Sans doute la
princesse de Parme admettait fort bien qu'on pût se plaire davantage
dans la société de Mme de Guermantes que dans la sienne propre.
princesse de Parme admettait fort bien qu'on pût se plaire davantage
dans la société de Mme de Guermantes que dans la sienne propre.
Proust - Le Cote de Guermantes - v3
Les Guermantes--du moins ceux qui étaient dignes du nom--n'étaient pas
seulement d'une qualité de chair, de cheveu, de transparent regard,
exquise, mais avaient une manière de se tenir, de marcher, de saluer, de
regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils
étaient aussi différents en tout cela d'un homme du monde quelconque que
celui-ci d'un fermier en blouse. Et malgré leur amabilité on se disait:
n'ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu'ils le dissimulent, quand ils
nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies
par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l'hirondelle ou
l'inclinaison de la rose, de penser: ils sont d'une autre race que nous
et nous sommes, nous, les princes de la terre? Plus tard je compris que
les Guermantes me croyaient en effet d'une race autre, mais qui excitait
leur envie, parce que je possédais des mérites que j'ignorais et qu'ils
faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore
j'ai senti que cette profession de foi n'était qu'à demi sincère et que
chez eux le dédain ou l'étonnement coexistaient avec l'admiration et
l'envie. La flexibilité physique essentielle aux Guermantes était
double; grâce à l'une, toujours en action, à tout moment, et si par
exemple un Guermantes mâle allait saluer une dame, il obtenait une
silhouette de lui-même, faite de l'équilibre instable de mouvements
asymétriques et nerveusement compensés, une jambe traînant un peu soit
exprès, soit parce qu'ayant été souvent cassée à la chasse elle
imprimait au torse, pour rattraper l'autre jambe, une déviation à
laquelle la remontée d'une épaule faisait contrepoids, pendant que le
monocle s'installait dans l'oeil, haussait un sourcil au même moment où
le toupet des cheveux s'abaissait pour le salut; l'autre flexibilité,
comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde à jamais la
coquille ou le bateau, s'était pour ainsi dire stylisée en une sorte de
mobilité fixée, incurvant le nez busqué qui sous les yeux bleus à fleur
de tête, au-dessus des lèvres trop minces, d'où sortait, chez les
femmes, une voix rauque, rappelait l'origine fabuleuse enseignée au XVIe
siècle par le bon vouloir de généalogistes parasites et hellénisants à
cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu'ils prétendaient
quand ils lui donnaient pour origine la fécondation mythologique d'une
nymphe par un divin Oiseau.
Les Guermantes n'étaient pas moins spéciaux au point de vue intellectuel
qu'au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert (l'époux aux idées
surannées de «Marie Gilbert» et qui faisait asseoir sa femme à gauche
quand ils se promenaient en voiture parce qu'elle était de moins bon
sang, pourtant royal, que lui), mais il était une exception et faisait,
absent, l'objet des railleries de la famille et d'anecdotes toujours
nouvelles, les Guermantes, tout en vivant dans le pur «gratin» de
l'aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les
théories de la duchesse de Guermantes, laquelle à vrai dire à force
d'être Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose
d'autre et de plus agréable, mettaient tellement au-dessus de tout
l'intelligence et étaient en politique si socialistes qu'on se demandait
où dans son hôtel se cachait le génie chargé d'assurer le maintien de la
vie aristocratique, et qui toujours invisible, mais évidemment tapi
tantôt dans l'antichambre, tantôt dans le salon, tantôt dans le cabinet
de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas
aux titres de lui dire «Madame la duchesse», à cette personne qui
n'aimait que la lecture et n'avait point de respect humain, d'aller
dîner chez sa belle-soeur quand sonnaient huit heures et de se
décolleter pour cela.
Le même génie de la famille présentait à Mme de Guermantes la situation
des duchesses, du moins des premières d'entre elles, et comme elle
multimillionnaires, le sacrifice à d'ennuyeux thés-dîners en ville,
raouts, d'heures où elle eût pu lire des choses intéressantes, comme des
nécessités désagréables analogues à la pluie, et que Mme de Guermantes
acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse mais sans aller
jusqu'à rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du
hasard que le maître d'hôtel de Mme de Guermantes dît toujours: «Madame
la duchesse» à cette femme qui ne croyait qu'à l'intelligence, ne
paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n'avait pensé à le prier
de lui dire «Madame» tout simplement. En poussant la bonne volonté
jusqu'à ses extrêmes limites, on eût pu croire que, distraite, elle
entendait seulement «Madame» et que l'appendice verbal qui y était
ajouté n'était pas perçu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle
n'était pas muette. Or, chaque fois qu'elle avait une commission à
donner à son mari, elle disait au maître d'hôtel: «Vous rappellerez à
Monsieur le duc. . . »
Le génie de la famille avait d'ailleurs d'autres occupations, par
exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus
particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement
moraux, et ce n'étaient pas d'habitude les mêmes. Mais les
premiers--même un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu
et était le plus délicieux de tous, ouvert à toutes les idées neuves et
justes--traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la
même façon que Mme de Villeparisis, dans les moments où le génie de la
famille s'exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments
identiques on voyait tout d'un coup les Guermantes prendre un ton
presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et à cause de leur charme plus
grand, plus attendrissant que celui de la marquise pour dire d'une
domestique: «On sent qu'elle a un bon fond, c'est une fille qui n'est
pas commune, elle doit être la fille de gens bien, elle est certainement
restée toujours dans le droit chemin. » A ces moments-là le génie de la
famille se faisait intonation. Mais parfois il était aussi tournure, air
de visage, le même chez la duchesse que chez son grand-père le maréchal,
une sorte d'insaisissable convulsion (pareille à celle du Serpent, génie
carthaginois de la famille Barca), et par quoi j'avais été plusieurs
fois saisi d'un battement de coeur, dans mes promenades matinales, quand,
avant d'avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regardé par elle
du fond d'une petite crémerie. Ce génie était intervenu dans une
circonstance qui avait été loin d'être indifférente non seulement aux
Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et,
quoique d'aussi bon sang que les Guermantes, tout l'opposé d'eux (c'est
même par sa grand'mère Courvoisier que les Guermantes expliquaient le
parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et
noblesse comme si c'était la seule chose qui importât). Non seulement
les Courvoisier n'assignaient pas à l'intelligence le même rang que les
Guermantes, mais ils ne possédaient pas d'elle la même idée. Pour un
Guermantes (fût-il bête), être intelligent, c'était avoir la dent dure,
être capable de dire des méchancetés, d'emporter le morceau, c'était
aussi pouvoir vous tenir tête aussi bien sur la peinture, sur la
musique, sur l'architecture, parler anglais. Les Courvoisier se
faisaient de l'intelligence une idée moins favorable et, pour peu qu'on
ne fût pas de leur monde, être intelligent n'était pas loin de signifier
«avoir probablement assassiné père et mère». Pour eux l'intelligence
était l'espèce de «pince monseigneur» grâce à laquelle des gens qu'on ne
connaissait ni d'Ève ni d'Adam forçaient les portes des salons les plus
respectés, et on savait chez les Courvoisier qu'il finissait toujours
par vous en cuire d'avoir reçu de telles «espèces». Aux insignifiantes
assertions des gens intelligents qui n'étaient pas du monde, les
Courvoisier opposaient une méfiance systématique. Quelqu'un ayant dit
une fois: «Mais Swann est plus jeune que Palamède. --Du moins il vous le
dit; et s'il vous le dit soyez sûr que c'est qu'il y trouve son
intérêt», avait répondu Mme de Gallardon. Bien plus, comme on disait de
deux étrangères très élégantes que les Guermantes recevaient, qu'on
avait fait passer d'abord celle-ci puisqu'elle était l'aînée: «Mais
est-elle même l'aînée? » avait demandé Mme de Gallardon, non pas
positivement comme si ce genre de personnes n'avaient pas d'âge, mais
comme si, vraisemblablement dénuées d'état civil et religieux, de
traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les
petites chattes d'une même corbeille entre lesquelles un vétérinaire
seul pourrait se reconnaître. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes,
maintenaient d'ailleurs en un sens l'intégrité de la noblesse à la fois
grâce à l'étroitesse de leur esprit et à la méchanceté de leur coeur. De
même que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de
quelques autres comme les de Ligne, les La Trémoille, etc. , tout le
reste se confondait dans un vague fretin) étaient insolents avec des
gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, précisément
parce qu'ils ne faisaient pas attention à ces mérites de second ordre
dont s'occupaient énormément les Courvoisier, le manque de ces mérites
leur importait peu. Certaines femmes qui n'avaient pas un rang très
élevé dans leur province mais brillamment mariées, riches, jolies,
aimées des duchesses, étaient pour Paris, où l'on est peu au courant des
«père et mère», un excellent et élégant article d'importation. Il
pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le
canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agrément propre,
reçues chez certaines Guermantes. Mais, à leur égard, l'indignation des
Courvoisier ne désarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six, chez leur
cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n'aimaient pas à
frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et
un thème d'inépuisables déclamations. Dès le moment, par exemple, où la
charmante comtesse G. . . entrait chez les Guermantes, le visage de Mme de
Villebon prenait exactement l'expression qu'il eût dû prendre si elle
avait eu à réciter le vers:
_Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là. _
vers qui lui était du reste inconnu. Cette Courvoisier avait avalé
presque tous les lundis un éclair chargé de crème à quelques pas de la
comtesse G. . . , mais sans résultat. Et Mme de Villebon confessait en
cachette qu'elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes
recevait une femme qui n'était même pas de la deuxième société, à
Châteaudun. «Ce n'est vraiment pas la peine que ma cousine soit si
difficile sur ses relations, c'est à se moquer du monde», concluait Mme
de Villebon avec une autre expression de visage, celle-là souriante et
narquoise dans le désespoir, sur laquelle un petit jeu de devinettes eût
plutôt mis un autre vers que la comtesse ne connaissait naturellement
pas davantage:
_Grâce aux dieux mon malheur passe mon espérance_.
Au reste, anticipons sur les événements en disant que la «persévérance»,
rime d'espérance dans le vers suivant, de Mme de Villebon à snober Mme
G. . . ne fut pas tout à fait inutile. Aux yeux de Mme G. . . elle doua Mme
de Villebon d'un prestige tel, d'ailleurs purement imaginaire, que,
quand la fille de Mme G. . . , qui était la plus jolie et la plus riche des
bals de l'époque, fut à marier, on s'étonna de lui voir refuser tous les
ducs. C'est que sa mère, se souvenant des avanies hebdomadaires qu'elle
avait essuyées rue de Grenelle en souvenir de Châteaudun, ne souhaitait
véritablement qu'un mari pour sa fille: un fils Villebon.
Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient
était dans l'art, infiniment varié d'ailleurs, de marquer les distances.
Les manières des Guermantes n'étaient pas entièrement uniformes chez
tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l'étaient
vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de
cérémonie, à peu près comme si le fait qu'ils vous eussent tendu la main
eût été aussi considérable que s'il s'était agi de vous sacrer
chevalier. Au moment où un Guermantes, n'eût-il que vingt ans, mais
marchant déjà sur les traces de ses aînés, entendait votre nom prononcé
par le présentateur, il laissait tomber sur vous, comme s'il n'était
nullement décidé à vous dire bonjour, un regard généralement bleu,
toujours de la froideur d'un acier qu'il semblait prêt à vous plonger
dans les plus profonds replis du coeur. C'est du reste ce que les
Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de
premier ordre. Ils pensaient de plus accroître par cette inspection
l'amabilité du salut qui allait suivre et qui ne vous serait délivré
qu'à bon escient. Tout ceci se passait à une distance de vous qui,
petite s'il se fût agi d'une passe d'armes, semblait énorme pour une
poignée de main et glaçait dans le deuxième cas comme elle eût fait dans
le premier, de sorte que quand le Guermantes, après une rapide tournée
accomplie dans les dernières cachettes de votre âme et de votre
honorabilité, vous avait jugé digne de vous rencontrer désormais avec
lui, sa main, dirigée vers vous au bout d'un bras tendu dans toute sa
longueur, avait l'air de vous présenter un fleuret pour un combat
singulier, et cette main était en somme placée si loin du Guermantes à
ce moment-là que, quand il inclinait alors la tête, il était difficile
de distinguer si c'était vous ou sa propre main qu'il saluait. Certains
Guermantes n'ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne
pas se répéter sans cesse, exagéraient en recommençant cette cérémonie
chaque fois qu'ils vous rencontraient. Étant donné qu'ils n'avaient plus
à procéder à l'enquête psychologique préalable pour laquelle le «génie
de la famille» leur avait délégué ses pouvoirs dont ils devaient se
rappeler les résultats, l'insistance du regard perforateur précédant la
poignée de main ne pouvait s'expliquer que par l'automatisme qu'avait
acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu'ils pensaient
posséder. Les Courvoisier, dont le physique était différent, avaient
vainement essayé de s'assimiler ce salut scrutateur et s'étaient
rabattus sur la raideur hautaine ou la négligence rapide. En revanche,
c'était aux Courvoisier que certaines très rares Guermantes du sexe
féminin semblaient avoir emprunté le salut des dames. En effet, au
moment où on vous présentait à une de ces Guermantes-là, elle vous
faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, à peu près
selon un angle de quarante-cinq degrés, la tête et le buste, le bas du
corps (qu'elle avait fort haut jusqu'à la ceinture, qui faisait pivot)
restant immobile. Mais à peine avait-elle projeté ainsi vers vous la
partie supérieure de sa personne, qu'elle la rejetait en arrière de la
verticale par un brusque retrait d'une longueur à peu près égale. Le
renversement consécutif neutralisait ce qui vous avait paru être
concédé, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait même pas acquis
comme en matière de duel, les positions primitives étaient gardées.
Cette même annulation de l'amabilité par la reprise des distances (qui
était d'origine Courvoisier et destinée à montrer que les avances faites
dans le premier mouvement n'étaient qu'une feinte d'un instant) se
manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les
Guermantes, dans les lettres qu'on recevait d'elles, au moins pendant
les premiers temps de leur connaissance. Le «corps» de la lettre pouvait
contenir des phrases qu'on n'écrirait, semble-t-il, qu'à un ami, mais
c'est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d'être celui de
la dame, car la lettre commençait par: «monsieur» et finissait par:
«Croyez, monsieur, à mes sentiments distingués. » Dès lors, entre ce
froid début et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le
reste, pouvaient se succéder (si c'était une réponse à une lettre de
condoléance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin que la
Guermantes avait eu à perdre sa soeur, de l'intimité qui existait entre
elles, des beautés du pays où elle villégiaturait, des consolations
qu'elle trouvait dans le charme de ses petits enfants, tout cela n'était
plus qu'une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le
caractère intime n'entraînait pourtant pas plus d'intimité entre vous et
l'épistolière que si celle-ci avait été Pline le Jeune ou Mme de
Simiane.
Il est vrai que certaines Guermantes vous écrivaient dès les premières
fois «mon cher ami», «mon ami», ce n'étaient pas toujours les plus
simples d'entre elles, mais plutôt celles qui, ne vivant qu'au milieu
des rois et, d'autre part, étant «légères», prenaient dans leur orgueil
la certitude que tout ce qui venait d'elles faisait plaisir et dans leur
corruption l'habitude de ne marchander aucune des satisfactions qu'elles
pouvaient offrir. Du reste, comme il suffisait qu'on eût eu une
trisaïeule commune sous Louis XIII pour qu'un jeune Guermantes dit en
parlant de la marquise de Guermantes «la tante Adam», les Guermantes
étaient si nombreux que même pour ces simples rites, celui du salut de
présentation par exemple, il existait bien des variétés. Chaque
sous-groupe un peu raffiné avait le sien, qu'on se transmettait des
parents aux enfants comme une recette de vulnéraire et une manière
particulière de préparer les confitures. C'est ainsi qu'on a vu la
poignée de main de Saint-Loup se déclancher comme malgré lui au moment
où il entendait votre nom, sans participation de regard, sans
adjonction de salut. Tout malheureux roturier qui pour une raison
spéciale--ce qui arrivait du reste assez rarement--était présenté à
quelqu'un du sous-groupe Saint-Loup, se creusait la tête, devant ce
minimum si brusque de bonjour, revêtant volontairement les apparences de
l'inconscience, pour savoir ce que le ou la Guermantes pouvait avoir
contre lui. Et il était bien étonné d'apprendre qu'il ou elle avait jugé
à propos d'écrire tout spécialement au présentateur pour lui dire
combien vous lui aviez plu et qu'il ou elle espérait bien vous revoir.
Aussi particularisés que le geste mécanique de Saint-Loup étaient les
entrechats compliqués et rapides (jugés ridicules par M. de Charlus) du
marquis de Fierbois, les pas graves et mesurés du prince de Guermantes.
Mais il est impossible de décrire ici la richesse de cette chorégraphie
des Guermantes à cause de l'étendue même du corps de ballet.
Pour en revenir à l'antipathie qui animait les Courvoisier contre la
duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation de
la plaindre tant qu'elle fut jeune fille, car elle était alors peu
fortunée. Malheureusement, de tout temps une sorte d'émanation
fuligineuse et _sui generis_ enfouissait, dérobait aux yeux, la richesse
des Courvoisier qui, si grande qu'elle fût, demeurait obscure. Une
Courvoisier fort riche avait beau épouser un gros parti, il arrivait
toujours que le jeune ménage n'avait pas de domicile personnel à Paris,
y «descendait» chez ses beaux-parents, et pour le reste de l'année
vivait en province au milieu d'une société sans mélange mais sans éclat.
Pendant que Saint-Loup, qui n'avait guère plus que des dettes,
éblouissait Doncières par ses attelages, un Courvoisier fort riche n'y
prenait jamais que le tram. Inversement (et d'ailleurs bien des années
auparavant) Mlle de Guermantes (Oriane), qui n'avait pas grand'chose,
faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier réunies
des leurs. Le scandale même de ses propos faisait une espèce de réclame
à sa manière de s'habiller et de se coiffer. Elle avait osé dire au
grand-duc de Russie: «Eh bien! Monseigneur, il paraît que vous voulez
faire assassiner Tolstoï? » dans un dîner auquel on n'avait point convié
les Courvoisier, d'ailleurs peu renseignés sur Tolstoï. Ils ne
l'étaient pas beaucoup plus sur les auteurs grecs, si l'on en juge par
la duchesse de Gallardon douairière (belle-mère de la princesse de
Gallardon, alors encore jeune fille) qui, n'ayant pas été en cinq ans
honorée d'une seule visite d'Oriane, répondit à quelqu'un qui lui
demandait la raison de son absence: «Il paraît qu'elle récite de
l'Aristote (elle voulait dire de l'Aristophane) dans le monde. Je ne
tolère pas ça chez moi! »
On peut imaginer combien cette «sortie» de Mlle de Guermantes sur
Tolstoï, si elle indignait les Courvoisier, émerveillait les Guermantes,
et, par delà, tout ce qui leur tenait non seulement de près, mais de
loin. La comtesse douairière d'Argencourt, née Seineport, qui recevait
un peu tout le monde parce qu'elle était bas bleu et quoique son fils
fût un terrible snob, racontait le mot devant des gens de lettres en
disant: «Oriane de Guermantes qui est fine comme l'ambre, maligne comme
un singe, douée pour tout, qui fait des aquarelles dignes d'un grand
peintre et des vers comme en font peu de grands poètes, et vous savez,
comme famille, c'est tout ce qu'il y a de plus haut, sa grand'mère était
Mlle de Montpensier, et elle est la dix-huitième Oriane de Guermantes
sans une mésalliance, c'est le sang le plus pur, le plus vieux de
France. »
Aussi les faux hommes de lettres, ces demi-intellectuels que recevait
Mme d'Argencourt, se représentant Oriane de Guermantes, qu'ils
n'auraient jamais l'occasion de connaître personnellement, comme quelque
chose de plus merveilleux et de plus extraordinaire que la princesse
Badroul Boudour, non seulement se sentaient prêts à mourir pour elle en
apprenant qu'une personne si noble glorifiait par-dessus tout Tolstoï,
mais sentaient aussi que reprenaient dans leur esprit une nouvelle force
leur propre amour de Tolstoï, leur désir de résistance au tsarisme. Ces
idées libérales avaient pu s'anémier entre eux, ils avaient pu douter de
leur prestige, n'osant plus les confesser, quand soudain de Mlle de
Guermantes elle-même, c'est-à-dire d'une jeune fille si indiscutablement
précieuse et autorisée, portant les cheveux à plat sur le front (ce que
jamais une Courvoisier n'eût consenti à faire) leur venait un tel
secours. Un certain nombre de réalités bonnes ou mauvaises gagnent ainsi
beaucoup à recevoir l'adhésion de personnes qui ont autorité sur nous.
Par exemple chez les Courvoisier, les rites de l'amabilité dans la rue
se composaient d'un certain salut, fort laid et peu aimable en lui-même,
mais dont on savait que c'était la manière distinguée de dire bonjour,
de sorte que tout le monde, effaçant de soi le sourire, le bon accueil,
s'efforçait d'imiter cette froide gymnastique. Mais les Guermantes, en
général, et particulièrement Oriane, tout en connaissant mieux que
personne ces rites, n'hésitaient pas, si elles vous apercevaient d'une
voiture, à vous faire un gentil bonjour de la main, et dans un salon,
laissant les Courvoisier faire leurs saluts empruntés et raides,
esquissaient de charmantes révérences, vous tendaient la main comme à un
camarade en souriant de leurs yeux bleus, de sorte que tout d'un coup,
grâce aux Guermantes, entraient dans la substance du chic, jusque-là un
peu creuse et sèche, tout ce que naturellement on eût aimé et qu'on
s'était efforcé de proscrire, la bienvenue, l'épanchement d'une
amabilité vraie, la spontanéité. C'est de la même manière, mais par une
réhabilitation cette fois peu justifiée, que les personnes qui portent
le plus en elles le goût instinctif de la mauvaise musique et des
mélodies, si banales soient-elles, qui ont quelque chose de caressant et
de facile, arrivent, grâce à la culture symphonique, à mortifier en
elles ce goût. Mais une fois arrivées à ce point, quand, émerveillées
avec raison par l'éblouissant coloris orchestral de Richard Strauss,
elles voient ce musicien accueillir avec une indulgence digne d'Auber les
motifs plus vulgaires, ce que ces personnes aimaient trouve soudain dans
une autorité si haute une justification qui les ravit et elles
s'enchantent sans scrupules et avec une double gratitude, en écoutant
_Salomé_, de ce qui leur était interdit d'aimer dans _Les Diamants de la
Couronne_.
Authentique ou non, l'apostrophe de Mlle de Guermantes au grand-duc,
colportée de maison en maison, était une occasion de raconter avec
quelle élégance excessive Oriane était arrangée à ce dîner. Mais si le
luxe (ce qui précisément le rendait inaccessible aux Courvoisier) ne
naît pas de la richesse, mais de la prodigalité, encore la seconde
dure-t-elle plus longtemps si elle est enfin soutenue par la première,
laquelle lui permet alors de jeter tous ses feux. Or, étant donné les
principes affichés ouvertement non seulement par Oriane, mais par Mme de
Villeparisis, à savoir que la noblesse ne compte pas, qu'il est ridicule
de se préoccuper du rang, que la fortune ne fait pas le bonheur, que
seuls l'intelligence, le coeur, le talent ont de l'importance, les
Courvoisier pouvaient espérer qu'en vertu de cette éducation qu'elle
avait reçue de la marquise, Oriane épouserait quelqu'un qui ne serait
pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un libre
penseur, qu'elle entrerait définitivement dans la catégorie de ce que
les Courvoisier appelaient «les dévoyés». Ils pouvaient d'autant plus
l'espérer que, Mme de Villeparisis traversant en ce moment au point de
vue social une crise difficile (aucune des rares personnes brillantes
que je rencontrai chez elle ne lui étaient encore revenues), elle
affichait une horreur profonde à l'égard de la société qui la tenait à
l'écart. Même quand elle parlait de son neveu le prince de Guermantes
qu'elle voyait, elle n'avait pas assez de railleries pour lui parce
qu'il était féru de sa naissance. Mais au moment même où il s'était agi
de trouver un mari à Oriane, ce n'étaient plus les principes affichés
par la tante et la nièce qui avaient mené l'affaire; ç'avait été le
mystérieux «Génie de la famille». Aussi infailliblement que si Mme de
Villeparisis et Oriane n'eussent jamais parlé que titres de rente et
généalogies au lieu de mérite littéraire et de qualités du coeur, et
comme si la marquise, pour quelques jours avait été--comme elle serait
plus tard--morte, et en bière, dans l'église de Combray, où chaque
membre de la famille n'était plus qu'un Guermantes, avec une privation
d'individualité et de prénoms qu'attestait sur les grandes tentures
noires le seul G. . . de pourpre, surmonté de la couronne ducale, c'était
sur l'homme le plus riche et le mieux né, sur le plus grand parti du
faubourg Saint-Germain, sur le fils aîné du duc de Guermantes, le prince
des Laumes, que le Génie de la famille avait porté le choix de
l'intellectuelle, de la frondeuse, de l'évangélique Mme de Villeparisis.
Et pendant deux heures, le jour du mariage, Mme de Villeparisis eut
chez elle toutes les nobles personnes dont elle se moquait, dont elle se
moqua même avec les quelques bourgeois intimes qu'elle avait conviés et
auxquels le prince des Laumes mit alors des cartes avant de «couper le
câble» dès l'année suivante. Pour mettre le comble au malheur des
Courvoisier, les maximes qui font de l'intelligence et du talent les
seules supériorités sociales recommencèrent à se débiter chez la
princesse des Laumes, aussitôt après le mariage. Et à cet égard, soit
dit en passant, le point de vue que défendait Saint-Loup quand il vivait
avec Rachel, fréquentait les amis de Rachel, aurait voulu épouser
Rachel, comportait--quelque horreur qu'il inspirât dans la
famille--moins de mensonge que celui des demoiselles Guermantes en
général, prônant l'intelligence, n'admettant presque pas qu'on mît en
doute l'égalité des hommes, alors que tout cela aboutissait à point
nommé au même résultat que si elles eussent professé des maximes
contraires, c'est-à-dire à épouser un duc richissime. Saint-Loup
agissait, au contraire, conformément à ses théories, ce qui faisait dire
qu'il était dans une mauvaise voie. Certes, du point de vue moral,
Rachel était en effet peu satisfaisante. Mais il n'est pas certain que
si une personne ne valait pas mieux, mais eût été duchesse ou eût
possédé beaucoup de millions, Mme de Marsantes n'eût pas été favorable
au mariage.
Or, pour en revenir à Mme des Laumes (bientôt après duchesse de
Guermantes par la mort de son beau-père) ce fut un surcroît de malheur
infligé aux Courvoisier que les théories de la jeune princesse, en
restant ainsi dans son langage, n'eussent dirigé en rien sa conduite;
car ainsi cette philosophie (si l'on peut ainsi dire) ne nuisit
nullement à l'élégance aristocratique du salon Guermantes. Sans doute
toutes les personnes que Mme de Guermantes ne recevait pas se figuraient
que c'était parce qu'elles n'étaient pas assez intelligentes, et telle
riche Américaine qui n'avait jamais possédé d'autre livre qu'un petit
exemplaire ancien, et jamais ouvert, des poésies de Parny, posé, parce
qu'il était «du temps», sur un meuble de son petit salon, montrait quel
cas elle faisait des qualités de l'esprit par les regards dévorants
qu'elle attachait sur la duchesse de Guermantes quand celle-ci entrait à
l'Opéra. Sans doute aussi Mme de Guermantes était sincère quand elle
élisait une personne à cause de son intelligence. Quand elle disait
d'une femme, il paraît qu'elle est «charmante», ou d'un homme qu'il
était tout ce qu'il y a de plus intelligent, elle ne croyait pas avoir
d'autres raisons de consentir à les recevoir que ce charme ou cette
intelligence, le génie des Guermantes n'intervenant pas à cette dernière
minute: plus profond, situé à l'entrée obscure de la région où les
Guermantes jugeaient, ce génie vigilant empêchait les Guermantes de
trouver l'homme intelligent ou de trouver la femme charmante s'ils
n'avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. L'homme était
déclaré savant, mais comme un dictionnaire, ou au contraire commun avec
un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible, ou
parlait trop. Quant aux gens qui n'avaient pas de situation, quelle
horreur, c'étaient des snobs. M. de Bréauté, dont le château était tout
voisin de Guermantes, ne fréquentait que des altesses. Mais il se
moquait d'elles et ne rêvait que vivre dans les musées. Aussi Mme de
Guermantes était-elle indignée quand on traitait M. de Bréauté de snob.
«Snob, Babal! Mais vous êtes fou, mon pauvre ami, c'est tout le
contraire, il déteste les gens brillants, on ne peut pas lui faire faire
une connaissance. Même chez moi! si je l'invite avec quelqu'un de
nouveau, il ne vient qu'en gémissant. » Ce n'est pas que, même en
pratique, les Guermantes ne fissent pas de l'intelligence un tout autre
cas que les Courvoisier. D'une façon positive cette différence entre les
Guermantes et les Courvoisier donnait déjà d'assez beaux fruits. Ainsi
la duchesse de Guermantes, du reste enveloppée d'un mystère devant
lequel rêvaient de loin tant de poètes, avait donné cette fête dont nous
avons déjà parlé, où le roi d'Angleterre s'était plu mieux que nulle
part ailleurs, car elle avait eu l'idée, qui ne serait jamais venue à
l'esprit, et la hardiesse, qui eût fait reculer le courage de tous les
Courvoisier, d'inviter, en dehors des personnalités que nous avons
citées, le musicien Gaston Lemaire et l'auteur dramatique Grandmougin.
Mais c'est surtout au point de vue négatif que l'intellectualité se
faisait sentir. Si le coefficient nécessaire d'intelligence et de
charme allait en s'abaissant au fur et à mesure que s'élevait le rang de
la personne qui désirait être invitée chez la princesse de Guermantes,
jusqu'à approcher de zéro quand il s'agissait des principales têtes
couronnées, en revanche plus on descendait au-dessous de ce niveau
royal, plus le coefficient s'élevait. Par exemple, chez la princesse de
Parme, il y avait une quantité de personnes que l'Altesse recevait parce
qu'elle les avait connues enfant, ou parce qu'elles étaient alliées à
telle duchesse, ou attachées à la personne de tel souverain, ces
personnes fussent-elles laides, d'ailleurs, ennuyeuses ou sottes; or,
pour un Courvoisier la raison «aimé de la princesse de Parme», «soeur de
mère avec la duchesse d'Arpajon», «passant tous les ans trois mois chez
la reine d'Espagne», aurait suffi à leur faire inviter de telles gens,
mais Mme de Guermantes, qui recevait poliment leur salut depuis dix ans
chez la princesse de Parme, ne leur avait jamais laissé passer son
seuil, estimant qu'il en est d'un salon au sens social du mot comme au
sens matériel où il suffit de meubles qu'on ne trouve pas jolis, mais
qu'on laisse comme remplissage et preuve de richesse, pour le rendre
affreux. Un tel salon ressemble à un ouvrage où on ne sait pas
s'abstenir des phrases qui démontrent du savoir, du brillant, de la
facilité. Comme un livre, comme une maison, la qualité d'un «salon»,
pensait avec raison Mme de Guermantes, a pour pierre angulaire le
sacrifice.
Beaucoup des amies de la princesse de Parme et avec qui la duchesse de
Guermantes se contentait depuis des années du même bonjour convenable,
ou de leur rendre des cartes, sans jamais les inviter, ni aller à leurs
fêtes, s'en plaignaient discrètement à l'Altesse, laquelle, les jours où
M. de Guermantes venait seul la voir, lui en touchait un mot. Mais le
rusé seigneur, mauvais mari pour la duchesse en tant qu'il avait des
maîtresses, mais compère à toute épreuve en ce qui touchait le bon
fonctionnement de son salon (et l'esprit d'Oriane, qui en était
l'attrait principal), répondait: «Mais est-ce que ma femme la connaît?
Ah! alors, en effet, elle aurait dû. Mais je vais dire la vérité à
Madame, Oriane au fond n'aime pas la conversation des femmes. Elle est
entourée d'une cour d'esprits supérieurs--moi je ne suis pas son mari,
je ne suis que son premier valet de chambre. Sauf un tout petit nombre
qui sont, elles, très spirituelles, les femmes l'ennuient. Voyons,
Madame, votre Altesse, qui a tant de finesse, ne me dira pas que la
marquise de Souvré ait de l'esprit. Oui, je comprends bien, la princesse
la reçoit par bonté. Et puis elle la connaît. Vous dites qu'Oriane l'a
vue, c'est possible, mais très peu je vous assure. Et puis je vais dire
à la princesse, il y a aussi un peu de ma faute. Ma femme est très
fatiguée, et elle aime tant être aimable que, si je la laissais faire,
ce serait des visites à n'en plus finir. Pas plus tard qu'hier soir,
elle avait de la température, elle avait peur de faire de la peine à la
duchesse de Bourbon en n'allant pas chez elle. J'ai dû montrer les
dents, j'ai défendu qu'on attelât. Tenez, savez-vous, Madame, j'ai bien
envie de ne pas même dire à Oriane que vous m'avez parlé de Mme de
Souvré. Oriane aime tant votre Altesse qu'elle ira aussitôt inviter Mme
de Souvré, ce sera une visite de plus, cela nous forcera à entrer en
relations avec la soeur dont je connais très bien le mari. Je crois que
je ne dirai rien du tout à Oriane, si la princesse m'y autorise. Nous
lui éviterons comme cela beaucoup de fatigue et d'agitation. Et je vous
assure que cela ne privera pas Mme de Souvré. Elle va partout, dans les
endroits les plus brillants. Nous, nous ne recevons même pas, de petits
dîners de rien, Mme de Souvré s'ennuierait à périr. » La princesse de
Parme, naïvement persuadée que le duc de Guermantes ne transmettrait pas
sa demande à la duchesse et désolée de n'avoir pu obtenir l'invitation
que désirait Mme de Souvré, était d'autant plus flattée d'être une des
habituées d'un salon si peu accessible. Sans doute cette satisfaction
n'allait pas sans ennuis. Ainsi chaque fois que la princesse de Parme
invitait Mme de Guermantes, elle avait à se mettre l'esprit à la torture
pour n'avoir personne qui pût déplaire à la duchesse et l'empêcher de
revenir.
Les jours habituels (après le dîner où elle avait toujours de très bonne
heure, ayant gardé les habitudes anciennes, quelques convives), le
salon de la princesse de Parme était ouvert aux habitués, et d'une façon
générale à toute la grande aristocratie française et étrangère. La
réception consistait en ceci qu'au sortir de la salle à manger, la
princesse s'asseyait sur un canapé devant une grande table ronde,
causait avec deux des femmes les plus importantes qui avaient dîné, ou
bien jetait les yeux sur un «magazine», jouait aux cartes (ou feignait
d'y jouer, suivant une habitude de cour allemande), soit en faisant une
patience, soit en prenant pour partenaire vrai ou supposé un personnage
marquant. Vers neuf heures la porte du grand salon ne cessant plus de
s'ouvrir à deux battants, de se refermer, de se rouvrir de nouveau, pour
laisser passage aux visiteurs qui avaient dîné quatre à quatre (ou s'ils
dînaient en ville escamotaient le café en disant qu'ils allaient
revenir, comptant en effet «entrer par une porte et sortir par l'autre»)
pour se plier aux heures de la princesse. Celle-ci cependant, attentive
à son jeu ou à la causerie, faisait semblant de ne pas voir les
arrivantes et ce n'est qu'au moment où elles étaient à deux pas d'elle,
qu'elle se levait gracieusement en souriant avec bonté pour les femmes.
Celles-ci cependant faisaient devant l'Altesse debout une révérence qui
allait jusqu'à la génuflexion, de manière à mettre leurs lèvres à la
hauteur de la belle main qui pendait très bas et à la baiser. Mais à ce
moment la princesse, de même que si elle eût chaque fois été surprise
par un protocole qu'elle connaissait pourtant très bien, relevait
l'agenouillée comme de vive force avec une grâce et une douceur sans
égales, et l'embrassait sur les joues. Grâce et douceur qui avaient pour
condition, dira-t-on, l'humilité avec laquelle l'arrivante pliait le
genou. Sans doute, et il semble que dans une société égalitaire la
politesse disparaîtrait, non, comme on croit, par le défaut de
l'éducation, mais parce que, chez les uns disparaîtrait la déférence due
au prestige qui doit être imaginaire pour être efficace, et surtout chez
les autres l'amabilité qu'on prodigue et qu'on affine quand on sent
qu'elle a pour celui qui la reçoit un prix infini, lequel dans un monde
fondé sur l'égalité tomberait subitement à rien, comme tout ce qui
n'avait qu'une valeur fiduciaire. Mais cette disparition de la
politesse dans une société nouvelle n'est pas certaine et nous sommes
quelquefois trop disposés à croire que les conditions actuelles d'un
état de choses en sont les seules possibles. De très bons esprits ont
cru qu'une république ne pourrait avoir de diplomatie et d'alliances, et
que la classe paysanne ne supporterait pas la séparation de l'Église et
de l'État. Après tout, la politesse dans une société égalitaire ne
serait pas un miracle plus grand que le succès des chemins de fer et
l'utilisation militaire de l'aéroplane. Puis, si même la politesse
disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une
société ne serait-elle pas secrètement hiérarchisée au fur et à mesure
qu'elle serait en fait plus démocratique? C'est fort possible. Le
pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu'ils n'ont plus
ni États, ni armée; les cathédrales exerçaient un prestige bien moins
grand sur un dévot du XVIIe siècle que sur un athée du XXe, et si la
princesse de Parme avait été souveraine d'un État, sans doute eussé-je
eu l'idée d'en parler à peu près autant que d'un président de la
république, c'est-à-dire pas du tout.
Une fois l'impétrante relevée et embrassée par la princesse, celle-ci se
rasseyait, se remettait à sa patience non sans avoir, si la nouvelle
venue était d'importance, causé un moment avec elle en la faisant
asseoir sur un fauteuil.
Quand le salon devenait trop plein, la dame d'honneur chargée du service
d'ordre donnait de l'espace en guidant les habitués dans un immense hall
sur lequel donnait le salon et qui était rempli de portraits, de
curiosités relatives à la maison de Bourbon. Les convives habituels de
la princesse jouaient alors volontiers le rôle de cicérone et disaient
des choses intéressantes, que n'avaient pas la patience d'écouter les
jeunes gens, plus attentifs à regarder les Altesses vivantes (et au
besoin à se faire présenter à elles par la dame d'honneur et les filles
d'honneur) qu'à considérer les reliques des souveraines mortes. Trop
occupés des connaissances qu'ils pourraient faire et des invitations
qu'ils pêcheraient peut-être, ils ne savaient absolument rien, même
après des années, de ce qu'il y avait dans ce précieux musée des
archives de la monarchie, et se rappelaient seulement confusément qu'il
était orné de cactus et de palmiers géants qui faisaient ressembler ce
centre des élégances au Palmarium du Jardin d'Acclimatation.
Sans doute la duchesse de Guermantes, par mortification, venait parfois
faire, ces soirs-là, une visite de digestion à la princesse, qui la
gardait tout le temps à côté d'elle, tout en badinant avec le duc. Mais
quand la duchesse venait dîner, la princesse se gardait bien d'avoir ses
habitués et fermait sa porte en sortant de table, de peur que des
visiteurs trop peu choisis déplussent à l'exigeante duchesse. Ces
soirs-là, si des fidèles non prévenus se présentaient à la porte de
l'Altesse, le concierge répondait: «Son Altesse Royale ne reçoit pas ce
soir», et on repartait. D'avance, d'ailleurs, beaucoup d'amis de la
princesse savaient que, à cette date-là, ils ne seraient pas invités.
C'était une série particulière, une série fermée à tant de ceux qui
eussent souhaité d'y être compris. Les exclus pouvaient, avec une
quasi-certitude, nommer les élus, et se disaient entre eux d'un ton
piqué: «Vous savez bien qu'Oriane de Guermantes ne se déplace jamais
sans tout son état-major. » A l'aide de celui-ci, la princesse de Parme
cherchait à entourer la duchesse comme d'une muraille protectrice contre
les personnes desquelles le succès auprès d'elle serait plus douteux.
Mais à plusieurs des amis préférés de la duchesse, à plusieurs membres
de ce brillant «état-major», la princesse de Parme était gênée de faire
des amabilités, vu qu'ils en avaient fort peu pour elle.
Sans doute la
princesse de Parme admettait fort bien qu'on pût se plaire davantage
dans la société de Mme de Guermantes que dans la sienne propre. Elle
était bien obligée de constater qu'on s'écrasait aux «jours» de la
duchesse et qu'elle-même y rencontrait souvent trois ou quatre altesses
qui se contentaient de mettre leur carte chez elle. Et elle avait beau
retenir les mots d'Oriane, imiter ses robes, servir, à ses thés, les
mêmes tartes aux fraises, il y avait des fois où elle restait seule
toute la journée avec une dame d'honneur et un conseiller de légation
étranger. Aussi, lorsque (comme ç'avait été par exemple le cas pour
Swann jadis) quelqu'un ne finissait jamais la journée sans être allé
passer deux heures chez la duchesse et faisait une visite une fois tous
les deux ans à la princesse de Parme, celle-ci n'avait pas grande envie,
même pour amuser Oriane, de faire à ce Swann quelconque les «avances» de
l'inviter à dîner. Bref, convier la duchesse était pour la princesse de
Parme une occasion de perplexités, tant elle était rongée par la crainte
qu'Oriane trouvât tout mal. Mais en revanche, et pour la même raison,
quand la princesse de Parme venait dîner chez Mme de Guermantes, elle
était sûre d'avance que tout serait bien, délicieux, elle n'avait qu'une
peur, c'était de ne pas savoir comprendre, retenir, plaire, de ne pas
savoir assimiler les idées et les gens. A ce titre ma présence excitait
son attention et sa cupidité aussi bien que l'eût fait une nouvelle
manière de décorer la table avec des guirlandes de fruits, incertaine
qu'elle était si c'était l'une ou l'autre, la décoration de la table ou
ma présence, qui était plus particulièrement l'un de ces charmes, secret
du succès des réceptions d'Oriane, et, dans le doute, bien décidée à
tenter d'avoir à son prochain dîner l'un et l'autre. Ce qui justifiait
du reste pleinement la curiosité ravie que la princesse de Parme
apportait chez la duchesse, c'était cet élément comique, dangereux,
excitant, où la princesse se plongeait avec une sorte de crainte, de
saisissement et de délices (comme au bord de la mer dans un de ces
«bains de vagues» dont les guides baigneurs signalent le péril, tout
simplement parce qu'aucun d'eux ne sait nager), d'où elle sortait
tonifiée, heureuse, rajeunie, et qu'on appelait l'esprit des Guermantes.
L'esprit des Guermantes--entité aussi inexistante que la quadrature du
cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes à le
posséder--était une réputation comme les rillettes de Tours ou les
biscuits de Reims. Sans doute (une particularité intellectuelle n'usant
pas pour se propager des mêmes modes que la couleur des cheveux ou du
teint) certains intimes de la duchesse, et qui n'étaient pas de son
sang, possédaient pourtant cet esprit, lequel en revanche n'avait pu
envahir certains Guermantes par trop réfractaires à n'importe quelle
sorte d'esprit. Les détenteurs non apparentés à la duchesse de l'esprit
des Guermantes avaient généralement pour caractéristique d'avoir été des
hommes brillants, doués pour une carrière à laquelle, que ce fût les
arts, la diplomatie, l'éloquence parlementaire, l'armée, ils avaient
préféré la vie de coterie. Peut-être cette préférence aurait-elle pu
être expliquée par un certain manque d'originalité, ou d'initiative, ou
de vouloir, ou de santé, ou de chance, ou par le snobisme.
Chez certains (il faut d'ailleurs reconnaître que c'était l'exception),
si le salon Guermantes avait été la pierre d'achoppement de leur
carrière, c'était contre leur gré. Ainsi un médecin, un peintre et un
diplomate de grand avenir n'avaient pu réussir dans leur carrière, pour
laquelle ils étaient pourtant plus brillamment doués que beaucoup, parce
que leur intimité chez les Guermantes faisait que les deux premiers
passaient pour des gens du monde, et le troisième pour un réactionnaire,
ce qui les avait empêchés tous trois d'être reconnus par leurs pairs.
L'antique robe et la toque rouge que revêtent et coiffent encore les
collèges électoraux des facultés n'est pas, ou du moins n'était pas, il
n'y a pas encore si longtemps, que la survivance purement extérieure
d'un passé aux idées étroites, d'un sectarisme fermé. Sous la toque à
glands d'or comme les grands-prêtres sous le bonnet conique des Juifs,
les «professeurs» étaient encore, dans les années qui précédèrent
l'affaire Dreyfus, enfermés dans des idées rigoureusement pharisiennes.
Du Boulbon était au fond un artiste, mais il était sauvé parce qu'il
n'aimait pas le monde. Cottard fréquentait les Verdurin. Mais Mme
Verdurin était une cliente, puis il était protégé par sa vulgarité,
enfin chez lui il ne recevait que la Faculté, dans des agapes sur
lesquelles flottait une odeur d'acide phénique. Mais dans les corps
fortement constitués, où d'ailleurs la rigueur des préjugés n'est que la
rançon de la plus belle intégrité, des idées morales les plus élevées,
qui fléchissent dans des milieux plus tolérants, plus libres et bien
vite dissolus, un professeur, dans sa robe rouge en satin écarlate
doublé d'hermine comme celle d'un Doge (c'est-à-dire un duc) de Venise
enfermé dans le palais ducal, était aussi vertueux, aussi attaché à de
nobles principes, mais aussi impitoyable pour tout élément étranger, que
cet autre duc, excellent mais terrible, qu'était M. de Saint-Simon.
L'étranger, c'était le médecin mondain, ayant d'autres manières,
d'autres relations. Pour bien faire, le malheureux dont nous parlons
ici, afin de ne pas être accusé par ses collègues de les mépriser
(quelles idées d'homme du monde! ) s'il leur cachait la duchesse de
Guermantes, espérait les désarmer en donnant les dîners mixtes où
l'élément médical était noyé dans l'élément mondain. Il ne savait pas
qu'il signait ainsi sa perte, ou plutôt il l'apprenait quand le conseil
des dix (un peu plus élevé en nombre) avait à pourvoir à la vacance
d'une chaire, et que c'était toujours le nom d'un médecin plus normal,
fût-il plus médiocre, qui sortait de l'urne fatale, et que le «veto»
retentissait dans l'antique Faculté, aussi solennel, aussi ridicule,
aussi terrible que le «juro» sur lequel mourut Molière. Ainsi encore du
peintre à jamais étiqueté homme du monde, quand des gens du monde qui
faisaient de l'art avaient réussi à se faire étiqueter artistes, ainsi
pour le diplomate ayant trop d'attaches réactionnaires.
Mais ce cas était le plus rare. Le type des hommes distingués qui
formaient le fond du salon Guermantes était celui des gens ayant renoncé
volontairement (ou le croyant du moins) au reste, à tout ce qui était
incompatible avec l'esprit des Guermantes, la politesse des Guermantes,
avec ce charme indéfinissable odieux à tout «corps» tant soit peu
centralisé.
Et les gens qui savaient qu'autrefois l'un de ces habitués du salon de
la duchesse avait eu la médaille d'or au Salon, que l'autre, secrétaire
de la Conférence des avocats, avait fait des débuts retentissants à la
Chambre, qu'un troisième avait habilement servi la France comme chargé
d'affaires, auraient pu considérer comme des ratés les gens qui
n'avaient plus rien fait depuis vingt ans. Mais ces «renseignés» étaient
peu nombreux, et les intéressés eux-mêmes auraient été les derniers à le
rappeler, trouvant ces anciens titres de nulle valeur, en vertu même de
l'esprit des Guermantes: celui-ci ne faisait-il pas taxer de raseur, de
pion, ou bien au contraire de garçon de magasin, tels ministres
éminents, l'un un peu solennel, l'autre amateur de calembours, dont les
journaux chantaient les louanges, mais à côté de qui Mme de Guermantes
bâillait et donnait des signes d'impatience si l'imprudence d'une
maîtresse de maison lui avait donné l'un ou l'autre pour voisin? Puisque
être un homme d'État de premier ordre n'était nullement une
recommandation auprès de la duchesse, ceux de ses amis qui avaient donné
leur démission de la «carrière» ou de l'armée, qui ne s'étaient pas
représentés à la Chambre, jugeaient, en venant tous les jours déjeuner
et causer avec leur grande amie, en la retrouvant chez des Altesses,
d'ailleurs peu appréciées d'eux, du moins le disaient-ils, qu'ils
avaient choisi la meilleure part, encore que leur air mélancolique, même
au milieu de la gaîté, contredît un peu le bien-fondé de ce jugement.
Encore faut-il reconnaître que la délicatesse de vie sociale, la finesse
des conversations chez les Guermantes avait, si mince cela fût-il,
quelque chose de réel. Aucun titre officiel n'y valait l'agrément de
certains des préférés de Mme de Guermantes que les ministres les plus
puissants n'auraient pu réussir à attirer chez eux. Si dans ce salon
tant d'ambitions intellectuelles et même de nobles efforts avaient été
enterrés pour jamais, du moins, de leur poussière, la plus rare
floraison de mondanité avait pris naissance. Certes, des hommes
d'esprit, comme Swann par exemple, se jugeaient supérieurs à des hommes
de valeur, qu'ils dédaignaient, mais c'est que ce que la duchesse de
Guermantes plaçait au-dessus de tout, ce n'était pas l'intelligence,
c'était, selon elle, cette forme supérieure, plus exquise, de
l'intelligence élevée jusqu'à une variété verbale de talent--l'esprit.
Et autrefois chez les Verdurin, quand Swann jugeait Brichot et Elstir,
l'un comme un pédant, l'autre comme un mufle, malgré tout le savoir de
l'un et tout le génie de l'autre, c'était l'infiltration de l'esprit
Guermantes qui l'avait fait les classer ainsi. Jamais il n'eût osé
présenter ni l'un ni l'autre à la duchesse, sentant d'avance de quel air
elle eût accueilli les tirades de Brichot, les calembredaines d'Elstir,
l'esprit des Guermantes rangeant les propos prétentieux et prolongés du
genre sérieux ou du genre farceur dans la plus intolérable imbécillité.
Quant aux Guermantes selon la chair, selon le sang, si l'esprit des
Guermantes ne les avait pas gagnés aussi complètement qu'il arrive, par
exemple, dans les cénacles littéraires, où tout le monde a une même
manière de prononcer, d'énoncer, et par voie de conséquence de penser,
ce n'est pas certes que l'originalité soit plus forte dans les milieux
mondains et y mette obstacle à l'imitation. Mais l'imitation a pour
conditions, non pas seulement l'absence d'une originalité irréductible,
mais encore une finesse relative d'oreilles qui permette de discerner
d'abord ce qu'on imite ensuite. Or, il y avait quelques Guermantes
auxquels ce sens musical faisait aussi entièrement défaut qu'aux
Courvoisier.
Pour prendre comme exemple l'exercice qu'on appelle, dans une autre
acception du mot imitation, «faire des imitations» (ce qui se disait
chez les Guermantes «faire des charges»), Mme de Guermantes avait beau
le réussir à ravir, les Courvoisier étaient aussi incapables de s'en
rendre compte que s'ils eussent été une bande de lapins, au lieu
d'hommes et femmes, parce qu'ils n'avaient jamais su remarquer le défaut
ou l'accent que la duchesse cherchait à contrefaire. Quand elle
«imitait» le duc de Limoges, les Courvoisier protestaient: «Oh! non, il
ne parle tout de même pas comme cela, j'ai encore dîné hier soir avec
lui chez Bebeth, il m'a parlé toute la soirée, il ne parlait pas comme
cela», tandis que les Guermantes un peu cultivés s'écriaient: «Dieu
qu'Oriane est drolatique! Le plus fort c'est que pendant qu'elle l'imite
elle lui ressemble! Je crois l'entendre. Oriane, encore un peu Limoges! »
Or, ces Guermantes-là (sans même aller jusqu'à ceux tout à fait
remarquables qui, lorsque la duchesse imitait le duc de Limoges,
disaient avec admiration: «Ah! on peut dire que vous le _tenez_» ou «que
tu le tiens») avaient beau ne pas avoir d'esprit, selon Mme de
Guermantes (en quoi elle était dans le vrai), à force d'entendre et de
raconter les mots de la duchesse ils étaient arrivés à imiter tant bien
que mal sa manière de s'exprimer, de juger, ce que Swann eût appelé,
comme le duc, sa manière de «rédiger», jusqu'à présenter dans leur
conversation quelque chose qui pour les Courvoisier paraissait
affreusement similaire à l'esprit d'Oriane et était traité par eux
d'esprit des Guermantes. Comme ces Guermantes étaient pour elle non
seulement des parents, mais des admirateurs, Oriane (qui tenait fort le
reste de sa famille à l'écart, et vengeait maintenant par ses dédains
les méchancetés que celle-ci lui avait faites quand elle était jeune
fille) allait les voir quelquefois, et généralement en compagnie du duc,
à la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites étaient un
événement. Le coeur battait un peu plus vite à la princesse d'Épinay qui
recevait dans son grand salon du rez-de-chaussée, quand elle apercevait
de loin, telles les premières lueurs d'un inoffensif incendie ou les
«reconnaissances» d'une invasion non espérée, traversant lentement la
cour, d'une démarche oblique, la duchesse coiffée d'un ravissant chapeau
et inclinant une ombrelle d'où pleuvait une odeur d'été. «Tiens,
Oriane», disait-elle comme un «garde-à-vous» qui cherchait à avertir ses
visiteuses avec prudence, et pour qu'on eût le temps de sortir en ordre,
qu'on évacuât les salons sans panique. La moitié des personnes présentes
n'osait pas rester, se levait. «Mais non, pourquoi? rasseyez-vous donc,
je suis charmée de vous garder encore un peu», disait la princesse d'un
air dégagé et à l'aise (pour faire la grande dame), mais d'une voix
devenue factice. «Vous pourriez avoir à vous parler. --Vraiment, vous
êtes pressée? eh bien, j'irai chez vous», répondait la maîtresse de
maison à celles qu'elle aimait autant voir partir. Le duc et la duchesse
saluaient fort poliment des gens qu'ils voyaient là depuis des années
sans les connaître pour cela davantage, et qui leur disaient à peine
bonjour, par discrétion. A peine étaient-ils partis que le duc demandait
aimablement des renseignements sur eux, pour avoir l'air de s'intéresser
à la qualité intrinsèque des personnes qu'il ne recevait pas par la
méchanceté du destin ou à cause de l'état nerveux d'Oriane. «Qu'est-ce
que c'était que cette petite dame en chapeau rose? --Mais, mon cousin,
vous l'avez vue souvent, c'est la vicomtesse de Tours, née
Lamarzelle. --Mais savez-vous qu'elle est jolie, elle a l'air spirituel;
s'il n'y avait pas un petit défaut dans la lèvre supérieure, elle serait
tout bonnement ravissante. S'il y a un vicomte de Tours, il ne doit pas
s'embêter. Oriane? savez-vous à quoi ses sourcils et la plantation de
ses cheveux m'ont fait penser? A votre cousine Hedwige de Ligne. » La
duchesse de Guermantes, qui languissait dès qu'on parlait de la beauté
d'une autre femme qu'elle, laissait tomber la conversation. Elle avait
compté sans le goût qu'avait son mari pour faire voir qu'il était
parfaitement au fait des gens qu'il ne recevait pas, par quoi il croyait
se montrer plus sérieux que sa femme. «Mais, disait-il tout d'un coup
avec force, vous avez prononcé le nom de Lamarzelle. Je me rappelle que,
quand j'étais à la Chambre, un discours tout à fait remarquable fut
prononcé. . . --C'était l'oncle de la jeune femme que vous venez de
voir. --Ah! quel talent! Non, mon petit», disait-il à la vicomtesse
d'Égremont, que Mme de Guermantes ne pouvait souffrir mais qui, ne
bougeant pas de chez la princesse d'Épinay, où elle s'abaissait
volontairement à un rôle de soubrette (quitte à battre la sienne en
rentrant), restait confuse, éplorée, mais restait quand le couple ducal
était là, débarrassait des manteaux, tâchait de se rendre utile, par
discrétion offrait de passer dans la pièce voisine, «ne faites pas de
thé pour nous, causons tranquillement, nous sommes des gens simples, à
la bonne franquette. Du reste, ajoutait-il en se tournant vers Mme
d'Épinay (en laissant l'Égremont rougissante, humble, ambitieuse et
zélée), nous n'avons qu'un quart d'heure à vous donner. » Ce quart
d'heure était occupé tout entier à une sorte d'exposition des mots que
la duchesse avait eus pendant la semaine et qu'elle-même n'eût
certainement pas cités, mais que fort habilement le duc, en ayant l'air
de la gourmander à propos des incidents qui les avaient provoqués,
l'amenait comme involontairement à redire.
La princesse d'Épinay, qui aimait sa cousine et savait qu'elle avait un
faible pour les compliments, s'extasiait sur son chapeau, son ombrelle,
son esprit. «Parlez-lui de sa toilette tant que vous voudrez», disait le
duc du ton bourru qu'il avait adopté et qu'il tempérait d'un malicieux
sourire pour qu'on ne prit pas son mécontentement au sérieux, «mais, au
nom du ciel, pas de son esprit, je me passerais fort d'avoir une femme
aussi spirituelle. Vous faites probablement allusion au mauvais
calembour qu'elle a fait sur mon frère Palamède, ajoutait-il sachant
fort bien que la princesse et le reste de la famille ignoraient encore
ce calembour et enchanté de faire valoir sa femme. D'abord je trouve
indigne d'une personne qui a dit quelquefois, je le reconnais, d'assez
jolies choses, de faire de mauvais calembours, mais surtout sur mon
frère qui est très susceptible, et si cela doit avoir pour résultat de
me fâcher avec lui, c'est vraiment bien la peine. »
--Mais nous ne savons pas! Un calembour d'Oriane? Cela doit être
délicieux. Oh! dites-le.
--Mais non, mais non, reprenait le duc encore boudeur quoique plus
souriant, je suis ravi que vous ne l'ayez pas appris. Sérieusement
j'aime beaucoup mon frère.
--Écoutez, Basin, disait la duchesse dont le moment de donner la
réplique à son mari était venu, je ne sais pourquoi vous dites que cela
peut fâcher Palamède, vous savez très bien le contraire. Il est beaucoup
trop intelligent pour se froisser de cette plaisanterie stupide qui n'a
quoi que ce soit de désobligeant. Vous allez faire croire que j'ai dit
une méchanceté, j'ai tout simplement répondu quelque chose de pas drôle,
mais c'est vous qui y donnez de l'importance par votre indignation. Je
ne vous comprends pas.
--Vous nous intriguez horriblement, de quoi s'agit-il?
--Oh! évidemment de rien de grave! s'écriait M. de Guermantes. Vous avez
peut-être entendu dire que mon frère voulait donner Brézé, le château de
sa femme, à sa soeur Marsantes.
--Oui, mais on nous a dit qu'elle ne le désirait pas, qu'elle n'aimait
pas le pays où il est, que le climat ne lui convenait pas.
--Eh bien, justement quelqu'un disait tout cela à ma femme et que si mon
frère donnait ce château à notre soeur, ce n'était pas pour lui faire
plaisir, mais pour la taquiner. C'est qu'il est si taquin, Charlus,
disait cette personne. Or, vous savez que Brézé, c'est royal, cela peut
valoir plusieurs millions, c'est une ancienne terre du roi, il y a là
une des plus belles forêts de France. Il y a beaucoup de gens qui
voudraient qu'on leur fît des taquineries de ce genre. Aussi en
entendant ce mot de taquin appliqué à Charlus parce qu'il donnait un si
beau château, Oriane n'a pu s'empêcher de s'écrier, involontairement, je
dois le confesser, elle n'y a pas mis de méchanceté, car c'est venu vite
comme l'éclair, «Taquin. . . taquin. . . Alors c'est Taquin le Superbe! »
Vous comprenez, ajoutait en reprenant son ton bourru et non sans avoir
jeté un regard circulaire pour juger de l'esprit de sa femme, le duc
qui était d'ailleurs assez sceptique quant à la connaissance que Mme
d'Épinay avait de l'histoire ancienne, vous comprenez, c'est à cause de
Tarquin le Superbe, le roi de Rome; c'est stupide, c'est un mauvais jeu
de mots, indigne d'Oriane. Et puis moi qui suis plus circonspect que ma
femme, si j'ai moins d'esprit, je pense aux suites, si le malheur veut
qu'on répète cela à mon frère, ce sera toute une histoire. D'autant
plus, ajouta-t-il, que comme justement Palamède est très hautain, très
haut et aussi très pointilleux, très enclin aux commérages, même en
dehors de la question du château, il faut reconnaître que Taquin le
Superbe lui convient assez bien. C'est ce qui sauve les mots de Madame,
c'est que même quand elle veut s'abaisser à de vulgaires à peu près,
elle reste spirituelle malgré tout et elle peint assez bien les gens.
Ainsi grâce, une fois, à Taquin le Superbe, une autre fois à un autre
mot, ces visites du duc et de la duchesse à leur famille renouvelaient
la provision des récits, et l'émoi qu'elles avaient causé durait bien
longtemps après le départ de la femme d'esprit et de son imprésario. On
se régalait d'abord, avec les privilégiés qui avaient été de la fête
(les personnes qui étaient restées là), des mots qu'Oriane avait dits.
«Vous ne connaissiez pas Taquin le Superbe? » demandait la princesse
d'Épinay.
--Si, répondait en rougissant la marquise de Baveno, la princesse de
Sarsina (La Rochefoucauld) m'en avait parlé, pas tout à fait dans les
mêmes termes. Mais cela a dû être bien plus intéressant de l'entendre
raconter ainsi devant ma cousine, ajoutait-elle comme elle aurait dit de
l'entendre accompagner par l'auteur. «Nous parlions du dernier mot
d'Oriane qui était ici tout à l'heure», disait-on à une visiteuse qui
allait se trouver désolée de ne pas être venue une heure auparavant.
--Comment, Oriane était ici?
--Mais oui, vous seriez venue un peu plus tôt, lui répondait la
princesse d'Épinay, sans reproche, mais en laissant comprendre tout ce
que la maladroite avait raté. C'était sa faute si elle n'avait pas
assisté à la création du monde ou à la dernière représentation de Mme
Carvalho. «Qu'est-ce que vous dites du dernier mot d'Oriane? j'avoue
que j'apprécie beaucoup Taquin le Superbe», et le «mot» se mangeait
encore froid le lendemain à déjeuner, entre intimes qu'on invitait pour
cela, et repassait sous diverses sauces pendant la semaine. Même la
princesse faisant cette semaine-là sa visite annuelle à la princesse de
Parme en profitait pour demander à l'Altesse si elle connaissait le mot
et le lui racontait. «Ah! Taquin le Superbe», disait la princesse de
Parme, les yeux écarquillés par une admiration _a priori_, mais qui
implorait un supplément d'explications auquel ne se refusait pas la
princesse d'Épinay. «J'avoue que Taquin le Superbe me plaît infiniment
comme rédaction» concluait la princesse. En réalité, le mot de rédaction
ne convenait nullement pour ce calembour, mais la princesse d'Épinay,
qui avait la prétention d'avoir assimilé l'esprit des Guermantes, avait
pris à Oriane les expressions «rédigé, rédaction» et les employait sans
beaucoup de discernement. Or la princesse de Parme, qui n'aimait pas
beaucoup Mme d'Épinay qu'elle trouvait laide, savait avare et croyait
méchante, sur la foi des Courvoisier, reconnut ce mot de «rédaction»
qu'elle avait entendu prononcer par Mme de Guermantes et qu'elle n'eût
pas su appliquer toute seule. Elle eut l'impression que c'était, en
effet, la rédaction qui faisait le charme de Taquin le Superbe, et sans
oublier tout à fait son antipathie pour la dame laide et avare, elle ne
put se défendre d'un tel sentiment d'admiration pour une femme qui
possédait à ce point l'esprit des Guermantes qu'elle voulut inviter la
princesse d'Épinay à l'Opéra. Seule la retint la pensée qu'il
conviendrait peut-être de consulter d'abord Mme de Guermantes. Quant à
Mme d'Épinay qui, bien différente des Courvoisier, faisait mille grâces
à Oriane et l'aimait, mais était jalouse de ses relations et un peu
agacée des plaisanteries que la duchesse lui faisait devant tout le
monde sur son avarice, elle raconta en rentrant chez elle combien la
princesse de Parme avait eu de peine à comprendre Taquin le Superbe et
combien il fallait qu'Oriane fût snob pour avoir dans son intimité une
pareille dinde. «Je n'aurais jamais pu fréquenter la princesse de Parme
si j'avais voulu, dit-elle aux amis qu'elle avait à dîner, parce que M.
d'Épinay ne me l'aurait jamais permis à cause de son immoralité, faisant
allusion à certains débordements purement imaginaires de la princesse.
Mais même si j'avais eu un mari moins sévère, j'avoue que je n'aurais
pas pu. Je ne sais pas comment Oriane fait pour la voir constamment.
Moi j'y vais une fois par an et j'ai bien de la peine à arriver au bout
de la visite. » Quant à ceux des Courvoisier qui se trouvaient chez
Victurnienne au moment de la visite de Mme de Guermantes, l'arrivée de
la duchesse les mettait généralement en fuite à cause de l'exaspération
que leur causaient les «salamalecs exagérés» qu'on faisait pour Oriane.
Un seul resta le jour de Taquin le Superbe. Il ne comprit pas
complètement la plaisanterie, mais tout de même à moitié, car il était
instruit. Et les Courvoisier allèrent répétant qu'Oriane avait appelé
l'oncle Palamède «Tarquin le Superbe», ce qui le peignait selon eux
assez bien. «Mais pourquoi faire tant d'histoires avec Oriane?
ajoutaient-ils. On n'en aurait pas fait davantage pour une reine. En
somme, qu'est-ce qu'Oriane? Je ne dis pas que les Guermantes ne soient
pas de vieille souche, mais les Courvoisier ne le leur cèdent en rien,
ni comme illustration, ni comme ancienneté, ni comme alliances. Il ne
faut pas oublier qu'au Camp du drap d'or, comme le roi d'Angleterre
demandait à François Ier quel était le plus noble des seigneurs là
présents: «Sire, répondit le roi de France, c'est Courvoisier. »
D'ailleurs tous les Courvoisier fussent-ils restés que les mots les
eussent laissés d'autant plus insensibles que les incidents qui les
faisaient généralement naître auraient été considérés par eux d'un point
de vue tout à fait différent. Si, par exemple, une Courvoisier se
trouvait manquer de chaises, dans une réception qu'elle donnait, ou si
elle se trompait de nom en parlant à une visiteuse qu'elle n'avait pas
reconnue, ou si un des ses domestiques lui adressait une phrase
ridicule, la Courvoisier, ennuyée à l'extrême, rougissante, frémissant
d'agitation, déplorait un pareil contretemps. Et quand elle avait un
visiteur et qu'Oriane devait venir, elle disait sur un ton anxieusement
et impérieusement interrogatif: «Est-ce que vous la connaissez? »
craignant, si le visiteur ne la connaissait pas, que sa présence donnât
une mauvaise impression à Oriane. Mais Mme de Guermantes tirait, au
contraire, de tels incidents, l'occasion de récits qui faisaient rire
les Guermantes aux larmes, de sorte qu'on était obligé de l'envier
d'avoir manqué de chaises, d'avoir fait ou laissé faire à son domestique
une gaffe, d'avoir eu chez soi quelqu'un que personne ne connaissait,
comme on est obligé de se féliciter que les grands écrivains aient été
tenus à distance par les hommes et trahis par les femmes quand leurs
humiliations et leurs souffrances ont été, sinon l'aiguillon de leur
génie, du moins la matière de leurs oeuvres.
Les Courvoisier n'étaient pas davantage capables de s'élever jusqu'à
l'esprit d'innovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans la
vie mondaine et qui, en l'adaptant selon un sûr instinct aux nécessités
du moment, en faisait quelque chose d'artistique, là où l'application
purement raisonnée de règles rigides eût donné d'aussi mauvais résultats
qu'à quelqu'un qui, voulant réussir en amour ou dans la politique,
reproduirait à la lettre dans sa propre vie les exploits de Bussy
d'Amboise. Si les Courvoisier donnaient un dîner de famille, ou un dîner
pour un prince, l'adjonction d'un homme d'esprit, d'un ami de leur fils,
leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet.
Une Courvoisier dont le père avait été ministre de l'empereur, ayant à
donner une matinée en l'honneur de la princesse Mathilde, déduisit par
esprit de géométrie qu'elle ne pouvait inviter que des bonapartistes. Or
elle n'en connaissait presque pas. Toutes les femmes élégantes de ses
relations, tous les hommes agréables furent impitoyablement bannis,
parce que, d'opinion ou d'attaches légitimistes, ils auraient, selon la
logique des Courvoisier, pu déplaire à l'Altesse Impériale. Celle-ci,
qui recevait chez elle la fleur du faubourg Saint-Germain, fut assez
étonnée quand elle trouva seulement chez Mme de Courvoisier une
pique-assiette célèbre, veuve d'un ancien préfet de l'Empire, la veuve
du directeur des postes et quelques personnes connues pour leur fidélité
à Napoléon, leur bêtise et leur ennui. La princesse Mathilde n'en
répandit pas moins le ruissellement généreux et doux de sa grâce
souveraine sur les laiderons calamiteux que la duchesse de Guermantes se
garda bien, elle, de convier, quand ce fut son tour de recevoir la
princesse, et qu'elle remplaça, sans raisonnements _a priori_ sur le
bonapartisme, par le plus riche bouquet de toutes les beautés, de toutes
les valeurs, de toutes les célébrités qu'une sorte de flair, de tact et
de doigté lui faisait sentir devoir être agréables à la nièce de
l'empereur, même quand elles étaient de la propre famille du roi. Il n'y
manqua même pas le duc d'Aumale, et quand, en se retirant, la princesse,
relevant Mme de Guermantes qui lui faisait la révérence et voulait lui
baiser la main, l'embrassa sur les deux joues, ce fut du fond du coeur
qu'elle put assurer à la duchesse qu'elle n'avait jamais passé une
meilleure journée ni assisté à une fête plus réussie. La princesse de
Parme était Courvoisier par l'incapacité d'innover en matière sociale,
mais, à la différence des Courvoisier, la surprise que lui causait
perpétuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme chez eux
l'antipathie, mais l'émerveillement. Cet étonnement était encore accru
du fait de la culture infiniment arriérée de la princesse. Mme de
Guermantes était elle-même beaucoup moins avancée qu'elle ne le
croyait. Mais il suffisait qu'elle le fût plus que Mme de Parme pour
stupéfier celle-ci, et comme chaque génération de critiques se borne à
prendre le contrepied des vérités admises par leurs prédécesseurs, elle
n'avait qu'à dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois, était avant
tout un bourgeois, ou qu'il y avait beaucoup de musique italienne dans
Wagner, pour procurer à la princesse, au prix d'un surmenage toujours
nouveau, comme à quelqu'un qui nage dans la tempête, des horizons qui
lui paraissaient inouïs et lui restaient confus. Stupéfaction d'ailleurs
devant les paradoxes, proférés non seulement au sujet des oeuvres
artistiques, mais même des personnes de leur connaissance, et aussi des
actions mondaines. Sans doute l'incapacité où était Mme de Parme de
séparer le véritable esprit des Guermantes des formes rudimentairement
apprises de cet esprit (ce qui la faisait croire à la haute valeur
intellectuelle de certains et surtout de certaines Guermantes dont
ensuite elle était confondue d'entendre la duchesse lui dire en souriant
que c'était de simples cruches), telle était une des causes de
l'étonnement que la princesse avait toujours à entendre Mme de
Guermantes juger les personnes. Mais il y en avait une autre et que, moi
qui connaissais à cette époque plus de livres que de gens et mieux la
littérature que le monde, je m'expliquai en pensant que la duchesse,
vivant de cette vie mondaine dont le désoeuvrement et la stérilité sont à
une activité sociale véritable ce qu'est en art la critique à la
création, étendait aux personnes de son entourage l'instabilité de
points de vue, la soif malsaine du raisonneur qui pour étancher son
esprit trop sec va chercher n'importe quel paradoxe encore un peu frais
et ne se gênera point de soutenir l'opinion désaltérante que la plus
belle _Iphigénie_ est celle de Piccini et non celle de Gluck, au besoin
la véritable _Phèdre_ celle de Pradon.
Quand une femme intelligente, instruite, spirituelle, avait épousé un
timide butor qu'on voyait rarement et qu'on n'entendait jamais, Mme de
Guermantes s'inventait un beau jour une volupté spirituelle non pas
seulement en décrivant la femme, mais en «découvrant» le mari. Dans le
ménage Cambremer par exemple, si elle eût vécu alors dans ce milieu,
elle eût décrété que Mme de Cambremer était stupide, et en revanche, que
la personne intéressante, méconnue, délicieuse, vouée au silence par
une femme jacassante, mais la valant mille fois, était le marquis, et la
duchesse eût éprouvé à déclarer cela le même genre de rafraîchissement
que le critique qui, depuis soixante-dix ans qu'on admire _Hernani_,
confesse lui préférer le _Lion amoureux. _ A cause du même besoin maladif
de nouveautés arbitraires, si depuis sa jeunesse on plaignait une femme
modèle, une vraie sainte, d'avoir été mariée à un coquin, un beau jour
Mme de Guermantes affirmait que ce coquin était un homme léger, mais
plein de coeur, que la dureté implacable de sa femme avait poussé à de
vraies inconséquences. Je savais que ce n'était pas seulement entre les
oeuvres, dans la longue série des siècles, mais jusqu'au sein d'une même
oeuvre que la critique joue à replonger dans l'ombre ce qui depuis trop
longtemps était radieux et à en faire sortir ce qui semblait voué à
l'obscurité définitive. Je n'avais pas seulement vu Bellini,
Winterhalter, les architectes jésuites, un ébéniste de la Restauration,
venir prendre la place de génies qu'on avait dits fatigués simplement
parce que les oisifs intellectuels s'en étaient fatigués, comme sont
toujours fatigués et changeants les neurasthéniques. J'avais vu préférer
en Sainte-Beuve tour à tour le critique et le poète, Musset renié quant
à ses vers sauf pour de petites pièces fort insignifiantes. Sans doute
certains essayistes ont tort de mettre au-dessus des scènes les plus
célèbres du _Cid_ ou de _Polyeucte_ telle tirade du _Menteur_ qui donne,
comme un plan ancien, des renseignements sur le Paris de l'époque, mais
leur prédilection, justifiée sinon par des motifs de beauté, du moins
par un intérêt documentaire, est encore trop rationnelle pour la
critique folle. Elle donne tout Molière pour un vers de _l'Étourdi,_ et,
même en trouvant le _Tristan_ de Wagner assommant, en sauvera une «jolie
note de cor», au moment où passe la chasse. Cette dépravation m'aida à
comprendre celle dont faisait preuve Mme de Guermantes quand elle
décidait qu'un homme de leur monde reconnu pour un brave coeur, mais sot,
était un monstre d'égoïsme, plus fin qu'on ne croyait, qu'un autre connu
pour sa générosité pouvait symboliser l'avarice, qu'une bonne mère ne
tenait pas à ses enfants, et qu'une femme qu'on croyait vicieuse avait
les plus nobles sentiments. Comme gâtées par la nullité de la vie
mondaine, l'intelligence et la sensibilité de Mme de Guermantes étaient
trop vacillantes pour que le dégoût ne succédât pas assez vite chez elle
à l'engouement (quitte à se sentir de nouveau attirée vers le genre
d'esprit qu'elle avait tour à tour recherché et délaissé) et pour que le
charme qu'elle avait trouvé à un homme de coeur ne se changeât pas, s'il
la fréquentait trop, cherchait trop en elle des directions qu'elle était
incapable de lui donner, en un agacement qu'elle croyait produit par son
admirateur et qui ne l'était que par l'impuissance où on est de trouver
du plaisir quand on se contente de le chercher. Les variations de
jugement de la duchesse n'épargnaient personne, excepté son mari. Lui
seul ne l'avait jamais aimée; en lui elle avait senti toujours un de ces
caractères de fer, indifférent aux caprices qu'elle avait, dédaigneux de
sa beauté, violent, d'une volonté à ne plier jamais et sous la seule loi
desquels les nerveux savent trouver le calme. D'autre part M. de
Guermantes poursuivant un même type de beauté féminine, mais le
cherchant dans des maîtresses souvent renouvelées, n'avait, une fois
qu'ils les avait quittées, et pour se moquer d'elles, qu'une associée
durable, identique, qui l'irritait souvent par son bavardage, mais dont
il savait que tout le monde la tenait pour la plus belle, la plus
vertueuse, la plus intelligente, la plus instruite de l'aristocratie,
pour une femme que lui M. de Guermantes était trop heureux d'avoir
trouvée, qui couvrait tous ses désordres, recevait comme personne, et
maintenait à leur salon son rang de premier salon du faubourg
Saint-Germain. Cette opinion des autres, il la partageait lui-même;
souvent de mauvaise humeur contre sa femme, il était fier d'elle. Si,
aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus léger argent pour des
charités, pour les domestiques, il tenait à ce qu'elle eût les toilettes
les plus magnifiques et les plus beaux attelages. Chaque fois que Mme de
Guermantes venait d'inventer, relativement aux mérites et aux défauts,
brusquement intervertis par elle, d'un de leurs amis, un nouveau et
friand paradoxe, elle brûlait d'en faire l'essai devant des personnes
capables de le goûter, d'en faire savourer l'originalité psychologique
et briller la malveillance lapidaire. Sans doute ces opinions nouvelles
ne contenaient pas d'habitude plus de vérité que les anciennes, souvent
moins; mais justement ce qu'elles avaient d'arbitraire et d'inattendu
leur conférait quelque chose d'intellectuel qui les rendait émouvantes à
communiquer. Seulement le patient sur qui venait de s'exercer la
psychologie de la duchesse était généralement un intime dont ceux à qui
elle souhaitait de transmettre sa découverte ignoraient entièrement
qu'il ne fût plus au comble de la faveur; aussi la réputation qu'avait
Mme de Guermantes d'incomparable amie sentimentale, douce et dévouée,
rendait difficile de commencer l'attaque; elle pouvait tout au plus
intervenir ensuite comme contrainte et forcée, en donnant la réplique
pour apaiser, pour contredire en apparence, pour appuyer en fait un
partenaire qui avait pris sur lui de la provoquer; c'était justement le
rôle où excellait M. de Guermantes.
Quant aux actions mondaines, c'était encore un autre plaisir
arbitrairement théâtral que Mme de Guermantes éprouvait à émettre sur
elles de ces jugements imprévus qui fouettaient de surprises incessantes
et délicieuses la princesse de Parme. Mais ce plaisir de la duchesse, ce
fut moins à l'aide de la critique littéraire que d'après la vie
politique et la chronique parlementaire, que j'essayai de comprendre
quel il pouvait être. Les édits successifs et contradictoires par
lesquels Mme de Guermantes renversait sans cesse l'ordre des valeurs
chez les personnes de son milieu ne suffisant plus à la distraire, elle
cherchait aussi, dans la manière dont elle dirigeait sa propre conduite
sociale, dont elle rendait compte de ses moindres décisions mondaines, à
goûter ces émotions artificielles, à obéir à ces devoirs factices qui
stimulent la sensibilité des assemblées et s'imposent à l'esprit des
politiciens. On sait que quand un ministre explique à la Chambre qu'il a
cru bien faire en suivant une ligne de conduite qui semble en effet
toute simple à l'homme de bon sens qui le lendemain dans son journal lit
le compte rendu de la séance, ce lecteur de bon sens se sent pourtant
remué tout d'un coup, et commence à douter d'avoir eu raison d'approuver
le ministre, en voyant que le discours de celui-ci a été écouté au
milieu d'une vive agitation et ponctué par des expressions de blâme
telles que: «C'est très grave», prononcées par un député dont le nom et
les titres sont si longs et suivis de mouvements si accentués que, dans
l'interruption tout entière, les mots «c'est très grave! » tiennent moins
de place qu'un hémistiche dans un alexandrin. Par exemple autrefois,
quand M. de Guermantes, prince des Laumes, siégeait à la Chambre, on
lisait quelquefois dans les journaux de Paris, bien que ce fût surtout
destiné à la circonscription de Méséglise et afin de montrer aux
électeurs qu'ils n'avaient pas porté leurs votes sur un mandataire
inactif ou muet: «Monsieur de Guermantes-Bouillon, prince des Laumes:
«Ceci est grave! » Très bien!
