La trouvaille du romancier a été d’avoir l’idée de
remplacer ces parties impénétrables à l’âme par une quantité égale de
parties immatérielles, c’est-à-dire que notre âme peut s’assimiler.
remplacer ces parties impénétrables à l’âme par une quantité égale de
parties immatérielles, c’est-à-dire que notre âme peut s’assimiler.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Du Côté de Chez Swann - v1
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mais.
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c’est dans mon cœur.
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En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin qui,
retenu à Paris par sa profession d’ingénieur, ne pouvait, en dehors
des grandes vacances, venir à sa propriété de Combray que du samedi
soir au lundi matin. C’était un de ces hommes qui, en dehors d’une
carrière scientifique où ils ont d’ailleurs brillamment réussi,
possèdent une culture toute différente, littéraire, artistique, que
leur spécialisation professionnelle n’utilise pas et dont profite leur
conversation. Plus lettrés que bien des littérateurs (nous ne savions
pas à cette époque que M. Legrandin eût une certaine réputation comme
écrivain et nous fûmes très étonnés de voir qu’un musicien célèbre
avait composé une mélodie sur des vers de lui), doués de plus de
«facilité» que bien des peintres, ils s’imaginent que la vie qu’ils
mènent n’est pas celle qui leur aurait convenu et apportent à leurs
occupations positives soit une insouciance mêlée de fantaisie, soit
une application soutenue et hautaine, méprisante, amère et
consciencieuse. Grand, avec une belle tournure, un visage pensif et
fin aux longues moustaches blondes, au regard bleu et désenchanté,
d’une politesse raffinée, causeur comme nous n’en avions jamais
entendu, il était aux yeux de ma famille qui le citait toujours en
exemple, le type de l’homme d’élite, prenant la vie de la façon la
plus noble et la plus délicate. Ma grand’mère lui reprochait seulement
de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre, de ne pas
avoir dans son langage le naturel qu’il y avait dans ses cravates
lavallière toujours flottantes, dans son veston droit presque
d’écolier. Elle s’étonnait aussi des tirades enflammées qu’il entamait
souvent contre l’aristocratie, la vie mondaine, le snobisme,
«certainement le péché auquel pense saint Paul quand il parle du péché
pour lequel il n’y a pas de rémission. »
L’ambition mondaine était un sentiment que ma grand’mère était si
incapable de ressentir et presque de comprendre qu’il lui paraissait
bien inutile de mettre tant d’ardeur à la flétrir. De plus elle ne
trouvait pas de très bon goût que M. Legrandin dont la sœur était
mariée près de Balbec avec un gentilhomme bas-normand se livrât à des
attaques aussi violentes encore les nobles, allant jusqu’à reprocher à
la Révolution de ne les avoir pas tous guillotinés.
--Salut, amis! nous disait-il en venant à notre rencontre. Vous êtes
heureux d’habiter beaucoup ici; demain il faudra que je rentre à
Paris, dans ma niche.
--«Oh! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique et déçu, un peu
distrait, qui lui était particulier, certes il y a dans ma maison
toutes les choses inutiles. Il n’y manque que le nécessaire, un grand
morceau de ciel comme ici. Tâchez de garder toujours un morceau de
ciel au-dessus de votre vie, petit garçon, ajoutait-il en se tournant
vers moi. Vous avez une jolie âme, d’une qualité rare, une nature
d’artiste, ne la laissez pas manquer de ce qu’il lui faut. »
Quand, à notre retour, ma tante nous faisait demander si Mme Goupil
était arrivée en retard à la messe, nous étions incapables de la
renseigner. En revanche nous ajoutions à son trouble en lui disant
qu’un peintre travaillait dans l’église à copier le vitrail de Gilbert
le Mauvais. Françoise, envoyée aussitôt chez l’épicier, était revenue
bredouille par la faute de l’absence de Théodore à qui sa double
profession de chantre ayant une part de l’entretien de l’église, et de
garçon épicier donnait, avec des relations dans tous les mondes, un
savoir universel.
--«Ah! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit déjà l’heure
d’Eulalie. Il n’y a vraiment qu’elle qui pourra me dire cela. »
Eulalie était une fille boiteuse, active et sourde qui s’était
«retirée» après la mort de Mme de la Bretonnerie où elle avait été en
place depuis son enfance et qui avait pris à côté de l’église une
chambre, d’où elle descendait tout le temps soit aux offices, soit, en
dehors des offices, dire une petite prière ou donner un coup de main à
Théodore; le reste du temps elle allait voir des personnes malades
comme ma tante Léonie à qui elle racontait ce qui s’était passé à la
messe ou aux vêpres. Elle ne dédaignait pas d’ajouter quelque casuel à
la petite rente que lui servait la famille de ses anciens maîtres en
allant de temps en temps visiter le linge du curé ou de quelque autre
personnalité marquante du monde clérical de Combray. Elle portait
au-dessus d’une mante de drap noir un petit béguin blanc, presque de
religieuse, et une maladie de peau donnait à une partie de ses joues
et à son nez recourbé, les tons rose vif de la balsamine. Ses visites
étaient la grande distraction de ma tante Léonie qui ne recevait plus
guère personne d’autre, en dehors de M. le Curé. Ma tante avait peu à
peu évincé tous les autres visiteurs parce qu’ils avaient le tort à
ses yeux de rentrer tous dans l’une ou l’autre des deux catégories de
gens qu’elle détestait. Les uns, les pires et dont elle s’était
débarrassée les premiers, étaient ceux qui lui conseillaient de ne pas
«s’écouter» et professaient, fût-ce négativement et en ne la
manifestant que par certains silences de désapprobation ou par
certains sourires de doute, la doctrine subversive qu’une petite
promenade au soleil et un bon bifteck saignant (quand elle gardait
quatorze heures sur l’estomac deux méchantes gorgées d’eau de Vichy! )
lui feraient plus de bien que son lit et ses médecines. L’autre
catégorie se composait des personnes qui avaient l’air de croire
qu’elle était plus gravement malade qu’elle ne pensait, était aussi
gravement malade qu’elle le disait. Aussi, ceux qu’elle avait laissé
monter après quelques hésitations et sur les officieuses instances de
Françoise et qui, au cours de leur visite, avaient montré combien ils
étaient indignes de la faveur qu’on leur faisait en risquant
timidement un: «Ne croyez-vous pas que si vous vous secouiez un peu
par un beau temps», ou qui, au contraire, quand elle leur avait dit:
«Je suis bien bas, bien bas, c’est la fin, mes pauvres amis», lui
avaient répondu: «Ah! quand on n’a pas la santé! Mais vous pouvez
durer encore comme ça», ceux-là, les uns comme les autres, étaient
sûrs de ne plus jamais être reçus. Et si Françoise s’amusait de l’air
épouvanté de ma tante quand de son lit elle avait aperçu dans la rue
du Saint-Esprit une de ces personnes qui avait l’air de venir chez
elle ou quand elle avait entendu un coup de sonnette, elle riait
encore bien plus, et comme d’un bon tour, des ruses toujours
victorieuses de ma tante pour arriver à les faire congédier et de leur
mine déconfite en s’en retournant sans l’avoir vue, et, au fond
admirait sa maîtresse qu’elle jugeait supérieure à tous ces gens
puisqu’elle ne voulait pas les recevoir. En somme, ma tante exigeait
à la fois qu’on l’approuvât dans son régime, qu’on la plaignît pour
ses souffrances et qu’on la rassurât sur son avenir.
C’est à quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire vingt fois
en une minute: «C’est la fin, ma pauvre Eulalie», vingt fois Eulalie
répondait: «Connaissant votre maladie comme vous la connaissez, madame
Octave, vous irez à cent ans, comme me disait hier encore Mme
Sazerin. » (Une des plus fermes croyances d’Eulalie et que le nombre
imposant des démentis apportés par l’expérience n’avait pas suffi à
entamer, était que Mme Sazerat s’appelait Mme Sazerin. )
--Je ne demande pas à aller à cent ans, répondait ma tante qui
préférait ne pas voir assigner à ses jours un terme précis.
Et comme Eulalie savait avec cela comme personne distraire ma tante
sans la fatiguer, ses visites qui avaient lieu régulièrement tous les
dimanches sauf empêchement inopiné, étaient pour ma tante un plaisir
dont la perspective l’entretenait ces jours-là dans un état agréable
d’abord, mais bien vite douloureux comme une faim excessive, pour peu
qu’Eulalie fût en retard. Trop prolongée, cette volupté d’attendre
Eulalie tournait en supplice, ma tante ne cessait de regarder l’heure,
bâillait, se sentait des faiblesses. Le coup de sonnette d’Eulalie,
s’il arrivait tout à la fin de la journée, quand elle ne l’espérait
plus, la faisait presque se trouver mal. En réalité, le dimanche, elle
ne pensait qu’à cette visite et sitôt le déjeuner fini, Françoise
avait hâte que nous quittions la salle à manger pour qu’elle pût
monter «occuper» ma tante. Mais (surtout à partir du moment où les
beaux jours s’installaient à Combray) il y avait bien longtemps que
l’heure altière de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire qu’elle
armoriait des douze fleurons momentanés de sa couronne sonore avait
retenti autour de notre table, auprès du pain bénit venu lui aussi
familièrement en sortant de l’église, quand nous étions encore assis
devant les assiettes des Mille et une Nuits, appesantis par la chaleur
et surtout par le repas. Car, au fond permanent d’œufs, de côtelettes,
de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne nous
annonçait même plus, Françoise ajoutait--selon les travaux des champs
et des vergers, le fruit de la marée, les hasards du commerce, les
politesses des voisins et son propre génie, et si bien que notre menu,
comme ces quatre-feuilles qu’on sculptait au XIIIe siècle au portail
des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et les
épisodes de la vie--: une barbue parce que la marchande lui en avait
garanti la fraîcheur, une dinde parce qu’elle en avait vu une belle au
marché de Roussainville-le-Pin, des cardons à la moelle parce qu’elle
ne nous en avait pas encore fait de cette manière-là, un gigot rôti
parce que le grand air creuse et qu’il avait bien le temps de
descendre d’ici sept heures, des épinards pour changer, des abricots
parce que c’était encore une rareté, des groseilles parce que dans
quinze jours il n’y en aurait plus, des framboises que M. Swann avait
apportées exprès, des cerises, les premières qui vinssent du cerisier
du jardin après deux ans qu’il n’en donnait plus, du fromage à la
crème que j’aimais bien autrefois, un gâteau aux amandes parce
qu’elle l’avait commandé la veille, une brioche parce que c’était
notre tour de l’offrir. Quand tout cela était fini, composée
expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement à mon père qui
était amateur, une crème au chocolat, inspiration, attention
personnelle de Françoise, nous était offerte, fugitive et légère comme
une œuvre de circonstance où elle avait mis tout son talent. Celui qui
eût refusé d’en goûter en disant: «J’ai fini, je n’ai plus faim», se
serait immédiatement ravalé au rang de ces goujats qui, même dans le
présent qu’un artiste leur fait d’une de ses œuvres, regardent au
poids et à la matière alors que n’y valent que l’intention et la
signature. Même en laisser une seule goutte dans le plat eût témoigné
de la même impolitesse que se lever avant la fin du morceau au nez du
compositeur.
Enfin ma mère me disait: «Voyons, ne reste pas ici indéfiniment, monte
dans ta chambre si tu as trop chaud dehors, mais va d’abord prendre
l’air un instant pour ne pas lier en sortant de table. » J’allais
m’asseoir près de la pompe et de son auge, souvent ornée, comme un
fond gothique, d’une salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le
relief mobile de son corps allégorique et fuselé, sur le banc sans
dossier ombragé d’un lilas, dans ce petit coin du jardin qui s’ouvrait
par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit et de la terre peu
soignée duquel s’élevait par deux degrés, en saillie de la maison, et
comme une construction indépendante, l’arrière-cuisine. On apercevait
son dallage rouge et luisant comme du porphyre. Elle avait moins l’air
de l’antre de Françoise que d’un petit temple à Vénus. Elle regorgeait
des offrandes du crémier, du fruitier, de la marchande de légumes,
venus parfois de hameaux assez lointains pour lui dédier les prémices
de leurs champs. Et son faîte était toujours couronné du roucoulement
d’une colombe.
Autrefois, je ne m’attardais pas dans le bois consacré qui
l’entourait, car, avant de monter lire, j’entrais dans le petit
cabinet de repos que mon oncle Adolphe, un frère de mon grand-père,
ancien militaire qui avait pris sa retraite comme commandant, occupait
au rez-de-chaussée, et qui, même quand les fenêtres ouvertes
laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons du soleil qui
atteignaient rarement jusque-là, dégageait inépuisablement cette odeur
obscure et fraîche, à la fois forestière et ancien régime, qui fait
rêver longuement les narines, quand on pénètre dans certains pavillons
de chasse abandonnés. Mais depuis nombre d’années je n’entrais plus
dans le cabinet de mon oncle Adolphe, ce dernier ne venant plus à
Combray à cause d’une brouille qui était survenue entre lui et ma
famille, par ma faute, dans les circonstances suivantes:
Une ou deux fois par mois, à Paris, on m’envoyait lui faire une
visite, comme il finissait de déjeuner, en simple vareuse, servi par
son domestique en veste de travail de coutil rayé violet et blanc. Il
se plaignait en ronchonnant que je n’étais pas venu depuis longtemps,
qu’on l’abandonnait; il m’offrait un massepain ou une mandarine, nous
traversions un salon dans lequel on ne s’arrêtait jamais, où on ne
faisait jamais de feu, dont les murs étaient ornés de moulures dorées,
les plafonds peints d’un bleu qui prétendait imiter le ciel et les
meubles capitonnés en satin comme chez mes grands-parents, mais jaune;
puis nous passions dans ce qu’il appelait son cabinet de «travail» aux
murs duquel étaient accrochées de ces gravures représentant sur fond
noir une déesse charnue et rose conduisant un char, montée sur un
globe, ou une étoile au front, qu’on aimait sous le second Empire
parce qu’on leur trouvait un air pompéien, puis qu’on détesta, et
qu’on recommence à aimer pour une seule et même raison, malgré les
autres qu’on donne et qui est qu’elles ont l’air second Empire. Et je
restais avec mon oncle jusqu’à ce que son valet de chambre vînt lui
demander, de la part du cocher, pour quelle heure celui-ci devait
atteler. Mon oncle se plongeait alors dans une méditation qu’aurait
craint de troubler d’un seul mouvement son valet de chambre
émerveillé, et dont il attendait avec curiosité le résultat, toujours
identique. Enfin, après une hésitation suprême, mon oncle prononçait
infailliblement ces mots: «Deux heures et quart», que le valet de
chambre répétait avec étonnement, mais sans discuter: «Deux heures et
quart? bien. . . je vais le dire. . . »
A cette époque j’avais l’amour du théâtre, amour platonique, car mes
parents ne m’avaient encore jamais permis d’y aller, et je me
représentais d’une façon si peu exacte les plaisirs qu’on y goûtait
que je n’étais pas éloigné de croire que chaque spectateur regardait
comme dans un stéréoscope un décor qui n’était que pour lui, quoique
semblable au millier d’autres que regardait, chacun pour soi, le reste
des spectateurs.
Tous les matins je courais jusqu’à la colonne Moriss pour voir les
spectacles qu’elle annonçait. Rien n’était plus désintéressé et plus
heureux que les rêves offerts à mon imagination par chaque pièce
annoncée et qui étaient conditionnés à la fois par les images
inséparables des mots qui en composaient le titre et aussi de la
couleur des affiches encore humides et boursouflées de colle sur
lesquelles il se détachait. Si ce n’est une de ces œuvres étranges
comme le Testament de César Girodot et Œdipe-Roi lesquelles
s’inscrivaient, non sur l’affiche verte de l’Opéra-Comique, mais sur
l’affiche lie de vin de la Comédie-Française, rien ne me paraissait
plus différent de l’aigrette étincelante et blanche des Diamants de la
Couronne que le satin lisse et mystérieux du Domino Noir, et, mes
parents m’ayant dit que quand j’irais pour la première fois au théâtre
j’aurais à choisir entre ces deux pièces, cherchant à approfondir
successivement le titre de l’une et le titre de l’autre, puisque
c’était tout ce que je connaissais d’elles, pour tâcher de saisir en
chacun le plaisir qu’il me promettait et de le comparer à celui que
recélait l’autre, j’arrivais à me représenter avec tant de force,
d’une part une pièce éblouissante et fière, de l’autre une pièce douce
et veloutée, que j’étais aussi incapable de décider laquelle aurait ma
préférence, que si, pour le dessert, on m’avait donné à opter encore
du riz à l’Impératrice et de la crème au chocolat.
Toutes mes conversations avec mes camarades portaient sur ces acteurs
dont l’art, bien qu’il me fût encore inconnu, était la première forme,
entre toutes celles qu’il revêt, sous laquelle se laissait pressentir
par moi, l’Art. Entre la manière que l’un ou l’autre avait de débiter,
de nuancer une tirade, les différences les plus minimes me semblaient
avoir une importance incalculable. Et, d’après ce que l’on m’avait dit
d’eux, je les classais par ordre de talent, dans des listes que je me
récitais toute la journée: et qui avaient fini par durcir dans mon
cerveau et par le gêner de leur inamovibilité.
Plus tard, quand je fus au collège, chaque fois que pendant les
classes, je correspondais, aussitôt que le professeur avait la tête
tournée, avec un nouvel ami, ma première question était toujours pour
lui demander s’il était déjà allé au théâtre et s’il trouvait que le
plus grand acteur était bien Got, le second Delaunay, etc. Et si, à
son avis, Febvre ne venait qu’après Thiron, ou Delaunay qu’après
Coquelin, la soudaine motilité que Coquelin, perdant la rigidité de la
pierre, contractait dans mon esprit pour y passer au deuxième rang, et
l’agilité miraculeuse, la féconde animation dont se voyait doué
Delaunay pour reculer au quatrième, rendait la sensation du
fleurissement et de la vie à mon cerveau assoupli et fertilisé.
Mais si les acteurs me préoccupaient ainsi, si la vue de Maubant
sortant un après-midi du Théâtre-Français m’avait causé le
saisissement et les souffrances de l’amour, combien le nom d’une
étoile flamboyant à la porte d’un théâtre, combien, à la glace d’un
coupé qui passait dans la rue avec ses chevaux fleuris de roses au
frontail, la vue du visage d’une femme que je pensais être peut-être
une actrice, laissait en moi un trouble plus prolongé, un effort
impuissant et douloureux pour me représenter sa vie! Je classais par
ordre de talent les plus illustres: Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet,
Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes m’intéressaient. Or mon
oncle en connaissait beaucoup, et aussi des cocottes que je ne
distinguais pas nettement des actrices. Il les recevait chez lui. Et
si nous n’allions le voir qu’à certains jours c’est que, les autres
jours, venaient des femmes avec lesquelles sa famille n’aurait pas pu
se rencontrer, du moins à son avis à elle, car, pour mon oncle, au
contraire, sa trop grande facilité à faire à de jolies veuves qui
n’avaient peut-être jamais été mariées, à des comtesses de nom
ronflant, qui n’était sans doute qu’un nom de guerre, la politesse de
les présenter à ma grand’mère ou même à leur donner des bijoux de
famille, l’avait déjà brouillé plus d’une fois avec mon grand-père.
Souvent, à un nom d’actrice qui venait dans la conversation,
j’entendais mon père dire à ma mère, en souriant: «Une amie de ton
oncle»; et je pensais que le stage que peut-être pendant des années
des hommes importants faisaient inutilement à la porte de telle femme
qui ne répondait pas à leurs lettres et les faisait chasser par le
concierge de son hôtel, mon oncle aurait pu en dispenser un gamin
comme moi en le présentant chez lui à l’actrice, inapprochable à tant
d’autres, qui était pour lui une intime amie.
Aussi,--sous le prétexte qu’une leçon qui avait été déplacée tombait
maintenant si mal qu’elle m’avait empêché plusieurs fois et
m’empêcherait encore de voir mon oncle--un jour, autre que celui qui
était réservé aux visites que nous lui faisions, profitant de ce que
mes parents avaient déjeuné de bonne heure, je sortis et au lieu
d’aller regarder la colonne d’affiches, pour quoi on me laissait aller
seul, je courus jusqu’à lui. Je remarquai devant sa porte une voiture
attelée de deux chevaux qui avaient aux œillères un œillet rouge comme
avait le cocher à sa boutonnière. De l’escalier j’entendis un rire et
une voix de femme, et dès que j’eus sonné, un silence, puis le bruit
de portes qu’on fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en me
voyant parut embarrassé, me dit que mon oncle était très occupé, ne
pourrait sans doute pas me recevoir et tandis qu’il allait pourtant le
prévenir la même voix que j’avais entendue disait: «Oh, si! laisse-le
entrer; rien qu’une minute, cela m’amuserait tant. Sur la photographie
qui est sur ton bureau, il ressemble tant à sa maman, ta nièce, dont
la photographie est à côté de la sienne, n’est-ce pas? Je voudrais le
voir rien qu’un instant, ce gosse. »
J’entendis mon oncle grommeler, se fâcher; finalement le valet de
chambre me fit entrer.
Sur la table, il y avait la même assiette de massepains que
d’habitude; mon oncle avait sa vareuse de tous les jours, mais en face
de lui, en robe de soie rose avec un grand collier de perles au cou,
était assise une jeune femme qui achevait de manger une mandarine.
L’incertitude où j’étais s’il fallait dire madame ou mademoiselle me
fit rougir et n’osant pas trop tourner les yeux de son côté de peur
d’avoir à lui parler, j’allai embrasser mon oncle. Elle me regardait
en souriant, mon oncle lui dit: «Mon neveu», sans lui dire mon nom, ni
me dire le sien, sans doute parce que, depuis les difficultés qu’il
avait eues avec mon grand-père, il tâchait autant que possible
d’éviter tout trait d’union entre sa famille et ce genre de relations.
--«Comme il ressemble à sa mère,» dit-elle.
--«Mais vous n’avez jamais vu ma nièce qu’en photographie, dit vivement
mon oncle d’un ton bourru. »
--«Je vous demande pardon, mon cher ami, je l’ai croisée dans
l’escalier l’année dernière quand vous avez été si malade. Il est vrai
que je ne l’ai vue que le temps d’un éclair et que votre escalier est
bien noir, mais cela m’a suffi pour l’admirer. Ce petit jeune homme a
ses beaux yeux et aussi ça, dit-elle, en traçant avec son doigt une
ligne sur le bas de son front. Est-ce que madame votre nièce porte le
même nom que vous, ami? demanda-t-elle à mon oncle. »
--«Il ressemble surtout à son père, grogna mon oncle qui ne se souciait
pas plus de faire des présentations à distance en disant le nom de
maman que d’en faire de près. C’est tout à fait son père et aussi ma
pauvre mère. »
--«Je ne connais pas son père, dit la dame en rose avec une légère
inclinaison de la tête, et je n’ai jamais connu votre pauvre mère, mon
ami. Vous vous souvenez, c’est peu après votre grand chagrin que nous
nous sommes connus. »
J’éprouvais une petite déception, car cette jeune dame ne différait
pas des autres jolies femmes que j’avais vues quelquefois dans ma
famille notamment de la fille d’un de nos cousins chez lequel j’allais
tous les ans le premier janvier. Mieux habillée seulement, l’amie de
mon oncle avait le même regard vif et bon, elle avait l’air aussi
franc et aimant. Je ne lui trouvais rien de l’aspect théâtral que
j’admirais dans les photographies d’actrices, ni de l’expression
diabolique qui eût été en rapport avec la vie qu’elle devait mener.
J’avais peine à croire que ce fût une cocotte et surtout je n’aurais
pas cru que ce fût une cocotte chic si je n’avais pas vu la voiture à
deux chevaux, la robe rose, le collier de perles, si je n’avais pas su
que mon oncle n’en connaissait que de la plus haute volée. Mais je me
demandais comment le millionnaire qui lui donnait sa voiture et son
hôtel et ses bijoux pouvait avoir du plaisir à manger sa fortune pour
une personne qui avait l’air si simple et comme il faut. Et pourtant
en pensant à ce que devait être sa vie, l’immoralité m’en troublait
peut-être plus que si elle avait été concrétisée devant moi en une
apparence spéciale,--d’être ainsi invisible comme le secret de quelque
roman, de quelque scandale qui avait fait sortir de chez ses parents
bourgeois et voué à tout le monde, qui avait fait épanouir en beauté
et haussé jusqu’au demi-monde et à la notoriété celle que ses jeux de
physionomie, ses intonations de voix, pareils à tant d’autres que je
connaissais déjà, me faisaient malgré moi considérer comme une jeune
fille de bonne famille, qui n’était plus d’aucune famille.
On était passé dans le «cabinet de travail», et mon oncle, d’un air un
peu gêné par ma présence, lui offrit des cigarettes.
--«Non, dit-elle, cher, vous savez que je suis habituée à celles que le
grand-duc m’envoie. Je lui ai dit que vous en étiez jaloux. » Et elle
tira d’un étui des cigarettes couvertes d’inscriptions étrangères et
dorées. «Mais si, reprit-elle tout d’un coup, je dois avoir rencontré
chez vous le père de ce jeune homme. N’est-ce pas votre neveu? Comment
ai-je pu l’oublier? Il a été tellement bon, tellement exquis pour moi,
dit-elle d’un air modeste et sensible. » Mais en pensant à ce qu’avait
pu être l’accueil rude qu’elle disait avoir trouvé exquis, de mon
père, moi qui connaissais sa réserve et sa froideur, j’étais gêné,
comme par une indélicatesse qu’il aurait commise, de cette inégalité
entre la reconnaissance excessive qui lui était accordée et son
amabilité insuffisante. Il m’a semblé plus tard que c’était un des
côtés touchants du rôle de ces femmes oisives et studieuses qu’elles
consacrent leur générosité, leur talent, un rêve disponible de beauté
sentimentale--car, comme les artistes, elles ne le réalisent pas, ne le
font pas entrer dans les cadres de l’existence commune,--et un or qui
leur coûte peu, à enrichir d’un sertissage précieux et fin la vie
fruste et mal dégrossie des hommes. Comme celle-ci, dans le fumoir où
mon oncle était en vareuse pour la recevoir, répandait son corps si
doux, sa robe de soie rose, ses perles, l’élégance qui émane de
l’amitié d’un grand-duc, de même elle avait pris quelque propos
insignifiant de mon père, elle l’avait travaillé avec délicatesse, lui
avait donné un tour, une appellation précieuse et y enchâssant un de
ses regards d’une si belle eau, nuancé d’humilité et de gratitude,
elle le rendait changé en un bijou artiste, en quelque chose de «tout
à fait exquis».
--«Allons, voyons, il est l’heure que tu t’en ailles», me dit mon
oncle.
Je me levai, j’avais une envie irrésistible de baiser la main de la
dame en rose, mais il me semblait que c’eût été quelque chose
d’audacieux comme un enlèvement. Mon cœur battait tandis que je me
disais: «Faut-il le faire, faut-il ne pas le faire», puis je cessai de
me demander ce qu’il fallait faire pour pouvoir faire quelque chose.
Et d’un geste aveugle et insensé, dépouillé de toutes les raisons que
je trouvais il y avait un moment en sa faveur, je portai à mes lèvres
la main qu’elle me tendait.
--«Comme il est gentil! il est déjà galant, il a un petit œil pour les
femmes: il tient de son oncle. Ce sera un parfait gentleman»,
ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner à la phrase un accent
légèrement britannique. «Est-ce qu’il ne pourrait pas venir une fois
prendre a cup of tea, comme disent nos voisins les Anglais; il
n’aurait qu’à m’envoyer un «bleu» le matin.
Je ne savais pas ce que c’était qu’un «bleu». Je ne comprenais pas la
moitié des mots que disait la dame, mais la crainte que n’y fut cachée
quelque question à laquelle il eût été impoli de ne pas répondre,
m’empêchait de cesser de les écouter avec attention, et j’en éprouvais
une grande fatigue.
--«Mais non, c’est impossible, dit mon oncle, en haussant les épaules,
il est très tenu, il travaille beaucoup. Il a tous les prix à son
cours, ajouta-t-il, à voix basse pour que je n’entende pas ce mensonge
et que je n’y contredise pas. Qui sait, ce sera peut-être un petit
Victor Hugo, une espèce de Vaulabelle, vous savez. »
--«J’adore les artistes, répondit la dame en rose, il n’y a qu’eux qui
comprennent les femmes. . . Qu’eux et les êtres d’élite comme vous.
Excusez mon ignorance, ami. Qui est Vaulabelle? Est-ce les volumes
dorés qu’il y a dans la petite bibliothèque vitrée de votre boudoir?
Vous savez que vous m’avez promis de me les prêter, j’en aurai grand
soin. »
Mon oncle qui détestait prêter ses livres ne répondit rien et me
conduisit jusqu’à l’antichambre. Éperdu d’amour pour la dame en rose,
je couvris de baisers fous les joues pleines de tabac de mon vieil
oncle, et tandis qu’avec assez d’embarras il me laissait entendre sans
oser me le dire ouvertement qu’il aimerait autant que je ne parlasse
pas de cette visite à mes parents, je lui disais, les larmes aux yeux,
que le souvenir de sa bonté était en moi si fort que je trouverais
bien un jour le moyen de lui témoigner ma reconnaissance. Il était si
fort en effet que deux heures plus tard, après quelques phrases
mystérieuses et qui ne me parurent pas donner à mes parents une idée
assez nette de la nouvelle importance dont j’étais doué, je trouvai
plus explicite de leur raconter dans les moindres détails la visite
que je venais de faire. Je ne croyais pas ainsi causer d’ennuis à mon
oncle. Comment l’aurais-je cru, puisque je ne le désirais pas. Et je
ne pouvais supposer que mes parents trouveraient du mal dans une
visite où je n’en trouvais pas. N’arrive-t-il pas tous les jours qu’un
ami nous demande de ne pas manquer de l’excuser auprès d’une femme à
qui il a été empêché d’écrire, et que nous négligions de le faire
jugeant que cette personne ne peut pas attacher d’importance à un
silence qui n’en a pas pour nous? Je m’imaginais, comme tout le monde,
que le cerveau des autres était un réceptacle inerte et docile, sans
pouvoir de réaction spécifique sur ce qu’on y introduisait; et je ne
doutais pas qu’en déposant dans celui de mes parents la nouvelle de la
connaissance que mon oncle m’avait fait faire, je ne leur transmisse
en même temps comme je le souhaitais, le jugement bienveillant que je
portais sur cette présentation. Mes parents malheureusement s’en
remirent à des principes entièrement différents de ceux que je leur
suggérais d’adopter, quand ils voulurent apprécier l’action de mon
oncle. Mon père et mon grand-père eurent avec lui des explications
violentes; j’en fus indirectement informé. Quelques jours après,
croisant dehors mon oncle qui passait en voiture découverte, je
ressentis la douleur, la reconnaissance, le remords que j’aurais voulu
lui exprimer. A côté de leur immensité, je trouvai qu’un coup de
chapeau serait mesquin et pourrait faire supposer à mon oncle que je
ne me croyais pas tenu envers lui à plus qu’à une banale politesse. Je
résolus de m’abstenir de ce geste insuffisant et je détournai la tête.
Mon oncle pensa que je suivais en cela les ordres de mes parents, il
ne le leur pardonna pas, et il est mort bien des années après sans
qu’aucun de nous l’ait jamais revu.
Aussi je n’entrais plus dans le cabinet de repos maintenant fermé, de
mon oncle Adolphe, et après m’être attardé aux abords de
l’arrière-cuisine, quand Françoise, apparaissant sur le parvis, me
disait: «Je vais laisser ma fille de cuisine servir le café et monter
l’eau chaude, il faut que je me sauve chez Mme Octave», je me décidais
à rentrer et montais directement lire chez moi. La fille de cuisine
était une personne morale, une institution permanente à qui des
attributions invariables assuraient une sorte de continuité et
d’identité, à travers la succession des formes passagères en
lesquelles elle s’incarnait: car nous n’eûmes jamais la même deux ans
de suite. L’année où nous mangeâmes tant d’asperges, la fille de
cuisine habituellement chargée de les «plumer» était une pauvre
créature maladive, dans un état de grossesse déjà assez avancé quand
nous arrivâmes à Pâques, et on s’étonnait même que Françoise lui
laissât faire tant de courses et de besogne, car elle commençait à
porter difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque jour
plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraus la forme
magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui revêtent
certaines des figures symboliques de Giotto dont M. Swann m’avait
donné des photographies. C’est lui-même qui nous l’avait fait
remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la fille de
cuisine, il nous disait: «Comment va la Charité de Giotto? » D’ailleurs
elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu’à la
figure, jusqu’aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait
en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt,
dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l’Arena. Et je me
rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui
ressemblaient encore d’une autre manière. De même que l’image de cette
fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son
ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans
son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et
pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la
puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom
«Caritas» et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle
d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée
de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage
énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule
aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle
piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle
aurait monté sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son
cœur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière
passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui
le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée. L’Envie, elle, aurait
eu davantage une certaine expression d’envie. Mais dans cette
fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté
comme si réel, le serpent qui siffle aux lèvres de l’Envie est si
gros, il lui remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les
muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme
ceux d’un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que
l’attention de l’Envie--et la nôtre du même coup--tout entière
concentrée sur l’action de ses lèvres, n’a guère de temps à donner à
d’envieuses pensées.
Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour ces figures de
Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle
d’études, où on avait accroché les copies qu’il m’en avait rapportées,
cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche
illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la
glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par
l’introduction de l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le
visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à
Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches
que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance
dans les milices de réserve de l’Injustice. Mais plus tard j’ai
compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces
fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le
fait qu’il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée
symbolisée n’était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement
subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l’œuvre
quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement
quelque chose de plus concret et de plus frappant. Chez la pauvre
fille de cuisine, elle aussi, l’attention n’était-elle pas sans cesse
ramenée à son ventre par le poids qui le tirait; et de même encore,
bien souvent la pensée des agonisants est tournée vers le côté
effectif, douloureux, obscur, viscéral, vers cet envers de la mort qui
est précisément le côté qu’elle leur présente, qu’elle leur fait
rudement sentir et qui ressemble beaucoup plus à un fardeau qui les
écrase, à une difficulté de respirer, à un besoin de boire, qu’à ce
que nous appelons l’idée de la mort.
Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en eux bien
de la réalité puisqu’ils m’apparaissaient comme aussi vivants que la
servante enceinte, et qu’elle-même ne me semblait pas beaucoup moins
allégorique. Et peut-être cette non-participation (du moins apparente)
de l’âme d’un être à la vertu qui agit par lui, a aussi en dehors de
sa valeur esthétique une réalité sinon psychologique, au moins, comme
on dit, physiognomonique. Quand, plus tard, j’ai eu l’occasion de
rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple, des
incarnations vraiment saintes de la charité active, elles avaient
généralement un air allègre, positif, indifférent et brusque de
chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun
attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la
heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et
sublime de la vraie bonté.
Pendant que la fille de cuisine,--faisant briller involontairement la
supériorité de Françoise, comme l’Erreur, par le contraste, rend plus
éclatant le triomphe de la Vérité--servait du café qui, selon maman
n’était que de l’eau chaude, et montait ensuite dans nos chambres de
l’eau chaude qui était à peine tiède, je m’étais étendu sur mon lit,
un livre à la main, dans ma chambre qui protégeait en tremblant sa
fraîcheur transparente et fragile contre le soleil de l’après-midi
derrière ses volets presque clos où un reflet de jour avait pourtant
trouvé moyen de faire passer ses ailes jaunes, et restait immobile
entre le bois et le vitrage, dans un coin, comme un papillon posé. Il
faisait à peine assez clair pour lire, et la sensation de la splendeur
de la lumière ne m’était donnée que par les coups frappés dans la rue
de la Cure par Camus (averti par Françoise que ma tante ne «reposait
pas» et qu’on pouvait faire du bruit) contre des caisses
poussiéreuses, mais qui, retentissant dans l’atmosphère sonore,
spéciale aux temps chauds, semblaient faire voler au loin des astres
écarlates; et aussi par les mouches qui exécutaient devant moi, dans
leur petit concert, comme la musique de chambre de l’été: elle ne
l’évoque pas à la façon d’un air de musique humaine, qui, entendu par
hasard à la belle saison, vous la rappelle ensuite; elle est unie à
l’été par un lien plus nécessaire: née des beaux jours, ne renaissant
qu’avec eux, contenant un peu de leur essence, elle n’en réveille pas
seulement l’image dans notre mémoire, elle en certifie le retour, la
présence effective, ambiante, immédiatement accessible.
Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil de la rue,
ce que l’ombre est au rayon, c’est-à-dire aussi lumineuse que lui, et
offrait à mon imagination le spectacle total de l’été dont mes sens si
j’avais été en promenade, n’auraient pu jouir que par morceaux; et
ainsi elle s’accordait bien à mon repos qui (grâce aux aventures
racontées par mes livres et qui venaient l’émouvoir) supportait pareil
au repos d’une main immobile au milieu d’une eau courante, le choc et
l’animation d’un torrent d’activité.
Mais ma grand’mère, même si le temps trop chaud s’était gâté, si un
orage ou seulement un grain était survenu, venait me supplier de
sortir. Et ne voulant pas renoncer à ma lecture, j’allais du moins la
continuer au jardin, sous le marronnier, dans une petite guérite en
sparterie et en toile au fond de laquelle j’étais assis et me croyais
caché aux yeux des personnes qui pourraient venir faire visite à mes
parents.
Et ma pensée n’était-elle pas aussi comme une autre crèche au fond de
laquelle je sentais que je restais enfoncé, même pour regarder ce qui
se passait au dehors? Quand je voyais un objet extérieur, la
conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait d’un
mince liseré spirituel qui m’empêchait de jamais toucher directement
sa matière; elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse
contact avec elle, comme un corps incandescent qu’on approche d’un
objet mouillé ne touche pas son humidité parce qu’il se fait toujours
précéder d’une zone d’évaporation. Dans l’espèce d’écran diapré
d’états différents que, tandis que je lisais, déployait simultanément
ma conscience, et qui allaient des aspirations les plus profondément
cachées en moi-même jusqu’à la vision tout extérieure de l’horizon que
j’avais, au bout du jardin, sous les yeux, ce qu’il y avait d’abord en
moi, de plus intime, la poignée sans cesse en mouvement qui gouvernait
le reste, c’était ma croyance en la richesse philosophique, en la
beauté du livre que je lisais, et mon désir de me les approprier, quel
que fût ce livre. Car, même si je l’avais acheté à Combray, en
l’apercevant devant l’épicerie Borange, trop distante de la maison
pour que Françoise pût s’y fournir comme chez Camus, mais mieux
achalandée comme papeterie et librairie, retenu par des ficelles dans
la mosaïque des brochures et des livraisons qui revêtaient les deux
vantaux de sa porte plus mystérieuse, plus semée de pensées qu’une
porte de cathédrale, c’est que je l’avais reconnu pour m’avoir été
cité comme un ouvrage remarquable par le professeur ou le camarade qui
me paraissait à cette époque détenir le secret de la vérité et de la
beauté à demi pressenties, à demi incompréhensibles, dont la
connaissance était le but vague mais permanent de ma pensée.
Après cette croyance centrale qui, pendant ma lecture, exécutait
d’incessants mouvements du dedans au dehors, vers la découverte de la
vérité, venaient les émotions que me donnait l’action à laquelle je
prenais part, car ces après-midi-là étaient plus remplis d’événements
dramatiques que ne l’est souvent toute une vie. C’était les événements
qui survenaient dans le livre que je lisais; il est vrai que les
personnages qu’ils affectaient n’étaient pas «Réels», comme disait
Françoise. Mais tous les sentiments que nous font éprouver la joie ou
l’infortune d’un personnage réel ne se produisent en nous que par
l’intermédiaire d’une image de cette joie ou de cette infortune;
l’ingéniosité du premier romancier consista à comprendre que dans
l’appareil de nos émotions, l’image étant le seul élément essentiel,
la simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement
les personnages réels serait un perfectionnement décisif. Un être
réel, si profondément que nous sympathisions avec lui, pour une grande
part est perçu par nos sens, c’est-à-dire nous reste opaque, offre un
poids mort que notre sensibilité ne peut soulever. Qu’un malheur le
frappe, ce n’est qu’en une petite partie de la notion totale que nous
avons de lui, que nous pourrons en être émus; bien plus, ce n’est
qu’en une partie de la notion totale qu’il a de soi qu’il pourra
l’être lui-même.
La trouvaille du romancier a été d’avoir l’idée de
remplacer ces parties impénétrables à l’âme par une quantité égale de
parties immatérielles, c’est-à-dire que notre âme peut s’assimiler.
Qu’importe dès lors que les actions, les émotions de ces êtres d’un
nouveau genre nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons
faites nôtres, puisque c’est en nous qu’elles se produisent, qu’elles
tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement
les pages du livre, la rapidité de notre respiration et l’intensité de
notre regard. Et une fois que le romancier nous a mis dans cet état,
où comme dans tous les états purement intérieurs, toute émotion est
décuplée, où son livre va nous troubler à la façon d’un rêve mais d’un
rêve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir
durera davantage, alors, voici qu’il déchaîne en nous pendant une
heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous
mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns, et dont les
plus intenses ne nous seraient jamais révélés parce que la lenteur
avec laquelle ils se produisent nous en ôte la perception; (ainsi
notre cœur change, dans la vie, et c’est la pire douleur; mais nous ne
la connaissons que dans la lecture, en imagination: dans la réalité il
change, comme certains phénomènes de la nature se produisent, assez
lentement pour que, si nous pouvons constater successivement chacun de
ses états différents, en revanche la sensation même du changement nous
soit épargnée).
Déjà moins intérieur à mon corps que cette vie des personnages, venait
ensuite, à demi projeté devant moi, le paysage où se déroulait
l’action et qui exerçait sur ma pensée une bien plus grande influence
que l’autre, que celui que j’avais sous les yeux quand je les levais
du livre. C’est ainsi que pendant deux étés, dans la chaleur du jardin
de Combray, j’ai eu, à cause du livre que je lisais alors, la
nostalgie d’un pays montueux et fluviatile, où je verrais beaucoup de
scieries et où, au fond de l’eau claire, des morceaux de bois
pourrissaient sous des touffes de cresson: non loin montaient le long
de murs bas, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres. Et comme
le rêve d’une femme qui m’aurait aimé était toujours présent à ma
pensée, ces étés-là ce rêve fut imprégné de la fraîcheur des eaux
courantes; et quelle que fût la femme que j’évoquais, des grappes de
fleurs violettes et rougeâtres s’élevaient aussitôt de chaque côté
d’elle comme des couleurs complémentaires.
Ce n’était pas seulement parce qu’une image dont nous rêvons reste
toujours marquée, s’embellit et bénéficie du reflet des couleurs
étrangères qui par hasard l’entourent dans notre rêverie; car ces
paysages des livres que je lisais n’étaient pas pour moi que des
paysages plus vivement représentés à mon imagination que ceux que
Combray mettait sous mes yeux, mais qui eussent été analogues. Par le
choix qu’en avait fait l’auteur, par la foi avec laquelle ma pensée
allait au-devant de sa parole comme d’une révélation, ils me
semblaient être--impression que ne me donnait guère le pays où je me
trouvais, et surtout notre jardin, produit sans prestige de la
correcte fantaisie du jardinier que méprisait ma grand’mère--une part
véritable de la Nature elle-même, digne d’être étudiée et approfondie.
Si mes parents m’avaient permis, quand je lisais un livre, d’aller
visiter la région qu’il décrivait, j’aurais cru faire un pas
inestimable dans la conquête de la vérité. Car si on a la sensation
d’être toujours entouré de son âme, ce n’est pas comme d’une prison
immobile: plutôt on est comme emporté avec elle dans un perpétuel élan
pour la dépasser, pour atteindre à l’extérieur, avec une sorte de
découragement, entendant toujours autour de soi cette sonorité
identique qui n’est pas écho du dehors mais retentissement d’une
vibration interne. On cherche à retrouver dans les choses, devenues
par là précieuses, le reflet que notre âme a projeté sur elles; on est
déçu en constatant qu’elles semblent dépourvues dans la nature, du
charme qu’elles devaient, dans notre pensée, au voisinage de certaines
idées; parfois on convertit toutes les forces de cette âme en
habileté, en splendeur pour agir sur des êtres dont nous sentons bien
qu’ils sont situés en dehors de nous et que nous ne les atteindrons
jamais. Aussi, si j’imaginais toujours autour de la femme que
j’aimais, les lieux que je désirais le plus alors, si j’eusse voulu
que ce fût elle qui me les fît visiter, qui m’ouvrît l’accès d’un
monde inconnu, ce n’était pas par le hasard d’une simple association
de pensée; non, c’est que mes rêves de voyage et d’amour n’étaient que
des moments--que je sépare artificiellement aujourd’hui comme si je
pratiquais des sections à des hauteurs différentes d’un jet d’eau
irisé et en apparence immobile--dans un même et infléchissable
jaillissement de toutes les forces de ma vie.
Enfin, en continuant à suivre du dedans au dehors les états
simultanément juxtaposés dans ma conscience, et avant d’arriver
jusqu’à l’horizon réel qui les enveloppait, je trouve des plaisirs
d’un autre genre, celui d’être bien assis, de sentir la bonne odeur de
l’air, de ne pas être dérangé par une visite; et, quand une heure
sonnait au clocher de Saint-Hilaire, de voir tomber morceau par
morceau ce qui de l’après-midi était déjà consommé, jusqu’à ce que
j’entendisse le dernier coup qui me permettait de faire le total et
après lequel, le long silence qui le suivait, semblait faire
commencer, dans le ciel bleu, toute la partie qui m’était encore
concédée pour lire jusqu’au bon dîner qu’apprêtait Françoise et qui me
réconforterait des fatigues prises, pendant la lecture du livre, à la
suite de son héros. Et à chaque heure il me semblait que c’était
quelques instants seulement auparavant que la précédente avait sonné;
la plus récente venait s’inscrire tout près de l’autre dans le ciel et
je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit
arc bleu qui était compris entre leurs deux marques d’or. Quelquefois
même cette heure prématurée sonnait deux coups de plus que la
dernière; il y en avait donc une que je n’avais pas entendue, quelque
chose qui avait eu lieu n’avait pas eu lieu pour moi; l’intérêt de la
lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes
oreilles hallucinées et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du
silence. Beaux après-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de
Combray, soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de mon
existence personnelle que j’y avais remplacés par une vie d’aventures
et d’aspirations étranges au sein d’un pays arrosé d’eaux vives, vous
m’évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez
en effet pour l’avoir peu à peu contournée et enclose--tandis que je
progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour--dans le
cristal successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de
vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides.
Quelquefois j’étais tiré de ma lecture, dès le milieu de l’après-midi
par la fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur
son passage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et
criant: «Les voilà, les voilà! » pour que Françoise et moi nous
accourions et ne manquions rien du spectacle. C’était les jours où,
pour des manœuvres de garnison, la troupe traversait Combray, prenant
généralement la rue Sainte-Hildegarde. Tandis que nos domestiques,
assis en rang sur des chaises en dehors de la grille, regardaient les
promeneurs dominicaux de Combray et se faisaient voir d’eux, la fille
du jardinier par la fente que laissaient entre elles deux maisons
lointaines de l’avenue de la Gare, avait aperçu l’éclat des casques.
Les domestiques avaient rentré précipitamment leurs chaises, car quand
les cuirassiers défilaient rue Sainte-Hildegarde, ils en remplissaient
toute la largeur, et le galop des chevaux rasait les maisons couvrant
les trottoirs submergés comme des berges qui offrent un lit trop
étroit à un torrent déchaîné.
--«Pauvres enfants, disait Françoise à peine arrivée à la grille et
déjà en larmes; pauvre jeunesse qui sera fauchée comme un pré; rien
que d’y penser j’en suis choquée», ajoutait-elle en mettant la main
sur son cœur, là où elle avait reçu ce choc.
--«C’est beau, n’est-ce pas, madame Françoise, de voir des jeunes gens
qui ne tiennent pas à la vie? disait le jardinier pour la faire
«monter».
Il n’avait pas parlé en vain:
--«De ne pas tenir à la vie? Mais à quoi donc qu’il faut tenir, si ce
n’est pas à la vie, le seul cadeau que le bon Dieu ne fasse jamais
deux fois. Hélas! mon Dieu! C’est pourtant vrai qu’ils n’y tiennent
pas! Je les ai vus en 70; ils n’ont plus peur de la mort, dans ces
misérables guerres; c’est ni plus ni moins des fous; et puis ils ne
valent plus la corde pour les pendre, ce n’est pas des hommes, c’est
des lions. » (Pour Françoise la comparaison d’un homme à un lion,
qu’elle prononçait li-on, n’avait rien de flatteur. )
La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour qu’on pût voir venir
de loin, et c’était par cette fente entre les deux maisons de l’avenue
de la gare qu’on apercevait toujours de nouveaux casques courant et
brillant au soleil. Le jardinier aurait voulu savoir s’il y en avait
encore beaucoup à passer, et il avait soif, car le soleil tapait.
Alors tout d’un coup, sa fille s’élançant comme d’une place assiégée,
faisait une sortie, atteignait l’angle de la rue, et après avoir bravé
cent fois la mort, venait nous rapporter, avec une carafe de coco, la
nouvelle qu’ils étaient bien un mille qui venaient sans arrêter, du
côté de Thiberzy et de Méséglise. Françoise et le jardinier,
réconciliés, discutaient sur la conduite à tenir en cas de guerre:
--«Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier, la révolution vaudrait
mieux, parce que quand on la déclare il n’y a que ceux qui veulent
partir qui y vont. »
--«Ah! oui, au moins je comprends cela, c’est plus franc. »
Le jardinier croyait qu’à la déclaration de guerre on arrêtait tous
les chemins de fer.
--«Pardi, pour pas qu’on se sauve», disait Françoise.
Et le jardinier: «Ah! ils sont malins», car il n’admettait pas que la
guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que l’État essayait de
jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il n’est
pas une seule personne qui n’eût filé.
Mais Françoise se hâtait de rejoindre ma tante, je retournais à mon
livre, les domestiques se réinstallaient devant la porte à regarder
tomber la poussière et l’émotion qu’avaient soulevées les soldats.
Longtemps après que l’accalmie était venue, un flot inaccoutumé de
promeneurs noircissait encore les rues de Combray. Et devant chaque
maison, même celles où ce n’était pas l’habitude, les domestiques ou
même les maîtres, assis et regardant, festonnaient le seuil d’un
liséré capricieux et sombre comme celui des algues et des coquilles
dont une forte marée laisse le crêpe et la broderie au rivage, après
qu’elle s’est éloignée.
Sauf ces jours-là, je pouvais d’habitude, au contraire, lire
tranquille. Mais l’interruption et le commentaire qui furent apportés
une fois par une visite de Swann à la lecture que j’étais en train de
faire du livre d’un auteur tout nouveau pour moi, Bergotte, eut cette
conséquence que, pour longtemps, ce ne fut plus sur un mur décoré de
fleurs violettes en quenouille, mais sur un fond tout autre, devant le
portail d’une cathédrale gothique, que se détacha désormais l’image
d’une des femmes dont je rêvais.
J’avais entendu parler de Bergotte pour la première fois par un de mes
camarades plus âgé que moi et pour qui j’avais une grande admiration,
Bloch. En m’entendant lui avouer mon admiration pour la Nuit
d’Octobre, il avait fait éclater un rire bruyant comme une trompette
et m’avait dit: «Défie-toi de ta dilection assez basse pour le sieur
de Musset. C’est un coco des plus malfaisants et une assez sinistre
brute. Je dois confesser, d’ailleurs, que lui et même le nommé Racine,
ont fait chacun dans leur vie un vers assez bien rythmé, et qui a pour
lui, ce qui est selon moi le mérite suprême, de ne signifier
absolument rien. C’est: «La blanche Oloossone et la blanche Camire» et
«La fille de Minos et de Pasiphaé». Ils m’ont été signalés à la
décharge de ces deux malandrins par un article de mon très cher
maître, le père Leconte, agréable aux Dieux Immortels. A propos voici
un livre que je n’ai pas le temps de lire en ce moment qui est
recommandé, paraît-il, par cet immense bonhomme. Il tient, m’a-t-on
dit, l’auteur, le sieur Bergotte, pour un coco des plus subtils; et
bien qu’il fasse preuve, des fois, de mansuétudes assez mal
explicables, sa parole est pour moi oracle delphique. Lis donc ces
proses lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a
écrit Bhagavat et le Levrier de Magnus a dit vrai, par Apollôn, tu
goûteras, cher maître, les joies nectaréennes de l’Olympos. » C’est sur
un ton sarcastique qu’il m’avait demandé de l’appeler «cher maître» et
qu’il m’appelait lui-même ainsi. Mais en réalité nous prenions un
certain plaisir à ce jeu, étant encore rapprochés de l’âge où on croit
qu’on crée ce qu’on nomme.
Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec Bloch et en lui
demandant des explications, le trouble où il m’avait jeté quand il
m’avait dit que les beaux vers (à moi qui n’attendais d’eux rien moins
que la révélation de la vérité) étaient d’autant plus beaux qu’ils ne
signifiaient rien du tout. Bloch en effet ne fut pas réinvité à la
maison. Il y avait d’abord été bien accueilli. Mon grand-père, il est
vrai, prétendait que chaque fois que je me liais avec un de mes
camarades plus qu’avec les autres et que je l’amenais chez nous,
c’était toujours un juif, ce qui ne lui eût pas déplu en principe--même
son ami Swann était d’origine juive--s’il n’avait trouvé que ce n’était
pas d’habitude parmi les meilleurs que je le choisissais. Aussi quand
j’amenais un nouvel ami il était bien rare qu’il ne fredonnât pas: «O
Dieu de nos Pères» de la Juive ou bien «Israël romps ta chaîne», ne
chantant que l’air naturellement (Ti la lam ta lam, talim), mais
j’avais peur que mon camarade ne le connût et ne rétablît les paroles.
Avant de les avoir vus, rien qu’en entendant leur nom qui, bien
souvent, n’avait rien de particulièrement israélite, il devinait non
seulement l’origine juive de ceux de mes amis qui l’étaient en effet,
mais même ce qu’il y avait quelquefois de fâcheux dans leur famille.
--«Et comment s’appelle-t-il ton ami qui vient ce soir? »
--«Dumont, grand-père. »
--«Dumont! Oh! je me méfie. »
Et il chantait:
«Archers, faites bonne garde!
Veillez sans trêve et sans bruit»;
Et après nous avoir posé adroitement quelques questions plus précises,
il s’écriait: «À la garde! À la garde! » ou, si c’était le patient
lui-même déjà arrivé qu’il avait forcé à son insu, par un
interrogatoire dissimulé, à confesser ses origines, alors pour nous
montrer qu’il n’avait plus aucun doute, il se contentait de nous
regarder en fredonnant imperceptiblement:
«De ce timide Israëlite
Quoi! vous guidez ici les pas! »
ou:
«Champs paternels, Hébron, douce vallée. »
ou encore:
«Oui, je suis de la race élue. »
Ces petites manies de mon grand-père n’impliquaient aucun sentiment
malveillant à l’endroit de mes camarades. Mais Bloch avait déplu à mes
parents pour d’autres raisons. Il avait commencé par agacer mon père
qui, le voyant mouillé, lui avait dit avec intérêt:
--«Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc, est-ce qu’il a plu?
Je n’y comprends rien, le baromètre était excellent. »
Il n’en avait tiré que cette réponse:
--«Monsieur, je ne puis absolument vous dire s’il a plu. Je vis si
résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne
prennent pas la peine de me les notifier. »
--«Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m’avait dit mon père
quand Bloch fut parti. Comment! il ne peut même pas me dire le temps
qu’il fait! Mais il n’y a rien de plus intéressant! C’est un imbécile.
Puis Bloch avait déplu à ma grand’mère parce que, après le déjeuner
comme elle disait qu’elle était un peu souffrante, il avait étouffé un
sanglot et essuyé des larmes.
--«Comment veux-tu que ça soit sincère, me dit-elle, puisqu’il ne me
connaît pas; ou bien alors il est fou. »
Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce que, étant venu
déjeuner une heure et demie en retard et couvert de boue, au lieu de
s’excuser, il avait dit:
--«Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations de
l’atmosphère ni par les divisions conventionnelles du temps. Je
réhabiliterais volontiers l’usage de la pipe d’opium et du kriss
malais, mais j’ignore celui de ces instruments infiniment plus
pernicieux et d’ailleurs platement bourgeois, la montre et le
parapluie. »
Il serait malgré tout revenu à Combray. Il n’était pas pourtant l’ami
que mes parents eussent souhaité pour moi; ils avaient fini par penser
que les larmes que lui avait fait verser l’indisposition de ma
grand’mère n’étaient pas feintes; mais ils savaient d’instinct ou par
expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la
suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des
obligations morales, la fidélité aux amis, l’exécution d’une œuvre,
l’observance d’un régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes
aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles. Ils
auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me donneraient
pas plus qu’il n’est convenu d’accorder à ses amis, selon les règles
de la morale bourgeoise; qui ne m’enverraient pas inopinément une
corbeille de fruits parce qu’ils auraient ce jour-là pensé à moi avec
tendresse, mais qui, n’étant pas capables de faire pencher en ma
faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l’amitié sur
un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la
fausseraient pas davantage à mon préjudice. Nos torts même font
difficilement départir de ce qu’elles nous doivent ces natures dont ma
grand’tante était le modèle, elle qui brouillée depuis des années avec
une nièce à qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas pour cela le
testament où elle lui laissait toute sa fortune, parce que c’était sa
plus proche parente et que cela «se devait».
Mais j’aimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir, les
problèmes insolubles que je me posais à propos de la beauté dénuée de
signification de la fille de Minos et de Pasiphaé me fatiguaient
davantage et me rendaient plus souffrant que n’auraient fait de
nouvelles conversations avec lui, bien que ma mère les jugeât
pernicieuses. Et on l’aurait encore reçu à Combray si, après ce dîner,
comme il venait de m’apprendre--nouvelle qui plus tard eut beaucoup
d’influence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis plus
malheureuse--que toutes les femmes ne pensaient qu’à l’amour et qu’il
n’y en a pas dont on ne pût vaincre les résistances, il ne m’avait
assuré avoir entendu dire de la façon la plus certaine que ma
grand’tante avait eu une jeunesse orageuse et avait été publiquement
entretenue. Je ne pus me tenir de répéter ces propos à mes parents, on
le mit à la porte quand il revint, et quand je l’abordai ensuite dans
la rue, il fut extrêmement froid pour moi.
Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.
Les premiers jours, comme un air de musique dont on raffolera, mais
qu’on ne distingue pas encore, ce que je devais tant aimer dans son
style ne m’apparut pas. Je ne pouvais pas quitter le roman que je
lisais de lui, mais me croyais seulement intéressé par le sujet, comme
dans ces premiers moments de l’amour où on va tous les jours retrouver
une femme à quelque réunion, à quelque divertissement par les
agréments desquels on se croit attiré. Puis je remarquai les
expressions rares, presque archaïques qu’il aimait employer à certains
moments où un flot caché d’harmonie, un prélude intérieur, soulevait
son style; et c’était aussi à ces moments-là qu’il se mettait à parler
du «vain songe de la vie», de «l’inépuisable torrent des belles
apparences», du «tourment stérile et délicieux de comprendre et
d’aimer», des «émouvantes effigies qui anoblissent à jamais la façade
vénérable et charmante des cathédrales», qu’il exprimait toute une
philosophie nouvelle pour moi par de merveilleuses images dont on
aurait dit que c’était elles qui avaient éveillé ce chant de harpes
qui s’élevait alors et à l’accompagnement duquel elles donnaient
quelque chose de sublime. Un de ces passages de Bergotte, le troisième
ou le quatrième que j’eusse isolé du reste, me donna une joie
incomparable à celle que j’avais trouvée au premier, une joie que je
me sentis éprouver en une région plus profonde de moi-même, plus unie,
plus vaste, d’où les obstacles et les séparations semblaient avoir été
enlevés. C’est que, reconnaissant alors ce même goût pour les
expressions rares, cette même effusion musicale, cette même
philosophie idéaliste qui avait déjà été les autres fois, sans que je
m’en rendisse compte, la cause de mon plaisir, je n’eus plus
l’impression d’être en présence d’un morceau particulier d’un certain
livre de Bergotte, traçant à la surface de ma pensée une figure
purement linéaire, mais plutôt du «morceau idéal» de Bergotte, commun
à tous ses livres et auquel tous les passages analogues qui venaient
se confondre avec lui, auraient donné une sorte d’épaisseur, de
volume, dont mon esprit semblait agrandi.
Je n’étais pas tout à fait le seul admirateur de Bergotte; il était
aussi l’écrivain préféré d’une amie de ma mère qui était très lettrée;
enfin pour lire son dernier livre paru, le docteur du Boulbon faisait
attendre ses malades; et ce fut de son cabinet de consultation, et
d’un parc voisin de Combray, que s’envolèrent quelques-unes des
premières graines de cette prédilection pour Bergotte, espèce si rare
alors, aujourd’hui universellement répandue, et dont on trouve partout
en Europe, en Amérique, jusque dans le moindre village, la fleur
idéale et commune. Ce que l’amie de ma mère et, paraît-il, le docteur
du Boulbon aimaient surtout dans les livres de Bergotte c’était comme
moi, ce même flux mélodique, ces expressions anciennes, quelques
autres très simples et connues, mais pour lesquelles la place où il
les mettait en lumière semblait révéler de sa part un goût
particulier; enfin, dans les passages tristes, une certaine
brusquerie, un accent presque rauque. Et sans doute lui-même devait
sentir que là étaient ses plus grands charmes. Car dans les livres qui
suivirent, s’il avait rencontré quelque grande vérité, ou le nom d’une
célèbre cathédrale, il interrompait son récit et dans une invocation,
une apostrophe, une longue prière, il donnait un libre cours à ces
effluves qui dans ses premiers ouvrages restaient intérieurs à sa
prose, décelés seulement alors par les ondulations de la surface, plus
douces peut-être encore, plus harmonieuses quand elles étaient ainsi
voilées et qu’on n’aurait pu indiquer d’une manière précise où
naissait, où expirait leur murmure. Ces morceaux auxquels il se
complaisait étaient nos morceaux préférés. Pour moi, je les savais par
cœur. J’étais déçu quand il reprenait le fil de son récit. Chaque fois
qu’il parlait de quelque chose dont la beauté m’était restée jusque-là
cachée, des forêts de pins, de la grêle, de Notre-Dame de Paris,
d’Athalie ou de Phèdre, il faisait dans une image exploser cette
beauté jusqu’à moi. Aussi sentant combien il y avait de parties de
l’univers que ma perception infirme ne distinguerait pas s’il ne les
rapprochait de moi, j’aurais voulu posséder une opinion de lui, une
métaphore de lui, sur toutes choses, surtout sur celles que j’aurais
l’occasion de voir moi-même, et entre celles-là, particulièrement sur
d’anciens monuments français et certains paysages maritimes, parce que
l’insistance avec laquelle il les citait dans ses livres prouvait
qu’il les tenait pour riches de signification et de beauté.
Malheureusement sur presque toutes choses j’ignorais son opinion. Je
ne doutais pas qu’elle ne fût entièrement différente des miennes,
puisqu’elle descendait d’un monde inconnu vers lequel je cherchais à
m’élever: persuadé que mes pensées eussent paru pure ineptie à cet
esprit parfait, j’avais tellement fait table rase de toutes, que quand
par hasard il m’arriva d’en rencontrer, dans tel de ses livres, une
que j’avais déjà eue moi-même, mon cœur se gonflait comme si un Dieu
dans sa bonté me l’avait rendue, l’avait déclarée légitime et belle.
Il arrivait parfois qu’une page de lui disait les mêmes choses que
j’écrivais souvent la nuit à ma grand’mère et à ma mère quand je ne
pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait l’air
d’un recueil d’épigraphes pour être placées en tête de mes lettres.
Même plus tard, quand je commençai de composer un livre, certaines
phrases dont la qualité ne suffit pas pour me décider à le continuer,
j’en retrouvai l’équivalent dans Bergotte. Mais ce n’était qu’alors,
quand je les lisais dans son œuvre, que je pouvais en jouir; quand
c’était moi qui les composais, préoccupé qu’elles reflétassent
exactement ce que j’apercevais dans ma pensée, craignant de ne pas
«faire ressemblant», j’avais bien le temps de me demander si ce que
j’écrivais était agréable! Mais en réalité il n’y avait que ce genre
de phrases, ce genre d’idées que j’aimais vraiment. Mes efforts
inquiets et mécontents étaient eux-mêmes une marque d’amour, d’amour
sans plaisir mais profond. Aussi quand tout d’un coup je trouvais de
telles phrases dans l’œuvre d’un autre, c’est-à-dire sans plus avoir
de scrupules, de sévérité, sans avoir à me tourmenter, je me laissais
enfin aller avec délices au goût que j’avais pour elles, comme un
cuisinier qui pour une fois où il n’a pas à faire la cuisine trouve
enfin le temps d’être gourmand. Un jour, ayant rencontré dans un livre
de Bergotte, à propos d’une vieille servante, une plaisanterie que le
magnifique et solennel langage de l’écrivain rendait encore plus
ironique mais qui était la même que j’avais souvent faite à ma
grand’mère en parlant de Françoise, une autre fois où je vis qu’il ne
jugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vérité
qu’étaient ses ouvrages, une remarque analogue à celle que j’avais eu
l’occasion de faire sur notre ami M. Legrandin (remarques sur
Françoise et M. Legrandin qui étaient certes de celles que j’eusse le
plus délibérément sacrifiées à Bergotte, persuadé qu’il les trouverait
sans intérêt), il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes
du vrai n’étaient pas aussi séparés que j’avais cru, qu’ils
coïncidaient même sur certains points, et de confiance et de joie je
pleurai sur les pages de l’écrivain comme dans les bras d’un père
retrouvé.
D’après ses livres j’imaginais Bergotte comme un vieillard faible et
déçu qui avait perdu des enfants et ne s’était jamais consolé. Aussi
je lisais, je chantais intérieurement sa prose, plus «dolce», plus
«lento» peut-être qu’elle n’était écrite, et la phrase la plus simple
s’adressait à moi avec une intonation attendrie. Plus que tout
j’aimais sa philosophie, je m’étais donné à elle pour toujours. Elle
me rendait impatient d’arriver à l’âge où j’entrerais au collège, dans
la classe appelée Philosophie. Mais je ne voulais pas qu’on y fît
autre chose que vivre uniquement par la pensée de Bergotte, et si l’on
m’avait dit que les métaphysiciens auxquels je m’attacherais alors ne
lui ressembleraient en rien, j’aurais ressenti le désespoir d’un
amoureux qui veut aimer pour la vie et à qui on parle des autres
maîtresses qu’il aura plus tard.
Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dérangé par Swann
qui venait voir mes parents.
--«Qu’est-ce que vous lisez, on peut regarder? Tiens, du Bergotte? Qui
donc vous a indiqué ses ouvrages? » Je lui dis que c’était Bloch.
--«Ah! oui, ce garçon que j’ai vu une fois ici, qui ressemble tellement
au portrait de Mahomet II par Bellini. Oh! c’est frappant, il a les
mêmes sourcils circonflexes, le même nez recourbé, les mêmes pommettes
saillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la même personne. En
tout cas il a du goût, car Bergotte est un charmant esprit. » Et voyant
combien j’avais l’air d’admirer Bergotte, Swann qui ne parlait jamais
des gens qu’il connaissait fit, par bonté, une exception et me dit:
--«Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire plaisir qu’il
écrive un mot en tête de votre volume, je pourrais le lui demander. »
Je n’osai pas accepter mais posai à Swann des questions sur Bergotte.
«Est-ce que vous pourriez me dire quel est l’acteur qu’il préfère? »
--«L’acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu’il n’égale aucun artiste
homme à la Berma qu’il met au-dessus de tout. L’avez-vous entendue? »
--«Non monsieur, mes parents ne me permettent pas d’aller au théâtre. »
--«C’est malheureux. Vous devriez leur demander. La Berma dans Phèdre,
dans le Cid, ce n’est qu’une actrice si vous voulez, mais vous savez
je ne crois pas beaucoup à la «hiérarchie! » des arts; (et je
remarquai, comme cela m’avait souvent frappé dans ses conversations
avec les sœurs de ma grand’mère que quand il parlait de choses
sérieuses, quand il employait une expression qui semblait impliquer
une opinion sur un sujet important, il avait soin de l’isoler dans une
intonation spéciale, machinale et ironique, comme s’il l’avait mise
entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre à son compte, et
dire: «la hiérarchie, vous savez, comme disent les gens ridicules»?
Mais alors, si c’était ridicule, pourquoi disait-il la hiérarchie? ).
Un instant après il ajouta: «Cela vous donnera une vision aussi noble
que n’importe quel chef-d’œuvre, je ne sais pas moi. . . que»--et il se
mit à rire--«les Reines de Chartres! » Jusque-là cette horreur
d’exprimer sérieusement son opinion m’avait paru quelque chose qui
devait être élégant et parisien et qui s’opposait au dogmatisme
provincial des sœurs de ma grand’mère; et je soupçonnais aussi que
c’était une des formes de l’esprit dans la coterie où vivait Swann et
où par réaction sur le lyrisme des générations antérieures on
réhabilitait à l’excès les petits faits précis, réputés vulgaires
autrefois, et on proscrivait les «phrases». Mais maintenant je
trouvais quelque chose de choquant dans cette attitude de Swann en
face des choses. Il avait l’air de ne pas oser avoir une opinion et de
n’être tranquille que quand il pouvait donner méticuleusement des
renseignements précis. Mais il ne se rendait donc pas compte que
c’était professer l’opinion, postuler, que l’exactitude de ces détails
avait de l’importance. Je repensai alors à ce dîner où j’étais si
triste parce que maman ne devait pas monter dans ma chambre et où il
avait dit que les bals chez la princesse de Léon n’avaient aucune
importance. Mais c’était pourtant à ce genre de plaisirs qu’il
employait sa vie. Je trouvais tout cela contradictoire. Pour quelle
autre vie réservait-il de dire enfin sérieusement ce qu’il pensait des
choses, de formuler des jugements qu’il pût ne pas mettre entre
guillemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse à
des occupations dont il professait en même temps qu’elles sont
ridicules? Je remarquai aussi dans la façon dont Swann me parla de
Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui était pas particulier
mais au contraire était dans ce temps-là commun à tous les admirateurs
de l’écrivain, à l’amie de ma mère, au docteur du Boulbon. Comme
Swann, ils disaient de Bergotte: «C’est un charmant esprit, si
particulier, il a une façon à lui de dire les choses un peu cherchée,
mais si agréable. On n’a pas besoin de voir la signature, on reconnaît
tout de suite que c’est de lui. » Mais aucun n’aurait été jusqu’à dire:
«C’est un grand écrivain, il a un grand talent. » Ils ne disaient même
pas qu’il avait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu’ils ne le
savaient pas. Nous sommes très longs à reconnaître dans la physionomie
particulière d’un nouvel écrivain le modèle qui porte le nom de «grand
talent» dans notre musée des idées générales. Justement parce que
cette physionomie est nouvelle nous ne la trouvons pas tout à fait
ressemblante à ce que nous appelons talent. Nous disons plutôt
originalité, charme, délicatesse, force; et puis un jour nous nous
rendons compte que c’est justement tout cela le talent.
--«Est-ce qu’il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé de la
Berma? » demandai-je à M. Swann.
--Je crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit être
épuisée. Il y a peut-être eu cependant une réimpression. Je
m’informerai. Je peux d’ailleurs demander à Bergotte tout ce que vous
voulez, il n’y a pas de semaine dans l’année où il ne dîne à la
maison. C’est le grand ami de ma fille. Ils vont ensemble visiter les
vieilles villes, les cathédrales, les châteaux.
Comme je n’avais aucune notion sur la hiérarchie sociale, depuis
longtemps l’impossibilité que mon père trouvait à ce que nous
fréquentions Mme et Mlle Swann avait eu plutôt pour effet, en me
faisant imaginer entre elles et nous de grandes distances, de leur
donner à mes yeux du prestige. Je regrettais que ma mère ne se teignît
pas les cheveux et ne se mît pas de rouge aux lèvres comme j’avais
entendu dire par notre voisine Mme Sazerat que Mme Swann le faisait
pour plaire, non à son mari, mais à M. de Charlus, et je pensais que
nous devions être pour elle un objet de mépris, ce qui me peinait
surtout à cause de Mlle Swann qu’on m’avait dit être une si jolie
petite fille et à laquelle je rêvais souvent en lui prêtant chaque
fois un même visage arbitraire et charmant. Mais quand j’eus appris ce
jour-là que Mlle Swann était un être d’une condition si rare, baignant
comme dans son élément naturel au milieu de tant de privilèges, que
quand elle demandait à ses parents s’il y avait quelqu’un à dîner, on
lui répondait par ces syllabes remplies de lumière, par le nom de ce
convive d’or qui n’était pour elle qu’un vieil ami de sa famille:
Bergotte; que, pour elle, la causerie intime à table, ce qui
correspondait à ce qu’était pour moi la conversation de ma
grand’tante, c’étaient des paroles de Bergotte sur tous ces sujets
qu’il n’avait pu aborder dans ses livres, et sur lesquels j’aurais
voulu l’écouter rendre ses oracles, et qu’enfin, quand elle allait
visiter des villes, il cheminait à côté d’elle, inconnu et glorieux,
comme les Dieux qui descendaient au milieu des mortels, alors je
sentis en même temps que le prix d’un être comme Mlle Swann, combien
je lui paraîtrais grossier et ignorant, et j’éprouvai si vivement la
douceur et l’impossibilité qu’il y aurait pour moi à être son ami, que
je fus rempli à la fois de désir et de désespoir. Le plus souvent
maintenant quand je pensais à elle, je la voyais devant le porche
d’une cathédrale, m’expliquant la signification des statues, et, avec
un sourire qui disait du bien de moi, me présentant comme son ami, à
Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idées que faisaient
naître en moi les cathédrales, le charme des coteaux de
l’Ile-de-France et des plaines de la Normandie faisait refluer ses
reflets sur l’image que je me formais de Mlle Swann: c’était être tout
prêt à l’aimer. Que nous croyions qu’un être participe à une vie
inconnue où son amour nous ferait pénétrer, c’est, de tout ce qu’exige
l’amour pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire
bon marché du reste. Même les femmes qui prétendent ne juger un homme
que sur son physique, voient en ce physique l’émanation d’une vie
spéciale. C’est pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers;
l’uniforme les rend moins difficiles pour le visage; elles croient
baiser sous la cuirasse un cœur différent, aventureux et doux; et un
jeune souverain, un prince héritier, pour faire les plus flatteuses
conquêtes, dans les pays étrangers qu’il visite, n’a pas besoin du
profil régulier qui serait peut-être indispensable à un coulissier.
Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand’tante n’aurait pas
compris que je fisse en dehors du dimanche, jour où il est défendu de
s’occuper à rien de sérieux et où elle ne cousait pas (un jour de
semaine, elle m’aurait dit «Comment tu t’amuses encore à lire, ce
n’est pourtant pas dimanche» en donnant au mot amusement le sens
d’enfantillage et de perte de temps), ma tante Léonie devisait avec
Françoise en attendant l’heure d’Eulalie. Elle lui annonçait qu’elle
venait de voir passer Mme Goupil «sans parapluie, avec la robe de soie
qu’elle s’est fait faire à Châteaudun. Si elle a loin à aller avant
vêpres elle pourrait bien la faire saucer».
--«Peut-être, peut-être (ce qui signifiait peut-être non)» disait
Françoise pour ne pas écarter définitivement la possibilité d’une
alternative plus favorable.
--«Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me fait penser
que je n’ai point su si elle était arrivée à l’église après
l’élévation. Il faudra que je pense à le demander à Eulalie. . .
Françoise, regardez-moi ce nuage noir derrière le clocher et ce
mauvais soleil sur les ardoises, bien sûr que la journée ne se passera
pas sans pluie. Ce n’était pas possible que ça reste comme ça, il
faisait trop chaud.
En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin qui,
retenu à Paris par sa profession d’ingénieur, ne pouvait, en dehors
des grandes vacances, venir à sa propriété de Combray que du samedi
soir au lundi matin. C’était un de ces hommes qui, en dehors d’une
carrière scientifique où ils ont d’ailleurs brillamment réussi,
possèdent une culture toute différente, littéraire, artistique, que
leur spécialisation professionnelle n’utilise pas et dont profite leur
conversation. Plus lettrés que bien des littérateurs (nous ne savions
pas à cette époque que M. Legrandin eût une certaine réputation comme
écrivain et nous fûmes très étonnés de voir qu’un musicien célèbre
avait composé une mélodie sur des vers de lui), doués de plus de
«facilité» que bien des peintres, ils s’imaginent que la vie qu’ils
mènent n’est pas celle qui leur aurait convenu et apportent à leurs
occupations positives soit une insouciance mêlée de fantaisie, soit
une application soutenue et hautaine, méprisante, amère et
consciencieuse. Grand, avec une belle tournure, un visage pensif et
fin aux longues moustaches blondes, au regard bleu et désenchanté,
d’une politesse raffinée, causeur comme nous n’en avions jamais
entendu, il était aux yeux de ma famille qui le citait toujours en
exemple, le type de l’homme d’élite, prenant la vie de la façon la
plus noble et la plus délicate. Ma grand’mère lui reprochait seulement
de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre, de ne pas
avoir dans son langage le naturel qu’il y avait dans ses cravates
lavallière toujours flottantes, dans son veston droit presque
d’écolier. Elle s’étonnait aussi des tirades enflammées qu’il entamait
souvent contre l’aristocratie, la vie mondaine, le snobisme,
«certainement le péché auquel pense saint Paul quand il parle du péché
pour lequel il n’y a pas de rémission. »
L’ambition mondaine était un sentiment que ma grand’mère était si
incapable de ressentir et presque de comprendre qu’il lui paraissait
bien inutile de mettre tant d’ardeur à la flétrir. De plus elle ne
trouvait pas de très bon goût que M. Legrandin dont la sœur était
mariée près de Balbec avec un gentilhomme bas-normand se livrât à des
attaques aussi violentes encore les nobles, allant jusqu’à reprocher à
la Révolution de ne les avoir pas tous guillotinés.
--Salut, amis! nous disait-il en venant à notre rencontre. Vous êtes
heureux d’habiter beaucoup ici; demain il faudra que je rentre à
Paris, dans ma niche.
--«Oh! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique et déçu, un peu
distrait, qui lui était particulier, certes il y a dans ma maison
toutes les choses inutiles. Il n’y manque que le nécessaire, un grand
morceau de ciel comme ici. Tâchez de garder toujours un morceau de
ciel au-dessus de votre vie, petit garçon, ajoutait-il en se tournant
vers moi. Vous avez une jolie âme, d’une qualité rare, une nature
d’artiste, ne la laissez pas manquer de ce qu’il lui faut. »
Quand, à notre retour, ma tante nous faisait demander si Mme Goupil
était arrivée en retard à la messe, nous étions incapables de la
renseigner. En revanche nous ajoutions à son trouble en lui disant
qu’un peintre travaillait dans l’église à copier le vitrail de Gilbert
le Mauvais. Françoise, envoyée aussitôt chez l’épicier, était revenue
bredouille par la faute de l’absence de Théodore à qui sa double
profession de chantre ayant une part de l’entretien de l’église, et de
garçon épicier donnait, avec des relations dans tous les mondes, un
savoir universel.
--«Ah! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit déjà l’heure
d’Eulalie. Il n’y a vraiment qu’elle qui pourra me dire cela. »
Eulalie était une fille boiteuse, active et sourde qui s’était
«retirée» après la mort de Mme de la Bretonnerie où elle avait été en
place depuis son enfance et qui avait pris à côté de l’église une
chambre, d’où elle descendait tout le temps soit aux offices, soit, en
dehors des offices, dire une petite prière ou donner un coup de main à
Théodore; le reste du temps elle allait voir des personnes malades
comme ma tante Léonie à qui elle racontait ce qui s’était passé à la
messe ou aux vêpres. Elle ne dédaignait pas d’ajouter quelque casuel à
la petite rente que lui servait la famille de ses anciens maîtres en
allant de temps en temps visiter le linge du curé ou de quelque autre
personnalité marquante du monde clérical de Combray. Elle portait
au-dessus d’une mante de drap noir un petit béguin blanc, presque de
religieuse, et une maladie de peau donnait à une partie de ses joues
et à son nez recourbé, les tons rose vif de la balsamine. Ses visites
étaient la grande distraction de ma tante Léonie qui ne recevait plus
guère personne d’autre, en dehors de M. le Curé. Ma tante avait peu à
peu évincé tous les autres visiteurs parce qu’ils avaient le tort à
ses yeux de rentrer tous dans l’une ou l’autre des deux catégories de
gens qu’elle détestait. Les uns, les pires et dont elle s’était
débarrassée les premiers, étaient ceux qui lui conseillaient de ne pas
«s’écouter» et professaient, fût-ce négativement et en ne la
manifestant que par certains silences de désapprobation ou par
certains sourires de doute, la doctrine subversive qu’une petite
promenade au soleil et un bon bifteck saignant (quand elle gardait
quatorze heures sur l’estomac deux méchantes gorgées d’eau de Vichy! )
lui feraient plus de bien que son lit et ses médecines. L’autre
catégorie se composait des personnes qui avaient l’air de croire
qu’elle était plus gravement malade qu’elle ne pensait, était aussi
gravement malade qu’elle le disait. Aussi, ceux qu’elle avait laissé
monter après quelques hésitations et sur les officieuses instances de
Françoise et qui, au cours de leur visite, avaient montré combien ils
étaient indignes de la faveur qu’on leur faisait en risquant
timidement un: «Ne croyez-vous pas que si vous vous secouiez un peu
par un beau temps», ou qui, au contraire, quand elle leur avait dit:
«Je suis bien bas, bien bas, c’est la fin, mes pauvres amis», lui
avaient répondu: «Ah! quand on n’a pas la santé! Mais vous pouvez
durer encore comme ça», ceux-là, les uns comme les autres, étaient
sûrs de ne plus jamais être reçus. Et si Françoise s’amusait de l’air
épouvanté de ma tante quand de son lit elle avait aperçu dans la rue
du Saint-Esprit une de ces personnes qui avait l’air de venir chez
elle ou quand elle avait entendu un coup de sonnette, elle riait
encore bien plus, et comme d’un bon tour, des ruses toujours
victorieuses de ma tante pour arriver à les faire congédier et de leur
mine déconfite en s’en retournant sans l’avoir vue, et, au fond
admirait sa maîtresse qu’elle jugeait supérieure à tous ces gens
puisqu’elle ne voulait pas les recevoir. En somme, ma tante exigeait
à la fois qu’on l’approuvât dans son régime, qu’on la plaignît pour
ses souffrances et qu’on la rassurât sur son avenir.
C’est à quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire vingt fois
en une minute: «C’est la fin, ma pauvre Eulalie», vingt fois Eulalie
répondait: «Connaissant votre maladie comme vous la connaissez, madame
Octave, vous irez à cent ans, comme me disait hier encore Mme
Sazerin. » (Une des plus fermes croyances d’Eulalie et que le nombre
imposant des démentis apportés par l’expérience n’avait pas suffi à
entamer, était que Mme Sazerat s’appelait Mme Sazerin. )
--Je ne demande pas à aller à cent ans, répondait ma tante qui
préférait ne pas voir assigner à ses jours un terme précis.
Et comme Eulalie savait avec cela comme personne distraire ma tante
sans la fatiguer, ses visites qui avaient lieu régulièrement tous les
dimanches sauf empêchement inopiné, étaient pour ma tante un plaisir
dont la perspective l’entretenait ces jours-là dans un état agréable
d’abord, mais bien vite douloureux comme une faim excessive, pour peu
qu’Eulalie fût en retard. Trop prolongée, cette volupté d’attendre
Eulalie tournait en supplice, ma tante ne cessait de regarder l’heure,
bâillait, se sentait des faiblesses. Le coup de sonnette d’Eulalie,
s’il arrivait tout à la fin de la journée, quand elle ne l’espérait
plus, la faisait presque se trouver mal. En réalité, le dimanche, elle
ne pensait qu’à cette visite et sitôt le déjeuner fini, Françoise
avait hâte que nous quittions la salle à manger pour qu’elle pût
monter «occuper» ma tante. Mais (surtout à partir du moment où les
beaux jours s’installaient à Combray) il y avait bien longtemps que
l’heure altière de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire qu’elle
armoriait des douze fleurons momentanés de sa couronne sonore avait
retenti autour de notre table, auprès du pain bénit venu lui aussi
familièrement en sortant de l’église, quand nous étions encore assis
devant les assiettes des Mille et une Nuits, appesantis par la chaleur
et surtout par le repas. Car, au fond permanent d’œufs, de côtelettes,
de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne nous
annonçait même plus, Françoise ajoutait--selon les travaux des champs
et des vergers, le fruit de la marée, les hasards du commerce, les
politesses des voisins et son propre génie, et si bien que notre menu,
comme ces quatre-feuilles qu’on sculptait au XIIIe siècle au portail
des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et les
épisodes de la vie--: une barbue parce que la marchande lui en avait
garanti la fraîcheur, une dinde parce qu’elle en avait vu une belle au
marché de Roussainville-le-Pin, des cardons à la moelle parce qu’elle
ne nous en avait pas encore fait de cette manière-là, un gigot rôti
parce que le grand air creuse et qu’il avait bien le temps de
descendre d’ici sept heures, des épinards pour changer, des abricots
parce que c’était encore une rareté, des groseilles parce que dans
quinze jours il n’y en aurait plus, des framboises que M. Swann avait
apportées exprès, des cerises, les premières qui vinssent du cerisier
du jardin après deux ans qu’il n’en donnait plus, du fromage à la
crème que j’aimais bien autrefois, un gâteau aux amandes parce
qu’elle l’avait commandé la veille, une brioche parce que c’était
notre tour de l’offrir. Quand tout cela était fini, composée
expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement à mon père qui
était amateur, une crème au chocolat, inspiration, attention
personnelle de Françoise, nous était offerte, fugitive et légère comme
une œuvre de circonstance où elle avait mis tout son talent. Celui qui
eût refusé d’en goûter en disant: «J’ai fini, je n’ai plus faim», se
serait immédiatement ravalé au rang de ces goujats qui, même dans le
présent qu’un artiste leur fait d’une de ses œuvres, regardent au
poids et à la matière alors que n’y valent que l’intention et la
signature. Même en laisser une seule goutte dans le plat eût témoigné
de la même impolitesse que se lever avant la fin du morceau au nez du
compositeur.
Enfin ma mère me disait: «Voyons, ne reste pas ici indéfiniment, monte
dans ta chambre si tu as trop chaud dehors, mais va d’abord prendre
l’air un instant pour ne pas lier en sortant de table. » J’allais
m’asseoir près de la pompe et de son auge, souvent ornée, comme un
fond gothique, d’une salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le
relief mobile de son corps allégorique et fuselé, sur le banc sans
dossier ombragé d’un lilas, dans ce petit coin du jardin qui s’ouvrait
par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit et de la terre peu
soignée duquel s’élevait par deux degrés, en saillie de la maison, et
comme une construction indépendante, l’arrière-cuisine. On apercevait
son dallage rouge et luisant comme du porphyre. Elle avait moins l’air
de l’antre de Françoise que d’un petit temple à Vénus. Elle regorgeait
des offrandes du crémier, du fruitier, de la marchande de légumes,
venus parfois de hameaux assez lointains pour lui dédier les prémices
de leurs champs. Et son faîte était toujours couronné du roucoulement
d’une colombe.
Autrefois, je ne m’attardais pas dans le bois consacré qui
l’entourait, car, avant de monter lire, j’entrais dans le petit
cabinet de repos que mon oncle Adolphe, un frère de mon grand-père,
ancien militaire qui avait pris sa retraite comme commandant, occupait
au rez-de-chaussée, et qui, même quand les fenêtres ouvertes
laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons du soleil qui
atteignaient rarement jusque-là, dégageait inépuisablement cette odeur
obscure et fraîche, à la fois forestière et ancien régime, qui fait
rêver longuement les narines, quand on pénètre dans certains pavillons
de chasse abandonnés. Mais depuis nombre d’années je n’entrais plus
dans le cabinet de mon oncle Adolphe, ce dernier ne venant plus à
Combray à cause d’une brouille qui était survenue entre lui et ma
famille, par ma faute, dans les circonstances suivantes:
Une ou deux fois par mois, à Paris, on m’envoyait lui faire une
visite, comme il finissait de déjeuner, en simple vareuse, servi par
son domestique en veste de travail de coutil rayé violet et blanc. Il
se plaignait en ronchonnant que je n’étais pas venu depuis longtemps,
qu’on l’abandonnait; il m’offrait un massepain ou une mandarine, nous
traversions un salon dans lequel on ne s’arrêtait jamais, où on ne
faisait jamais de feu, dont les murs étaient ornés de moulures dorées,
les plafonds peints d’un bleu qui prétendait imiter le ciel et les
meubles capitonnés en satin comme chez mes grands-parents, mais jaune;
puis nous passions dans ce qu’il appelait son cabinet de «travail» aux
murs duquel étaient accrochées de ces gravures représentant sur fond
noir une déesse charnue et rose conduisant un char, montée sur un
globe, ou une étoile au front, qu’on aimait sous le second Empire
parce qu’on leur trouvait un air pompéien, puis qu’on détesta, et
qu’on recommence à aimer pour une seule et même raison, malgré les
autres qu’on donne et qui est qu’elles ont l’air second Empire. Et je
restais avec mon oncle jusqu’à ce que son valet de chambre vînt lui
demander, de la part du cocher, pour quelle heure celui-ci devait
atteler. Mon oncle se plongeait alors dans une méditation qu’aurait
craint de troubler d’un seul mouvement son valet de chambre
émerveillé, et dont il attendait avec curiosité le résultat, toujours
identique. Enfin, après une hésitation suprême, mon oncle prononçait
infailliblement ces mots: «Deux heures et quart», que le valet de
chambre répétait avec étonnement, mais sans discuter: «Deux heures et
quart? bien. . . je vais le dire. . . »
A cette époque j’avais l’amour du théâtre, amour platonique, car mes
parents ne m’avaient encore jamais permis d’y aller, et je me
représentais d’une façon si peu exacte les plaisirs qu’on y goûtait
que je n’étais pas éloigné de croire que chaque spectateur regardait
comme dans un stéréoscope un décor qui n’était que pour lui, quoique
semblable au millier d’autres que regardait, chacun pour soi, le reste
des spectateurs.
Tous les matins je courais jusqu’à la colonne Moriss pour voir les
spectacles qu’elle annonçait. Rien n’était plus désintéressé et plus
heureux que les rêves offerts à mon imagination par chaque pièce
annoncée et qui étaient conditionnés à la fois par les images
inséparables des mots qui en composaient le titre et aussi de la
couleur des affiches encore humides et boursouflées de colle sur
lesquelles il se détachait. Si ce n’est une de ces œuvres étranges
comme le Testament de César Girodot et Œdipe-Roi lesquelles
s’inscrivaient, non sur l’affiche verte de l’Opéra-Comique, mais sur
l’affiche lie de vin de la Comédie-Française, rien ne me paraissait
plus différent de l’aigrette étincelante et blanche des Diamants de la
Couronne que le satin lisse et mystérieux du Domino Noir, et, mes
parents m’ayant dit que quand j’irais pour la première fois au théâtre
j’aurais à choisir entre ces deux pièces, cherchant à approfondir
successivement le titre de l’une et le titre de l’autre, puisque
c’était tout ce que je connaissais d’elles, pour tâcher de saisir en
chacun le plaisir qu’il me promettait et de le comparer à celui que
recélait l’autre, j’arrivais à me représenter avec tant de force,
d’une part une pièce éblouissante et fière, de l’autre une pièce douce
et veloutée, que j’étais aussi incapable de décider laquelle aurait ma
préférence, que si, pour le dessert, on m’avait donné à opter encore
du riz à l’Impératrice et de la crème au chocolat.
Toutes mes conversations avec mes camarades portaient sur ces acteurs
dont l’art, bien qu’il me fût encore inconnu, était la première forme,
entre toutes celles qu’il revêt, sous laquelle se laissait pressentir
par moi, l’Art. Entre la manière que l’un ou l’autre avait de débiter,
de nuancer une tirade, les différences les plus minimes me semblaient
avoir une importance incalculable. Et, d’après ce que l’on m’avait dit
d’eux, je les classais par ordre de talent, dans des listes que je me
récitais toute la journée: et qui avaient fini par durcir dans mon
cerveau et par le gêner de leur inamovibilité.
Plus tard, quand je fus au collège, chaque fois que pendant les
classes, je correspondais, aussitôt que le professeur avait la tête
tournée, avec un nouvel ami, ma première question était toujours pour
lui demander s’il était déjà allé au théâtre et s’il trouvait que le
plus grand acteur était bien Got, le second Delaunay, etc. Et si, à
son avis, Febvre ne venait qu’après Thiron, ou Delaunay qu’après
Coquelin, la soudaine motilité que Coquelin, perdant la rigidité de la
pierre, contractait dans mon esprit pour y passer au deuxième rang, et
l’agilité miraculeuse, la féconde animation dont se voyait doué
Delaunay pour reculer au quatrième, rendait la sensation du
fleurissement et de la vie à mon cerveau assoupli et fertilisé.
Mais si les acteurs me préoccupaient ainsi, si la vue de Maubant
sortant un après-midi du Théâtre-Français m’avait causé le
saisissement et les souffrances de l’amour, combien le nom d’une
étoile flamboyant à la porte d’un théâtre, combien, à la glace d’un
coupé qui passait dans la rue avec ses chevaux fleuris de roses au
frontail, la vue du visage d’une femme que je pensais être peut-être
une actrice, laissait en moi un trouble plus prolongé, un effort
impuissant et douloureux pour me représenter sa vie! Je classais par
ordre de talent les plus illustres: Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet,
Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes m’intéressaient. Or mon
oncle en connaissait beaucoup, et aussi des cocottes que je ne
distinguais pas nettement des actrices. Il les recevait chez lui. Et
si nous n’allions le voir qu’à certains jours c’est que, les autres
jours, venaient des femmes avec lesquelles sa famille n’aurait pas pu
se rencontrer, du moins à son avis à elle, car, pour mon oncle, au
contraire, sa trop grande facilité à faire à de jolies veuves qui
n’avaient peut-être jamais été mariées, à des comtesses de nom
ronflant, qui n’était sans doute qu’un nom de guerre, la politesse de
les présenter à ma grand’mère ou même à leur donner des bijoux de
famille, l’avait déjà brouillé plus d’une fois avec mon grand-père.
Souvent, à un nom d’actrice qui venait dans la conversation,
j’entendais mon père dire à ma mère, en souriant: «Une amie de ton
oncle»; et je pensais que le stage que peut-être pendant des années
des hommes importants faisaient inutilement à la porte de telle femme
qui ne répondait pas à leurs lettres et les faisait chasser par le
concierge de son hôtel, mon oncle aurait pu en dispenser un gamin
comme moi en le présentant chez lui à l’actrice, inapprochable à tant
d’autres, qui était pour lui une intime amie.
Aussi,--sous le prétexte qu’une leçon qui avait été déplacée tombait
maintenant si mal qu’elle m’avait empêché plusieurs fois et
m’empêcherait encore de voir mon oncle--un jour, autre que celui qui
était réservé aux visites que nous lui faisions, profitant de ce que
mes parents avaient déjeuné de bonne heure, je sortis et au lieu
d’aller regarder la colonne d’affiches, pour quoi on me laissait aller
seul, je courus jusqu’à lui. Je remarquai devant sa porte une voiture
attelée de deux chevaux qui avaient aux œillères un œillet rouge comme
avait le cocher à sa boutonnière. De l’escalier j’entendis un rire et
une voix de femme, et dès que j’eus sonné, un silence, puis le bruit
de portes qu’on fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en me
voyant parut embarrassé, me dit que mon oncle était très occupé, ne
pourrait sans doute pas me recevoir et tandis qu’il allait pourtant le
prévenir la même voix que j’avais entendue disait: «Oh, si! laisse-le
entrer; rien qu’une minute, cela m’amuserait tant. Sur la photographie
qui est sur ton bureau, il ressemble tant à sa maman, ta nièce, dont
la photographie est à côté de la sienne, n’est-ce pas? Je voudrais le
voir rien qu’un instant, ce gosse. »
J’entendis mon oncle grommeler, se fâcher; finalement le valet de
chambre me fit entrer.
Sur la table, il y avait la même assiette de massepains que
d’habitude; mon oncle avait sa vareuse de tous les jours, mais en face
de lui, en robe de soie rose avec un grand collier de perles au cou,
était assise une jeune femme qui achevait de manger une mandarine.
L’incertitude où j’étais s’il fallait dire madame ou mademoiselle me
fit rougir et n’osant pas trop tourner les yeux de son côté de peur
d’avoir à lui parler, j’allai embrasser mon oncle. Elle me regardait
en souriant, mon oncle lui dit: «Mon neveu», sans lui dire mon nom, ni
me dire le sien, sans doute parce que, depuis les difficultés qu’il
avait eues avec mon grand-père, il tâchait autant que possible
d’éviter tout trait d’union entre sa famille et ce genre de relations.
--«Comme il ressemble à sa mère,» dit-elle.
--«Mais vous n’avez jamais vu ma nièce qu’en photographie, dit vivement
mon oncle d’un ton bourru. »
--«Je vous demande pardon, mon cher ami, je l’ai croisée dans
l’escalier l’année dernière quand vous avez été si malade. Il est vrai
que je ne l’ai vue que le temps d’un éclair et que votre escalier est
bien noir, mais cela m’a suffi pour l’admirer. Ce petit jeune homme a
ses beaux yeux et aussi ça, dit-elle, en traçant avec son doigt une
ligne sur le bas de son front. Est-ce que madame votre nièce porte le
même nom que vous, ami? demanda-t-elle à mon oncle. »
--«Il ressemble surtout à son père, grogna mon oncle qui ne se souciait
pas plus de faire des présentations à distance en disant le nom de
maman que d’en faire de près. C’est tout à fait son père et aussi ma
pauvre mère. »
--«Je ne connais pas son père, dit la dame en rose avec une légère
inclinaison de la tête, et je n’ai jamais connu votre pauvre mère, mon
ami. Vous vous souvenez, c’est peu après votre grand chagrin que nous
nous sommes connus. »
J’éprouvais une petite déception, car cette jeune dame ne différait
pas des autres jolies femmes que j’avais vues quelquefois dans ma
famille notamment de la fille d’un de nos cousins chez lequel j’allais
tous les ans le premier janvier. Mieux habillée seulement, l’amie de
mon oncle avait le même regard vif et bon, elle avait l’air aussi
franc et aimant. Je ne lui trouvais rien de l’aspect théâtral que
j’admirais dans les photographies d’actrices, ni de l’expression
diabolique qui eût été en rapport avec la vie qu’elle devait mener.
J’avais peine à croire que ce fût une cocotte et surtout je n’aurais
pas cru que ce fût une cocotte chic si je n’avais pas vu la voiture à
deux chevaux, la robe rose, le collier de perles, si je n’avais pas su
que mon oncle n’en connaissait que de la plus haute volée. Mais je me
demandais comment le millionnaire qui lui donnait sa voiture et son
hôtel et ses bijoux pouvait avoir du plaisir à manger sa fortune pour
une personne qui avait l’air si simple et comme il faut. Et pourtant
en pensant à ce que devait être sa vie, l’immoralité m’en troublait
peut-être plus que si elle avait été concrétisée devant moi en une
apparence spéciale,--d’être ainsi invisible comme le secret de quelque
roman, de quelque scandale qui avait fait sortir de chez ses parents
bourgeois et voué à tout le monde, qui avait fait épanouir en beauté
et haussé jusqu’au demi-monde et à la notoriété celle que ses jeux de
physionomie, ses intonations de voix, pareils à tant d’autres que je
connaissais déjà, me faisaient malgré moi considérer comme une jeune
fille de bonne famille, qui n’était plus d’aucune famille.
On était passé dans le «cabinet de travail», et mon oncle, d’un air un
peu gêné par ma présence, lui offrit des cigarettes.
--«Non, dit-elle, cher, vous savez que je suis habituée à celles que le
grand-duc m’envoie. Je lui ai dit que vous en étiez jaloux. » Et elle
tira d’un étui des cigarettes couvertes d’inscriptions étrangères et
dorées. «Mais si, reprit-elle tout d’un coup, je dois avoir rencontré
chez vous le père de ce jeune homme. N’est-ce pas votre neveu? Comment
ai-je pu l’oublier? Il a été tellement bon, tellement exquis pour moi,
dit-elle d’un air modeste et sensible. » Mais en pensant à ce qu’avait
pu être l’accueil rude qu’elle disait avoir trouvé exquis, de mon
père, moi qui connaissais sa réserve et sa froideur, j’étais gêné,
comme par une indélicatesse qu’il aurait commise, de cette inégalité
entre la reconnaissance excessive qui lui était accordée et son
amabilité insuffisante. Il m’a semblé plus tard que c’était un des
côtés touchants du rôle de ces femmes oisives et studieuses qu’elles
consacrent leur générosité, leur talent, un rêve disponible de beauté
sentimentale--car, comme les artistes, elles ne le réalisent pas, ne le
font pas entrer dans les cadres de l’existence commune,--et un or qui
leur coûte peu, à enrichir d’un sertissage précieux et fin la vie
fruste et mal dégrossie des hommes. Comme celle-ci, dans le fumoir où
mon oncle était en vareuse pour la recevoir, répandait son corps si
doux, sa robe de soie rose, ses perles, l’élégance qui émane de
l’amitié d’un grand-duc, de même elle avait pris quelque propos
insignifiant de mon père, elle l’avait travaillé avec délicatesse, lui
avait donné un tour, une appellation précieuse et y enchâssant un de
ses regards d’une si belle eau, nuancé d’humilité et de gratitude,
elle le rendait changé en un bijou artiste, en quelque chose de «tout
à fait exquis».
--«Allons, voyons, il est l’heure que tu t’en ailles», me dit mon
oncle.
Je me levai, j’avais une envie irrésistible de baiser la main de la
dame en rose, mais il me semblait que c’eût été quelque chose
d’audacieux comme un enlèvement. Mon cœur battait tandis que je me
disais: «Faut-il le faire, faut-il ne pas le faire», puis je cessai de
me demander ce qu’il fallait faire pour pouvoir faire quelque chose.
Et d’un geste aveugle et insensé, dépouillé de toutes les raisons que
je trouvais il y avait un moment en sa faveur, je portai à mes lèvres
la main qu’elle me tendait.
--«Comme il est gentil! il est déjà galant, il a un petit œil pour les
femmes: il tient de son oncle. Ce sera un parfait gentleman»,
ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner à la phrase un accent
légèrement britannique. «Est-ce qu’il ne pourrait pas venir une fois
prendre a cup of tea, comme disent nos voisins les Anglais; il
n’aurait qu’à m’envoyer un «bleu» le matin.
Je ne savais pas ce que c’était qu’un «bleu». Je ne comprenais pas la
moitié des mots que disait la dame, mais la crainte que n’y fut cachée
quelque question à laquelle il eût été impoli de ne pas répondre,
m’empêchait de cesser de les écouter avec attention, et j’en éprouvais
une grande fatigue.
--«Mais non, c’est impossible, dit mon oncle, en haussant les épaules,
il est très tenu, il travaille beaucoup. Il a tous les prix à son
cours, ajouta-t-il, à voix basse pour que je n’entende pas ce mensonge
et que je n’y contredise pas. Qui sait, ce sera peut-être un petit
Victor Hugo, une espèce de Vaulabelle, vous savez. »
--«J’adore les artistes, répondit la dame en rose, il n’y a qu’eux qui
comprennent les femmes. . . Qu’eux et les êtres d’élite comme vous.
Excusez mon ignorance, ami. Qui est Vaulabelle? Est-ce les volumes
dorés qu’il y a dans la petite bibliothèque vitrée de votre boudoir?
Vous savez que vous m’avez promis de me les prêter, j’en aurai grand
soin. »
Mon oncle qui détestait prêter ses livres ne répondit rien et me
conduisit jusqu’à l’antichambre. Éperdu d’amour pour la dame en rose,
je couvris de baisers fous les joues pleines de tabac de mon vieil
oncle, et tandis qu’avec assez d’embarras il me laissait entendre sans
oser me le dire ouvertement qu’il aimerait autant que je ne parlasse
pas de cette visite à mes parents, je lui disais, les larmes aux yeux,
que le souvenir de sa bonté était en moi si fort que je trouverais
bien un jour le moyen de lui témoigner ma reconnaissance. Il était si
fort en effet que deux heures plus tard, après quelques phrases
mystérieuses et qui ne me parurent pas donner à mes parents une idée
assez nette de la nouvelle importance dont j’étais doué, je trouvai
plus explicite de leur raconter dans les moindres détails la visite
que je venais de faire. Je ne croyais pas ainsi causer d’ennuis à mon
oncle. Comment l’aurais-je cru, puisque je ne le désirais pas. Et je
ne pouvais supposer que mes parents trouveraient du mal dans une
visite où je n’en trouvais pas. N’arrive-t-il pas tous les jours qu’un
ami nous demande de ne pas manquer de l’excuser auprès d’une femme à
qui il a été empêché d’écrire, et que nous négligions de le faire
jugeant que cette personne ne peut pas attacher d’importance à un
silence qui n’en a pas pour nous? Je m’imaginais, comme tout le monde,
que le cerveau des autres était un réceptacle inerte et docile, sans
pouvoir de réaction spécifique sur ce qu’on y introduisait; et je ne
doutais pas qu’en déposant dans celui de mes parents la nouvelle de la
connaissance que mon oncle m’avait fait faire, je ne leur transmisse
en même temps comme je le souhaitais, le jugement bienveillant que je
portais sur cette présentation. Mes parents malheureusement s’en
remirent à des principes entièrement différents de ceux que je leur
suggérais d’adopter, quand ils voulurent apprécier l’action de mon
oncle. Mon père et mon grand-père eurent avec lui des explications
violentes; j’en fus indirectement informé. Quelques jours après,
croisant dehors mon oncle qui passait en voiture découverte, je
ressentis la douleur, la reconnaissance, le remords que j’aurais voulu
lui exprimer. A côté de leur immensité, je trouvai qu’un coup de
chapeau serait mesquin et pourrait faire supposer à mon oncle que je
ne me croyais pas tenu envers lui à plus qu’à une banale politesse. Je
résolus de m’abstenir de ce geste insuffisant et je détournai la tête.
Mon oncle pensa que je suivais en cela les ordres de mes parents, il
ne le leur pardonna pas, et il est mort bien des années après sans
qu’aucun de nous l’ait jamais revu.
Aussi je n’entrais plus dans le cabinet de repos maintenant fermé, de
mon oncle Adolphe, et après m’être attardé aux abords de
l’arrière-cuisine, quand Françoise, apparaissant sur le parvis, me
disait: «Je vais laisser ma fille de cuisine servir le café et monter
l’eau chaude, il faut que je me sauve chez Mme Octave», je me décidais
à rentrer et montais directement lire chez moi. La fille de cuisine
était une personne morale, une institution permanente à qui des
attributions invariables assuraient une sorte de continuité et
d’identité, à travers la succession des formes passagères en
lesquelles elle s’incarnait: car nous n’eûmes jamais la même deux ans
de suite. L’année où nous mangeâmes tant d’asperges, la fille de
cuisine habituellement chargée de les «plumer» était une pauvre
créature maladive, dans un état de grossesse déjà assez avancé quand
nous arrivâmes à Pâques, et on s’étonnait même que Françoise lui
laissât faire tant de courses et de besogne, car elle commençait à
porter difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque jour
plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraus la forme
magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui revêtent
certaines des figures symboliques de Giotto dont M. Swann m’avait
donné des photographies. C’est lui-même qui nous l’avait fait
remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la fille de
cuisine, il nous disait: «Comment va la Charité de Giotto? » D’ailleurs
elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu’à la
figure, jusqu’aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait
en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt,
dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l’Arena. Et je me
rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui
ressemblaient encore d’une autre manière. De même que l’image de cette
fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son
ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans
son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et
pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la
puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom
«Caritas» et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle
d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée
de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage
énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule
aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle
piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle
aurait monté sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son
cœur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière
passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui
le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée. L’Envie, elle, aurait
eu davantage une certaine expression d’envie. Mais dans cette
fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté
comme si réel, le serpent qui siffle aux lèvres de l’Envie est si
gros, il lui remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les
muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme
ceux d’un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que
l’attention de l’Envie--et la nôtre du même coup--tout entière
concentrée sur l’action de ses lèvres, n’a guère de temps à donner à
d’envieuses pensées.
Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour ces figures de
Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle
d’études, où on avait accroché les copies qu’il m’en avait rapportées,
cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche
illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la
glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par
l’introduction de l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le
visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à
Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches
que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance
dans les milices de réserve de l’Injustice. Mais plus tard j’ai
compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces
fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le
fait qu’il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée
symbolisée n’était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement
subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l’œuvre
quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement
quelque chose de plus concret et de plus frappant. Chez la pauvre
fille de cuisine, elle aussi, l’attention n’était-elle pas sans cesse
ramenée à son ventre par le poids qui le tirait; et de même encore,
bien souvent la pensée des agonisants est tournée vers le côté
effectif, douloureux, obscur, viscéral, vers cet envers de la mort qui
est précisément le côté qu’elle leur présente, qu’elle leur fait
rudement sentir et qui ressemble beaucoup plus à un fardeau qui les
écrase, à une difficulté de respirer, à un besoin de boire, qu’à ce
que nous appelons l’idée de la mort.
Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en eux bien
de la réalité puisqu’ils m’apparaissaient comme aussi vivants que la
servante enceinte, et qu’elle-même ne me semblait pas beaucoup moins
allégorique. Et peut-être cette non-participation (du moins apparente)
de l’âme d’un être à la vertu qui agit par lui, a aussi en dehors de
sa valeur esthétique une réalité sinon psychologique, au moins, comme
on dit, physiognomonique. Quand, plus tard, j’ai eu l’occasion de
rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple, des
incarnations vraiment saintes de la charité active, elles avaient
généralement un air allègre, positif, indifférent et brusque de
chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun
attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la
heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et
sublime de la vraie bonté.
Pendant que la fille de cuisine,--faisant briller involontairement la
supériorité de Françoise, comme l’Erreur, par le contraste, rend plus
éclatant le triomphe de la Vérité--servait du café qui, selon maman
n’était que de l’eau chaude, et montait ensuite dans nos chambres de
l’eau chaude qui était à peine tiède, je m’étais étendu sur mon lit,
un livre à la main, dans ma chambre qui protégeait en tremblant sa
fraîcheur transparente et fragile contre le soleil de l’après-midi
derrière ses volets presque clos où un reflet de jour avait pourtant
trouvé moyen de faire passer ses ailes jaunes, et restait immobile
entre le bois et le vitrage, dans un coin, comme un papillon posé. Il
faisait à peine assez clair pour lire, et la sensation de la splendeur
de la lumière ne m’était donnée que par les coups frappés dans la rue
de la Cure par Camus (averti par Françoise que ma tante ne «reposait
pas» et qu’on pouvait faire du bruit) contre des caisses
poussiéreuses, mais qui, retentissant dans l’atmosphère sonore,
spéciale aux temps chauds, semblaient faire voler au loin des astres
écarlates; et aussi par les mouches qui exécutaient devant moi, dans
leur petit concert, comme la musique de chambre de l’été: elle ne
l’évoque pas à la façon d’un air de musique humaine, qui, entendu par
hasard à la belle saison, vous la rappelle ensuite; elle est unie à
l’été par un lien plus nécessaire: née des beaux jours, ne renaissant
qu’avec eux, contenant un peu de leur essence, elle n’en réveille pas
seulement l’image dans notre mémoire, elle en certifie le retour, la
présence effective, ambiante, immédiatement accessible.
Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil de la rue,
ce que l’ombre est au rayon, c’est-à-dire aussi lumineuse que lui, et
offrait à mon imagination le spectacle total de l’été dont mes sens si
j’avais été en promenade, n’auraient pu jouir que par morceaux; et
ainsi elle s’accordait bien à mon repos qui (grâce aux aventures
racontées par mes livres et qui venaient l’émouvoir) supportait pareil
au repos d’une main immobile au milieu d’une eau courante, le choc et
l’animation d’un torrent d’activité.
Mais ma grand’mère, même si le temps trop chaud s’était gâté, si un
orage ou seulement un grain était survenu, venait me supplier de
sortir. Et ne voulant pas renoncer à ma lecture, j’allais du moins la
continuer au jardin, sous le marronnier, dans une petite guérite en
sparterie et en toile au fond de laquelle j’étais assis et me croyais
caché aux yeux des personnes qui pourraient venir faire visite à mes
parents.
Et ma pensée n’était-elle pas aussi comme une autre crèche au fond de
laquelle je sentais que je restais enfoncé, même pour regarder ce qui
se passait au dehors? Quand je voyais un objet extérieur, la
conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait d’un
mince liseré spirituel qui m’empêchait de jamais toucher directement
sa matière; elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse
contact avec elle, comme un corps incandescent qu’on approche d’un
objet mouillé ne touche pas son humidité parce qu’il se fait toujours
précéder d’une zone d’évaporation. Dans l’espèce d’écran diapré
d’états différents que, tandis que je lisais, déployait simultanément
ma conscience, et qui allaient des aspirations les plus profondément
cachées en moi-même jusqu’à la vision tout extérieure de l’horizon que
j’avais, au bout du jardin, sous les yeux, ce qu’il y avait d’abord en
moi, de plus intime, la poignée sans cesse en mouvement qui gouvernait
le reste, c’était ma croyance en la richesse philosophique, en la
beauté du livre que je lisais, et mon désir de me les approprier, quel
que fût ce livre. Car, même si je l’avais acheté à Combray, en
l’apercevant devant l’épicerie Borange, trop distante de la maison
pour que Françoise pût s’y fournir comme chez Camus, mais mieux
achalandée comme papeterie et librairie, retenu par des ficelles dans
la mosaïque des brochures et des livraisons qui revêtaient les deux
vantaux de sa porte plus mystérieuse, plus semée de pensées qu’une
porte de cathédrale, c’est que je l’avais reconnu pour m’avoir été
cité comme un ouvrage remarquable par le professeur ou le camarade qui
me paraissait à cette époque détenir le secret de la vérité et de la
beauté à demi pressenties, à demi incompréhensibles, dont la
connaissance était le but vague mais permanent de ma pensée.
Après cette croyance centrale qui, pendant ma lecture, exécutait
d’incessants mouvements du dedans au dehors, vers la découverte de la
vérité, venaient les émotions que me donnait l’action à laquelle je
prenais part, car ces après-midi-là étaient plus remplis d’événements
dramatiques que ne l’est souvent toute une vie. C’était les événements
qui survenaient dans le livre que je lisais; il est vrai que les
personnages qu’ils affectaient n’étaient pas «Réels», comme disait
Françoise. Mais tous les sentiments que nous font éprouver la joie ou
l’infortune d’un personnage réel ne se produisent en nous que par
l’intermédiaire d’une image de cette joie ou de cette infortune;
l’ingéniosité du premier romancier consista à comprendre que dans
l’appareil de nos émotions, l’image étant le seul élément essentiel,
la simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement
les personnages réels serait un perfectionnement décisif. Un être
réel, si profondément que nous sympathisions avec lui, pour une grande
part est perçu par nos sens, c’est-à-dire nous reste opaque, offre un
poids mort que notre sensibilité ne peut soulever. Qu’un malheur le
frappe, ce n’est qu’en une petite partie de la notion totale que nous
avons de lui, que nous pourrons en être émus; bien plus, ce n’est
qu’en une partie de la notion totale qu’il a de soi qu’il pourra
l’être lui-même.
La trouvaille du romancier a été d’avoir l’idée de
remplacer ces parties impénétrables à l’âme par une quantité égale de
parties immatérielles, c’est-à-dire que notre âme peut s’assimiler.
Qu’importe dès lors que les actions, les émotions de ces êtres d’un
nouveau genre nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons
faites nôtres, puisque c’est en nous qu’elles se produisent, qu’elles
tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement
les pages du livre, la rapidité de notre respiration et l’intensité de
notre regard. Et une fois que le romancier nous a mis dans cet état,
où comme dans tous les états purement intérieurs, toute émotion est
décuplée, où son livre va nous troubler à la façon d’un rêve mais d’un
rêve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir
durera davantage, alors, voici qu’il déchaîne en nous pendant une
heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous
mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns, et dont les
plus intenses ne nous seraient jamais révélés parce que la lenteur
avec laquelle ils se produisent nous en ôte la perception; (ainsi
notre cœur change, dans la vie, et c’est la pire douleur; mais nous ne
la connaissons que dans la lecture, en imagination: dans la réalité il
change, comme certains phénomènes de la nature se produisent, assez
lentement pour que, si nous pouvons constater successivement chacun de
ses états différents, en revanche la sensation même du changement nous
soit épargnée).
Déjà moins intérieur à mon corps que cette vie des personnages, venait
ensuite, à demi projeté devant moi, le paysage où se déroulait
l’action et qui exerçait sur ma pensée une bien plus grande influence
que l’autre, que celui que j’avais sous les yeux quand je les levais
du livre. C’est ainsi que pendant deux étés, dans la chaleur du jardin
de Combray, j’ai eu, à cause du livre que je lisais alors, la
nostalgie d’un pays montueux et fluviatile, où je verrais beaucoup de
scieries et où, au fond de l’eau claire, des morceaux de bois
pourrissaient sous des touffes de cresson: non loin montaient le long
de murs bas, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres. Et comme
le rêve d’une femme qui m’aurait aimé était toujours présent à ma
pensée, ces étés-là ce rêve fut imprégné de la fraîcheur des eaux
courantes; et quelle que fût la femme que j’évoquais, des grappes de
fleurs violettes et rougeâtres s’élevaient aussitôt de chaque côté
d’elle comme des couleurs complémentaires.
Ce n’était pas seulement parce qu’une image dont nous rêvons reste
toujours marquée, s’embellit et bénéficie du reflet des couleurs
étrangères qui par hasard l’entourent dans notre rêverie; car ces
paysages des livres que je lisais n’étaient pas pour moi que des
paysages plus vivement représentés à mon imagination que ceux que
Combray mettait sous mes yeux, mais qui eussent été analogues. Par le
choix qu’en avait fait l’auteur, par la foi avec laquelle ma pensée
allait au-devant de sa parole comme d’une révélation, ils me
semblaient être--impression que ne me donnait guère le pays où je me
trouvais, et surtout notre jardin, produit sans prestige de la
correcte fantaisie du jardinier que méprisait ma grand’mère--une part
véritable de la Nature elle-même, digne d’être étudiée et approfondie.
Si mes parents m’avaient permis, quand je lisais un livre, d’aller
visiter la région qu’il décrivait, j’aurais cru faire un pas
inestimable dans la conquête de la vérité. Car si on a la sensation
d’être toujours entouré de son âme, ce n’est pas comme d’une prison
immobile: plutôt on est comme emporté avec elle dans un perpétuel élan
pour la dépasser, pour atteindre à l’extérieur, avec une sorte de
découragement, entendant toujours autour de soi cette sonorité
identique qui n’est pas écho du dehors mais retentissement d’une
vibration interne. On cherche à retrouver dans les choses, devenues
par là précieuses, le reflet que notre âme a projeté sur elles; on est
déçu en constatant qu’elles semblent dépourvues dans la nature, du
charme qu’elles devaient, dans notre pensée, au voisinage de certaines
idées; parfois on convertit toutes les forces de cette âme en
habileté, en splendeur pour agir sur des êtres dont nous sentons bien
qu’ils sont situés en dehors de nous et que nous ne les atteindrons
jamais. Aussi, si j’imaginais toujours autour de la femme que
j’aimais, les lieux que je désirais le plus alors, si j’eusse voulu
que ce fût elle qui me les fît visiter, qui m’ouvrît l’accès d’un
monde inconnu, ce n’était pas par le hasard d’une simple association
de pensée; non, c’est que mes rêves de voyage et d’amour n’étaient que
des moments--que je sépare artificiellement aujourd’hui comme si je
pratiquais des sections à des hauteurs différentes d’un jet d’eau
irisé et en apparence immobile--dans un même et infléchissable
jaillissement de toutes les forces de ma vie.
Enfin, en continuant à suivre du dedans au dehors les états
simultanément juxtaposés dans ma conscience, et avant d’arriver
jusqu’à l’horizon réel qui les enveloppait, je trouve des plaisirs
d’un autre genre, celui d’être bien assis, de sentir la bonne odeur de
l’air, de ne pas être dérangé par une visite; et, quand une heure
sonnait au clocher de Saint-Hilaire, de voir tomber morceau par
morceau ce qui de l’après-midi était déjà consommé, jusqu’à ce que
j’entendisse le dernier coup qui me permettait de faire le total et
après lequel, le long silence qui le suivait, semblait faire
commencer, dans le ciel bleu, toute la partie qui m’était encore
concédée pour lire jusqu’au bon dîner qu’apprêtait Françoise et qui me
réconforterait des fatigues prises, pendant la lecture du livre, à la
suite de son héros. Et à chaque heure il me semblait que c’était
quelques instants seulement auparavant que la précédente avait sonné;
la plus récente venait s’inscrire tout près de l’autre dans le ciel et
je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit
arc bleu qui était compris entre leurs deux marques d’or. Quelquefois
même cette heure prématurée sonnait deux coups de plus que la
dernière; il y en avait donc une que je n’avais pas entendue, quelque
chose qui avait eu lieu n’avait pas eu lieu pour moi; l’intérêt de la
lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes
oreilles hallucinées et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du
silence. Beaux après-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de
Combray, soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de mon
existence personnelle que j’y avais remplacés par une vie d’aventures
et d’aspirations étranges au sein d’un pays arrosé d’eaux vives, vous
m’évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez
en effet pour l’avoir peu à peu contournée et enclose--tandis que je
progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour--dans le
cristal successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de
vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides.
Quelquefois j’étais tiré de ma lecture, dès le milieu de l’après-midi
par la fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur
son passage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et
criant: «Les voilà, les voilà! » pour que Françoise et moi nous
accourions et ne manquions rien du spectacle. C’était les jours où,
pour des manœuvres de garnison, la troupe traversait Combray, prenant
généralement la rue Sainte-Hildegarde. Tandis que nos domestiques,
assis en rang sur des chaises en dehors de la grille, regardaient les
promeneurs dominicaux de Combray et se faisaient voir d’eux, la fille
du jardinier par la fente que laissaient entre elles deux maisons
lointaines de l’avenue de la Gare, avait aperçu l’éclat des casques.
Les domestiques avaient rentré précipitamment leurs chaises, car quand
les cuirassiers défilaient rue Sainte-Hildegarde, ils en remplissaient
toute la largeur, et le galop des chevaux rasait les maisons couvrant
les trottoirs submergés comme des berges qui offrent un lit trop
étroit à un torrent déchaîné.
--«Pauvres enfants, disait Françoise à peine arrivée à la grille et
déjà en larmes; pauvre jeunesse qui sera fauchée comme un pré; rien
que d’y penser j’en suis choquée», ajoutait-elle en mettant la main
sur son cœur, là où elle avait reçu ce choc.
--«C’est beau, n’est-ce pas, madame Françoise, de voir des jeunes gens
qui ne tiennent pas à la vie? disait le jardinier pour la faire
«monter».
Il n’avait pas parlé en vain:
--«De ne pas tenir à la vie? Mais à quoi donc qu’il faut tenir, si ce
n’est pas à la vie, le seul cadeau que le bon Dieu ne fasse jamais
deux fois. Hélas! mon Dieu! C’est pourtant vrai qu’ils n’y tiennent
pas! Je les ai vus en 70; ils n’ont plus peur de la mort, dans ces
misérables guerres; c’est ni plus ni moins des fous; et puis ils ne
valent plus la corde pour les pendre, ce n’est pas des hommes, c’est
des lions. » (Pour Françoise la comparaison d’un homme à un lion,
qu’elle prononçait li-on, n’avait rien de flatteur. )
La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour qu’on pût voir venir
de loin, et c’était par cette fente entre les deux maisons de l’avenue
de la gare qu’on apercevait toujours de nouveaux casques courant et
brillant au soleil. Le jardinier aurait voulu savoir s’il y en avait
encore beaucoup à passer, et il avait soif, car le soleil tapait.
Alors tout d’un coup, sa fille s’élançant comme d’une place assiégée,
faisait une sortie, atteignait l’angle de la rue, et après avoir bravé
cent fois la mort, venait nous rapporter, avec une carafe de coco, la
nouvelle qu’ils étaient bien un mille qui venaient sans arrêter, du
côté de Thiberzy et de Méséglise. Françoise et le jardinier,
réconciliés, discutaient sur la conduite à tenir en cas de guerre:
--«Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier, la révolution vaudrait
mieux, parce que quand on la déclare il n’y a que ceux qui veulent
partir qui y vont. »
--«Ah! oui, au moins je comprends cela, c’est plus franc. »
Le jardinier croyait qu’à la déclaration de guerre on arrêtait tous
les chemins de fer.
--«Pardi, pour pas qu’on se sauve», disait Françoise.
Et le jardinier: «Ah! ils sont malins», car il n’admettait pas que la
guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que l’État essayait de
jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il n’est
pas une seule personne qui n’eût filé.
Mais Françoise se hâtait de rejoindre ma tante, je retournais à mon
livre, les domestiques se réinstallaient devant la porte à regarder
tomber la poussière et l’émotion qu’avaient soulevées les soldats.
Longtemps après que l’accalmie était venue, un flot inaccoutumé de
promeneurs noircissait encore les rues de Combray. Et devant chaque
maison, même celles où ce n’était pas l’habitude, les domestiques ou
même les maîtres, assis et regardant, festonnaient le seuil d’un
liséré capricieux et sombre comme celui des algues et des coquilles
dont une forte marée laisse le crêpe et la broderie au rivage, après
qu’elle s’est éloignée.
Sauf ces jours-là, je pouvais d’habitude, au contraire, lire
tranquille. Mais l’interruption et le commentaire qui furent apportés
une fois par une visite de Swann à la lecture que j’étais en train de
faire du livre d’un auteur tout nouveau pour moi, Bergotte, eut cette
conséquence que, pour longtemps, ce ne fut plus sur un mur décoré de
fleurs violettes en quenouille, mais sur un fond tout autre, devant le
portail d’une cathédrale gothique, que se détacha désormais l’image
d’une des femmes dont je rêvais.
J’avais entendu parler de Bergotte pour la première fois par un de mes
camarades plus âgé que moi et pour qui j’avais une grande admiration,
Bloch. En m’entendant lui avouer mon admiration pour la Nuit
d’Octobre, il avait fait éclater un rire bruyant comme une trompette
et m’avait dit: «Défie-toi de ta dilection assez basse pour le sieur
de Musset. C’est un coco des plus malfaisants et une assez sinistre
brute. Je dois confesser, d’ailleurs, que lui et même le nommé Racine,
ont fait chacun dans leur vie un vers assez bien rythmé, et qui a pour
lui, ce qui est selon moi le mérite suprême, de ne signifier
absolument rien. C’est: «La blanche Oloossone et la blanche Camire» et
«La fille de Minos et de Pasiphaé». Ils m’ont été signalés à la
décharge de ces deux malandrins par un article de mon très cher
maître, le père Leconte, agréable aux Dieux Immortels. A propos voici
un livre que je n’ai pas le temps de lire en ce moment qui est
recommandé, paraît-il, par cet immense bonhomme. Il tient, m’a-t-on
dit, l’auteur, le sieur Bergotte, pour un coco des plus subtils; et
bien qu’il fasse preuve, des fois, de mansuétudes assez mal
explicables, sa parole est pour moi oracle delphique. Lis donc ces
proses lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a
écrit Bhagavat et le Levrier de Magnus a dit vrai, par Apollôn, tu
goûteras, cher maître, les joies nectaréennes de l’Olympos. » C’est sur
un ton sarcastique qu’il m’avait demandé de l’appeler «cher maître» et
qu’il m’appelait lui-même ainsi. Mais en réalité nous prenions un
certain plaisir à ce jeu, étant encore rapprochés de l’âge où on croit
qu’on crée ce qu’on nomme.
Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec Bloch et en lui
demandant des explications, le trouble où il m’avait jeté quand il
m’avait dit que les beaux vers (à moi qui n’attendais d’eux rien moins
que la révélation de la vérité) étaient d’autant plus beaux qu’ils ne
signifiaient rien du tout. Bloch en effet ne fut pas réinvité à la
maison. Il y avait d’abord été bien accueilli. Mon grand-père, il est
vrai, prétendait que chaque fois que je me liais avec un de mes
camarades plus qu’avec les autres et que je l’amenais chez nous,
c’était toujours un juif, ce qui ne lui eût pas déplu en principe--même
son ami Swann était d’origine juive--s’il n’avait trouvé que ce n’était
pas d’habitude parmi les meilleurs que je le choisissais. Aussi quand
j’amenais un nouvel ami il était bien rare qu’il ne fredonnât pas: «O
Dieu de nos Pères» de la Juive ou bien «Israël romps ta chaîne», ne
chantant que l’air naturellement (Ti la lam ta lam, talim), mais
j’avais peur que mon camarade ne le connût et ne rétablît les paroles.
Avant de les avoir vus, rien qu’en entendant leur nom qui, bien
souvent, n’avait rien de particulièrement israélite, il devinait non
seulement l’origine juive de ceux de mes amis qui l’étaient en effet,
mais même ce qu’il y avait quelquefois de fâcheux dans leur famille.
--«Et comment s’appelle-t-il ton ami qui vient ce soir? »
--«Dumont, grand-père. »
--«Dumont! Oh! je me méfie. »
Et il chantait:
«Archers, faites bonne garde!
Veillez sans trêve et sans bruit»;
Et après nous avoir posé adroitement quelques questions plus précises,
il s’écriait: «À la garde! À la garde! » ou, si c’était le patient
lui-même déjà arrivé qu’il avait forcé à son insu, par un
interrogatoire dissimulé, à confesser ses origines, alors pour nous
montrer qu’il n’avait plus aucun doute, il se contentait de nous
regarder en fredonnant imperceptiblement:
«De ce timide Israëlite
Quoi! vous guidez ici les pas! »
ou:
«Champs paternels, Hébron, douce vallée. »
ou encore:
«Oui, je suis de la race élue. »
Ces petites manies de mon grand-père n’impliquaient aucun sentiment
malveillant à l’endroit de mes camarades. Mais Bloch avait déplu à mes
parents pour d’autres raisons. Il avait commencé par agacer mon père
qui, le voyant mouillé, lui avait dit avec intérêt:
--«Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc, est-ce qu’il a plu?
Je n’y comprends rien, le baromètre était excellent. »
Il n’en avait tiré que cette réponse:
--«Monsieur, je ne puis absolument vous dire s’il a plu. Je vis si
résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne
prennent pas la peine de me les notifier. »
--«Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m’avait dit mon père
quand Bloch fut parti. Comment! il ne peut même pas me dire le temps
qu’il fait! Mais il n’y a rien de plus intéressant! C’est un imbécile.
Puis Bloch avait déplu à ma grand’mère parce que, après le déjeuner
comme elle disait qu’elle était un peu souffrante, il avait étouffé un
sanglot et essuyé des larmes.
--«Comment veux-tu que ça soit sincère, me dit-elle, puisqu’il ne me
connaît pas; ou bien alors il est fou. »
Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce que, étant venu
déjeuner une heure et demie en retard et couvert de boue, au lieu de
s’excuser, il avait dit:
--«Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations de
l’atmosphère ni par les divisions conventionnelles du temps. Je
réhabiliterais volontiers l’usage de la pipe d’opium et du kriss
malais, mais j’ignore celui de ces instruments infiniment plus
pernicieux et d’ailleurs platement bourgeois, la montre et le
parapluie. »
Il serait malgré tout revenu à Combray. Il n’était pas pourtant l’ami
que mes parents eussent souhaité pour moi; ils avaient fini par penser
que les larmes que lui avait fait verser l’indisposition de ma
grand’mère n’étaient pas feintes; mais ils savaient d’instinct ou par
expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la
suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des
obligations morales, la fidélité aux amis, l’exécution d’une œuvre,
l’observance d’un régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes
aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles. Ils
auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me donneraient
pas plus qu’il n’est convenu d’accorder à ses amis, selon les règles
de la morale bourgeoise; qui ne m’enverraient pas inopinément une
corbeille de fruits parce qu’ils auraient ce jour-là pensé à moi avec
tendresse, mais qui, n’étant pas capables de faire pencher en ma
faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l’amitié sur
un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la
fausseraient pas davantage à mon préjudice. Nos torts même font
difficilement départir de ce qu’elles nous doivent ces natures dont ma
grand’tante était le modèle, elle qui brouillée depuis des années avec
une nièce à qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas pour cela le
testament où elle lui laissait toute sa fortune, parce que c’était sa
plus proche parente et que cela «se devait».
Mais j’aimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir, les
problèmes insolubles que je me posais à propos de la beauté dénuée de
signification de la fille de Minos et de Pasiphaé me fatiguaient
davantage et me rendaient plus souffrant que n’auraient fait de
nouvelles conversations avec lui, bien que ma mère les jugeât
pernicieuses. Et on l’aurait encore reçu à Combray si, après ce dîner,
comme il venait de m’apprendre--nouvelle qui plus tard eut beaucoup
d’influence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis plus
malheureuse--que toutes les femmes ne pensaient qu’à l’amour et qu’il
n’y en a pas dont on ne pût vaincre les résistances, il ne m’avait
assuré avoir entendu dire de la façon la plus certaine que ma
grand’tante avait eu une jeunesse orageuse et avait été publiquement
entretenue. Je ne pus me tenir de répéter ces propos à mes parents, on
le mit à la porte quand il revint, et quand je l’abordai ensuite dans
la rue, il fut extrêmement froid pour moi.
Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.
Les premiers jours, comme un air de musique dont on raffolera, mais
qu’on ne distingue pas encore, ce que je devais tant aimer dans son
style ne m’apparut pas. Je ne pouvais pas quitter le roman que je
lisais de lui, mais me croyais seulement intéressé par le sujet, comme
dans ces premiers moments de l’amour où on va tous les jours retrouver
une femme à quelque réunion, à quelque divertissement par les
agréments desquels on se croit attiré. Puis je remarquai les
expressions rares, presque archaïques qu’il aimait employer à certains
moments où un flot caché d’harmonie, un prélude intérieur, soulevait
son style; et c’était aussi à ces moments-là qu’il se mettait à parler
du «vain songe de la vie», de «l’inépuisable torrent des belles
apparences», du «tourment stérile et délicieux de comprendre et
d’aimer», des «émouvantes effigies qui anoblissent à jamais la façade
vénérable et charmante des cathédrales», qu’il exprimait toute une
philosophie nouvelle pour moi par de merveilleuses images dont on
aurait dit que c’était elles qui avaient éveillé ce chant de harpes
qui s’élevait alors et à l’accompagnement duquel elles donnaient
quelque chose de sublime. Un de ces passages de Bergotte, le troisième
ou le quatrième que j’eusse isolé du reste, me donna une joie
incomparable à celle que j’avais trouvée au premier, une joie que je
me sentis éprouver en une région plus profonde de moi-même, plus unie,
plus vaste, d’où les obstacles et les séparations semblaient avoir été
enlevés. C’est que, reconnaissant alors ce même goût pour les
expressions rares, cette même effusion musicale, cette même
philosophie idéaliste qui avait déjà été les autres fois, sans que je
m’en rendisse compte, la cause de mon plaisir, je n’eus plus
l’impression d’être en présence d’un morceau particulier d’un certain
livre de Bergotte, traçant à la surface de ma pensée une figure
purement linéaire, mais plutôt du «morceau idéal» de Bergotte, commun
à tous ses livres et auquel tous les passages analogues qui venaient
se confondre avec lui, auraient donné une sorte d’épaisseur, de
volume, dont mon esprit semblait agrandi.
Je n’étais pas tout à fait le seul admirateur de Bergotte; il était
aussi l’écrivain préféré d’une amie de ma mère qui était très lettrée;
enfin pour lire son dernier livre paru, le docteur du Boulbon faisait
attendre ses malades; et ce fut de son cabinet de consultation, et
d’un parc voisin de Combray, que s’envolèrent quelques-unes des
premières graines de cette prédilection pour Bergotte, espèce si rare
alors, aujourd’hui universellement répandue, et dont on trouve partout
en Europe, en Amérique, jusque dans le moindre village, la fleur
idéale et commune. Ce que l’amie de ma mère et, paraît-il, le docteur
du Boulbon aimaient surtout dans les livres de Bergotte c’était comme
moi, ce même flux mélodique, ces expressions anciennes, quelques
autres très simples et connues, mais pour lesquelles la place où il
les mettait en lumière semblait révéler de sa part un goût
particulier; enfin, dans les passages tristes, une certaine
brusquerie, un accent presque rauque. Et sans doute lui-même devait
sentir que là étaient ses plus grands charmes. Car dans les livres qui
suivirent, s’il avait rencontré quelque grande vérité, ou le nom d’une
célèbre cathédrale, il interrompait son récit et dans une invocation,
une apostrophe, une longue prière, il donnait un libre cours à ces
effluves qui dans ses premiers ouvrages restaient intérieurs à sa
prose, décelés seulement alors par les ondulations de la surface, plus
douces peut-être encore, plus harmonieuses quand elles étaient ainsi
voilées et qu’on n’aurait pu indiquer d’une manière précise où
naissait, où expirait leur murmure. Ces morceaux auxquels il se
complaisait étaient nos morceaux préférés. Pour moi, je les savais par
cœur. J’étais déçu quand il reprenait le fil de son récit. Chaque fois
qu’il parlait de quelque chose dont la beauté m’était restée jusque-là
cachée, des forêts de pins, de la grêle, de Notre-Dame de Paris,
d’Athalie ou de Phèdre, il faisait dans une image exploser cette
beauté jusqu’à moi. Aussi sentant combien il y avait de parties de
l’univers que ma perception infirme ne distinguerait pas s’il ne les
rapprochait de moi, j’aurais voulu posséder une opinion de lui, une
métaphore de lui, sur toutes choses, surtout sur celles que j’aurais
l’occasion de voir moi-même, et entre celles-là, particulièrement sur
d’anciens monuments français et certains paysages maritimes, parce que
l’insistance avec laquelle il les citait dans ses livres prouvait
qu’il les tenait pour riches de signification et de beauté.
Malheureusement sur presque toutes choses j’ignorais son opinion. Je
ne doutais pas qu’elle ne fût entièrement différente des miennes,
puisqu’elle descendait d’un monde inconnu vers lequel je cherchais à
m’élever: persuadé que mes pensées eussent paru pure ineptie à cet
esprit parfait, j’avais tellement fait table rase de toutes, que quand
par hasard il m’arriva d’en rencontrer, dans tel de ses livres, une
que j’avais déjà eue moi-même, mon cœur se gonflait comme si un Dieu
dans sa bonté me l’avait rendue, l’avait déclarée légitime et belle.
Il arrivait parfois qu’une page de lui disait les mêmes choses que
j’écrivais souvent la nuit à ma grand’mère et à ma mère quand je ne
pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait l’air
d’un recueil d’épigraphes pour être placées en tête de mes lettres.
Même plus tard, quand je commençai de composer un livre, certaines
phrases dont la qualité ne suffit pas pour me décider à le continuer,
j’en retrouvai l’équivalent dans Bergotte. Mais ce n’était qu’alors,
quand je les lisais dans son œuvre, que je pouvais en jouir; quand
c’était moi qui les composais, préoccupé qu’elles reflétassent
exactement ce que j’apercevais dans ma pensée, craignant de ne pas
«faire ressemblant», j’avais bien le temps de me demander si ce que
j’écrivais était agréable! Mais en réalité il n’y avait que ce genre
de phrases, ce genre d’idées que j’aimais vraiment. Mes efforts
inquiets et mécontents étaient eux-mêmes une marque d’amour, d’amour
sans plaisir mais profond. Aussi quand tout d’un coup je trouvais de
telles phrases dans l’œuvre d’un autre, c’est-à-dire sans plus avoir
de scrupules, de sévérité, sans avoir à me tourmenter, je me laissais
enfin aller avec délices au goût que j’avais pour elles, comme un
cuisinier qui pour une fois où il n’a pas à faire la cuisine trouve
enfin le temps d’être gourmand. Un jour, ayant rencontré dans un livre
de Bergotte, à propos d’une vieille servante, une plaisanterie que le
magnifique et solennel langage de l’écrivain rendait encore plus
ironique mais qui était la même que j’avais souvent faite à ma
grand’mère en parlant de Françoise, une autre fois où je vis qu’il ne
jugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vérité
qu’étaient ses ouvrages, une remarque analogue à celle que j’avais eu
l’occasion de faire sur notre ami M. Legrandin (remarques sur
Françoise et M. Legrandin qui étaient certes de celles que j’eusse le
plus délibérément sacrifiées à Bergotte, persuadé qu’il les trouverait
sans intérêt), il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes
du vrai n’étaient pas aussi séparés que j’avais cru, qu’ils
coïncidaient même sur certains points, et de confiance et de joie je
pleurai sur les pages de l’écrivain comme dans les bras d’un père
retrouvé.
D’après ses livres j’imaginais Bergotte comme un vieillard faible et
déçu qui avait perdu des enfants et ne s’était jamais consolé. Aussi
je lisais, je chantais intérieurement sa prose, plus «dolce», plus
«lento» peut-être qu’elle n’était écrite, et la phrase la plus simple
s’adressait à moi avec une intonation attendrie. Plus que tout
j’aimais sa philosophie, je m’étais donné à elle pour toujours. Elle
me rendait impatient d’arriver à l’âge où j’entrerais au collège, dans
la classe appelée Philosophie. Mais je ne voulais pas qu’on y fît
autre chose que vivre uniquement par la pensée de Bergotte, et si l’on
m’avait dit que les métaphysiciens auxquels je m’attacherais alors ne
lui ressembleraient en rien, j’aurais ressenti le désespoir d’un
amoureux qui veut aimer pour la vie et à qui on parle des autres
maîtresses qu’il aura plus tard.
Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dérangé par Swann
qui venait voir mes parents.
--«Qu’est-ce que vous lisez, on peut regarder? Tiens, du Bergotte? Qui
donc vous a indiqué ses ouvrages? » Je lui dis que c’était Bloch.
--«Ah! oui, ce garçon que j’ai vu une fois ici, qui ressemble tellement
au portrait de Mahomet II par Bellini. Oh! c’est frappant, il a les
mêmes sourcils circonflexes, le même nez recourbé, les mêmes pommettes
saillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la même personne. En
tout cas il a du goût, car Bergotte est un charmant esprit. » Et voyant
combien j’avais l’air d’admirer Bergotte, Swann qui ne parlait jamais
des gens qu’il connaissait fit, par bonté, une exception et me dit:
--«Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire plaisir qu’il
écrive un mot en tête de votre volume, je pourrais le lui demander. »
Je n’osai pas accepter mais posai à Swann des questions sur Bergotte.
«Est-ce que vous pourriez me dire quel est l’acteur qu’il préfère? »
--«L’acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu’il n’égale aucun artiste
homme à la Berma qu’il met au-dessus de tout. L’avez-vous entendue? »
--«Non monsieur, mes parents ne me permettent pas d’aller au théâtre. »
--«C’est malheureux. Vous devriez leur demander. La Berma dans Phèdre,
dans le Cid, ce n’est qu’une actrice si vous voulez, mais vous savez
je ne crois pas beaucoup à la «hiérarchie! » des arts; (et je
remarquai, comme cela m’avait souvent frappé dans ses conversations
avec les sœurs de ma grand’mère que quand il parlait de choses
sérieuses, quand il employait une expression qui semblait impliquer
une opinion sur un sujet important, il avait soin de l’isoler dans une
intonation spéciale, machinale et ironique, comme s’il l’avait mise
entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre à son compte, et
dire: «la hiérarchie, vous savez, comme disent les gens ridicules»?
Mais alors, si c’était ridicule, pourquoi disait-il la hiérarchie? ).
Un instant après il ajouta: «Cela vous donnera une vision aussi noble
que n’importe quel chef-d’œuvre, je ne sais pas moi. . . que»--et il se
mit à rire--«les Reines de Chartres! » Jusque-là cette horreur
d’exprimer sérieusement son opinion m’avait paru quelque chose qui
devait être élégant et parisien et qui s’opposait au dogmatisme
provincial des sœurs de ma grand’mère; et je soupçonnais aussi que
c’était une des formes de l’esprit dans la coterie où vivait Swann et
où par réaction sur le lyrisme des générations antérieures on
réhabilitait à l’excès les petits faits précis, réputés vulgaires
autrefois, et on proscrivait les «phrases». Mais maintenant je
trouvais quelque chose de choquant dans cette attitude de Swann en
face des choses. Il avait l’air de ne pas oser avoir une opinion et de
n’être tranquille que quand il pouvait donner méticuleusement des
renseignements précis. Mais il ne se rendait donc pas compte que
c’était professer l’opinion, postuler, que l’exactitude de ces détails
avait de l’importance. Je repensai alors à ce dîner où j’étais si
triste parce que maman ne devait pas monter dans ma chambre et où il
avait dit que les bals chez la princesse de Léon n’avaient aucune
importance. Mais c’était pourtant à ce genre de plaisirs qu’il
employait sa vie. Je trouvais tout cela contradictoire. Pour quelle
autre vie réservait-il de dire enfin sérieusement ce qu’il pensait des
choses, de formuler des jugements qu’il pût ne pas mettre entre
guillemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse à
des occupations dont il professait en même temps qu’elles sont
ridicules? Je remarquai aussi dans la façon dont Swann me parla de
Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui était pas particulier
mais au contraire était dans ce temps-là commun à tous les admirateurs
de l’écrivain, à l’amie de ma mère, au docteur du Boulbon. Comme
Swann, ils disaient de Bergotte: «C’est un charmant esprit, si
particulier, il a une façon à lui de dire les choses un peu cherchée,
mais si agréable. On n’a pas besoin de voir la signature, on reconnaît
tout de suite que c’est de lui. » Mais aucun n’aurait été jusqu’à dire:
«C’est un grand écrivain, il a un grand talent. » Ils ne disaient même
pas qu’il avait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu’ils ne le
savaient pas. Nous sommes très longs à reconnaître dans la physionomie
particulière d’un nouvel écrivain le modèle qui porte le nom de «grand
talent» dans notre musée des idées générales. Justement parce que
cette physionomie est nouvelle nous ne la trouvons pas tout à fait
ressemblante à ce que nous appelons talent. Nous disons plutôt
originalité, charme, délicatesse, force; et puis un jour nous nous
rendons compte que c’est justement tout cela le talent.
--«Est-ce qu’il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé de la
Berma? » demandai-je à M. Swann.
--Je crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit être
épuisée. Il y a peut-être eu cependant une réimpression. Je
m’informerai. Je peux d’ailleurs demander à Bergotte tout ce que vous
voulez, il n’y a pas de semaine dans l’année où il ne dîne à la
maison. C’est le grand ami de ma fille. Ils vont ensemble visiter les
vieilles villes, les cathédrales, les châteaux.
Comme je n’avais aucune notion sur la hiérarchie sociale, depuis
longtemps l’impossibilité que mon père trouvait à ce que nous
fréquentions Mme et Mlle Swann avait eu plutôt pour effet, en me
faisant imaginer entre elles et nous de grandes distances, de leur
donner à mes yeux du prestige. Je regrettais que ma mère ne se teignît
pas les cheveux et ne se mît pas de rouge aux lèvres comme j’avais
entendu dire par notre voisine Mme Sazerat que Mme Swann le faisait
pour plaire, non à son mari, mais à M. de Charlus, et je pensais que
nous devions être pour elle un objet de mépris, ce qui me peinait
surtout à cause de Mlle Swann qu’on m’avait dit être une si jolie
petite fille et à laquelle je rêvais souvent en lui prêtant chaque
fois un même visage arbitraire et charmant. Mais quand j’eus appris ce
jour-là que Mlle Swann était un être d’une condition si rare, baignant
comme dans son élément naturel au milieu de tant de privilèges, que
quand elle demandait à ses parents s’il y avait quelqu’un à dîner, on
lui répondait par ces syllabes remplies de lumière, par le nom de ce
convive d’or qui n’était pour elle qu’un vieil ami de sa famille:
Bergotte; que, pour elle, la causerie intime à table, ce qui
correspondait à ce qu’était pour moi la conversation de ma
grand’tante, c’étaient des paroles de Bergotte sur tous ces sujets
qu’il n’avait pu aborder dans ses livres, et sur lesquels j’aurais
voulu l’écouter rendre ses oracles, et qu’enfin, quand elle allait
visiter des villes, il cheminait à côté d’elle, inconnu et glorieux,
comme les Dieux qui descendaient au milieu des mortels, alors je
sentis en même temps que le prix d’un être comme Mlle Swann, combien
je lui paraîtrais grossier et ignorant, et j’éprouvai si vivement la
douceur et l’impossibilité qu’il y aurait pour moi à être son ami, que
je fus rempli à la fois de désir et de désespoir. Le plus souvent
maintenant quand je pensais à elle, je la voyais devant le porche
d’une cathédrale, m’expliquant la signification des statues, et, avec
un sourire qui disait du bien de moi, me présentant comme son ami, à
Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idées que faisaient
naître en moi les cathédrales, le charme des coteaux de
l’Ile-de-France et des plaines de la Normandie faisait refluer ses
reflets sur l’image que je me formais de Mlle Swann: c’était être tout
prêt à l’aimer. Que nous croyions qu’un être participe à une vie
inconnue où son amour nous ferait pénétrer, c’est, de tout ce qu’exige
l’amour pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire
bon marché du reste. Même les femmes qui prétendent ne juger un homme
que sur son physique, voient en ce physique l’émanation d’une vie
spéciale. C’est pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers;
l’uniforme les rend moins difficiles pour le visage; elles croient
baiser sous la cuirasse un cœur différent, aventureux et doux; et un
jeune souverain, un prince héritier, pour faire les plus flatteuses
conquêtes, dans les pays étrangers qu’il visite, n’a pas besoin du
profil régulier qui serait peut-être indispensable à un coulissier.
Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand’tante n’aurait pas
compris que je fisse en dehors du dimanche, jour où il est défendu de
s’occuper à rien de sérieux et où elle ne cousait pas (un jour de
semaine, elle m’aurait dit «Comment tu t’amuses encore à lire, ce
n’est pourtant pas dimanche» en donnant au mot amusement le sens
d’enfantillage et de perte de temps), ma tante Léonie devisait avec
Françoise en attendant l’heure d’Eulalie. Elle lui annonçait qu’elle
venait de voir passer Mme Goupil «sans parapluie, avec la robe de soie
qu’elle s’est fait faire à Châteaudun. Si elle a loin à aller avant
vêpres elle pourrait bien la faire saucer».
--«Peut-être, peut-être (ce qui signifiait peut-être non)» disait
Françoise pour ne pas écarter définitivement la possibilité d’une
alternative plus favorable.
--«Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me fait penser
que je n’ai point su si elle était arrivée à l’église après
l’élévation. Il faudra que je pense à le demander à Eulalie. . .
Françoise, regardez-moi ce nuage noir derrière le clocher et ce
mauvais soleil sur les ardoises, bien sûr que la journée ne se passera
pas sans pluie. Ce n’était pas possible que ça reste comme ça, il
faisait trop chaud.