Pas plus que mon
déplacement
dans le temps, pas plus que le fait de
regarder une jeune fille assise auprès de moi sous la lampe qui
l'éclaire autrement que le soleil, quand debout elle s'avançait le
long de la mer, cet enrichissement réel, ce progrès autonome
d'Albertine, n'étaient la cause importante, la différence qu'il y
avait entre ma façon de la voir maintenant et ma façon de la voir au
début à Balbec.
regarder une jeune fille assise auprès de moi sous la lampe qui
l'éclaire autrement que le soleil, quand debout elle s'avançait le
long de la mer, cet enrichissement réel, ce progrès autonome
d'Albertine, n'étaient la cause importante, la différence qu'il y
avait entre ma façon de la voir maintenant et ma façon de la voir au
début à Balbec.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
Mais
si j'avais une satisfaction aussi insignifiante que de m'étirer d'un
air de béatitude en fermant un livre et en disant: «Ah! je viens de
passer deux heures charmantes à lire tel livre amusant», ces mots qui
eussent fait plaisir à ma mère, à Albertine, à Saint-Loup,
excitaient chez Andrée une espèce de réprobation, peut-être
simplement de malaise nerveux. Mes satisfactions lui causaient un
agacement qu'elle ne pouvait cacher. Ces défauts étaient complétés
par de plus graves; un jour que je parlais de ce jeune homme si savant
en chose de courses, de jeux, de golf, si inculte dans tout le reste,
que j'avais rencontré avec la petite bande à Balbec, Andrée se mit à
ricaner: «Vous savez que son père a volé, il a failli y avoir une
instruction ouverte contre lui. Ils veulent crâner d'autant plus, mais
je m'amuse à le dire à tout le monde. Je voudrais qu'ils m'attaquent
en dénonciation calomnieuse. Quelle belle déposition je ferais! » Ses
yeux étincelaient. Or, j'appris que le père n'avait rien commis
d'indélicat, qu'Andrée le savait aussi bien que quiconque. Mais elle
s'était crue méprisée par le fils, avait cherché quelque chose qui
pourrait l'embarrasser, lui faire honte, avait inventé tout un roman de
dépositions qu'elle était imaginairement appelée à faire et, à
force de s'en répéter les détails, ignorait peut-être elle-même
qu'ils n'étaient pas vrais. Ainsi telle qu'elle était devenue (et,
même sans ses haines courtes et folles), je n'aurais pas désiré la
voir, ne fût-ce qu'à cause de cette malveillante susceptibilité qui
entourait d'une ceinture aigre et glaciale sa vraie nature plus
chaleureuse et meilleure. Mais les renseignements qu'elle seule pouvait
me donner sur mon amie m'intéressaient trop pour que je négligeasse
une occasion si rare de les apprendre. Andrée entrait, fermait la porte
derrière elle; elles avaient rencontré une amie, et Albertine ne
m'avait jamais parlé d'elle. «Qu'ont-elles dit? » «Je ne sais pas,
car j'ai profité de ce qu'Albertine n'était pas seule pour aller
acheter de la laine. » «Acheter de la laine? » «Oui, c'est Albertine
qui me l'avait demandé. » «Raison de plus pour ne pas y aller,
c'était peut-être pour vous éloigner. » «Mais elle me l'avait
demandé avant de rencontrer son amie. » «Ah! » répondais-je en
retrouvant la respiration. Aussitôt mon soupçon me reprenait; mais qui
sait si elle n'avait pas donné d'avance rendez-vous à son amie et
n'avait pas combiné un prétexte pour être seule quand elle le
voudrait? D'ailleurs étais-je bien certain que ce n'était pas la
vieille hypothèse (celle où Andrée ne me disait pas que la vérité)
qui était la bonne? Andrée était peut-être d'accord avec Albertine.
De l'amour, me disais-je, à Balbec, on en a pour une personne dont
notre jalousie semble plutôt avoir pour objet les actions; on sent que
si elle vous les disait toutes, on guérirait peut-être facilement
d'aimer. La jalousie a beau être habilement dissimulée par celui qui
l'éprouve, elle est assez vite découverte par celle qui l'inspire et
qui use à son tour d'habileté. Elle cherche à nous donner le change
sur ce qui pourrait nous rendre malheureux, et elle nous le donne, car
à celui qui n'est pas averti, pourquoi une phrase insignifiante
révélerait-elle les mensonges qu'elle cache; nous ne la distinguons
pas des autres; dite avec frayeur, elle est écoutée sans attention.
Plus tard, quand nous serons seuls, nous reviendrons sur cette phrase,
elle ne nous semblera pas tout à fait adéquate à la réalité. Mais
cette phrase nous la rappelons-nous bien? Il semble que naisse
spontanément en nous, à son égard et quant à l'exactitude de notre
souvenir, un doute du genre de ceux qui font qu'au cours de certains
états nerveux on ne peut jamais se rappeler si on a tiré le verrou, et
pas plus à la cinquantième fois qu'à la première; on dirait qu'on
peut recommencer indéfiniment l'acte sans qu'il s'accompagne jamais
d'un souvenir précis et libérateur. Au moins pouvons-nous refermer une
cinquante et unième fois la porte. Tandis que la phrase inquiétante
est au passé dans une audition incertaine qu'il ne dépend pas de nous
de renouveler. Alors nous exerçons notre attention sur d'autres qui ne
cachent rien et le seul remède dont nous ne voulons pas serait de tout
ignorer pour n'avoir pas le désir de mieux savoir.
Dès que la jalousie est découverte, elle est considérée par celle
qui en est l'objet comme une défiance qui autorise la tromperie.
D'ailleurs pour tâcher d'apprendre quelque chose, c'est nous qui avons
pris l'initiative de mentir, de tromper. Andrée, Aimé, nous promettent
bien de ne rien dire, mais le feront-ils? Bloch n'a rien pu promettre
puisqu'il ne savait pas et, pour peu qu'elle cause avec chacun des
trois, Albertine, à l'aide de ce que Saint-Loup eût appelé des
«recoupements», saura que nous lui mentons quand nous nous prétendons
indifférents à ses actes et moralement incapables de la faire
surveiller. Ainsi succédant--relativement à ce que faisait
Albertine--à mon infini doute habituel, trop indéterminé pour ne pas
rester indolore, et qui était à la jalousie ce que sont au chagrin ces
commencements de l'oubli où l'apaisement naît du vague--le petit
fragment de réponse que venait de m'apporter Andrée posait aussitôt
de nouvelles questions; je n'avais réussi, en explorant une parcelle de
la grande zone qui s'étendait autour de moi, qu'à y reculer cet
inconnaissable qu'est pour nous, quand nous cherchons effectivement à
nous la représenter, la vie réelle d'une autre personne. Je continuais
à interroger Andrée tandis qu'Albertine par discrétion et pour me
laisser (devinait-elle cela? ) tout le loisir de la questionner,
prolongeait son déshabillage dans sa chambre. «Je crois que l'oncle et
la tante d'Albertine m'aiment bien», disais-je étourdiment à Andrée
sans penser à son caractère.
Aussitôt je voyais son visage gluant se gâter; comme un sirop qui
tourne, il semblait à jamais brouillé. Sa bouche devenait amère. Il
ne restait plus rien à Andrée de cette juvénile gaîté que, comme
toute la petite bande et malgré sa nature souffreteuse, elle déployait
l'année de mon premier séjour à Balbec et qui maintenant (il est vrai
qu'Andrée avait pris quelques années depuis lors) s'éclipsait si vite
chez elle. Mais j'allais la faire involontairement renaître avant
qu'Andrée m'eût quitté pour aller dîner chez elle. «Il y a
quelqu'un qui m'a fait aujourd'hui un immense éloge de vous», lui
disais-je. Aussitôt un rayon de joie illuminait son regard, elle avait
l'air de vraiment m'aimer. Elle évitait de me regarder mais riait dans
le vague avec deux yeux devenus soudain tout ronds. «Qui ça? »
demandait-elle dans un intérêt naïf et gourmand. Je le lui disais et,
qui que ce fût, elle était heureuse.
Puis arrivait l'heure de partir, elle me quittait. Albertine revenait
auprès de moi; elle s'était déshabillée, elle portait quelqu'un des
jolis peignoirs en crêpe de Chine, ou des robes japonaises dont
j'avais demandé la description à Mme de Guermantes et pour plusieurs
desquelles certaines précisions supplémentaires m'avaient été
fournies par Mme Swann, dans une lettre commençant par ces mots:
«Après votre longue éclipse, j'ai cru en lisant votre lettre relative
à mes _tea gown_ recevoir des nouvelles d'un revenant. »
Albertine avait aux pieds des souliers noirs ornés de brillants que
Françoise appelait rageusement des socques, pareils à ceux que, par la
fenêtre du salon, elle avait aperçu que Mme de Guermantes portait chez
elle le soir, de même qu'un peu plus tard Albertine eut des mules,
certaines en chevreau doré, d'autres en chinchilla, et dont la vue
m'était douce parce qu'elles étaient les unes et les autres comme les
signes (que d'autres souliers n'eussent pas été) qu'elle habitait chez
moi. Elle avait aussi des choses qui ne venaient pas de moi, comme une
belle bague d'or. J'y admirais les ailes éployées d'un aigle. «C'est
ma tante qui me l'a donnée, me dit-elle. Malgré tout elle est
quelquefois gentille. Cela me vieillit parce qu'elle me l'a donnée pour
mes vingt ans. »
Albertine avait pour toutes ces jolies choses un goût bien plus vif que
la duchesse, parce que, comme tout obstacle apporté à une possession
(telle pour moi la maladie qui me rendait les voyages si difficiles et
si désirables), la pauvreté, plus généreuse que l'opulence, donne
aux femmes, bien plus que la toilette qu'elles ne peuvent pas acheter,
le désir de cette toilette qui en est la connaissance véritable,
détaillée, approfondie. Elle, parce qu'elle n'avait pu s'offrir ces
choses, moi, parce qu'en les faisant faire, je cherchais à lui faire
plaisir, nous étions comme des étudiants connaissant tout d'avance des
tableaux qu'ils sont avides d'aller voir à Dresde ou à Vienne. Tandis
que les femmes riches, au milieu de la multitude de leurs chapeaux et de
leurs robes, sont comme ces visiteurs à qui, la promenade dans un
musée n'étant précédée d'aucun désir, donne seulement une
sensation d'étourdissement, de fatigue et d'ennui.
Telle toque, tel manteau de zibeline, tel peignoir de Doucet, aux
manches doublées de rose, prenaient pour Albertine qui les avait
aperçus, convoités et, grâce à l'exclusivisme et à la minutie qui
caractérisent le désir, les avait à la fois isolés du reste dans un
vide sur lequel se détachait à merveille la doublure, ou l'écharpe,
et connus dans toutes leurs parties--et pour moi qui étais allé chez
Mme de Guermantes tâcher de me faire expliquer en quoi consistait la
particularité, la supériorité, le chic de la chose, et l'inimitable
façon du grand faiseur--une importance, un charme qu'ils n'avaient
certes pas pour la duchesse rassasiée avant même d'être en état
d'appétit, ou même pour moi si je les avais vus quelques années
auparavant en accompagnant telle ou telle femme élégante en une de ses
ennuyeuses tournées chez les couturières.
Certes, une femme élégante, Albertine peu à peu en devenait une. Car
si chaque chose que je lui faisais faire ainsi était en son genre la
plus jolie, avec tous les raffinements qu'y eussent apportés Mme de
Guermantes ou Mme Swann, de ces choses elle commençait à avoir
beaucoup. Mais peu importait du moment qu'elle les avait aimées d'abord
et isolément.
Quand on a été épris d'un peintre, puis d'un autre, on peut à la fin
avoir pour tout le musée une admiration qui n'est pas glaciale, car
elle est faite d'amours successives, chacune exclusive en son temps et
qui à la fin se sont mises bout à bout et conciliées.
Elle n'était pas frivole du reste, lisait beaucoup quand elle était
seule et me faisait la lecture quand elle était avec moi. Elle était
devenue extrêmement intelligente. Elle disait, en se trompant
d'ailleurs: «Je suis épouvantée en pensant que sans vous je serais
restée stupide. Ne le niez pas. Vous m'avez ouvert un monde d'idées
que je ne soupçonnais pas, et le peu que je suis devenue, je ne le dois
qu'à vous. »
On sait qu'elle avait parlé semblablement de mon influence sur Andrée.
L'une ou l'autre avait-elle un sentiment pour moi? Et, en elles-mêmes,
qu'étaient Albertine et Andrée? Pour le savoir, il faudrait vous
immobiliser, ne plus vivre dans cette attente perpétuelle de vous où
vous passez toujours autres, il faudrait ne plus vous aimer, pour vous
fixer, ne plus connaître votre interminable et toujours déconcertante
arrivée, ô jeunes filles, ô rayon successif dans le tourbillon où
nous palpitons de vous voir reparaître en ne vous reconnaissant qu'à
peine, dans la vitesse vertigineuse de la lumière. Cette vitesse, nous
l'ignorerions peut-être et tout nous semblerait immobile si un attrait
sexuel ne nous faisait courir vers vous, gouttes d'or toujours
dissemblables et qui dépassent toujours notre attente! À chaque fois,
une jeune fille ressemble si peu à ce qu'elle était la fois
précédente (mettant en pièces dès que nous l'apercevons le souvenir
que nous avions gardé et le désir que nous nous proposions), que la
stabilité de nature que nous lui prêtons n'est que fictive et pour la
commodité du langage. On nous a dit qu'une belle jeune fille est
tendre, aimante, pleine de sentiments les plus délicats. Notre
imagination le croit sur parole, et quand nous apparaît pour la
première fois, sous la ceinture crespelée de ses cheveux blonds, le
disque de sa figure rose, nous craignons presque que cette trop
vertueuse sœur nous refroidisse par sa vertu même, ne puisse jamais
être pour nous l'amante que nous avons souhaitée. Du moins, que de
confidences nous lui faisons dès la première heure, sur la foi de
cette noblesse de cœur, que de projets convenus ensemble. Mais quelques
jours après, nous regrettons de nous être tant confiés, car la rose
jeune fille rencontrée nous tient la seconde fois les propos d'une
lubrique furie. Dans les faces successives qu'après une pulsation de
quelques jours nous présente la rose lumière interceptée, il n'est
même pas certain qu'un _movimentum_ extérieur à ces jeunes filles
n'ait pas modifié leur aspect, et cela avait pu arriver pour mes jeunes
filles de Balbec.
On nous vante la douceur, la pureté d'une vierge. Mais après cela on
sent que quelque chose de plus pimenté vous plairait mieux et on lui
conseille de se montrer plus hardie. En soi-même était-elle plutôt
l'une ou l'autre? Peut-être pas, mais capable d'accéder à tant de
possibilités diverses dans le courant vertigineux de la vie. Pour une
autre, dont tout l'attrait résidait dans quelque chose d'implacable
(que nous comptions fléchir à notre manière), comme, par exemple,
pour la terrible sauteuse de Balbec qui effleurait dans ses bonds les
crânes des vieux messieurs épouvantés, quelle déception quand, dans
la nouvelle face offerte par cette figure, au moment où nous lui
disions des tendresses exaltées par le souvenir de tant de duretés
envers les autres, nous l'entendions, comme entrée de jeu, nous dire
qu'elle était timide, qu'elle ne savait jamais rien dire de sensé à
quelqu'un la première fois, tant elle avait peur, et que ce n'est qu'au
bout d'une quinzaine de jours qu'elle pourrait causer tranquillement
avec nous. L'acier était devenu coton, nous n'aurions plus rien à
essayer de briser, puisque d'elle-même elle perdait toute consistance.
D'elle-même, mais par notre faute peut-être, car les tendres paroles
que nous avions adressées à la Dureté lui avaient peut-être, même
sans qu'elle eût fait de calcul intéressé, suggéré d'être tendre.
Ce qui nous désolait néanmoins n'était qu'à demi maladroit, car la
reconnaissance pour tant de douceur allait peut-être nous obliger à
plus que le ravissement devant la cruauté fléchie. Je ne dis pas qu'un
jour ne viendra pas où, même à ces lumineuses jeunes filles, nous
n'assignerons pas des caractères très tranchés, mais c'est qu'elles
auront cessé de nous intéresser, que leur entrée ne sera plus pour
notre cœur l'apparition qu'il attendait autre et qui le laisse
bouleversé chaque fois d'incarnations nouvelles. Leur immobilité
viendra de notre indifférence qui les livrera au jugement de l'esprit.
Celui-ci ne conclura pas, du reste, d'une façon beaucoup plus
catégorique, car après avoir jugé que tel défaut, prédominant chez
l'une, était heureusement absent de l'autre, il verra que le défaut
avait pour contrepartie une qualité précieuse. De sorte que du faux
jugement de l'intelligence, laquelle n'entre en jeu que quand on cesse
de s'intéresser, sortiront définis des caractères stables de jeunes
filles, lesquels ne nous apprendrons pas plus que les surprenants
visages apparus chaque jour quand, dans la vitesse étourdissante de
notre attente, nos amies se présentaient tous les jours, toutes les
semaines, trop différentes pour nous permettre, la course ne
s'arrêtant pas, de classer, de donner des rangs. Pour nos sentiments,
nous en avons parlé trop souvent pour le redire que bien souvent un
amour n'est que l'association d'une image de jeune fille (qui sans cela
nous eût été vite insupportable) avec les battements de cœur
inséparables d'une attente interminable, vaine, et d'un «lapin» que
la demoiselle nous a posé. Tout cela n'est pas vrai que pour les jeunes
gens imaginatifs devant les jeunes filles changeantes. Dès le temps où
notre récit est arrivé, il paraît, je l'ai su depuis, que la nièce
de Jupien avait changé d'opinion sur Morel et sur M. de Charlus. Mon
mécanicien, venant au renfort de l'amour qu'elle avait pour Morel, lui
avait vanté, comme existant chez le violoniste, des délicatesses
infinies auxquelles elle n'était que trop portée à croire. Et d'autre
part Morel ne cessait de lui dire le rôle de bourreau que M. de Charlus
exerçait envers lui et qu'elle attribuait à la méchanceté, ne
devinant pas l'amour. Elle était du reste bien forcée de constater que
M. de Charlus assistait tyranniquement à toutes leurs entrevues. Et
venant corroborer tout cela, elle entendait des femmes du monde parler
de l'atroce méchanceté du baron. Or, depuis peu, son jugement avait
été entièrement renversé. Elle avait découvert chez Morel (sans
cesser de l'aimer pour cela) des profondeurs de méchanceté et de
perfidie, d'ailleurs compensées par une douceur fréquente et une
sensibilité réelle, et chez M. de Charlus une insoupçonnable et
immense bonté, mêlée de duretés qu'elle ne connaissait pas. Ainsi
n'avait-elle pas su porter un jugement plus défini sur ce qu'étaient,
chacun en soi, le violoniste et son protecteur, que moi sur Andrée que
je voyais pourtant tous les jours, et sur Albertine qui vivait avec moi.
Les soirs où cette dernière ne me lisait pas à haute voix, elle me
faisait de la musique ou entamait avec moi des parties de dames, ou des
causeries que j'interrompais les unes et les autres pour l'embrasser.
Nos rapports étaient d'une simplicité qui les rendait reposants. Le
vide même de sa vie donnait à Albertine une espèce d'empressement et
d'obéissance pour les seules choses que je réclamais d'elle. Derrière
cette jeune fille, comme derrière la lumière pourprée qui tombait aux
pieds de mes rideaux à Balbec pendant qu'éclatait le concert des
musiciens, se nacraient les ondulations bleuâtres de la mer.
N'était-elle pas, en effet (elle au fond de qui résidait de façon
habituelle une idée de moi si familière qu'après sa tante j'étais
peut-être la personne qu'elle distinguait le moins de soi-même), la
jeune fille que j'avais vue la première fois à Balbec, sous son polo
plat, avec ses yeux insistants et rieurs, inconnue encore, mince comme
une silhouette profilée sur le flot. Ces effigies gardées intactes
dans la mémoire, quand on les retrouve, on s'étonne de leur
dissemblance d'avec l'être qu'on connaît, on comprend quel travail de
modelage accomplit quotidiennement l'habitude. Dans le charme qu'avait
Albertine à Paris, au coin de mon feu, vivait encore le désir que
m'avait inspiré le cortège insolent et fleuri qui se déroulait le
long de la plage, et comme Rachel gardait pour Saint-Loup, même quand
il le lui eût fait quitter, le prestige de la vie de théâtre, en
cette Albertine cloîtrée dans ma maison, loin de Balbec, d'où je
l'avais précipitamment emmenée, subsistaient l'émoi, le désarroi
social, la vanité inquiète, les désirs errants de la vie de bains de
mer. Elle était si bien encagée que certains soirs même je ne faisais
pas demander qu'elle quittât sa chambre pour la mienne, elle que jadis
tout le monde suivait, que j'avais tant de peine à rattraper filant sur
sa bicyclette, et que le liftier même ne pouvait me ramener, ne me
laissant guère d'espoir qu'elle vînt, et que j'attendais pourtant
toute la nuit. Albertine n'avait-elle pas été devant l'Hôtel comme
une grande actrice de la plage en feu, excitant les jalousies quand elle
s'avançait dans ce théâtre de nature, ne parlant à personne,
bousculant les habitués, dominant ses amies, et cette actrice si
convoitée n'était-ce pas elle qui, retirée par moi de la scène,
enfermée chez moi, était à l'abri des désirs de tous, qui désormais
pouvaient la chercher vainement, tantôt dans ma chambre, tantôt dans
la sienne, où elle s'occupait à quelque travail de dessin et de
ciselure.
Sans doute, dans les premiers jours de Balbec, Albertine semblait dans
un plan parallèle à celui où je vivais, mais qui s'en était
rapproché (quand j'avais été chez Elstir), puis l'avait rejoint, au
fur et à mesure de mes relations avec elle, à Balbec, à Paris, puis
à Balbec encore. D'ailleurs, entre les deux tableaux de Balbec, au
premier séjour et au second, composés des mêmes villas d'où
sortaient les mêmes jeunes filles devant la même mer, quelle
différence! Dans les amies d'Albertine du second séjour, si bien
connues de moi, aux qualités et aux défauts si nettement gravés dans
leur visage, pouvais-je retrouver ces fraîches et mystérieuses
inconnues qui jadis ne pouvaient, sans que battît mon cœur, faire
crier sur le sable la porte de leur chalet et en froisser au passage les
tamaris frémissants! Leurs grands yeux s'étaient résorbés depuis,
sans doute parce qu'elles avaient cessé d'être des enfants, mais aussi
parce que ces ravissantes inconnues, ravissantes actrices de la
romanesque première année et sur lesquelles je ne cessais de quêter
des renseignements, n'avaient plus pour moi de mystère. Elles étaient
devenues obéissantes à mes caprices, de simples jeunes filles en
fleurs, desquelles je n'étais pas médiocrement fier d'avoir cueilli,
dérobé à tous, la plus belle rose.
Entre les deux décors si, différents l'un de l'autre, de Balbec, il y
avait l'intervalle de plusieurs années à Paris, sur le long parcours
desquelles se plaçaient tant de visites d'Albertine. Je la voyais aux
différentes années de ma vie occupant par rapport à moi des positions
différentes qui me faisaient sentir la beauté des espaces
interférés, ce long temps révolu où j'étais resté sans la voir, et
sur la diaphane profondeur desquels la rose personne que j'avais devant
moi se modelait avec de mystérieuses ombres et un puissant relief. Il
était dû d'ailleurs à la superposition non seulement des images
successives qu'Albertine avait été pour moi, mais encore des grandes
qualités d'intelligence et de cœur, des défauts de caractère, les
uns et les autres insoupçonnés de moi qu'Albertine, en une
germination, une multiplication d'elle-même, une efflorescence charnue
aux sombres couleurs, avait ajoutées à une nature jadis à peu près
nulle, maintenant difficile à approfondir. Car les êtres, même ceux
auxquels nous avons tant rêvé qu'ils ne nous semblaient qu'une image,
une figure de Benozzo Gozzoli se détachant sur un fond verdâtre et
dont nous étions disposés à croire que les seules variations tenaient
au point où nous étions placés pour les regarder, à la distance qui
nous en éloignait, à l'éclairage, ces êtres-là, tandis qu'ils
changent par rapport à nous, changent aussi en eux-mêmes et il y avait
eu enrichissement, solidification et accroissement de volume dans la
figure jadis si simplement profilée sur la mer. Au reste, ce n'était
pas seulement la mer à la fin de la journée qui vivait pour moi en
Albertine, mais parfois l'assoupissement de la mer sur la grève par les
nuits de clair de lune.
Quelquefois en effet, quand je me levais pour aller chercher un livre
dans le cabinet de mon père, mon amie m'ayant demandé la permission de
s'étendre pendant ce temps-là, était si fatiguée par la longue
randonnée du matin et de l'après-midi au grand air que, même si je
n'étais resté qu'un instant hors de ma chambre, en y rentrant, je
trouvais Albertine endormie et ne la réveillais pas.
Étendue de la tête aux pieds sur mon lit, dans une attitude d'un
naturel qu'on n'aurait pu inventer, je lui trouvais l'air d'une longue
tige en fleur qu'on aurait déposée là, et c'était ainsi en effet: le
pouvoir de rêver que je n'avais qu'en son absence, je le retrouvais à
ces instants auprès d'elle, comme si en dormant elle était devenue une
plante. Par là, son sommeil réalisait, dans une certaine mesure, la
possibilité de l'amour; seul, je pouvais penser à elle, mais elle me
manquait, je ne la possédais pas. Présente, je lui parlais, mais
j'étais trop absent de moi-même pour pouvoir penser. Quand elle
dormait, je n'avais plus à parler, je savais que je n'étais plus
regardé par elle, je n'avais plus besoin de vivre à la surface de
moi-même.
En fermant les yeux, en perdant la conscience, Albertine avait
dépouillé, l'un après l'autre, ses différents caractères
d'humanité qui m'avaient déçu depuis le jour où j'avais fait sa
connaissance. Elle n'était plus animée que de la vie inconsciente des
végétaux, des arbres, vie plus différente de la mienne, plus étrange
et qui cependant m'appartenait davantage. Son moi ne s'échappait pas à
tous moments, comme quand nous causions, par les issues de la pensée
inavouée et du regard. Elle avait rappelé à soi tout ce qui d'elle
était au dehors, elle s'était réfugiée, enclose, résumée, dans son
corps. En la tenant sous mon regard, dans mes mains, j'avais cette
impression de la posséder tout entière que je n'avais pas quand elle
était réveillée. Sa vie m'était soumise, exhalait vers moi son
léger souffle.
J'écoutais cette murmurante émanation mystérieuse, douce comme un
zéphyr marin, féerique comme ce clair de lune qu'était son sommeil.
Tant qu'il persistait, je pouvais rêver à elle, et pourtant la
regarder, et quand ce sommeil devenait plus profond, la toucher,
l'embrasser. Ce que j'éprouvais alors, c'était un amour devant quelque
chose d'aussi pur, d'aussi immatériel dans sa sensibilité, d'aussi
mystérieux que si j'avais été devant les créatures inanimées que
sont les beautés de la nature. Et en effet, dès qu'elle dormait un peu
profondément, elle cessait d'être seulement la plante qu'elle avait
été; son sommeil au bord duquel je rêvais, avec une fraîche
volupté, dont je ne me fusse jamais lassé et que j'eusse pu goûter
indéfiniment, c'était pour moi tout un paysage. Son sommeil mettait à
mes côtés quelque chose d'aussi calme, d'aussi sensuellement
délicieux que ces nuits de pleine lune dans la baie de Balbec devenue
douce comme un lac, où les branches bougent à peine, où, étendu sur
le sable, l'on écouterait sans fin se briser le reflux.
En entrant dans la chambre, j'étais resté debout sur le seuil, n'osant
pas faire de bruit et je n'en entendais pas d'autre que celui de son
haleine venant expirer sur ses lèvres à intervalles intermittents et
réguliers, comme un reflux, mais plus assoupi et plus doux. Et au
moment où mon oreille recueillait ce bruit divin, il me semblait que
c'était, condensée en lui, toute la personne, toute la vie de la
charmante captive, étendue là sous mes yeux. Des voitures passaient
bruyamment dans la rue, son front restait aussi immobile, aussi pur, son
souffle aussi léger réduit à la plus simple expiration de l'air
nécessaire. Puis, voyant que son sommeil ne serait pas troublé, je
m'avançais prudemment, je m'asseyais sur la chaise qui était à côté
du lit, puis sur le lit même.
J'ai passé de charmants soirs à causer, à jouer avec Albertine, mais
jamais d'aussi doux que quand je la regardais dormir. Elle avait beau
avoir, en bavardant, en jouant aux cartes, ce naturel qu'aucune actrice
n'eût pu imiter, c'était un naturel au deuxième degré que m'offrait
son sommeil. Sa chevelure descendue le long de son visage rose était
posée à côté d'elle sur le lit et parfois une mèche isolée et
droite donnait le même effet de perspective que ces arbres lunaires
grêles et pâles qu'on aperçoit tout droits au fond des tableaux
raphaëlesques d'Elstir. Si les lèvres d'Albertine étaient closes, en
revanche, de la façon dont j'étais placé, ses paupières paraissaient
si peu jointes que j'aurais presque pu me demander si elle dormait
vraiment. Tout de même ces paupières abaissées mettaient dans son
visage cette continuité parfaite que les yeux n'interrompent pas. Il y
a des êtres dont la face prend une beauté et une majesté
inaccoutumées pour peu qu'ils n'aient plus de regard.
Je mesurais des yeux Albertine étendue à mes pieds. Par instants, elle
était parcourue d'une agitation légère et inexplicable comme les
feuillages qu'une brise inattendue convulse pendant quelques instants.
Elle touchait à sa chevelure, puis, ne l'ayant pas fait comme elle le
voulait, elle y portait la main encore par des mouvements si suivis, si
volontaires, que j'étais convaincu qu'elle allait s'éveiller.
Nullement, elle redevenait calme dans le sommeil qu'elle n'avait pas
quitté. Elle restait désormais immobile. Elle avait posé sa main sur
sa poitrine en un abandon du bras si naïvement puéril que j'étais
obligé, en la regardant, d'étouffer le sourire que par leur sérieux,
leur innocence et leur grâce nous donnent les petits enfants.
Moi qui connaissais plusieurs Albertine en une seule, il me semblait en
voir bien d'autres encore reposer auprès de moi. Ses sourcils arqués
comme je ne les avais jamais vus entouraient les globes de ses
paupières comme un doux nid d'alcyon. Des races, des atavismes, des
vices reposaient sur son visage. Chaque fois qu'elle déplaçait sa
tête, elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de moi.
Il me semblait posséder non pas une, mais d'innombrables jeunes filles.
Sa respiration peu à peu plus profonde soulevait maintenant
régulièrement sa poitrine et par-dessus elle, ses mains croisées, ses
perles, déplacées d'une manière différente par le même mouvement,
comme ces barques, ces chaînes d'amarre que fait osciller le mouvement
du flot. Alors, sentant que son sommeil était dans son plein, que je ne
me heurterais pas à des écueils de conscience recouverts maintenant
par la pleine mer du sommeil profond, délibérément, je sautais sans
bruit sur le lit, je me couchais au long d'elle, je prenais sa taille
d'un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur son cœur,
puis sur toutes les parties de son corps posais ma seule main restée
libre et qui était soulevée aussi comme les perles, par la respiration
d'Albertine; moi-même, j'étais déplacé légèrement par son
mouvement régulier: Je m'étais embarqué sur le sommeil d'Albertine.
Parfois, il me faisait goûter un plaisir moins pur. Je n'avais pour
cela besoin de nul mouvement, je faisais pendre ma jambe contre la
sienne, comme une rame qu'on laisse traîner et à laquelle on imprime
de temps à autre une oscillation légère pareille au battement
intermittent de l'aile qu'ont les oiseaux qui dorment en l'air. Je
choisissais pour la regarder cette face de son visage qu'on ne voyait
jamais et qui était si belle.
On comprend à la rigueur que les lettres que vous écrit quelqu'un
soient à peu près semblables entre elles et dessinent une image assez
différente de la personne qu'on connaît pour qu'elles constituent une
deuxième personnalité. Mais combien il est plus étrange qu'une femme
soit accolée, comme Rosita et Doodica, à une autre femme dont la
beauté différente fait induire un autre caractère et que pour voir
l'une il faille se placer de profil, pour l'autre de face. Le bruit de
sa respiration devenant plus fort pouvait donner l'illusion de
l'essoufflement du plaisir et, quand le mien était à son terme, je
pouvais l'embrasser sans avoir interrompu son sommeil. Il me semblait à
ces moments-là que je venais de la posséder plus complètement, comme
une chose inconsciente et sans résistance de la muette nature. Je ne
m'inquiétais pas des mots qu'elle laissait parfois échapper en
dormant, leur signification m'échappait, et d'ailleurs, quelque
personne inconnue qu'ils eussent désignée, c'était sur ma main, sur
ma joue, que sa main parfois animée d'un léger frisson se crispait un
instant. Je goûtais son sommeil d'un amour désintéressé, apaisant,
comme je restais des heures à écouter le déferlement du flot.
Peut-être faut-il que les êtres soient capables de vous faire beaucoup
souffrir pour que dans les heures de rémission ils vous procurent ce
même calme apaisant que la nature. Je n'avais pas à lui répondre
comme quand nous causions, et même eussè-je pu me taire, comme je
faisais aussi quand elle parlait, qu'en l'entendant parler je ne
descendais pas tout de même aussi avant en elle. Continuant à
entendre, à recueillir d'instant en instant, le murmure apaisant comme
une imperceptible brise de sa pure haleine, c'était toute une existence
physiologique qui était devant moi, à moi; aussi longtemps que je
restais jadis couché sur la plage, au clair de lune, je serais resté
là à la regarder, à l'écouter.
Quelquefois on eût dit que la mer devenait grosse, que la tempête se
faisait sentir jusque dans la baie et je me mettais comme elle à
écouter le grondement de son souffle qui ronflait. Quelquefois quand
elle avait trop chaud, elle ôtait, dormant déjà presque, son kimono
qu'elle jetait sur mon fauteuil. Pendant qu'elle dormait, je me disais
que toutes ses lettres étaient dans la poche intérieure de ce kimono
où elle les mettait toujours. Une signature, un rendez-vous donné eût
suffi pour prouver un mensonge ou dissiper un soupçon. Quand je sentais
le sommeil d'Albertine bien profond, quittant le pied de son lit où je
la contemplais depuis longtemps sans faire un mouvement, je faisais un
pas, pris d'une curiosité ardente, sentant le secret de cette vie
offert, floche et sans défense dans ce fauteuil. Peut-être faisais-je
ce pas aussi parce que regarder dormir sans bouger finit par devenir
fatigant. Et ainsi à pas de loup, me retournant sans cesse pour voir
si Albertine ne s'éveillait pas, j'allais jusqu'au fauteuil. Là, je
m'arrêtais, je restais longtemps à regarder le kimono comme j'étais
resté longtemps à regarder Albertine. Mais (et peut-être j'ai eu
tort) jamais je n'ai touché au kimono, mis ma main dans la poche,
regardé les lettres. À la fin voyant que je ne me déciderais pas, je
repartais, à pas de loup, revenais près du lit d'Albertine et me
remettais à la regarder dormir, elle qui ne me dirait rien alors que je
voyais sur un bras du fauteuil ce kimono qui peut-être m'eût dit bien
des choses. Et de même que les gens louent cent francs par jour une
chambre à l'Hôtel de Balbec pour respirer l'air de la mer, je trouvais
tout naturel de dépenser plus que cela pour elle puisque j'avais son
souffle près de ma joue, dans sa bouche que j'entr'ouvrais sur la
mienne, où contre ma langue passait sa vie.
Mais ce plaisir de la voir dormir et qui était aussi doux que la sentir
vivre, un autre y mettait fin et qui était celui de la voir
s'éveiller. Il était, à un degré plus profond et plus mystérieux,
le plaisir même qu'elle habitât chez moi. Sans doute il m'était doux
l'après-midi, quand elle descendait de voiture, que ce fût dans mon
appartement qu'elle rentrât. Il me l'était plus encore que, quand du
fond du sommeil elle remontait les derniers degrés de l'escalier des
songes, ce fût dans ma chambre qu'elle renaquît à la conscience et à
la vie, qu'elle se demandât un instant «où suis-je», et voyant les
objets dont elle était entourée, la lampe dont la lumière lui faisait
à peine cligner des yeux, pût se répondre qu'elle était chez elle en
constatant qu'elle s'éveillait chez moi. Dans ce premier moment
délicieux d'incertitude il me semblait que je prenais à nouveau plus
complètement possession d'elle, puisque, au lieu qu'après être
sortie elle entrât dans sa chambre, c'était ma chambre dès qu'elle
serait reconnue par Albertine qui allait l'enserrer, la contenir, sans
que les yeux de mon amie manifestassent aucun trouble, restant aussi
calmes que si elle n'avait pas dormi.
L'hésitation du réveil révélée par son silence, ne l'était pas par
son regard. Dès qu'elle retrouvait la parole elle disait: «Mon» ou
«Mon chéri» suivis l'un ou l'autre de mon nom de baptême, ce qui en
donnant au narrateur le même nom qu'à l'auteur de ce livre eût fait:
«Mon Marcel», «Mon chéri Marcel». Je ne permettais plus dès lors
qu'en famille nos parents en m'appelant aussi chéri ôtassent leur prix
d'être unique aux mots délicieux que me disait Albertine. Tout en me
les disant elle faisait une petite moue qu'elle changeait d'elle-même
en baiser. Aussi vite qu'elle s'était tout à l'heure endormie, aussi
vite elle s'était réveillée.
Pas plus que mon déplacement dans le temps, pas plus que le fait de
regarder une jeune fille assise auprès de moi sous la lampe qui
l'éclaire autrement que le soleil, quand debout elle s'avançait le
long de la mer, cet enrichissement réel, ce progrès autonome
d'Albertine, n'étaient la cause importante, la différence qu'il y
avait entre ma façon de la voir maintenant et ma façon de la voir au
début à Balbec. Des années plus nombreuses auraient pu séparer les
deux images sans amener un changement aussi complet; il s'était
produit, essentiel et soudain, quand j'avais appris que mon amie avait
été presque élevée par l'amie de Mlle Vinteuil. Si jadis je m'étais
exalté en croyant voir du mystère dans les yeux d'Albertine,
maintenant je n'étais heureux que dans les moments où de ces yeux, de
ces joues mêmes, réfléchissantes comme des yeux, tantôt si douces
mais vite bourrues, je parvenais à expulser tout mystère.
L'image que je cherchais, où je me reposais, contre laquelle j'aurais
voulu mourir, ce n'était plus d'Albertine ayant une vie inconnue,
c'était une Albertine aussi connue de moi qu'il était possible (et
c'est pour cela que cet amour ne pouvait être durable à moins de
rester malheureux, car par définition il ne contentait pas le besoin de
mystère), c'était une Albertine ne reflétant pas un monde lointain,
mais ne désirant rien d'autre--il y avait des instants où en effet
cela semblait ainsi--qu'être avec moi, toute pareille à moi, une
Albertine image de ce qui précisément était mien et non de l'inconnu.
Quand c'est ainsi d'une heure angoissée relative à un être, quand
c'est de l'incertitude si on pourra le retenir ou s'il s'échappera,
qu'est né un amour, cet amour porte la marque de cette révolution qui
l'a créé, il rappelle bien peu ce que nous avions vu jusque-là quand
nous pensions à ce même être. Et mes premières impressions devant
Albertine, au bord des flots, pouvaient pour une petite part subsister
dans mon amour pour elle: en réalité, ces impressions antérieures ne
tiennent qu'une petite place dans un amour de ce genre; dans sa force,
dans sa souffrance, dans son besoin de douceur et son refuge vers un
souvenir paisible, apaisant, où l'on voudrait se tenir et ne plus rien
apprendre de celle qu'on aime, même s'il y avait quelque chose d'odieux
à savoir--bien plus même à ne consulter que ces impressions
antérieures--un tel amour est fait de bien autre chose!
Quelquefois j'éteignais la lumière avant qu'elle entrât. C'était
dans l'obscurité, à peine guidée par la lumière d'un tison,
qu'elle se couchait à mon côté. Mes mains, mes joues seules la
reconnaissaient sans que mes yeux la vissent, mes yeux qui souvent
avaient peur de la trouver changée. De sorte qu'à la faveur de cet
amour aveugle elle se sentait peut-être baignée de plus de tendresse
que d'habitude. D'autres fois, je me déshabillais, je me couchais, et,
Albertine assise sur un coin du lit, nous reprenions notre partie ou
notre conversation interrompue de baisers; et dans le désir qui seul
nous fait trouver de l'intérêt dans l'existence et le caractère d'une
personne, nous restons si fidèles à notre nature (si en revanche nous
abandonnons successivement les différents êtres aimés tour à tour
par nous), qu'une fois m'apercevant dans la glace au moment où
j'embrassais Albertine en l'appelant ma petite fille, l'expression
triste et passionnée de mon propre visage, pareil à ce qu'il eût
été autrefois auprès de Gilberte dont je ne me souvenais plus, à ce
qu'il serait peut-être un jour auprès d'une autre si jamais je devais
oublier Albertine, me fit penser qu'au-dessus des considérations de
personne (l'instinct voulant que nous considérions l'actuelle comme
seule véritable) je remplissais les devoirs d'une dévotion ardente et
douloureuse dédiée comme une offrande à la jeunesse et à la beauté
de la femme. Et pourtant à ce désir, honorant d'un «ex voto» la
jeunesse, aux souvenirs aussi de Balbec, se mêlait, dans le besoin que
j'avais de garder ainsi tous les soirs Albertine auprès de moi, quelque
chose qui avait été étranger jusqu'ici à ma vie au moins amoureuse,
s'il n'était pas entièrement nouveau dans ma vie.
C'était un pouvoir d'apaisement tel que je n'en avais pas éprouvé de
pareil depuis les soirs lointains de Combray où ma mère penchée sur
mon lit venait m'apporter le repos dans un baiser. Certes, j'eusse été
bien étonné dans ce temps-là si l'on m'avait dit que je n'étais pas
entièrement bon et surtout que je ne chercherais jamais à priver
quelqu'un d'un plaisir. Je me connaissais sans doute bien mal alors, car
mon plaisir d'avoir Albertine à demeure chez moi était beaucoup moins
un plaisir positif que celui d'avoir retiré du monde, où chacun
pouvait la goûter à son tour, la jeune fille en fleur qui si, du
moins, elle ne me donnait pas de grande joie, en privait les autres.
L'ambition, la gloire m'eussent laissé indifférent. Encore plus
étais-je incapable d'éprouver la haine. Et cependant pour moi, aimer
charnellement c'était tout de même jouir d'un triomphe sur tant de
concurrents. Je ne le redirai jamais assez, c'était un apaisement plus
que tout.
J'avais beau, avant qu'Albertine fût rentrée, avoir douté d'elle,
l'avoir imaginée dans la chambre de Montjouvain, une fois qu'en
peignoir elle s'était assise en face de mon fauteuil, ou si, comme
c'était le plus fréquent, j'étais resté couché au pied de mon lit,
je déposais mes doutes en elle, je les lui remettais pour qu'elle m'en
déchargeât, dans l'abdication d'un croyant qui fait sa prière. Toute
la soirée elle avait pu, pelotonnée espièglement en boule sur mon
lit, jouer avec moi comme une grosse chatte; son petit nez rose, qu'elle
diminuait encore au bout avec un regard coquet qui lui donnait la
finesse de certaines personnes un peu grasses, avait pu lui donner une
mine mutine et enflammée; elle avait pu laisser tomber une mèche de
ses longs cheveux noirs sur sa joue de cire rosée et fermant à demi
les yeux, décroisant les bras, avoir eu l'air de me dire: «Fais de moi
ce que tu veux»; quand, au moment de me quitter, elle s'approchait pour
me dire bonsoir, c'était leur douceur devenue quasi familiale que je
baisais des deux côtés de son cou puissant qu'alors je ne trouvais
jamais assez brun ni d'assez gros grains, comme si ces solides qualités
eussent été en rapport avec quelque bonté loyale chez Albertine.
C'était le tour d'Albertine de me dire bonsoir en m'embrassant de
chaque côté du cou, sa chevelure me caressait comme une aile aux
plumes aiguës et douces. Si incomparables l'un à l'autre que fussent
ces deux baisers de paix, Albertine glissait dans ma bouche, en me
faisant le don de sa langue, comme un don du Saint-Esprit, me remettait
un viatique, me laissait une provision de calme presque aussi doux que
ma mère imposant le soir à Combray ses lèvres sur mon front.
«Viendrez-vous avec nous demain, grand méchant? » me demandait-elle
avant de me quitter. «Où irez-vous? » «Cela dépendra du temps et de
vous. Avez-vous seulement écrit quelque chose tantôt, mon petit
chéri? Non? Alors, c'était bien la peine de ne pas venir vous
promener. Dites, à propos, tantôt quand je suis rentrée, vous avez
reconnu mon pas, vous avez deviné que c'était moi? » «Naturellement.
Est-ce qu'on pourrait se tromper, est-ce qu'on ne reconnaîtrait pas
entre mille les pas de sa petite bécasse. Qu'elle me permette de la
déchausser avant qu'elle aille se coucher, cela me fera bien plaisir.
Vous êtes si gentille et si rose dans toute cette blancheur de
dentelles».
Telle était ma réponse; au milieu des expressions charnelles, on en
reconnaîtra d'autres qui étaient propres à ma mère et à ma
grand'mère, car, peu à peu, je ressemblais à tous mes parents, à mon
père qui--de toute autre façon que moi sans doute, car si les choses
se répètent, c'est avec de grandes variations--s'intéressait si fort
au temps qu'il faisait; et pas seulement à mon père, mais de plus en
plus à ma tante Léonie. Sans cela, Albertine n'eût pu être pour moi
qu'une raison de sortir pour ne pas la laisser seule, sans mon
contrôle. Ma tante Léonie, toute confite en dévotion et avec qui
j'aurais bien juré que je n'avais pas un seul point commun, moi si
passionné de plaisirs, tout différent en apparence de cette maniaque
qui n'en avait jamais connu aucun et disait son chapelet toute la
journée, moi qui souffrais de ne pouvoir réaliser une existence
littéraire alors qu'elle avait été la seule personne de la famille
qui n'eût pu encore comprendre que lire c'était, autre chose que de
passer son temps à «s'amuser», ce qui rendait, même au temps pascal,
la lecture permise, le dimanche où toute occupation sérieuse est
défendue, afin qu'il soit uniquement sanctifié par la prière. Or,
bien que chaque jour j'en trouvasse la cause dans un malaise particulier
qui me faisait si souvent rester couché, un être (non pas Albertine,
non pas un être que j'aimais), mais un être plus puissant sur moi
qu'un être aimé, s'était transmigré en moi, despotique au point de
faire taire parfois mes soupçons jaloux ou du moins de m'empêcher
d'aller vérifier s'ils étaient fondés ou non, c'était ma tante
Léonie. C'était assez que je ressemblasse avec exagération à mon
père jusqu'à ne pas me contenter de consulter comme lui le baromètre,
mais à devenir moi-même un baromètre vivant, c'était assez que je me
laissasse commander par ma tante Léonie pour rester à observer le
temps, de ma chambre ou même de mon lit, voici de même que je parlais
maintenant à Albertine, tantôt comme l'enfant que j'avais été à
Combray parlant à ma mère, tantôt comme ma grand'mère me parlait.
Quand nous avons dépassé un certain âge, l'âme de l'enfant que nous
fûmes et l'âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter
à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts, demandant à
coopérer aux nouveaux sentiments que nous éprouvons et dans lesquels,
effaçant leur ancienne effigie, nous les refondons en une création
originale. Tel, tout mon passé depuis mes années les plus anciennes,
et par delà celles-ci le passé de mes parents, mêlait à mon impur
amour pour Albertine la douceur d'une tendresse à la fois filiale et
maternelle. Nous devons recevoir dès une certaine heure tous nos
parents arrivés de si loin et assemblés autour de nous.
Avant qu'Albertine n'eût obéi et m'eût laissé enlever ses souliers,
j'entr'ouvrais sa chemise. Les deux petits seins haut remontés étaient
si ronds qu'ils avaient moins l'air de faire partie intégrante de son
corps que d'y avoir mûri comme deux fruits; et son ventre (dissimulant
la place qui chez l'homme s'enlaidit comme du crampon resté fiché dans
une statue descellée) se refermait à la jonction des cuisses, par deux
valves d'une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale
que celle de l'horizon quand le soleil a disparu. Elle ôtait ses
souliers, se couchait près de moi.
Ô grandes attitudes de l'Homme et de la Femme où cherchent à se
joindre, dans l'innocence des premiers jours et avec l'humilité de
l'argile, ce que la création a séparé, où Ève est étonnée et
soumise devant l'Homme au côté de qui elle s'éveille, comme
lui-même, encore seul, devant Dieu qui l'a formé. Albertine nouait ses
bras derrière ses cheveux noirs, la hanche enflée, la jambe tombante
en une inflexion de col de cygne qui s'allonge et se recourbe pour
revenir sur lui-même. Il n'y avait que quand elle était tout à fait
sur le côté qu'on voyait un certain aspect de sa figure (si bonne et
si belle de face) que je ne pouvais souffrir, crochu comme en certaines
caricatures de Léonard, semblant révéler la méchanceté, l'âpreté
au gain, la fourberie d'une espionne dont la présence chez moi m'eût
fait horreur et qui semblait démasquée par ces profils-là. Aussitôt
je prenais la figure d'Albertine dans mes mains et je la replaçais de
face.
«Soyez gentil, promettez-moi que si vous ne venez pas demain, vous
travaillerez», disait mon amie en remettant sa chemise. «Oui, mais ne
mettez pas encore votre peignoir». Quelquefois je finissais par
m'endormir à côté d'elle. La chambre s'était refroidie, il fallait
du bois. J'essayais de trouver la sonnette dans mon dos, je n'y arrivais
pas tâtant tous les barreaux de cuivre qui n'étaient pas ceux entre
lesquels elle pendait et, à Albertine qui avait sauté du lit pour que
Françoise ne nous vît pas l'un à côté de l'autre, je disais: «Non,
remontez une seconde, je ne peux pas trouver la sonnette. »
Instants doux, gais, innocents en apparence et où s'accumule pourtant
la possibilité en nous insoupçonnée, du désastre, ce qui fait de la
vie amoureuse la plus contrastée de toutes, celle où la pluie
imprévisible de soufre et de poix tombe après les moments les plus
riants et où ensuite, sans avoir le courage de tirer la leçon du
malheur, nous rebâtissons immédiatement sur les flancs du cratère
d'où ne pourra sortir que la catastrophe. J'avais l'insouciance de ceux
qui croient leur bonheur durable.
C'est justement parce que cette douceur a été nécessaire pour
enfanter la douleur--et reviendra du reste la calmer par
intermittences--que les hommes peuvent être sincères avec autrui, et
même avec eux-mêmes, quand ils se glorifient de la bonté d'une femme
envers eux, quoique, à tout prendre, au sein de leur liaison circule
constamment d'une façon secrète, inavouée aux autres, ou révélée
involontairement par des questions, des enquêtes, une inquiétude
douloureuse. Mais comme celle-ci n'aurait pu naître sans la douceur
préalable, que même ensuite la douceur intermittente est nécessaire
pour rendre la souffrance supportable et éviter les ruptures, la
dissimulation de l'enfer secret qu'est la vie commune avec cette femme,
jusqu'à l'ostentation d'une intimité qu'on prétend douce, exprime un
point de vue vrai, un lien général de l'effet à la cause, un des
modes selon lesquels la production de la douleur est rendue possible.
Je ne m'étonnais plus qu'Albertine fût là et dût ne sortir le
lendemain qu'avec moi ou sous la protection d'Andrée. Ces habitudes de
vie en commun, ces grandes lignes qui délimitaient mon existence et à
l'intérieur desquelles ne pouvait pénétrer personne excepté
Albertine, aussi (dans le plan futur encore inconnu de moi, de ma vie
ultérieure, comme celui qui est tracé par un architecte pour des
monuments qui ne s'élèveront que bien plus tard) les lignes
lointaines, parallèles à celles-ci et plus vastes, par lesquelles
s'esquissait en moi, comme un ermitage isolé, la formule un peu rigide
et monotone de mes amours futures, avaient été en réalité tracées
cette nuit à Balbec où, dans le petit tram, après qu'Albertine
m'avait révélé qui l'avait élevée, j'avais voulu à tout prix la
soustraire à certaines influences et l'empêcher d'être hors de ma
présence pendant quelques jours. Les jours avaient succédé aux jours,
ces habitudes étaient devenues machinales, mais comme ces rites dont
l'Histoire essaye de retrouver la signification, j'aurais pu dire (et je
ne l'aurais pas voulu), à qui m'eût demandé ce que signifiait cette
vie de retraite où je me séquestrais jusqu'à ne plus aller au
théâtre, qu'elle avait pour origine l'anxiété d'un soir et le besoin
de me prouver à moi-même, les jours qui la suivraient, que celle dont
j'avais appris la fâcheuse enfance n'aurait pas la possibilité, si
elle l'avait voulu, de s'exposer aux mêmes tentations. Je ne songeais
plus qu'assez rarement à ces possibilités, mais elles devaient
pourtant rester vaguement présentes à ma conscience. Le fait de les
détruire--ou d'y tâcher--jour par jour, était sans doute la cause
pourquoi il m'était doux d'embrasser ces joues qui n'étaient pas plus
belles que bien d'autres; sous toute douceur charnelle un peu profonde,
il y a la permanence d'un danger.
* * *
J'avais promis à Albertine que, si je ne sortais pas avec elle, je me
mettrais au travail, mais le lendemain, comme si, profitant de nos
sommeils, la maison avait miraculeusement voyagé, je m'éveillais par
un temps différent sous un autre climat. On ne travaille pas au moment
où on débarque dans un pays nouveau, aux conditions duquel il faut
s'adapter. Or, chaque jour était pour moi un pays différent. Ma
paresse elle-même, sous les formes nouvelles qu'elle revêtait, comment
l'eussé-je reconnue?
Tantôt par des jours irrémédiablement mauvais, disait-on, rien que la
résidence dans la maison, située au milieu d'une pluie égale et
continue, avait la glissante douceur, le silence calmant, l'intérêt
d'une navigation; une autre fois, par un jour clair, en restant immobile
dans mon lit, c'était laisser tourner les ombres autour de moi comme
d'un tronc d'arbre.
D'autres fois encore, aux premières cloches d'un couvent voisin, rares
comme les dévotes matinales, blanchissant à peine le ciel sombre de
leurs giboulées incertaines que fondait et dispersait le vent tiède,
j'avais discerné une de ces journées tempétueuses, désordonnées et
douces, où les toits mouillés d'une ondée intermittente que sèchent
un souffle ou un rayon laissent glisser en roucoulant une goutte de
pluie et, en attendant que le vent recommence à tourner, lissent au
soleil momentané qui les irise leurs ardoises gorge-de-pigeons; une de
ces journées remplies par tant de changements de temps, d'incidents
aériens, d'orages, que le paresseux ne croit pas les avoir perdues,
parce qu'il s'est intéressé à l'activité qu'à défaut de lui
l'atmosphère, agissant en quelque sorte à sa place, a déployée;
journées pareilles à ces temps d'émeute ou de guerre qui ne semblent
pas vides à l'écolier délaissant sa classe, parce que, aux alentours
du Palais de Justice ou en lisant les journaux, il a l'illusion de
trouver dans les événements qui se sont produits, à défaut de la
besogne qu'il n'a pas accomplie, un profit pour son intelligence et une
excuse pour son oisiveté; journées auxquelles on peut comparer celles
où se passe dans notre vie quelque crise exceptionnelle et de laquelle
celui qui n'a jamais rien fait croit qu'il va tirer, si elle se dénoue
heureusement, des habitudes laborieuses; par exemple, c'est le matin où
il sort pour un duel qui va se dérouler dans des conditions
particulièrement dangereuses; alors, lui apparaît tout d'un coup, au
moment où elle va peut-être lui être enlevée, le prix d'une vie de
laquelle il aurait pu profiter pour commencer une œuvre, ou seulement
goûter des plaisirs, et dont il n'a su jouir en rien. «Si je pouvais
ne pas être tué, se dit-il, comme je me mettrais au travail à la
minute même et aussi comme je m'amuserais. »
La vie a pris en effet soudain, à ses yeux, une valeur plus grande,
parce qu'il met dans la vie tout ce qu'il semble qu'elle peut donner, et
non pas le peu qu'il lui fait donner habituellement. Il la voit selon
son désir, non telle que son expérience lui a appris qu'il savait la
rendre, c'est-à-dire si médiocre! Elle s'est, à l'instant, remplie
des labeurs, des voyages, des courses de montagnes, de toutes les belles
choses qu'il se dit que la funeste issue de ce duel pourra rendre
impossibles, alors qu'elles l'étaient avant qu'il fût question de
duel, à cause des mauvaises habitudes qui, même sans duel, auraient
continué. Il revient chez lui sans avoir été même blessé, mais il
retrouve les mêmes obstacles aux plaisirs, aux excursions, aux voyages,
à tout ce dont il avait craint un instant d'être à jamais dépouillé
par la mort; il suffit pour cela de la vie. Quant au travail--les
circonstances exceptionnelles ayant pour effet d'exalter ce qui existait
préalablement dans l'homme, chez le laborieux le labeur et chez l'oisif
la paresse--il se donne congé.
Je faisais comme lui et comme j'avais toujours fait depuis ma vieille
résolution de me mettre à écrire, que j'avais prise jadis, mais qui
me semblait dater d'hier, parce que j'avais considéré chaque jour l'un
après l'autre comme non avenu. J'en usais de même pour celui-ci,
laissant passer sans rien faire ses averses et ses éclaircies et me
promettant de travailler le lendemain. Mais je n'y étais plus le même
sous un ciel sans nuages; le son doré des cloches ne contenait pas
seulement, comme le miel, de la lumière, mais la sensation de la
lumière et aussi la saveur fade des confitures (parce qu'à Combray il
s'était souvent attardé comme une guêpe sur notre table desservie).
Par ce jour de soleil éclatant, rester tout le jour les yeux clos,
c'était chose permise, usitée, salubre, plaisante, saisonnière, comme
tenir ses persiennes fermées contre la chaleur.
C'était par de tels temps qu'au début de mon second séjour à Balbec
j'entendais les violons de l'orchestre entre les coulées bleuâtres de
la marée montante. Combien je possédais plus Albertine aujourd'hui. Il
y avait des jours où le bruit d'une cloche qui sonnait l'heure portait
sur la sphère de sa sonorité une plaque si fraîche, si puissamment
étalée de mouillé ou de lumière, que c'était comme une traduction
pour aveugles, ou, si l'on veut, comme une traduction musicale du charme
de la pluie ou du charme du soleil. Si bien qu'à ce moment-là, les
yeux fermés, dans mon lit, je me disais que tout peut se transposer et
qu'un univers seulement audible pourrait être aussi varié que l'autre.
Remontant paresseusement de jour en jour, comme sur une barque, et
voyant apparaître devant moi toujours de nouveaux souvenirs enchantés,
que je ne choisissais pas, qui, l'instant d'avant, m'étaient invisibles
et que ma mémoire me présentait l'un après l'autre, sans que je pusse
les choisir, je poursuivais paresseusement, sur ces espaces unis, ma
promenade au soleil.
Ces concerts matinaux de Balbec n'étaient pas anciens. Et pourtant, à
ce moment relativement rapproché, je me souciais peu d'Albertine. Même
les tout premiers jours de l'arrivée, je n'avais pas connu sa présence
à Balbec. Par qui donc l'avais-je apprise? Ah! oui, par Aimé. Il
faisait un beau soleil comme celui-ci. Il était content de me revoir.
Mais il n'aime pas Albertine. Tout le monde ne peut pas l'aimer. Oui,
c'est lui qui m'a annoncé qu'elle était à Balbec. Comment le
savait-il donc? Ah! il l'avait rencontrée, il lui avait trouvé mauvais
genre. À ce moment, abordant le récit d'Aimé par une autre face que
celle où il me l'avait fait, ma pensée, qui jusqu'ici avait navigué
en souriant sur ces eaux bienheureuses, éclatait soudain, comme si elle
eût heurté une mine invisible et dangereuse, insidieusement posée à
ce point de ma mémoire. Il m'avait dit qu'il l'avait rencontrée, qu'il
lui avait trouvé mauvais genre. Qu'avait-il voulu dire par mauvais
genre? J'avais compris genre vulgaire, parce que, pour le contredire
d'avance, j'avais déclaré qu'elle avait de la distinction. Mais non,
peut-être avait-il voulu dire genre Gomorrhéen. Elle était avec une
amie, peut-être qu'elles se tenaient par la taille, qu'elles
regardaient d'autres femmes, qu'elles avaient en effet un «genre» que
je n'avais jamais vu à Albertine en ma présence. Qui était l'amie,
où Aimé l'avait-il rencontrée, cette odieuse Albertine?
Je tâchais de me rappeler exactement ce qu'Aimé m'avait dit pour voir
si cela pouvait se rapporter à ce que j'imaginais, ou s'il avait voulu
parler seulement de manières communes. Mais j'avais beau me le
demander, la personne qui se posait la question et la personne qui
pouvait offrir le souvenir n'étaient, hélas, qu'une seule et même
personne, moi, qui se dédoublait momentanément, mais sans rien
s'ajouter. J'avais bien questionné, c'était moi qui répondais, je
n'apprenais rien de plus. Je ne songeais plus à Mlle Vinteuil. Né d'un
soupçon nouveau, l'accès de jalousie dont je souffrais était nouveau
aussi, ou plutôt il n'était que le prolongement, l'extension de ce
soupçon, il avait le même théâtre, qui n'était plus Montjouvain,
mais la route où Aimé avait rencontré Albertine, pour objet, les
quelques amies dont l'une ou l'autre pouvait être celle qui était avec
Albertine ce jour-là. C'était peut-être une certaine Elisabeth, ou
bien peut-être ces deux jeunes filles qu'Albertine avait regardés
dans la glace, au Casino, quand elle n'avait pas l'air de les voir. Elle
avait sans doute des relations avec elles et d'ailleurs aussi avec
Esther, la cousine de Bloch. De telles relations, si elles m'avaient
été révélées par un tiers, eussent suffi pour me tuer à demi, mais
comme c'était moi qui les imaginais, j'avais soin d'y ajouter assez
d'incertitude pour amortir la douleur.
On arrive, sous la forme de soupçons, à absorber journellement, à
doses énormes, cette même idée qu'on est trompé, de laquelle une
quantité très faible pourrait être mortelle, inoculée par la piqûre
d'une parole déchirante. C'est sans doute pour cela, et par un dérivé
de l'instinct de conservation, que le même jaloux n'hésite pas à
former des soupçons atroces à propos de faits innocents, à condition,
devant la première preuve qu'on lui apporte, de se refuser à
l'évidence. D'ailleurs, l'amour est un mal inguérissable comme ces
diathèses où le rhumatisme ne laisse quelque répit que pour faire
place à des migraines épileptiformes. Le soupçon jaloux était-il
calmé, j'en voulais à Albertine de n'avoir pas été tendre,
peut-être de s'être moquée de moi avec Andrée. Je pensais avec
effroi à l'idée qu'elle avait dû se faire si Andrée lui avait
répété toutes nos conversations, l'avenir m'apparaissait atroce. Ces
tristesses ne me quittaient que si un nouveau soupçon jaloux me jetait
dans d'autres recherches ou si, au contraire, les manifestations de
tendresse d'Albertine me rendaient mon bonheur insignifiant. Quelle
pouvait être cette jeune fille, il faudrait que j'écrive à Aimé, que
je tâche de le voir, et ensuite je contrôlerais ses dires en causant
avec Albertine, en la confessant. En attendant, croyant bien que ce
devait être la cousine de Bloch, je demandai à celui-ci, qui ne
comprit nullement dans quel but, de me montrer seulement une
photographie d'elle ou, bien plus, de me faire au besoin rencontrer avec
elle.
Combien de personnes, de villes, de chemins, la jalousie nous rend ainsi
avides de connaître? Elle est une soif de savoir grâce à laquelle,
sur des points isolés les uns des autres, nous finissons par avoir
successivement toutes les notions possibles, sauf celles que nous
voudrions. On ne sait jamais si un soupçon ne naîtra pas, car, tout à
coup, on se rappelle une phrase qui n'était pas claire, un alibi qui
n'avait pas été donné sans intention. Pourtant, on n'a pas revu la
personne, mais il y a une jalousie après coup, qui ne naît qu'après
l'avoir quittée, une jalousie de l'escalier. Peut-être l'habitude que
j'avais prise de garder au fond de moi certains désirs, désir d'une
jeune fille du monde comme celles que je voyais passer de ma fenêtre
suivies de leur institutrice, et plus particulièrement de celle dont
m'avait parlé Saint-Loup, qui allait dans les maisons de passe, désir
de belles femmes de chambre et particulièrement de celle de Mme Putbus,
désir d'aller à la campagne au début du printemps, revoir des
aubépines, des pommiers en fleur, des tempêtes, désir de Venise,
désir de me mettre au travail, désir de mener la vie de tout le monde,
peut-être l'habitude de conserver en moi sans assouvissement tous ces
désirs, en me contentant de la promesse, faite à moi-même, de ne pas
oublier de les satisfaire un jour, peut-être cette habitude, vieille de
tant d'années, de l'ajournement perpétuel, de ce que M. de Charlus
flétrissait sous le nom de procrasnation, était-elle devenue si
générale en moi qu'elle s'emparait aussi de mes soupçons jaloux et,
tout en me faisant prendre mentalement note que je ne manquerais pas un
jour d'avoir une explication avec Albertine au sujet de la jeune fille,
peut-être des jeunes filles (cette partie du récit était confuse,
effacée, autant dire infranchissable, dans ma mémoire) avec laquelle
ou lesquelles Aimé l'avait rencontrée, me faisait retarder cette
explication. En tout cas, je n'en parlerais pas ce soir à mon amie pour
ne pas risquer de lui paraître jaloux et de la fâcher.
Pourtant, quand le lendemain Bloch m'eût envoyé la photographie de sa
cousine Esther, je m'empressai de la faire parvenir à Aimé. Et à la
même minute, je me souvins qu'Albertine m'avait refusé le matin un
plaisir qui aurait pu la fatiguer en effet. Était-ce donc pour le
réserver à quelque autre? Cette après-midi, peut-être? À qui?
C'est ainsi qu'est interminable la jalousie, car même si l'être aimé,
étant mort par exemple, ne peut plus la provoquer par 'ses actes, il
arrive que des souvenirs postérieurs à tout événement se comportent
tout à coup dans notre mémoire comme des événements eux aussi,
souvenirs que nous n'avions pas éclairés jusque-là, qui nous avaient
paru insignifiants et auxquels il suffit de notre propre réflexion sur
eux, sans aucun fait extérieur, pour donner un sens nouveau et
terrible. On n'a pas besoin d'être deux, il suffit d'être seul dans sa
chambre, à penser, pour que de nouvelles trahisons de votre maîtresse
se produisent, fût-elle morte. Aussi il ne faut pas ne redouter dans
l'amour, comme dans la vie habituelle, que l'avenir, mais même le
passé qui ne se réalise pour nous souvent qu'après l'avenir, et nous
ne parlons pas seulement du passé que nous apprenons après coup, mais
de celui que nous avons conservé depuis longtemps en nous et que tout
à coup nous apprenons à lire.
N'importe, j'étais bien heureux, l'après-midi finissant, que ne
tardât pas l'heure où j'allais pouvoir demander à la présence
d'Albertine l'apaisement dont j'avais besoin. Malheureusement, la
soirée qui vint fut une de celles où cet apaisement ne m'était pas
apporté, où le baiser qu'Albertine me donnerait en me quittant, bien
différent du baiser habituel, ne me calmerait pas plus qu'autrefois
celui de ma mère les jours où elle était fâchée et où je n'osais
pas la rappeler, mais où je sentais que je ne pourrais pas m'endormir.
Ces soirées-là, c'étaient maintenant celles où Albertine avait
formé pour le lendemain quelque projet qu'elle ne voulait pas que je
connusse. Si elle me l'avait confié, j'aurais mis à assurer sa
réalisation une ardeur que personne autant qu'Albertine n'eût pu
m'inspirer. Mais elle ne me disait rien et n'avait d'ailleurs besoin de
me rien dire; dès qu'elle était entrée, sur la porte même de ma
chambre, comme elle avait encore son chapeau ou sa toque sur la tête,
j'avais déjà vu le désir inconnu, rétif, acharné, indomptable. Or,
c'étaient souvent les soirs où j'avais attendu son retour avec les
plus tendres pensées, où je comptais lui sauter au cou avec le plus de
tendresse.
Hélas, ces mésententes comme j'en avais eu souvent avec mes parents,
que je trouvais froids ou irrités au moment où j'accourais près
d'eux, débordant de tendresse, ne sont rien auprès de celles qui se
produisent entre deux amants! La souffrance ici est bien moins
superficielle, est bien plus difficile à supporter, elle a pour siège
une couche plus profonde du cœur.
Ce soir-là, le projet qu'Albertine avait formé, elle fut pourtant
obligée de m'en dire un mot; je compris tout de suite qu'elle voulait
aller le lendemain faire une visite à Mme Verdurin, une visite qui, en
elle-même, ne m'eût en rien contrarié. Mais certainement, c'était
pour y faire quelque rencontre, pour y préparer quelque plaisir. Sans
cela elle n'eût pas tellement tenu à cette visite. Je veux dire, elle
ne m'eût pas répété qu'elle n'y tenait pas. J'avais suivi dans mon
existence une marche inverse de celle des peuples qui ne se servent de
l'écriture phonétique qu'après n'avoir considéré les caractères
que comme une suite de symboles; moi qui pendant tant d'années n'avais
cherché la vie et la pensée réelles des gens que dans l'énoncé
direct qu'ils m'en fournissaient volontairement, par leur faute, j'en
étais arrivé à ne plus attacher, au contraire, d'importance qu'aux
témoignages qui ne sont pas une expression rationnelle et analytique de
la vérité; les paroles elles-mêmes ne me renseignaient qu'à la
condition d'être interprétées à la façon d'un afflux de sang à la
figure d'une personne qui se trouble, à la façon encore d'un silence
subit.
Tel adverbe (par exemple employé par M. de Cambremer, quand il croyait
que j'étais a écrivain» et que n'ayant pas encore parlé, racontant
une visite qu'il avait faite aux Verdurin, il s'était tourné vers moi
en disant: Il y avait _justement_ de Borelli) jailli dans une
conflagration par le rapprochement involontaire, parfois périlleux, de
deux idées que l'interlocuteur n'exprimait pas et duquel, par telles
méthodes d'analyse ou d'électrolyse appropriées, je pouvais les
extraire, m'en disait plus qu'un discours.
Albertine laissait parfois traîner dans ses propos tel ou tel de ces
précieux amalgames que je me hâtais de «traiter» pour les
transformer en idées claires. C'est du reste une des choses les plus
terribles pour l'amoureux que si les faits particuliers--que seuls
l'expérience, l'espionnage, entre tant de réalisations possibles,
feraient connaître--sont si difficiles à trouver, la vérité en
revanche est si facile à percer ou seulement à pressentir.
Souvent je l'avais vue, à Balbec, attacher sur des jeunes filles qui
passaient un regard brusque et prolongé pareil à un attouchement et
après lequel, si je les connaissais elle me disait: «Si on les faisait
venir? J'aimerais leur dire des injures. » Et depuis quelque temps,
depuis qu'elle m'avait pénétré sans doute, aucune demande d'inviter
personne, aucune parole, même pas un détournement des regards, devenus
sans objet et silencieux, et aussi révélateurs, avec la mine distraite
et vacante dont ils étaient accompagnés, qu'autrefois leur
aimantation. Or, il m'était impossible de lui faire des reproches ou de
lui poser des questions, à propos de choses qu'elle eût déclarées si
minimes, si insignifiantes, retenues par moi pour le plaisir de
«chercher la petite bête». Il est déjà difficile de dire «pourquoi
avez-vous regardé telle passante», mais bien plus «pourquoi ne
l'avez-vous pas regardée». Et pourtant je savais bien, ou du moins
j'aurais su, si je n'avais pas voulu croire ces affirmations d'Albertine
plutôt que tous les riens inclus dans un regard, prouvés par lui et
par telle ou telle contradiction dans les paroles, contradiction dont je
ne m'apercevais souvent que longtemps après l'avoir quittée, qui me
faisait souffrir toute la nuit, dont je n'osais plus reparler, mais qui
n'en honorait pas moins de temps en temps ma mémoire de ses visites
périodiques.
Souvent, pour ces simples regards furtifs soudé tournés sur la plage de
Balbec ou dans les rues de Paris, je pouvais me demander si la personne
qui les provoquait n'était pas seulement un objet de désirs au moment
où elle passait, mais une ancienne connaissance, ou bien une jeune
fille dont on n'avait fait que lui parler et dont, quand je l'apprenais,
j'étais stupéfait qu'on lui eût parlé, tant c'était en dehors des
connaissances possibles au jugé d'Albertine. Mais la Gomorrhe moderne
est un puzzle fait de morceaux qui viennent de là où on s'y attendait
le moins. C'est ainsi que je vis une fois à Rivebelle un grand dîner
dont je connaissais par hasard au moins de nom les dix invitées, aussi
dissemblables que possible, parfaitement rejointes cependant, si bien
que je ne vis jamais dîner si homogène bien que si composite.
Pour en revenir aux jeunes passantes, jamais Albertine ne regardait une
dame âgée ou un vieillard avec tant de fixité, ou au contraire de
réserve, et comme si elle ne voyait pas. Les maris trompés qui ne
savent rien surent tout de même. Mais il faut un dossier plus
matériellement documenté pour établir une scène de jalousie.
D'ailleurs, si la jalousie nous aide à découvrir un certain penchant
à mentir chez la femme que nous aimons, elle centuple ce penchant quand
la femme a découvert que nous sommes jaloux. Elle ment (dans des
proportions où elle ne nous a jamais menti auparavant), soit qu'elle
ait pitié, ou peur, ou se dérobe instinctivement par une fuite
symétrique à nos investigations. Certes il y a des amours où dès le
début une femme légère s'est posée comme une vertu aux yeux de
l'homme qui l'aime. Mais combien d'autres comprennent deux périodes
parfaitement contrastées. Dans la première la femme parle presque
facilement, avec de simples atténuations, de son goût pour le plaisir,
de la vie galante qu'il lui a fait mener, toutes choses qu'elle niera
ensuite avec la dernière énergie au même homme, mais qu'elle a senti
jaloux d'elle et l'épiant. Il en arrive à regretter le temps de ces
premières confidences dont le souvenir le torture cependant. Si la
femme lui en faisait encore de pareilles, elle lui fournirait presque
elle-même le secret des fautes qu'il poursuit inutilement chaque jour.
Et puis, quel abandon cela prouverait, quelle confiance, quelle amitié.
Si elle ne peut vivre sans le tromper, du moins le tromperait-elle en
amie, en lui racontant ses plaisirs, en l'y associant. Et il regrette
une telle vie que les débuts de leur amour semblaient esquisser, que sa
suite a rendu impossible, faisant de cet amour quelque chose
d'atrocement douloureux, qui rendra une séparation, selon les cas, ou
inévitable, ou impossible.
Parfois l'écriture où je déchiffrais les mensonges d'Albertine, sans
être idéographique avait simplement besoin d'être lue à rebours;
c'est ainsi que ce soir elle m'avait lancé d'un air négligent ce
message destiné à passer presque inaperçu: «Il serait possible que
j'aille demain chez les Verdurin, je ne sais pas du tout si j'irai, je
n'en ai guère envie. » Anagramme enfantin de cet aveu: «J'irai demain
chez les Verdurin, c'est absolument certain, car j'y attache une
extrême importance. » Cette hésitation apparente signifiait une
volonté arrêtée et avait pour but de diminuer l'importance de la
visite tout en me l'annonçant. Albertine employait toujours le ton
dubitatif pour les résolutions irrévocables. La mienne ne l'était pas
moins. Je m'arrangeai pour que la visite à Mme Verdurin n'eût pas
lieu. La jalousie n'est souvent qu'un inquiet besoin de tyrannie
appliqué aux choses de l'amour. J'avais sans doute hérité de mon
père ce brusque désir arbitraire de menacer les êtres que j'aimais le
plus dans les espérances dont ils se berçaient avec une sécurité que
je voulais leur montrer trompeuse; quand je voyais qu'Albertine avait
combiné à mon insu, en se cachant de moi, le plan d'une sortie que
j'eusse fait tout au monde pour lui rendre plus facile et plus agréable
si elle m'en avait fait le confident, je disais négligemment, pour la
faire trembler, que je comptais sortir ce jour-là.
Je me mis à suggérer à Albertine d'autres buts de promenades qui
eussent rendu la visite Verdurin impossible, en des paroles empreintes
d'une feinte indifférence sous laquelle je tâchai de déguiser mon
énervement. Mais elle l'avait dépisté. Il rencontrait chez elle la
force électrique d'une volonté contraire qui la repoussait vivement;
dans les yeux d'Albertine j'en voyais jaillir les étincelles. Au reste,
à quoi bon m'attacher à ce que disaient les prunelles en ce moment?
Comment n'avais-je pas depuis longtemps remarqué que les yeux
d'Albertine appartenaient à la famille de ceux qui, même chez un être
médiocre, semblent faits de plusieurs morceaux à cause de tous les
lieux où l'être veut se trouver,--et cacher qu'il veut se trouver--ce
jour-là. Des yeux, par mensonge toujours immobiles et passifs, mais
dynamiques, mesurables par les mètres ou kilomètres à franchir pour
se trouver au rendez-vous voulu, implacablement voulu, des yeux qui
sourient moins encore au plaisir qui les tente qu'ils ne s'auréolent de
la tristesse et du découragement qu'il y aura peut-être une
difficulté pour aller au rendez-vous. Entre vos mains mêmes, ces
êtres-là sont des êtres de fuite. Pour comprendre les émotions
qu'ils donnent et que d'autres êtres même plus beaux ne donnent pas,
il faut calculer qu'ils sont non pas immobiles, mais en mouvement, et
ajouter à leur personne un signe correspondant à ce qu'en physique est
le signe qui signifie vitesse. Si vous dérangez leur journée, ils vous
avouent le plaisir qu'ils vous avaient caché: «Je voulais tant aller
goûter à cinq heures avec telle personne que j'aime. » Eh bien! si,
six mois après, vous arrivez à connaître la personne en question,
vous apprendrez que jamais la jeune fille dont vous aviez dérangé les
projets, qui, prise au piège, pour que vous la laissiez libre vous
avait avoué le goûter qu'elle faisait ainsi avec une personne aimée,
tous les jours à l'heure où vous ne la voyiez pas, vous apprendrez que
cette personne ne l'a jamais reçue, qu'elles n'ont jamais goûté
ensemble et que la jeune fille disait être très prise, par vous,
précisément. Ainsi la personne avec qui elle avait confessé qu'elle
avait goûté, avec qui elle vous avait supplié de la laisser goûter,
cette personne, raison avouée par la nécessité, ce n'était pas elle,
c'était une autre, c'était encore autre chose! Autre chose, quoi? Une
autre, qui?
Hélas, les yeux fragmentés partant au loin et tristes permettraient
peut-être de mesurer les distances, mais n'indiquent pas les
directions. Le champ infini des possibles s'étend, et si par hasard le
réel se présentait devant nous, il serait tellement en dehors des
possibles que dans un brusque étourdissement, allant taper contre le
mur surgi, nous tomberions à la renverse. Le mouvement et la fuite
constatés ne sont même pas indispensables, il suffit que nous les
induisions.
si j'avais une satisfaction aussi insignifiante que de m'étirer d'un
air de béatitude en fermant un livre et en disant: «Ah! je viens de
passer deux heures charmantes à lire tel livre amusant», ces mots qui
eussent fait plaisir à ma mère, à Albertine, à Saint-Loup,
excitaient chez Andrée une espèce de réprobation, peut-être
simplement de malaise nerveux. Mes satisfactions lui causaient un
agacement qu'elle ne pouvait cacher. Ces défauts étaient complétés
par de plus graves; un jour que je parlais de ce jeune homme si savant
en chose de courses, de jeux, de golf, si inculte dans tout le reste,
que j'avais rencontré avec la petite bande à Balbec, Andrée se mit à
ricaner: «Vous savez que son père a volé, il a failli y avoir une
instruction ouverte contre lui. Ils veulent crâner d'autant plus, mais
je m'amuse à le dire à tout le monde. Je voudrais qu'ils m'attaquent
en dénonciation calomnieuse. Quelle belle déposition je ferais! » Ses
yeux étincelaient. Or, j'appris que le père n'avait rien commis
d'indélicat, qu'Andrée le savait aussi bien que quiconque. Mais elle
s'était crue méprisée par le fils, avait cherché quelque chose qui
pourrait l'embarrasser, lui faire honte, avait inventé tout un roman de
dépositions qu'elle était imaginairement appelée à faire et, à
force de s'en répéter les détails, ignorait peut-être elle-même
qu'ils n'étaient pas vrais. Ainsi telle qu'elle était devenue (et,
même sans ses haines courtes et folles), je n'aurais pas désiré la
voir, ne fût-ce qu'à cause de cette malveillante susceptibilité qui
entourait d'une ceinture aigre et glaciale sa vraie nature plus
chaleureuse et meilleure. Mais les renseignements qu'elle seule pouvait
me donner sur mon amie m'intéressaient trop pour que je négligeasse
une occasion si rare de les apprendre. Andrée entrait, fermait la porte
derrière elle; elles avaient rencontré une amie, et Albertine ne
m'avait jamais parlé d'elle. «Qu'ont-elles dit? » «Je ne sais pas,
car j'ai profité de ce qu'Albertine n'était pas seule pour aller
acheter de la laine. » «Acheter de la laine? » «Oui, c'est Albertine
qui me l'avait demandé. » «Raison de plus pour ne pas y aller,
c'était peut-être pour vous éloigner. » «Mais elle me l'avait
demandé avant de rencontrer son amie. » «Ah! » répondais-je en
retrouvant la respiration. Aussitôt mon soupçon me reprenait; mais qui
sait si elle n'avait pas donné d'avance rendez-vous à son amie et
n'avait pas combiné un prétexte pour être seule quand elle le
voudrait? D'ailleurs étais-je bien certain que ce n'était pas la
vieille hypothèse (celle où Andrée ne me disait pas que la vérité)
qui était la bonne? Andrée était peut-être d'accord avec Albertine.
De l'amour, me disais-je, à Balbec, on en a pour une personne dont
notre jalousie semble plutôt avoir pour objet les actions; on sent que
si elle vous les disait toutes, on guérirait peut-être facilement
d'aimer. La jalousie a beau être habilement dissimulée par celui qui
l'éprouve, elle est assez vite découverte par celle qui l'inspire et
qui use à son tour d'habileté. Elle cherche à nous donner le change
sur ce qui pourrait nous rendre malheureux, et elle nous le donne, car
à celui qui n'est pas averti, pourquoi une phrase insignifiante
révélerait-elle les mensonges qu'elle cache; nous ne la distinguons
pas des autres; dite avec frayeur, elle est écoutée sans attention.
Plus tard, quand nous serons seuls, nous reviendrons sur cette phrase,
elle ne nous semblera pas tout à fait adéquate à la réalité. Mais
cette phrase nous la rappelons-nous bien? Il semble que naisse
spontanément en nous, à son égard et quant à l'exactitude de notre
souvenir, un doute du genre de ceux qui font qu'au cours de certains
états nerveux on ne peut jamais se rappeler si on a tiré le verrou, et
pas plus à la cinquantième fois qu'à la première; on dirait qu'on
peut recommencer indéfiniment l'acte sans qu'il s'accompagne jamais
d'un souvenir précis et libérateur. Au moins pouvons-nous refermer une
cinquante et unième fois la porte. Tandis que la phrase inquiétante
est au passé dans une audition incertaine qu'il ne dépend pas de nous
de renouveler. Alors nous exerçons notre attention sur d'autres qui ne
cachent rien et le seul remède dont nous ne voulons pas serait de tout
ignorer pour n'avoir pas le désir de mieux savoir.
Dès que la jalousie est découverte, elle est considérée par celle
qui en est l'objet comme une défiance qui autorise la tromperie.
D'ailleurs pour tâcher d'apprendre quelque chose, c'est nous qui avons
pris l'initiative de mentir, de tromper. Andrée, Aimé, nous promettent
bien de ne rien dire, mais le feront-ils? Bloch n'a rien pu promettre
puisqu'il ne savait pas et, pour peu qu'elle cause avec chacun des
trois, Albertine, à l'aide de ce que Saint-Loup eût appelé des
«recoupements», saura que nous lui mentons quand nous nous prétendons
indifférents à ses actes et moralement incapables de la faire
surveiller. Ainsi succédant--relativement à ce que faisait
Albertine--à mon infini doute habituel, trop indéterminé pour ne pas
rester indolore, et qui était à la jalousie ce que sont au chagrin ces
commencements de l'oubli où l'apaisement naît du vague--le petit
fragment de réponse que venait de m'apporter Andrée posait aussitôt
de nouvelles questions; je n'avais réussi, en explorant une parcelle de
la grande zone qui s'étendait autour de moi, qu'à y reculer cet
inconnaissable qu'est pour nous, quand nous cherchons effectivement à
nous la représenter, la vie réelle d'une autre personne. Je continuais
à interroger Andrée tandis qu'Albertine par discrétion et pour me
laisser (devinait-elle cela? ) tout le loisir de la questionner,
prolongeait son déshabillage dans sa chambre. «Je crois que l'oncle et
la tante d'Albertine m'aiment bien», disais-je étourdiment à Andrée
sans penser à son caractère.
Aussitôt je voyais son visage gluant se gâter; comme un sirop qui
tourne, il semblait à jamais brouillé. Sa bouche devenait amère. Il
ne restait plus rien à Andrée de cette juvénile gaîté que, comme
toute la petite bande et malgré sa nature souffreteuse, elle déployait
l'année de mon premier séjour à Balbec et qui maintenant (il est vrai
qu'Andrée avait pris quelques années depuis lors) s'éclipsait si vite
chez elle. Mais j'allais la faire involontairement renaître avant
qu'Andrée m'eût quitté pour aller dîner chez elle. «Il y a
quelqu'un qui m'a fait aujourd'hui un immense éloge de vous», lui
disais-je. Aussitôt un rayon de joie illuminait son regard, elle avait
l'air de vraiment m'aimer. Elle évitait de me regarder mais riait dans
le vague avec deux yeux devenus soudain tout ronds. «Qui ça? »
demandait-elle dans un intérêt naïf et gourmand. Je le lui disais et,
qui que ce fût, elle était heureuse.
Puis arrivait l'heure de partir, elle me quittait. Albertine revenait
auprès de moi; elle s'était déshabillée, elle portait quelqu'un des
jolis peignoirs en crêpe de Chine, ou des robes japonaises dont
j'avais demandé la description à Mme de Guermantes et pour plusieurs
desquelles certaines précisions supplémentaires m'avaient été
fournies par Mme Swann, dans une lettre commençant par ces mots:
«Après votre longue éclipse, j'ai cru en lisant votre lettre relative
à mes _tea gown_ recevoir des nouvelles d'un revenant. »
Albertine avait aux pieds des souliers noirs ornés de brillants que
Françoise appelait rageusement des socques, pareils à ceux que, par la
fenêtre du salon, elle avait aperçu que Mme de Guermantes portait chez
elle le soir, de même qu'un peu plus tard Albertine eut des mules,
certaines en chevreau doré, d'autres en chinchilla, et dont la vue
m'était douce parce qu'elles étaient les unes et les autres comme les
signes (que d'autres souliers n'eussent pas été) qu'elle habitait chez
moi. Elle avait aussi des choses qui ne venaient pas de moi, comme une
belle bague d'or. J'y admirais les ailes éployées d'un aigle. «C'est
ma tante qui me l'a donnée, me dit-elle. Malgré tout elle est
quelquefois gentille. Cela me vieillit parce qu'elle me l'a donnée pour
mes vingt ans. »
Albertine avait pour toutes ces jolies choses un goût bien plus vif que
la duchesse, parce que, comme tout obstacle apporté à une possession
(telle pour moi la maladie qui me rendait les voyages si difficiles et
si désirables), la pauvreté, plus généreuse que l'opulence, donne
aux femmes, bien plus que la toilette qu'elles ne peuvent pas acheter,
le désir de cette toilette qui en est la connaissance véritable,
détaillée, approfondie. Elle, parce qu'elle n'avait pu s'offrir ces
choses, moi, parce qu'en les faisant faire, je cherchais à lui faire
plaisir, nous étions comme des étudiants connaissant tout d'avance des
tableaux qu'ils sont avides d'aller voir à Dresde ou à Vienne. Tandis
que les femmes riches, au milieu de la multitude de leurs chapeaux et de
leurs robes, sont comme ces visiteurs à qui, la promenade dans un
musée n'étant précédée d'aucun désir, donne seulement une
sensation d'étourdissement, de fatigue et d'ennui.
Telle toque, tel manteau de zibeline, tel peignoir de Doucet, aux
manches doublées de rose, prenaient pour Albertine qui les avait
aperçus, convoités et, grâce à l'exclusivisme et à la minutie qui
caractérisent le désir, les avait à la fois isolés du reste dans un
vide sur lequel se détachait à merveille la doublure, ou l'écharpe,
et connus dans toutes leurs parties--et pour moi qui étais allé chez
Mme de Guermantes tâcher de me faire expliquer en quoi consistait la
particularité, la supériorité, le chic de la chose, et l'inimitable
façon du grand faiseur--une importance, un charme qu'ils n'avaient
certes pas pour la duchesse rassasiée avant même d'être en état
d'appétit, ou même pour moi si je les avais vus quelques années
auparavant en accompagnant telle ou telle femme élégante en une de ses
ennuyeuses tournées chez les couturières.
Certes, une femme élégante, Albertine peu à peu en devenait une. Car
si chaque chose que je lui faisais faire ainsi était en son genre la
plus jolie, avec tous les raffinements qu'y eussent apportés Mme de
Guermantes ou Mme Swann, de ces choses elle commençait à avoir
beaucoup. Mais peu importait du moment qu'elle les avait aimées d'abord
et isolément.
Quand on a été épris d'un peintre, puis d'un autre, on peut à la fin
avoir pour tout le musée une admiration qui n'est pas glaciale, car
elle est faite d'amours successives, chacune exclusive en son temps et
qui à la fin se sont mises bout à bout et conciliées.
Elle n'était pas frivole du reste, lisait beaucoup quand elle était
seule et me faisait la lecture quand elle était avec moi. Elle était
devenue extrêmement intelligente. Elle disait, en se trompant
d'ailleurs: «Je suis épouvantée en pensant que sans vous je serais
restée stupide. Ne le niez pas. Vous m'avez ouvert un monde d'idées
que je ne soupçonnais pas, et le peu que je suis devenue, je ne le dois
qu'à vous. »
On sait qu'elle avait parlé semblablement de mon influence sur Andrée.
L'une ou l'autre avait-elle un sentiment pour moi? Et, en elles-mêmes,
qu'étaient Albertine et Andrée? Pour le savoir, il faudrait vous
immobiliser, ne plus vivre dans cette attente perpétuelle de vous où
vous passez toujours autres, il faudrait ne plus vous aimer, pour vous
fixer, ne plus connaître votre interminable et toujours déconcertante
arrivée, ô jeunes filles, ô rayon successif dans le tourbillon où
nous palpitons de vous voir reparaître en ne vous reconnaissant qu'à
peine, dans la vitesse vertigineuse de la lumière. Cette vitesse, nous
l'ignorerions peut-être et tout nous semblerait immobile si un attrait
sexuel ne nous faisait courir vers vous, gouttes d'or toujours
dissemblables et qui dépassent toujours notre attente! À chaque fois,
une jeune fille ressemble si peu à ce qu'elle était la fois
précédente (mettant en pièces dès que nous l'apercevons le souvenir
que nous avions gardé et le désir que nous nous proposions), que la
stabilité de nature que nous lui prêtons n'est que fictive et pour la
commodité du langage. On nous a dit qu'une belle jeune fille est
tendre, aimante, pleine de sentiments les plus délicats. Notre
imagination le croit sur parole, et quand nous apparaît pour la
première fois, sous la ceinture crespelée de ses cheveux blonds, le
disque de sa figure rose, nous craignons presque que cette trop
vertueuse sœur nous refroidisse par sa vertu même, ne puisse jamais
être pour nous l'amante que nous avons souhaitée. Du moins, que de
confidences nous lui faisons dès la première heure, sur la foi de
cette noblesse de cœur, que de projets convenus ensemble. Mais quelques
jours après, nous regrettons de nous être tant confiés, car la rose
jeune fille rencontrée nous tient la seconde fois les propos d'une
lubrique furie. Dans les faces successives qu'après une pulsation de
quelques jours nous présente la rose lumière interceptée, il n'est
même pas certain qu'un _movimentum_ extérieur à ces jeunes filles
n'ait pas modifié leur aspect, et cela avait pu arriver pour mes jeunes
filles de Balbec.
On nous vante la douceur, la pureté d'une vierge. Mais après cela on
sent que quelque chose de plus pimenté vous plairait mieux et on lui
conseille de se montrer plus hardie. En soi-même était-elle plutôt
l'une ou l'autre? Peut-être pas, mais capable d'accéder à tant de
possibilités diverses dans le courant vertigineux de la vie. Pour une
autre, dont tout l'attrait résidait dans quelque chose d'implacable
(que nous comptions fléchir à notre manière), comme, par exemple,
pour la terrible sauteuse de Balbec qui effleurait dans ses bonds les
crânes des vieux messieurs épouvantés, quelle déception quand, dans
la nouvelle face offerte par cette figure, au moment où nous lui
disions des tendresses exaltées par le souvenir de tant de duretés
envers les autres, nous l'entendions, comme entrée de jeu, nous dire
qu'elle était timide, qu'elle ne savait jamais rien dire de sensé à
quelqu'un la première fois, tant elle avait peur, et que ce n'est qu'au
bout d'une quinzaine de jours qu'elle pourrait causer tranquillement
avec nous. L'acier était devenu coton, nous n'aurions plus rien à
essayer de briser, puisque d'elle-même elle perdait toute consistance.
D'elle-même, mais par notre faute peut-être, car les tendres paroles
que nous avions adressées à la Dureté lui avaient peut-être, même
sans qu'elle eût fait de calcul intéressé, suggéré d'être tendre.
Ce qui nous désolait néanmoins n'était qu'à demi maladroit, car la
reconnaissance pour tant de douceur allait peut-être nous obliger à
plus que le ravissement devant la cruauté fléchie. Je ne dis pas qu'un
jour ne viendra pas où, même à ces lumineuses jeunes filles, nous
n'assignerons pas des caractères très tranchés, mais c'est qu'elles
auront cessé de nous intéresser, que leur entrée ne sera plus pour
notre cœur l'apparition qu'il attendait autre et qui le laisse
bouleversé chaque fois d'incarnations nouvelles. Leur immobilité
viendra de notre indifférence qui les livrera au jugement de l'esprit.
Celui-ci ne conclura pas, du reste, d'une façon beaucoup plus
catégorique, car après avoir jugé que tel défaut, prédominant chez
l'une, était heureusement absent de l'autre, il verra que le défaut
avait pour contrepartie une qualité précieuse. De sorte que du faux
jugement de l'intelligence, laquelle n'entre en jeu que quand on cesse
de s'intéresser, sortiront définis des caractères stables de jeunes
filles, lesquels ne nous apprendrons pas plus que les surprenants
visages apparus chaque jour quand, dans la vitesse étourdissante de
notre attente, nos amies se présentaient tous les jours, toutes les
semaines, trop différentes pour nous permettre, la course ne
s'arrêtant pas, de classer, de donner des rangs. Pour nos sentiments,
nous en avons parlé trop souvent pour le redire que bien souvent un
amour n'est que l'association d'une image de jeune fille (qui sans cela
nous eût été vite insupportable) avec les battements de cœur
inséparables d'une attente interminable, vaine, et d'un «lapin» que
la demoiselle nous a posé. Tout cela n'est pas vrai que pour les jeunes
gens imaginatifs devant les jeunes filles changeantes. Dès le temps où
notre récit est arrivé, il paraît, je l'ai su depuis, que la nièce
de Jupien avait changé d'opinion sur Morel et sur M. de Charlus. Mon
mécanicien, venant au renfort de l'amour qu'elle avait pour Morel, lui
avait vanté, comme existant chez le violoniste, des délicatesses
infinies auxquelles elle n'était que trop portée à croire. Et d'autre
part Morel ne cessait de lui dire le rôle de bourreau que M. de Charlus
exerçait envers lui et qu'elle attribuait à la méchanceté, ne
devinant pas l'amour. Elle était du reste bien forcée de constater que
M. de Charlus assistait tyranniquement à toutes leurs entrevues. Et
venant corroborer tout cela, elle entendait des femmes du monde parler
de l'atroce méchanceté du baron. Or, depuis peu, son jugement avait
été entièrement renversé. Elle avait découvert chez Morel (sans
cesser de l'aimer pour cela) des profondeurs de méchanceté et de
perfidie, d'ailleurs compensées par une douceur fréquente et une
sensibilité réelle, et chez M. de Charlus une insoupçonnable et
immense bonté, mêlée de duretés qu'elle ne connaissait pas. Ainsi
n'avait-elle pas su porter un jugement plus défini sur ce qu'étaient,
chacun en soi, le violoniste et son protecteur, que moi sur Andrée que
je voyais pourtant tous les jours, et sur Albertine qui vivait avec moi.
Les soirs où cette dernière ne me lisait pas à haute voix, elle me
faisait de la musique ou entamait avec moi des parties de dames, ou des
causeries que j'interrompais les unes et les autres pour l'embrasser.
Nos rapports étaient d'une simplicité qui les rendait reposants. Le
vide même de sa vie donnait à Albertine une espèce d'empressement et
d'obéissance pour les seules choses que je réclamais d'elle. Derrière
cette jeune fille, comme derrière la lumière pourprée qui tombait aux
pieds de mes rideaux à Balbec pendant qu'éclatait le concert des
musiciens, se nacraient les ondulations bleuâtres de la mer.
N'était-elle pas, en effet (elle au fond de qui résidait de façon
habituelle une idée de moi si familière qu'après sa tante j'étais
peut-être la personne qu'elle distinguait le moins de soi-même), la
jeune fille que j'avais vue la première fois à Balbec, sous son polo
plat, avec ses yeux insistants et rieurs, inconnue encore, mince comme
une silhouette profilée sur le flot. Ces effigies gardées intactes
dans la mémoire, quand on les retrouve, on s'étonne de leur
dissemblance d'avec l'être qu'on connaît, on comprend quel travail de
modelage accomplit quotidiennement l'habitude. Dans le charme qu'avait
Albertine à Paris, au coin de mon feu, vivait encore le désir que
m'avait inspiré le cortège insolent et fleuri qui se déroulait le
long de la plage, et comme Rachel gardait pour Saint-Loup, même quand
il le lui eût fait quitter, le prestige de la vie de théâtre, en
cette Albertine cloîtrée dans ma maison, loin de Balbec, d'où je
l'avais précipitamment emmenée, subsistaient l'émoi, le désarroi
social, la vanité inquiète, les désirs errants de la vie de bains de
mer. Elle était si bien encagée que certains soirs même je ne faisais
pas demander qu'elle quittât sa chambre pour la mienne, elle que jadis
tout le monde suivait, que j'avais tant de peine à rattraper filant sur
sa bicyclette, et que le liftier même ne pouvait me ramener, ne me
laissant guère d'espoir qu'elle vînt, et que j'attendais pourtant
toute la nuit. Albertine n'avait-elle pas été devant l'Hôtel comme
une grande actrice de la plage en feu, excitant les jalousies quand elle
s'avançait dans ce théâtre de nature, ne parlant à personne,
bousculant les habitués, dominant ses amies, et cette actrice si
convoitée n'était-ce pas elle qui, retirée par moi de la scène,
enfermée chez moi, était à l'abri des désirs de tous, qui désormais
pouvaient la chercher vainement, tantôt dans ma chambre, tantôt dans
la sienne, où elle s'occupait à quelque travail de dessin et de
ciselure.
Sans doute, dans les premiers jours de Balbec, Albertine semblait dans
un plan parallèle à celui où je vivais, mais qui s'en était
rapproché (quand j'avais été chez Elstir), puis l'avait rejoint, au
fur et à mesure de mes relations avec elle, à Balbec, à Paris, puis
à Balbec encore. D'ailleurs, entre les deux tableaux de Balbec, au
premier séjour et au second, composés des mêmes villas d'où
sortaient les mêmes jeunes filles devant la même mer, quelle
différence! Dans les amies d'Albertine du second séjour, si bien
connues de moi, aux qualités et aux défauts si nettement gravés dans
leur visage, pouvais-je retrouver ces fraîches et mystérieuses
inconnues qui jadis ne pouvaient, sans que battît mon cœur, faire
crier sur le sable la porte de leur chalet et en froisser au passage les
tamaris frémissants! Leurs grands yeux s'étaient résorbés depuis,
sans doute parce qu'elles avaient cessé d'être des enfants, mais aussi
parce que ces ravissantes inconnues, ravissantes actrices de la
romanesque première année et sur lesquelles je ne cessais de quêter
des renseignements, n'avaient plus pour moi de mystère. Elles étaient
devenues obéissantes à mes caprices, de simples jeunes filles en
fleurs, desquelles je n'étais pas médiocrement fier d'avoir cueilli,
dérobé à tous, la plus belle rose.
Entre les deux décors si, différents l'un de l'autre, de Balbec, il y
avait l'intervalle de plusieurs années à Paris, sur le long parcours
desquelles se plaçaient tant de visites d'Albertine. Je la voyais aux
différentes années de ma vie occupant par rapport à moi des positions
différentes qui me faisaient sentir la beauté des espaces
interférés, ce long temps révolu où j'étais resté sans la voir, et
sur la diaphane profondeur desquels la rose personne que j'avais devant
moi se modelait avec de mystérieuses ombres et un puissant relief. Il
était dû d'ailleurs à la superposition non seulement des images
successives qu'Albertine avait été pour moi, mais encore des grandes
qualités d'intelligence et de cœur, des défauts de caractère, les
uns et les autres insoupçonnés de moi qu'Albertine, en une
germination, une multiplication d'elle-même, une efflorescence charnue
aux sombres couleurs, avait ajoutées à une nature jadis à peu près
nulle, maintenant difficile à approfondir. Car les êtres, même ceux
auxquels nous avons tant rêvé qu'ils ne nous semblaient qu'une image,
une figure de Benozzo Gozzoli se détachant sur un fond verdâtre et
dont nous étions disposés à croire que les seules variations tenaient
au point où nous étions placés pour les regarder, à la distance qui
nous en éloignait, à l'éclairage, ces êtres-là, tandis qu'ils
changent par rapport à nous, changent aussi en eux-mêmes et il y avait
eu enrichissement, solidification et accroissement de volume dans la
figure jadis si simplement profilée sur la mer. Au reste, ce n'était
pas seulement la mer à la fin de la journée qui vivait pour moi en
Albertine, mais parfois l'assoupissement de la mer sur la grève par les
nuits de clair de lune.
Quelquefois en effet, quand je me levais pour aller chercher un livre
dans le cabinet de mon père, mon amie m'ayant demandé la permission de
s'étendre pendant ce temps-là, était si fatiguée par la longue
randonnée du matin et de l'après-midi au grand air que, même si je
n'étais resté qu'un instant hors de ma chambre, en y rentrant, je
trouvais Albertine endormie et ne la réveillais pas.
Étendue de la tête aux pieds sur mon lit, dans une attitude d'un
naturel qu'on n'aurait pu inventer, je lui trouvais l'air d'une longue
tige en fleur qu'on aurait déposée là, et c'était ainsi en effet: le
pouvoir de rêver que je n'avais qu'en son absence, je le retrouvais à
ces instants auprès d'elle, comme si en dormant elle était devenue une
plante. Par là, son sommeil réalisait, dans une certaine mesure, la
possibilité de l'amour; seul, je pouvais penser à elle, mais elle me
manquait, je ne la possédais pas. Présente, je lui parlais, mais
j'étais trop absent de moi-même pour pouvoir penser. Quand elle
dormait, je n'avais plus à parler, je savais que je n'étais plus
regardé par elle, je n'avais plus besoin de vivre à la surface de
moi-même.
En fermant les yeux, en perdant la conscience, Albertine avait
dépouillé, l'un après l'autre, ses différents caractères
d'humanité qui m'avaient déçu depuis le jour où j'avais fait sa
connaissance. Elle n'était plus animée que de la vie inconsciente des
végétaux, des arbres, vie plus différente de la mienne, plus étrange
et qui cependant m'appartenait davantage. Son moi ne s'échappait pas à
tous moments, comme quand nous causions, par les issues de la pensée
inavouée et du regard. Elle avait rappelé à soi tout ce qui d'elle
était au dehors, elle s'était réfugiée, enclose, résumée, dans son
corps. En la tenant sous mon regard, dans mes mains, j'avais cette
impression de la posséder tout entière que je n'avais pas quand elle
était réveillée. Sa vie m'était soumise, exhalait vers moi son
léger souffle.
J'écoutais cette murmurante émanation mystérieuse, douce comme un
zéphyr marin, féerique comme ce clair de lune qu'était son sommeil.
Tant qu'il persistait, je pouvais rêver à elle, et pourtant la
regarder, et quand ce sommeil devenait plus profond, la toucher,
l'embrasser. Ce que j'éprouvais alors, c'était un amour devant quelque
chose d'aussi pur, d'aussi immatériel dans sa sensibilité, d'aussi
mystérieux que si j'avais été devant les créatures inanimées que
sont les beautés de la nature. Et en effet, dès qu'elle dormait un peu
profondément, elle cessait d'être seulement la plante qu'elle avait
été; son sommeil au bord duquel je rêvais, avec une fraîche
volupté, dont je ne me fusse jamais lassé et que j'eusse pu goûter
indéfiniment, c'était pour moi tout un paysage. Son sommeil mettait à
mes côtés quelque chose d'aussi calme, d'aussi sensuellement
délicieux que ces nuits de pleine lune dans la baie de Balbec devenue
douce comme un lac, où les branches bougent à peine, où, étendu sur
le sable, l'on écouterait sans fin se briser le reflux.
En entrant dans la chambre, j'étais resté debout sur le seuil, n'osant
pas faire de bruit et je n'en entendais pas d'autre que celui de son
haleine venant expirer sur ses lèvres à intervalles intermittents et
réguliers, comme un reflux, mais plus assoupi et plus doux. Et au
moment où mon oreille recueillait ce bruit divin, il me semblait que
c'était, condensée en lui, toute la personne, toute la vie de la
charmante captive, étendue là sous mes yeux. Des voitures passaient
bruyamment dans la rue, son front restait aussi immobile, aussi pur, son
souffle aussi léger réduit à la plus simple expiration de l'air
nécessaire. Puis, voyant que son sommeil ne serait pas troublé, je
m'avançais prudemment, je m'asseyais sur la chaise qui était à côté
du lit, puis sur le lit même.
J'ai passé de charmants soirs à causer, à jouer avec Albertine, mais
jamais d'aussi doux que quand je la regardais dormir. Elle avait beau
avoir, en bavardant, en jouant aux cartes, ce naturel qu'aucune actrice
n'eût pu imiter, c'était un naturel au deuxième degré que m'offrait
son sommeil. Sa chevelure descendue le long de son visage rose était
posée à côté d'elle sur le lit et parfois une mèche isolée et
droite donnait le même effet de perspective que ces arbres lunaires
grêles et pâles qu'on aperçoit tout droits au fond des tableaux
raphaëlesques d'Elstir. Si les lèvres d'Albertine étaient closes, en
revanche, de la façon dont j'étais placé, ses paupières paraissaient
si peu jointes que j'aurais presque pu me demander si elle dormait
vraiment. Tout de même ces paupières abaissées mettaient dans son
visage cette continuité parfaite que les yeux n'interrompent pas. Il y
a des êtres dont la face prend une beauté et une majesté
inaccoutumées pour peu qu'ils n'aient plus de regard.
Je mesurais des yeux Albertine étendue à mes pieds. Par instants, elle
était parcourue d'une agitation légère et inexplicable comme les
feuillages qu'une brise inattendue convulse pendant quelques instants.
Elle touchait à sa chevelure, puis, ne l'ayant pas fait comme elle le
voulait, elle y portait la main encore par des mouvements si suivis, si
volontaires, que j'étais convaincu qu'elle allait s'éveiller.
Nullement, elle redevenait calme dans le sommeil qu'elle n'avait pas
quitté. Elle restait désormais immobile. Elle avait posé sa main sur
sa poitrine en un abandon du bras si naïvement puéril que j'étais
obligé, en la regardant, d'étouffer le sourire que par leur sérieux,
leur innocence et leur grâce nous donnent les petits enfants.
Moi qui connaissais plusieurs Albertine en une seule, il me semblait en
voir bien d'autres encore reposer auprès de moi. Ses sourcils arqués
comme je ne les avais jamais vus entouraient les globes de ses
paupières comme un doux nid d'alcyon. Des races, des atavismes, des
vices reposaient sur son visage. Chaque fois qu'elle déplaçait sa
tête, elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de moi.
Il me semblait posséder non pas une, mais d'innombrables jeunes filles.
Sa respiration peu à peu plus profonde soulevait maintenant
régulièrement sa poitrine et par-dessus elle, ses mains croisées, ses
perles, déplacées d'une manière différente par le même mouvement,
comme ces barques, ces chaînes d'amarre que fait osciller le mouvement
du flot. Alors, sentant que son sommeil était dans son plein, que je ne
me heurterais pas à des écueils de conscience recouverts maintenant
par la pleine mer du sommeil profond, délibérément, je sautais sans
bruit sur le lit, je me couchais au long d'elle, je prenais sa taille
d'un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur son cœur,
puis sur toutes les parties de son corps posais ma seule main restée
libre et qui était soulevée aussi comme les perles, par la respiration
d'Albertine; moi-même, j'étais déplacé légèrement par son
mouvement régulier: Je m'étais embarqué sur le sommeil d'Albertine.
Parfois, il me faisait goûter un plaisir moins pur. Je n'avais pour
cela besoin de nul mouvement, je faisais pendre ma jambe contre la
sienne, comme une rame qu'on laisse traîner et à laquelle on imprime
de temps à autre une oscillation légère pareille au battement
intermittent de l'aile qu'ont les oiseaux qui dorment en l'air. Je
choisissais pour la regarder cette face de son visage qu'on ne voyait
jamais et qui était si belle.
On comprend à la rigueur que les lettres que vous écrit quelqu'un
soient à peu près semblables entre elles et dessinent une image assez
différente de la personne qu'on connaît pour qu'elles constituent une
deuxième personnalité. Mais combien il est plus étrange qu'une femme
soit accolée, comme Rosita et Doodica, à une autre femme dont la
beauté différente fait induire un autre caractère et que pour voir
l'une il faille se placer de profil, pour l'autre de face. Le bruit de
sa respiration devenant plus fort pouvait donner l'illusion de
l'essoufflement du plaisir et, quand le mien était à son terme, je
pouvais l'embrasser sans avoir interrompu son sommeil. Il me semblait à
ces moments-là que je venais de la posséder plus complètement, comme
une chose inconsciente et sans résistance de la muette nature. Je ne
m'inquiétais pas des mots qu'elle laissait parfois échapper en
dormant, leur signification m'échappait, et d'ailleurs, quelque
personne inconnue qu'ils eussent désignée, c'était sur ma main, sur
ma joue, que sa main parfois animée d'un léger frisson se crispait un
instant. Je goûtais son sommeil d'un amour désintéressé, apaisant,
comme je restais des heures à écouter le déferlement du flot.
Peut-être faut-il que les êtres soient capables de vous faire beaucoup
souffrir pour que dans les heures de rémission ils vous procurent ce
même calme apaisant que la nature. Je n'avais pas à lui répondre
comme quand nous causions, et même eussè-je pu me taire, comme je
faisais aussi quand elle parlait, qu'en l'entendant parler je ne
descendais pas tout de même aussi avant en elle. Continuant à
entendre, à recueillir d'instant en instant, le murmure apaisant comme
une imperceptible brise de sa pure haleine, c'était toute une existence
physiologique qui était devant moi, à moi; aussi longtemps que je
restais jadis couché sur la plage, au clair de lune, je serais resté
là à la regarder, à l'écouter.
Quelquefois on eût dit que la mer devenait grosse, que la tempête se
faisait sentir jusque dans la baie et je me mettais comme elle à
écouter le grondement de son souffle qui ronflait. Quelquefois quand
elle avait trop chaud, elle ôtait, dormant déjà presque, son kimono
qu'elle jetait sur mon fauteuil. Pendant qu'elle dormait, je me disais
que toutes ses lettres étaient dans la poche intérieure de ce kimono
où elle les mettait toujours. Une signature, un rendez-vous donné eût
suffi pour prouver un mensonge ou dissiper un soupçon. Quand je sentais
le sommeil d'Albertine bien profond, quittant le pied de son lit où je
la contemplais depuis longtemps sans faire un mouvement, je faisais un
pas, pris d'une curiosité ardente, sentant le secret de cette vie
offert, floche et sans défense dans ce fauteuil. Peut-être faisais-je
ce pas aussi parce que regarder dormir sans bouger finit par devenir
fatigant. Et ainsi à pas de loup, me retournant sans cesse pour voir
si Albertine ne s'éveillait pas, j'allais jusqu'au fauteuil. Là, je
m'arrêtais, je restais longtemps à regarder le kimono comme j'étais
resté longtemps à regarder Albertine. Mais (et peut-être j'ai eu
tort) jamais je n'ai touché au kimono, mis ma main dans la poche,
regardé les lettres. À la fin voyant que je ne me déciderais pas, je
repartais, à pas de loup, revenais près du lit d'Albertine et me
remettais à la regarder dormir, elle qui ne me dirait rien alors que je
voyais sur un bras du fauteuil ce kimono qui peut-être m'eût dit bien
des choses. Et de même que les gens louent cent francs par jour une
chambre à l'Hôtel de Balbec pour respirer l'air de la mer, je trouvais
tout naturel de dépenser plus que cela pour elle puisque j'avais son
souffle près de ma joue, dans sa bouche que j'entr'ouvrais sur la
mienne, où contre ma langue passait sa vie.
Mais ce plaisir de la voir dormir et qui était aussi doux que la sentir
vivre, un autre y mettait fin et qui était celui de la voir
s'éveiller. Il était, à un degré plus profond et plus mystérieux,
le plaisir même qu'elle habitât chez moi. Sans doute il m'était doux
l'après-midi, quand elle descendait de voiture, que ce fût dans mon
appartement qu'elle rentrât. Il me l'était plus encore que, quand du
fond du sommeil elle remontait les derniers degrés de l'escalier des
songes, ce fût dans ma chambre qu'elle renaquît à la conscience et à
la vie, qu'elle se demandât un instant «où suis-je», et voyant les
objets dont elle était entourée, la lampe dont la lumière lui faisait
à peine cligner des yeux, pût se répondre qu'elle était chez elle en
constatant qu'elle s'éveillait chez moi. Dans ce premier moment
délicieux d'incertitude il me semblait que je prenais à nouveau plus
complètement possession d'elle, puisque, au lieu qu'après être
sortie elle entrât dans sa chambre, c'était ma chambre dès qu'elle
serait reconnue par Albertine qui allait l'enserrer, la contenir, sans
que les yeux de mon amie manifestassent aucun trouble, restant aussi
calmes que si elle n'avait pas dormi.
L'hésitation du réveil révélée par son silence, ne l'était pas par
son regard. Dès qu'elle retrouvait la parole elle disait: «Mon» ou
«Mon chéri» suivis l'un ou l'autre de mon nom de baptême, ce qui en
donnant au narrateur le même nom qu'à l'auteur de ce livre eût fait:
«Mon Marcel», «Mon chéri Marcel». Je ne permettais plus dès lors
qu'en famille nos parents en m'appelant aussi chéri ôtassent leur prix
d'être unique aux mots délicieux que me disait Albertine. Tout en me
les disant elle faisait une petite moue qu'elle changeait d'elle-même
en baiser. Aussi vite qu'elle s'était tout à l'heure endormie, aussi
vite elle s'était réveillée.
Pas plus que mon déplacement dans le temps, pas plus que le fait de
regarder une jeune fille assise auprès de moi sous la lampe qui
l'éclaire autrement que le soleil, quand debout elle s'avançait le
long de la mer, cet enrichissement réel, ce progrès autonome
d'Albertine, n'étaient la cause importante, la différence qu'il y
avait entre ma façon de la voir maintenant et ma façon de la voir au
début à Balbec. Des années plus nombreuses auraient pu séparer les
deux images sans amener un changement aussi complet; il s'était
produit, essentiel et soudain, quand j'avais appris que mon amie avait
été presque élevée par l'amie de Mlle Vinteuil. Si jadis je m'étais
exalté en croyant voir du mystère dans les yeux d'Albertine,
maintenant je n'étais heureux que dans les moments où de ces yeux, de
ces joues mêmes, réfléchissantes comme des yeux, tantôt si douces
mais vite bourrues, je parvenais à expulser tout mystère.
L'image que je cherchais, où je me reposais, contre laquelle j'aurais
voulu mourir, ce n'était plus d'Albertine ayant une vie inconnue,
c'était une Albertine aussi connue de moi qu'il était possible (et
c'est pour cela que cet amour ne pouvait être durable à moins de
rester malheureux, car par définition il ne contentait pas le besoin de
mystère), c'était une Albertine ne reflétant pas un monde lointain,
mais ne désirant rien d'autre--il y avait des instants où en effet
cela semblait ainsi--qu'être avec moi, toute pareille à moi, une
Albertine image de ce qui précisément était mien et non de l'inconnu.
Quand c'est ainsi d'une heure angoissée relative à un être, quand
c'est de l'incertitude si on pourra le retenir ou s'il s'échappera,
qu'est né un amour, cet amour porte la marque de cette révolution qui
l'a créé, il rappelle bien peu ce que nous avions vu jusque-là quand
nous pensions à ce même être. Et mes premières impressions devant
Albertine, au bord des flots, pouvaient pour une petite part subsister
dans mon amour pour elle: en réalité, ces impressions antérieures ne
tiennent qu'une petite place dans un amour de ce genre; dans sa force,
dans sa souffrance, dans son besoin de douceur et son refuge vers un
souvenir paisible, apaisant, où l'on voudrait se tenir et ne plus rien
apprendre de celle qu'on aime, même s'il y avait quelque chose d'odieux
à savoir--bien plus même à ne consulter que ces impressions
antérieures--un tel amour est fait de bien autre chose!
Quelquefois j'éteignais la lumière avant qu'elle entrât. C'était
dans l'obscurité, à peine guidée par la lumière d'un tison,
qu'elle se couchait à mon côté. Mes mains, mes joues seules la
reconnaissaient sans que mes yeux la vissent, mes yeux qui souvent
avaient peur de la trouver changée. De sorte qu'à la faveur de cet
amour aveugle elle se sentait peut-être baignée de plus de tendresse
que d'habitude. D'autres fois, je me déshabillais, je me couchais, et,
Albertine assise sur un coin du lit, nous reprenions notre partie ou
notre conversation interrompue de baisers; et dans le désir qui seul
nous fait trouver de l'intérêt dans l'existence et le caractère d'une
personne, nous restons si fidèles à notre nature (si en revanche nous
abandonnons successivement les différents êtres aimés tour à tour
par nous), qu'une fois m'apercevant dans la glace au moment où
j'embrassais Albertine en l'appelant ma petite fille, l'expression
triste et passionnée de mon propre visage, pareil à ce qu'il eût
été autrefois auprès de Gilberte dont je ne me souvenais plus, à ce
qu'il serait peut-être un jour auprès d'une autre si jamais je devais
oublier Albertine, me fit penser qu'au-dessus des considérations de
personne (l'instinct voulant que nous considérions l'actuelle comme
seule véritable) je remplissais les devoirs d'une dévotion ardente et
douloureuse dédiée comme une offrande à la jeunesse et à la beauté
de la femme. Et pourtant à ce désir, honorant d'un «ex voto» la
jeunesse, aux souvenirs aussi de Balbec, se mêlait, dans le besoin que
j'avais de garder ainsi tous les soirs Albertine auprès de moi, quelque
chose qui avait été étranger jusqu'ici à ma vie au moins amoureuse,
s'il n'était pas entièrement nouveau dans ma vie.
C'était un pouvoir d'apaisement tel que je n'en avais pas éprouvé de
pareil depuis les soirs lointains de Combray où ma mère penchée sur
mon lit venait m'apporter le repos dans un baiser. Certes, j'eusse été
bien étonné dans ce temps-là si l'on m'avait dit que je n'étais pas
entièrement bon et surtout que je ne chercherais jamais à priver
quelqu'un d'un plaisir. Je me connaissais sans doute bien mal alors, car
mon plaisir d'avoir Albertine à demeure chez moi était beaucoup moins
un plaisir positif que celui d'avoir retiré du monde, où chacun
pouvait la goûter à son tour, la jeune fille en fleur qui si, du
moins, elle ne me donnait pas de grande joie, en privait les autres.
L'ambition, la gloire m'eussent laissé indifférent. Encore plus
étais-je incapable d'éprouver la haine. Et cependant pour moi, aimer
charnellement c'était tout de même jouir d'un triomphe sur tant de
concurrents. Je ne le redirai jamais assez, c'était un apaisement plus
que tout.
J'avais beau, avant qu'Albertine fût rentrée, avoir douté d'elle,
l'avoir imaginée dans la chambre de Montjouvain, une fois qu'en
peignoir elle s'était assise en face de mon fauteuil, ou si, comme
c'était le plus fréquent, j'étais resté couché au pied de mon lit,
je déposais mes doutes en elle, je les lui remettais pour qu'elle m'en
déchargeât, dans l'abdication d'un croyant qui fait sa prière. Toute
la soirée elle avait pu, pelotonnée espièglement en boule sur mon
lit, jouer avec moi comme une grosse chatte; son petit nez rose, qu'elle
diminuait encore au bout avec un regard coquet qui lui donnait la
finesse de certaines personnes un peu grasses, avait pu lui donner une
mine mutine et enflammée; elle avait pu laisser tomber une mèche de
ses longs cheveux noirs sur sa joue de cire rosée et fermant à demi
les yeux, décroisant les bras, avoir eu l'air de me dire: «Fais de moi
ce que tu veux»; quand, au moment de me quitter, elle s'approchait pour
me dire bonsoir, c'était leur douceur devenue quasi familiale que je
baisais des deux côtés de son cou puissant qu'alors je ne trouvais
jamais assez brun ni d'assez gros grains, comme si ces solides qualités
eussent été en rapport avec quelque bonté loyale chez Albertine.
C'était le tour d'Albertine de me dire bonsoir en m'embrassant de
chaque côté du cou, sa chevelure me caressait comme une aile aux
plumes aiguës et douces. Si incomparables l'un à l'autre que fussent
ces deux baisers de paix, Albertine glissait dans ma bouche, en me
faisant le don de sa langue, comme un don du Saint-Esprit, me remettait
un viatique, me laissait une provision de calme presque aussi doux que
ma mère imposant le soir à Combray ses lèvres sur mon front.
«Viendrez-vous avec nous demain, grand méchant? » me demandait-elle
avant de me quitter. «Où irez-vous? » «Cela dépendra du temps et de
vous. Avez-vous seulement écrit quelque chose tantôt, mon petit
chéri? Non? Alors, c'était bien la peine de ne pas venir vous
promener. Dites, à propos, tantôt quand je suis rentrée, vous avez
reconnu mon pas, vous avez deviné que c'était moi? » «Naturellement.
Est-ce qu'on pourrait se tromper, est-ce qu'on ne reconnaîtrait pas
entre mille les pas de sa petite bécasse. Qu'elle me permette de la
déchausser avant qu'elle aille se coucher, cela me fera bien plaisir.
Vous êtes si gentille et si rose dans toute cette blancheur de
dentelles».
Telle était ma réponse; au milieu des expressions charnelles, on en
reconnaîtra d'autres qui étaient propres à ma mère et à ma
grand'mère, car, peu à peu, je ressemblais à tous mes parents, à mon
père qui--de toute autre façon que moi sans doute, car si les choses
se répètent, c'est avec de grandes variations--s'intéressait si fort
au temps qu'il faisait; et pas seulement à mon père, mais de plus en
plus à ma tante Léonie. Sans cela, Albertine n'eût pu être pour moi
qu'une raison de sortir pour ne pas la laisser seule, sans mon
contrôle. Ma tante Léonie, toute confite en dévotion et avec qui
j'aurais bien juré que je n'avais pas un seul point commun, moi si
passionné de plaisirs, tout différent en apparence de cette maniaque
qui n'en avait jamais connu aucun et disait son chapelet toute la
journée, moi qui souffrais de ne pouvoir réaliser une existence
littéraire alors qu'elle avait été la seule personne de la famille
qui n'eût pu encore comprendre que lire c'était, autre chose que de
passer son temps à «s'amuser», ce qui rendait, même au temps pascal,
la lecture permise, le dimanche où toute occupation sérieuse est
défendue, afin qu'il soit uniquement sanctifié par la prière. Or,
bien que chaque jour j'en trouvasse la cause dans un malaise particulier
qui me faisait si souvent rester couché, un être (non pas Albertine,
non pas un être que j'aimais), mais un être plus puissant sur moi
qu'un être aimé, s'était transmigré en moi, despotique au point de
faire taire parfois mes soupçons jaloux ou du moins de m'empêcher
d'aller vérifier s'ils étaient fondés ou non, c'était ma tante
Léonie. C'était assez que je ressemblasse avec exagération à mon
père jusqu'à ne pas me contenter de consulter comme lui le baromètre,
mais à devenir moi-même un baromètre vivant, c'était assez que je me
laissasse commander par ma tante Léonie pour rester à observer le
temps, de ma chambre ou même de mon lit, voici de même que je parlais
maintenant à Albertine, tantôt comme l'enfant que j'avais été à
Combray parlant à ma mère, tantôt comme ma grand'mère me parlait.
Quand nous avons dépassé un certain âge, l'âme de l'enfant que nous
fûmes et l'âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter
à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts, demandant à
coopérer aux nouveaux sentiments que nous éprouvons et dans lesquels,
effaçant leur ancienne effigie, nous les refondons en une création
originale. Tel, tout mon passé depuis mes années les plus anciennes,
et par delà celles-ci le passé de mes parents, mêlait à mon impur
amour pour Albertine la douceur d'une tendresse à la fois filiale et
maternelle. Nous devons recevoir dès une certaine heure tous nos
parents arrivés de si loin et assemblés autour de nous.
Avant qu'Albertine n'eût obéi et m'eût laissé enlever ses souliers,
j'entr'ouvrais sa chemise. Les deux petits seins haut remontés étaient
si ronds qu'ils avaient moins l'air de faire partie intégrante de son
corps que d'y avoir mûri comme deux fruits; et son ventre (dissimulant
la place qui chez l'homme s'enlaidit comme du crampon resté fiché dans
une statue descellée) se refermait à la jonction des cuisses, par deux
valves d'une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale
que celle de l'horizon quand le soleil a disparu. Elle ôtait ses
souliers, se couchait près de moi.
Ô grandes attitudes de l'Homme et de la Femme où cherchent à se
joindre, dans l'innocence des premiers jours et avec l'humilité de
l'argile, ce que la création a séparé, où Ève est étonnée et
soumise devant l'Homme au côté de qui elle s'éveille, comme
lui-même, encore seul, devant Dieu qui l'a formé. Albertine nouait ses
bras derrière ses cheveux noirs, la hanche enflée, la jambe tombante
en une inflexion de col de cygne qui s'allonge et se recourbe pour
revenir sur lui-même. Il n'y avait que quand elle était tout à fait
sur le côté qu'on voyait un certain aspect de sa figure (si bonne et
si belle de face) que je ne pouvais souffrir, crochu comme en certaines
caricatures de Léonard, semblant révéler la méchanceté, l'âpreté
au gain, la fourberie d'une espionne dont la présence chez moi m'eût
fait horreur et qui semblait démasquée par ces profils-là. Aussitôt
je prenais la figure d'Albertine dans mes mains et je la replaçais de
face.
«Soyez gentil, promettez-moi que si vous ne venez pas demain, vous
travaillerez», disait mon amie en remettant sa chemise. «Oui, mais ne
mettez pas encore votre peignoir». Quelquefois je finissais par
m'endormir à côté d'elle. La chambre s'était refroidie, il fallait
du bois. J'essayais de trouver la sonnette dans mon dos, je n'y arrivais
pas tâtant tous les barreaux de cuivre qui n'étaient pas ceux entre
lesquels elle pendait et, à Albertine qui avait sauté du lit pour que
Françoise ne nous vît pas l'un à côté de l'autre, je disais: «Non,
remontez une seconde, je ne peux pas trouver la sonnette. »
Instants doux, gais, innocents en apparence et où s'accumule pourtant
la possibilité en nous insoupçonnée, du désastre, ce qui fait de la
vie amoureuse la plus contrastée de toutes, celle où la pluie
imprévisible de soufre et de poix tombe après les moments les plus
riants et où ensuite, sans avoir le courage de tirer la leçon du
malheur, nous rebâtissons immédiatement sur les flancs du cratère
d'où ne pourra sortir que la catastrophe. J'avais l'insouciance de ceux
qui croient leur bonheur durable.
C'est justement parce que cette douceur a été nécessaire pour
enfanter la douleur--et reviendra du reste la calmer par
intermittences--que les hommes peuvent être sincères avec autrui, et
même avec eux-mêmes, quand ils se glorifient de la bonté d'une femme
envers eux, quoique, à tout prendre, au sein de leur liaison circule
constamment d'une façon secrète, inavouée aux autres, ou révélée
involontairement par des questions, des enquêtes, une inquiétude
douloureuse. Mais comme celle-ci n'aurait pu naître sans la douceur
préalable, que même ensuite la douceur intermittente est nécessaire
pour rendre la souffrance supportable et éviter les ruptures, la
dissimulation de l'enfer secret qu'est la vie commune avec cette femme,
jusqu'à l'ostentation d'une intimité qu'on prétend douce, exprime un
point de vue vrai, un lien général de l'effet à la cause, un des
modes selon lesquels la production de la douleur est rendue possible.
Je ne m'étonnais plus qu'Albertine fût là et dût ne sortir le
lendemain qu'avec moi ou sous la protection d'Andrée. Ces habitudes de
vie en commun, ces grandes lignes qui délimitaient mon existence et à
l'intérieur desquelles ne pouvait pénétrer personne excepté
Albertine, aussi (dans le plan futur encore inconnu de moi, de ma vie
ultérieure, comme celui qui est tracé par un architecte pour des
monuments qui ne s'élèveront que bien plus tard) les lignes
lointaines, parallèles à celles-ci et plus vastes, par lesquelles
s'esquissait en moi, comme un ermitage isolé, la formule un peu rigide
et monotone de mes amours futures, avaient été en réalité tracées
cette nuit à Balbec où, dans le petit tram, après qu'Albertine
m'avait révélé qui l'avait élevée, j'avais voulu à tout prix la
soustraire à certaines influences et l'empêcher d'être hors de ma
présence pendant quelques jours. Les jours avaient succédé aux jours,
ces habitudes étaient devenues machinales, mais comme ces rites dont
l'Histoire essaye de retrouver la signification, j'aurais pu dire (et je
ne l'aurais pas voulu), à qui m'eût demandé ce que signifiait cette
vie de retraite où je me séquestrais jusqu'à ne plus aller au
théâtre, qu'elle avait pour origine l'anxiété d'un soir et le besoin
de me prouver à moi-même, les jours qui la suivraient, que celle dont
j'avais appris la fâcheuse enfance n'aurait pas la possibilité, si
elle l'avait voulu, de s'exposer aux mêmes tentations. Je ne songeais
plus qu'assez rarement à ces possibilités, mais elles devaient
pourtant rester vaguement présentes à ma conscience. Le fait de les
détruire--ou d'y tâcher--jour par jour, était sans doute la cause
pourquoi il m'était doux d'embrasser ces joues qui n'étaient pas plus
belles que bien d'autres; sous toute douceur charnelle un peu profonde,
il y a la permanence d'un danger.
* * *
J'avais promis à Albertine que, si je ne sortais pas avec elle, je me
mettrais au travail, mais le lendemain, comme si, profitant de nos
sommeils, la maison avait miraculeusement voyagé, je m'éveillais par
un temps différent sous un autre climat. On ne travaille pas au moment
où on débarque dans un pays nouveau, aux conditions duquel il faut
s'adapter. Or, chaque jour était pour moi un pays différent. Ma
paresse elle-même, sous les formes nouvelles qu'elle revêtait, comment
l'eussé-je reconnue?
Tantôt par des jours irrémédiablement mauvais, disait-on, rien que la
résidence dans la maison, située au milieu d'une pluie égale et
continue, avait la glissante douceur, le silence calmant, l'intérêt
d'une navigation; une autre fois, par un jour clair, en restant immobile
dans mon lit, c'était laisser tourner les ombres autour de moi comme
d'un tronc d'arbre.
D'autres fois encore, aux premières cloches d'un couvent voisin, rares
comme les dévotes matinales, blanchissant à peine le ciel sombre de
leurs giboulées incertaines que fondait et dispersait le vent tiède,
j'avais discerné une de ces journées tempétueuses, désordonnées et
douces, où les toits mouillés d'une ondée intermittente que sèchent
un souffle ou un rayon laissent glisser en roucoulant une goutte de
pluie et, en attendant que le vent recommence à tourner, lissent au
soleil momentané qui les irise leurs ardoises gorge-de-pigeons; une de
ces journées remplies par tant de changements de temps, d'incidents
aériens, d'orages, que le paresseux ne croit pas les avoir perdues,
parce qu'il s'est intéressé à l'activité qu'à défaut de lui
l'atmosphère, agissant en quelque sorte à sa place, a déployée;
journées pareilles à ces temps d'émeute ou de guerre qui ne semblent
pas vides à l'écolier délaissant sa classe, parce que, aux alentours
du Palais de Justice ou en lisant les journaux, il a l'illusion de
trouver dans les événements qui se sont produits, à défaut de la
besogne qu'il n'a pas accomplie, un profit pour son intelligence et une
excuse pour son oisiveté; journées auxquelles on peut comparer celles
où se passe dans notre vie quelque crise exceptionnelle et de laquelle
celui qui n'a jamais rien fait croit qu'il va tirer, si elle se dénoue
heureusement, des habitudes laborieuses; par exemple, c'est le matin où
il sort pour un duel qui va se dérouler dans des conditions
particulièrement dangereuses; alors, lui apparaît tout d'un coup, au
moment où elle va peut-être lui être enlevée, le prix d'une vie de
laquelle il aurait pu profiter pour commencer une œuvre, ou seulement
goûter des plaisirs, et dont il n'a su jouir en rien. «Si je pouvais
ne pas être tué, se dit-il, comme je me mettrais au travail à la
minute même et aussi comme je m'amuserais. »
La vie a pris en effet soudain, à ses yeux, une valeur plus grande,
parce qu'il met dans la vie tout ce qu'il semble qu'elle peut donner, et
non pas le peu qu'il lui fait donner habituellement. Il la voit selon
son désir, non telle que son expérience lui a appris qu'il savait la
rendre, c'est-à-dire si médiocre! Elle s'est, à l'instant, remplie
des labeurs, des voyages, des courses de montagnes, de toutes les belles
choses qu'il se dit que la funeste issue de ce duel pourra rendre
impossibles, alors qu'elles l'étaient avant qu'il fût question de
duel, à cause des mauvaises habitudes qui, même sans duel, auraient
continué. Il revient chez lui sans avoir été même blessé, mais il
retrouve les mêmes obstacles aux plaisirs, aux excursions, aux voyages,
à tout ce dont il avait craint un instant d'être à jamais dépouillé
par la mort; il suffit pour cela de la vie. Quant au travail--les
circonstances exceptionnelles ayant pour effet d'exalter ce qui existait
préalablement dans l'homme, chez le laborieux le labeur et chez l'oisif
la paresse--il se donne congé.
Je faisais comme lui et comme j'avais toujours fait depuis ma vieille
résolution de me mettre à écrire, que j'avais prise jadis, mais qui
me semblait dater d'hier, parce que j'avais considéré chaque jour l'un
après l'autre comme non avenu. J'en usais de même pour celui-ci,
laissant passer sans rien faire ses averses et ses éclaircies et me
promettant de travailler le lendemain. Mais je n'y étais plus le même
sous un ciel sans nuages; le son doré des cloches ne contenait pas
seulement, comme le miel, de la lumière, mais la sensation de la
lumière et aussi la saveur fade des confitures (parce qu'à Combray il
s'était souvent attardé comme une guêpe sur notre table desservie).
Par ce jour de soleil éclatant, rester tout le jour les yeux clos,
c'était chose permise, usitée, salubre, plaisante, saisonnière, comme
tenir ses persiennes fermées contre la chaleur.
C'était par de tels temps qu'au début de mon second séjour à Balbec
j'entendais les violons de l'orchestre entre les coulées bleuâtres de
la marée montante. Combien je possédais plus Albertine aujourd'hui. Il
y avait des jours où le bruit d'une cloche qui sonnait l'heure portait
sur la sphère de sa sonorité une plaque si fraîche, si puissamment
étalée de mouillé ou de lumière, que c'était comme une traduction
pour aveugles, ou, si l'on veut, comme une traduction musicale du charme
de la pluie ou du charme du soleil. Si bien qu'à ce moment-là, les
yeux fermés, dans mon lit, je me disais que tout peut se transposer et
qu'un univers seulement audible pourrait être aussi varié que l'autre.
Remontant paresseusement de jour en jour, comme sur une barque, et
voyant apparaître devant moi toujours de nouveaux souvenirs enchantés,
que je ne choisissais pas, qui, l'instant d'avant, m'étaient invisibles
et que ma mémoire me présentait l'un après l'autre, sans que je pusse
les choisir, je poursuivais paresseusement, sur ces espaces unis, ma
promenade au soleil.
Ces concerts matinaux de Balbec n'étaient pas anciens. Et pourtant, à
ce moment relativement rapproché, je me souciais peu d'Albertine. Même
les tout premiers jours de l'arrivée, je n'avais pas connu sa présence
à Balbec. Par qui donc l'avais-je apprise? Ah! oui, par Aimé. Il
faisait un beau soleil comme celui-ci. Il était content de me revoir.
Mais il n'aime pas Albertine. Tout le monde ne peut pas l'aimer. Oui,
c'est lui qui m'a annoncé qu'elle était à Balbec. Comment le
savait-il donc? Ah! il l'avait rencontrée, il lui avait trouvé mauvais
genre. À ce moment, abordant le récit d'Aimé par une autre face que
celle où il me l'avait fait, ma pensée, qui jusqu'ici avait navigué
en souriant sur ces eaux bienheureuses, éclatait soudain, comme si elle
eût heurté une mine invisible et dangereuse, insidieusement posée à
ce point de ma mémoire. Il m'avait dit qu'il l'avait rencontrée, qu'il
lui avait trouvé mauvais genre. Qu'avait-il voulu dire par mauvais
genre? J'avais compris genre vulgaire, parce que, pour le contredire
d'avance, j'avais déclaré qu'elle avait de la distinction. Mais non,
peut-être avait-il voulu dire genre Gomorrhéen. Elle était avec une
amie, peut-être qu'elles se tenaient par la taille, qu'elles
regardaient d'autres femmes, qu'elles avaient en effet un «genre» que
je n'avais jamais vu à Albertine en ma présence. Qui était l'amie,
où Aimé l'avait-il rencontrée, cette odieuse Albertine?
Je tâchais de me rappeler exactement ce qu'Aimé m'avait dit pour voir
si cela pouvait se rapporter à ce que j'imaginais, ou s'il avait voulu
parler seulement de manières communes. Mais j'avais beau me le
demander, la personne qui se posait la question et la personne qui
pouvait offrir le souvenir n'étaient, hélas, qu'une seule et même
personne, moi, qui se dédoublait momentanément, mais sans rien
s'ajouter. J'avais bien questionné, c'était moi qui répondais, je
n'apprenais rien de plus. Je ne songeais plus à Mlle Vinteuil. Né d'un
soupçon nouveau, l'accès de jalousie dont je souffrais était nouveau
aussi, ou plutôt il n'était que le prolongement, l'extension de ce
soupçon, il avait le même théâtre, qui n'était plus Montjouvain,
mais la route où Aimé avait rencontré Albertine, pour objet, les
quelques amies dont l'une ou l'autre pouvait être celle qui était avec
Albertine ce jour-là. C'était peut-être une certaine Elisabeth, ou
bien peut-être ces deux jeunes filles qu'Albertine avait regardés
dans la glace, au Casino, quand elle n'avait pas l'air de les voir. Elle
avait sans doute des relations avec elles et d'ailleurs aussi avec
Esther, la cousine de Bloch. De telles relations, si elles m'avaient
été révélées par un tiers, eussent suffi pour me tuer à demi, mais
comme c'était moi qui les imaginais, j'avais soin d'y ajouter assez
d'incertitude pour amortir la douleur.
On arrive, sous la forme de soupçons, à absorber journellement, à
doses énormes, cette même idée qu'on est trompé, de laquelle une
quantité très faible pourrait être mortelle, inoculée par la piqûre
d'une parole déchirante. C'est sans doute pour cela, et par un dérivé
de l'instinct de conservation, que le même jaloux n'hésite pas à
former des soupçons atroces à propos de faits innocents, à condition,
devant la première preuve qu'on lui apporte, de se refuser à
l'évidence. D'ailleurs, l'amour est un mal inguérissable comme ces
diathèses où le rhumatisme ne laisse quelque répit que pour faire
place à des migraines épileptiformes. Le soupçon jaloux était-il
calmé, j'en voulais à Albertine de n'avoir pas été tendre,
peut-être de s'être moquée de moi avec Andrée. Je pensais avec
effroi à l'idée qu'elle avait dû se faire si Andrée lui avait
répété toutes nos conversations, l'avenir m'apparaissait atroce. Ces
tristesses ne me quittaient que si un nouveau soupçon jaloux me jetait
dans d'autres recherches ou si, au contraire, les manifestations de
tendresse d'Albertine me rendaient mon bonheur insignifiant. Quelle
pouvait être cette jeune fille, il faudrait que j'écrive à Aimé, que
je tâche de le voir, et ensuite je contrôlerais ses dires en causant
avec Albertine, en la confessant. En attendant, croyant bien que ce
devait être la cousine de Bloch, je demandai à celui-ci, qui ne
comprit nullement dans quel but, de me montrer seulement une
photographie d'elle ou, bien plus, de me faire au besoin rencontrer avec
elle.
Combien de personnes, de villes, de chemins, la jalousie nous rend ainsi
avides de connaître? Elle est une soif de savoir grâce à laquelle,
sur des points isolés les uns des autres, nous finissons par avoir
successivement toutes les notions possibles, sauf celles que nous
voudrions. On ne sait jamais si un soupçon ne naîtra pas, car, tout à
coup, on se rappelle une phrase qui n'était pas claire, un alibi qui
n'avait pas été donné sans intention. Pourtant, on n'a pas revu la
personne, mais il y a une jalousie après coup, qui ne naît qu'après
l'avoir quittée, une jalousie de l'escalier. Peut-être l'habitude que
j'avais prise de garder au fond de moi certains désirs, désir d'une
jeune fille du monde comme celles que je voyais passer de ma fenêtre
suivies de leur institutrice, et plus particulièrement de celle dont
m'avait parlé Saint-Loup, qui allait dans les maisons de passe, désir
de belles femmes de chambre et particulièrement de celle de Mme Putbus,
désir d'aller à la campagne au début du printemps, revoir des
aubépines, des pommiers en fleur, des tempêtes, désir de Venise,
désir de me mettre au travail, désir de mener la vie de tout le monde,
peut-être l'habitude de conserver en moi sans assouvissement tous ces
désirs, en me contentant de la promesse, faite à moi-même, de ne pas
oublier de les satisfaire un jour, peut-être cette habitude, vieille de
tant d'années, de l'ajournement perpétuel, de ce que M. de Charlus
flétrissait sous le nom de procrasnation, était-elle devenue si
générale en moi qu'elle s'emparait aussi de mes soupçons jaloux et,
tout en me faisant prendre mentalement note que je ne manquerais pas un
jour d'avoir une explication avec Albertine au sujet de la jeune fille,
peut-être des jeunes filles (cette partie du récit était confuse,
effacée, autant dire infranchissable, dans ma mémoire) avec laquelle
ou lesquelles Aimé l'avait rencontrée, me faisait retarder cette
explication. En tout cas, je n'en parlerais pas ce soir à mon amie pour
ne pas risquer de lui paraître jaloux et de la fâcher.
Pourtant, quand le lendemain Bloch m'eût envoyé la photographie de sa
cousine Esther, je m'empressai de la faire parvenir à Aimé. Et à la
même minute, je me souvins qu'Albertine m'avait refusé le matin un
plaisir qui aurait pu la fatiguer en effet. Était-ce donc pour le
réserver à quelque autre? Cette après-midi, peut-être? À qui?
C'est ainsi qu'est interminable la jalousie, car même si l'être aimé,
étant mort par exemple, ne peut plus la provoquer par 'ses actes, il
arrive que des souvenirs postérieurs à tout événement se comportent
tout à coup dans notre mémoire comme des événements eux aussi,
souvenirs que nous n'avions pas éclairés jusque-là, qui nous avaient
paru insignifiants et auxquels il suffit de notre propre réflexion sur
eux, sans aucun fait extérieur, pour donner un sens nouveau et
terrible. On n'a pas besoin d'être deux, il suffit d'être seul dans sa
chambre, à penser, pour que de nouvelles trahisons de votre maîtresse
se produisent, fût-elle morte. Aussi il ne faut pas ne redouter dans
l'amour, comme dans la vie habituelle, que l'avenir, mais même le
passé qui ne se réalise pour nous souvent qu'après l'avenir, et nous
ne parlons pas seulement du passé que nous apprenons après coup, mais
de celui que nous avons conservé depuis longtemps en nous et que tout
à coup nous apprenons à lire.
N'importe, j'étais bien heureux, l'après-midi finissant, que ne
tardât pas l'heure où j'allais pouvoir demander à la présence
d'Albertine l'apaisement dont j'avais besoin. Malheureusement, la
soirée qui vint fut une de celles où cet apaisement ne m'était pas
apporté, où le baiser qu'Albertine me donnerait en me quittant, bien
différent du baiser habituel, ne me calmerait pas plus qu'autrefois
celui de ma mère les jours où elle était fâchée et où je n'osais
pas la rappeler, mais où je sentais que je ne pourrais pas m'endormir.
Ces soirées-là, c'étaient maintenant celles où Albertine avait
formé pour le lendemain quelque projet qu'elle ne voulait pas que je
connusse. Si elle me l'avait confié, j'aurais mis à assurer sa
réalisation une ardeur que personne autant qu'Albertine n'eût pu
m'inspirer. Mais elle ne me disait rien et n'avait d'ailleurs besoin de
me rien dire; dès qu'elle était entrée, sur la porte même de ma
chambre, comme elle avait encore son chapeau ou sa toque sur la tête,
j'avais déjà vu le désir inconnu, rétif, acharné, indomptable. Or,
c'étaient souvent les soirs où j'avais attendu son retour avec les
plus tendres pensées, où je comptais lui sauter au cou avec le plus de
tendresse.
Hélas, ces mésententes comme j'en avais eu souvent avec mes parents,
que je trouvais froids ou irrités au moment où j'accourais près
d'eux, débordant de tendresse, ne sont rien auprès de celles qui se
produisent entre deux amants! La souffrance ici est bien moins
superficielle, est bien plus difficile à supporter, elle a pour siège
une couche plus profonde du cœur.
Ce soir-là, le projet qu'Albertine avait formé, elle fut pourtant
obligée de m'en dire un mot; je compris tout de suite qu'elle voulait
aller le lendemain faire une visite à Mme Verdurin, une visite qui, en
elle-même, ne m'eût en rien contrarié. Mais certainement, c'était
pour y faire quelque rencontre, pour y préparer quelque plaisir. Sans
cela elle n'eût pas tellement tenu à cette visite. Je veux dire, elle
ne m'eût pas répété qu'elle n'y tenait pas. J'avais suivi dans mon
existence une marche inverse de celle des peuples qui ne se servent de
l'écriture phonétique qu'après n'avoir considéré les caractères
que comme une suite de symboles; moi qui pendant tant d'années n'avais
cherché la vie et la pensée réelles des gens que dans l'énoncé
direct qu'ils m'en fournissaient volontairement, par leur faute, j'en
étais arrivé à ne plus attacher, au contraire, d'importance qu'aux
témoignages qui ne sont pas une expression rationnelle et analytique de
la vérité; les paroles elles-mêmes ne me renseignaient qu'à la
condition d'être interprétées à la façon d'un afflux de sang à la
figure d'une personne qui se trouble, à la façon encore d'un silence
subit.
Tel adverbe (par exemple employé par M. de Cambremer, quand il croyait
que j'étais a écrivain» et que n'ayant pas encore parlé, racontant
une visite qu'il avait faite aux Verdurin, il s'était tourné vers moi
en disant: Il y avait _justement_ de Borelli) jailli dans une
conflagration par le rapprochement involontaire, parfois périlleux, de
deux idées que l'interlocuteur n'exprimait pas et duquel, par telles
méthodes d'analyse ou d'électrolyse appropriées, je pouvais les
extraire, m'en disait plus qu'un discours.
Albertine laissait parfois traîner dans ses propos tel ou tel de ces
précieux amalgames que je me hâtais de «traiter» pour les
transformer en idées claires. C'est du reste une des choses les plus
terribles pour l'amoureux que si les faits particuliers--que seuls
l'expérience, l'espionnage, entre tant de réalisations possibles,
feraient connaître--sont si difficiles à trouver, la vérité en
revanche est si facile à percer ou seulement à pressentir.
Souvent je l'avais vue, à Balbec, attacher sur des jeunes filles qui
passaient un regard brusque et prolongé pareil à un attouchement et
après lequel, si je les connaissais elle me disait: «Si on les faisait
venir? J'aimerais leur dire des injures. » Et depuis quelque temps,
depuis qu'elle m'avait pénétré sans doute, aucune demande d'inviter
personne, aucune parole, même pas un détournement des regards, devenus
sans objet et silencieux, et aussi révélateurs, avec la mine distraite
et vacante dont ils étaient accompagnés, qu'autrefois leur
aimantation. Or, il m'était impossible de lui faire des reproches ou de
lui poser des questions, à propos de choses qu'elle eût déclarées si
minimes, si insignifiantes, retenues par moi pour le plaisir de
«chercher la petite bête». Il est déjà difficile de dire «pourquoi
avez-vous regardé telle passante», mais bien plus «pourquoi ne
l'avez-vous pas regardée». Et pourtant je savais bien, ou du moins
j'aurais su, si je n'avais pas voulu croire ces affirmations d'Albertine
plutôt que tous les riens inclus dans un regard, prouvés par lui et
par telle ou telle contradiction dans les paroles, contradiction dont je
ne m'apercevais souvent que longtemps après l'avoir quittée, qui me
faisait souffrir toute la nuit, dont je n'osais plus reparler, mais qui
n'en honorait pas moins de temps en temps ma mémoire de ses visites
périodiques.
Souvent, pour ces simples regards furtifs soudé tournés sur la plage de
Balbec ou dans les rues de Paris, je pouvais me demander si la personne
qui les provoquait n'était pas seulement un objet de désirs au moment
où elle passait, mais une ancienne connaissance, ou bien une jeune
fille dont on n'avait fait que lui parler et dont, quand je l'apprenais,
j'étais stupéfait qu'on lui eût parlé, tant c'était en dehors des
connaissances possibles au jugé d'Albertine. Mais la Gomorrhe moderne
est un puzzle fait de morceaux qui viennent de là où on s'y attendait
le moins. C'est ainsi que je vis une fois à Rivebelle un grand dîner
dont je connaissais par hasard au moins de nom les dix invitées, aussi
dissemblables que possible, parfaitement rejointes cependant, si bien
que je ne vis jamais dîner si homogène bien que si composite.
Pour en revenir aux jeunes passantes, jamais Albertine ne regardait une
dame âgée ou un vieillard avec tant de fixité, ou au contraire de
réserve, et comme si elle ne voyait pas. Les maris trompés qui ne
savent rien surent tout de même. Mais il faut un dossier plus
matériellement documenté pour établir une scène de jalousie.
D'ailleurs, si la jalousie nous aide à découvrir un certain penchant
à mentir chez la femme que nous aimons, elle centuple ce penchant quand
la femme a découvert que nous sommes jaloux. Elle ment (dans des
proportions où elle ne nous a jamais menti auparavant), soit qu'elle
ait pitié, ou peur, ou se dérobe instinctivement par une fuite
symétrique à nos investigations. Certes il y a des amours où dès le
début une femme légère s'est posée comme une vertu aux yeux de
l'homme qui l'aime. Mais combien d'autres comprennent deux périodes
parfaitement contrastées. Dans la première la femme parle presque
facilement, avec de simples atténuations, de son goût pour le plaisir,
de la vie galante qu'il lui a fait mener, toutes choses qu'elle niera
ensuite avec la dernière énergie au même homme, mais qu'elle a senti
jaloux d'elle et l'épiant. Il en arrive à regretter le temps de ces
premières confidences dont le souvenir le torture cependant. Si la
femme lui en faisait encore de pareilles, elle lui fournirait presque
elle-même le secret des fautes qu'il poursuit inutilement chaque jour.
Et puis, quel abandon cela prouverait, quelle confiance, quelle amitié.
Si elle ne peut vivre sans le tromper, du moins le tromperait-elle en
amie, en lui racontant ses plaisirs, en l'y associant. Et il regrette
une telle vie que les débuts de leur amour semblaient esquisser, que sa
suite a rendu impossible, faisant de cet amour quelque chose
d'atrocement douloureux, qui rendra une séparation, selon les cas, ou
inévitable, ou impossible.
Parfois l'écriture où je déchiffrais les mensonges d'Albertine, sans
être idéographique avait simplement besoin d'être lue à rebours;
c'est ainsi que ce soir elle m'avait lancé d'un air négligent ce
message destiné à passer presque inaperçu: «Il serait possible que
j'aille demain chez les Verdurin, je ne sais pas du tout si j'irai, je
n'en ai guère envie. » Anagramme enfantin de cet aveu: «J'irai demain
chez les Verdurin, c'est absolument certain, car j'y attache une
extrême importance. » Cette hésitation apparente signifiait une
volonté arrêtée et avait pour but de diminuer l'importance de la
visite tout en me l'annonçant. Albertine employait toujours le ton
dubitatif pour les résolutions irrévocables. La mienne ne l'était pas
moins. Je m'arrangeai pour que la visite à Mme Verdurin n'eût pas
lieu. La jalousie n'est souvent qu'un inquiet besoin de tyrannie
appliqué aux choses de l'amour. J'avais sans doute hérité de mon
père ce brusque désir arbitraire de menacer les êtres que j'aimais le
plus dans les espérances dont ils se berçaient avec une sécurité que
je voulais leur montrer trompeuse; quand je voyais qu'Albertine avait
combiné à mon insu, en se cachant de moi, le plan d'une sortie que
j'eusse fait tout au monde pour lui rendre plus facile et plus agréable
si elle m'en avait fait le confident, je disais négligemment, pour la
faire trembler, que je comptais sortir ce jour-là.
Je me mis à suggérer à Albertine d'autres buts de promenades qui
eussent rendu la visite Verdurin impossible, en des paroles empreintes
d'une feinte indifférence sous laquelle je tâchai de déguiser mon
énervement. Mais elle l'avait dépisté. Il rencontrait chez elle la
force électrique d'une volonté contraire qui la repoussait vivement;
dans les yeux d'Albertine j'en voyais jaillir les étincelles. Au reste,
à quoi bon m'attacher à ce que disaient les prunelles en ce moment?
Comment n'avais-je pas depuis longtemps remarqué que les yeux
d'Albertine appartenaient à la famille de ceux qui, même chez un être
médiocre, semblent faits de plusieurs morceaux à cause de tous les
lieux où l'être veut se trouver,--et cacher qu'il veut se trouver--ce
jour-là. Des yeux, par mensonge toujours immobiles et passifs, mais
dynamiques, mesurables par les mètres ou kilomètres à franchir pour
se trouver au rendez-vous voulu, implacablement voulu, des yeux qui
sourient moins encore au plaisir qui les tente qu'ils ne s'auréolent de
la tristesse et du découragement qu'il y aura peut-être une
difficulté pour aller au rendez-vous. Entre vos mains mêmes, ces
êtres-là sont des êtres de fuite. Pour comprendre les émotions
qu'ils donnent et que d'autres êtres même plus beaux ne donnent pas,
il faut calculer qu'ils sont non pas immobiles, mais en mouvement, et
ajouter à leur personne un signe correspondant à ce qu'en physique est
le signe qui signifie vitesse. Si vous dérangez leur journée, ils vous
avouent le plaisir qu'ils vous avaient caché: «Je voulais tant aller
goûter à cinq heures avec telle personne que j'aime. » Eh bien! si,
six mois après, vous arrivez à connaître la personne en question,
vous apprendrez que jamais la jeune fille dont vous aviez dérangé les
projets, qui, prise au piège, pour que vous la laissiez libre vous
avait avoué le goûter qu'elle faisait ainsi avec une personne aimée,
tous les jours à l'heure où vous ne la voyiez pas, vous apprendrez que
cette personne ne l'a jamais reçue, qu'elles n'ont jamais goûté
ensemble et que la jeune fille disait être très prise, par vous,
précisément. Ainsi la personne avec qui elle avait confessé qu'elle
avait goûté, avec qui elle vous avait supplié de la laisser goûter,
cette personne, raison avouée par la nécessité, ce n'était pas elle,
c'était une autre, c'était encore autre chose! Autre chose, quoi? Une
autre, qui?
Hélas, les yeux fragmentés partant au loin et tristes permettraient
peut-être de mesurer les distances, mais n'indiquent pas les
directions. Le champ infini des possibles s'étend, et si par hasard le
réel se présentait devant nous, il serait tellement en dehors des
possibles que dans un brusque étourdissement, allant taper contre le
mur surgi, nous tomberions à la renverse. Le mouvement et la fuite
constatés ne sont même pas indispensables, il suffit que nous les
induisions.
