Les chants des
bardes germains retentirent sur le sommet des montagnes, se
<< pre?
bardes germains retentirent sur le sommet des montagnes, se
<< pre?
Madame de Stael - De l'Allegmagne
?
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? ET DES ARTS. 109
cables, et de la` naissent leurs pre? ventions contre une philosophie
qui a pour objet le beau pluto^t que l'utile.
Les Anglais ne se? parent point, il est vrai, la dignite? de l'utili-
te? , et toujours ils sont pre^ts, quand il le faut, a` sacrifier ce qui
est utile a` ce qui est honorable; mais ils ne se pre^tent pas vo-
lontiers, comme il est dit dans Hamlet, a` ces conversations
avec l'air, dont les Allemands sont tre`s-e? pris. La philosophie
des Anglais est dirige? e vers les re? sultats avantageux au bien-e^tre
de l'humanite? . Les Allemands s'occupent de la ve? rite? pour elle-me^me, sans penser au parti que les hommes peuvent en tirer.
La nature de leurs gouvernements ne leur ayant point offert des
occasions grandes et belles de me? riter la gloire et de servir la
patrie, ils s'attachent en tout genre a` la contemplation , et cher-
chent dans le ciel l'espace que leur e? troite destine? e leur refuse
sur la terre. Ils se plaisent dans l'ide? al, parce qu'il n'y a rien
dans l'e? tat actuel des choses qui parle a` leur imagination. Les
Anglais s'honorent avec raison de tout ce qu'ils posse`dent, de
tout cequ'ils. sont, de tout ce qu'ils peuvent e^tre ; ils placent leur
admiration et leur amour sur leurs lois, leurs moeurs etleur
culte. Ces nobles sentiments donnent a` l'a^me plus de force et
d'e? nergie; mais la pense? e va peut-e^tre encore plus loin, quand
elle n'a point de bornes , ni me^me de but de? termine? , et que,
sans cesse en rapport avec l'immense et l'infini, aucun inte? re^t
ne la rame`ne aux choses de ce monde. *
Toutes les fois qu'une ide? e se consolide, c'est-a`-dire qu'elle se
change en institution, rien de mieux que d'en examiner attenti-
vement les re? sultats et les conse? quences, de la circonscrire et
de la fixer: mais quand il s'agit d'une the? orie, il faut la consi-
de? rer en elle-me^me; il n'est plus question de pratique, il n'est
plus question d'utilite? ; et la recherche de la ve? rite? dans la phi-
losophie, comme l'imagination dans la poe? sie, doit e^tre inde? pen-
dante de toute entrave.
Les Allemands sont comme les e? claireurs de l'arme? e de l'es-
prit humain; ils essayent des routes nouvelles, ils tentent des
moyens inconnus; comment ne serait-on pas curieux de savoir
ce qu'ils disent, au retour de leurs excursions dans l'infini?
Les Anglais, qui ont tant d'originalite? dans le caracte`re, redou<<ADAMR DE STAEL. 10
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? 110 DE LA LITTE? HATUHK
tent ne? anmoins assez ge? ne? ralement les nouveaux syste`mes. La
sagesse d'esprit leur a fait tant de bien dans les affaires de la
vie, qu'ils aiment a` la retrouver dans les e? tudes intellectuelles;
et c'est la` cependant que l'audace est inse? parable du ge? nie. Le
ge? nie, pourvu qu'il respecte la religion et la morale, doit aller
aussi loin qu'il veut: c'est l'empire de la pense? e qu'il agrandit.
La litte? rature, en Allemagne, est tellement empreinte de la
philosophie dominante, que l'e? loignement qu'on aurait pour
l'une pourrait influer sur le jugement qu'on porterait sur l'autre:
cependant les Anglais, depuis quelque temps, traduisent avec
plaisirles poe`tes allemands, et ne me? connaissent point l'analogie
qui doit re? sulter d'une me^me origine. Il y a plus de sensibilite?
dans la poe? sie anglaise, et plus d'imagination dans la poe? sie al-
lemande. Les affections domestiques exerc? ant un grand empire
sur le coeur des Anglais, leur poe? sie se sent de la de? licatesse et de
la fixite? de ces affections: les Allemands, plus inde? pendants en
tout, parce qu'ilsne portent l'empreinte d'aucune institution po-
litique, peignent les sentimens comme les ide? es, a` travers des
nuages: on dirait que l'univers vacille devant leurs yeux, et
l'incertitude me^me de leurs regards multiplie les objets dont
leur talent peut se servir.
Le principe dela terreur, qui est un des grands moyens dela
poe? sie allemande, a moins d'ascendant sur l'imagination des An-
glais de nos jours; ils de? crivent la nature avec charme, mais elle
n'agit plus sur eux comme une puissance redoutable qui renfer-
me dans son sein les fanto^mes, les pre? sages, et tient chez les
modernes la me^me place que la destine? e parmi les anciens. L'i-
magination, en Angleterre, est presque toujours inspire? e par la
sensibilite? ; l'imagination des Allemands est quelquefois rude et
bizarre: la religion de l'Angleterre estplusse? ve`re, celle de l'Alle-
magne est plus vague; et la poe? sie des nations doit ne? cessaire-
ment porter l'empreinte de leurs sentiments religieux. La con-
venance ne re`gne point dans les arts en Angleterre comme en
France; cependant l'opinion publique y a plus d'empire qu'en
Allemagne; l'unite? nationale en est la cause. Les Anglais veulent
mettre d'accord en toutes choses les actions et les principes; c'est
un peuple sage et bien ordonne? , qui a compris dans la sagesse
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? ET DES V ! ! i . . . 1 I 1
la gloire, et dans l'ordre la liberte? : les Allemands, n'ayant fait
que re^ver l'une et l'autre, ont examine? les ide? es inde? pendamment
de leur application, et se sont ainsi ne? cessairement e? leve? s plus
haut en the? orie.
Les litte? rateurs allemands actuels se montrent (ce qui doit
parai^tre singulier ) beaucoup plus oppose? s que les Anglais a`
l'introduction des re? flexions philosophiques dans la poe? sie. Les
premiers ge? nies de la litte? rature anglaise, il est vrai, Shakespeare,
Milton, Dryden dans ses odes, etc. , sont des poe^tes qui ne se li-
vrent point a` l'esprit de raisonnement; mais Pope et plusieurs
autres doivent e^tre conside? re? s comme didactiques et moralistes.
Les Allemands se sont refaits jeunes, les Anglais sont devenus
mu^rs '. Les Allemands professent une doctrine qui tend a`
ranimer l'enthousiasme dans les arts comme dans la philoso-
phie, et il faut les louer s'ils la maintiennent; car le sie`cle pe`se
aussi sur eux, et il n'en est point ou` l'on soit plus enclin a` de? -
daigner ce qui n'est que beau; il n'en est point ou` l'on re? pe`te
plus souvent cette question , la plus vulgaire de toutes : A quoi
bon?
CHAPITRE III.
Des principales e? poques de la litte? rature allemande.
La litte? rature allemande n'a point eu ce qu'on a coutume
d'appeler un sie`cle d'or, c'est-a`-dire une e? poque ou` les progre`s
des lettres sont encourage? s par la protection des chefs de l'E? tat.
Le? on X en Italie, Louis XIV en France, et dans les temps an-
ciens Pe? ricle`s et Auguste, ont donne? leur nom a` leur sie`cle. On
peut aussi conside? rer le re`gne de la reine Anne comme l'e? poque
la plus brillante de la litte? rature anglaise ; mais cette nation, qui
existe par elle-me^me , n'a jamais du^ ses grands hommes a` ses
rois. L'Allemagne e? tait divise? e; elle ne trouvait dans l'Autriche
1 Les poe`tes anglais de notre temps, sans s'e^tre concerte? s avec les Alle-
mands, ont adopte? le me^me systeme. La poe? sie didactique fait place aux Mo-
tions du moyen a^ge, aux couleurs pourpre? es de l'Orient ; le raisonnement et
me^me l'e? loquence ne sauraient suflire a un art essentiellement cre? ateur.
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? 112 DE LA LITTECATLHK
aucun amour pour les lettres, et dans Fre? de? ric II, qui e? tait a`
lui seul toute la Prusse, aucun inte? re^t pour les e? crivains alle-
mands; les lettres en Allemagne n'ont donc jamais e? te? re? unies dans un centre, et n'ont point trouve? d'appui dans l'E? tat. Peut-e^tre la litte? rature a-t-elle du^ a` cet isolement comme a` cette in-
de? pendance plus d'originalite? et d'e? nergie.
<< On a vu, dit Schiller, la poe? sie, de? daigne? e par le plus grand
<< des fils de la patrie, par Fre? de? ric, s'e? loigner du tro^ne puissant
qui ne la prote? geait pas; mais elle osa se dire allemande; mais
<< elle se sentit fie`re de cre? er elle-me^me sa gloire.
Les chants des
bardes germains retentirent sur le sommet des montagnes, se
<< pre? cipite`rent comme un torrent dans les valle? es; le poe`te in-
<< de? pendant ne reconnut pour loi que les impressions de son
<< a^me, et pour souverain que son ge? nie. >>
Il a du^ re? sulter cependant de ce que les hommes de lettres al-
lemands n'ont point e? te? encourage? s par le gouvernement, que
pendant longtemps ils ont fait des essais individuels dans les
sens les plus oppose? s, et qu'ils sont arrive? s tarda` l'e? poque vrai-
ment remarquable de leur litte? rature.
La langue allemande, depuis mille ans, a e? te? cultive? e d'abord
par les moines, puis par les chevaliers, puis par les artisans ,
tels que Hans-Sachs, Se? bastien Brand, et d'autres, a` l'approche
de la re? formation ; et dernie`rement enfin par les savants, qui en
ont fait un langage propre a` toutes les subtilite? s de la pense? e.
En examinant les ouvrages dont se compose la litte? rature al-
lemande, on y retrouve, suivant le ge? nie de l'auteur, les tra-
ces de ces diffe? rentes cultures, comme on voit dans les montagnes
les couches des mine? raux divers que les re? volutions de la terre
y ont apporte? s. Le style change presque entie`rement de nature
suivant l'e? crivain, et les e? trangers ont besoin de faire une nou-
velle e? tude , a` chaque livre nouveau qu'ils veulent comprendre.
Les Allemands ont eu, comme la plupart des nations de l'Eu-
rope, du temps de la chevalerie, des troubadours et des guer-
riers qui chantaient l'amouret les combats. On vient de retrouver
un poe? me e? pique intitule? les Nibelungs, et compose? dans le
treizie`me sie`cle. Ony voit l'he? roi? smeet la fide? lite? qui distinguaient
les hommes d'alors, lorsque tout e? tait vrai, fort, et de? cide? comme
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? ET DES AMIS. 113
les couleurs primitives de la nature. L'allemand, dans ce poe? me, est plus clair et plus simple qu'a` pre? sent; les ide? es ge? ne? rales ne
s'y e? taient point encore introduites , et l'on ne faisait que racon-
ter des traits de caracte`re. La nation germanique pouvait e^tre
conside? re? e alors comme la plus belliqueuse de toutes les nations europe? ennes, et ses anciennes traditions ne parlent que des cha^-
teaux-forts, et des belles mai^tresses pour lesquelles on donnait
sa vie. Lorsque Maximilien essaya plus tard de ranimer la che-
valerie, l'esprit humain n'avait plus cette tendance ; et de? ja` com-
menc? aient les querelles religieuses, qui tournent la pense? e vers
la me? taphysique, et placent la force de l'a^me dans les opinions
pluto^t que dans les exploits.
Luther perfectionna singulie`rement sa langue, enla faisant ser-
vir aux discussions the? ologiques : sa traduction des Psaumes et
dela Bible est encore un beau mode`le. La ve? rite? et la concision
poe? tique qu'il donne a` son style sont tout a` fait conformes au
ge? nie de l'allemand , et le son me^me des mots a je ne sais quelle
franchise e? nergique sur laquelle on se repose avec confiance. Les
guerres politiques et religieuses, ou` les Allemands avaient le
malheur de se combattre les uns les autres, de? tourne`rent les es-
prits de la litte? rature: et quand on s'en occupa de nouveau, ce
fut sous les auspices du sie`cle de Louis XIV, a` l'e? poque ou` le de? -
sir d'imiter les Franc? ais s'empara dela plupart des cours et des
e? crivains de l'Europe.
Les ouvrages de Hagedorn, de Gellert, de Weiss, etc. , n'e? taient
que dufranc? aisappesanti; rien d'original, rien qui fu^t conforme
au ge? nie naturel de la nation. Ces auteurs voulaient atteindre a`
la gra^ce franc? aise, sans que leur genre de vie ni leurs habitudes
leur en donnassent l'inspiration, ils s'asservissaient a` la re`gle ,
sans avoir ni l'e? le? gance ni le gou^t qui peuvent donner de l'agre? -
ment a` ce despotisme me^me. Une autre e? cole succe? da biento^t a`
l'e? cole franc? aise, et ce fut dans la Suisse allemande qu'elle s'e? -
leva; cette e? cole e? tait d'abord fonde? e sur l'imitation des e? crivains
anglais. Bodmer, appuye? par l'exemple du grand Haller, ta^cha de
de? montrer que la litte? rature anglaise s'accordait mieux avec le
ge? nie des Allemands que la litte? rature franc? aise. Gottsched, un
savant sans gou^t et sans ge? nie, combattit cette opinion. Il jaillit 10.
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? 114 WIELAND.
une grande lumie`re de la dispute de ces deux e? coles. Quelques
hommes alors commence`rent a` se frayer une route par eux-me^-
mes. Rlopstock tint le premier rang dans l'e? cole anglaise, comme
Wieland dans l'e? cole franc? aise; mais Klopstock ouvrit une car-
rie`re nouvelle a` ses successeurs, tandis que Wieland fut a` la fois
le premier et le dernier dans l'e? cole franc? aise du dix-huitie`me
sie`cle: le premier, parce que nul n'a pu dans ce genre s'e? galer
a` lui; le dernier, parce qu'apre`s lui les e? crivains allemands sui-
virent une route tout a` fait diffe? rente.
Comme il y a dans toutes les nations teutoniques des e? tin-
celles de ce feu sacre? que le temps a recouvert de cendre,
Klopstock , en imitant d'abord les Anglais, parvinta` re? veiller
l'imagination et le caracte`re particuliers aux Allemands; et pres-
qu'au me^me moment Wiu^kelmann dans les arts, Lessing dans
la critique, et Goethe dans la poe? sie, fonde`rent une ve? ritable
e? cole allemande, si toutefois on peut appeler de ce nom ce qui
admet autant de diffe? rences qu'il y a d'individus et de talents di-
vers. J'examinerai se? pare? ment la poe? sie, l'art dramatique, les
romans et l'histoire; mais chaque homme de ge? nie formant,
pour ainsi dire, une e? cole a` part en Allemagne, il m'a semble?
ne? cessaire de commencer par faire connai^tre les traits principaux
qui distinguent chaque e? crivain en particulier, et de caracte? riser
personnellement les hommes de lettres les plus ce? le`bres, avant
d'analyser leurs ouvrages.
CHAPITRE IV. Wieland.
De tous les Allemands qui ont e? crit dans le genre franc? ais,
Wieland est le seul dont les ouvrages aient du ge? nie; et quoi-
qu'il ait presque toujours imite? les litte? ratures e? trange`res, on ne
peut me? connai^tre les grands services qu'il a rendus a` sa propre
litte? rature, en perfectionnant sa langue, en lui donnant une ver-
sification plus facile et plus harmonieuse.
Il y avait en Allemagne une foule d'e? crivains qui ta^chaient de
suivre les traces de la litte? rature franc? aise dusie`cle de Louis XIV;
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? ? AIL: \M). US
\\ieland est le premier qui ait introduit avec succe`s celle du dix-huitie`me sie`cle. Dans ses e? crits en prose, il a quelques rapports
avec Voltaire, et dans ses poe? sies, avec l'Arioste. Mais ces rap-
ports, qui sont volontaires, n'empe^chent pas que sa nature au
fond ne soit tout a` fait allemande. Wieland est infiniment plus
instruit que Voltaire; il a e? tudie? les anciens d'une fac? on plus
e? rudite qu'aucun poe`te ne l'a fait en France. Les de? fauts, comme
les qualite? s de Wieland, ne lui permettent pas de donner a` ses
e? crits la gra^ce et la le? ge`rete? franc? aises.
Dans ses romans philosophiques, Agathon, Pe? re? grinus Pro-
te?
? ET DES ARTS. 109
cables, et de la` naissent leurs pre? ventions contre une philosophie
qui a pour objet le beau pluto^t que l'utile.
Les Anglais ne se? parent point, il est vrai, la dignite? de l'utili-
te? , et toujours ils sont pre^ts, quand il le faut, a` sacrifier ce qui
est utile a` ce qui est honorable; mais ils ne se pre^tent pas vo-
lontiers, comme il est dit dans Hamlet, a` ces conversations
avec l'air, dont les Allemands sont tre`s-e? pris. La philosophie
des Anglais est dirige? e vers les re? sultats avantageux au bien-e^tre
de l'humanite? . Les Allemands s'occupent de la ve? rite? pour elle-me^me, sans penser au parti que les hommes peuvent en tirer.
La nature de leurs gouvernements ne leur ayant point offert des
occasions grandes et belles de me? riter la gloire et de servir la
patrie, ils s'attachent en tout genre a` la contemplation , et cher-
chent dans le ciel l'espace que leur e? troite destine? e leur refuse
sur la terre. Ils se plaisent dans l'ide? al, parce qu'il n'y a rien
dans l'e? tat actuel des choses qui parle a` leur imagination. Les
Anglais s'honorent avec raison de tout ce qu'ils posse`dent, de
tout cequ'ils. sont, de tout ce qu'ils peuvent e^tre ; ils placent leur
admiration et leur amour sur leurs lois, leurs moeurs etleur
culte. Ces nobles sentiments donnent a` l'a^me plus de force et
d'e? nergie; mais la pense? e va peut-e^tre encore plus loin, quand
elle n'a point de bornes , ni me^me de but de? termine? , et que,
sans cesse en rapport avec l'immense et l'infini, aucun inte? re^t
ne la rame`ne aux choses de ce monde. *
Toutes les fois qu'une ide? e se consolide, c'est-a`-dire qu'elle se
change en institution, rien de mieux que d'en examiner attenti-
vement les re? sultats et les conse? quences, de la circonscrire et
de la fixer: mais quand il s'agit d'une the? orie, il faut la consi-
de? rer en elle-me^me; il n'est plus question de pratique, il n'est
plus question d'utilite? ; et la recherche de la ve? rite? dans la phi-
losophie, comme l'imagination dans la poe? sie, doit e^tre inde? pen-
dante de toute entrave.
Les Allemands sont comme les e? claireurs de l'arme? e de l'es-
prit humain; ils essayent des routes nouvelles, ils tentent des
moyens inconnus; comment ne serait-on pas curieux de savoir
ce qu'ils disent, au retour de leurs excursions dans l'infini?
Les Anglais, qui ont tant d'originalite? dans le caracte`re, redou<<ADAMR DE STAEL. 10
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 110 DE LA LITTE? HATUHK
tent ne? anmoins assez ge? ne? ralement les nouveaux syste`mes. La
sagesse d'esprit leur a fait tant de bien dans les affaires de la
vie, qu'ils aiment a` la retrouver dans les e? tudes intellectuelles;
et c'est la` cependant que l'audace est inse? parable du ge? nie. Le
ge? nie, pourvu qu'il respecte la religion et la morale, doit aller
aussi loin qu'il veut: c'est l'empire de la pense? e qu'il agrandit.
La litte? rature, en Allemagne, est tellement empreinte de la
philosophie dominante, que l'e? loignement qu'on aurait pour
l'une pourrait influer sur le jugement qu'on porterait sur l'autre:
cependant les Anglais, depuis quelque temps, traduisent avec
plaisirles poe`tes allemands, et ne me? connaissent point l'analogie
qui doit re? sulter d'une me^me origine. Il y a plus de sensibilite?
dans la poe? sie anglaise, et plus d'imagination dans la poe? sie al-
lemande. Les affections domestiques exerc? ant un grand empire
sur le coeur des Anglais, leur poe? sie se sent de la de? licatesse et de
la fixite? de ces affections: les Allemands, plus inde? pendants en
tout, parce qu'ilsne portent l'empreinte d'aucune institution po-
litique, peignent les sentimens comme les ide? es, a` travers des
nuages: on dirait que l'univers vacille devant leurs yeux, et
l'incertitude me^me de leurs regards multiplie les objets dont
leur talent peut se servir.
Le principe dela terreur, qui est un des grands moyens dela
poe? sie allemande, a moins d'ascendant sur l'imagination des An-
glais de nos jours; ils de? crivent la nature avec charme, mais elle
n'agit plus sur eux comme une puissance redoutable qui renfer-
me dans son sein les fanto^mes, les pre? sages, et tient chez les
modernes la me^me place que la destine? e parmi les anciens. L'i-
magination, en Angleterre, est presque toujours inspire? e par la
sensibilite? ; l'imagination des Allemands est quelquefois rude et
bizarre: la religion de l'Angleterre estplusse? ve`re, celle de l'Alle-
magne est plus vague; et la poe? sie des nations doit ne? cessaire-
ment porter l'empreinte de leurs sentiments religieux. La con-
venance ne re`gne point dans les arts en Angleterre comme en
France; cependant l'opinion publique y a plus d'empire qu'en
Allemagne; l'unite? nationale en est la cause. Les Anglais veulent
mettre d'accord en toutes choses les actions et les principes; c'est
un peuple sage et bien ordonne? , qui a compris dans la sagesse
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? ET DES V ! ! i . . . 1 I 1
la gloire, et dans l'ordre la liberte? : les Allemands, n'ayant fait
que re^ver l'une et l'autre, ont examine? les ide? es inde? pendamment
de leur application, et se sont ainsi ne? cessairement e? leve? s plus
haut en the? orie.
Les litte? rateurs allemands actuels se montrent (ce qui doit
parai^tre singulier ) beaucoup plus oppose? s que les Anglais a`
l'introduction des re? flexions philosophiques dans la poe? sie. Les
premiers ge? nies de la litte? rature anglaise, il est vrai, Shakespeare,
Milton, Dryden dans ses odes, etc. , sont des poe^tes qui ne se li-
vrent point a` l'esprit de raisonnement; mais Pope et plusieurs
autres doivent e^tre conside? re? s comme didactiques et moralistes.
Les Allemands se sont refaits jeunes, les Anglais sont devenus
mu^rs '. Les Allemands professent une doctrine qui tend a`
ranimer l'enthousiasme dans les arts comme dans la philoso-
phie, et il faut les louer s'ils la maintiennent; car le sie`cle pe`se
aussi sur eux, et il n'en est point ou` l'on soit plus enclin a` de? -
daigner ce qui n'est que beau; il n'en est point ou` l'on re? pe`te
plus souvent cette question , la plus vulgaire de toutes : A quoi
bon?
CHAPITRE III.
Des principales e? poques de la litte? rature allemande.
La litte? rature allemande n'a point eu ce qu'on a coutume
d'appeler un sie`cle d'or, c'est-a`-dire une e? poque ou` les progre`s
des lettres sont encourage? s par la protection des chefs de l'E? tat.
Le? on X en Italie, Louis XIV en France, et dans les temps an-
ciens Pe? ricle`s et Auguste, ont donne? leur nom a` leur sie`cle. On
peut aussi conside? rer le re`gne de la reine Anne comme l'e? poque
la plus brillante de la litte? rature anglaise ; mais cette nation, qui
existe par elle-me^me , n'a jamais du^ ses grands hommes a` ses
rois. L'Allemagne e? tait divise? e; elle ne trouvait dans l'Autriche
1 Les poe`tes anglais de notre temps, sans s'e^tre concerte? s avec les Alle-
mands, ont adopte? le me^me systeme. La poe? sie didactique fait place aux Mo-
tions du moyen a^ge, aux couleurs pourpre? es de l'Orient ; le raisonnement et
me^me l'e? loquence ne sauraient suflire a un art essentiellement cre? ateur.
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 112 DE LA LITTECATLHK
aucun amour pour les lettres, et dans Fre? de? ric II, qui e? tait a`
lui seul toute la Prusse, aucun inte? re^t pour les e? crivains alle-
mands; les lettres en Allemagne n'ont donc jamais e? te? re? unies dans un centre, et n'ont point trouve? d'appui dans l'E? tat. Peut-e^tre la litte? rature a-t-elle du^ a` cet isolement comme a` cette in-
de? pendance plus d'originalite? et d'e? nergie.
<< On a vu, dit Schiller, la poe? sie, de? daigne? e par le plus grand
<< des fils de la patrie, par Fre? de? ric, s'e? loigner du tro^ne puissant
qui ne la prote? geait pas; mais elle osa se dire allemande; mais
<< elle se sentit fie`re de cre? er elle-me^me sa gloire.
Les chants des
bardes germains retentirent sur le sommet des montagnes, se
<< pre? cipite`rent comme un torrent dans les valle? es; le poe`te in-
<< de? pendant ne reconnut pour loi que les impressions de son
<< a^me, et pour souverain que son ge? nie. >>
Il a du^ re? sulter cependant de ce que les hommes de lettres al-
lemands n'ont point e? te? encourage? s par le gouvernement, que
pendant longtemps ils ont fait des essais individuels dans les
sens les plus oppose? s, et qu'ils sont arrive? s tarda` l'e? poque vrai-
ment remarquable de leur litte? rature.
La langue allemande, depuis mille ans, a e? te? cultive? e d'abord
par les moines, puis par les chevaliers, puis par les artisans ,
tels que Hans-Sachs, Se? bastien Brand, et d'autres, a` l'approche
de la re? formation ; et dernie`rement enfin par les savants, qui en
ont fait un langage propre a` toutes les subtilite? s de la pense? e.
En examinant les ouvrages dont se compose la litte? rature al-
lemande, on y retrouve, suivant le ge? nie de l'auteur, les tra-
ces de ces diffe? rentes cultures, comme on voit dans les montagnes
les couches des mine? raux divers que les re? volutions de la terre
y ont apporte? s. Le style change presque entie`rement de nature
suivant l'e? crivain, et les e? trangers ont besoin de faire une nou-
velle e? tude , a` chaque livre nouveau qu'ils veulent comprendre.
Les Allemands ont eu, comme la plupart des nations de l'Eu-
rope, du temps de la chevalerie, des troubadours et des guer-
riers qui chantaient l'amouret les combats. On vient de retrouver
un poe? me e? pique intitule? les Nibelungs, et compose? dans le
treizie`me sie`cle. Ony voit l'he? roi? smeet la fide? lite? qui distinguaient
les hommes d'alors, lorsque tout e? tait vrai, fort, et de? cide? comme
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? ET DES AMIS. 113
les couleurs primitives de la nature. L'allemand, dans ce poe? me, est plus clair et plus simple qu'a` pre? sent; les ide? es ge? ne? rales ne
s'y e? taient point encore introduites , et l'on ne faisait que racon-
ter des traits de caracte`re. La nation germanique pouvait e^tre
conside? re? e alors comme la plus belliqueuse de toutes les nations europe? ennes, et ses anciennes traditions ne parlent que des cha^-
teaux-forts, et des belles mai^tresses pour lesquelles on donnait
sa vie. Lorsque Maximilien essaya plus tard de ranimer la che-
valerie, l'esprit humain n'avait plus cette tendance ; et de? ja` com-
menc? aient les querelles religieuses, qui tournent la pense? e vers
la me? taphysique, et placent la force de l'a^me dans les opinions
pluto^t que dans les exploits.
Luther perfectionna singulie`rement sa langue, enla faisant ser-
vir aux discussions the? ologiques : sa traduction des Psaumes et
dela Bible est encore un beau mode`le. La ve? rite? et la concision
poe? tique qu'il donne a` son style sont tout a` fait conformes au
ge? nie de l'allemand , et le son me^me des mots a je ne sais quelle
franchise e? nergique sur laquelle on se repose avec confiance. Les
guerres politiques et religieuses, ou` les Allemands avaient le
malheur de se combattre les uns les autres, de? tourne`rent les es-
prits de la litte? rature: et quand on s'en occupa de nouveau, ce
fut sous les auspices du sie`cle de Louis XIV, a` l'e? poque ou` le de? -
sir d'imiter les Franc? ais s'empara dela plupart des cours et des
e? crivains de l'Europe.
Les ouvrages de Hagedorn, de Gellert, de Weiss, etc. , n'e? taient
que dufranc? aisappesanti; rien d'original, rien qui fu^t conforme
au ge? nie naturel de la nation. Ces auteurs voulaient atteindre a`
la gra^ce franc? aise, sans que leur genre de vie ni leurs habitudes
leur en donnassent l'inspiration, ils s'asservissaient a` la re`gle ,
sans avoir ni l'e? le? gance ni le gou^t qui peuvent donner de l'agre? -
ment a` ce despotisme me^me. Une autre e? cole succe? da biento^t a`
l'e? cole franc? aise, et ce fut dans la Suisse allemande qu'elle s'e? -
leva; cette e? cole e? tait d'abord fonde? e sur l'imitation des e? crivains
anglais. Bodmer, appuye? par l'exemple du grand Haller, ta^cha de
de? montrer que la litte? rature anglaise s'accordait mieux avec le
ge? nie des Allemands que la litte? rature franc? aise. Gottsched, un
savant sans gou^t et sans ge? nie, combattit cette opinion. Il jaillit 10.
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? 114 WIELAND.
une grande lumie`re de la dispute de ces deux e? coles. Quelques
hommes alors commence`rent a` se frayer une route par eux-me^-
mes. Rlopstock tint le premier rang dans l'e? cole anglaise, comme
Wieland dans l'e? cole franc? aise; mais Klopstock ouvrit une car-
rie`re nouvelle a` ses successeurs, tandis que Wieland fut a` la fois
le premier et le dernier dans l'e? cole franc? aise du dix-huitie`me
sie`cle: le premier, parce que nul n'a pu dans ce genre s'e? galer
a` lui; le dernier, parce qu'apre`s lui les e? crivains allemands sui-
virent une route tout a` fait diffe? rente.
Comme il y a dans toutes les nations teutoniques des e? tin-
celles de ce feu sacre? que le temps a recouvert de cendre,
Klopstock , en imitant d'abord les Anglais, parvinta` re? veiller
l'imagination et le caracte`re particuliers aux Allemands; et pres-
qu'au me^me moment Wiu^kelmann dans les arts, Lessing dans
la critique, et Goethe dans la poe? sie, fonde`rent une ve? ritable
e? cole allemande, si toutefois on peut appeler de ce nom ce qui
admet autant de diffe? rences qu'il y a d'individus et de talents di-
vers. J'examinerai se? pare? ment la poe? sie, l'art dramatique, les
romans et l'histoire; mais chaque homme de ge? nie formant,
pour ainsi dire, une e? cole a` part en Allemagne, il m'a semble?
ne? cessaire de commencer par faire connai^tre les traits principaux
qui distinguent chaque e? crivain en particulier, et de caracte? riser
personnellement les hommes de lettres les plus ce? le`bres, avant
d'analyser leurs ouvrages.
CHAPITRE IV. Wieland.
De tous les Allemands qui ont e? crit dans le genre franc? ais,
Wieland est le seul dont les ouvrages aient du ge? nie; et quoi-
qu'il ait presque toujours imite? les litte? ratures e? trange`res, on ne
peut me? connai^tre les grands services qu'il a rendus a` sa propre
litte? rature, en perfectionnant sa langue, en lui donnant une ver-
sification plus facile et plus harmonieuse.
Il y avait en Allemagne une foule d'e? crivains qui ta^chaient de
suivre les traces de la litte? rature franc? aise dusie`cle de Louis XIV;
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? ? AIL: \M). US
\\ieland est le premier qui ait introduit avec succe`s celle du dix-huitie`me sie`cle. Dans ses e? crits en prose, il a quelques rapports
avec Voltaire, et dans ses poe? sies, avec l'Arioste. Mais ces rap-
ports, qui sont volontaires, n'empe^chent pas que sa nature au
fond ne soit tout a` fait allemande. Wieland est infiniment plus
instruit que Voltaire; il a e? tudie? les anciens d'une fac? on plus
e? rudite qu'aucun poe`te ne l'a fait en France. Les de? fauts, comme
les qualite? s de Wieland, ne lui permettent pas de donner a` ses
e? crits la gra^ce et la le? ge`rete? franc? aises.
Dans ses romans philosophiques, Agathon, Pe? re? grinus Pro-
te?
