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relations
étaient-elles fondées sur un malentendu qui ne
pouvait manquer de se manifester dès que mes hommages, au lieu de
s'adresser à la femme relativement supérieure qu'elle se croyait être,
iraient vers quelque autre femme aussi médiocre et exhalant le même
charme involontaire?
pouvait manquer de se manifester dès que mes hommages, au lieu de
s'adresser à la femme relativement supérieure qu'elle se croyait être,
iraient vers quelque autre femme aussi médiocre et exhalant le même
charme involontaire?
Proust - Le Cote de Guermantes - v3
Et ses yeux de chasseur avaient l'air
de deux pistolets chargés. Cependant Mme d'Arpajon avait échangé avec la
princesse de Parme, sur la poésie tragique et autre, des propos qui ne
me parvinrent pas distinctement, quand j'entendis celui-ci prononcé par
Mme d'Arpajon: «Oh! tout ce que Madame voudra, je lui accorde qu'il nous
fait voir le monde en laid parce qu'il ne sait pas distinguer entre le
laid et le beau, ou plutôt parce que son insupportable vanité lui fait
croire que tout ce qu'il dit est beau, je reconnais avec Votre Altesse
que, dans la pièce en question, il y a des choses ridicules,
inintelligibles, des fautes de goût, que c'est difficile à comprendre,
que cela donne à lire autant de peine que si c'était écrit en russe ou
en chinois, car évidemment c'est tout excepté du français, mais quand on
a pris cette peine, comme on est récompensé, il y a tant d'imagination! »
De ce petit discours je n'avais pas entendu le début. Je finis par
comprendre non seulement que le poète incapable de distinguer le beau du
laid était Victor Hugo, mais encore que la poésie qui donnait autant de
peine à comprendre que du russe ou du chinois était: «Lorsque l'enfant
paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris», pièce de la
première époque du poète et qui est peut-être encore plus près de Mme
Deshoulières que du Victor Hugo de la _Légende des Siècles_. Loin de
trouver Mme d'Arpajon ridicule, je la vis (la première, de cette table
si réelle, si quelconque, où je m'étais assis avec tant de déception),
je la vis par les yeux de l'esprit sous ce bonnet de dentelles, d'où
s'échappent les boucles rondes de longs repentirs, que portèrent Mme de
Rémusat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si
distinguées qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de
savoir et d'à propos Sophocle, Schiller et _l'Imitation,_ mais à qui les
premières poésies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue
inséparables pour ma grand'mère des derniers vers de Stéphane Mallarmé.
«Mme d'Arpajon aime beaucoup la poésie», dit à Mme de Guermantes la
princesse de Parme, impressionnée par le ton ardent avec lequel le
discours avait été prononcé.
--Non, elle n'y comprend absolument rien, répondit à voix basse Mme de
Guermantes, qui profita de ce que Mme d'Arpajon, répondant à une
objection du général de Beautreillis, était trop occupée de ses propres
paroles pour entendre celles que chuchota la duchesse. «Elle devient
littéraire depuis qu'elle est abandonnée. Je dirai à Votre Altesse que
c'est moi qui porte le poids de tout ça, parce que c'est auprès de moi
qu'elle vient gémir chaque fois que Basin n'est pas allé la voir,
c'est-à-dire presque tous les jours. Ce n'est tout de même pas ma faute
si elle l'ennuie, et je ne peux pas le forcer à aller chez elle, quoique
j'aimerais mieux qu'il lui fût un peu plus fidèle, parce que je la
verrais un peu moins. Mais elle l'assomme et ce n'est pas
extraordinaire. Ce n'est pas une mauvaise personne, mais elle est
ennuyeuse à un degré que vous ne pouvez pas imaginer. Elle me donne tous
les jours de tels maux de tête que je suis obligée de prendre chaque
fois un cachet de pyramidon. Et tout cela parce qu'il a plu à Basin
pendant un an de me trompailler avec elle. Et avoir avec cela un valet
de pied qui est amoureux d'une petite grue et qui fait des têtes si je
ne demande pas à cette jeune personne de quitter un instant son
fructueux trottoir pour venir prendre le thé avec moi! Oh! la vie est
assommante», conclut langoureusement la duchesse. Mme d'Arpajon
assommait surtout M. de Guermantes parce qu'il était depuis peu l'amant
d'une autre que j'appris être la marquise de Surgis-le-Duc. Justement le
valet de pied privé de son jour de sortie était en train de servir. Et
je pensai que, triste encore, il le faisait avec beaucoup de trouble,
car je remarquai qu'en passant les plats à M. de Châtellerault, il
s'acquittait si maladroitement de sa tâche que le coude du duc se trouva
cogner à plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne se
fâcha nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda au
contraire en riant de son oeil bleu clair. La bonne humeur me sembla
être, de la part du convive, une preuve de bonté. Mais l'insistance de
son rire me fit croire qu'au courant de la déception du domestique il
éprouvait peut-être au contraire une joie méchante. «Mais, ma chère,
vous savez que ce n'est pas une découverte que vous faites en nous
parlant de Victor Hugo, continua la duchesse en s'adressant cette fois à
Mme d'Arpajon qu'elle venait de voir tourner la tête d'un air inquiet.
N'espérez pas lancer ce débutant. Tout le monde sait qu'il a du talent.
Ce qui est détestable c'est le Victor Hugo de la fin, la _Légende des
Siècles_, je ne sais plus les titres. Mais les _Feuilles d'Automne_, les
_Chants du Crépuscule_, c'est souvent d'un poète, d'un vrai poète. Même
dans les _Contemplations_, ajouta la duchesse, que ses interlocuteurs
n'osèrent pas contredire et pour cause, il y a encore de jolies choses.
Mais j'avoue que j'aime autant ne pas m'aventurer après le _Crépuscule_!
Et puis dans les belles poésies de Victor Hugo, et il y en a, on
rencontre souvent une idée, même une idée profonde. » Et avec un
sentiment juste, faisant sortir la triste pensée de toutes les forces de
son intonation, la posant au delà de sa voix, et fixant devant elle un
regard rêveur et charmant, la duchesse dit lentement: «Tenez:
_La douleur est un fruit, Dieu ne le fait pas croître
Sur la branche trop faible encor pour le porter_,
ou bien encore:
_Les morts durent bien peu,
Hélas, dans le cercueil ils tombent en poussière
Moins vite qu'en nos coeurs_! »
Et tandis qu'un sourire désenchanté fronçait d'une gracieuse sinuosité
sa bouche douloureuse, la duchesse fixa sur Mme d'Arpajon le regard
rêveur de ses yeux clairs et charmants. Je commençais à les connaître,
ainsi que sa voix, si lourdement traînante, si âprement savoureuse. Dans
ces yeux et dans cette voix je retrouvais beaucoup de la nature de
Combray. Certes, dans l'affectation avec laquelle cette voix faisait
apparaître par moments une rudesse de terroir, il y avait bien des
choses: l'origine toute provinciale d'un rameau de la famille de
Guermantes, resté plus longtemps localisé, plus hardi, plus sauvageon,
plus provocant; puis l'habitude de gens vraiment distingués et de gens
d'esprit, qui savent que la distinction n'est pas de parler du bout des
lèvres, et aussi de nobles fraternisant plus volontiers avec leurs
paysans qu'avec des bourgeois; toutes particularités que la situation de
reine de Mme de Guermantes lui avait permis d'exhiber plus facilement,
de faire sortir toutes voiles dehors. Il paraît que cette même voix
existait chez des soeurs à elle, qu'elle détestait, et qui, moins
intelligentes et presque bourgeoisement mariées, si on peut se servir de
cet adverbe quand il s'agit d'unions avec des nobles obscurs, terrés
dans leur province ou à Paris, dans un faubourg Saint-Germain sans
éclat, possédaient aussi cette voix mais l'avaient refrénée, corrigée,
adoucie autant qu'elles pouvaient, de même qu'il est bien rare qu'un
d'entre nous ait le toupet de son originalité et ne mette pas son
application à ressembler aux modèles les plus vantés. Mais Oriane était
tellement plus intelligente, tellement plus riche, surtout tellement
plus à la mode que ses soeurs, elle avait si bien, comme princesse des
Laumes, fait la pluie et le beau temps auprès du prince de Galles,
qu'elle avait compris que cette voix discordante c'était un charme, et
qu'elle en avait fait, dans l'ordre du monde, avec l'audace de
l'originalité et du succès, ce que, dans l'ordre du théâtre, une Réjane,
une Jeanne Granier (sans comparaison du reste naturellement entre la
valeur et le talent de ces deux artistes) ont fait de la leur, quelque
chose d'admirable et de distinctif que peut-être des soeurs Réjane et
Granier, que personne n'a jamais connues, essayèrent de masquer comme un
défaut.
A tant de raisons de déployer son originalité locale, les écrivains
préférés de Mme de Guermantes: Mérimée, Meilhac et Halévy, étaient venus
ajouter, avec le respect du naturel, un désir de prosaïsme par où elle
atteignait à la poésie et un esprit purement de société qui ressuscitait
devant moi des paysages. D'ailleurs la duchesse était fort capable,
ajoutant à ces influences une recherche artiste, d'avoir choisi pour la
plupart des mots la prononciation qui lui semblait le plus
_Ile-de-France_, le plus _Champenoise_, puisque, sinon tout à fait au
degré de sa belle-soeur Marsantes, elle n'usait guère que du pur
vocabulaire dont eût pu se servir un vieil auteur français. Et quand on
était fatigué du composite et bigarré langage moderne, c'était, tout en
sachant qu'elle exprimait bien moins de choses, un grand repos d'écouter
la causerie de Mme de Guermantes,--presque le même, si l'on était seul
avec elle et qu'elle restreignît et clarifiât encore son flot, que celui
qu'on éprouve à entendre une vieille chanson. Alors en regardant, en
écoutant Mme de Guermantes, je voyais, prisonnier dans la perpétuelle et
quiète après-midi de ses yeux, un ciel d'Ile-de-France ou de Champagne
se tendre, bleuâtre, oblique, avec le même angle d'inclinaison qu'il
avait chez Saint-Loup.
Ainsi, par ces diverses formations, Mme de Guermantes exprimait à la
fois la plus ancienne France aristocratique, puis, beaucoup plus tard,
la façon dont la duchesse de Broglie aurait pu goûter et blâmer Victor
Hugo sous la monarchie de juillet, enfin un vif goût de la littérature
issue de Mérimée et de Meilhac. La première de ces formations me
plaisait mieux que la seconde, m'aidait davantage à réparer la déception
du voyage et de l'arrivée dans ce faubourg Saint-Germain, si différent
de ce que j'avais cru, mais je préférais encore la seconde à la
troisième. Or, tandis que Mme de Guermantes était Guermantes presque
sans le vouloir, son Pailleronisme, son goût pour Dumas fils étaient
réfléchis et voulus. Comme ce goût était à l'opposé du mien, elle
fournissait à mon esprit de la littérature quand elle me parlait du
faubourg Saint-Germain, et ne me paraissait jamais si stupidement
faubourg Saint-Germain que quand elle me parlait littérature.
Émue par les derniers vers, Mme d'Arpajon s'écria:
--Ces reliques du coeur ont aussi leur poussière! Monsieur, il faudra que
vous m'écriviez cela sur mon éventail, dit-elle à M. de Guermantes.
--Pauvre femme, elle me fait de la peine! dit la princesse de Parme à
Mme de Guermantes.
--Non, que madame ne s'attendrisse pas, elle n'a que ce qu'elle mérite.
--Mais. . . pardon de vous dire cela à vous. . . cependant elle l'aime
vraiment!
--Mais pas du tout, elle en est incapable, elle croit qu'elle l'aime
comme elle croit en ce moment qu'elle cite du Victor Hugo parce qu'elle
dit un vers de Musset. Tenez, ajouta la duchesse sur un ton
mélancolique, personne plus que moi ne serait touchée par un sentiment
vrai. Mais je vais vous donner un exemple. Hier, elle a fait une scène
terrible à Basin. Votre Altesse croit peut-être que c'était parce qu'il
en aime d'autres, parce qu'il ne l'aime plus; pas du tout, c'était parce
qu'il ne veut pas présenter ses fils au Jockey! Madame trouve-t-elle que
ce soit d'une amoureuse? Non! Je vous dirai plus, ajouta Mme de
Guermantes avec précision, c'est une personne d'une rare insensibilité.
Cependant c'est l'oeil brillant de satisfaction que M. de Guermantes
avait écouté sa femme parler de Victor Hugo à «brûle-pourpoint» et en
citer ces quelques vers. La duchesse avait beau l'agacer souvent, dans
des moments comme ceux-ci il était fier d'elle. «Oriane est vraiment
extraordinaire. Elle peut parler de tout, elle a tout lu. Elle ne
pouvait pas deviner que la conversation tomberait ce soir sur Victor
Hugo. Sur quelque sujet qu'on l'entreprenne, elle est prête, elle peut
tenir tête aux plus savants. Ce jeune homme doit être subjugué.
--Mais changeons de conversation, ajouta Mme de Guermantes, parce
qu'elle est très susceptible. Vous devez me trouver bien démodée,
reprit-elle en s'adressant à moi, je sais qu'aujourd'hui c'est considéré
comme une faiblesse d'aimer les idées en poésie, la poésie où il y a une
pensée.
--C'est démodé? dit la princesse de Parme avec le léger saisissement que
lui causait cette vague nouvelle à laquelle elle ne s'attendait pas,
bien qu'elle sût que la conversation de la duchesse de Guermantes lui
réservât toujours ces chocs successifs et délicieux, cet essoufflant
effroi, cette saine fatigue après lesquels elle pensait instinctivement
à la nécessité de prendre un bain de pieds dans une cabine et de marcher
vite pour «faire la réaction».
--Pour ma part, non, Oriane, dit Mme de Brissac, je n'en veux pas à
Victor Hugo d'avoir des idées, bien au contraire, mais de les chercher
dans ce qui est monstrueux. Au fond c'est lui qui nous a habitués au
laid en littérature. Il y a déjà bien assez de laideurs dans la vie.
Pourquoi au moins ne pas les oublier pendant que nous lisons? Un
spectacle pénible dont nous nous détournerions dans la vie, voilà ce qui
attire Victor Hugo.
--Victor Hugo n'est pas aussi réaliste que Zola, tout de même? demanda
la princesse de Parme. Le nom de Zola ne fit pas bouger un muscle dans
le visage de M. de Beautreillis. L'antidreyfusisme du général était trop
profond pour qu'il cherchât à l'exprimer. Et son silence bienveillant
quand on abordait ces sujets touchait les profanes par la même
délicatesse qu'un prêtre montre en évitant de vous parler de vos devoirs
religieux, un financier en s'appliquant à ne pas recommander les
affaires qu'il dirige, un hercule en se montrant doux et en ne vous
donnant pas de coups de poings.
--Je sais que vous êtes parent de l'amiral Jurien de la Gravière, me dit
d'un air entendu Mme de Varambon, la dame d'honneur de la princesse de
Parme, femme excellente mais bornée, procurée à la princesse de Parme
jadis par la mère du duc. Elle ne m'avait pas encore adressé la parole
et je ne pus jamais dans la suite, malgré les admonestations de la
princesse de Parme et mes propres protestations, lui ôter de l'esprit
l'idée que je n'avais quoi que ce fût à voir avec l'amiral académicien,
lequel m'était totalement inconnu. L'obstination de la dame d'honneur de
la princesse de Parme à voir en moi un neveu de l'amiral Jurien de la
Gravière avait en soi quelque chose de vulgairement risible. Mais
l'erreur qu'elle commettait n'était que le type excessif et desséché de
tant d'erreurs plus légères, mieux nuancées, involontaires ou voulues,
qui accompagnent notre nom dans la «fiche» que le monde établit
relativement à nous. Je me souviens qu'un ami des Guermantes, ayant
vivement manifesté son désir de me connaître, me donna comme raison que
je connaissais très bien sa cousine, Mme de Chaussegros, «elle est
charmante, elle vous aime beaucoup». Je me fis un scrupule, bien vain,
d'insister sur le fait qu'il y avait erreur, que je ne connaissais pas
Mme de Chaussegros. «Alors c'est sa soeur que vous connaissez, c'est la
même chose. Elle vous a rencontré en Écosse. » Je n'étais jamais allé en
Écosse et pris la peine inutile d'en avertir par honnêteté mon
interlocuteur. C'était Mme de Chaussegros elle-même qui avait dit me
connaître, et le croyait sans doute de bonne foi, à la suite d'une
confusion première, car elle ne cessa jamais plus de me tendre la main
quand elle m'apercevait. Et comme, en somme, le milieu que je
fréquentais était exactement celui de Mme de Chaussegros, mon humilité
ne rimait à rien. Que je fusse intime avec les Chaussegros était,
littéralement, une erreur, mais, au point de vue social, un équivalent
de ma situation, si on peut parler de situation pour un aussi jeune
homme que j'étais. L'ami des Guermantes eut donc beau ne me dire que des
choses fausses sur moi, il ne me rabaissa ni ne me suréleva (au point de
vue mondain) dans l'idée qu'il continua à se faire de moi. Et somme
toute, pour ceux qui ne jouent pas la comédie, l'ennui de vivre toujours
dans le même personnage est dissipé un instant, comme si l'on montait
sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une idée
fausse, croit que nous sommes liés avec une dame que nous ne connaissons
pas et que nous sommes notés pour avoir connue au cours d'un charmant
voyage que nous n'avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et
aimables quand elles n'ont pas l'inflexible rigidité de celle que
commettait et commit toute sa vie, malgré mes dénégations, l'imbécile
dame d'honneur de Mme de Parme, fixée pour toujours à la croyance que
j'étais parent de l'ennuyeux amiral Jurien de la Gravière. «Elle n'est
pas très forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop de
libations, je la crois légèrement sous l'influence de Bacchus. » En
réalité Mme de Varambon n'avait bu que de l'eau, mais le duc aimait à
placer ses locutions favorites. «Mais Zola n'est pas un réaliste,
madame! c'est un poète! » dit Mme de Guermantes, s'inspirant des études
critiques qu'elle avait lues dans ces dernières années et les adaptant à
son génie personnel. Agréablement bousculée jusqu'ici, au cours du bain
d'esprit, un bain agité pour elle, qu'elle prenait ce soir, et qu'elle
jugeait devoir lui être particulièrement salutaire, se laissant porter
par les paradoxes qui déferlaient l'un après l'autre, devant celui-ci,
plus énorme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur d'être
renversée. Et ce fut d'une voix entrecoupée, comme si elle perdait sa
respiration, qu'elle dit:
--Zola un poète!
--Mais oui, répondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de
suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu'il
touche. Vous me direz qu'il ne touche justement qu'à ce qui. . . porte
bonheur! Mais il en fait quelque chose d'immense; il a le fumier épique!
C'est l'Homère de la vidange! Il n'a pas assez de majuscules pour écrire
le mot de Cambronne.
Malgré l'extrême fatigue qu'elle commençait à éprouver, la princesse
était ravie, jamais elle ne s'était sentie mieux. Elle n'aurait pas
échangé contre un séjour à Schoenbrunn, la seule chose pourtant qui la
flattât, ces divins dîners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par
tant de sel.
--Il l'écrit avec un grand C, s'écria Mme d'Arpajon.
--Plutôt avec un grand M, je pense, ma petite, répondit Mme de
Guermantes, non sans avoir échangé avec son mari un regard gai qui
voulait dire: «Est-elle assez idiote! »
--Tenez, justement, me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un
regard souriant et doux et parce qu'en maîtresse de maison accomplie
elle voulait, sur l'artiste qui m'intéressait particulièrement, laisser
paraître son savoir et me donner au besoin l'occasion de faire montre du
mien, tenez, me dit-elle en agitant légèrement son éventail de plumes
tant elle était conscience à ce moment-là qu'elle exerçait pleinement
les devoirs de l'hospitalité et, pour ne manquer à aucun, faisant signe
aussi qu'on me redonnât des asperges sauce mousseline, tenez, je crois
justement que Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous
avez été regarder quelques tableaux tout à l'heure, les seuls du reste
que j'aime de lui, ajouta-t-elle. En réalité, elle détestait la peinture
d'Elstir, mais trouvait d'une qualité unique tout ce qui était chez
elle. Je demandai à M. de Guermantes s'il savait le nom du monsieur qui
figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que
j'avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté
le portrait d'apparat, datant à peu près de cette même période où la
personnalité d'Elstir n'était pas encore complètement dégagée et
s'inspirait un peu de Manet. «Mon Dieu, me répondit-il, je sais que
c'est un homme qui n'est pas un inconnu ni un imbécile dans sa
spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l'ai là sur le bout
de la langue, monsieur. . . monsieur. . . enfin peu importe, je ne sais
plus. Swann vous dirait cela, c'est lui qui a fait acheter ces machines
à Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop
peur de contrarier si elle refuse quelque chose; entre nous, je crois
qu'il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c'est que ce
monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l'a lancé, et l'a
souvent tiré d'embarras en lui commandant des tableaux. Par
reconnaissance--si vous appelez cela de la reconnaissance, ça dépend des
goûts--il l'a peint dans cet endroit-là où avec son air endimanché il
fait un assez drôle d'effet. Ça peut être un pontife très calé, mais il
ignore évidemment dans quelles circonstances on met un chapeau haut de
forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a
l'air d'un petit notaire de province en goguette. Mais dites donc, vous
me semblez tout à fait féru de ces tableaux. Si j'avais su ça, je me
serais tuyauté pour vous répondre. Du reste, il n'y a pas lieu de se
mettre autant martel en tête pour creuser la peinture de M. Elstir que
s'il s'agissait de la _Source_ d'Ingres ou des _Enfants d'Édouard_ de
Paul Delaroche. Ce qu'on apprécie là dedans, c'est que c'est finement
observé, amusant, parisien, et puis on passe. Il n'y a pas besoin d'être
un érudit pour regarder ça. Je sais bien que ce sont de simples
pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaillé. Swann avait
le toupet de vouloir nous faire acheter une _Botte d'Asperges_. Elles
sont même restées ici quelques jours. Il n'y avait que cela dans le
tableau, une botte d'asperges précisément semblables à celles que vous
êtes en train d'avaler. Mais moi je me suis refusé à avaler les asperges
de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs une
botte d'asperges! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs! Je
l'ai trouvée roide. Dès qu'à ces choses-là il ajoute des personnages,
cela a un côté canaille, pessimiste, qui me déplaît. Je suis étonné de
voir un esprit fin, un cerveau distingué comme vous, aimer cela. »
--Mais je ne sais pas pourquoi vous dites cela, Basin, dit la duchesse
qui n'aimait pas qu'on dépréciât ce que ses salons contenaient. Je suis
loin de tout admettre sans distinction dans les tableaux d'Elstir. Il y
a à prendre et à laisser. Mais ce n'est toujours pas sans talent. Et il
faut avouer que ceux que j'ai achetés sont d'une beauté rare.
--Oriane, dans ce genre-là je préfère mille fois la petite étude de M.
Vibert que nous avons vue à l'Exposition des aquarellistes. Ce n'est
rien si vous voulez, cela tiendrait dans le creux de la main, mais il y
a de l'esprit jusqu'au bout des ongles: ce missionnaire décharné, sale,
devant ce prélat douillet qui fait jouer son petit chien, c'est tout un
petit poème de finesse et même de profondeur.
--Je crois que vous connaissez M. Elstir, me dit la duchesse. L'homme
est agréable.
--Il est intelligent, dit le duc, on est étonné, quand on cause avec
lui, que sa peinture soit si vulgaire.
--Il est plus qu'intelligent, il est même assez spirituel, dit la
duchesse de l'air entendu et dégustateur d'une personne qui s'y connaît.
--Est-ce qu'il n'avait pas commencé un portrait de vous, Oriane? demanda
la princesse de Parme.
--Si, en rouge écrevisse, répondit Mme de Guermantes, mais ce n'est pas
cela qui fera passer son nom à la postérité. C'est une horreur, Basin
voulait le détruire. Cette phrase-là, Mme de Guermantes la disait
souvent. Mais d'autres fois, son appréciation était autre: «Je n'aime
pas sa peinture, mais il a fait autrefois un beau portrait de moi. » L'un
de ces jugements s'adressait d'habitude aux personnes qui parlaient à la
duchesse de son portrait, l'autre à ceux qui ne lui en parlaient pas et
à qui elle désirait en apprendre l'existence. Le premier lui était
inspiré par la coquetterie, le second par la vanité.
--Faire une horreur avec un portrait de vous! Mais alors ce n'est pas un
portrait, c'est un mensonge: moi qui sais à peine tenir un pinceau, il
me semble que si je vous peignais, rien qu'en représentant ce que je
vois je ferais un chef-d'oeuvre, dit naïvement la princesse de Parme.
--Il me voit probablement comme je me vois, c'est-à-dire dépourvue
d'agrément, dit Mme de Guermantes avec le regard à la fois mélancolique,
modeste et câlin qui lui parut le plus propre à la faire paraître autre
que ne l'avait montrée Elstir.
--Ce portrait ne doit pas déplaire à Mme de Gallardon, dit le duc.
--Parce qu'elle ne s'y connaît pas en peinture? demanda la princesse de
Parme qui savait que Mme de Guermantes méprisait infiniment sa cousine.
Mais c'est une très bonne femme n'est-ce pas? Le duc prit un air
d'étonnement profond. «Mais voyons, Basin, vous ne voyez pas que la
princesse se moque de vous (la princesse n'y songeait pas). Elle sait
aussi bien que vous que Gallardonette est une vieille _poison_», reprit
Mme de Guermantes, dont le vocabulaire, habituellement limité à toutes
ces vieilles expressions, était savoureux comme ces plats possibles à
découvrir dans les livres délicieux de Pampille, mais dans la réalité
devenus si rares, où les gelées, le beurre, le jus, les quenelles sont
authentiques, ne comportent aucun alliage, et même où on fait venir le
sel des marais salants de Bretagne: à l'accent, au choix des mots on
sentait que le fond de conversation de la duchesse venait directement de
Guermantes. Par là, la duchesse différait profondément de son neveu
Saint-Loup, envahi par tant d'idées et d'expressions nouvelles; il est
difficile, quand on est troublé par les idées de Kant et la nostalgie de
Baudelaire, d'écrire le français exquis d'Henri IV, de sorte que la
pureté même du langage de la duchesse était un signe de limitation, et
qu'en elle, et l'intelligence et la sensibilité étaient restées fermées
à toutes les nouveautés. Là encore l'esprit de Mme de Guermantes me
plaisait justement par ce qu'il excluait (et qui composait précisément
la matière de ma propre pensée) et tout ce qu'à cause de cela même il
avait pu conserver, cette séduisante vigueur des corps souples qu'aucune
épuisante réflexion, nul souci moral ou trouble nerveux n'ont altérée.
Son esprit d'une formation si antérieure au mien, était pour moi
l'équivalent de ce que m'avait offert la démarche des jeunes filles de
la petite bande au bord de la mer. Mme de Guermantes m'offrait,
domestiquée et soumise par l'amabilité, par le respect envers les
valeurs spirituelles, l'énergie et le charme d'une cruelle petite fille
de l'aristocratie des environs de Combray, qui, dès son enfance, montait
à cheval, cassait les reins aux chats, arrachait l'oeil aux lapins et,
aussi bien qu'elle était restée une fleur de vertu, aurait pu, tant elle
avait les mêmes élégances, pas mal d'années auparavant, être la plus
brillante maîtresse du prince de Sagan. Seulement elle était incapable
de comprendre ce que j'avais cherché en elle--le charme du nom de
Guermantes--et le petit peu que j'y avais trouvé, un reste provincial de
Guermantes.
Nos relations étaient-elles fondées sur un malentendu qui ne
pouvait manquer de se manifester dès que mes hommages, au lieu de
s'adresser à la femme relativement supérieure qu'elle se croyait être,
iraient vers quelque autre femme aussi médiocre et exhalant le même
charme involontaire? Malentendu si naturel et qui existera toujours
entre un jeune homme rêveur et une femme du monde, mais qui le trouble
profondément, tant qu'il n'a pas encore reconnu la nature de ses
facultés d'imagination et n'a pas pris son parti des déceptions
inévitables qu'il doit éprouver auprès des êtres, comme au théâtre, en
voyage et même en amour. M. de Guermantes ayant déclaré (suite aux
asperges d'Elstir et à celles qui venaient d'être servies après le
poulet financière) que les asperges vertes poussées à l'air et qui,
comme dit si drôlement l'auteur exquis qui signe E. de
Clermont-Tonnerre, «n'ont pas la rigidité impressionnante de leurs
soeurs» devraient être mangées avec des oeufs: «Ce qui plaît aux uns
déplaît aux autres, et _vice versa_», répondit M. de Bréauté. Dans la
province de Canton, en Chine, on ne peut pas vous offrir un plus fin
régal que des oeufs d'ortolan complètement pourris. » M. de Bréauté,
auteur d'une étude sur les Mormons, parue dans la _Revue des
Deux-Mondes_, ne fréquentait que les milieux les plus aristocratiques,
mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom
d'intelligence. De sorte qu'à sa présence, du moins assidue, chez une
femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Il prétendait
détester le monde et assurait séparément à chaque duchesse que c'était à
cause de son esprit et de sa beauté qu'il la recherchait. Toutes en
étaient, persuadées. Chaque fois que, la mort dans l'âme, il se
résignait à aller à une grande soirée chez la princesse de Parme, il les
convoquait toutes pour lui donner du courage et ne paraissait ainsi
qu'au milieu d'un cercle intime. Pour que sa réputation d'intellectuel
survécût à sa mondanité, appliquant certaines maximes de l'esprit des
Guermantes, il partait avec des dames élégantes faire de longs voyages
scientifiques à l'époque des bals, et quand une personne snob, par
conséquent sans situation encore, commençait à aller partout, il mettait
une obstination féroce à ne pas vouloir la connaître, à ne pas se
laisser présenter. Sa haine des snobs découlait de son snobisme, mais
faisait croire aux naïfs, c'est-à-dire à tout le monde, qu'il en était
exempt. «Babal sait toujours tout! s'écria la duchesse de Guermantes. Je
trouve charmant un pays où on veut être sûr que votre crémier vous vende
des oeufs bien pourris, des oeufs de l'année de la comète. Je me vois
d'ici y trempant ma mouillette beurrée. Je dois dire que cela arrive
chez la tante Madeleine (Mme de Villeparisis) qu'on serve des choses en
putréfaction, même des oeufs (et comme Mme d'Arpajon se récriait): Mais
voyons, Phili, vous le savez aussi bien que moi. Le poussin est déjà
dans l'oeuf. Je ne sais même pas comment ils ont la sagesse de s'y tenir.
Ce n'est pas une omelette, c'est un poulailler, mais au moins ce n'est
pas indiqué sur le menu. Vous avez bien fait de ne pas venir dîner
avant-hier, il y avait une barbue à l'acide phénique! Ça n'avait pas
l'air d'un service de table, mais d'un service de contagieux. Vraiment
Norpois pousse la fidélité jusqu'à l'héroïsme: il en a repris! »
--Je crois vous avoir vu à dîner chez elle le jour où elle a fait cette
sortie à ce M. Bloch (M. de Guermantes, peut-être pour donner à un nom
israélite l'air plus étranger, ne prononça pas le _ch_ de Bloch comme un
_k_, mais comme dans _hoch_ en allemand) qui avait dit de je ne sais
plus quel _poite_ (poète) qu'il était sublime. Châtellerault avait beau
casser les tibias de M. Bloch, celui-ci ne comprenait pas et croyait les
coups de genou de mon neveu destinés à une jeune femme assise tout
contre lui (ici M. de Guermantes rougit légèrement). Il ne se rendait
pas compte qu'il agaçait notre tante avec ses «sublimes» donnés en
veux-tu en voilà. Bref, la tante Madeleine, qui n'a pas sa langue dans
sa poche, lui a riposté: «Hé, monsieur, que garderez-vous alors pour M.
de Bossuet. » (M. de Guermantes croyait que devant un nom célèbre,
monsieur et une particule étaient essentiellement ancien régime. )
C'était à payer sa place.
--Et qu'a répondu ce M. Bloch? demanda distraitement Mme de Guermantes,
qui, à court d'originalité à ce moment-là, crut devoir copier la
prononciation germanique de son mari.
--Ah! je vous assure que M. Bloch n'a pas demandé son reste, il court
encore.
--Mais oui, je me rappelle très bien vous avoir vu ce jour-là, me dit
d'un ton marqué Mme de Guermantes, comme si de sa part ce souvenir avait
quelque chose qui dût beaucoup me flatter. C'est toujours très
intéressant chez ma tante. A la dernière soirée où je vous ai justement
rencontré, je voulais vous demander si ce vieux monsieur qui a passé
près de nous n'était pas François Coppée. Vous devez savoir tous les
noms, me dit-elle avec une envie sincère pour mes relations poétiques et
aussi par amabilité à mon «égard», pour poser davantage aux yeux de ses
invités un jeune homme aussi versé dans la littérature. J'assurai à la
duchesse que je n'avais vu aucune figure célèbre à la soirée de Mme de
Villeparisis. «Comment! me dit étourdiment Mme de Guermantes, avouant
par là que son respect pour les gens de lettres et son dédain du monde
étaient plus superficiels qu'elle ne disait et peut-être même qu'elle ne
croyait, comment! il n'y avait pas de grands écrivains! Vous m'étonnez,
il y avait pourtant des têtes impossibles! » Je me souvenais très bien de
ce soir-là, à cause d'un incident absolument insignifiant. Mme de
Villeparisis avait présenté Bloch à Mme Alphonse de Rothschild, mais mon
camarade n'avait pas entendu le nom et, croyant avoir affaire à une
vieille Anglaise un peu folle, n'avait répondu que par monosyllabes aux
prolixes paroles de l'ancienne Beauté quand Mme de Villeparisis, la
présentant à quelqu'un d'autre, avait prononcé, très distinctement cette
fois: «la baronne Alphonse de Rothschild». Alors étaient entrées
subitement dans les artères de Bloch et d'un seul coup tant d'idées de
millions et de prestige, lesquelles eussent dû être prudemment
subdivisées, qu'il avait eu comme un coup au coeur, un transport au
cerveau et s'était écrié en présence de l'aimable vieille dame: «Si
j'avais su! » exclamation dont la stupidité l'avait empêché de dormir
pendant huit jours. Ce mot de Bloch avait peu d'intérêt, mais je m'en
souvenais comme preuve que parfois dans la vie, sous le coup d'une
émotion exceptionnelle, on dit ce que l'on pense. «Je crois que Mme de
Villeparisis n'est pas absolument. . . morale», dit la princesse de Parme,
qui savait qu'on n'allait pas chez la tante de la duchesse et, par ce
que celle-ci venait de dire, voyait qu'on pouvait en parler librement.
Mais Mme de Guermantes ayant l'air de ne pas approuver, elle ajouta:
--Mais à ce degré-là, l'intelligence fait tout passer.
--Mais vous vous faites de ma tante l'idée qu'on s'en fait généralement,
répondit la duchesse, et qui est, en somme, très fausse. C'est justement
ce que me disait Mémé pas plus tard qu'hier. Elle rougit, un souvenir
inconnu de moi embua ses yeux. Je fis la supposition que M. de Charlus
lui avait demandé de me désinviter, comme il m'avait fait prier par
Robert de ne pas aller chez elle. J'eus l'impression que la
rougeur--d'ailleurs incompréhensible pour moi--qu'avait eue le duc en
parlant à un moment de son frère ne pouvait pas être attribuée à la même
cause: «Ma pauvre tante! elle gardera la réputation d'une personne de
l'ancien régime, d'un esprit éblouissant et d'un dévergondage effréné.
Il n'y a pas d'intelligence plus bourgeoise, plus sérieuse, plus terne;
elle passera pour une protectrice des arts, ce qui veut dire qu'elle a
été la maîtresse d'un grand peintre, mais il n'a jamais pu lui faire
comprendre ce que c'était qu'un tableau; et quant à sa vie, bien loin
d'être une personne dépravée, elle était tellement faite pour le
mariage, elle était tellement née conjugale, que n'ayant pu conserver un
époux, qui était du reste une canaille, elle n'a jamais eu une liaison
qu'elle n'ait pris aussi au sérieux que si c'était une union légitime,
avec les mêmes susceptibilités, les mêmes colères, la même fidélité.
Remarquez que ce sont quelquefois les plus sincères, il y a en somme
plus d'amants que de maris inconsolables. »
--Pourtant, Oriane, regardez justement votre beau-frère Palamède dont
vous êtes en train de parler; il n'y a pas de maîtresse qui puisse rêver
d'être pleurée comme l'a été cette pauvre Mme de Charlus.
--Ah! répondit la duchesse, que Votre Altesse me permette de ne pas être
tout à fait de son avis. Tout le monde n'aime pas être pleuré de la même
manière, chacun a ses préférences.
--Enfin il lui a voué un vrai culte depuis sa mort. Il est vrai qu'on
fait quelquefois pour les morts des choses qu'on n'aurait pas faites
pour les vivants.
--D'abord, répondit Mme de Guermantes sur un ton rêveur qui contrastait
avec son intention gouailleuse, on va à leur enterrement, ce qu'on ne
fait jamais pour les vivants! M. de Guermantes regarda d'un air
malicieux M. de Bréauté comme pour le provoquer à rire de l'esprit de la
duchesse. «Mais enfin j'avoue franchement, reprit Mme de Guermantes, que
la manière dont je souhaiterais d'être pleurée par un homme que
j'aimerais, n'est pas celle de mon beau-frère. » La figure du duc se
rembrunit. Il n'aimait pas que sa femme portât des jugements à tort et à
travers, surtout sur M. de Charlus. «Vous êtes difficile. Son regret a
édifié tout le monde», dit-il d'un ton rogue. Mais la duchesse avait
avec son mari cette espèce de hardiesse des dompteurs ou des gens qui
vivent avec un fou et qui ne craignent pas de l'irriter: «Eh bien, non,
qu'est-ce que vous voulez, c'est édifiant, je ne dis pas, il va tous
les jours au cimetière lui raconter combien de personnes il a eues à
déjeuner, il la regrette énormément, mais comme une cousine, comme une
grand'mère, comme une soeur. Ce n'est pas un deuil de mari. Il est vrai
que c'était deux saints, ce qui rend le deuil un peu spécial. » M. de
Guermantes, agacé du caquetage de sa femme, fixait sur elle avec une
immobilité terrible des prunelles toutes chargées. «Ce n'est pas pour
dire du mal du pauvre Mémé, qui, entre parenthèses, n'était pas libre ce
soir, reprit la duchesse, je reconnais qu'il est bon comme personne, il
est délicieux, il a une délicatesse, un coeur comme les hommes n'en ont
pas généralement. C'est un coeur de femme, Mémé! »
--Ce que vous dites est absurde, interrompit vivement M. de Guermantes,
Mémé n'a rien d'efféminé, personne n'est plus viril que lui.
--Mais je ne vous dis pas qu'il soit efféminé le moins du monde.
Comprenez au moins ce que je dis, reprit la duchesse. Ah! celui-là, dès
qu'il croit qu'on veut toucher à son frère. . . , ajouta-t-elle en se
tournant vers la princesse de Parme.
--C'est très gentil, c'est délicieux à entendre. Il n'y a rien de si
beau que deux frères qui s'aiment, dit la princesse de Parme, comme
l'auraient fait beaucoup de gens du peuple, car on peut appartenir à une
famille princière, et à une famille par le sang, par l'esprit fort
populaire.
--Puisque nous parlions de votre famille, Oriane, dit la princesse, j'ai
vu hier votre neveu Saint-Loup; je crois qu'il voudrait vous demander un
service. Le duc de Guermantes fronça son sourcil jupitérien. Quand il
n'aimait pas rendre un service, il ne voulait pas que sa femme s'en
chargeât, sachant que cela reviendrait au même et que les personnes à
qui la duchesse avait été obligée de le demander l'inscriraient au débit
commun de ménage, tout aussi bien que s'il avait été demandé par le mari
seul.
--Pourquoi ne me l'a-t-il pas demandé lui-même? dit la duchesse, il est
resté deux heures ici, hier, et Dieu sait ce qu'il a pu être ennuyeux.
Il ne serait pas plus stupide qu'un autre s'il avait eu, comme tant de
gens du monde, l'intelligence de savoir rester bête. Seulement, c'est ce
badigeon de savoir qui est terrible. Il veut avoir une intelligence
ouverte. . . ouverte à toutes les choses qu'il ne comprend pas. Il vous
parle du Maroc, c'est affreux.
--Il ne veut pas y retourner, à cause de Rachel, dit le prince de Foix.
--Mais puisqu'ils ont rompu, interrompit M. de Bréauté.
--Ils ont si peu rompu que je l'ai trouvée il y a deux jours dans la
garçonnière de Robert; ils n'avaient pas l'air de gens brouillés, je
vous assure, répondit le prince de Foix qui aimait à répandre tous les
bruits pouvant faire manquer un mariage à Robert et qui d'ailleurs
pouvait être trompé par les reprises intermittentes d'une liaison en
effet finie.
--Cette Rachel m'a parlé de vous, je la vois comme ça en passant le
matin aux Champs-Élysées, c'est une espèce d'évaporée comme vous dites,
ce que vous appelez une dégrafée, une sorte de «Dame aux Camélias», au
figuré bien entendu.
Ce discours m'était tenu par le prince Von qui tenait à avoir l'air au
courant de la littérature française et des finesses parisiennes.
--Justement c'est à propos du Maroc. . . s'écria la princesse saisissant
précipitamment ce joint.
--Qu'est-ce qu'il peut vouloir pour le Maroc? demanda sévèrement M. de
Guermantes; Oriane ne peut absolument rien dans cet ordre-là, il le sait
bien.
--Il croit qu'il a inventé la stratégie, poursuivit Mme de Guermantes,
et puis il emploie des mots impossibles pour les moindres choses, ce qui
n'empêche pas qu'il fait des pâtés dans ses lettres. L'autre jour, il a
dit qu'il avait mangé des pommes de terre _sublimes_, et qu'il avait
trouvé à louer une baignoire _sublime_.
--Il parle latin, enchérit le duc.
--Comment, latin? demanda la princesse.
--Ma parole d'honneur! que Madame demande à Oriane si j'exagère.
--Mais comment, madame, l'autre jour il a dit dans une seule phrase,
d'un seul trait: «Je ne connais pas d'exemple de _Sic transit gloria
mundi_ plus touchant»; je dis la phrase à Votre Altesse parce qu'après
vingt questions et en faisant appel à des _linguistes_, nous sommes
arrivés à la reconstituer, mais Robert a jeté cela sans reprendre
haleine, on pouvait à peine distinguer qu'il y avait du latin là dedans,
il avait l'air d'un personnage du _Malade imaginaire_! Et tout ça
s'appliquait à la mort de l'impératrice d'Autriche!
--Pauvre femme! s'écria la princesse, quelle délicieuse créature
c'était.
--Oui, répondit la duchesse, un peu folle, un peu insensée, mais c'était
une très bonne femme, une gentille folle très aimable, je n'ai seulement
jamais compris pourquoi elle n'avait jamais acheté un râtelier qui tînt,
le sien se décrochait toujours avant la fin de ses phrases et elle était
obligée de les interrompre pour ne pas l'avaler.
--Cette Rachel m'a parlé de vous, elle m'a dit que le petit Saint-Loup
vous adorait, vous préférait même à elle, me dit le prince Von, tout en
mangeant comme un ogre, le teint vermeil, et dont le rire perpétuel
découvrait toutes les dents.
--Mais alors elle doit être jalouse de moi et me détester, répondis-je.
--Pas du tout, elle m'a dit beaucoup de bien de vous. La maîtresse du
prince de Foix serait peut-être jalouse s'il vous préférait à elle. Vous
ne comprenez pas? Revenez avec moi, je vous expliquerai tout cela.
--Je ne peux pas, je vais chez M. de Charlus à onze heures.
--Tiens, il m'a fait demander hier de venir dîner ce soir, mais de ne
pas venir après onze heures moins le quart. Mais si vous tenez à aller
chez lui, venez au moins avec moi jusqu'au Théâtre-Français, vous serez
dans la périphérie, dit le prince qui croyait sans doute que cela
signifiait «à proximité» ou peut-être «le centre».
Mais ses yeux dilatés dans sa grosse et belle figure rouge me firent
peur et je refusai en disant qu'un ami devait venir me chercher. Cette
réponse ne me semblait pas blessante. Le prince en reçut sans doute une
impression différente, car jamais il ne m'adressa plus la parole.
«Il faut justement que j'aille voir la reine de Naples, quel chagrin
elle doit avoir! » dit, ou du moins me parut avoir dit, la princesse de
Parme. Car ces paroles ne m'étaient arrivées qu'indistinctes à travers
celles, plus proches, que m'avait adressées pourtant fort bas le prince
Von, qui avait craint sans doute, s'il parlait plus haut, d'être entendu
de M. de Foix.
--Ah! non, répondit la duchesse, ça, je crois qu'elle n'en a aucun.
--Aucun? vous êtes toujours dans les extrêmes, Oriane, dit M. de
Guermantes reprenant son rôle de falaise qui, en s'opposant à la vague,
la force à lancer plus haut son panache d'écume.
--Basin sait encore mieux que moi que je dis la vérité, répondit la
duchesse, mais il se croit obligé de prendre des airs sévères à cause de
votre présence et il a peur que je vous scandalise.
--Oh! non, je vous en prie, s'écria la princesse de Parme, craignant
qu'à cause d'elle on n'altérât en quelque chose ces délicieux mercredis
de la duchesse de Guermantes, ce fruit défendu auquel la reine de Suède
elle-même n'avait pas encore eu le droit de goûter.
--Mais c'est à lui-même qu'elle a répondu, comme il lui disait, d'un
air banalement triste: Mais la reine est en deuil; de qui donc? est-ce
un chagrin pour votre Majesté? «Non, ce n'est pas un grand deuil, c'est
un petit deuil, un tout petit deuil, c'est ma soeur. » La vérité c'est
qu'elle est enchantée comme cela, Basin le sait très bien, elle nous a
invités à une fête le jour même et m'a donné deux perles. Je voudrais
qu'elle perdît une soeur tous les jours! Elle ne pleure pas la mort de sa
soeur, elle la rit aux éclats. Elle se dit probablement, comme Robert,
que _sic transit_, enfin je ne sais plus, ajouta-t-elle par modestie,
quoiqu'elle sût très bien.
D'ailleurs Mme de Guermantes faisait seulement en ceci de l'esprit, et
du plus faux, car la reine de Naples, comme la duchesse d'Alençon, morte
tragiquement aussi, avait un grand coeur et a sincèrement pleuré les
siens. Mme de Guermantes connaissait trop les nobles soeurs bavaroises,
ses cousines, pour l'ignorer.
--Il aurait voulu ne pas retourner au Maroc, dit la princesse de Parme
en saisissant à nouveau ce nom de Robert que lui tendait bien
involontairement comme une perche Mme de Guermantes. Je crois que vous
connaissez le général de Monserfeuil.
--Très peu, répondit la duchesse qui était intimement liée avec cet
officier. La princesse expliqua ce que désirait Saint-Loup.
--Mon Dieu, si je le vois, cela peut arriver que je le rencontre,
répondit, pour ne pas avoir l'air de refuser, la duchesse dont les
relations avec le général de Monserfeuil semblaient s'être rapidement
espacées depuis qu'il s'agissait de lui demander quelque chose. Cette
incertitude ne suffit pourtant pas au duc, qui, interrompant sa femme:
«Vous savez bien que vous ne le verrez pas, Oriane, dit-il, et puis vous
lui avez déjà demandé deux choses qu'il n'a pas faites. Ma femme a la
rage d'être aimable, reprit-il de plus en plus furieux pour forcer la
princesse à retirer sa demande sans que cela pût faire douter de
l'amabilité de la duchesse et pour que Mme de Parme rejetât la chose sur
son propre caractère à lui, essentiellement quinteux. Robert pourrait
ce qu'il voudrait sur Monserfeuil. Seulement, comme il ne sait pas ce
qu'il veut, il le fait demander par nous, parce qu'il sait qu'il n'y a
pas de meilleure manière de faire échouer la chose. Oriane a trop
demandé de choses à Monserfeuil. Une demande d'elle maintenant, c'est
une raison pour qu'il refuse. »
--Ah! dans ces conditions, il vaut mieux que la duchesse ne fasse rien,
dit Mme de Parme.
--Naturellement, conclut le duc.
--Ce pauvre général, il a encore été battu aux élections, dit la
princesse de Parme pour changer de conversation.
--Oh! ce n'est pas grave, ce n'est que la septième fois, dit le duc qui,
ayant dû lui-même renoncer à la politique, aimait assez les insuccès
électoraux des autres.
--Il s'est consolé en voulant faire un nouvel enfant à sa femme.
--Comment! Cette pauvre Mme de Monserfeuil est encore enceinte, s'écria
la princesse.
--Mais parfaitement, répondit la duchesse, c'est le seul
_arrondissement_ où le pauvre général n'a jamais échoué.
Je ne devais plus cesser par la suite d'être continuellement invité,
fût-ce avec quelques personnes seulement, à ces repas dont je m'étais
autrefois figuré les convives comme les apôtres de la Sainte-Chapelle.
Ils se réunissaient là en effet, comme les premiers chrétiens, non pour
partager seulement une nourriture matérielle, d'ailleurs exquise, mais
dans une sorte de Cène sociale; de sorte qu'en peu de dîners j'assimilai
la connaissance de tous les amis de mes hôtes, amis auxquels ils me
présentaient avec une nuance de bienveillance si marquée (comme
quelqu'un qu'ils auraient de tout temps paternellement préféré), qu'il
n'est pas un d'entre eux qui n'eût cru manquer au duc et à la duchesse
s'il avait donné un bal sans me faire figurer sur sa liste, et en même
temps, tout en buvant un des Yquem que recelaient les caves des
Guermantes, je savourais des ortolans accommodés selon les différentes
recettes que le duc élaborait et modifiait prudemment. Cependant, pour
qui s'était déjà assis plus d'une fois à la table mystique, la
manducation de ces derniers n'était pas indispensable.
de deux pistolets chargés. Cependant Mme d'Arpajon avait échangé avec la
princesse de Parme, sur la poésie tragique et autre, des propos qui ne
me parvinrent pas distinctement, quand j'entendis celui-ci prononcé par
Mme d'Arpajon: «Oh! tout ce que Madame voudra, je lui accorde qu'il nous
fait voir le monde en laid parce qu'il ne sait pas distinguer entre le
laid et le beau, ou plutôt parce que son insupportable vanité lui fait
croire que tout ce qu'il dit est beau, je reconnais avec Votre Altesse
que, dans la pièce en question, il y a des choses ridicules,
inintelligibles, des fautes de goût, que c'est difficile à comprendre,
que cela donne à lire autant de peine que si c'était écrit en russe ou
en chinois, car évidemment c'est tout excepté du français, mais quand on
a pris cette peine, comme on est récompensé, il y a tant d'imagination! »
De ce petit discours je n'avais pas entendu le début. Je finis par
comprendre non seulement que le poète incapable de distinguer le beau du
laid était Victor Hugo, mais encore que la poésie qui donnait autant de
peine à comprendre que du russe ou du chinois était: «Lorsque l'enfant
paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris», pièce de la
première époque du poète et qui est peut-être encore plus près de Mme
Deshoulières que du Victor Hugo de la _Légende des Siècles_. Loin de
trouver Mme d'Arpajon ridicule, je la vis (la première, de cette table
si réelle, si quelconque, où je m'étais assis avec tant de déception),
je la vis par les yeux de l'esprit sous ce bonnet de dentelles, d'où
s'échappent les boucles rondes de longs repentirs, que portèrent Mme de
Rémusat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si
distinguées qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de
savoir et d'à propos Sophocle, Schiller et _l'Imitation,_ mais à qui les
premières poésies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue
inséparables pour ma grand'mère des derniers vers de Stéphane Mallarmé.
«Mme d'Arpajon aime beaucoup la poésie», dit à Mme de Guermantes la
princesse de Parme, impressionnée par le ton ardent avec lequel le
discours avait été prononcé.
--Non, elle n'y comprend absolument rien, répondit à voix basse Mme de
Guermantes, qui profita de ce que Mme d'Arpajon, répondant à une
objection du général de Beautreillis, était trop occupée de ses propres
paroles pour entendre celles que chuchota la duchesse. «Elle devient
littéraire depuis qu'elle est abandonnée. Je dirai à Votre Altesse que
c'est moi qui porte le poids de tout ça, parce que c'est auprès de moi
qu'elle vient gémir chaque fois que Basin n'est pas allé la voir,
c'est-à-dire presque tous les jours. Ce n'est tout de même pas ma faute
si elle l'ennuie, et je ne peux pas le forcer à aller chez elle, quoique
j'aimerais mieux qu'il lui fût un peu plus fidèle, parce que je la
verrais un peu moins. Mais elle l'assomme et ce n'est pas
extraordinaire. Ce n'est pas une mauvaise personne, mais elle est
ennuyeuse à un degré que vous ne pouvez pas imaginer. Elle me donne tous
les jours de tels maux de tête que je suis obligée de prendre chaque
fois un cachet de pyramidon. Et tout cela parce qu'il a plu à Basin
pendant un an de me trompailler avec elle. Et avoir avec cela un valet
de pied qui est amoureux d'une petite grue et qui fait des têtes si je
ne demande pas à cette jeune personne de quitter un instant son
fructueux trottoir pour venir prendre le thé avec moi! Oh! la vie est
assommante», conclut langoureusement la duchesse. Mme d'Arpajon
assommait surtout M. de Guermantes parce qu'il était depuis peu l'amant
d'une autre que j'appris être la marquise de Surgis-le-Duc. Justement le
valet de pied privé de son jour de sortie était en train de servir. Et
je pensai que, triste encore, il le faisait avec beaucoup de trouble,
car je remarquai qu'en passant les plats à M. de Châtellerault, il
s'acquittait si maladroitement de sa tâche que le coude du duc se trouva
cogner à plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne se
fâcha nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda au
contraire en riant de son oeil bleu clair. La bonne humeur me sembla
être, de la part du convive, une preuve de bonté. Mais l'insistance de
son rire me fit croire qu'au courant de la déception du domestique il
éprouvait peut-être au contraire une joie méchante. «Mais, ma chère,
vous savez que ce n'est pas une découverte que vous faites en nous
parlant de Victor Hugo, continua la duchesse en s'adressant cette fois à
Mme d'Arpajon qu'elle venait de voir tourner la tête d'un air inquiet.
N'espérez pas lancer ce débutant. Tout le monde sait qu'il a du talent.
Ce qui est détestable c'est le Victor Hugo de la fin, la _Légende des
Siècles_, je ne sais plus les titres. Mais les _Feuilles d'Automne_, les
_Chants du Crépuscule_, c'est souvent d'un poète, d'un vrai poète. Même
dans les _Contemplations_, ajouta la duchesse, que ses interlocuteurs
n'osèrent pas contredire et pour cause, il y a encore de jolies choses.
Mais j'avoue que j'aime autant ne pas m'aventurer après le _Crépuscule_!
Et puis dans les belles poésies de Victor Hugo, et il y en a, on
rencontre souvent une idée, même une idée profonde. » Et avec un
sentiment juste, faisant sortir la triste pensée de toutes les forces de
son intonation, la posant au delà de sa voix, et fixant devant elle un
regard rêveur et charmant, la duchesse dit lentement: «Tenez:
_La douleur est un fruit, Dieu ne le fait pas croître
Sur la branche trop faible encor pour le porter_,
ou bien encore:
_Les morts durent bien peu,
Hélas, dans le cercueil ils tombent en poussière
Moins vite qu'en nos coeurs_! »
Et tandis qu'un sourire désenchanté fronçait d'une gracieuse sinuosité
sa bouche douloureuse, la duchesse fixa sur Mme d'Arpajon le regard
rêveur de ses yeux clairs et charmants. Je commençais à les connaître,
ainsi que sa voix, si lourdement traînante, si âprement savoureuse. Dans
ces yeux et dans cette voix je retrouvais beaucoup de la nature de
Combray. Certes, dans l'affectation avec laquelle cette voix faisait
apparaître par moments une rudesse de terroir, il y avait bien des
choses: l'origine toute provinciale d'un rameau de la famille de
Guermantes, resté plus longtemps localisé, plus hardi, plus sauvageon,
plus provocant; puis l'habitude de gens vraiment distingués et de gens
d'esprit, qui savent que la distinction n'est pas de parler du bout des
lèvres, et aussi de nobles fraternisant plus volontiers avec leurs
paysans qu'avec des bourgeois; toutes particularités que la situation de
reine de Mme de Guermantes lui avait permis d'exhiber plus facilement,
de faire sortir toutes voiles dehors. Il paraît que cette même voix
existait chez des soeurs à elle, qu'elle détestait, et qui, moins
intelligentes et presque bourgeoisement mariées, si on peut se servir de
cet adverbe quand il s'agit d'unions avec des nobles obscurs, terrés
dans leur province ou à Paris, dans un faubourg Saint-Germain sans
éclat, possédaient aussi cette voix mais l'avaient refrénée, corrigée,
adoucie autant qu'elles pouvaient, de même qu'il est bien rare qu'un
d'entre nous ait le toupet de son originalité et ne mette pas son
application à ressembler aux modèles les plus vantés. Mais Oriane était
tellement plus intelligente, tellement plus riche, surtout tellement
plus à la mode que ses soeurs, elle avait si bien, comme princesse des
Laumes, fait la pluie et le beau temps auprès du prince de Galles,
qu'elle avait compris que cette voix discordante c'était un charme, et
qu'elle en avait fait, dans l'ordre du monde, avec l'audace de
l'originalité et du succès, ce que, dans l'ordre du théâtre, une Réjane,
une Jeanne Granier (sans comparaison du reste naturellement entre la
valeur et le talent de ces deux artistes) ont fait de la leur, quelque
chose d'admirable et de distinctif que peut-être des soeurs Réjane et
Granier, que personne n'a jamais connues, essayèrent de masquer comme un
défaut.
A tant de raisons de déployer son originalité locale, les écrivains
préférés de Mme de Guermantes: Mérimée, Meilhac et Halévy, étaient venus
ajouter, avec le respect du naturel, un désir de prosaïsme par où elle
atteignait à la poésie et un esprit purement de société qui ressuscitait
devant moi des paysages. D'ailleurs la duchesse était fort capable,
ajoutant à ces influences une recherche artiste, d'avoir choisi pour la
plupart des mots la prononciation qui lui semblait le plus
_Ile-de-France_, le plus _Champenoise_, puisque, sinon tout à fait au
degré de sa belle-soeur Marsantes, elle n'usait guère que du pur
vocabulaire dont eût pu se servir un vieil auteur français. Et quand on
était fatigué du composite et bigarré langage moderne, c'était, tout en
sachant qu'elle exprimait bien moins de choses, un grand repos d'écouter
la causerie de Mme de Guermantes,--presque le même, si l'on était seul
avec elle et qu'elle restreignît et clarifiât encore son flot, que celui
qu'on éprouve à entendre une vieille chanson. Alors en regardant, en
écoutant Mme de Guermantes, je voyais, prisonnier dans la perpétuelle et
quiète après-midi de ses yeux, un ciel d'Ile-de-France ou de Champagne
se tendre, bleuâtre, oblique, avec le même angle d'inclinaison qu'il
avait chez Saint-Loup.
Ainsi, par ces diverses formations, Mme de Guermantes exprimait à la
fois la plus ancienne France aristocratique, puis, beaucoup plus tard,
la façon dont la duchesse de Broglie aurait pu goûter et blâmer Victor
Hugo sous la monarchie de juillet, enfin un vif goût de la littérature
issue de Mérimée et de Meilhac. La première de ces formations me
plaisait mieux que la seconde, m'aidait davantage à réparer la déception
du voyage et de l'arrivée dans ce faubourg Saint-Germain, si différent
de ce que j'avais cru, mais je préférais encore la seconde à la
troisième. Or, tandis que Mme de Guermantes était Guermantes presque
sans le vouloir, son Pailleronisme, son goût pour Dumas fils étaient
réfléchis et voulus. Comme ce goût était à l'opposé du mien, elle
fournissait à mon esprit de la littérature quand elle me parlait du
faubourg Saint-Germain, et ne me paraissait jamais si stupidement
faubourg Saint-Germain que quand elle me parlait littérature.
Émue par les derniers vers, Mme d'Arpajon s'écria:
--Ces reliques du coeur ont aussi leur poussière! Monsieur, il faudra que
vous m'écriviez cela sur mon éventail, dit-elle à M. de Guermantes.
--Pauvre femme, elle me fait de la peine! dit la princesse de Parme à
Mme de Guermantes.
--Non, que madame ne s'attendrisse pas, elle n'a que ce qu'elle mérite.
--Mais. . . pardon de vous dire cela à vous. . . cependant elle l'aime
vraiment!
--Mais pas du tout, elle en est incapable, elle croit qu'elle l'aime
comme elle croit en ce moment qu'elle cite du Victor Hugo parce qu'elle
dit un vers de Musset. Tenez, ajouta la duchesse sur un ton
mélancolique, personne plus que moi ne serait touchée par un sentiment
vrai. Mais je vais vous donner un exemple. Hier, elle a fait une scène
terrible à Basin. Votre Altesse croit peut-être que c'était parce qu'il
en aime d'autres, parce qu'il ne l'aime plus; pas du tout, c'était parce
qu'il ne veut pas présenter ses fils au Jockey! Madame trouve-t-elle que
ce soit d'une amoureuse? Non! Je vous dirai plus, ajouta Mme de
Guermantes avec précision, c'est une personne d'une rare insensibilité.
Cependant c'est l'oeil brillant de satisfaction que M. de Guermantes
avait écouté sa femme parler de Victor Hugo à «brûle-pourpoint» et en
citer ces quelques vers. La duchesse avait beau l'agacer souvent, dans
des moments comme ceux-ci il était fier d'elle. «Oriane est vraiment
extraordinaire. Elle peut parler de tout, elle a tout lu. Elle ne
pouvait pas deviner que la conversation tomberait ce soir sur Victor
Hugo. Sur quelque sujet qu'on l'entreprenne, elle est prête, elle peut
tenir tête aux plus savants. Ce jeune homme doit être subjugué.
--Mais changeons de conversation, ajouta Mme de Guermantes, parce
qu'elle est très susceptible. Vous devez me trouver bien démodée,
reprit-elle en s'adressant à moi, je sais qu'aujourd'hui c'est considéré
comme une faiblesse d'aimer les idées en poésie, la poésie où il y a une
pensée.
--C'est démodé? dit la princesse de Parme avec le léger saisissement que
lui causait cette vague nouvelle à laquelle elle ne s'attendait pas,
bien qu'elle sût que la conversation de la duchesse de Guermantes lui
réservât toujours ces chocs successifs et délicieux, cet essoufflant
effroi, cette saine fatigue après lesquels elle pensait instinctivement
à la nécessité de prendre un bain de pieds dans une cabine et de marcher
vite pour «faire la réaction».
--Pour ma part, non, Oriane, dit Mme de Brissac, je n'en veux pas à
Victor Hugo d'avoir des idées, bien au contraire, mais de les chercher
dans ce qui est monstrueux. Au fond c'est lui qui nous a habitués au
laid en littérature. Il y a déjà bien assez de laideurs dans la vie.
Pourquoi au moins ne pas les oublier pendant que nous lisons? Un
spectacle pénible dont nous nous détournerions dans la vie, voilà ce qui
attire Victor Hugo.
--Victor Hugo n'est pas aussi réaliste que Zola, tout de même? demanda
la princesse de Parme. Le nom de Zola ne fit pas bouger un muscle dans
le visage de M. de Beautreillis. L'antidreyfusisme du général était trop
profond pour qu'il cherchât à l'exprimer. Et son silence bienveillant
quand on abordait ces sujets touchait les profanes par la même
délicatesse qu'un prêtre montre en évitant de vous parler de vos devoirs
religieux, un financier en s'appliquant à ne pas recommander les
affaires qu'il dirige, un hercule en se montrant doux et en ne vous
donnant pas de coups de poings.
--Je sais que vous êtes parent de l'amiral Jurien de la Gravière, me dit
d'un air entendu Mme de Varambon, la dame d'honneur de la princesse de
Parme, femme excellente mais bornée, procurée à la princesse de Parme
jadis par la mère du duc. Elle ne m'avait pas encore adressé la parole
et je ne pus jamais dans la suite, malgré les admonestations de la
princesse de Parme et mes propres protestations, lui ôter de l'esprit
l'idée que je n'avais quoi que ce fût à voir avec l'amiral académicien,
lequel m'était totalement inconnu. L'obstination de la dame d'honneur de
la princesse de Parme à voir en moi un neveu de l'amiral Jurien de la
Gravière avait en soi quelque chose de vulgairement risible. Mais
l'erreur qu'elle commettait n'était que le type excessif et desséché de
tant d'erreurs plus légères, mieux nuancées, involontaires ou voulues,
qui accompagnent notre nom dans la «fiche» que le monde établit
relativement à nous. Je me souviens qu'un ami des Guermantes, ayant
vivement manifesté son désir de me connaître, me donna comme raison que
je connaissais très bien sa cousine, Mme de Chaussegros, «elle est
charmante, elle vous aime beaucoup». Je me fis un scrupule, bien vain,
d'insister sur le fait qu'il y avait erreur, que je ne connaissais pas
Mme de Chaussegros. «Alors c'est sa soeur que vous connaissez, c'est la
même chose. Elle vous a rencontré en Écosse. » Je n'étais jamais allé en
Écosse et pris la peine inutile d'en avertir par honnêteté mon
interlocuteur. C'était Mme de Chaussegros elle-même qui avait dit me
connaître, et le croyait sans doute de bonne foi, à la suite d'une
confusion première, car elle ne cessa jamais plus de me tendre la main
quand elle m'apercevait. Et comme, en somme, le milieu que je
fréquentais était exactement celui de Mme de Chaussegros, mon humilité
ne rimait à rien. Que je fusse intime avec les Chaussegros était,
littéralement, une erreur, mais, au point de vue social, un équivalent
de ma situation, si on peut parler de situation pour un aussi jeune
homme que j'étais. L'ami des Guermantes eut donc beau ne me dire que des
choses fausses sur moi, il ne me rabaissa ni ne me suréleva (au point de
vue mondain) dans l'idée qu'il continua à se faire de moi. Et somme
toute, pour ceux qui ne jouent pas la comédie, l'ennui de vivre toujours
dans le même personnage est dissipé un instant, comme si l'on montait
sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une idée
fausse, croit que nous sommes liés avec une dame que nous ne connaissons
pas et que nous sommes notés pour avoir connue au cours d'un charmant
voyage que nous n'avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et
aimables quand elles n'ont pas l'inflexible rigidité de celle que
commettait et commit toute sa vie, malgré mes dénégations, l'imbécile
dame d'honneur de Mme de Parme, fixée pour toujours à la croyance que
j'étais parent de l'ennuyeux amiral Jurien de la Gravière. «Elle n'est
pas très forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop de
libations, je la crois légèrement sous l'influence de Bacchus. » En
réalité Mme de Varambon n'avait bu que de l'eau, mais le duc aimait à
placer ses locutions favorites. «Mais Zola n'est pas un réaliste,
madame! c'est un poète! » dit Mme de Guermantes, s'inspirant des études
critiques qu'elle avait lues dans ces dernières années et les adaptant à
son génie personnel. Agréablement bousculée jusqu'ici, au cours du bain
d'esprit, un bain agité pour elle, qu'elle prenait ce soir, et qu'elle
jugeait devoir lui être particulièrement salutaire, se laissant porter
par les paradoxes qui déferlaient l'un après l'autre, devant celui-ci,
plus énorme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur d'être
renversée. Et ce fut d'une voix entrecoupée, comme si elle perdait sa
respiration, qu'elle dit:
--Zola un poète!
--Mais oui, répondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de
suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu'il
touche. Vous me direz qu'il ne touche justement qu'à ce qui. . . porte
bonheur! Mais il en fait quelque chose d'immense; il a le fumier épique!
C'est l'Homère de la vidange! Il n'a pas assez de majuscules pour écrire
le mot de Cambronne.
Malgré l'extrême fatigue qu'elle commençait à éprouver, la princesse
était ravie, jamais elle ne s'était sentie mieux. Elle n'aurait pas
échangé contre un séjour à Schoenbrunn, la seule chose pourtant qui la
flattât, ces divins dîners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par
tant de sel.
--Il l'écrit avec un grand C, s'écria Mme d'Arpajon.
--Plutôt avec un grand M, je pense, ma petite, répondit Mme de
Guermantes, non sans avoir échangé avec son mari un regard gai qui
voulait dire: «Est-elle assez idiote! »
--Tenez, justement, me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un
regard souriant et doux et parce qu'en maîtresse de maison accomplie
elle voulait, sur l'artiste qui m'intéressait particulièrement, laisser
paraître son savoir et me donner au besoin l'occasion de faire montre du
mien, tenez, me dit-elle en agitant légèrement son éventail de plumes
tant elle était conscience à ce moment-là qu'elle exerçait pleinement
les devoirs de l'hospitalité et, pour ne manquer à aucun, faisant signe
aussi qu'on me redonnât des asperges sauce mousseline, tenez, je crois
justement que Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous
avez été regarder quelques tableaux tout à l'heure, les seuls du reste
que j'aime de lui, ajouta-t-elle. En réalité, elle détestait la peinture
d'Elstir, mais trouvait d'une qualité unique tout ce qui était chez
elle. Je demandai à M. de Guermantes s'il savait le nom du monsieur qui
figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que
j'avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté
le portrait d'apparat, datant à peu près de cette même période où la
personnalité d'Elstir n'était pas encore complètement dégagée et
s'inspirait un peu de Manet. «Mon Dieu, me répondit-il, je sais que
c'est un homme qui n'est pas un inconnu ni un imbécile dans sa
spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l'ai là sur le bout
de la langue, monsieur. . . monsieur. . . enfin peu importe, je ne sais
plus. Swann vous dirait cela, c'est lui qui a fait acheter ces machines
à Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop
peur de contrarier si elle refuse quelque chose; entre nous, je crois
qu'il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c'est que ce
monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l'a lancé, et l'a
souvent tiré d'embarras en lui commandant des tableaux. Par
reconnaissance--si vous appelez cela de la reconnaissance, ça dépend des
goûts--il l'a peint dans cet endroit-là où avec son air endimanché il
fait un assez drôle d'effet. Ça peut être un pontife très calé, mais il
ignore évidemment dans quelles circonstances on met un chapeau haut de
forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a
l'air d'un petit notaire de province en goguette. Mais dites donc, vous
me semblez tout à fait féru de ces tableaux. Si j'avais su ça, je me
serais tuyauté pour vous répondre. Du reste, il n'y a pas lieu de se
mettre autant martel en tête pour creuser la peinture de M. Elstir que
s'il s'agissait de la _Source_ d'Ingres ou des _Enfants d'Édouard_ de
Paul Delaroche. Ce qu'on apprécie là dedans, c'est que c'est finement
observé, amusant, parisien, et puis on passe. Il n'y a pas besoin d'être
un érudit pour regarder ça. Je sais bien que ce sont de simples
pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaillé. Swann avait
le toupet de vouloir nous faire acheter une _Botte d'Asperges_. Elles
sont même restées ici quelques jours. Il n'y avait que cela dans le
tableau, une botte d'asperges précisément semblables à celles que vous
êtes en train d'avaler. Mais moi je me suis refusé à avaler les asperges
de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs une
botte d'asperges! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs! Je
l'ai trouvée roide. Dès qu'à ces choses-là il ajoute des personnages,
cela a un côté canaille, pessimiste, qui me déplaît. Je suis étonné de
voir un esprit fin, un cerveau distingué comme vous, aimer cela. »
--Mais je ne sais pas pourquoi vous dites cela, Basin, dit la duchesse
qui n'aimait pas qu'on dépréciât ce que ses salons contenaient. Je suis
loin de tout admettre sans distinction dans les tableaux d'Elstir. Il y
a à prendre et à laisser. Mais ce n'est toujours pas sans talent. Et il
faut avouer que ceux que j'ai achetés sont d'une beauté rare.
--Oriane, dans ce genre-là je préfère mille fois la petite étude de M.
Vibert que nous avons vue à l'Exposition des aquarellistes. Ce n'est
rien si vous voulez, cela tiendrait dans le creux de la main, mais il y
a de l'esprit jusqu'au bout des ongles: ce missionnaire décharné, sale,
devant ce prélat douillet qui fait jouer son petit chien, c'est tout un
petit poème de finesse et même de profondeur.
--Je crois que vous connaissez M. Elstir, me dit la duchesse. L'homme
est agréable.
--Il est intelligent, dit le duc, on est étonné, quand on cause avec
lui, que sa peinture soit si vulgaire.
--Il est plus qu'intelligent, il est même assez spirituel, dit la
duchesse de l'air entendu et dégustateur d'une personne qui s'y connaît.
--Est-ce qu'il n'avait pas commencé un portrait de vous, Oriane? demanda
la princesse de Parme.
--Si, en rouge écrevisse, répondit Mme de Guermantes, mais ce n'est pas
cela qui fera passer son nom à la postérité. C'est une horreur, Basin
voulait le détruire. Cette phrase-là, Mme de Guermantes la disait
souvent. Mais d'autres fois, son appréciation était autre: «Je n'aime
pas sa peinture, mais il a fait autrefois un beau portrait de moi. » L'un
de ces jugements s'adressait d'habitude aux personnes qui parlaient à la
duchesse de son portrait, l'autre à ceux qui ne lui en parlaient pas et
à qui elle désirait en apprendre l'existence. Le premier lui était
inspiré par la coquetterie, le second par la vanité.
--Faire une horreur avec un portrait de vous! Mais alors ce n'est pas un
portrait, c'est un mensonge: moi qui sais à peine tenir un pinceau, il
me semble que si je vous peignais, rien qu'en représentant ce que je
vois je ferais un chef-d'oeuvre, dit naïvement la princesse de Parme.
--Il me voit probablement comme je me vois, c'est-à-dire dépourvue
d'agrément, dit Mme de Guermantes avec le regard à la fois mélancolique,
modeste et câlin qui lui parut le plus propre à la faire paraître autre
que ne l'avait montrée Elstir.
--Ce portrait ne doit pas déplaire à Mme de Gallardon, dit le duc.
--Parce qu'elle ne s'y connaît pas en peinture? demanda la princesse de
Parme qui savait que Mme de Guermantes méprisait infiniment sa cousine.
Mais c'est une très bonne femme n'est-ce pas? Le duc prit un air
d'étonnement profond. «Mais voyons, Basin, vous ne voyez pas que la
princesse se moque de vous (la princesse n'y songeait pas). Elle sait
aussi bien que vous que Gallardonette est une vieille _poison_», reprit
Mme de Guermantes, dont le vocabulaire, habituellement limité à toutes
ces vieilles expressions, était savoureux comme ces plats possibles à
découvrir dans les livres délicieux de Pampille, mais dans la réalité
devenus si rares, où les gelées, le beurre, le jus, les quenelles sont
authentiques, ne comportent aucun alliage, et même où on fait venir le
sel des marais salants de Bretagne: à l'accent, au choix des mots on
sentait que le fond de conversation de la duchesse venait directement de
Guermantes. Par là, la duchesse différait profondément de son neveu
Saint-Loup, envahi par tant d'idées et d'expressions nouvelles; il est
difficile, quand on est troublé par les idées de Kant et la nostalgie de
Baudelaire, d'écrire le français exquis d'Henri IV, de sorte que la
pureté même du langage de la duchesse était un signe de limitation, et
qu'en elle, et l'intelligence et la sensibilité étaient restées fermées
à toutes les nouveautés. Là encore l'esprit de Mme de Guermantes me
plaisait justement par ce qu'il excluait (et qui composait précisément
la matière de ma propre pensée) et tout ce qu'à cause de cela même il
avait pu conserver, cette séduisante vigueur des corps souples qu'aucune
épuisante réflexion, nul souci moral ou trouble nerveux n'ont altérée.
Son esprit d'une formation si antérieure au mien, était pour moi
l'équivalent de ce que m'avait offert la démarche des jeunes filles de
la petite bande au bord de la mer. Mme de Guermantes m'offrait,
domestiquée et soumise par l'amabilité, par le respect envers les
valeurs spirituelles, l'énergie et le charme d'une cruelle petite fille
de l'aristocratie des environs de Combray, qui, dès son enfance, montait
à cheval, cassait les reins aux chats, arrachait l'oeil aux lapins et,
aussi bien qu'elle était restée une fleur de vertu, aurait pu, tant elle
avait les mêmes élégances, pas mal d'années auparavant, être la plus
brillante maîtresse du prince de Sagan. Seulement elle était incapable
de comprendre ce que j'avais cherché en elle--le charme du nom de
Guermantes--et le petit peu que j'y avais trouvé, un reste provincial de
Guermantes.
Nos relations étaient-elles fondées sur un malentendu qui ne
pouvait manquer de se manifester dès que mes hommages, au lieu de
s'adresser à la femme relativement supérieure qu'elle se croyait être,
iraient vers quelque autre femme aussi médiocre et exhalant le même
charme involontaire? Malentendu si naturel et qui existera toujours
entre un jeune homme rêveur et une femme du monde, mais qui le trouble
profondément, tant qu'il n'a pas encore reconnu la nature de ses
facultés d'imagination et n'a pas pris son parti des déceptions
inévitables qu'il doit éprouver auprès des êtres, comme au théâtre, en
voyage et même en amour. M. de Guermantes ayant déclaré (suite aux
asperges d'Elstir et à celles qui venaient d'être servies après le
poulet financière) que les asperges vertes poussées à l'air et qui,
comme dit si drôlement l'auteur exquis qui signe E. de
Clermont-Tonnerre, «n'ont pas la rigidité impressionnante de leurs
soeurs» devraient être mangées avec des oeufs: «Ce qui plaît aux uns
déplaît aux autres, et _vice versa_», répondit M. de Bréauté. Dans la
province de Canton, en Chine, on ne peut pas vous offrir un plus fin
régal que des oeufs d'ortolan complètement pourris. » M. de Bréauté,
auteur d'une étude sur les Mormons, parue dans la _Revue des
Deux-Mondes_, ne fréquentait que les milieux les plus aristocratiques,
mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom
d'intelligence. De sorte qu'à sa présence, du moins assidue, chez une
femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Il prétendait
détester le monde et assurait séparément à chaque duchesse que c'était à
cause de son esprit et de sa beauté qu'il la recherchait. Toutes en
étaient, persuadées. Chaque fois que, la mort dans l'âme, il se
résignait à aller à une grande soirée chez la princesse de Parme, il les
convoquait toutes pour lui donner du courage et ne paraissait ainsi
qu'au milieu d'un cercle intime. Pour que sa réputation d'intellectuel
survécût à sa mondanité, appliquant certaines maximes de l'esprit des
Guermantes, il partait avec des dames élégantes faire de longs voyages
scientifiques à l'époque des bals, et quand une personne snob, par
conséquent sans situation encore, commençait à aller partout, il mettait
une obstination féroce à ne pas vouloir la connaître, à ne pas se
laisser présenter. Sa haine des snobs découlait de son snobisme, mais
faisait croire aux naïfs, c'est-à-dire à tout le monde, qu'il en était
exempt. «Babal sait toujours tout! s'écria la duchesse de Guermantes. Je
trouve charmant un pays où on veut être sûr que votre crémier vous vende
des oeufs bien pourris, des oeufs de l'année de la comète. Je me vois
d'ici y trempant ma mouillette beurrée. Je dois dire que cela arrive
chez la tante Madeleine (Mme de Villeparisis) qu'on serve des choses en
putréfaction, même des oeufs (et comme Mme d'Arpajon se récriait): Mais
voyons, Phili, vous le savez aussi bien que moi. Le poussin est déjà
dans l'oeuf. Je ne sais même pas comment ils ont la sagesse de s'y tenir.
Ce n'est pas une omelette, c'est un poulailler, mais au moins ce n'est
pas indiqué sur le menu. Vous avez bien fait de ne pas venir dîner
avant-hier, il y avait une barbue à l'acide phénique! Ça n'avait pas
l'air d'un service de table, mais d'un service de contagieux. Vraiment
Norpois pousse la fidélité jusqu'à l'héroïsme: il en a repris! »
--Je crois vous avoir vu à dîner chez elle le jour où elle a fait cette
sortie à ce M. Bloch (M. de Guermantes, peut-être pour donner à un nom
israélite l'air plus étranger, ne prononça pas le _ch_ de Bloch comme un
_k_, mais comme dans _hoch_ en allemand) qui avait dit de je ne sais
plus quel _poite_ (poète) qu'il était sublime. Châtellerault avait beau
casser les tibias de M. Bloch, celui-ci ne comprenait pas et croyait les
coups de genou de mon neveu destinés à une jeune femme assise tout
contre lui (ici M. de Guermantes rougit légèrement). Il ne se rendait
pas compte qu'il agaçait notre tante avec ses «sublimes» donnés en
veux-tu en voilà. Bref, la tante Madeleine, qui n'a pas sa langue dans
sa poche, lui a riposté: «Hé, monsieur, que garderez-vous alors pour M.
de Bossuet. » (M. de Guermantes croyait que devant un nom célèbre,
monsieur et une particule étaient essentiellement ancien régime. )
C'était à payer sa place.
--Et qu'a répondu ce M. Bloch? demanda distraitement Mme de Guermantes,
qui, à court d'originalité à ce moment-là, crut devoir copier la
prononciation germanique de son mari.
--Ah! je vous assure que M. Bloch n'a pas demandé son reste, il court
encore.
--Mais oui, je me rappelle très bien vous avoir vu ce jour-là, me dit
d'un ton marqué Mme de Guermantes, comme si de sa part ce souvenir avait
quelque chose qui dût beaucoup me flatter. C'est toujours très
intéressant chez ma tante. A la dernière soirée où je vous ai justement
rencontré, je voulais vous demander si ce vieux monsieur qui a passé
près de nous n'était pas François Coppée. Vous devez savoir tous les
noms, me dit-elle avec une envie sincère pour mes relations poétiques et
aussi par amabilité à mon «égard», pour poser davantage aux yeux de ses
invités un jeune homme aussi versé dans la littérature. J'assurai à la
duchesse que je n'avais vu aucune figure célèbre à la soirée de Mme de
Villeparisis. «Comment! me dit étourdiment Mme de Guermantes, avouant
par là que son respect pour les gens de lettres et son dédain du monde
étaient plus superficiels qu'elle ne disait et peut-être même qu'elle ne
croyait, comment! il n'y avait pas de grands écrivains! Vous m'étonnez,
il y avait pourtant des têtes impossibles! » Je me souvenais très bien de
ce soir-là, à cause d'un incident absolument insignifiant. Mme de
Villeparisis avait présenté Bloch à Mme Alphonse de Rothschild, mais mon
camarade n'avait pas entendu le nom et, croyant avoir affaire à une
vieille Anglaise un peu folle, n'avait répondu que par monosyllabes aux
prolixes paroles de l'ancienne Beauté quand Mme de Villeparisis, la
présentant à quelqu'un d'autre, avait prononcé, très distinctement cette
fois: «la baronne Alphonse de Rothschild». Alors étaient entrées
subitement dans les artères de Bloch et d'un seul coup tant d'idées de
millions et de prestige, lesquelles eussent dû être prudemment
subdivisées, qu'il avait eu comme un coup au coeur, un transport au
cerveau et s'était écrié en présence de l'aimable vieille dame: «Si
j'avais su! » exclamation dont la stupidité l'avait empêché de dormir
pendant huit jours. Ce mot de Bloch avait peu d'intérêt, mais je m'en
souvenais comme preuve que parfois dans la vie, sous le coup d'une
émotion exceptionnelle, on dit ce que l'on pense. «Je crois que Mme de
Villeparisis n'est pas absolument. . . morale», dit la princesse de Parme,
qui savait qu'on n'allait pas chez la tante de la duchesse et, par ce
que celle-ci venait de dire, voyait qu'on pouvait en parler librement.
Mais Mme de Guermantes ayant l'air de ne pas approuver, elle ajouta:
--Mais à ce degré-là, l'intelligence fait tout passer.
--Mais vous vous faites de ma tante l'idée qu'on s'en fait généralement,
répondit la duchesse, et qui est, en somme, très fausse. C'est justement
ce que me disait Mémé pas plus tard qu'hier. Elle rougit, un souvenir
inconnu de moi embua ses yeux. Je fis la supposition que M. de Charlus
lui avait demandé de me désinviter, comme il m'avait fait prier par
Robert de ne pas aller chez elle. J'eus l'impression que la
rougeur--d'ailleurs incompréhensible pour moi--qu'avait eue le duc en
parlant à un moment de son frère ne pouvait pas être attribuée à la même
cause: «Ma pauvre tante! elle gardera la réputation d'une personne de
l'ancien régime, d'un esprit éblouissant et d'un dévergondage effréné.
Il n'y a pas d'intelligence plus bourgeoise, plus sérieuse, plus terne;
elle passera pour une protectrice des arts, ce qui veut dire qu'elle a
été la maîtresse d'un grand peintre, mais il n'a jamais pu lui faire
comprendre ce que c'était qu'un tableau; et quant à sa vie, bien loin
d'être une personne dépravée, elle était tellement faite pour le
mariage, elle était tellement née conjugale, que n'ayant pu conserver un
époux, qui était du reste une canaille, elle n'a jamais eu une liaison
qu'elle n'ait pris aussi au sérieux que si c'était une union légitime,
avec les mêmes susceptibilités, les mêmes colères, la même fidélité.
Remarquez que ce sont quelquefois les plus sincères, il y a en somme
plus d'amants que de maris inconsolables. »
--Pourtant, Oriane, regardez justement votre beau-frère Palamède dont
vous êtes en train de parler; il n'y a pas de maîtresse qui puisse rêver
d'être pleurée comme l'a été cette pauvre Mme de Charlus.
--Ah! répondit la duchesse, que Votre Altesse me permette de ne pas être
tout à fait de son avis. Tout le monde n'aime pas être pleuré de la même
manière, chacun a ses préférences.
--Enfin il lui a voué un vrai culte depuis sa mort. Il est vrai qu'on
fait quelquefois pour les morts des choses qu'on n'aurait pas faites
pour les vivants.
--D'abord, répondit Mme de Guermantes sur un ton rêveur qui contrastait
avec son intention gouailleuse, on va à leur enterrement, ce qu'on ne
fait jamais pour les vivants! M. de Guermantes regarda d'un air
malicieux M. de Bréauté comme pour le provoquer à rire de l'esprit de la
duchesse. «Mais enfin j'avoue franchement, reprit Mme de Guermantes, que
la manière dont je souhaiterais d'être pleurée par un homme que
j'aimerais, n'est pas celle de mon beau-frère. » La figure du duc se
rembrunit. Il n'aimait pas que sa femme portât des jugements à tort et à
travers, surtout sur M. de Charlus. «Vous êtes difficile. Son regret a
édifié tout le monde», dit-il d'un ton rogue. Mais la duchesse avait
avec son mari cette espèce de hardiesse des dompteurs ou des gens qui
vivent avec un fou et qui ne craignent pas de l'irriter: «Eh bien, non,
qu'est-ce que vous voulez, c'est édifiant, je ne dis pas, il va tous
les jours au cimetière lui raconter combien de personnes il a eues à
déjeuner, il la regrette énormément, mais comme une cousine, comme une
grand'mère, comme une soeur. Ce n'est pas un deuil de mari. Il est vrai
que c'était deux saints, ce qui rend le deuil un peu spécial. » M. de
Guermantes, agacé du caquetage de sa femme, fixait sur elle avec une
immobilité terrible des prunelles toutes chargées. «Ce n'est pas pour
dire du mal du pauvre Mémé, qui, entre parenthèses, n'était pas libre ce
soir, reprit la duchesse, je reconnais qu'il est bon comme personne, il
est délicieux, il a une délicatesse, un coeur comme les hommes n'en ont
pas généralement. C'est un coeur de femme, Mémé! »
--Ce que vous dites est absurde, interrompit vivement M. de Guermantes,
Mémé n'a rien d'efféminé, personne n'est plus viril que lui.
--Mais je ne vous dis pas qu'il soit efféminé le moins du monde.
Comprenez au moins ce que je dis, reprit la duchesse. Ah! celui-là, dès
qu'il croit qu'on veut toucher à son frère. . . , ajouta-t-elle en se
tournant vers la princesse de Parme.
--C'est très gentil, c'est délicieux à entendre. Il n'y a rien de si
beau que deux frères qui s'aiment, dit la princesse de Parme, comme
l'auraient fait beaucoup de gens du peuple, car on peut appartenir à une
famille princière, et à une famille par le sang, par l'esprit fort
populaire.
--Puisque nous parlions de votre famille, Oriane, dit la princesse, j'ai
vu hier votre neveu Saint-Loup; je crois qu'il voudrait vous demander un
service. Le duc de Guermantes fronça son sourcil jupitérien. Quand il
n'aimait pas rendre un service, il ne voulait pas que sa femme s'en
chargeât, sachant que cela reviendrait au même et que les personnes à
qui la duchesse avait été obligée de le demander l'inscriraient au débit
commun de ménage, tout aussi bien que s'il avait été demandé par le mari
seul.
--Pourquoi ne me l'a-t-il pas demandé lui-même? dit la duchesse, il est
resté deux heures ici, hier, et Dieu sait ce qu'il a pu être ennuyeux.
Il ne serait pas plus stupide qu'un autre s'il avait eu, comme tant de
gens du monde, l'intelligence de savoir rester bête. Seulement, c'est ce
badigeon de savoir qui est terrible. Il veut avoir une intelligence
ouverte. . . ouverte à toutes les choses qu'il ne comprend pas. Il vous
parle du Maroc, c'est affreux.
--Il ne veut pas y retourner, à cause de Rachel, dit le prince de Foix.
--Mais puisqu'ils ont rompu, interrompit M. de Bréauté.
--Ils ont si peu rompu que je l'ai trouvée il y a deux jours dans la
garçonnière de Robert; ils n'avaient pas l'air de gens brouillés, je
vous assure, répondit le prince de Foix qui aimait à répandre tous les
bruits pouvant faire manquer un mariage à Robert et qui d'ailleurs
pouvait être trompé par les reprises intermittentes d'une liaison en
effet finie.
--Cette Rachel m'a parlé de vous, je la vois comme ça en passant le
matin aux Champs-Élysées, c'est une espèce d'évaporée comme vous dites,
ce que vous appelez une dégrafée, une sorte de «Dame aux Camélias», au
figuré bien entendu.
Ce discours m'était tenu par le prince Von qui tenait à avoir l'air au
courant de la littérature française et des finesses parisiennes.
--Justement c'est à propos du Maroc. . . s'écria la princesse saisissant
précipitamment ce joint.
--Qu'est-ce qu'il peut vouloir pour le Maroc? demanda sévèrement M. de
Guermantes; Oriane ne peut absolument rien dans cet ordre-là, il le sait
bien.
--Il croit qu'il a inventé la stratégie, poursuivit Mme de Guermantes,
et puis il emploie des mots impossibles pour les moindres choses, ce qui
n'empêche pas qu'il fait des pâtés dans ses lettres. L'autre jour, il a
dit qu'il avait mangé des pommes de terre _sublimes_, et qu'il avait
trouvé à louer une baignoire _sublime_.
--Il parle latin, enchérit le duc.
--Comment, latin? demanda la princesse.
--Ma parole d'honneur! que Madame demande à Oriane si j'exagère.
--Mais comment, madame, l'autre jour il a dit dans une seule phrase,
d'un seul trait: «Je ne connais pas d'exemple de _Sic transit gloria
mundi_ plus touchant»; je dis la phrase à Votre Altesse parce qu'après
vingt questions et en faisant appel à des _linguistes_, nous sommes
arrivés à la reconstituer, mais Robert a jeté cela sans reprendre
haleine, on pouvait à peine distinguer qu'il y avait du latin là dedans,
il avait l'air d'un personnage du _Malade imaginaire_! Et tout ça
s'appliquait à la mort de l'impératrice d'Autriche!
--Pauvre femme! s'écria la princesse, quelle délicieuse créature
c'était.
--Oui, répondit la duchesse, un peu folle, un peu insensée, mais c'était
une très bonne femme, une gentille folle très aimable, je n'ai seulement
jamais compris pourquoi elle n'avait jamais acheté un râtelier qui tînt,
le sien se décrochait toujours avant la fin de ses phrases et elle était
obligée de les interrompre pour ne pas l'avaler.
--Cette Rachel m'a parlé de vous, elle m'a dit que le petit Saint-Loup
vous adorait, vous préférait même à elle, me dit le prince Von, tout en
mangeant comme un ogre, le teint vermeil, et dont le rire perpétuel
découvrait toutes les dents.
--Mais alors elle doit être jalouse de moi et me détester, répondis-je.
--Pas du tout, elle m'a dit beaucoup de bien de vous. La maîtresse du
prince de Foix serait peut-être jalouse s'il vous préférait à elle. Vous
ne comprenez pas? Revenez avec moi, je vous expliquerai tout cela.
--Je ne peux pas, je vais chez M. de Charlus à onze heures.
--Tiens, il m'a fait demander hier de venir dîner ce soir, mais de ne
pas venir après onze heures moins le quart. Mais si vous tenez à aller
chez lui, venez au moins avec moi jusqu'au Théâtre-Français, vous serez
dans la périphérie, dit le prince qui croyait sans doute que cela
signifiait «à proximité» ou peut-être «le centre».
Mais ses yeux dilatés dans sa grosse et belle figure rouge me firent
peur et je refusai en disant qu'un ami devait venir me chercher. Cette
réponse ne me semblait pas blessante. Le prince en reçut sans doute une
impression différente, car jamais il ne m'adressa plus la parole.
«Il faut justement que j'aille voir la reine de Naples, quel chagrin
elle doit avoir! » dit, ou du moins me parut avoir dit, la princesse de
Parme. Car ces paroles ne m'étaient arrivées qu'indistinctes à travers
celles, plus proches, que m'avait adressées pourtant fort bas le prince
Von, qui avait craint sans doute, s'il parlait plus haut, d'être entendu
de M. de Foix.
--Ah! non, répondit la duchesse, ça, je crois qu'elle n'en a aucun.
--Aucun? vous êtes toujours dans les extrêmes, Oriane, dit M. de
Guermantes reprenant son rôle de falaise qui, en s'opposant à la vague,
la force à lancer plus haut son panache d'écume.
--Basin sait encore mieux que moi que je dis la vérité, répondit la
duchesse, mais il se croit obligé de prendre des airs sévères à cause de
votre présence et il a peur que je vous scandalise.
--Oh! non, je vous en prie, s'écria la princesse de Parme, craignant
qu'à cause d'elle on n'altérât en quelque chose ces délicieux mercredis
de la duchesse de Guermantes, ce fruit défendu auquel la reine de Suède
elle-même n'avait pas encore eu le droit de goûter.
--Mais c'est à lui-même qu'elle a répondu, comme il lui disait, d'un
air banalement triste: Mais la reine est en deuil; de qui donc? est-ce
un chagrin pour votre Majesté? «Non, ce n'est pas un grand deuil, c'est
un petit deuil, un tout petit deuil, c'est ma soeur. » La vérité c'est
qu'elle est enchantée comme cela, Basin le sait très bien, elle nous a
invités à une fête le jour même et m'a donné deux perles. Je voudrais
qu'elle perdît une soeur tous les jours! Elle ne pleure pas la mort de sa
soeur, elle la rit aux éclats. Elle se dit probablement, comme Robert,
que _sic transit_, enfin je ne sais plus, ajouta-t-elle par modestie,
quoiqu'elle sût très bien.
D'ailleurs Mme de Guermantes faisait seulement en ceci de l'esprit, et
du plus faux, car la reine de Naples, comme la duchesse d'Alençon, morte
tragiquement aussi, avait un grand coeur et a sincèrement pleuré les
siens. Mme de Guermantes connaissait trop les nobles soeurs bavaroises,
ses cousines, pour l'ignorer.
--Il aurait voulu ne pas retourner au Maroc, dit la princesse de Parme
en saisissant à nouveau ce nom de Robert que lui tendait bien
involontairement comme une perche Mme de Guermantes. Je crois que vous
connaissez le général de Monserfeuil.
--Très peu, répondit la duchesse qui était intimement liée avec cet
officier. La princesse expliqua ce que désirait Saint-Loup.
--Mon Dieu, si je le vois, cela peut arriver que je le rencontre,
répondit, pour ne pas avoir l'air de refuser, la duchesse dont les
relations avec le général de Monserfeuil semblaient s'être rapidement
espacées depuis qu'il s'agissait de lui demander quelque chose. Cette
incertitude ne suffit pourtant pas au duc, qui, interrompant sa femme:
«Vous savez bien que vous ne le verrez pas, Oriane, dit-il, et puis vous
lui avez déjà demandé deux choses qu'il n'a pas faites. Ma femme a la
rage d'être aimable, reprit-il de plus en plus furieux pour forcer la
princesse à retirer sa demande sans que cela pût faire douter de
l'amabilité de la duchesse et pour que Mme de Parme rejetât la chose sur
son propre caractère à lui, essentiellement quinteux. Robert pourrait
ce qu'il voudrait sur Monserfeuil. Seulement, comme il ne sait pas ce
qu'il veut, il le fait demander par nous, parce qu'il sait qu'il n'y a
pas de meilleure manière de faire échouer la chose. Oriane a trop
demandé de choses à Monserfeuil. Une demande d'elle maintenant, c'est
une raison pour qu'il refuse. »
--Ah! dans ces conditions, il vaut mieux que la duchesse ne fasse rien,
dit Mme de Parme.
--Naturellement, conclut le duc.
--Ce pauvre général, il a encore été battu aux élections, dit la
princesse de Parme pour changer de conversation.
--Oh! ce n'est pas grave, ce n'est que la septième fois, dit le duc qui,
ayant dû lui-même renoncer à la politique, aimait assez les insuccès
électoraux des autres.
--Il s'est consolé en voulant faire un nouvel enfant à sa femme.
--Comment! Cette pauvre Mme de Monserfeuil est encore enceinte, s'écria
la princesse.
--Mais parfaitement, répondit la duchesse, c'est le seul
_arrondissement_ où le pauvre général n'a jamais échoué.
Je ne devais plus cesser par la suite d'être continuellement invité,
fût-ce avec quelques personnes seulement, à ces repas dont je m'étais
autrefois figuré les convives comme les apôtres de la Sainte-Chapelle.
Ils se réunissaient là en effet, comme les premiers chrétiens, non pour
partager seulement une nourriture matérielle, d'ailleurs exquise, mais
dans une sorte de Cène sociale; de sorte qu'en peu de dîners j'assimilai
la connaissance de tous les amis de mes hôtes, amis auxquels ils me
présentaient avec une nuance de bienveillance si marquée (comme
quelqu'un qu'ils auraient de tout temps paternellement préféré), qu'il
n'est pas un d'entre eux qui n'eût cru manquer au duc et à la duchesse
s'il avait donné un bal sans me faire figurer sur sa liste, et en même
temps, tout en buvant un des Yquem que recelaient les caves des
Guermantes, je savourais des ortolans accommodés selon les différentes
recettes que le duc élaborait et modifiait prudemment. Cependant, pour
qui s'était déjà assis plus d'une fois à la table mystique, la
manducation de ces derniers n'était pas indispensable.
