-
<< neusea` mes regards, et, a` peine sortie de l'enfance, je puis
<< diriger la foudre du ciel contre ton coeur. >> ?
A ces mots, le duc de Bourgogne est e? mu, trouble? . Jeanne
d'Arc s'en aperc? oit, et s'e? crie: << Il a pleure? , il est vaincu; il
est a` nous. >> Les Franc? ais inclinent devant lui leurs e? pe? es et
leurs drapeaux. Charles VII parai^t, et le duc de Bourgogne se
pre? cipite a` ses pieds.
Je regrette pour nous que ce ne soit pas un Franc? ais qui ait
conc? u cette sce`ne; mais que de ge? nie, et surtout que de naturel
ne faut-il pas pour s'identifier ainsi avec tout ce qu'il y a de
beau et de vrai dans tous les pays et dans tous les sie`cles!
Talbot, que Schiller repre? sente comme un guerrier athe? e, in-
tre? pide contre le ciel me^me, me? prisant la mort, bien qu'il la
trouve horrible; Talbot, blesse? par Jeanne d'Arc, meurt sur le
the? a^tre en blasphe? mant. Peut-e^tre eu^t-il mieux valu suivre la
tradition, qui dit que Jeanne d'Arc n'avait jamais verse? le sang
(-unuiin , et triomphait sans tuer. Un critique, d'un gou^t pur et
se? ve`re, a reproche? aussi a` Schiller d'avoir montre? Jeanne d'Arc
sensible a` l'amour, au lieu de la faire mourir martyre, sans
qu'aucun sentiment l'eu^t jamais distraite de sa mission divine:
c'est ainsi qu'il aurait fallu la peindre dans un poe`me; mais je
ne sais si une a^me tout a` fait sainte ne produirait pas dans une
pie`ce de the? a^tre le me^me effet que des e^tres merveilleux ou al-
le? goriques, dont on pre? voit d'avance toutes les actions, et qui
n'e?
