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Et se mettant à rire, il fit faire à ses regards qui tournèrent autour
de l'assistance une quête qui réclamait un appui contre Mme de
Villeparisis.
Et se mettant à rire, il fit faire à ses regards qui tournèrent autour
de l'assistance une quête qui réclamait un appui contre Mme de
Villeparisis.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - v1
Et il est vrai que la duchesse
s'ennuyait auprès des femmes, si leur qualité princière ne leur donnait
pas un intérêt particulier. Mais les épouses éliminées se trompaient
quand elles s'imaginaient qu'elle ne voulait recevoir que des hommes
pour pouvoir parler littérature, science et philosophie. Car elle n'en
parlait jamais, du moins avec les grands intellectuels. Si, en vertu de
la même tradition de famille qui fait que les filles de grands
militaires gardent au milieu de leurs préoccupations les plus vaniteuses
le respect des choses de l'armée, petite-fille de femmes qui avaient été
liées avec Thiers, Mérimée et Augier, elle pensait qu'avant tout il faut
garder dans son salon une place aux gens d'esprit, mais avait d'autre
part retenu de la façon à la fois condescendante et intime dont ces
hommes célèbres étaient reçus à Guermantes le pli de considérer les gens
de talent comme des relations familières dont le talent ne vous éblouit
pas, à qui on ne parle pas de leurs oeuvres, ce qui ne les intéresserait
d'ailleurs pas. Puis le genre d'esprit Mérimée et Meilhac et Halévy, qui
était le sien, la portait, par contraste avec le sentimentalisme verbal
d'une époque antérieure, à un genre de conversation qui rejette tout ce
qui est grandes phrases et expression de sentiments élevés, et faisait
qu'elle mettait une sorte d'élégance quand elle était avec un poète ou
un musicien à ne parler que des plats qu'on mangeait ou de la partie de
cartes qu'on allait faire. Cette abstention avait, pour un tiers peu au
courant, quelque chose de troublant qui allait jusqu'au mystère. Si Mme
de Guermantes lui demandait s'il lui ferait plaisir d'être invité avec
tel poète célèbre, dévoré de curiosité il arrivait à l'heure dite. La
duchesse parlait au poète du temps qu'il faisait. On passait à table.
«Aimez-vous cette façon de faire les oeufs? » demandait-elle au poète.
Devant son assentiment, qu'elle partageait, car tout ce qui était chez
elle lui paraissait exquis, jusqu'à un cidre affreux qu'elle faisait
venir de Guermantes: «Redonnez des oeufs à monsieur», ordonnait-elle au
maître d'hôtel, cependant que le tiers, anxieux, attendait toujours ce
qu'avaient sûrement eu l'intention de se dire, puisqu'ils avaient
arrangé de se voir malgré mille difficultés avant son départ, le poète
et la duchesse. Mais le repas continuait, les plats étaient enlevés les
uns après les autres, non sans fournir à Mme de Guermantes l'occasion de
spirituelles plaisanteries ou de fines historiettes. Cependant le poète
mangeait toujours sans que duc ou duchesse eussent eu l'air de se
rappeler qu'il était poète. Et bientôt le déjeuner était fini et on se
disait adieu, sans avoir dit un mot de la poésie, que tout le monde
pourtant aimait, mais dont, par une réserve analogue à celle dont Swann
m'avait donné l'avant-goût, personne ne parlait. Cette réserve était
simplement de bon ton. Mais pour le tiers, s'il y réfléchissait un peu,
elle avait quelque chose de fort mélancolique, et les repas du milieu
Guermantes faisaient alors penser à ces heures que des amoureux timides
passent souvent ensemble à parler de banalités jusqu'au moment de se
quitter, et sans que, soit timidité, pudeur, ou maladresse, le grand
secret qu'ils seraient plus heureux d'avouer ait pu jamais passer de
leur coeur à leurs lèvres. D'ailleurs il faut ajouter que ce silence
gardé sur les choses profondes qu'on attendait toujours en vain le
moment de voir aborder, s'il pouvait passer pour caractéristique de la
duchesse, n'était pas chez elle absolu. Mme de Guermantes avait passé sa
jeunesse dans un milieu un peu différent, aussi aristocratique, mais
moins brillant et surtout moins futile que celui où elle vivait
aujourd'hui, et de grande culture. Il avait laissé à sa frivolité
actuelle une sorte de tuf plus solide, invisiblement nourricier et où
même la duchesse allait chercher (fort rarement car elle détestait le
pédantisme) quelque citation de Victor Hugo ou de Lamartine qui, fort
bien appropriée, dite avec un regard senti de ses beaux yeux, ne
manquait pas de surprendre et de charmer. Parfois même, sans
prétentions, avec pertinence et simplicité, elle donnait à un auteur
dramatique académicien quelque conseil sagace, lui faisait atténuer une
situation ou changer un dénouement.
Si, dans le salon de Mme de Villeparisis, tout autant que dans l'église
de Combray, au mariage de Mlle Percepied, j'avais peine à retrouver dans
le beau visage, trop humain, de Mme de Guermantes, l'inconnu de son nom,
je pensais du moins que, quand elle parlerait, sa causerie, profonde,
mystérieuse, aurait une étrangeté de tapisserie médiévale, de vitrail
gothique. Mais pour que je n'eusse pas été déçu par les paroles que
j'entendrais prononcer à une personne qui s'appelait Mme de Guermantes,
même si je ne l'eusse pas aimée, il n'eût pas suffi que les paroles
fussent fines, belles et profondes, il eût fallu qu'elles reflétassent
cette couleur amarante de la dernière syllabe de son nom, cette couleur
que je m'étais dès le premier jour étonné de ne pas trouver dans sa
personne et que j'avais fait se réfugier dans sa pensée. Sans doute
j'avais déjà entendu Mme de Villeparisis, Saint-Loup, des gens dont
l'intelligence n'avait rien d'extraordinaire prononcer sans précaution
ce nom de Guermantes, simplement comme étant celui d'une personne qui
allait venir en visite ou avec qui on devait dîner, en n'ayant pas l'air
de sentir, dans ce nom, des aspects de bois jaunissants et tout un
mystérieux coin de province. Mais ce devait être une affectation de leur
part comme quand les poètes classiques ne nous avertissent pas des
intentions profondes qu'ils ont cependant eues, affectation que moi
aussi je m'efforçais d'imiter en disant sur le ton le plus naturel: la
duchesse de Guermantes, comme un nom qui eût ressemblé à d'autres. Du
reste tout le monde assurait que c'était une femme très intelligente,
d'une conversation spirituelle, vivant dans une petite coterie des plus
intéressantes: paroles qui se faisaient complices de mon rêve. Car quand
ils disaient coterie intelligente, conversation spirituelle, ce n'est
nullement l'intelligence telle que je la connaissais que j'imaginais,
fût-ce celle des plus grands esprits, ce n'était nullement de gens comme
Bergotte que je composais cette coterie. Non, par intelligence,
j'entendais une faculté ineffable, dorée, imprégnée d'une fraîcheur
sylvestre. Même en tenant les propos les plus intelligents (dans le sens
où je prenais le mot «intelligent» quand il s'agissait d'un philosophe
ou d'un critique), Mme de Guermantes aurait peut-être déçu plus encore
mon attente d'une faculté si particulière, que si, dans une conversation
insignifiante, elle s'était contentée de parler de recettes de cuisine
ou de mobilier de château, de citer des noms de voisines ou de parents à
elle, qui m'eussent évoqué sa vie.
--Je croyais trouver Basin ici, il comptait venir vous voir, dit Mme de
Guermantes à sa tante.
--Je ne l'ai pas vu, ton mari, depuis plusieurs jours, répondit d'un
ton susceptible et fâché Mme de Villeparisis. Je ne l'ai pas vu, ou
enfin peut-être une fois, depuis cette charmante plaisanterie de se
faire annoncer comme la reine de Suède.
Pour sourire Mme de Guermantes pinça le coin de ses lèvres comme si elle
avait mordu sa voilette.
--Nous avons dîné avec elle hier chez Blanche Leroi, vous ne la
reconnaîtriez pas, elle est devenue énorme, je suis sûre qu'elle est
malade.
--Je disais justement à ces messieurs que tu lui trouvais l'air d'une
grenouille.
Mme de Guermantes fit entendre une espèce de bruit rauque qui signifiait
qu'elle ricanait par acquit de conscience.
--Je ne savais pas que j'avais fait cette jolie comparaison, mais, dans
ce cas, maintenant c'est la grenouille qui a réussi à devenir aussi
grosse que le boeuf. Ou plutôt ce n'est pas tout à fait cela, parce que
toute sa grosseur s'est amoncelée sur le ventre, c'est plutôt une
grenouille dans une position intéressante.
--Ah! je trouve ton image drôle, dit Mme de Villeparisis qui était au
fond assez fière, pour ses visiteurs, de l'esprit de sa nièce.
--Elle est surtout _arbitraire_, répondit Mme de Guermantes en détachant
ironiquement cette épithète choisie, comme eût fait Swann, car j'avoue
n'avoir jamais vu de grenouille en couches. En tout cas cette
grenouille, qui d'ailleurs ne demande pas de roi, car je ne l'ai jamais
vue plus folâtre que depuis la mort de son époux, doit venir dîner à la
maison un jour de la semaine prochaine. J'ai dit que je vous
préviendrais à tout hasard.
Mme de Villeparisis fit entendre une sorte de grommellement indistinct.
--Je sais qu'elle a dîné avant-hier chez Mme de Mecklembourg,
ajouta-t-elle. Il y avait Hannibal de Bréauté. Il est venu me le
raconter, assez drôlement je dois dire.
--Il y avait à ce dîner quelqu'un de bien plus spirituel encore que
Babal, dit Mme de Guermantes, qui, si intime qu'elle fût avec M. de
Bréauté-Consalvi, tenait à le montrer en l'appelant par ce diminutif.
C'est M. Bergotte.
Je n'avais pas songé que Bergotte pût être considéré comme spirituel; de
plus il m'apparaissait comme mêlé à l'humanité intelligente,
c'est-à-dire infiniment distant de ce royaume mystérieux que j'avais
aperçu sous les toiles de pourpre d'une baignoire et où M. de Bréauté,
faisant rire la duchesse, tenait avec elle, dans la langue des Dieux,
cette chose inimaginable: une conversation entre gens du faubourg
Saint-Germain. Je fus navré de voir l'équilibre se rompre et Bergotte
passer par-dessus M. de Bréauté. Mais, surtout, je fus désespéré d'avoir
évité Bergotte le soir de _Phèdre_, de ne pas être allé à lui, en
entendant Mme de Guermantes dire à Mme de Villeparisis:
--C'est la seule personne que j'aie envie de connaître, ajouta la
duchesse en qui on pouvait toujours, comme au moment d'une marée
spirituelle, voir le flux d'une curiosité à l'égard des intellectuels
célèbres croiser en route le reflux du snobisme aristocratique. Cela me
ferait un plaisir!
La présence de Bergotte à côté de moi, présence qu'il m'eût été si
facile d'obtenir, mais que j'aurais crue capable de donner une mauvaise
idée de moi à Mme de Guermantes, eût sans doute eu au contraire pour
résultat qu'elle m'eût fait signe de venir dans sa baignoire et m'eût
demandé d'amener un jour déjeuner le grand écrivain.
--Il paraît qu'il n'a pas été très aimable, on l'a présenté à M. de
Cobourg et il ne lui a pas dit un mot, ajouta Mme de Guermantes, en
signalant ce trait curieux comme elle aurait raconté qu'un Chinois se
serait mouché avec du papier. Il ne lui a pas dit une fois
«Monseigneur», ajouta-t-elle, d'un air amusé par ce détail aussi
important pour elle que le refus par un protestant, au cours d'une
audience du pape, de se mettre à genoux devant Sa Sainteté.
Intéressée par ces particularités de Bergotte, elle n'avait d'ailleurs
pas l'air de les trouver blâmables, et paraissait plutôt lui en faire un
mérite sans qu'elle sût elle-même exactement de quel genre. Malgré cette
façon étrange de comprendre l'originalité de Bergotte, il m'arriva plus
tard de ne pas trouver tout à fait négligeable que Mme de Guermantes, au
grand étonnement de beaucoup, trouvât Bergotte plus spirituel que M. de
Bréauté. Ces jugements subversifs, isolés et, malgré tout, justes, sont
ainsi portés dans le monde par de rares personnes supérieures aux
autres. Et ils y dessinent les premiers linéaments de la hiérarchie des
valeurs telle que l'établira la génération suivante au lieu de s'en
tenir éternellement à l'ancienne.
Le comte d'Argencourt, chargé d'affaires de Belgique et petit-cousin par
alliance de Mme de Villeparisis, entra en boitant, suivi bientôt de deux
jeunes gens, le baron de Guermantes et S. A. le duc de Châtellerault, à
qui Mme de Guermantes dit: «Bonjour, mon petit Châtellerault», d'un air
distrait et sans bouger de son pouf, car elle était une grande amie de
la mère du jeune duc, lequel avait, à cause de cela et depuis son
enfance, un extrême respect pour elle. Grands, minces, la peau et les
cheveux dorés, tout à fait de type Guermantes, ces deux jeunes gens
avaient l'air d'une condensation de la lumière printanière et vespérale
qui inondait le grand salon. Suivant une habitude qui était à la mode à
ce moment-là, ils posèrent leurs hauts de forme par terre, près d'eux.
L'historien de la Fronde pensa qu'ils étaient gênés comme un paysan
entrant à la mairie et ne sachant que faire de son chapeau. Croyant
devoir venir charitablement en aide à la gaucherie et à la timidité
qu'il leur supposait:
--Non, non, leur dit-il, ne les posez pas par terre, vous allez les
abîmer.
Un regard du baron de Guermantes, en rendant oblique le plan de ses
prunelles, y roula tout à coup une couleur d'un bleu cru et tranchant
qui glaça le bienveillant historien.
--Comment s'appelle ce monsieur, me demanda le baron, qui venait de
m'être présenté par Mme de Villeparisis?
--M. Pierre, répondis-je à mi-voix.
--Pierre de quoi?
--Pierre, c'est son nom, c'est un historien de grande valeur.
--Ah! . . . vous m'en direz tant.
--Non, c'est une nouvelle habitude qu'ont ces messieurs de poser leurs
chapeaux à terre, expliqua Mme de Villeparisis, je suis comme vous, je
ne m'y habitue pas. Mais j'aime mieux cela que mon neveu Robert qui
laisse toujours le sien dans l'antichambre. Je lui dis, quand je le vois
entrer ainsi, qu'il a l'air de l'horloger et je lui demande s'il vient
remonter les pendules.
--Vous parliez tout à l'heure, madame la marquise, du chapeau de M.
Molé, nous allons bientôt arriver à faire, comme Aristote, un chapitre
des chapeaux, dit l'historien de la Fronde, un peu rassuré par
l'intervention de Mme de Villeparisis, mais pourtant d'une voix encore
si faible que, sauf moi, personne ne l'entendit.
--Elle est vraiment étonnante la petite duchesse, dit M. d'Argencourt en
montrant Mme de Guermantes qui causait avec G. . . Dès qu'il y a un homme
en vue dans un salon, il est toujours à côté d'elle. Évidemment cela ne
peut être que le grand pontife qui se trouve là. Cela ne peut pas être
tous les jours M. de Borelli, Schlumberger ou d'Avenel. Mais alors ce
sera M. Pierre Loti ou Edmond Rostand. Hier soir, chez les Doudeauville,
où, entre parenthèses, elle était splendide sous son diadème
d'émeraudes, dans une grande robe rose à queue, elle avait d'un côté
d'elle M. Deschanel, de l'autre l'ambassadeur d'Allemagne: elle leur
tenait tête sur la Chine; le gros public, à distance respectueuse, et
qui n'entendait pas ce qu'ils disaient, se demandait s'il n'y allait pas
y avoir la guerre. Vraiment on aurait dit une reine qui tenait le
cercle.
Chacun s'était rapproché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre.
--Ces fleurs sont d'un rose vraiment céleste, dit Legrandin, je veux
dire couleur de ciel rose. Car il y a un rose ciel comme il y a un bleu
ciel. Mais, murmura-t-il pour tâcher de n'être entendu que de la
marquise, je crois que je penche encore pour le soyeux, pour l'incarnat
vivant de la copie que vous en faites. Ah! vous laissez bien loin
derrière vous Pisanello et Van Huysun, leur herbier minutieux et mort.
Un artiste, si modeste qu'il soit, accepte toujours d'être préféré à ses
rivaux et tâche seulement de leur rendre justice.
--Ce qui vous fait cet effet-là, c'est qu'ils peignaient des fleurs de
ce temps-là que nous ne connaissons plus, mais ils avaient une bien
grande science.
--Ah! des fleurs de ce temps-là, comme c'est ingénieux, s'écria
Legrandin.
--Vous peignez en effet de belles fleurs de cerisier . . . ou de roses de
mai, dit l'historien de la Fronde non sans hésitation quant à la fleur,
mais avec de l'assurance dans la voix, car il commençait à oublier
l'incident des chapeaux.
--Non, ce sont des fleurs de pommier, dit la duchesse de Guermantes en
s'adressant à sa tante.
--Ah! je vois que tu es une bonne campagnarde; comme moi, tu sais
distinguer les fleurs.
--Ah! oui, c'est vrai! mais je croyais que la saison des pommiers était
déjà passée, dit au hasard l'historien de la Fronde pour s'excuser.
--Mais non, au contraire, ils ne sont pas en fleurs, ils ne le seront
pas avant une quinzaine, peut-être trois semaines, dit l'archiviste qui,
gérant un peu les propriétés de Mme de Villeparisis, était plus au
courant des choses de la campagne.
--Oui, et encore dans les environs de Paris où ils sont très en avance.
En Normandie, par exemple, chez son père, dit-elle en désignant le duc
de Châtellerault, qui a de magnifiques pommiers au bord de la mer, comme
sur un paravent japonais, ils ne sont vraiment roses qu'après le 20 mai.
--Je ne les vois jamais, dit le jeune duc, parce que ça me donne la
fièvre des foins, c'est épatant.
--La fièvre des foins, je n'ai jamais entendu parler de cela, dit
l'historien.
--C'est la maladie à la mode, dit l'archiviste.
--Ça dépend, cela ne vous donnerait peut-être rien si c'est une année où
il y a des pommes. Vous savez le mot du Normand. Pour une année où il y
a des pommes . . . dit M. d'Argencourt, qui n'étant pas tout à fait
français, cherchait à se donner l'air parisien.
--Tu as raison, répondit à sa nièce Mme de Villeparisis, ce sont des
pommiers du Midi. C'est une fleuriste qui m'a envoyé ces branches-là en
me demandant de les accepter. Cela vous étonne, monsieur Vallenères,
dit-elle en se tournant vers l'archiviste, qu'une fleuriste m'envoie des
branches de pommier? Mais j'ai beau être une vieille dame, je connais du
monde, j'ai quelques amis, ajouta-t-elle en souriant par simplicité,
crut-on généralement, plutôt, me sembla-t-il, parce qu'elle trouvait du
piquant à tirer vanité de l'amitié d'une fleuriste quand on avait
d'aussi grandes relations.
Bloch se leva pour venir à son tour admirer les fleurs que peignait Mme
de Villeparisis.
--N'importe, marquise, dit l'historien regagnant sa chaise, quand même
reviendrait une de ces révolutions qui ont si souvent ensanglanté
l'histoire de France--et, mon Dieu, par les temps où nous vivons on ne
peut savoir, ajouta-t-il en jetant un regard circulaire et circonspect
comme pour voir s'il ne se trouvait aucun «mal pensant» dans le salon,
encore qu'il n'en doutât pas,--avec un talent pareil et vos cinq
langues, vous seriez toujours sûre de vous tirer d'affaire. L'historien
de la Fronde goûtait quelque repos, car il avait oublié ses insomnies.
Mais il se rappela soudain qu'il n'avait pas dormi depuis six jours,
alors une dure fatigue, née de son esprit, s'empara de ses jambes, lui
fit courber les épaules, et son visage désolé pendait, pareil à celui
d'un vieillard.
Bloch voulut faire un geste pour exprimer son admiration, mais d'un coup
de coude il renversa le vase où était la branche et toute l'eau se
répandit sur le tapis.
--Vous avez vraiment des doigts de fée, dit à la marquise l'historien
qui, me tournant le dos à ce moment-là, ne s'était pas aperçu de la
maladresse de Bloch.
Mais celui-ci crut que ces mots s'appliquaient à lui, et pour cacher
sous une insolence la honte de sa gaucherie:
--Cela ne présente aucune importance, dit-il, car je ne suis pas
mouillé.
Mme de Villeparisis sonna et un valet de pied vint essuyer le tapis et
ramasser les morceaux de verre. Elle invita les deux jeunes gens à sa
matinée ainsi que la duchesse de Guermantes à qui elle recommanda:
--Pense à dire à Gisèle et à Berthe (les duchesses d'Auberjon et de
Portefin) d'être là un peu avant deux heures pour m'aider, comme elle
aurait dit à des maîtres d'hôtel extras d'arriver d'avance pour faire
les compotiers.
Elle n'avait avec ses parents princiers, pas plus qu'avec M. de Norpois,
aucune de ces amabilités qu'elle avait avec l'historien, avec Cottard,
avec Bloch, avec moi, et ils semblaient n'avoir pour elle d'autre
intérêt que de les offrir en pâture à notre curiosité. C'est qu'elle
savait qu'elle n'avait pas à se gêner avec des gens pour qui elle
n'était pas une femme plus ou moins brillante, mais la soeur
susceptible, et ménagée, de leur père ou de leur oncle. Il ne lui eût
servi à rien de chercher à briller vis-à-vis d'eux, à qui cela ne
pouvait donner le change sur le fort ou le faible de sa situation, et
qui mieux que personne connaissaient son histoire et respectaient la
race illustre dont elle était issue. Mais surtout ils n'étaient plus
pour elle qu'un résidu mort qui ne fructifierait plus; ils ne lui
feraient pas connaître leurs nouveaux amis, partager leurs plaisirs.
Elle ne pouvait obtenir que leur présence ou la possibilité de parler
d'eux à sa réception de cinq heures, comme plus tard dans ses Mémoires
dont celle-ci n'était qu'une sorte de répétition, de première lecture à
haute voix devant un petit cercle. Et la compagnie que tous ces nobles
parents lui servaient à intéresser, à éblouir, à enchaîner, la compagnie
des Cottard, des Bloch, des auteurs dramatiques notoires, historiens de
la Fronde de tout genre, c'était dans celle-là que, pour Mme de
Villeparisis--à défaut de la partie du monde élégant qui n'allait pas
chez elle--étaient le mouvement, la nouveauté, les divertissements et la
vie; c'étaient ces gens-là dont elle pouvait tirer des avantages sociaux
(qui valaient bien qu'elle leur fît rencontrer quelquefois, sans qu'ils
la connussent jamais, la duchesse de Guermantes): des dîners avec des
hommes remarquables dont les travaux l'avaient intéressée, un
opéra-comique ou une pantomime toute montée que l'auteur faisait
représenter chez elle, des loges pour, des spectacles curieux. Bloch se
leva pour partir. Il avait dit tout haut que l'incident du vase de
fleurs renversé n'avait aucune importance, mais ce qu'il disait tout bas
était différent, plus différent encore ce qu'il pensait: «Quand on n'a
pas des domestiques assez bien stylés pour savoir placer un vase sans
risquer de tremper et même de blesser les visiteurs on ne se mêle pas
d'avoir de ces luxes-là», grommelait-il tout bas. Il était de ces gens
susceptibles et «nerveux» qui ne peuvent supporter d'avoir commis une
maladresse qu'ils ne s'avouent pourtant pas, pour qui elle gâte toute la
journée. Furieux, il se sentait des idées noires, ne voulait plus
retourner dans le monde. C'était le moment où un peu de distraction est
nécessaire. Heureusement, dans une seconde, Mme de Villeparisis allait
le retenir. Soit parce qu'elle connaissait les opinions de ses amis et
le flot d'antisémitisme qui commençait à monter, soit par distraction,
elle ne l'avait pas présenté aux personnes qui se trouvaient là. Lui,
cependant, qui avait peu l'usage du monde, crut qu'en s'en allant il
devait les saluer, par savoir-vivre, mais sans amabilité; il inclina
plusieurs fois le front, enfonça son menton barbu dans son faux-col,
regardant successivement chacun à travers son lorgnon, d'un air froid et
mécontent. Mais Mme de Villeparisis l'arrêta; elle avait encore à lui
parler du petit acte qui devait être donné chez elle, et d'autre part
elle n'aurait pas voulu qu'il partît sans avoir eu la satisfaction de
connaître M. de Norpois (qu'elle s'étonnait de ne pas voir entrer), et
bien que cette présentation fût superflue, car Bloch était déjà résolu à
persuader aux deux artistes dont il avait parlé de venir chanter à
l'oeil chez la marquise, dans l'intérêt de leur gloire, à une de ces
réceptions où fréquentait l'élite de l'Europe. Il avait même proposé en
plus une tragédienne «aux yeux purs, belle comme Héra», qui dirait des
proses lyriques avec le sens de la beauté plastique. Mais à son nom Mme
de Villeparisis avait refusé, car c'était l'amie de Saint-Loup.
--J'ai de meilleures nouvelles, me dit-elle à l'oreille, je crois que
cela ne bat plus que d'une aile et qu'ils ne tarderont pas à être
séparés, malgré un officier qui a joué un rôle abominable dans tout
cela, ajouta-t-elle. (Car la famille de Robert commençait à en vouloir à
mort à M. de Borodino qui avait donné la permission pour Bruges, sur les
instances du coiffeur, et l'accusait de favoriser une liaison infâme. )
C'est quelqu'un de très mal, me dit Mme de Villeparisis, avec l'accent
vertueux des Guermantes même les plus dépravés. De très, très mal,
reprit-elle en mettant trois _t_ à très. On sentait qu'elle ne doutait
pas qu'il ne fût en tiers dans toutes les orgies. Mais comme l'amabilité
était chez la marquise l'habitude dominante, son expression de sévérité
froncée envers l'horrible capitaine, dont elle dit avec une emphase
ironique le nom: le Prince de Borodino, en femme pour qui l'Empire ne
compte pas, s'acheva en un tendre sourire à mon adresse avec un
clignement d'oeil mécanique de connivence vague avec moi.
--J'aime beaucoup de Saint-Loup-en-Bray, dit Bloch, quoiqu'il soit un
mauvais chien, parce qu'il est extrêmement bien élevé. J'aime beaucoup,
pas lui, mais les personnes extrêmement bien élevées, c'est si rare,
continua-t-il sans se rendre compte, parce qu'il était lui-même très mal
élevé, combien ses paroles déplaisaient. Je vais vous citer une preuve
que je trouve très frappante de sa parfaite éducation. Je l'ai rencontré
une fois avec un jeune homme, comme il allait monter sur son char aux
belles jantes, après avoir passé lui-même les courroies splendides à
deux chevaux nourris d'avoine et d'orge et qu'il n'est pas besoin
d'exciter avec le fouet étincelant. Il nous présenta, mais je n'entendis
pas le nom du jeune homme, car on n'entend jamais le nom des personnes
à qui on vous présente, ajouta-t-il en riant parce que c'était une
plaisanterie de son père. De Saint-Loup-en-Bray resta simple, ne fit pas
de frais exagérés pour le jeune homme, ne parut gêné en aucune façon.
Or, par hasard, j'ai appris quelques jours après que le jeune homme
était le fils de Sir Rufus Israël!
La fin de cette histoire parut moins choquante que son début, car elle
resta incompréhensible pour les personnes présentes. En effet, Sir Rufus
Israël, qui semblait à Bloch et à son père un personnage presque royal
devant lequel Saint-Loup devait trembler, était au contraire aux yeux du
milieu Guermantes un étranger parvenu, toléré par le monde, et de
l'amitié de qui on n'eût pas eu l'idée de s'enorgueillir, bien au
contraire!
--Je l'ai appris, dit Bloch, par le fondé de pouvoir de Sir Rufus
Israël, lequel est un ami de mon père et un homme tout à fait
extraordinaire. Ah! un individu absolument curieux, ajouta-t-il, avec
cette énergie affirmative, cet accent d'enthousiasme qu'on n'apporte
qu'aux convictions qu'on ne s'est pas formées soi-même.
Bloch s'était montré enchanté de l'idée de connaître M. de Norpois.
--Il eût aimé, disait-il, le faire parler sur l'affaire Dreyfus. Il y a
là une mentalité que je connais mal et ce serait assez piquant de
prendre une interview à ce diplomate considérable, dit-il d'un ton
sarcastique pour ne pas avoir l'air de se juger inférieur à
l'Ambassadeur.
--Dis-moi, reprit Bloch en me parlant tout bas, quelle fortune peut
avoir Saint-Loup? Tu comprends bien que, si je te demande cela, je m'en
moque comme de l'an quarante, mais c'est au point de vue balzacien, tu
comprends. Et tu ne sais même pas en quoi c'est placé, s'il a des
valeurs, françaises, étrangères, des terres?
Je ne pus le renseigner en rien. Cessant de parler à mi-voix, Bloch
demanda très haut la permission d'ouvrir les fenêtres et, sans attendre
la réponse, se dirigea vers celles-ci. Mme de Villeparisis dit qu'il
était impossible d'ouvrir, qu'elle était enrhumée. «Ah! si ça doit vous
faire du mal! répondit Bloch, déçu. Mais on peut dire qu'il fait chaud!
»
Et se mettant à rire, il fit faire à ses regards qui tournèrent autour
de l'assistance une quête qui réclamait un appui contre Mme de
Villeparisis. Il ne le rencontra pas, parmi ces gens bien élevés. Ses
yeux allumés, qui n'avaient pu débaucher personne, reprirent avec
résignation leur sérieux; il déclara en matière de défaite: «Il fait au
moins 22 degrés 25! Cela ne m'étonne pas. Je suis presque en nage. Et je
n'ai pas, comme le sage Anténor, fils du fleuve Alpheios, la faculté de
me tremper dans l'onde paternelle, pour étancher ma sueur, avant de me
mettre dans une baignoire polie et de m'oindre d'une huile parfumée. » Et
avec ce besoin qu'on a d'esquisser à l'usage des autres des théories
médicales dont l'application serait favorable à notre propre bien-être:
«Puisque vous croyez que c'est bon pour vous! Moi je crois tout le
contraire. C'est justement ce qui vous enrhume. »
Mme de Villeparisis regretta qu'il eût dit cela aussi tout haut, mais
n'y attacha pas grande importance quand elle vit que l'archiviste, dont
les opinions nationalistes la tenaient pour ainsi dire à la chaîne, se
trouvait placé trop loin pour avoir pu entendre. Elle fut plus choquée
d'entendre que Bloch, entraîné par le démon de sa mauvaise éducation qui
l'avait préalablement rendu aveugle, lui demandait, en riant à la
plaisanterie paternelle: «N'ai-je pas lu de lui une savante étude où il
démontrait pour quelles raisons irréfutables la guerre russo-japonaise
devait se terminer par la victoire des Russes et la défaite des
Japonais? Et n'est-il pas un peu gâteux? Il me semble que c'est lui que
j'ai vu viser son siège, avant d'aller s'y asseoir, en glissant comme
sur des roulettes. »
--Jamais de la vie! Attendez un instant, ajouta la marquise, je ne sais
pas ce qu'il peut faire.
Elle sonna et quand le domestique fut entré, comme elle ne dissimulait
nullement et même aimait à montrer que son vieil ami passait la plus
grande partie de son temps chez elle:
--Allez donc dire à M. de Norpois de venir, il est en train de classer
des papiers dans mon bureau, il a dit qu'il viendrait dans vingt minutes
et voilà une heure trois quarts que je l'attends. Il vous parlera de
l'affaire Dreyfus, de tout ce que vous voudrez, dit-elle d'un ton
boudeur à Bloch, il n'approuve pas beaucoup ce qui se passe.
Car M. de Norpois était mal avec le ministère actuel et Mme de
Villeparisis, bien qu'il ne se fût pas permis de lui amener des
personnes du gouvernement (elle gardait tout de même sa hauteur de dame
de la grande aristocratie et restait en dehors et au-dessus des
relations qu'il était obligé de cultiver), était tenue par lui au
courant de ce qui se passait. De même ces nommes politiques du régime
n'auraient pas osé demander à M. de Norpois de les présenter à Mme de
Villeparisis. Mais plusieurs étaient aller le chercher chez elle à la
campagne, quand ils avaient eu besoin de son concours dans des
circonstances graves. On savait l'adresse. On allait au château. On ne
voyait pas la châtelaine. Mais au dîner elle disait: «Monsieur, je sais
qu'on est venu vous déranger. Les affaires vont-elles mieux? »
--Vous n'êtes pas trop pressé? demanda Mme de Villeparisis à Bloch?
--Non, non, je voulais partir parce que je ne suis pas très bien, il est
même question que je fasse une cure à Vichy pour ma vésicule biliaire,
dit-il en articulant ces mots avec une ironie satanique.
--Tiens, mais justement mon petit-neveu Châtellerault doit y aller, vous
devriez arranger cela ensemble. Est-ce qu'il est encore là? Il est
gentil, vous savez, dit Mme de Villeparisis de bonne foi peut-être, et
pensant que des gens qu'elle connaissait tous deux n'avaient aucune
raison de ne pas se lier.
--Oh! je ne sais si ça lui plairait, je ne le connais . . . qu'à peine, il
est là-bas plus loin, dit Bloch confus et ravi.
Le maître d'hôtel n'avait pas dû exécuter d'une façon complète la
commission dont il venait d'être chargé pour M. de Norpois. Car
celui-ci, pour faire croire qu'il arrivait du dehors et n'avait pas
encore vu la maîtresse de la maison, prit au hasard un chapeau dans
l'antichambre et vint baiser cérémonieusement la main de Mme de
Villeparisis, en lui demandant de ses nouvelles avec le même intérêt
qu'on manifeste après une longue absence. Il ignorait que la marquise de
Villeparisis avait préalablement ôté toute vraisemblance à cette
comédie, à laquelle elle coupa court d'ailleurs en emmenant M. de
Norpois et Bloch dans un salon voisin. Bloch, qui avait vu toutes les
amabilités qu'on faisait à celui qu'il ne savait pas encore être M. de
Norpois, et les saluts compassés, gracieux et profonds par lesquels
l'Ambassadeur y répondait, Bloch se sentait inférieur à tout ce
cérémonial et, vexé de penser qu'il ne s'adresserait jamais à lui,
m'avait dit pour avoir l'air à l'aise: «Qu'est-ce que cette espèce
d'imbécile? » Peut-être du reste toutes les salutations de M. de Norpois
choquant ce qu'il y avait de meilleur en Bloch, la franchise plus
directe d'un milieu moderne, est-ce en partie sincèrement qu'il les
trouvait ridicules. En tout cas elles cessèrent de le lui paraître et
même l'enchantèrent dès la seconde où ce fut lui, Bloch, qui se trouva
en être l'objet.
--Monsieur l'Ambassadeur, dit Mme de Villeparisis, je voudrais vous
faire connaître Monsieur. Monsieur Bloch, Monsieur le marquis de
Norpois. Elle tenait, malgré la façon dont elle rudoyait M. de Norpois,
à lui dire: «Monsieur l'Ambassadeur» par savoir-vivre, par considération
exagérée du rang d'ambassadeur, considération que le marquis lui avait
inculquée, et enfin pour appliquer ces manières moins familières, plus
cérémonieuses à l'égard d'un certain homme, lesquelles dans le salon
d'une femme distinguée, tranchant avec la liberté dont elle use avec ses
autres habitués, désignent aussitôt son amant.
M. de Norpois noya son regard bleu dans sa barbe blanche, abaissa
profondément sa haute taille comme s'il l'inclinait devant tout ce que
lui représentait de notoire et d'imposant le nom de Bloch, murmura «je
suis enchanté», tandis que son jeune interlocuteur, ému mais trouvant
que le célèbre diplomate allait trop loin, rectifia avec empressement et
dit: «Mais pas du tout, au contraire, c'est moi qui suis enchanté! » Mais
cette cérémonie, que M. de Norpois par amitié pour Mme de Villeparisis
renouvelait avec chaque inconnu que sa vieille amie lui présentait, ne
parut pas à celle-ci une politesse suffisante pour Bloch à qui elle dit:
--Mais demandez-lui tout ce que vous voulez savoir, emmenez-le à côté si
cela est plus commode; il sera enchanté de causer avec vous. Je crois
que vous vouliez lui parler de l'affaire Dreyfus, ajouta-t-elle sans
plus se préoccuper si cela faisait plaisir à M. de Norpois qu'elle n'eût
pensé à demander leur agrément au portrait de la duchesse de Montmorency
avant de le faire éclairer pour l'historien, ou au thé avant d'en offrir
une tasse.
--Parlez-lui fort, dit-elle à Bloch, il est un peu sourd, mais il vous
dira tout ce que vous voudrez, il a très bien connu Bismarck, Cavour.
N'est-ce pas, Monsieur, dit-elle avec force, vous avez bien connu Bismarck?
--Avez-vous quelque chose sur le chantier? me demanda M. de Norpois avec
un signe d'intelligence en me serrant la main cordialement. J'en
profitai pour le débarrasser obligeamment du chapeau qu'il avait cru
devoir apporter en signe de cérémonie, car je venais de m'apercevoir que
c'était le mien qu'il avait pris par hasard. «Vous m'aviez montré une
oeuvrette un peu tarabiscotée où vous coupiez les cheveux en quatre. Je
vous ai donné franchement mon avis; ce que vous aviez fait ne valait pas
la peine que vous le couchiez sur le papier. Nous préparez-vous quelque
chose? Vous êtes très féru de Bergotte, si je me souviens bien. --Ah! ne
dites pas de mal de Bergotte, s'écria la duchesse. --Je ne conteste pas
son talent de peintre, nul ne s'en aviserait, duchesse. Il sait graver
au burin ou à l'eau-forte, sinon brosser, comme M. Cherbuliez, une
grande composition. Mais il me semble que notre temps fait une confusion
de genres et que le propre du romancier est plutôt de nouer une intrigue
et d'élever les coeurs que de fignoler à la pointe sèche un frontispice
ou un cul-de-lampe. Je verrai votre père dimanche chez ce brave A. J. ,
ajouta-t-il en se tournant vers moi.
J'espérai un instant, en le voyant parler à Mme de Guermantes, qu'il me
prêterait peut-être pour aller chez elle l'aide qu'il m'avait refusée
pour aller chez M. Swann. «Une autre de mes grandes admirations, lui
dis-je, c'est Elstir. Il paraît que la duchesse de Guermantes en a de
merveilleux, notamment cette admirable botte de radis que j'ai aperçue à
l'Exposition et que j'aimerais tant revoir; quel chef-d'oeuvre que ce
tableau! » Et en effet, si j'avais été un homme en vue, et qu'on m'eût
demandé le morceau de peinture que je préférais, j'aurais cité cette
botte de radis.
--Un chef-d'oeuvre? s'écria M. de Norpois avec un air d'étonnement et
de blâme. Ce n'a même pas la prétention d'être un tableau, mais une
simple esquisse (il avait raison). Si vous appelez chef-d'oeuvre cette
vive pochade, que direz-vous de la «Vierge» d'Hébert ou de
Dagnan-Bouveret?
--J'ai entendu que vous refusiez l'amie de Robert, dit Mme de Guermantes
à sa tante après que Bloch eût pris à part l'Ambassadeur, je crois que
vous n'avez rien à regretter, vous savez que c'est une horreur, elle n'a
pas l'ombre de talent, et en plus elle est grotesque.
--Mais comment la connaissez-vous, duchesse? dit M. d'Argencourt.
--Mais comment, vous ne savez pas qu'elle a joué chez moi avant tout le
monde? je n'en suis pas plus fière pour cela, dit en riant Mme de
Guermantes, heureuse pourtant, puisqu'on parlait de cette actrice, de
faire savoir qu'elle avait eu la primeur de ses ridicules. Allons, je
n'ai plus qu'à partir, ajouta-t-elle sans bouger.
Elle venait de voir entrer son mari, et par les mots qu'elle prononçait,
faisait allusion au comique d'avoir l'air de faire ensemble une visite
de noces, nullement aux rapports souvent difficiles qui existaient entre
elle et cet énorme gaillard vieillissant, mais qui menait toujours une
vie de jeune homme. Promenant sur le grand nombre de personnes qui
entouraient la table à thé les regards affables, malicieux et un peu
éblouis par les rayons du soleil couchant, de ses petites prunelles
rondes et exactement logées dans l'oeil comme les «mouches» que savait
viser et atteindre si parfaitement l'excellent tireur qu'il était, le
duc s'avançait avec une lenteur émerveillée et prudente comme si,
intimidé par une si brillante assemblée, il eût craint de marcher sur
les robes et de déranger les conversations. Un sourire permanent de bon
roi d'Yvetot légèrement pompette, une main à demi dépliée flottant,
comme l'aileron d'un requin, à côté de sa poitrine, et qu'il laissait
presser indistinctement par ses vieux amis et par les inconnus qu'on lui
présentait, lui permettaient, sans avoir à faire un seul geste ni à
interrompre sa tournée débonnaire, fainéante et royale, de satisfaire à
l'empressement de tous, en murmurant seulement: «Bonsoir, mon bon»,
«bonsoir mon cher ami», «charmé monsieur Bloch», «bonsoir Argencourt»,
et près de moi, qui fus le plus favorisé quand il eut entendu mon nom:
«Bonsoir, mon petit voisin, comment va votre père? Quel brave homme! » Il
ne fit de grandes démonstrations que pour Mme de Villeparisis, qui lui
dit bonjour d'un signe de tête en sortant une main de son petit tablier.
Formidablement riche dans un monde où on l'est de moins en moins, ayant
assimilé à sa personne, d'une façon permanente, la notion de cette
énorme fortune, en lui la vanité du grand seigneur était doublée de
celle de l'homme d'argent, l'éducation raffinée du premier arrivant tout
juste à contenir la suffisance du second. On comprenait d'ailleurs que
ses succès de femmes, qui faisaient le malheur de la sienne, ne fussent
pas dus qu'à son nom et à sa fortune, car il était encore d'une grande
beauté, avec, dans le profil, la pureté, la décision de contour de
quelque dieu grec.
--Vraiment, elle a joué chez vous? demanda M. d'Argencourt à la
duchesse.
--Mais voyons, elle est venue réciter, avec un bouquet de lis dans la
main et d'autres lis «su» sa robe. (Mme de Guermantes mettait, comme Mme
de Villeparisis, de l'affectation à prononcer certains mots d'une façon
très paysanne, quoiqu'elle ne roulât nullement les _r_ comme faisait sa
tante. )
Avant que M. de Norpois, contraint et forcé, n'emmenât Bloch dans la
petite baie où ils pourraient causer ensemble, je revins un instant vers
le vieux diplomate et lui glissai un mot d'un fauteuil académique pour
mon père. Il voulut d'abord remettre la conversation à plus tard. Mais
j'objectai que j'allais partir pour Balbec. «Comment! vous allez de
nouveau à Balbec? Mais vous êtes un véritable globe-trotter! » Puis il
m'écouta. Au nom de Leroy-Beaulieu, M. de Norpois me regarda d'un air
soupçonneux. Je me figurai qu'il avait peut-être tenu à M.
Leroy-Beaulieu des propos désobligeants pour mon père, et qu'il
craignait que l'économiste ne les lui eût répétés. Aussitôt, il parut
animé d'une véritable affection pour mon père. Et après un de ces
ralentissements du débit où tout d'un coup une parole éclate, comme
malgré celui qui parle, et chez qui l'irrésistible conviction emporte
les efforts bégayants qu'il faisait pour se taire: «Non, non, me dit-il
avec émotion, il ne _faut pas_ que votre père se présente. Il ne le faut
pas dans son intérêt, pour lui-même, par respect pour sa valeur qui est
grande et qu'il compromettrait dans une pareilles aventure. Il vaut mieux
que cela. Fût-il nommé, il aurait tout à perdre et rien à gagner. Dieu
merci, il n'est pas orateur. Et c'est la seule chose qui compte auprès
de mes chers collègues, quand même ce qu'on dit ne serait que
turlutaines. Votre père a un but important dans la vie; il doit y
marcher droit, sans se laisser détourner à battre les buissons, fût-ce
les buissons, d'ailleurs plus épineux que fleuris, du jardin d'Academus.
D'ailleurs il ne réunirait que quelques voix. L'Académie aime à faire
faire un stage au postulant avant de l'admettre dans son giron.
Actuellement, il n'y a rien à faire. Plus tard je ne dis pas. Mais il
faut que ce soit la Compagnie elle-même qui vienne le chercher. Elle
pratique avec plus de fétichisme que de bonheur le «_Farà da se_» de nos
voisins d'au delà des Alpes. Leroy-Beaulieu m'a parlé de tout cela d'une
manière qui ne m'a pas plu. Il m'a du reste semblé à vue de nez avoir
partie liée avec votre père. Je lui ai peut-être fait sentir un peu
vivement qu'habitué à s'occuper de cotons et de métaux, il
méconnaissait le rôle des impondérables, comme disait Bismarck. Ce qu'il
faut éviter avant tout, c'est que votre père se présente: _Principiis
obsta_. Ses amis se trouveraient dans une position délicate s'il les
mettait en présence du fait accompli. Tenez, dit-il brusquement d'un air
de franchise, en fixant ses yeux bleus sur moi, je vais vous dire une
chose qui va vous étonner de ma part à moi qui aime tant votre père. Eh
bien, justement parce que je l'aime, justement (nous sommes les deux
inséparables, _Arcades ambo_) parce que je sais les services qu'il peut
rendre à son pays, les écueils qu'il peut lui éviter s'il reste à la
barre, par affection, par haute estime, par patriotisme, je ne voterais
pas pour lui. Du reste, je crois l'avoir laissé entendre. (Et je crus
apercevoir dans ses yeux le profil assyrien et sévère de
Leroy-Beaulieu. ) Donc lui donner ma voix serait de ma part une sorte de
palinodie. A plusieurs reprises, M. de Norpois traita ses collègues de
fossiles. En dehors des autres raisons, tout membre d'un club ou d'une
Académie aime à investir ses collègues du genre de caractère le plus
contraire au sien, moins pour l'utilité de pouvoir dire: «Ah! si cela ne
dépendait que de moi! » que pour la satisfaction de présenter le titre
qu'il a obtenu comme plus difficile et plus flatteur. «Je vous dirai,
conclut-il, que, dans votre intérêt à tous, j'aime mieux pour votre père
une élection triomphale dans dix ou quinze ans. » Paroles qui furent
jugées par moi comme dictées, sinon par la jalousie, au moins par un
manque absolu de serviabilité et qui se trouvèrent recevoir plus tard,
de l'événement même, un sens différent.
--Vous n'avez pas l'intention d'entretenir l'Institut du prix du pain
pendant la Fronde? demanda timidement l'historien de la Fronde à M. de
Norpois. Vous pourriez trouver là un succès considérable (ce qui
voulait dire me faire une réclame monstre), ajouta-t-il en souriant à
l'Ambassadeur avec une pusillanimité mais aussi une tendresse qui lui
fit lever les paupières et découvrir ses yeux, grands comme un ciel. Il
me semblait avoir vu ce regard, pourtant je ne connaissais que
d'aujourd'hui l'historien. Tout d'un coup je me rappelai: ce même
regard, je l'avais vu dans les yeux d'un médecin brésilien qui
prétendait guérir les étouffements du genre de ceux que j'avais par
d'absurdes inhalations d'essences de plantes. Comme, pour qu'il prît
plus soin de moi, je lui avais dit que je connaissais le professeur
Cottard, il m'avait répondu, comme dans l'intérêt de Cottard: «Voilà un
traitement, si vous lui en parliez, qui lui fournirait la matière d'une
retentissante communication à l'Académie de médecine! » Il n'avait osé
insister mais m'avait regardé de ce même air d'interrogation timide,
intéressée et suppliante que je venais d'admirer chez l'historien de la
Fronde. Certes ces deux hommes ne se connaissaient pas et ne se
ressemblaient guère, mais les lois psychologiques ont comme les lois
physiques une certaine généralité. Et les conditions nécessaires sont
les mêmes, un même regard éclaire des animaux humains différents, comme
un même ciel matinal des lieux de la terre situés bien loin l'un de
l'autre et qui ne se sont jamais vus. Je n'entendis pas la réponse de
l'Ambassadeur, car tout le monde, avec un peu de brouhaha, s'était
approché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre.
--Vous savez de qui nous parlons, Basin? dit la duchesse à son mari.
--Naturellement je devine, dit le duc.
--Ah! ce n'est pas ce que nous appelons une comédienne de la grande
lignée.
--Jamais, reprit Mme de Guermantes s'adressant à M. d'Argencourt, vous
n'avez imaginé quelque chose de plus risible.
--C'était même drolatique, interrompit M. de Guermantes dont le bizarre
vocabulaire permettait à la fois aux gens du monde de dire qu'il n'était
pas un sot et aux gens de lettres de le trouver le pire des imbéciles.
--Je ne peux pas comprendre, reprit la duchesse, comment Robert a jamais
pu l'aimer. Oh! je sais bien qu'il ne faut jamais discuter ces
choses-là, ajouta-t-elle avec une jolie moue de philosophe et de
sentimentale désenchantée. Je sais que n'importe qui peut aimer
n'importe quoi. Et, ajouta-t-elle--car si elle se moquait encore de la
littérature nouvelle, celle-ci, peut-être par la vulgarisation des
journaux ou à travers certaines conversations, s'était un peu infiltrée
en elle--c'est même ce qu'il y a de beau dans l'amour, parce que c'est
justement ce qui le rend «mystérieux».
--Mystérieux! Ah! j'avoue que c'est un peu fort pour moi, ma cousine,
dit le comte d'Argencourt.
--Mais si, c'est très mystérieux, l'amour, reprit la duchesse avec un
doux sourire de femme du monde aimable, mais aussi avec l'intransigeante
conviction d'une wagnérienne qui affirme à un homme du cercle qu'il n'y
a pas que du bruit dans la _Walkyrie_. Du reste, au fond, on ne sait pas
pourquoi une personne en aime une autre; ce n'est peut-être pas du tout
pour ce que nous croyons, ajouta-t-elle en souriant, repoussant ainsi
tout d'un coup par son interprétation l'idée qu'elle venait d'émettre.
Du reste, au fond on ne sait jamais rien, conclut-elle d'un air
sceptique et fatigué. Aussi, voyez-vous, c'est plus «intelligent»; il ne
faut jamais discuter le choix des amants.
Mais après avoir posé ce principe, elle y manqua immédiatement en
critiquant le choix de Saint-Loup.
--Voyez-vous, tout de même, je trouve étonnant qu'on puisse trouver de
la séduction à une personne ridicule.
Bloch entendant que nous parlions de Saint-Loup, et comprenant qu'il
était à Paris, se mit à en dire un mal si épouvantable que tout le monde
en fut révolté. Il commençait à avoir des haines, et on sentait que pour
les assouvir il ne reculerait devant rien. Ayant posé en principe qu'il
avait une haute valeur morale, et que l'espèce de gens qui fréquentait
la Boulie (cercle sportif qui lui semblait élégant) méritait le bagne,
tous les coups qu'il pouvait leur porter lui semblaient méritoires. Il
alla une fois jusqu'à parler d'un procès qu'il voulait intenter à un de
ses amis de la Boulie. Au cours de ce procès, il comptait déposer d'une
façon mensongère et dont l'inculpé ne pourrait pas cependant prouver la
fausseté. De cette façon, Bloch, qui ne mit du reste pas à exécution son
projet, pensait le désespérer et l'affoler davantage. Quel mal y
avait-il à cela, puisque celui qu'il voulait frapper ainsi était un
homme qui ne pensait qu'au chic, un homme de la Boulie, et que contre de
telles gens toutes les armes sont permises, surtout à un Saint, comme
lui, Bloch?
--Pourtant, voyez Swann, objecta M. d'Argencourt qui, venant enfin de
comprendre le sens des paroles qu'avait prononcées sa cousine, était
frappé de leur justesse et cherchait dans sa mémoire l'exemple de gens
ayant aimé des personnes qui à lui ne lui eussent pas plu.
--Ah! Swann ce n'est pas du tout le même cas, protesta la duchesse.
C'était très étonnant tout de même parce que c'était une brave idiote,
mais elle n'était pas ridicule et elle a été jolie.
--Hou, hou, grommela Mme de Villeparisis.
--Ah! vous ne la trouviez pas jolie? si, elle avait des choses
charmantes, de bien jolis yeux, de jolis cheveux, elle s'habillait et
elle s'habille encore merveilleusement. Maintenant, je reconnais qu'elle
est immonde, mais elle a été une ravissante personne.
s'ennuyait auprès des femmes, si leur qualité princière ne leur donnait
pas un intérêt particulier. Mais les épouses éliminées se trompaient
quand elles s'imaginaient qu'elle ne voulait recevoir que des hommes
pour pouvoir parler littérature, science et philosophie. Car elle n'en
parlait jamais, du moins avec les grands intellectuels. Si, en vertu de
la même tradition de famille qui fait que les filles de grands
militaires gardent au milieu de leurs préoccupations les plus vaniteuses
le respect des choses de l'armée, petite-fille de femmes qui avaient été
liées avec Thiers, Mérimée et Augier, elle pensait qu'avant tout il faut
garder dans son salon une place aux gens d'esprit, mais avait d'autre
part retenu de la façon à la fois condescendante et intime dont ces
hommes célèbres étaient reçus à Guermantes le pli de considérer les gens
de talent comme des relations familières dont le talent ne vous éblouit
pas, à qui on ne parle pas de leurs oeuvres, ce qui ne les intéresserait
d'ailleurs pas. Puis le genre d'esprit Mérimée et Meilhac et Halévy, qui
était le sien, la portait, par contraste avec le sentimentalisme verbal
d'une époque antérieure, à un genre de conversation qui rejette tout ce
qui est grandes phrases et expression de sentiments élevés, et faisait
qu'elle mettait une sorte d'élégance quand elle était avec un poète ou
un musicien à ne parler que des plats qu'on mangeait ou de la partie de
cartes qu'on allait faire. Cette abstention avait, pour un tiers peu au
courant, quelque chose de troublant qui allait jusqu'au mystère. Si Mme
de Guermantes lui demandait s'il lui ferait plaisir d'être invité avec
tel poète célèbre, dévoré de curiosité il arrivait à l'heure dite. La
duchesse parlait au poète du temps qu'il faisait. On passait à table.
«Aimez-vous cette façon de faire les oeufs? » demandait-elle au poète.
Devant son assentiment, qu'elle partageait, car tout ce qui était chez
elle lui paraissait exquis, jusqu'à un cidre affreux qu'elle faisait
venir de Guermantes: «Redonnez des oeufs à monsieur», ordonnait-elle au
maître d'hôtel, cependant que le tiers, anxieux, attendait toujours ce
qu'avaient sûrement eu l'intention de se dire, puisqu'ils avaient
arrangé de se voir malgré mille difficultés avant son départ, le poète
et la duchesse. Mais le repas continuait, les plats étaient enlevés les
uns après les autres, non sans fournir à Mme de Guermantes l'occasion de
spirituelles plaisanteries ou de fines historiettes. Cependant le poète
mangeait toujours sans que duc ou duchesse eussent eu l'air de se
rappeler qu'il était poète. Et bientôt le déjeuner était fini et on se
disait adieu, sans avoir dit un mot de la poésie, que tout le monde
pourtant aimait, mais dont, par une réserve analogue à celle dont Swann
m'avait donné l'avant-goût, personne ne parlait. Cette réserve était
simplement de bon ton. Mais pour le tiers, s'il y réfléchissait un peu,
elle avait quelque chose de fort mélancolique, et les repas du milieu
Guermantes faisaient alors penser à ces heures que des amoureux timides
passent souvent ensemble à parler de banalités jusqu'au moment de se
quitter, et sans que, soit timidité, pudeur, ou maladresse, le grand
secret qu'ils seraient plus heureux d'avouer ait pu jamais passer de
leur coeur à leurs lèvres. D'ailleurs il faut ajouter que ce silence
gardé sur les choses profondes qu'on attendait toujours en vain le
moment de voir aborder, s'il pouvait passer pour caractéristique de la
duchesse, n'était pas chez elle absolu. Mme de Guermantes avait passé sa
jeunesse dans un milieu un peu différent, aussi aristocratique, mais
moins brillant et surtout moins futile que celui où elle vivait
aujourd'hui, et de grande culture. Il avait laissé à sa frivolité
actuelle une sorte de tuf plus solide, invisiblement nourricier et où
même la duchesse allait chercher (fort rarement car elle détestait le
pédantisme) quelque citation de Victor Hugo ou de Lamartine qui, fort
bien appropriée, dite avec un regard senti de ses beaux yeux, ne
manquait pas de surprendre et de charmer. Parfois même, sans
prétentions, avec pertinence et simplicité, elle donnait à un auteur
dramatique académicien quelque conseil sagace, lui faisait atténuer une
situation ou changer un dénouement.
Si, dans le salon de Mme de Villeparisis, tout autant que dans l'église
de Combray, au mariage de Mlle Percepied, j'avais peine à retrouver dans
le beau visage, trop humain, de Mme de Guermantes, l'inconnu de son nom,
je pensais du moins que, quand elle parlerait, sa causerie, profonde,
mystérieuse, aurait une étrangeté de tapisserie médiévale, de vitrail
gothique. Mais pour que je n'eusse pas été déçu par les paroles que
j'entendrais prononcer à une personne qui s'appelait Mme de Guermantes,
même si je ne l'eusse pas aimée, il n'eût pas suffi que les paroles
fussent fines, belles et profondes, il eût fallu qu'elles reflétassent
cette couleur amarante de la dernière syllabe de son nom, cette couleur
que je m'étais dès le premier jour étonné de ne pas trouver dans sa
personne et que j'avais fait se réfugier dans sa pensée. Sans doute
j'avais déjà entendu Mme de Villeparisis, Saint-Loup, des gens dont
l'intelligence n'avait rien d'extraordinaire prononcer sans précaution
ce nom de Guermantes, simplement comme étant celui d'une personne qui
allait venir en visite ou avec qui on devait dîner, en n'ayant pas l'air
de sentir, dans ce nom, des aspects de bois jaunissants et tout un
mystérieux coin de province. Mais ce devait être une affectation de leur
part comme quand les poètes classiques ne nous avertissent pas des
intentions profondes qu'ils ont cependant eues, affectation que moi
aussi je m'efforçais d'imiter en disant sur le ton le plus naturel: la
duchesse de Guermantes, comme un nom qui eût ressemblé à d'autres. Du
reste tout le monde assurait que c'était une femme très intelligente,
d'une conversation spirituelle, vivant dans une petite coterie des plus
intéressantes: paroles qui se faisaient complices de mon rêve. Car quand
ils disaient coterie intelligente, conversation spirituelle, ce n'est
nullement l'intelligence telle que je la connaissais que j'imaginais,
fût-ce celle des plus grands esprits, ce n'était nullement de gens comme
Bergotte que je composais cette coterie. Non, par intelligence,
j'entendais une faculté ineffable, dorée, imprégnée d'une fraîcheur
sylvestre. Même en tenant les propos les plus intelligents (dans le sens
où je prenais le mot «intelligent» quand il s'agissait d'un philosophe
ou d'un critique), Mme de Guermantes aurait peut-être déçu plus encore
mon attente d'une faculté si particulière, que si, dans une conversation
insignifiante, elle s'était contentée de parler de recettes de cuisine
ou de mobilier de château, de citer des noms de voisines ou de parents à
elle, qui m'eussent évoqué sa vie.
--Je croyais trouver Basin ici, il comptait venir vous voir, dit Mme de
Guermantes à sa tante.
--Je ne l'ai pas vu, ton mari, depuis plusieurs jours, répondit d'un
ton susceptible et fâché Mme de Villeparisis. Je ne l'ai pas vu, ou
enfin peut-être une fois, depuis cette charmante plaisanterie de se
faire annoncer comme la reine de Suède.
Pour sourire Mme de Guermantes pinça le coin de ses lèvres comme si elle
avait mordu sa voilette.
--Nous avons dîné avec elle hier chez Blanche Leroi, vous ne la
reconnaîtriez pas, elle est devenue énorme, je suis sûre qu'elle est
malade.
--Je disais justement à ces messieurs que tu lui trouvais l'air d'une
grenouille.
Mme de Guermantes fit entendre une espèce de bruit rauque qui signifiait
qu'elle ricanait par acquit de conscience.
--Je ne savais pas que j'avais fait cette jolie comparaison, mais, dans
ce cas, maintenant c'est la grenouille qui a réussi à devenir aussi
grosse que le boeuf. Ou plutôt ce n'est pas tout à fait cela, parce que
toute sa grosseur s'est amoncelée sur le ventre, c'est plutôt une
grenouille dans une position intéressante.
--Ah! je trouve ton image drôle, dit Mme de Villeparisis qui était au
fond assez fière, pour ses visiteurs, de l'esprit de sa nièce.
--Elle est surtout _arbitraire_, répondit Mme de Guermantes en détachant
ironiquement cette épithète choisie, comme eût fait Swann, car j'avoue
n'avoir jamais vu de grenouille en couches. En tout cas cette
grenouille, qui d'ailleurs ne demande pas de roi, car je ne l'ai jamais
vue plus folâtre que depuis la mort de son époux, doit venir dîner à la
maison un jour de la semaine prochaine. J'ai dit que je vous
préviendrais à tout hasard.
Mme de Villeparisis fit entendre une sorte de grommellement indistinct.
--Je sais qu'elle a dîné avant-hier chez Mme de Mecklembourg,
ajouta-t-elle. Il y avait Hannibal de Bréauté. Il est venu me le
raconter, assez drôlement je dois dire.
--Il y avait à ce dîner quelqu'un de bien plus spirituel encore que
Babal, dit Mme de Guermantes, qui, si intime qu'elle fût avec M. de
Bréauté-Consalvi, tenait à le montrer en l'appelant par ce diminutif.
C'est M. Bergotte.
Je n'avais pas songé que Bergotte pût être considéré comme spirituel; de
plus il m'apparaissait comme mêlé à l'humanité intelligente,
c'est-à-dire infiniment distant de ce royaume mystérieux que j'avais
aperçu sous les toiles de pourpre d'une baignoire et où M. de Bréauté,
faisant rire la duchesse, tenait avec elle, dans la langue des Dieux,
cette chose inimaginable: une conversation entre gens du faubourg
Saint-Germain. Je fus navré de voir l'équilibre se rompre et Bergotte
passer par-dessus M. de Bréauté. Mais, surtout, je fus désespéré d'avoir
évité Bergotte le soir de _Phèdre_, de ne pas être allé à lui, en
entendant Mme de Guermantes dire à Mme de Villeparisis:
--C'est la seule personne que j'aie envie de connaître, ajouta la
duchesse en qui on pouvait toujours, comme au moment d'une marée
spirituelle, voir le flux d'une curiosité à l'égard des intellectuels
célèbres croiser en route le reflux du snobisme aristocratique. Cela me
ferait un plaisir!
La présence de Bergotte à côté de moi, présence qu'il m'eût été si
facile d'obtenir, mais que j'aurais crue capable de donner une mauvaise
idée de moi à Mme de Guermantes, eût sans doute eu au contraire pour
résultat qu'elle m'eût fait signe de venir dans sa baignoire et m'eût
demandé d'amener un jour déjeuner le grand écrivain.
--Il paraît qu'il n'a pas été très aimable, on l'a présenté à M. de
Cobourg et il ne lui a pas dit un mot, ajouta Mme de Guermantes, en
signalant ce trait curieux comme elle aurait raconté qu'un Chinois se
serait mouché avec du papier. Il ne lui a pas dit une fois
«Monseigneur», ajouta-t-elle, d'un air amusé par ce détail aussi
important pour elle que le refus par un protestant, au cours d'une
audience du pape, de se mettre à genoux devant Sa Sainteté.
Intéressée par ces particularités de Bergotte, elle n'avait d'ailleurs
pas l'air de les trouver blâmables, et paraissait plutôt lui en faire un
mérite sans qu'elle sût elle-même exactement de quel genre. Malgré cette
façon étrange de comprendre l'originalité de Bergotte, il m'arriva plus
tard de ne pas trouver tout à fait négligeable que Mme de Guermantes, au
grand étonnement de beaucoup, trouvât Bergotte plus spirituel que M. de
Bréauté. Ces jugements subversifs, isolés et, malgré tout, justes, sont
ainsi portés dans le monde par de rares personnes supérieures aux
autres. Et ils y dessinent les premiers linéaments de la hiérarchie des
valeurs telle que l'établira la génération suivante au lieu de s'en
tenir éternellement à l'ancienne.
Le comte d'Argencourt, chargé d'affaires de Belgique et petit-cousin par
alliance de Mme de Villeparisis, entra en boitant, suivi bientôt de deux
jeunes gens, le baron de Guermantes et S. A. le duc de Châtellerault, à
qui Mme de Guermantes dit: «Bonjour, mon petit Châtellerault», d'un air
distrait et sans bouger de son pouf, car elle était une grande amie de
la mère du jeune duc, lequel avait, à cause de cela et depuis son
enfance, un extrême respect pour elle. Grands, minces, la peau et les
cheveux dorés, tout à fait de type Guermantes, ces deux jeunes gens
avaient l'air d'une condensation de la lumière printanière et vespérale
qui inondait le grand salon. Suivant une habitude qui était à la mode à
ce moment-là, ils posèrent leurs hauts de forme par terre, près d'eux.
L'historien de la Fronde pensa qu'ils étaient gênés comme un paysan
entrant à la mairie et ne sachant que faire de son chapeau. Croyant
devoir venir charitablement en aide à la gaucherie et à la timidité
qu'il leur supposait:
--Non, non, leur dit-il, ne les posez pas par terre, vous allez les
abîmer.
Un regard du baron de Guermantes, en rendant oblique le plan de ses
prunelles, y roula tout à coup une couleur d'un bleu cru et tranchant
qui glaça le bienveillant historien.
--Comment s'appelle ce monsieur, me demanda le baron, qui venait de
m'être présenté par Mme de Villeparisis?
--M. Pierre, répondis-je à mi-voix.
--Pierre de quoi?
--Pierre, c'est son nom, c'est un historien de grande valeur.
--Ah! . . . vous m'en direz tant.
--Non, c'est une nouvelle habitude qu'ont ces messieurs de poser leurs
chapeaux à terre, expliqua Mme de Villeparisis, je suis comme vous, je
ne m'y habitue pas. Mais j'aime mieux cela que mon neveu Robert qui
laisse toujours le sien dans l'antichambre. Je lui dis, quand je le vois
entrer ainsi, qu'il a l'air de l'horloger et je lui demande s'il vient
remonter les pendules.
--Vous parliez tout à l'heure, madame la marquise, du chapeau de M.
Molé, nous allons bientôt arriver à faire, comme Aristote, un chapitre
des chapeaux, dit l'historien de la Fronde, un peu rassuré par
l'intervention de Mme de Villeparisis, mais pourtant d'une voix encore
si faible que, sauf moi, personne ne l'entendit.
--Elle est vraiment étonnante la petite duchesse, dit M. d'Argencourt en
montrant Mme de Guermantes qui causait avec G. . . Dès qu'il y a un homme
en vue dans un salon, il est toujours à côté d'elle. Évidemment cela ne
peut être que le grand pontife qui se trouve là. Cela ne peut pas être
tous les jours M. de Borelli, Schlumberger ou d'Avenel. Mais alors ce
sera M. Pierre Loti ou Edmond Rostand. Hier soir, chez les Doudeauville,
où, entre parenthèses, elle était splendide sous son diadème
d'émeraudes, dans une grande robe rose à queue, elle avait d'un côté
d'elle M. Deschanel, de l'autre l'ambassadeur d'Allemagne: elle leur
tenait tête sur la Chine; le gros public, à distance respectueuse, et
qui n'entendait pas ce qu'ils disaient, se demandait s'il n'y allait pas
y avoir la guerre. Vraiment on aurait dit une reine qui tenait le
cercle.
Chacun s'était rapproché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre.
--Ces fleurs sont d'un rose vraiment céleste, dit Legrandin, je veux
dire couleur de ciel rose. Car il y a un rose ciel comme il y a un bleu
ciel. Mais, murmura-t-il pour tâcher de n'être entendu que de la
marquise, je crois que je penche encore pour le soyeux, pour l'incarnat
vivant de la copie que vous en faites. Ah! vous laissez bien loin
derrière vous Pisanello et Van Huysun, leur herbier minutieux et mort.
Un artiste, si modeste qu'il soit, accepte toujours d'être préféré à ses
rivaux et tâche seulement de leur rendre justice.
--Ce qui vous fait cet effet-là, c'est qu'ils peignaient des fleurs de
ce temps-là que nous ne connaissons plus, mais ils avaient une bien
grande science.
--Ah! des fleurs de ce temps-là, comme c'est ingénieux, s'écria
Legrandin.
--Vous peignez en effet de belles fleurs de cerisier . . . ou de roses de
mai, dit l'historien de la Fronde non sans hésitation quant à la fleur,
mais avec de l'assurance dans la voix, car il commençait à oublier
l'incident des chapeaux.
--Non, ce sont des fleurs de pommier, dit la duchesse de Guermantes en
s'adressant à sa tante.
--Ah! je vois que tu es une bonne campagnarde; comme moi, tu sais
distinguer les fleurs.
--Ah! oui, c'est vrai! mais je croyais que la saison des pommiers était
déjà passée, dit au hasard l'historien de la Fronde pour s'excuser.
--Mais non, au contraire, ils ne sont pas en fleurs, ils ne le seront
pas avant une quinzaine, peut-être trois semaines, dit l'archiviste qui,
gérant un peu les propriétés de Mme de Villeparisis, était plus au
courant des choses de la campagne.
--Oui, et encore dans les environs de Paris où ils sont très en avance.
En Normandie, par exemple, chez son père, dit-elle en désignant le duc
de Châtellerault, qui a de magnifiques pommiers au bord de la mer, comme
sur un paravent japonais, ils ne sont vraiment roses qu'après le 20 mai.
--Je ne les vois jamais, dit le jeune duc, parce que ça me donne la
fièvre des foins, c'est épatant.
--La fièvre des foins, je n'ai jamais entendu parler de cela, dit
l'historien.
--C'est la maladie à la mode, dit l'archiviste.
--Ça dépend, cela ne vous donnerait peut-être rien si c'est une année où
il y a des pommes. Vous savez le mot du Normand. Pour une année où il y
a des pommes . . . dit M. d'Argencourt, qui n'étant pas tout à fait
français, cherchait à se donner l'air parisien.
--Tu as raison, répondit à sa nièce Mme de Villeparisis, ce sont des
pommiers du Midi. C'est une fleuriste qui m'a envoyé ces branches-là en
me demandant de les accepter. Cela vous étonne, monsieur Vallenères,
dit-elle en se tournant vers l'archiviste, qu'une fleuriste m'envoie des
branches de pommier? Mais j'ai beau être une vieille dame, je connais du
monde, j'ai quelques amis, ajouta-t-elle en souriant par simplicité,
crut-on généralement, plutôt, me sembla-t-il, parce qu'elle trouvait du
piquant à tirer vanité de l'amitié d'une fleuriste quand on avait
d'aussi grandes relations.
Bloch se leva pour venir à son tour admirer les fleurs que peignait Mme
de Villeparisis.
--N'importe, marquise, dit l'historien regagnant sa chaise, quand même
reviendrait une de ces révolutions qui ont si souvent ensanglanté
l'histoire de France--et, mon Dieu, par les temps où nous vivons on ne
peut savoir, ajouta-t-il en jetant un regard circulaire et circonspect
comme pour voir s'il ne se trouvait aucun «mal pensant» dans le salon,
encore qu'il n'en doutât pas,--avec un talent pareil et vos cinq
langues, vous seriez toujours sûre de vous tirer d'affaire. L'historien
de la Fronde goûtait quelque repos, car il avait oublié ses insomnies.
Mais il se rappela soudain qu'il n'avait pas dormi depuis six jours,
alors une dure fatigue, née de son esprit, s'empara de ses jambes, lui
fit courber les épaules, et son visage désolé pendait, pareil à celui
d'un vieillard.
Bloch voulut faire un geste pour exprimer son admiration, mais d'un coup
de coude il renversa le vase où était la branche et toute l'eau se
répandit sur le tapis.
--Vous avez vraiment des doigts de fée, dit à la marquise l'historien
qui, me tournant le dos à ce moment-là, ne s'était pas aperçu de la
maladresse de Bloch.
Mais celui-ci crut que ces mots s'appliquaient à lui, et pour cacher
sous une insolence la honte de sa gaucherie:
--Cela ne présente aucune importance, dit-il, car je ne suis pas
mouillé.
Mme de Villeparisis sonna et un valet de pied vint essuyer le tapis et
ramasser les morceaux de verre. Elle invita les deux jeunes gens à sa
matinée ainsi que la duchesse de Guermantes à qui elle recommanda:
--Pense à dire à Gisèle et à Berthe (les duchesses d'Auberjon et de
Portefin) d'être là un peu avant deux heures pour m'aider, comme elle
aurait dit à des maîtres d'hôtel extras d'arriver d'avance pour faire
les compotiers.
Elle n'avait avec ses parents princiers, pas plus qu'avec M. de Norpois,
aucune de ces amabilités qu'elle avait avec l'historien, avec Cottard,
avec Bloch, avec moi, et ils semblaient n'avoir pour elle d'autre
intérêt que de les offrir en pâture à notre curiosité. C'est qu'elle
savait qu'elle n'avait pas à se gêner avec des gens pour qui elle
n'était pas une femme plus ou moins brillante, mais la soeur
susceptible, et ménagée, de leur père ou de leur oncle. Il ne lui eût
servi à rien de chercher à briller vis-à-vis d'eux, à qui cela ne
pouvait donner le change sur le fort ou le faible de sa situation, et
qui mieux que personne connaissaient son histoire et respectaient la
race illustre dont elle était issue. Mais surtout ils n'étaient plus
pour elle qu'un résidu mort qui ne fructifierait plus; ils ne lui
feraient pas connaître leurs nouveaux amis, partager leurs plaisirs.
Elle ne pouvait obtenir que leur présence ou la possibilité de parler
d'eux à sa réception de cinq heures, comme plus tard dans ses Mémoires
dont celle-ci n'était qu'une sorte de répétition, de première lecture à
haute voix devant un petit cercle. Et la compagnie que tous ces nobles
parents lui servaient à intéresser, à éblouir, à enchaîner, la compagnie
des Cottard, des Bloch, des auteurs dramatiques notoires, historiens de
la Fronde de tout genre, c'était dans celle-là que, pour Mme de
Villeparisis--à défaut de la partie du monde élégant qui n'allait pas
chez elle--étaient le mouvement, la nouveauté, les divertissements et la
vie; c'étaient ces gens-là dont elle pouvait tirer des avantages sociaux
(qui valaient bien qu'elle leur fît rencontrer quelquefois, sans qu'ils
la connussent jamais, la duchesse de Guermantes): des dîners avec des
hommes remarquables dont les travaux l'avaient intéressée, un
opéra-comique ou une pantomime toute montée que l'auteur faisait
représenter chez elle, des loges pour, des spectacles curieux. Bloch se
leva pour partir. Il avait dit tout haut que l'incident du vase de
fleurs renversé n'avait aucune importance, mais ce qu'il disait tout bas
était différent, plus différent encore ce qu'il pensait: «Quand on n'a
pas des domestiques assez bien stylés pour savoir placer un vase sans
risquer de tremper et même de blesser les visiteurs on ne se mêle pas
d'avoir de ces luxes-là», grommelait-il tout bas. Il était de ces gens
susceptibles et «nerveux» qui ne peuvent supporter d'avoir commis une
maladresse qu'ils ne s'avouent pourtant pas, pour qui elle gâte toute la
journée. Furieux, il se sentait des idées noires, ne voulait plus
retourner dans le monde. C'était le moment où un peu de distraction est
nécessaire. Heureusement, dans une seconde, Mme de Villeparisis allait
le retenir. Soit parce qu'elle connaissait les opinions de ses amis et
le flot d'antisémitisme qui commençait à monter, soit par distraction,
elle ne l'avait pas présenté aux personnes qui se trouvaient là. Lui,
cependant, qui avait peu l'usage du monde, crut qu'en s'en allant il
devait les saluer, par savoir-vivre, mais sans amabilité; il inclina
plusieurs fois le front, enfonça son menton barbu dans son faux-col,
regardant successivement chacun à travers son lorgnon, d'un air froid et
mécontent. Mais Mme de Villeparisis l'arrêta; elle avait encore à lui
parler du petit acte qui devait être donné chez elle, et d'autre part
elle n'aurait pas voulu qu'il partît sans avoir eu la satisfaction de
connaître M. de Norpois (qu'elle s'étonnait de ne pas voir entrer), et
bien que cette présentation fût superflue, car Bloch était déjà résolu à
persuader aux deux artistes dont il avait parlé de venir chanter à
l'oeil chez la marquise, dans l'intérêt de leur gloire, à une de ces
réceptions où fréquentait l'élite de l'Europe. Il avait même proposé en
plus une tragédienne «aux yeux purs, belle comme Héra», qui dirait des
proses lyriques avec le sens de la beauté plastique. Mais à son nom Mme
de Villeparisis avait refusé, car c'était l'amie de Saint-Loup.
--J'ai de meilleures nouvelles, me dit-elle à l'oreille, je crois que
cela ne bat plus que d'une aile et qu'ils ne tarderont pas à être
séparés, malgré un officier qui a joué un rôle abominable dans tout
cela, ajouta-t-elle. (Car la famille de Robert commençait à en vouloir à
mort à M. de Borodino qui avait donné la permission pour Bruges, sur les
instances du coiffeur, et l'accusait de favoriser une liaison infâme. )
C'est quelqu'un de très mal, me dit Mme de Villeparisis, avec l'accent
vertueux des Guermantes même les plus dépravés. De très, très mal,
reprit-elle en mettant trois _t_ à très. On sentait qu'elle ne doutait
pas qu'il ne fût en tiers dans toutes les orgies. Mais comme l'amabilité
était chez la marquise l'habitude dominante, son expression de sévérité
froncée envers l'horrible capitaine, dont elle dit avec une emphase
ironique le nom: le Prince de Borodino, en femme pour qui l'Empire ne
compte pas, s'acheva en un tendre sourire à mon adresse avec un
clignement d'oeil mécanique de connivence vague avec moi.
--J'aime beaucoup de Saint-Loup-en-Bray, dit Bloch, quoiqu'il soit un
mauvais chien, parce qu'il est extrêmement bien élevé. J'aime beaucoup,
pas lui, mais les personnes extrêmement bien élevées, c'est si rare,
continua-t-il sans se rendre compte, parce qu'il était lui-même très mal
élevé, combien ses paroles déplaisaient. Je vais vous citer une preuve
que je trouve très frappante de sa parfaite éducation. Je l'ai rencontré
une fois avec un jeune homme, comme il allait monter sur son char aux
belles jantes, après avoir passé lui-même les courroies splendides à
deux chevaux nourris d'avoine et d'orge et qu'il n'est pas besoin
d'exciter avec le fouet étincelant. Il nous présenta, mais je n'entendis
pas le nom du jeune homme, car on n'entend jamais le nom des personnes
à qui on vous présente, ajouta-t-il en riant parce que c'était une
plaisanterie de son père. De Saint-Loup-en-Bray resta simple, ne fit pas
de frais exagérés pour le jeune homme, ne parut gêné en aucune façon.
Or, par hasard, j'ai appris quelques jours après que le jeune homme
était le fils de Sir Rufus Israël!
La fin de cette histoire parut moins choquante que son début, car elle
resta incompréhensible pour les personnes présentes. En effet, Sir Rufus
Israël, qui semblait à Bloch et à son père un personnage presque royal
devant lequel Saint-Loup devait trembler, était au contraire aux yeux du
milieu Guermantes un étranger parvenu, toléré par le monde, et de
l'amitié de qui on n'eût pas eu l'idée de s'enorgueillir, bien au
contraire!
--Je l'ai appris, dit Bloch, par le fondé de pouvoir de Sir Rufus
Israël, lequel est un ami de mon père et un homme tout à fait
extraordinaire. Ah! un individu absolument curieux, ajouta-t-il, avec
cette énergie affirmative, cet accent d'enthousiasme qu'on n'apporte
qu'aux convictions qu'on ne s'est pas formées soi-même.
Bloch s'était montré enchanté de l'idée de connaître M. de Norpois.
--Il eût aimé, disait-il, le faire parler sur l'affaire Dreyfus. Il y a
là une mentalité que je connais mal et ce serait assez piquant de
prendre une interview à ce diplomate considérable, dit-il d'un ton
sarcastique pour ne pas avoir l'air de se juger inférieur à
l'Ambassadeur.
--Dis-moi, reprit Bloch en me parlant tout bas, quelle fortune peut
avoir Saint-Loup? Tu comprends bien que, si je te demande cela, je m'en
moque comme de l'an quarante, mais c'est au point de vue balzacien, tu
comprends. Et tu ne sais même pas en quoi c'est placé, s'il a des
valeurs, françaises, étrangères, des terres?
Je ne pus le renseigner en rien. Cessant de parler à mi-voix, Bloch
demanda très haut la permission d'ouvrir les fenêtres et, sans attendre
la réponse, se dirigea vers celles-ci. Mme de Villeparisis dit qu'il
était impossible d'ouvrir, qu'elle était enrhumée. «Ah! si ça doit vous
faire du mal! répondit Bloch, déçu. Mais on peut dire qu'il fait chaud!
»
Et se mettant à rire, il fit faire à ses regards qui tournèrent autour
de l'assistance une quête qui réclamait un appui contre Mme de
Villeparisis. Il ne le rencontra pas, parmi ces gens bien élevés. Ses
yeux allumés, qui n'avaient pu débaucher personne, reprirent avec
résignation leur sérieux; il déclara en matière de défaite: «Il fait au
moins 22 degrés 25! Cela ne m'étonne pas. Je suis presque en nage. Et je
n'ai pas, comme le sage Anténor, fils du fleuve Alpheios, la faculté de
me tremper dans l'onde paternelle, pour étancher ma sueur, avant de me
mettre dans une baignoire polie et de m'oindre d'une huile parfumée. » Et
avec ce besoin qu'on a d'esquisser à l'usage des autres des théories
médicales dont l'application serait favorable à notre propre bien-être:
«Puisque vous croyez que c'est bon pour vous! Moi je crois tout le
contraire. C'est justement ce qui vous enrhume. »
Mme de Villeparisis regretta qu'il eût dit cela aussi tout haut, mais
n'y attacha pas grande importance quand elle vit que l'archiviste, dont
les opinions nationalistes la tenaient pour ainsi dire à la chaîne, se
trouvait placé trop loin pour avoir pu entendre. Elle fut plus choquée
d'entendre que Bloch, entraîné par le démon de sa mauvaise éducation qui
l'avait préalablement rendu aveugle, lui demandait, en riant à la
plaisanterie paternelle: «N'ai-je pas lu de lui une savante étude où il
démontrait pour quelles raisons irréfutables la guerre russo-japonaise
devait se terminer par la victoire des Russes et la défaite des
Japonais? Et n'est-il pas un peu gâteux? Il me semble que c'est lui que
j'ai vu viser son siège, avant d'aller s'y asseoir, en glissant comme
sur des roulettes. »
--Jamais de la vie! Attendez un instant, ajouta la marquise, je ne sais
pas ce qu'il peut faire.
Elle sonna et quand le domestique fut entré, comme elle ne dissimulait
nullement et même aimait à montrer que son vieil ami passait la plus
grande partie de son temps chez elle:
--Allez donc dire à M. de Norpois de venir, il est en train de classer
des papiers dans mon bureau, il a dit qu'il viendrait dans vingt minutes
et voilà une heure trois quarts que je l'attends. Il vous parlera de
l'affaire Dreyfus, de tout ce que vous voudrez, dit-elle d'un ton
boudeur à Bloch, il n'approuve pas beaucoup ce qui se passe.
Car M. de Norpois était mal avec le ministère actuel et Mme de
Villeparisis, bien qu'il ne se fût pas permis de lui amener des
personnes du gouvernement (elle gardait tout de même sa hauteur de dame
de la grande aristocratie et restait en dehors et au-dessus des
relations qu'il était obligé de cultiver), était tenue par lui au
courant de ce qui se passait. De même ces nommes politiques du régime
n'auraient pas osé demander à M. de Norpois de les présenter à Mme de
Villeparisis. Mais plusieurs étaient aller le chercher chez elle à la
campagne, quand ils avaient eu besoin de son concours dans des
circonstances graves. On savait l'adresse. On allait au château. On ne
voyait pas la châtelaine. Mais au dîner elle disait: «Monsieur, je sais
qu'on est venu vous déranger. Les affaires vont-elles mieux? »
--Vous n'êtes pas trop pressé? demanda Mme de Villeparisis à Bloch?
--Non, non, je voulais partir parce que je ne suis pas très bien, il est
même question que je fasse une cure à Vichy pour ma vésicule biliaire,
dit-il en articulant ces mots avec une ironie satanique.
--Tiens, mais justement mon petit-neveu Châtellerault doit y aller, vous
devriez arranger cela ensemble. Est-ce qu'il est encore là? Il est
gentil, vous savez, dit Mme de Villeparisis de bonne foi peut-être, et
pensant que des gens qu'elle connaissait tous deux n'avaient aucune
raison de ne pas se lier.
--Oh! je ne sais si ça lui plairait, je ne le connais . . . qu'à peine, il
est là-bas plus loin, dit Bloch confus et ravi.
Le maître d'hôtel n'avait pas dû exécuter d'une façon complète la
commission dont il venait d'être chargé pour M. de Norpois. Car
celui-ci, pour faire croire qu'il arrivait du dehors et n'avait pas
encore vu la maîtresse de la maison, prit au hasard un chapeau dans
l'antichambre et vint baiser cérémonieusement la main de Mme de
Villeparisis, en lui demandant de ses nouvelles avec le même intérêt
qu'on manifeste après une longue absence. Il ignorait que la marquise de
Villeparisis avait préalablement ôté toute vraisemblance à cette
comédie, à laquelle elle coupa court d'ailleurs en emmenant M. de
Norpois et Bloch dans un salon voisin. Bloch, qui avait vu toutes les
amabilités qu'on faisait à celui qu'il ne savait pas encore être M. de
Norpois, et les saluts compassés, gracieux et profonds par lesquels
l'Ambassadeur y répondait, Bloch se sentait inférieur à tout ce
cérémonial et, vexé de penser qu'il ne s'adresserait jamais à lui,
m'avait dit pour avoir l'air à l'aise: «Qu'est-ce que cette espèce
d'imbécile? » Peut-être du reste toutes les salutations de M. de Norpois
choquant ce qu'il y avait de meilleur en Bloch, la franchise plus
directe d'un milieu moderne, est-ce en partie sincèrement qu'il les
trouvait ridicules. En tout cas elles cessèrent de le lui paraître et
même l'enchantèrent dès la seconde où ce fut lui, Bloch, qui se trouva
en être l'objet.
--Monsieur l'Ambassadeur, dit Mme de Villeparisis, je voudrais vous
faire connaître Monsieur. Monsieur Bloch, Monsieur le marquis de
Norpois. Elle tenait, malgré la façon dont elle rudoyait M. de Norpois,
à lui dire: «Monsieur l'Ambassadeur» par savoir-vivre, par considération
exagérée du rang d'ambassadeur, considération que le marquis lui avait
inculquée, et enfin pour appliquer ces manières moins familières, plus
cérémonieuses à l'égard d'un certain homme, lesquelles dans le salon
d'une femme distinguée, tranchant avec la liberté dont elle use avec ses
autres habitués, désignent aussitôt son amant.
M. de Norpois noya son regard bleu dans sa barbe blanche, abaissa
profondément sa haute taille comme s'il l'inclinait devant tout ce que
lui représentait de notoire et d'imposant le nom de Bloch, murmura «je
suis enchanté», tandis que son jeune interlocuteur, ému mais trouvant
que le célèbre diplomate allait trop loin, rectifia avec empressement et
dit: «Mais pas du tout, au contraire, c'est moi qui suis enchanté! » Mais
cette cérémonie, que M. de Norpois par amitié pour Mme de Villeparisis
renouvelait avec chaque inconnu que sa vieille amie lui présentait, ne
parut pas à celle-ci une politesse suffisante pour Bloch à qui elle dit:
--Mais demandez-lui tout ce que vous voulez savoir, emmenez-le à côté si
cela est plus commode; il sera enchanté de causer avec vous. Je crois
que vous vouliez lui parler de l'affaire Dreyfus, ajouta-t-elle sans
plus se préoccuper si cela faisait plaisir à M. de Norpois qu'elle n'eût
pensé à demander leur agrément au portrait de la duchesse de Montmorency
avant de le faire éclairer pour l'historien, ou au thé avant d'en offrir
une tasse.
--Parlez-lui fort, dit-elle à Bloch, il est un peu sourd, mais il vous
dira tout ce que vous voudrez, il a très bien connu Bismarck, Cavour.
N'est-ce pas, Monsieur, dit-elle avec force, vous avez bien connu Bismarck?
--Avez-vous quelque chose sur le chantier? me demanda M. de Norpois avec
un signe d'intelligence en me serrant la main cordialement. J'en
profitai pour le débarrasser obligeamment du chapeau qu'il avait cru
devoir apporter en signe de cérémonie, car je venais de m'apercevoir que
c'était le mien qu'il avait pris par hasard. «Vous m'aviez montré une
oeuvrette un peu tarabiscotée où vous coupiez les cheveux en quatre. Je
vous ai donné franchement mon avis; ce que vous aviez fait ne valait pas
la peine que vous le couchiez sur le papier. Nous préparez-vous quelque
chose? Vous êtes très féru de Bergotte, si je me souviens bien. --Ah! ne
dites pas de mal de Bergotte, s'écria la duchesse. --Je ne conteste pas
son talent de peintre, nul ne s'en aviserait, duchesse. Il sait graver
au burin ou à l'eau-forte, sinon brosser, comme M. Cherbuliez, une
grande composition. Mais il me semble que notre temps fait une confusion
de genres et que le propre du romancier est plutôt de nouer une intrigue
et d'élever les coeurs que de fignoler à la pointe sèche un frontispice
ou un cul-de-lampe. Je verrai votre père dimanche chez ce brave A. J. ,
ajouta-t-il en se tournant vers moi.
J'espérai un instant, en le voyant parler à Mme de Guermantes, qu'il me
prêterait peut-être pour aller chez elle l'aide qu'il m'avait refusée
pour aller chez M. Swann. «Une autre de mes grandes admirations, lui
dis-je, c'est Elstir. Il paraît que la duchesse de Guermantes en a de
merveilleux, notamment cette admirable botte de radis que j'ai aperçue à
l'Exposition et que j'aimerais tant revoir; quel chef-d'oeuvre que ce
tableau! » Et en effet, si j'avais été un homme en vue, et qu'on m'eût
demandé le morceau de peinture que je préférais, j'aurais cité cette
botte de radis.
--Un chef-d'oeuvre? s'écria M. de Norpois avec un air d'étonnement et
de blâme. Ce n'a même pas la prétention d'être un tableau, mais une
simple esquisse (il avait raison). Si vous appelez chef-d'oeuvre cette
vive pochade, que direz-vous de la «Vierge» d'Hébert ou de
Dagnan-Bouveret?
--J'ai entendu que vous refusiez l'amie de Robert, dit Mme de Guermantes
à sa tante après que Bloch eût pris à part l'Ambassadeur, je crois que
vous n'avez rien à regretter, vous savez que c'est une horreur, elle n'a
pas l'ombre de talent, et en plus elle est grotesque.
--Mais comment la connaissez-vous, duchesse? dit M. d'Argencourt.
--Mais comment, vous ne savez pas qu'elle a joué chez moi avant tout le
monde? je n'en suis pas plus fière pour cela, dit en riant Mme de
Guermantes, heureuse pourtant, puisqu'on parlait de cette actrice, de
faire savoir qu'elle avait eu la primeur de ses ridicules. Allons, je
n'ai plus qu'à partir, ajouta-t-elle sans bouger.
Elle venait de voir entrer son mari, et par les mots qu'elle prononçait,
faisait allusion au comique d'avoir l'air de faire ensemble une visite
de noces, nullement aux rapports souvent difficiles qui existaient entre
elle et cet énorme gaillard vieillissant, mais qui menait toujours une
vie de jeune homme. Promenant sur le grand nombre de personnes qui
entouraient la table à thé les regards affables, malicieux et un peu
éblouis par les rayons du soleil couchant, de ses petites prunelles
rondes et exactement logées dans l'oeil comme les «mouches» que savait
viser et atteindre si parfaitement l'excellent tireur qu'il était, le
duc s'avançait avec une lenteur émerveillée et prudente comme si,
intimidé par une si brillante assemblée, il eût craint de marcher sur
les robes et de déranger les conversations. Un sourire permanent de bon
roi d'Yvetot légèrement pompette, une main à demi dépliée flottant,
comme l'aileron d'un requin, à côté de sa poitrine, et qu'il laissait
presser indistinctement par ses vieux amis et par les inconnus qu'on lui
présentait, lui permettaient, sans avoir à faire un seul geste ni à
interrompre sa tournée débonnaire, fainéante et royale, de satisfaire à
l'empressement de tous, en murmurant seulement: «Bonsoir, mon bon»,
«bonsoir mon cher ami», «charmé monsieur Bloch», «bonsoir Argencourt»,
et près de moi, qui fus le plus favorisé quand il eut entendu mon nom:
«Bonsoir, mon petit voisin, comment va votre père? Quel brave homme! » Il
ne fit de grandes démonstrations que pour Mme de Villeparisis, qui lui
dit bonjour d'un signe de tête en sortant une main de son petit tablier.
Formidablement riche dans un monde où on l'est de moins en moins, ayant
assimilé à sa personne, d'une façon permanente, la notion de cette
énorme fortune, en lui la vanité du grand seigneur était doublée de
celle de l'homme d'argent, l'éducation raffinée du premier arrivant tout
juste à contenir la suffisance du second. On comprenait d'ailleurs que
ses succès de femmes, qui faisaient le malheur de la sienne, ne fussent
pas dus qu'à son nom et à sa fortune, car il était encore d'une grande
beauté, avec, dans le profil, la pureté, la décision de contour de
quelque dieu grec.
--Vraiment, elle a joué chez vous? demanda M. d'Argencourt à la
duchesse.
--Mais voyons, elle est venue réciter, avec un bouquet de lis dans la
main et d'autres lis «su» sa robe. (Mme de Guermantes mettait, comme Mme
de Villeparisis, de l'affectation à prononcer certains mots d'une façon
très paysanne, quoiqu'elle ne roulât nullement les _r_ comme faisait sa
tante. )
Avant que M. de Norpois, contraint et forcé, n'emmenât Bloch dans la
petite baie où ils pourraient causer ensemble, je revins un instant vers
le vieux diplomate et lui glissai un mot d'un fauteuil académique pour
mon père. Il voulut d'abord remettre la conversation à plus tard. Mais
j'objectai que j'allais partir pour Balbec. «Comment! vous allez de
nouveau à Balbec? Mais vous êtes un véritable globe-trotter! » Puis il
m'écouta. Au nom de Leroy-Beaulieu, M. de Norpois me regarda d'un air
soupçonneux. Je me figurai qu'il avait peut-être tenu à M.
Leroy-Beaulieu des propos désobligeants pour mon père, et qu'il
craignait que l'économiste ne les lui eût répétés. Aussitôt, il parut
animé d'une véritable affection pour mon père. Et après un de ces
ralentissements du débit où tout d'un coup une parole éclate, comme
malgré celui qui parle, et chez qui l'irrésistible conviction emporte
les efforts bégayants qu'il faisait pour se taire: «Non, non, me dit-il
avec émotion, il ne _faut pas_ que votre père se présente. Il ne le faut
pas dans son intérêt, pour lui-même, par respect pour sa valeur qui est
grande et qu'il compromettrait dans une pareilles aventure. Il vaut mieux
que cela. Fût-il nommé, il aurait tout à perdre et rien à gagner. Dieu
merci, il n'est pas orateur. Et c'est la seule chose qui compte auprès
de mes chers collègues, quand même ce qu'on dit ne serait que
turlutaines. Votre père a un but important dans la vie; il doit y
marcher droit, sans se laisser détourner à battre les buissons, fût-ce
les buissons, d'ailleurs plus épineux que fleuris, du jardin d'Academus.
D'ailleurs il ne réunirait que quelques voix. L'Académie aime à faire
faire un stage au postulant avant de l'admettre dans son giron.
Actuellement, il n'y a rien à faire. Plus tard je ne dis pas. Mais il
faut que ce soit la Compagnie elle-même qui vienne le chercher. Elle
pratique avec plus de fétichisme que de bonheur le «_Farà da se_» de nos
voisins d'au delà des Alpes. Leroy-Beaulieu m'a parlé de tout cela d'une
manière qui ne m'a pas plu. Il m'a du reste semblé à vue de nez avoir
partie liée avec votre père. Je lui ai peut-être fait sentir un peu
vivement qu'habitué à s'occuper de cotons et de métaux, il
méconnaissait le rôle des impondérables, comme disait Bismarck. Ce qu'il
faut éviter avant tout, c'est que votre père se présente: _Principiis
obsta_. Ses amis se trouveraient dans une position délicate s'il les
mettait en présence du fait accompli. Tenez, dit-il brusquement d'un air
de franchise, en fixant ses yeux bleus sur moi, je vais vous dire une
chose qui va vous étonner de ma part à moi qui aime tant votre père. Eh
bien, justement parce que je l'aime, justement (nous sommes les deux
inséparables, _Arcades ambo_) parce que je sais les services qu'il peut
rendre à son pays, les écueils qu'il peut lui éviter s'il reste à la
barre, par affection, par haute estime, par patriotisme, je ne voterais
pas pour lui. Du reste, je crois l'avoir laissé entendre. (Et je crus
apercevoir dans ses yeux le profil assyrien et sévère de
Leroy-Beaulieu. ) Donc lui donner ma voix serait de ma part une sorte de
palinodie. A plusieurs reprises, M. de Norpois traita ses collègues de
fossiles. En dehors des autres raisons, tout membre d'un club ou d'une
Académie aime à investir ses collègues du genre de caractère le plus
contraire au sien, moins pour l'utilité de pouvoir dire: «Ah! si cela ne
dépendait que de moi! » que pour la satisfaction de présenter le titre
qu'il a obtenu comme plus difficile et plus flatteur. «Je vous dirai,
conclut-il, que, dans votre intérêt à tous, j'aime mieux pour votre père
une élection triomphale dans dix ou quinze ans. » Paroles qui furent
jugées par moi comme dictées, sinon par la jalousie, au moins par un
manque absolu de serviabilité et qui se trouvèrent recevoir plus tard,
de l'événement même, un sens différent.
--Vous n'avez pas l'intention d'entretenir l'Institut du prix du pain
pendant la Fronde? demanda timidement l'historien de la Fronde à M. de
Norpois. Vous pourriez trouver là un succès considérable (ce qui
voulait dire me faire une réclame monstre), ajouta-t-il en souriant à
l'Ambassadeur avec une pusillanimité mais aussi une tendresse qui lui
fit lever les paupières et découvrir ses yeux, grands comme un ciel. Il
me semblait avoir vu ce regard, pourtant je ne connaissais que
d'aujourd'hui l'historien. Tout d'un coup je me rappelai: ce même
regard, je l'avais vu dans les yeux d'un médecin brésilien qui
prétendait guérir les étouffements du genre de ceux que j'avais par
d'absurdes inhalations d'essences de plantes. Comme, pour qu'il prît
plus soin de moi, je lui avais dit que je connaissais le professeur
Cottard, il m'avait répondu, comme dans l'intérêt de Cottard: «Voilà un
traitement, si vous lui en parliez, qui lui fournirait la matière d'une
retentissante communication à l'Académie de médecine! » Il n'avait osé
insister mais m'avait regardé de ce même air d'interrogation timide,
intéressée et suppliante que je venais d'admirer chez l'historien de la
Fronde. Certes ces deux hommes ne se connaissaient pas et ne se
ressemblaient guère, mais les lois psychologiques ont comme les lois
physiques une certaine généralité. Et les conditions nécessaires sont
les mêmes, un même regard éclaire des animaux humains différents, comme
un même ciel matinal des lieux de la terre situés bien loin l'un de
l'autre et qui ne se sont jamais vus. Je n'entendis pas la réponse de
l'Ambassadeur, car tout le monde, avec un peu de brouhaha, s'était
approché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre.
--Vous savez de qui nous parlons, Basin? dit la duchesse à son mari.
--Naturellement je devine, dit le duc.
--Ah! ce n'est pas ce que nous appelons une comédienne de la grande
lignée.
--Jamais, reprit Mme de Guermantes s'adressant à M. d'Argencourt, vous
n'avez imaginé quelque chose de plus risible.
--C'était même drolatique, interrompit M. de Guermantes dont le bizarre
vocabulaire permettait à la fois aux gens du monde de dire qu'il n'était
pas un sot et aux gens de lettres de le trouver le pire des imbéciles.
--Je ne peux pas comprendre, reprit la duchesse, comment Robert a jamais
pu l'aimer. Oh! je sais bien qu'il ne faut jamais discuter ces
choses-là, ajouta-t-elle avec une jolie moue de philosophe et de
sentimentale désenchantée. Je sais que n'importe qui peut aimer
n'importe quoi. Et, ajouta-t-elle--car si elle se moquait encore de la
littérature nouvelle, celle-ci, peut-être par la vulgarisation des
journaux ou à travers certaines conversations, s'était un peu infiltrée
en elle--c'est même ce qu'il y a de beau dans l'amour, parce que c'est
justement ce qui le rend «mystérieux».
--Mystérieux! Ah! j'avoue que c'est un peu fort pour moi, ma cousine,
dit le comte d'Argencourt.
--Mais si, c'est très mystérieux, l'amour, reprit la duchesse avec un
doux sourire de femme du monde aimable, mais aussi avec l'intransigeante
conviction d'une wagnérienne qui affirme à un homme du cercle qu'il n'y
a pas que du bruit dans la _Walkyrie_. Du reste, au fond, on ne sait pas
pourquoi une personne en aime une autre; ce n'est peut-être pas du tout
pour ce que nous croyons, ajouta-t-elle en souriant, repoussant ainsi
tout d'un coup par son interprétation l'idée qu'elle venait d'émettre.
Du reste, au fond on ne sait jamais rien, conclut-elle d'un air
sceptique et fatigué. Aussi, voyez-vous, c'est plus «intelligent»; il ne
faut jamais discuter le choix des amants.
Mais après avoir posé ce principe, elle y manqua immédiatement en
critiquant le choix de Saint-Loup.
--Voyez-vous, tout de même, je trouve étonnant qu'on puisse trouver de
la séduction à une personne ridicule.
Bloch entendant que nous parlions de Saint-Loup, et comprenant qu'il
était à Paris, se mit à en dire un mal si épouvantable que tout le monde
en fut révolté. Il commençait à avoir des haines, et on sentait que pour
les assouvir il ne reculerait devant rien. Ayant posé en principe qu'il
avait une haute valeur morale, et que l'espèce de gens qui fréquentait
la Boulie (cercle sportif qui lui semblait élégant) méritait le bagne,
tous les coups qu'il pouvait leur porter lui semblaient méritoires. Il
alla une fois jusqu'à parler d'un procès qu'il voulait intenter à un de
ses amis de la Boulie. Au cours de ce procès, il comptait déposer d'une
façon mensongère et dont l'inculpé ne pourrait pas cependant prouver la
fausseté. De cette façon, Bloch, qui ne mit du reste pas à exécution son
projet, pensait le désespérer et l'affoler davantage. Quel mal y
avait-il à cela, puisque celui qu'il voulait frapper ainsi était un
homme qui ne pensait qu'au chic, un homme de la Boulie, et que contre de
telles gens toutes les armes sont permises, surtout à un Saint, comme
lui, Bloch?
--Pourtant, voyez Swann, objecta M. d'Argencourt qui, venant enfin de
comprendre le sens des paroles qu'avait prononcées sa cousine, était
frappé de leur justesse et cherchait dans sa mémoire l'exemple de gens
ayant aimé des personnes qui à lui ne lui eussent pas plu.
--Ah! Swann ce n'est pas du tout le même cas, protesta la duchesse.
C'était très étonnant tout de même parce que c'était une brave idiote,
mais elle n'était pas ridicule et elle a été jolie.
--Hou, hou, grommela Mme de Villeparisis.
--Ah! vous ne la trouviez pas jolie? si, elle avait des choses
charmantes, de bien jolis yeux, de jolis cheveux, elle s'habillait et
elle s'habille encore merveilleusement. Maintenant, je reconnais qu'elle
est immonde, mais elle a été une ravissante personne.
