Sa mère (non seulement alliée
à toutes les familles royales de l'Europe, mais encore--contraste avec
la maison ducale de Parme--plus riche qu'aucune princesse régnante) lui
avait, dès son âge le plus tendre, inculqué les préceptes
orgueilleusement humbles d'un snobisme évangélique; et maintenant chaque
trait du visage de la fille, la courbe de ses épaules, les mouvements de
ses bras semblaient répéter: «Rappelle-toi que si Dieu t'a fait naître
sur les marches d'un trône, tu ne dois pas en profiter pour mépriser
ceux à qui la divine Providence a voulu (qu'elle en soit louée!
à toutes les familles royales de l'Europe, mais encore--contraste avec
la maison ducale de Parme--plus riche qu'aucune princesse régnante) lui
avait, dès son âge le plus tendre, inculqué les préceptes
orgueilleusement humbles d'un snobisme évangélique; et maintenant chaque
trait du visage de la fille, la courbe de ses épaules, les mouvements de
ses bras semblaient répéter: «Rappelle-toi que si Dieu t'a fait naître
sur les marches d'un trône, tu ne dois pas en profiter pour mépriser
ceux à qui la divine Providence a voulu (qu'elle en soit louée!
Proust - Le Cote de Guermantes - v3
le prince», dit le patron pendant notre
délibération. «Oui, je le connais», répondit Saint-Loup. Je voulais
raconter à Robert que M. de Charlus avait dissimulé à sa belle-soeur
qu'il me connût et lui demander quelle pouvait en être la raison, mais
j'en fus empêché par l'arrivée de M. de Foix. Venant pour voir si sa
requête était accueillie, nous l'aperçûmes qui se tenait à deux pas.
Robert nous présenta, mais ne cacha pas à son ami qu'ayant à causer avec
moi, il préférait qu'on nous laissât tranquilles. Le prince s'éloigna en
ajoutant au salut d'adieu qu'il me fit, un sourire qui montrait
Saint-Loup et semblait s'excuser sur la volonté de celui-ci de la
brièveté d'une présentation qu'il eût souhaitée plus longue. Mais à ce
moment Robert semblant frappé d'une idée subite s'éloigna avec son
camarade, après m'avoir dit: «Assieds-toi toujours et commence à dîner,
j'arrive», et il disparut dans la petite salle. Je fus peiné d'entendre
les jeunes gens chics, que je ne connaissais pas, raconter les histoires
les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc
héritier de Luxembourg (ex-comte de Nassau) que j'avais connu à Balbec
et qui m'avait donné des preuves si délicates de sympathie pendant la
maladie de ma grand'mère. L'un prétendait qu'il avait dit à la duchesse
de Guermantes: «J'exige que tout le monde se lève quand ma femme passe»
et que la duchesse avait répondu (ce qui eût été non seulement dénué
d'esprit mais d'exactitude, la grand'mère de la jeune princesse ayant
toujours été la plus honnête femme du monde): «Il faut qu'on se lève
quand passe ta femme, cela changera de sa grand'mère car pour elle les
hommes se couchaient. » Puis on raconta qu'étant allé voir cette année sa
tante la princesse de Luxembourg, à Balbec, et étant descendu au Grand
Hôtel, il s'était plaint au directeur (mon ami) qu'il n'eût pas hissé le
fanion de Luxembourg au-dessus de la digue. Or, ce fanion étant moins
connu et de moins d'usage que les drapeaux d'Angleterre ou d'Italie, il
avait fallu plusieurs jours pour se le procurer, au vif mécontentement
du jeune grand-duc. Je ne crus pas un mot de cette histoire, mais me
promis, dès que j'irais à Balbec, d'interroger le directeur de l'hôtel
de façon à m'assurer qu'elle était une invention pure. En attendant
Saint-Loup, je demandai au patron du restaurant de me faire donner du
pain. «Tout de suite, monsieur le baron. --Je ne suis pas baron, lui
répondis-je. --Oh! pardon, monsieur le comte! » Je n'eus pas le temps de
faire entendre une seconde protestation, après laquelle je fusse
sûrement devenu «monsieur le marquis»; aussi vite qu'il l'avait annoncé,
Saint-Loup réapparut dans l'entrée tenant à la main le grand manteau de
vigogne du prince à qui je compris qu'il l'avait demandé pour me tenir
chaud. Il me fit signe de loin de ne pas me déranger, il avança, il
aurait fallu qu'on bougeât encore ma table ou que je changeasse de place
pour qu'il pût s'asseoir. Dès qu'il entra dans la grande salle, il monta
légèrement sur les banquettes de velours rouge qui en faisaient le tour
en longeant le mur et où en dehors de moi n'étaient assis que trois ou
quatre jeunes gens du Jockey, connaissances à lui qui n'avaient pu
trouver place dans la petite salle. Entre les tables, des fils
électriques étaient tendus à une certaine hauteur; sans s'y embarrasser
Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle;
confus qu'elle s'exerçât uniquement pour moi et dans le but de m'éviter
un mouvement bien simple, j'étais en même temps émerveillé de cette
sûreté avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de voltige; et
je n'étais pas le seul; car encore qu'ils l'eussent sans doute
médiocrement goûté de la part d'un moins aristocratique et moins
généreux client, le patron et les garçons restaient fascinés, comme des
connaisseurs au pesage; un commis, comme paralysé, restait immobile avec
un plat que des dîneurs attendaient à côté; et quand Saint-Loup, ayant à
passer derrière ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et s'y avança
en équilibre, des applaudissements discrets éclatèrent dans le fond de
la salle. Enfin arrivé à ma hauteur, il arrêta net son élan avec la
précision d'un chef devant la tribune d'un souverain, et s'inclinant, me
tendit avec un air de courtoisie et de soumission le manteau de vigogne,
qu'aussitôt après, s'étant assis à côté de moi, sans que j'eusse eu un
mouvement à faire, il arrangea, en châle léger et chaud, sur mes
épaules.
--Dis-moi pendant que j'y pense, me dit Robert, mon oncle Charlus a
quelque chose à te dire. Je lui ai promis que je t'enverrais chez lui
demain soir.
--Justement j'allais te parler de lui. Mais demain soir je dîne chez ta
tante Guermantes.
--Oui, il y a un gueuleton à tout casser, demain, chez Oriane. Je ne
suis pas convié. Mais mon oncle Palamède voudrait que tu n'y ailles pas.
Tu ne peux pas te décommander? En tout cas, va chez mon oncle Palamède
après. Je crois qu'il tient à te voir. Voyons, tu peux bien y être vers
onze heures. Onze heures, n'oublie pas, je me charge de le prévenir. Il
est très susceptible. Si tu n'y vas pas, il t'en voudra. Et cela finit
toujours de bonne heure chez Oriane. Si tu ne fais qu'y dîner, tu peux
très bien être à onze heures chez mon oncle. Du reste, moi, il aurait
fallu que je visse Oriane, pour mon poste au Maroc que je voudrais
changer. Elle est si gentille pour ces choses-là et elle peut tout sur
le général de Saint-Joseph de qui ça dépend. Mais ne lui en parle pas.
J'ai dit un mot à la princesse de Parme, ça marchera tout seul. Ah! le
Maroc, très intéressant. Il y aurait beaucoup à te parler. Hommes très
fins là-bas. On sent la parité d'intelligence.
--Tu ne crois pas que les Allemands puissent aller jusqu'à la guerre à
propos de cela?
--Non, cela les ennuie, et au fond c'est très juste. Mais l'empereur est
pacifique. Ils nous font toujours croire qu'ils veulent la guerre pour
nous forcer à céder. Cf. Poker. Le prince de Monaco, agent de Guillaume
II, vient nous dire en confidence que l'Allemagne se jette sur nous si
nous ne cédons pas. Alors nous cédons. Mais si nous ne cédions pas, il
n'y aurait aucune espèce de guerre. Tu n'as qu'à penser quelle chose
comique serait une guerre aujourd'hui. Ce serait plus catastrophique que
le _Déluge_ et le _Götter Dämmerung_. Seulement cela durerait moins
longtemps.
Il me parla d'amitié, de prédilection, de regret, bien que, comme tous
les voyageurs de sa sorte, il allât repartir le lendemain pour quelques
mois qu'il devait passer à la campagne et dût revenir seulement
quarante-huit heures à Paris avant de retourner au Maroc (ou ailleurs);
mais les mots qu'il jeta ainsi dans la chaleur de coeur que j'avais ce
soir-là y allumaient une douce rêverie. Nos rares tête-à-tête, et
celui-là surtout, ont fait depuis époque dans ma mémoire. Pour lui,
comme pour moi, ce fut le soir de l'amitié. Pourtant celle que je
ressentais en ce moment (et à cause de cela non sans quelque remords)
n'était guère, je le craignais, celle qu'il lui eût plu d'inspirer. Tout
rempli encore du plaisir que j'avais eu à le voir s'avancer au petit
galop et toucher gracieusement au but, je sentais que ce plaisir tenait
à ce que chacun des mouvements développés le long du mur, sur la
banquette, avait sa signification, sa cause, dans la nature individuelle
de Saint-Loup peut-être, mais plus encore dans celle que par la
naissance et par l'éducation il avait héritée de sa race.
Une certitude du goût dans l'ordre non du beau mais des manières, et qui
en présence d'une circonstance nouvelle faisait saisir tout de suite à
l'homme élégant--comme à un musicien à qui on demande de jouer un
morceau inconnu--le sentiment, le mouvement qu'elle réclame et y adapter
le mécanisme, la technique qui conviennent le mieux; puis permettait à
ce goût de s'exercer sans la contrainte d'aucune autre considération,
dont tant de jeunes bourgeois eussent été paralysés, aussi bien par peur
d'être ridicules aux yeux des autres en manquant aux convenances, que de
paraître trop empressés à ceux de leurs amis, et que remplaçait chez
Robert un dédain que certes il n'avait jamais éprouvé dans son coeur,
mais qu'il avait reçu par héritage en son corps, et qui avait plié les
façons de ses ancêtres à une familiarité qu'ils croyaient ne pouvoir que
flatter et ravir celui à qui elle s'adressait; enfin une noble
libéralité qui, ne tenant aucun compte de tant d'avantages matériels
(des dépenses à profusion dans ce restaurant avaient achevé de faire de
lui, ici comme ailleurs, le client le plus à la mode et le grand favori,
situation que soulignait l'empressement envers lui non pas seulement de
la domesticité mais de toute la jeunesse la plus brillante), les lui
faisait fouler aux pieds, comme ces banquettes de pourpre effectivement
et symboliquement trépignées, pareilles à un chemin somptueux qui ne
plaisait à mon ami qu'en lui permettant de venir vers moi avec plus de
grâce et de rapidité; telles étaient les qualités, toutes essentielles à
l'aristocratie, qui derrière ce corps non pas opaque et obscur comme eût
été le mien, mais significatif et limpide, transparaissaient comme à
travers une oeuvre d'art la puissance industrieuse, efficiente qui l'a
créée, et rendaient les mouvements de cette course légère que Robert
avait déroulée le long du mur, intelligibles et charmants ainsi que ceux
de cavaliers sculptés sur une frise. «Hélas, eût pensé Robert, est-ce la
peine que j'aie passé ma jeunesse à mépriser la naissance, à honorer
seulement la justice et l'esprit, à choisir, en dehors des amis qui
m'étaient imposés, des compagnons gauches et mal vêtus s'ils avaient de
l'éloquence, pour que le seul être qui apparaisse en moi, dont on garde
un précieux souvenir, soit non celui que ma volonté, en s'efforçant et
en méritant, a modelé à ma ressemblance, mais un être qui n'est pas mon
oeuvre, qui n'est même pas moi, que j'ai toujours méprisé et cherché à
vaincre; est-ce la peine que j'aie aimé mon ami préféré comme je l'ai
fait, pour que le plus grand plaisir qu'il trouve en moi soit celui d'y
découvrir quelque chose de bien plus général que moi-même, un plaisir
qui n'est pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut sincèrement
le croire, un plaisir d'amitié, mais un plaisir intellectuel et
désintéressé, une sorte de plaisir d'art? » Voilà ce que je crains,
aujourd'hui que Saint-Loup ait quelquefois pensé. Il s'est trompé, dans
ce cas. S'il n'avait pas, comme il avait fait, aimé quelque chose de
plus élevé que la souplesse innée de son corps, s'il n'avait pas été si
longtemps détaché de l'orgueil nobiliaire, il y eût eu plus
d'application et de lourdeur dans son agilité même, une vulgarité
importante dans ses manières. Comme à Mme de Villeparisis il avait fallu
beaucoup de sérieux pour qu'elle donnât dans sa conversation et dans ses
Mémoires le sentiment de la frivolité, lequel est intellectuel, de même,
pour que le corps de Saint-Loup fût habité par tant d'aristocratie, il
fallait que celle-ci eût déserté sa pensée tendue vers de plus hauts
objets, et, résorbée dans son corps, s'y fût fixée en lignes
inconscientes et nobles. Par là sa distinction d'esprit n'était pas
absente d'une distinction physique qui, la première faisant défaut,
n'eût pas été complète. Un artiste n'a pas besoin d'exprimer directement
sa pensée dans son ouvrage pour que celui-ci en reflète la qualité; on a
même pu dire que la louange la plus haute de Dieu est dans la négation
de l'athée qui trouve la création assez parfaite pour se passer d'un
créateur. Et je savais bien aussi que ce n'était pas qu'une oeuvre d'art
que j'admirais en ce jeune cavalier déroulant le long du mur la frise de
sa course; le jeune prince (descendant de Catherine de Foix, reine de
Navarre et petite-fille de Charles VII) qu'il venait de quitter à mon
profit, la situation de naissance et de fortune qu'il inclinait devant
moi, les ancêtres dédaigneux et souples qui survivaient dans l'assurance
et l'agilité, la courtoisie avec laquelle il venait disposer autour de
mon corps frileux le manteau de vigogne, tout cela n'était-ce pas comme
des amis plus anciens que moi dans sa vie, par lesquels j'eusse cru que
nous dussions toujours être séparés, et qu'il me sacrifiait au contraire
par un choix que l'on ne peut faire que dans les hauteurs de
l'intelligence, avec cette liberté souveraine dont les mouvements de
Robert étaient l'image et dans laquelle se réalise la parfaite amitié?
Ce que la familiarité d'un Guermantes--au lieu de la distinction qu'elle
avait chez Robert, parce que le dédain héréditaire n'y était que le
vêtement, devenu grâce inconsciente, d'une réelle humilité morale--eût
décelé de morgue vulgaire, j'avais pu en prendre conscience, non en M.
de Charlus chez lequel les défauts de caractère que jusqu'ici je
comprenais mal s'étaient superposés aux habitudes aristocratiques, mais
chez le duc de Guermantes. Lui aussi pourtant, dans l'ensemble commun
qui avait tant déplu à ma grand'mère quand autrefois elle l'avait
rencontré chez Mme de Villeparisis, offrait des parties de grandeur
ancienne, et qui me furent sensibles quand j'allai dîner chez lui, le
lendemain de la soirée que j'avais passée avec Saint-Loup.
Elles ne m'étaient apparues ni chez lui ni chez la duchesse, quand je
les avais vus d'abord chez leur tante, pas plus que je n'avais vu le
premier jour les différences qui séparaient la Berma de ses camarades,
encore que chez celle-ci les particularités fussent infiniment plus
saisissantes que chez des gens du monde, puisqu'elles deviennent plus
marquées au fur et à mesure que les objets sont plus réels, plus
concevables à l'intelligence. Mais enfin si légères que soient les
nuances sociales (et au point que lorsqu'un peintre véridique comme
Sainte-Beuve veut marquer successivement les nuances qu'il y eut entre
le salon de Mme Geoffrin, de Mme Récamier et de Mme de Boigne, ils
apparaissent tous si semblables que la principale vérité qui, à l'insu
de l'auteur, ressort de ses études, c'est le néant de la vie de salon),
pourtant, en vertu de la même raison que pour la Berma, quand les
Guermantes me furent devenus indifférents et que la gouttelette de leur
originalité ne fut plus vaporisée par mon imagination, je pus la
recueillir, tout impondérable qu'elle fût.
La duchesse ne m'ayant pas parlé de son mari, à la soirée de sa tante,
je me demandais si, avec les bruits de divorce qui couraient, il
assisterait au dîner. Mais je fus bien vite fixé car parmi les valets de
pied qui se tenaient debout dans l'antichambre et qui (puisqu'ils
avaient dû jusqu'ici me considérer à peu près comme les enfants de
l'ébéniste, c'est-à-dire peut-être avec plus de sympathie que leur
maître mais comme incapable d'être reçu chez lui) devaient chercher la
cause de cette révolution, je vis se glisser M. de Guermantes qui
guettait mon arrivée pour me recevoir sur le seuil et m'ôter lui-même
mon pardessus.
--Mme de Guermantes va être tout ce qu'il y a de plus heureuse, me
dit-il d'un ton habilement persuasif. Permettez-moi de vous débarrasser
de vos frusques (il trouvait à la fois bon enfant et comique de parler
le langage du peuple). Ma femme craignait un peu une défection de votre
part, bien que vous eussiez donné votre jour. Depuis ce matin nous nous
disions l'un à l'autre: «Vous verrez qu'il ne viendra pas. » Je dois dire
que Mme de Guermantes a vu plus juste que moi. Vous n'êtes pas un homme
commode à avoir et j'étais persuadé que vous nous feriez faux bond.
Et le duc était si mauvais mari, si brutal même, disait-on, qu'on lui
savait gré, comme on sait gré de leur douceur aux méchants, de ces mots
«Mme de Guermantes» avec lesquels il avait l'air d'étendre sur la
duchesse une aile protectrice pour qu'elle ne fasse qu'un avec lui.
Cependant me saisissant familièrement par la main, il se mit en devoir
de me guider et de m'introduire dans les salons. Telle expression
courante peu claire dans la bouche d'un paysan si elle montre la
survivance d'une tradition locale, la trace d'un événement historique,
peut-être ignorés de celui qui y fait allusion; de même cette politesse
de M. de Guermantes, et qu'il allait me témoigner pendant toute la
soirée, me charma comme un reste d'habitudes plusieurs fois séculaires,
d'habitudes en particulier du XVIIIe siècle. Les gens des temps passés
nous semblent infiniment loin de nous. Nous n'osons pas leur supposer
d'intentions profondes au delà de ce qu'ils expriment formellement; nous
sommes étonnés quand nous rencontrons un sentiment à peu près pareil à
ceux que nous éprouvons chez un héros d'Homère ou une habile feinte
tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, où il laissa
enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise; on
dirait que nous nous imaginons ce poète épique et ce général aussi
éloignés de nous qu'un animal vu dans un jardin zoologique. Même chez
tels personnages de la cour de Louis XIV, quand nous trouvons des
marques de courtoisie dans des lettres écrites par eux à quelque homme
de rang inférieur et qui ne peut leur être utile à rien, elles nous
laissent surpris parce qu'elles nous révèlent tout à coup chez ces
grands seigneurs tout un monde de croyances qu'ils n'expriment jamais
directement mais qui les gouvernent, et en particulier la croyance qu'il
faut par politesse feindre certains sentiments et exercer avec le plus
grand scrupule certaines fonctions d'amabilité.
Cet éloignement imaginaire du passé est peut-être une des raisons qui
permettent de comprendre que même de grands écrivains aient trouvé une
beauté géniale aux oeuvres de médiocres mystificateurs comme Ossian. Nous
sommes si étonnés que des bardes lointains puissent avoir des idées
modernes, que nous nous émerveillons si, dans ce que nous croyons un
vieux chant gaélique, nous en rencontrons une que nous n'eussions
trouvée qu'ingénieuse chez un contemporain. Un traducteur de talent n'a
qu'à ajouter à un Ancien qu'il restitue plus ou moins fidèlement, des
morceaux qui, signés d'un nom contemporain et publiés à part,
paraîtraient seulement agréables: aussitôt il donne une émouvante
grandeur à son poète, lequel joue ainsi sur le clavier de plusieurs
siècles. Ce traducteur n'était capable que d'un livre médiocre, si ce
livre eût été publié comme un original de lui. Donné pour une
traduction, il semble celle d'un chef-d'oeuvre. Le passé non seulement
n'est pas fugace, il reste sur place. Ce n'est pas seulement des mois
après le commencement d'une guerre que des lois votées sans hâte peuvent
agir efficacement sur elle, ce n'est pas seulement quinze ans après un
crime resté obscur qu'un magistrat peut encore trouver les éléments qui
serviront à l'éclaircir; après des siècles et des siècles, le savant qui
étudie dans une région lointaine la toponymie, les coutumes des
habitants, pourra saisir encore en elles telle légende bien antérieure
au christianisme, déjà incomprise, sinon même oubliée au temps
d'Hérodote et qui dans l'appellation donnée à une roche, dans un rite
religieux, demeure au milieu du présent comme une émanation plus dense,
immémoriale et stable. Il y en avait une aussi, bien moins antique,
émanation de la vie de cour, sinon dans les manières souvent vulgaires
de M. de Guermantes, du moins dans l'esprit qui les dirigeait. Je devais
la goûter encore, comme une odeur ancienne, quand je la retrouvai un peu
plus tard au salon. Car je n'y étais pas allé tout de suite.
En quittant le vestibule, j'avais dit à M. de Guermantes que j'avais un
grand désir de voir ses Elstir. «Je suis à vos ordres, M. Elstir est-il
donc de vos amis? Je suis fort marri car je le connais un peu, c'est un
homme aimable, ce que nos pères appelaient l'honnête homme, j'aurais pu
lui demander de me faire la grâce de venir, et le prier à dîner. Il
aurait certainement été très flatté de passer la soirée en votre
compagnie. » Fort peu ancien régime quand il s'efforçait ainsi de l'être,
le duc le redevenait ensuite sans le vouloir. M'ayant demandé si je
désirais qu'il me montrât ces tableaux, il me conduisit, s'effaçant
gracieusement devant chaque porte, s'excusant quand, pour me montrer le
chemin, il était obligé de passer devant, petite scène qui (depuis le
temps où Saint-Simon raconte qu'un ancêtre des Guermantes lui fit les
honneurs de son hôtel avec les mêmes scrupules dans l'accomplissement
des devoirs frivoles du gentilhomme) avait dû, avant de glisser jusqu'à
nous, être jouée par bien d'autres Guermantes pour bien d'autres
visiteurs. Et comme j'avais dit au duc que je serais bien aise d'être
seul un moment devant les tableaux, il s'était retiré discrètement en me
disant que je n'aurais qu'à venir le retrouver au salon.
Seulement une fois en tête à tête avec les Elstir, j'oubliai tout à fait
l'heure du dîner; de nouveau comme à Balbec j'avais devant moi les
fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui n'était que la
projection, la manière de voir particulière à ce grand peintre et que ne
traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de
peintures de lui, toutes homogènes les unes aux autres, étaient comme
les images lumineuses d'une lanterne magique laquelle eût été, dans le
cas présent, la tête de l'artiste et dont on n'eût pu soupçonner
l'étrangeté tant qu'on n'aurait fait que connaître l'homme, c'est-à-dire
tant qu'on n'eût fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant
qu'aucun verre coloré eût encore été placé. Parmi ces tableaux,
quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde
m'intéressaient plus que les autres en ce qu'ils recréaient ces
illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifierions pas les
objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois
en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à
quelques mètres de nous, alors que nous n'avons devant nous qu'un pan de
mur violemment éclairé qui nous a donné le mirage de la profondeur. Dès
lors n'est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par
retour sincère à la racine même de l'impression, de représenter une
chose par cette autre que dans l'éclair d'une illusion première nous
avons prise pour elle? Les surfaces et les volumes sont en réalité
indépendants des noms d'objets que notre mémoire leur impose quand nous
les avons reconnus. Elstir tâchait d'arracher à ce qu'il venait de
sentir ce qu'il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet
agrégat de raisonnements que nous appelons vision.
Les gens qui détestaient ces «horreurs» s'étonnaient qu'Elstir admirât
Chardin, Perroneau, tant de peintres qu'eux, les gens du monde,
aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu'Elstir avait pour son compte
refait devant le réel (avec l'indice particulier de son goût pour
certaines recherches) le même effort qu'un Chardin ou un Perroneau, et
qu'en conséquence, quand il cessait de travailler pour lui-même, il
admirait en eux des tentatives du même genre, des sortes de fragments
anticipés d'oeuvres de lui. Mais les gens du monde n'ajoutaient pas par
la pensée à l'oeuvre d'Elstir cette perspective du Temps qui leur
permettait d'aimer ou tout au moins de regarder sans gêne la peinture de
Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu'au cours de leur
vie ils avaient vu, au fur et à mesure que les années les en
éloignaient, la distance infranchissable entre ce qu'ils jugeaient un
chef-d'oeuvre d'Ingres et ce qu'ils croyaient devoir rester à jamais une
horreur (par exemple l'_Olympia_ de Manet) diminuer jusqu'à ce que les
deux toiles eussent l'air jumelles. Mais on ne profite d'aucune leçon
parce qu'on ne sait pas descendre jusqu'au général et qu'on se figure
toujours se trouver en présence d'une expérience qui n'a pas de
précédents dans le passé.
Je fus émus de retrouver dans deux tableaux (plus réalistes, ceux-là, et
d'une manière antérieure) un même monsieur, une fois en frac dans son
salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une
fête populaire au bord de l'eau où il n'avait évidemment que faire, et
qui prouvait que pour Elstir il n'était pas seulement un modèle
habituel, mais un ami, peut-être un protecteur, qu'il aimait, comme
autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires--et parfaitement
ressemblants--de Venise, à faire figurer dans ses peintures; de même
encore que Beethoven trouvait du plaisir à inscrire en tête d'une oeuvre
préférée le nom chéri de l'archiduc Rodolphe. Cette fête au bord de
l'eau avait quelque chose d'enchanteur. La rivière, les robes des
femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des
autres voisinaient parmi ce carré de peinture qu'Elstir avait découpé
dans une merveilleuse après-midi. Ce qui ravissait dans la robe d'une
femme cessant un moment de danser, à cause de la chaleur et de
l'essoufflement, était chatoyant aussi, et de la même manière, dans la
toile d'une voile arrêtée, dans l'eau du petit port, dans le ponton de
bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux
que j'avais vus à Balbec, l'hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis
que la cathédrale elle-même, semblait, plus hardi qu'Elstir théoricien,
qu'Elstir homme de goût et amoureux du moyen âge, chanter: «Il n'y a pas
de gothique, il n'y a pas de chef-d'oeuvre, l'hôpital sans style vaut le
glorieux portail», de même j'entendais: «La dame un peu vulgaire qu'un
dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau
poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi,
sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n'y a pas
de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en
elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet, tout le prix est dans
les regards du peintre. » Or celui-ci avait su immortellement arrêter le
mouvement des heures à cet instant lumineux où la dame avait eu chaud et
avait cessé de danser, où l'arbre était cerné d'un pourtour d'ombre, où
les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or. Mais justement parce
que l'instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixée
donnait l'impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait
bientôt s'en retourner, les bateaux disparaître, l'ombre changer de
place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les
instants, montrés à la fois par tant de lumières qui y voisinent
ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout
autre il est vrai, de ce qu'est l'instant, dans quelques aquarelles à
sujets mythologiques, datant des débuts d'Elstir et dont était aussi
orné ce salon. Les gens du monde «avancés» allaient «jusqu'à» cette
manière-là, mais pas plus loin. Ce n'était certes pas ce qu'Elstir avait
fait de mieux, mais déjà la sincérité avec laquelle le sujet avait été
pensé ôtait sa froideur. C'est ainsi que, par exemple, les Muses étaient
représentées comme le seraient des êtres appartenant à une espèce
fossile mais qu'il n'eût pas été rare, aux temps mythologiques, de voir
passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier
montagneux. Quelquefois un poète, d'une race ayant aussi une
individualité particulière pour un zoologiste (caractérisée par une
certaine insexualité), se promenait avec une Muse, comme, dans la
nature, des créatures d'espèces différentes mais amies et qui vont de
compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poète épuisé d'une
longue course en montagne, qu'un Centaure, qu'il a rencontré, touché de
sa fatigue, prend sur son dos et ramène. Dans plus d'une autre,
l'immense paysage (où la scène mythique, les héros fabuleux tiennent une
place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets à la mer,
avec une exactitude qui donne plus que l'heure, jusqu'à la minute qu'il
est, grâce au degré précis du déclin du soleil, à la fidélité fugitive
des ombres. Par là l'artiste donne, en l'instantanéisant, une sorte de
réalité historique vécue au symbole de la fable, le peint, et le relate
au passé défini.
Pendant que je regardais les peintures d'Elstir, les coups de sonnette
des invités qui arrivaient avaient tinté, ininterrompus, et m'avaient
bercé doucement. Mais le silence qui leur succéda et qui durait déjà
depuis très longtemps finit--moins rapidement il est vrai--par
m'éveiller de ma rêverie, comme celui qui succède à la musique de Lindor
tire Bartholo de son sommeil. J'eus peur qu'on m'eût oublié, qu'on fût à
table et j'allai rapidement vers le salon. A la porte du cabinet des
Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudré, je ne
sais, l'air d'un ministre espagnol, mais me témoignant du même respect
qu'il eût mis aux pieds d'un roi. Je sentis à son air qu'il m'eût
attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que j'avais
apporté au dîner, alors surtout que j'avais promis d'être à onze heures
chez M. de Charlus.
Le ministre espagnol (non sans que je rencontrasse, en route, le valet
de pied persécuté par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand
je lui demandai des nouvelles de sa fiancée, me dit que justement demain
était le jour de sortie d'elle et de lui, qu'il pourrait passer toute la
journée avec elle, et célébra la bonté de Madame la duchesse) me
conduisit au salon où je craignais de trouver M. de Guermantes de
mauvaise humeur. Il m'accueillit au contraire avec une joie évidemment
en partie factice et dictée par la politesse, mais par ailleurs sincère,
inspirée et par son estomac qu'un tel retard avait affamé, et par la
conscience d'une impatience pareille chez tous ses invités lesquels
remplissaient complètement le salon. Je sus, en effet, plus tard, qu'on
m'avait attendu près de trois quarts d'heure. Le duc de Guermantes pensa
sans doute que prolonger le supplice général de deux minutes ne
l'aggraverait pas, et que la politesse l'ayant poussé à reculer si
longtemps le moment de se mettre à table, cette politesse serait plus
complète si en ne faisant pas servir immédiatement il réussissait à me
persuader que je n'étais pas en retard et qu'on n'avait pas attendu pour
moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le
dîner et si certains invités n'étaient pas encore là, comment je
trouvais les Elstir. Mais en même temps et sans laisser apercevoir ses
tiraillements d'estomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de
concert avec la duchesse il procédait aux présentations. Alors seulement
je m'aperçus que venait de se produire autour de moi, de moi qui jusqu'à
ce jour--sauf le stage dans le salon de Mme Swann--avais été habitué
chez ma mère, à Combray et à Paris, aux façons ou protectrices ou sur la
défensive de bourgeoises rechignées qui me traitaient en enfant, un
changement de décor comparable à celui qui introduit tout à coup
Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui m'entouraient,
entièrement décolletées (leur chair apparaissait des deux côtés d'une
sinueuse branche de mimosa ou sous les larges pétales d'une rose), ne me
dirent bonjour qu'en coulant vers moi de longs regards caressants comme
si la timidité seule les eût empêchées de m'embrasser. Beaucoup n'en
étaient pas moins fort honnêtes au point de vue des moeurs; beaucoup, non
toutes, car les plus vertueuses n'avaient pas pour celles qui étaient
légères cette répulsion qu'eût éprouvée ma mère. Les caprices de la
conduite, niés par de saintes amies, malgré l'évidence, semblaient, dans
le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations qu'on
avait su conserver. On feignait d'ignorer que le corps d'une maîtresse
de maison était manié par qui voulait, pourvu que le «salon» fût demeuré
intact. Comme le duc se gênait fort peu avec ses invités (de qui et à
qui il n'avait plus dès longtemps rien à apprendre), mais beaucoup avec
moi dont le genre de supériorité, lui étant inconnu, lui causait un peu
le même genre de respect qu'aux grands seigneurs de la cour de Louis XIV
les ministres bourgeois, il considérait évidemment que le fait de ne pas
connaître ses convives n'avait aucune importance, sinon pour eux, du
moins pour moi, et, tandis que je me préoccupais à cause de lui de
l'effet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui qu'ils
feraient sur moi.
Tout d'abord, d'ailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au
moment même, en effet, où j'étais entré dans le salon, M. de Guermantes,
sans même me laisser le temps de dire bonjour à la duchesse, m'avait
mené, comme pour faire une bonne surprise à cette personne à laquelle il
semblait dire: «Voici votre ami, vous voyez je vous l'amène par la peau
du cou», vers une dame assez petite. Or, bien avant que, poussé par le
duc, je fusse arrivé devant elle, cette dame n'avait cessé de m'adresser
avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous
adressons à une vieille connaissance qui peut-être ne nous reconnaît
pas. Comme c'était justement mon cas et que je ne parvenais pas à me
rappeler qui elle était, je détournais la tête tout en m'avançant de
façon à ne pas avoir à répondre jusqu'à ce que la présentation m'eût
tiré d'embarras. Pendant ce temps, la dame continuait à tenir en
équilibre instable son sourire destiné à moi. Elle avait l'air d'être
pressée de s'en débarrasser et que je dise enfin: «Ah! madame, je crois
bien! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouvés! » J'étais
aussi impatient de savoir son nom qu'elle d'avoir vu que je la saluais
enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indéfiniment
prolongé, comme un sol dièse, pouvait enfin cesser. Mais M. de
Guermantes s'y prit si mal, au moins à mon avis, qu'il me sembla qu'il
n'avait nommé que moi et que j'ignorais toujours qui était la
pseudo-inconnue, laquelle n'eut pas le bon esprit de se nommer tant les
raisons de notre intimité, obscures pour moi, lui paraissaient claires.
En effet, dès que je fus auprès d'elle elle ne me tendit pas sa main,
mais prit familièrement la mienne et me parla sur le même ton que si
j'eusse été aussi au courant qu'elle des bons souvenirs à quoi elle se
reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris être
son fils, allait regretter de n'avoir pu venir. Je cherchai parmi mes
anciens camarades lequel s'appelait Albert, je ne trouvai que Bloch,
mais ce ne pouvait être Mme Bloch mère que j'avais devant moi puisque
celle-ci était morte depuis de longues années. Je m'efforçais vainement
à deviner le passé commun à elle et à moi auquel elle se reportait en
pensée. Mais je ne l'apercevais pas mieux, à travers le jais
translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que
le sourire, qu'on ne distingue un paysage situé derrière une vitre noire
même enflammée de soleil. Elle me demanda si mon père ne se fatiguait
pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au théâtre avec Albert, si
j'étais moins souffrant, et comme mes réponses, titubant dans
l'obscurité mentale où je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour
dire que je n'étais pas bien ce soir, elle avança elle-même une chaise
pour moi en faisant mille frais auxquels ne m'avaient jamais habitué les
autres amis de mes parents. Enfin le mot de l'énigme me fut donné par le
duc: «Elle vous trouve charmant», murmura-t-il à mon oreille, laquelle
fut frappée comme si ces mots ne lui étaient pas inconnus. C'étaient
ceux que Mme de Villeparisis nous avait dits, à ma grand'mère et à moi,
quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg.
Alors je compris tout, la dame présente n'avait rien de commun avec Mme
de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai
l'espèce de la bête. C'était une Altesse. Elle ne connaissait nullement
ma famille ni moi-même, mais issue de la race la plus noble et possédant
la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle
avait épousé un cousin également princier, elle désirait, dans sa
gratitude au Créateur, témoigner au prochain, de si pauvre ou de si
humble extraction fût-il, qu'elle ne le méprisait pas. A vrai dire, les
sourires auraient pu me le faire deviner, j'avais vu la princesse de
Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en
donner à ma grand'mère, comme à une biche du Jardin d'acclimatation.
Mais ce n'était encore que la seconde princesse du sang à qui j'étais
présenté, et j'étais excusable de ne pas avoir dégagé les traits
généraux de l'amabilité des grands. D'ailleurs eux-mêmes n'avaient-ils
pas pris la peine de m'avertir de ne pas trop compter sur cette
amabilité, puisque la duchesse de Guermantes, qui m'avait fait tant de
bonjours avec la main à l'Opéra-comique, avait eu l'air furieux que je
la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donné un
louis à quelqu'un, pensent qu'avec celui-là ils sont en règle pour
toujours. Quant à M. de Charlus, ses hauts et ses bas étaient encore
plus contrastés. Enfin j'ai connu, on le verra, des altesses et des
majestés d'une autre sorte, reines qui jouent à la reine, et parlent non
selon les habitudes de leurs congénères, mais comme les reines dans
Sardou.
Si M. de Guermantes avait mis tant de hâte à me présenter, c'est que le
fait qu'il y ait dans une réunion quelqu'un d'inconnu à une Altesse
royale est intolérable et ne peut se prolonger une seconde. C'était
cette même hâte que Saint-Loup avait mise à se faire présenter à ma
grand'mère. D'ailleurs, par un reste hérité de la vie des cours qui
s'appelle la politesse mondaine et qui n'est pas superficiel, mais où,
par un retournement du dehors au dedans, c'est la superficie qui devient
essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes
considéraient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez souvent
négligés, au moins par l'un d'eux, de la charité, de la chasteté, de la
pitié et de la justice, celui, plus inflexible, de ne guère parler à la
princesse de Parme qu'à la troisième personne.
A défaut d'être encore jamais de ma vie allé à Parme (ce que je désirais
depuis de lointaines vacances de Pâques), en connaître la princesse,
qui, je le savais, possédait le plus beau palais de cette cité unique où
tout d'ailleurs devait être homogène, isolée qu'elle était du reste du
monde, entre les parois polies, dans l'atmosphère, étouffante comme un
soir d'été sans air sur une place de petite ville italienne, de son nom
compact et trop doux, cela aurait dû substituer tout d'un coup à ce que
je tâchais de me figurer ce qui existait réellement à Parme, en une
sorte d'arrivée fragmentaire et sans avoir bougé; c'était, dans
l'algèbre du voyage à la ville de Giorgione, comme une première équation
à cette inconnue. Mais si j'avais depuis des années--comme un parfumeur
à un bloc uni de matière grasse--fait absorber à ce nom de princesse de
Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dès que je vis la
princesse, que j'aurais été jusque-là convaincu être au moins la
Sanseverina, une seconde opération commença, laquelle ne fut, à vrai
dire, parachevée que quelques mois plus tard, et qui consista, à l'aide
de nouvelles malaxations chimiques, à expulser toute huile essentielle
de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et à y
incorporer à la place l'image d'une petite femme noire, occupée
d'oeuvres, d'une amabilité tellement humble qu'on comprenait tout de
suite dans quel orgueil altier cette amabilité prenait son origine. Du
reste, pareille, à quelques différences près, aux autres grandes dames,
elle était aussi peu stendhalienne que, par exemple, à Paris, dans le
quartier de l'Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au
nom de Parme qu'à toutes les rues avoisinantes, et fait moins penser à
la Chartreuse où meurt Fabrice qu'à la salle des pas perdus de la gare
Saint-Lazare.
Son amabilité tenait à deux causes. L'une, générale, était l'éducation
que cette fille de souverains avait reçue.
Sa mère (non seulement alliée
à toutes les familles royales de l'Europe, mais encore--contraste avec
la maison ducale de Parme--plus riche qu'aucune princesse régnante) lui
avait, dès son âge le plus tendre, inculqué les préceptes
orgueilleusement humbles d'un snobisme évangélique; et maintenant chaque
trait du visage de la fille, la courbe de ses épaules, les mouvements de
ses bras semblaient répéter: «Rappelle-toi que si Dieu t'a fait naître
sur les marches d'un trône, tu ne dois pas en profiter pour mépriser
ceux à qui la divine Providence a voulu (qu'elle en soit louée! ) que tu
fusses supérieure par la naissance et par les richesses. Au contraire,
sois bonne pour les petits. Tes aïeux étaient princes de Clèves et de
Juliers dès 647; Dieu a voulu dans sa bonté que tu possédasses presque
toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch
qu'Edmond de Rothschild; ta filiation en ligne directe est établie par
les généalogistes depuis l'an 63 de l'ère chrétienne; tu as pour
belles-soeurs deux impératrices. Aussi n'aie jamais l'air en parlant de
te rappeler de si grands privilèges, non qu'ils soient précaires (car on
ne peut rien changer à l'ancienneté de la race et on aura toujours
besoin de pétrole), mais il est inutile d'enseigner que tu es mieux née
que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout
le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis à tous ceux
que la bonté céleste t'a fait la grâce de placer au-dessous de toi ce
que tu peux leur donner sans déchoir de ton rang, c'est-à-dire des
secours en argent, même des soins d'infirmière, mais bien entendu jamais
d'invitations à tes soirées, ce qui ne leur ferait aucun bien, mais, en
diminuant ton prestige, ôterait de son efficacité à ton action
bienfaisante. »
Aussi, même dans les moments où elle ne pouvait pas faire de bien, la
princesse cherchait à montrer, ou plutôt à faire croire par tous les
signes extérieurs du langage muet, qu'elle ne se croyait pas supérieure
aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun
cette charmante politesse qu'ont avec les inférieurs les gens bien
élevés et à tout moment, pour se rendre utile, poussait sa chaise dans
le but de laisser plus de place, tenait mes gants, m'offrait tous ces
services, indignes des fières bourgeoises, et que rendent bien
volontiers les souveraines, ou, instinctivement et par pli
professionnel, les anciens domestiques.
Déjà, en effet, le duc, qui semblait pressé d'achever les présentations,
m'avait entraîné vers une autre des filles fleurs. En entendant son nom
je lui dis que j'avais passé devant son château, non loin de Balbec.
«Oh! comme j'aurais été heureuse de vous le montrer», dit-elle presque à
voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais d'un ton senti, tout
pénétré du regret de l'occasion manquée d'un plaisir tout spécial, et
elle ajouta avec un regard insinuant: «J'espère que tout n'est pas
perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait intéressé davantage c'eût
été le château de ma tante Brancas; il a été construit par Mansard;
c'est la perle de la province. » Ce n'était pas seulement elle qui eût
été contente de montrer son château, mais sa tante Brancas n'eût pas été
moins ravie de me faire les honneurs du sien, à ce que m'assura cette
dame qui pensait évidemment que, surtout dans un temps où la terre tend
à passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il importe que
les grands maintiennent les hautes traditions de l'hospitalité
seigneuriale, par des paroles qui n'engagent à rien. C'était aussi parce
qu'elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, à dire les
choses qui pouvaient faire le plus de plaisir à l'interlocuteur, à lui
donner la plus haute idée de lui-même, à ce qu'il crût qu'il flattait
ceux à qui il écrivait, qu'il honorait ses hôtes, qu'on brûlait de le
connaître. Vouloir donner aux autres cette idée agréable d'eux-mêmes
existe à vrai dire quelquefois même dans la bourgeoisie elle-même. On y
rencontre cette disposition bienveillante, à titre de qualité
individuelle compensatrice d'un défaut, non pas, hélas, chez les amis
les plus sûrs, mais du moins chez les plus agréables compagnes. Elle
fleurit en tout cas tout isolément. Dans une partie importante de
l'aristocratie, au contraire, ce trait de caractère a cessé d'être
individuel; cultivé par l'éducation, entretenu par l'idée d'une grandeur
propre qui ne peut craindre de s'humilier, qui ne connaît pas de
rivales, sait que par aménité elle peut faire des heureux et se complaît
à en faire, il est devenu le caractère générique d'une classe. Et même
ceux que des défauts personnels trop opposés empêchent de le garder dans
leur coeur en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou leur
gesticulation.
--C'est une très bonne femme, me dit M. de Guermantes de la princesse de
Parme, et qui sait être «grande dame» comme personne.
Pendant que j'étais présenté aux femmes, il y avait un monsieur qui
donnait de nombreux signes d'agitation: c'était le comte Hannibal de
Bréauté-Consalvi. Arrivé tard, il n'avait pas eu le temps de s'informer
des convives et quand j'étais entré au salon, voyant en moi un invité
qui ne faisait pas partie de la société de la duchesse et devait par
conséquent avoir des titres tout à fait extraordinaires pour y pénétrer,
il installa son monocle sous l'arcade cintrée de ses sourcils, pensant
que celui-ci l'aiderait beaucoup à discerner quelle espèce d'homme
j'étais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage précieux des
femmes vraiment supérieures, ce qu'on appelle un «salon», c'est-à-dire
ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilité que venait de
mettre en vue la découverte d'un remède ou la production d'un
chef-d'oeuvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous l'impression
d'avoir appris qu'à la réception pour le roi et la reine d'Angleterre,
la duchesse n'avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes
d'esprit du faubourg se consolaient malaisément de n'avoir pas été
invitées tant elles eussent été délicieusement intéressées d'approcher
ce génie étrange. Mme de Courvoisier prétendait qu'il y avait aussi M.
Ribot, mais c'était une invention destinée à faire croire qu'Oriane
cherchait à faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour comble de
scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du maréchal de
Saxe, s'était présenté au foyer de la Comédie-Française et avait prié
Mlle Reichenberg de venir réciter des vers devant le roi, ce qui avait
eu lieu et constituait un fait sans précédent dans les annales des
raouts. Au souvenir de tant d'imprévu, qu'il approuvait d'ailleurs
pleinement, étant lui-même autant qu'un ornement et, de la même façon
que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une
consécration pour un salon, M. de Bréauté se demandant qui je pouvais
bien être sentait un champ très vaste ouvert à ses investigations. Un
instant le nom de M. Widor passa devant son esprit; mais il jugea que
j'étais bien jeune pour être organiste, et M. Widor trop peu marquant
pour être «reçu». Il lui parut plus vraisemblable de voir tout
simplement en moi le nouvel attaché de la légation de Suède duquel on
lui avait parlé; et il se préparait à me demander des nouvelles du roi
Oscar par qui il avait été à plusieurs reprises fort bien accueilli;
mais quand le duc, pour me présenter, eut dit mon nom à M. de Bréauté,
celui-ci, voyant que ce nom lui était absolument inconnu, ne douta plus
dès lors que, me trouvant là, je ne fusse quelque célébrité. Oriane
décidément n'en faisait pas d'autres et savait l'art d'attirer les
hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien
entendu, sans quoi elle l'eût déclassé. M. de Bréauté commença donc à se
pourlécher les babines et à renifler de ses narines friandes, mis en
appétit non seulement par le bon dîner qu'il était sûr de faire, mais
par le caractère de la réunion que ma présence ne pouvait manquer de
rendre intéressante et qui lui fournirait un sujet de conversation
piquant le lendemain au déjeuner du duc de Chartres. Il n'était pas
encore fixé sur le point de savoir si c'était moi dont on venait
d'expérimenter le sérum contre le cancer ou de mettre en répétition le
prochain lever de rideau au Théâtre-Français, mais grand intellectuel,
grand amateur de «récits de voyages», il ne cessait pas de multiplier
devant moi les révérences, les signes d'intelligence, les sourires
filtrés par son monocle; soit dans l'idée fausse qu'un homme de valeur
l'estimerait davantage s'il parvenait à lui inculquer l'illusion que
pour lui, comte de Bréauté-Consalvi, les privilèges de la pensée
n'étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance; soit
tout simplement par besoin et difficulté d'exprimer sa satisfaction,
dans l'ignorance de la langue qu'il devait me parler, en somme comme
s'il se fût trouvé en présence de quelqu'un des «naturels» d'une terre
inconnue où aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du
profit, il tâcherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et
sans interrompre les démonstrations d'amitié ni pousser comme eux de
grands cris, de troquer des oeufs d'autruche et des épices contre des
verroteries. Après avoir répondu de mon mieux à sa joie, je serrai la
main du duc de Châtellerault que j'avais déjà rencontré chez Mme de
Villeparisis, de laquelle il me dit que c'était une fine mouche. Il
était extrêmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil
busqué, les points où la peau de la joue s'altère, tout ce qui se voit
déjà dans les portraits de cette famille que nous ont laissés le XVIe et
le XVIIe siècle. Mais comme je n'aimais plus la duchesse, sa
réincarnation en un jeune homme était sans attrait pour moi. Je lisais
le crochet que faisait le nez du duc de Châtellerault comme la signature
d'un peintre que j'aurais longtemps étudié, mais qui ne m'intéressait
plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le
malheur de mes phalanges qui n'en sortirent que meurtries, je les
laissai s'engager dans l'étau qu'était une poignée de mains à
l'allemande, accompagnée d'un sourire ironique ou bonhomme du prince de
Faffenheim, l'ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms
propre à ce milieu, on appelait si universellement le prince Von, que
lui-même signait prince Von, ou, quand il écrivait à des intimes, Von.
Encore cette abréviation-là se comprenait-elle à la rigueur, à cause de
la longueur d'un nom composé. On se rendait moins compte des raisons qui
faisaient remplacer Elisabeth tantôt par Lili, tantôt par Bebeth, comme
dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s'explique que des hommes,
cependant assez oisifs et frivoles en général, eussent adopté «Quiou»
pour ne pas perdre, en disant Montesquiou, leur temps. Mais on voit
moins ce qu'ils en gagnaient à prénommer un de leurs cousins Dinand au
lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner
des prénoms les Guermantes procédassent invariablement par la répétition
d'une syllabe. Ainsi deux soeurs, la comtesse de Montpeyroux et la
vicomtesse de Vélude, lesquelles étaient toutes d'une énorme grosseur,
ne s'entendaient jamais appeler, sans s'en fâcher le moins du monde et
sans que personne songeât à en sourire, tant l'habitude était ancienne,
que «Petite» et «Mignonne». Mme de Guermantes, qui adorait Mme de
Montpeyroux, eût, si celle-ci eût été gravement atteinte, demandé avec
des larmes à sa soeur: «On me dit que «Petite» est très mal. » Mme de
l'Éclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entièrement
les oreilles, on ne l'appelait jamais que «ventre affamé». Quelquefois
on se contentait d'ajouter un _a_ au nom ou au prénom du mari pour
désigner la femme. L'homme le plus avare, le plus sordide, le plus
inhumain du faubourg ayant pour prénom Raphaël, sa charmante, sa fleur
sortant aussi du rocher signait toujours Raphaëla; mais ce sont là
seulement simples échantillons de règles innombrables dont nous pourrons
toujours, si l'occasion s'en présente, expliquer quelques-unes. Ensuite
je demandai au duc de me présenter au prince d'Agrigente. «Comment, vous
ne connaissez pas cet excellent Gri-gri», s'écria M. de Guermantes, et
il dit mon nom à M. d'Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent cité
par Françoise, m'était toujours apparu comme une transparente verrerie,
sous laquelle je voyais, frappés au bord de la mer violette par les
rayons obliques d'un soleil d'or, les cubes roses d'une cité antique
dont je ne doutais pas que le prince--de passage à Paris par un bref
miracle--ne fût lui-même, aussi lumineusement sicilien et glorieusement
patiné, le souverain effectif. Hélas, le vulgaire hanneton auquel on me
présenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde
désinvolture qu'il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom
que d'une oeuvre d'art qu'il eût possédée, sans porter sur soi aucun
reflet d'elle, sans peut-être l'avoir jamais regardée. Le prince
d'Agrigente était si entièrement dépourvu de quoi que ce fût de princier
et qui pût faire penser à Agrigente, que c'en était à supposer que son
nom, entièrement distinct de lui, relié par rien à sa personne, avait eu
le pouvoir d'attirer à soit tout ce qu'il aurait pu y avoir de vague
poésie en cet homme comme chez tout autre, et de l'enfermer après cette
opération dans les syllabes enchantées. Si l'opération avait eu lieu,
elle avait été en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome
de charme à retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu'il se
trouvait à la fois le seul homme au monde qui fût prince d'Agrigente et
peut-être l'homme au monde qui l'était le moins. Il était d'ailleurs
fort heureux de l'être, mais comme un banquier est heureux d'avoir de
nombreuses actions d'une mine, sans se soucier d'ailleurs si cette mine
répond au joli nom de mine Ivanhoe et de mine Primerose, ou si elle
s'appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s'achevaient
les présentations si longues à raconter mais qui, commencées dès mon
entrée au salon, n'avaient duré que quelques instants, et que Mme de
Guermantes, d'un ton presque suppliant, me disait: «Je suis sûre que
Basin vous fatigue à vous mener ainsi de l'une à l'autre, nous voulons
que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous
fatiguer pour que vous reveniez souvent», le duc, d'un mouvement assez
gauche et timoré, donna (ce qu'il aurait bien voulu faire depuis une
heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir) le signe qu'on
pouvait servir.
Il faut ajouter qu'un des invités manquait, M. de Grouchy, dont la
femme, née Guermantes, était venue seule de son côté, le mari devant
arriver directement de la chasse où il avait passé la journée. Ce M. de
Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit
faussement que son absence au début de Waterloo avait été la cause
principale de la défaite de Napoléon, était d'une excellente famille,
insuffisante pourtant aux yeux de certains entichés de noblesse. Ainsi
le prince de Guermantes, qui devait être bien des années plus tard moins
difficile pour lui-même, avait-il coutume de dire à ses nièces: «Quel
malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes (la vicomtesse de
Guermantes, mère de Mme de Grouchy) qu'elle n'ait jamais pu marier ses
enfants. --Mais, mon oncle, l'aînée a épousé M. de Grouchy. --Je n'appelle
pas cela un mari! Enfin, on prétend que l'oncle François a demandé la
cadette, cela fera qu'elles ne seront pas toutes restées filles. »
Aussitôt l'ordre de servir donné, dans un vaste déclic giratoire,
multiple et simultané, les portes de la salle à manger s'ouvrirent à
deux battants; un maître d'hôtel qui avait l'air d'un maître des
cérémonies s'inclina devant la princesse de Parme et annonça la
nouvelle: «Madame est servie», d'un ton pareil à celui dont il aurait
dit: «Madame se meurt», mais qui ne jeta aucune tristesse dans
l'assemblée, car ce fut d'un air folâtre, et comme l'été à Robinson, que
les couples s'avancèrent l'un derrière l'autre vers la salle à manger,
se séparant quand ils avaient gagné leur place où des valets de pied
poussaient derrière eux leur chaise; la dernière, Mme de Guermantes
s'avança vers moi, pour que je la conduisisse à table et sans que
j'éprouvasse l'ombre de la timidité que j'aurais pu craindre, car, en
chasseresse à qui une grande adresse musculaire a rendu la grâce facile,
voyant sans doute que je m'étais mis du côté qu'il ne fallait pas, elle
pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur
le mien et le plus naturellement encadré dans un rythme de mouvements
précis et nobles. Je leur obéis avec d'autant plus d'aisance que les
Guermantes n'y attachaient pas plus d'importance qu'au savoir un vrai
savant, chez qui on est moins intimidé que chez un ignorant; d'autres
portes s'ouvrirent par où entra la soupe fumante, comme si le dîner
avait lieu dans un théâtre de pupazzi habilement machiné et où l'arrivée
tardive du jeune invité mettait, sur un signe du maître, tous les
rouages en action.
C'est timide et non majestueusement souverain qu'avait été ce signe du
duc, auquel avait répondu le déclanchement de cette vaste, ingénieuse,
obéissante et fastueuse horlogerie mécanique et humaine. L'indécision du
geste ne nuisit pas pour moi à l'effet du spectacle qui lui était
subordonné. Car je sentais que ce qui l'avait rendu hésitant et
embarrassé était la crainte de me laisser voir qu'on n'attendait que moi
pour dîner et qu'on m'avait attendu longtemps, de même que Mme de
Guermantes avait peur qu'ayant regardé tant de tableaux, on ne me
fatiguât et ne m'empêchât de prendre mes aises en me présentant à jet
continu. De sorte que c'était le manque de grandeur dans le geste qui
dégageait la grandeur véritable. De même que cette indifférence du duc à
son propre luxe, ses égards au contraire pour un hôte, insignifiant en
lui-même mais qu'il voulait honorer. Ce n'est pas que M. de Guermantes
ne fût par certains côtés fort ordinaire, et n'eût même des ridicules
d'homme trop riche, l'orgueil d'un parvenu qu'il n'était pas.
Mais de même qu'un fonctionnaire ou qu'un prêtre voient leur médiocre
talent multiplié à l'infini (comme une vague par toute la mer qui se
presse derrière elle) par ces forces auxquelles ils s'appuient,
l'administration française et l'église catholique, de même M. de
Guermantes était porté par cette autre force, la politesse
aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme
de Guermantes n'eût pas reçu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais
du moment que quelqu'un, comme c'était mon cas, paraissait susceptible
d'être agrégé au milieu Guermantes, cette politesse découvrait des
trésors de simplicité hospitalière plus magnifiques encore s'il est
possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restés là.
Quand il voulait faire plaisir à quelqu'un, M. de Guermantes avait ainsi
pour faire de lui, ce jour-là, le personnage principal, un art qui
savait mettre à profit la circonstance et le lieu. Sans doute à
Guermantes ses «distinctions» et ses «grâces» eussent pris une autre
forme. Il eût fait atteler pour m'emmener faire seul avec lui une
promenade avant dîner. Telles qu'elles étaient, on se sentait touché par
ses façons comme on l'est, en lisant des Mémoires du temps, par celles
de Louis XIV quand il répond avec bonté, d'un air riant et avec une
demi-révérence, à quelqu'un qui vient le solliciter. Encore faut-il,
dans les deux cas, comprendre que cette politesse n'allait pas au delà
de ce que ce mot signifie.
Louis XIV (auquel les entichés de noblesse de son temps reprochent
pourtant son peu de souci de l'étiquette, si bien, dit Saint-Simon,
qu'il n'a été qu'un fort petit roi pour le rang en comparaison de
Philippe de Valois, Charles V, etc. ) fait rédiger les instructions les
plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs
sachent à quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains
cas, devant l'impossibilité d'arriver à une entente, on préfère convenir
que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain
étranger que dehors, en plein air, pour qu'il ne soit pas dit qu'en
entrant dans le château l'un a précédé l'autre; et l'Électeur palatin,
recevant le duc de Chevreuse à dîner, feint, pour ne pas lui laisser la
main, d'être malade et dîne avec lui mais couché, ce qui tranche la
difficulté. M. le Duc évitant les occasions de rendre le service à
Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frère dont il est du reste
tendrement aimé, prend un prétexte pour faire monter son cousin à son
lever et le forcer à lui passer sa chemise. Mais dès qu'il s'agit d'un
sentiment profond, des choses du coeur, le devoir, si inflexible tant
qu'il s'agit de politesse, change entièrement. Quelques heures après la
mort de ce frère, une des personnes qu'il a le plus aimées, quand
Monsieur, selon l'expression du duc de Montfort, est «encore tout
chaud», Louis XIV chante des airs d'opéras, s'étonne que la duchesse de
Bourgogne, laquelle a peine à dissimuler sa douleur, ait l'air si
mélancolique, et voulant que la gaieté recommence aussitôt, pour que les
courtisans se décident à se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne
de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions
mondaines et concentrées, mais dans le langage le plus involontaire,
dans les préoccupations, dans l'emploi du temps de M. de Guermantes, on
retrouvait le même contraste: les Guermantes n'éprouvaient pas plus de
chagrin que les autres mortels, on peut même dire que leur sensibilité
véritable était moindre; en revanche, on voyait tous les jours leur nom
dans les mondanités du _Gaulois_ à cause du nombre prodigieux
d'enterrements où ils eussent trouvé coupable de ne pas se faire
inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons
couvertes de terre, les terrasses que purent connaître Xénophon ou saint
Paul, de même dans les manières de M. de Guermantes, homme attendrissant
de gentillesse et révoltant de dureté, esclave des plus petites
obligations et délié des pactes les plus sacrés, je retrouvais encore
intacte après plus de deux siècles écoulés cette déviation particulière
à la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de
conscience du domaine des affections et de la moralité aux questions de
pure forme.
L'autre raison de l'amabilité que me montra la princesse de Parme était
plus particulière. C'est qu'elle était persuadée d'avance que tout ce
qu'elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, était
d'une qualité supérieure à tout ce qu'elle avait chez elle. Chez toutes
les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme s'il en avait
été ainsi; pour le plat le plus simple, pour les fleurs les plus
ordinaires, elle ne se contentait pas de s'extasier, elle demandait la
permission d'envoyer dès le lendemain chercher la recette ou regarder
l'espèce par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages à gros
appointements, ayant leur voiture à eux et surtout leurs prétentions
professionnelles, et qui se trouvaient fort humiliés de venir s'informer
d'un plat dédaigné ou prendre modèle sur une variété d'oeillets laquelle
n'était pas moitié aussi belle, aussi «panachée» de «chinages», aussi
grande quant aux dimensions des fleurs, que celles qu'ils avaient
obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de
celle-ci, chez tout le monde, cet étonnement devant les moindres choses
était factice et destiné à montrer qu'elle ne tirait pas de la
supériorité de son rang et de ses richesses un orgueil défendu par ses
anciens précepteurs, dissimulé par sa mère et insupportable à Dieu, en
revanche, c'est en toute sincérité qu'elle regardait le salon de la
duchesse de Guermantes comme un lieu privilégié où elle ne pouvait
marcher que de surprises en délices. D'une façon générale d'ailleurs,
mais qui serait bien insuffisante à expliquer cet état d'esprit, les
Guermantes étaient assez différents du reste de la société
aristocratique, ils étaient plus précieux et plus rares. Ils m'avaient
donné au premier aspect l'impression contraire, je les avais trouvés
vulgaires, pareils à tous les hommes et à toutes les femmes, mais parce
que préalablement j'avais vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en
Parme, des noms. Évidemment, dans ce salon, toutes les femmes que
j'avais imaginées comme des statuettes de Saxe ressemblaient tout de
même davantage à la grande majorité des femmes. Mais de même que Balbec
ou Florence, les Guermantes, après avoir déçu l'imagination parce qu'ils
ressemblaient plus à leurs pareils qu'à leur nom, pouvaient ensuite,
quoique à un moindre degré, offrir à l'intelligence certaines
particularités qui les distinguaient. Leur physique même, la couleur
d'un rose spécial, allant quelquefois jusqu'au violet, de leur chair,
une certaine blondeur quasi éclairante des cheveux délicats, même chez
les hommes, massés en touffes dorées et douces, moitié de lichens
pariétaires et de pelage félin (éclat lumineux à quoi correspondait un
certain brillant de l'intelligence, car, si l'on disait le teint et les
cheveux des Guermantes, on disait aussi l'esprit des Guermantes comme
l'esprit des Mortemart--une certaine qualité sociale plus fine dès avant
Louis XIV, et d'autant plus reconnue de tous qu'ils la promulguaient
eux-mêmes), tout cela faisait que, dans la matière même, si précieuse
fût-elle, de la société aristocratique où on les trouvait engainés ça et
là, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles à discerner et à
suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l'onyx, ou
plutôt encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clarté
dont les crins dépeignés courent comme de flexibles rayons dans les
flancs de l'agate-mousse.
Les Guermantes--du moins ceux qui étaient dignes du nom--n'étaient pas
seulement d'une qualité de chair, de cheveu, de transparent regard,
exquise, mais avaient une manière de se tenir, de marcher, de saluer, de
regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils
étaient aussi différents en tout cela d'un homme du monde quelconque que
celui-ci d'un fermier en blouse. Et malgré leur amabilité on se disait:
n'ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu'ils le dissimulent, quand ils
nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies
par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l'hirondelle ou
l'inclinaison de la rose, de penser: ils sont d'une autre race que nous
et nous sommes, nous, les princes de la terre? Plus tard je compris que
les Guermantes me croyaient en effet d'une race autre, mais qui excitait
leur envie, parce que je possédais des mérites que j'ignorais et qu'ils
faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore
j'ai senti que cette profession de foi n'était qu'à demi sincère et que
chez eux le dédain ou l'étonnement coexistaient avec l'admiration et
l'envie. La flexibilité physique essentielle aux Guermantes était
double; grâce à l'une, toujours en action, à tout moment, et si par
exemple un Guermantes mâle allait saluer une dame, il obtenait une
silhouette de lui-même, faite de l'équilibre instable de mouvements
asymétriques et nerveusement compensés, une jambe traînant un peu soit
exprès, soit parce qu'ayant été souvent cassée à la chasse elle
imprimait au torse, pour rattraper l'autre jambe, une déviation à
laquelle la remontée d'une épaule faisait contrepoids, pendant que le
monocle s'installait dans l'oeil, haussait un sourcil au même moment où
le toupet des cheveux s'abaissait pour le salut; l'autre flexibilité,
comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde à jamais la
coquille ou le bateau, s'était pour ainsi dire stylisée en une sorte de
mobilité fixée, incurvant le nez busqué qui sous les yeux bleus à fleur
de tête, au-dessus des lèvres trop minces, d'où sortait, chez les
femmes, une voix rauque, rappelait l'origine fabuleuse enseignée au XVIe
siècle par le bon vouloir de généalogistes parasites et hellénisants à
cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu'ils prétendaient
quand ils lui donnaient pour origine la fécondation mythologique d'une
nymphe par un divin Oiseau.
Les Guermantes n'étaient pas moins spéciaux au point de vue intellectuel
qu'au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert (l'époux aux idées
surannées de «Marie Gilbert» et qui faisait asseoir sa femme à gauche
quand ils se promenaient en voiture parce qu'elle était de moins bon
sang, pourtant royal, que lui), mais il était une exception et faisait,
absent, l'objet des railleries de la famille et d'anecdotes toujours
nouvelles, les Guermantes, tout en vivant dans le pur «gratin» de
l'aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les
théories de la duchesse de Guermantes, laquelle à vrai dire à force
d'être Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose
d'autre et de plus agréable, mettaient tellement au-dessus de tout
l'intelligence et étaient en politique si socialistes qu'on se demandait
où dans son hôtel se cachait le génie chargé d'assurer le maintien de la
vie aristocratique, et qui toujours invisible, mais évidemment tapi
tantôt dans l'antichambre, tantôt dans le salon, tantôt dans le cabinet
de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas
aux titres de lui dire «Madame la duchesse», à cette personne qui
n'aimait que la lecture et n'avait point de respect humain, d'aller
dîner chez sa belle-soeur quand sonnaient huit heures et de se
décolleter pour cela.
Le même génie de la famille présentait à Mme de Guermantes la situation
des duchesses, du moins des premières d'entre elles, et comme elle
multimillionnaires, le sacrifice à d'ennuyeux thés-dîners en ville,
raouts, d'heures où elle eût pu lire des choses intéressantes, comme des
nécessités désagréables analogues à la pluie, et que Mme de Guermantes
acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse mais sans aller
jusqu'à rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du
hasard que le maître d'hôtel de Mme de Guermantes dît toujours: «Madame
la duchesse» à cette femme qui ne croyait qu'à l'intelligence, ne
paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n'avait pensé à le prier
de lui dire «Madame» tout simplement. En poussant la bonne volonté
jusqu'à ses extrêmes limites, on eût pu croire que, distraite, elle
entendait seulement «Madame» et que l'appendice verbal qui y était
ajouté n'était pas perçu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle
n'était pas muette. Or, chaque fois qu'elle avait une commission à
donner à son mari, elle disait au maître d'hôtel: «Vous rappellerez à
Monsieur le duc. . . »
Le génie de la famille avait d'ailleurs d'autres occupations, par
exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus
particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement
moraux, et ce n'étaient pas d'habitude les mêmes. Mais les
premiers--même un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu
et était le plus délicieux de tous, ouvert à toutes les idées neuves et
justes--traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la
même façon que Mme de Villeparisis, dans les moments où le génie de la
famille s'exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments
identiques on voyait tout d'un coup les Guermantes prendre un ton
presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et à cause de leur charme plus
grand, plus attendrissant que celui de la marquise pour dire d'une
domestique: «On sent qu'elle a un bon fond, c'est une fille qui n'est
pas commune, elle doit être la fille de gens bien, elle est certainement
restée toujours dans le droit chemin. » A ces moments-là le génie de la
famille se faisait intonation. Mais parfois il était aussi tournure, air
de visage, le même chez la duchesse que chez son grand-père le maréchal,
une sorte d'insaisissable convulsion (pareille à celle du Serpent, génie
carthaginois de la famille Barca), et par quoi j'avais été plusieurs
fois saisi d'un battement de coeur, dans mes promenades matinales, quand,
avant d'avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regardé par elle
du fond d'une petite crémerie. Ce génie était intervenu dans une
circonstance qui avait été loin d'être indifférente non seulement aux
Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et,
quoique d'aussi bon sang que les Guermantes, tout l'opposé d'eux (c'est
même par sa grand'mère Courvoisier que les Guermantes expliquaient le
parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et
noblesse comme si c'était la seule chose qui importât). Non seulement
les Courvoisier n'assignaient pas à l'intelligence le même rang que les
Guermantes, mais ils ne possédaient pas d'elle la même idée. Pour un
Guermantes (fût-il bête), être intelligent, c'était avoir la dent dure,
être capable de dire des méchancetés, d'emporter le morceau, c'était
aussi pouvoir vous tenir tête aussi bien sur la peinture, sur la
musique, sur l'architecture, parler anglais. Les Courvoisier se
faisaient de l'intelligence une idée moins favorable et, pour peu qu'on
ne fût pas de leur monde, être intelligent n'était pas loin de signifier
«avoir probablement assassiné père et mère». Pour eux l'intelligence
était l'espèce de «pince monseigneur» grâce à laquelle des gens qu'on ne
connaissait ni d'Ève ni d'Adam forçaient les portes des salons les plus
respectés, et on savait chez les Courvoisier qu'il finissait toujours
par vous en cuire d'avoir reçu de telles «espèces». Aux insignifiantes
assertions des gens intelligents qui n'étaient pas du monde, les
Courvoisier opposaient une méfiance systématique. Quelqu'un ayant dit
une fois: «Mais Swann est plus jeune que Palamède. --Du moins il vous le
dit; et s'il vous le dit soyez sûr que c'est qu'il y trouve son
intérêt», avait répondu Mme de Gallardon. Bien plus, comme on disait de
deux étrangères très élégantes que les Guermantes recevaient, qu'on
avait fait passer d'abord celle-ci puisqu'elle était l'aînée: «Mais
est-elle même l'aînée? » avait demandé Mme de Gallardon, non pas
positivement comme si ce genre de personnes n'avaient pas d'âge, mais
comme si, vraisemblablement dénuées d'état civil et religieux, de
traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les
petites chattes d'une même corbeille entre lesquelles un vétérinaire
seul pourrait se reconnaître. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes,
maintenaient d'ailleurs en un sens l'intégrité de la noblesse à la fois
grâce à l'étroitesse de leur esprit et à la méchanceté de leur coeur. De
même que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de
quelques autres comme les de Ligne, les La Trémoille, etc. , tout le
reste se confondait dans un vague fretin) étaient insolents avec des
gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, précisément
parce qu'ils ne faisaient pas attention à ces mérites de second ordre
dont s'occupaient énormément les Courvoisier, le manque de ces mérites
leur importait peu. Certaines femmes qui n'avaient pas un rang très
élevé dans leur province mais brillamment mariées, riches, jolies,
aimées des duchesses, étaient pour Paris, où l'on est peu au courant des
«père et mère», un excellent et élégant article d'importation. Il
pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le
canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agrément propre,
reçues chez certaines Guermantes. Mais, à leur égard, l'indignation des
Courvoisier ne désarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six, chez leur
cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n'aimaient pas à
frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et
un thème d'inépuisables déclamations. Dès le moment, par exemple, où la
charmante comtesse G. . . entrait chez les Guermantes, le visage de Mme de
Villebon prenait exactement l'expression qu'il eût dû prendre si elle
avait eu à réciter le vers:
_Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là. _
vers qui lui était du reste inconnu. Cette Courvoisier avait avalé
presque tous les lundis un éclair chargé de crème à quelques pas de la
comtesse G. . . , mais sans résultat. Et Mme de Villebon confessait en
cachette qu'elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes
recevait une femme qui n'était même pas de la deuxième société, à
Châteaudun. «Ce n'est vraiment pas la peine que ma cousine soit si
difficile sur ses relations, c'est à se moquer du monde», concluait Mme
de Villebon avec une autre expression de visage, celle-là souriante et
narquoise dans le désespoir, sur laquelle un petit jeu de devinettes eût
plutôt mis un autre vers que la comtesse ne connaissait naturellement
pas davantage:
_Grâce aux dieux mon malheur passe mon espérance_.
Au reste, anticipons sur les événements en disant que la «persévérance»,
rime d'espérance dans le vers suivant, de Mme de Villebon à snober Mme
G. . . ne fut pas tout à fait inutile. Aux yeux de Mme G. . . elle doua Mme
de Villebon d'un prestige tel, d'ailleurs purement imaginaire, que,
quand la fille de Mme G. . . , qui était la plus jolie et la plus riche des
bals de l'époque, fut à marier, on s'étonna de lui voir refuser tous les
ducs. C'est que sa mère, se souvenant des avanies hebdomadaires qu'elle
avait essuyées rue de Grenelle en souvenir de Châteaudun, ne souhaitait
véritablement qu'un mari pour sa fille: un fils Villebon.
Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient
était dans l'art, infiniment varié d'ailleurs, de marquer les distances.
Les manières des Guermantes n'étaient pas entièrement uniformes chez
tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l'étaient
vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de
cérémonie, à peu près comme si le fait qu'ils vous eussent tendu la main
eût été aussi considérable que s'il s'était agi de vous sacrer
chevalier. Au moment où un Guermantes, n'eût-il que vingt ans, mais
marchant déjà sur les traces de ses aînés, entendait votre nom prononcé
par le présentateur, il laissait tomber sur vous, comme s'il n'était
nullement décidé à vous dire bonjour, un regard généralement bleu,
toujours de la froideur d'un acier qu'il semblait prêt à vous plonger
dans les plus profonds replis du coeur. C'est du reste ce que les
Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de
premier ordre. Ils pensaient de plus accroître par cette inspection
l'amabilité du salut qui allait suivre et qui ne vous serait délivré
qu'à bon escient. Tout ceci se passait à une distance de vous qui,
petite s'il se fût agi d'une passe d'armes, semblait énorme pour une
poignée de main et glaçait dans le deuxième cas comme elle eût fait dans
le premier, de sorte que quand le Guermantes, après une rapide tournée
accomplie dans les dernières cachettes de votre âme et de votre
honorabilité, vous avait jugé digne de vous rencontrer désormais avec
lui, sa main, dirigée vers vous au bout d'un bras tendu dans toute sa
longueur, avait l'air de vous présenter un fleuret pour un combat
singulier, et cette main était en somme placée si loin du Guermantes à
ce moment-là que, quand il inclinait alors la tête, il était difficile
de distinguer si c'était vous ou sa propre main qu'il saluait. Certains
Guermantes n'ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne
pas se répéter sans cesse, exagéraient en recommençant cette cérémonie
chaque fois qu'ils vous rencontraient. Étant donné qu'ils n'avaient plus
à procéder à l'enquête psychologique préalable pour laquelle le «génie
de la famille» leur avait délégué ses pouvoirs dont ils devaient se
rappeler les résultats, l'insistance du regard perforateur précédant la
poignée de main ne pouvait s'expliquer que par l'automatisme qu'avait
acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu'ils pensaient
posséder. Les Courvoisier, dont le physique était différent, avaient
vainement essayé de s'assimiler ce salut scrutateur et s'étaient
rabattus sur la raideur hautaine ou la négligence rapide. En revanche,
c'était aux Courvoisier que certaines très rares Guermantes du sexe
féminin semblaient avoir emprunté le salut des dames. En effet, au
moment où on vous présentait à une de ces Guermantes-là, elle vous
faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, à peu près
selon un angle de quarante-cinq degrés, la tête et le buste, le bas du
corps (qu'elle avait fort haut jusqu'à la ceinture, qui faisait pivot)
restant immobile. Mais à peine avait-elle projeté ainsi vers vous la
partie supérieure de sa personne, qu'elle la rejetait en arrière de la
verticale par un brusque retrait d'une longueur à peu près égale. Le
renversement consécutif neutralisait ce qui vous avait paru être
concédé, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait même pas acquis
comme en matière de duel, les positions primitives étaient gardées.
Cette même annulation de l'amabilité par la reprise des distances (qui
était d'origine Courvoisier et destinée à montrer que les avances faites
dans le premier mouvement n'étaient qu'une feinte d'un instant) se
manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les
Guermantes, dans les lettres qu'on recevait d'elles, au moins pendant
les premiers temps de leur connaissance. Le «corps» de la lettre pouvait
contenir des phrases qu'on n'écrirait, semble-t-il, qu'à un ami, mais
c'est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d'être celui de
la dame, car la lettre commençait par: «monsieur» et finissait par:
«Croyez, monsieur, à mes sentiments distingués. » Dès lors, entre ce
froid début et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le
reste, pouvaient se succéder (si c'était une réponse à une lettre de
condoléance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin que la
Guermantes avait eu à perdre sa soeur, de l'intimité qui existait entre
elles, des beautés du pays où elle villégiaturait, des consolations
qu'elle trouvait dans le charme de ses petits enfants, tout cela n'était
plus qu'une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le
caractère intime n'entraînait pourtant pas plus d'intimité entre vous et
l'épistolière que si celle-ci avait été Pline le Jeune ou Mme de
Simiane.
Il est vrai que certaines Guermantes vous écrivaient dès les premières
fois «mon cher ami», «mon ami», ce n'étaient pas toujours les plus
simples d'entre elles, mais plutôt celles qui, ne vivant qu'au milieu
des rois et, d'autre part, étant «légères», prenaient dans leur orgueil
la certitude que tout ce qui venait d'elles faisait plaisir et dans leur
corruption l'habitude de ne marchander aucune des satisfactions qu'elles
pouvaient offrir.
délibération. «Oui, je le connais», répondit Saint-Loup. Je voulais
raconter à Robert que M. de Charlus avait dissimulé à sa belle-soeur
qu'il me connût et lui demander quelle pouvait en être la raison, mais
j'en fus empêché par l'arrivée de M. de Foix. Venant pour voir si sa
requête était accueillie, nous l'aperçûmes qui se tenait à deux pas.
Robert nous présenta, mais ne cacha pas à son ami qu'ayant à causer avec
moi, il préférait qu'on nous laissât tranquilles. Le prince s'éloigna en
ajoutant au salut d'adieu qu'il me fit, un sourire qui montrait
Saint-Loup et semblait s'excuser sur la volonté de celui-ci de la
brièveté d'une présentation qu'il eût souhaitée plus longue. Mais à ce
moment Robert semblant frappé d'une idée subite s'éloigna avec son
camarade, après m'avoir dit: «Assieds-toi toujours et commence à dîner,
j'arrive», et il disparut dans la petite salle. Je fus peiné d'entendre
les jeunes gens chics, que je ne connaissais pas, raconter les histoires
les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc
héritier de Luxembourg (ex-comte de Nassau) que j'avais connu à Balbec
et qui m'avait donné des preuves si délicates de sympathie pendant la
maladie de ma grand'mère. L'un prétendait qu'il avait dit à la duchesse
de Guermantes: «J'exige que tout le monde se lève quand ma femme passe»
et que la duchesse avait répondu (ce qui eût été non seulement dénué
d'esprit mais d'exactitude, la grand'mère de la jeune princesse ayant
toujours été la plus honnête femme du monde): «Il faut qu'on se lève
quand passe ta femme, cela changera de sa grand'mère car pour elle les
hommes se couchaient. » Puis on raconta qu'étant allé voir cette année sa
tante la princesse de Luxembourg, à Balbec, et étant descendu au Grand
Hôtel, il s'était plaint au directeur (mon ami) qu'il n'eût pas hissé le
fanion de Luxembourg au-dessus de la digue. Or, ce fanion étant moins
connu et de moins d'usage que les drapeaux d'Angleterre ou d'Italie, il
avait fallu plusieurs jours pour se le procurer, au vif mécontentement
du jeune grand-duc. Je ne crus pas un mot de cette histoire, mais me
promis, dès que j'irais à Balbec, d'interroger le directeur de l'hôtel
de façon à m'assurer qu'elle était une invention pure. En attendant
Saint-Loup, je demandai au patron du restaurant de me faire donner du
pain. «Tout de suite, monsieur le baron. --Je ne suis pas baron, lui
répondis-je. --Oh! pardon, monsieur le comte! » Je n'eus pas le temps de
faire entendre une seconde protestation, après laquelle je fusse
sûrement devenu «monsieur le marquis»; aussi vite qu'il l'avait annoncé,
Saint-Loup réapparut dans l'entrée tenant à la main le grand manteau de
vigogne du prince à qui je compris qu'il l'avait demandé pour me tenir
chaud. Il me fit signe de loin de ne pas me déranger, il avança, il
aurait fallu qu'on bougeât encore ma table ou que je changeasse de place
pour qu'il pût s'asseoir. Dès qu'il entra dans la grande salle, il monta
légèrement sur les banquettes de velours rouge qui en faisaient le tour
en longeant le mur et où en dehors de moi n'étaient assis que trois ou
quatre jeunes gens du Jockey, connaissances à lui qui n'avaient pu
trouver place dans la petite salle. Entre les tables, des fils
électriques étaient tendus à une certaine hauteur; sans s'y embarrasser
Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle;
confus qu'elle s'exerçât uniquement pour moi et dans le but de m'éviter
un mouvement bien simple, j'étais en même temps émerveillé de cette
sûreté avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de voltige; et
je n'étais pas le seul; car encore qu'ils l'eussent sans doute
médiocrement goûté de la part d'un moins aristocratique et moins
généreux client, le patron et les garçons restaient fascinés, comme des
connaisseurs au pesage; un commis, comme paralysé, restait immobile avec
un plat que des dîneurs attendaient à côté; et quand Saint-Loup, ayant à
passer derrière ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et s'y avança
en équilibre, des applaudissements discrets éclatèrent dans le fond de
la salle. Enfin arrivé à ma hauteur, il arrêta net son élan avec la
précision d'un chef devant la tribune d'un souverain, et s'inclinant, me
tendit avec un air de courtoisie et de soumission le manteau de vigogne,
qu'aussitôt après, s'étant assis à côté de moi, sans que j'eusse eu un
mouvement à faire, il arrangea, en châle léger et chaud, sur mes
épaules.
--Dis-moi pendant que j'y pense, me dit Robert, mon oncle Charlus a
quelque chose à te dire. Je lui ai promis que je t'enverrais chez lui
demain soir.
--Justement j'allais te parler de lui. Mais demain soir je dîne chez ta
tante Guermantes.
--Oui, il y a un gueuleton à tout casser, demain, chez Oriane. Je ne
suis pas convié. Mais mon oncle Palamède voudrait que tu n'y ailles pas.
Tu ne peux pas te décommander? En tout cas, va chez mon oncle Palamède
après. Je crois qu'il tient à te voir. Voyons, tu peux bien y être vers
onze heures. Onze heures, n'oublie pas, je me charge de le prévenir. Il
est très susceptible. Si tu n'y vas pas, il t'en voudra. Et cela finit
toujours de bonne heure chez Oriane. Si tu ne fais qu'y dîner, tu peux
très bien être à onze heures chez mon oncle. Du reste, moi, il aurait
fallu que je visse Oriane, pour mon poste au Maroc que je voudrais
changer. Elle est si gentille pour ces choses-là et elle peut tout sur
le général de Saint-Joseph de qui ça dépend. Mais ne lui en parle pas.
J'ai dit un mot à la princesse de Parme, ça marchera tout seul. Ah! le
Maroc, très intéressant. Il y aurait beaucoup à te parler. Hommes très
fins là-bas. On sent la parité d'intelligence.
--Tu ne crois pas que les Allemands puissent aller jusqu'à la guerre à
propos de cela?
--Non, cela les ennuie, et au fond c'est très juste. Mais l'empereur est
pacifique. Ils nous font toujours croire qu'ils veulent la guerre pour
nous forcer à céder. Cf. Poker. Le prince de Monaco, agent de Guillaume
II, vient nous dire en confidence que l'Allemagne se jette sur nous si
nous ne cédons pas. Alors nous cédons. Mais si nous ne cédions pas, il
n'y aurait aucune espèce de guerre. Tu n'as qu'à penser quelle chose
comique serait une guerre aujourd'hui. Ce serait plus catastrophique que
le _Déluge_ et le _Götter Dämmerung_. Seulement cela durerait moins
longtemps.
Il me parla d'amitié, de prédilection, de regret, bien que, comme tous
les voyageurs de sa sorte, il allât repartir le lendemain pour quelques
mois qu'il devait passer à la campagne et dût revenir seulement
quarante-huit heures à Paris avant de retourner au Maroc (ou ailleurs);
mais les mots qu'il jeta ainsi dans la chaleur de coeur que j'avais ce
soir-là y allumaient une douce rêverie. Nos rares tête-à-tête, et
celui-là surtout, ont fait depuis époque dans ma mémoire. Pour lui,
comme pour moi, ce fut le soir de l'amitié. Pourtant celle que je
ressentais en ce moment (et à cause de cela non sans quelque remords)
n'était guère, je le craignais, celle qu'il lui eût plu d'inspirer. Tout
rempli encore du plaisir que j'avais eu à le voir s'avancer au petit
galop et toucher gracieusement au but, je sentais que ce plaisir tenait
à ce que chacun des mouvements développés le long du mur, sur la
banquette, avait sa signification, sa cause, dans la nature individuelle
de Saint-Loup peut-être, mais plus encore dans celle que par la
naissance et par l'éducation il avait héritée de sa race.
Une certitude du goût dans l'ordre non du beau mais des manières, et qui
en présence d'une circonstance nouvelle faisait saisir tout de suite à
l'homme élégant--comme à un musicien à qui on demande de jouer un
morceau inconnu--le sentiment, le mouvement qu'elle réclame et y adapter
le mécanisme, la technique qui conviennent le mieux; puis permettait à
ce goût de s'exercer sans la contrainte d'aucune autre considération,
dont tant de jeunes bourgeois eussent été paralysés, aussi bien par peur
d'être ridicules aux yeux des autres en manquant aux convenances, que de
paraître trop empressés à ceux de leurs amis, et que remplaçait chez
Robert un dédain que certes il n'avait jamais éprouvé dans son coeur,
mais qu'il avait reçu par héritage en son corps, et qui avait plié les
façons de ses ancêtres à une familiarité qu'ils croyaient ne pouvoir que
flatter et ravir celui à qui elle s'adressait; enfin une noble
libéralité qui, ne tenant aucun compte de tant d'avantages matériels
(des dépenses à profusion dans ce restaurant avaient achevé de faire de
lui, ici comme ailleurs, le client le plus à la mode et le grand favori,
situation que soulignait l'empressement envers lui non pas seulement de
la domesticité mais de toute la jeunesse la plus brillante), les lui
faisait fouler aux pieds, comme ces banquettes de pourpre effectivement
et symboliquement trépignées, pareilles à un chemin somptueux qui ne
plaisait à mon ami qu'en lui permettant de venir vers moi avec plus de
grâce et de rapidité; telles étaient les qualités, toutes essentielles à
l'aristocratie, qui derrière ce corps non pas opaque et obscur comme eût
été le mien, mais significatif et limpide, transparaissaient comme à
travers une oeuvre d'art la puissance industrieuse, efficiente qui l'a
créée, et rendaient les mouvements de cette course légère que Robert
avait déroulée le long du mur, intelligibles et charmants ainsi que ceux
de cavaliers sculptés sur une frise. «Hélas, eût pensé Robert, est-ce la
peine que j'aie passé ma jeunesse à mépriser la naissance, à honorer
seulement la justice et l'esprit, à choisir, en dehors des amis qui
m'étaient imposés, des compagnons gauches et mal vêtus s'ils avaient de
l'éloquence, pour que le seul être qui apparaisse en moi, dont on garde
un précieux souvenir, soit non celui que ma volonté, en s'efforçant et
en méritant, a modelé à ma ressemblance, mais un être qui n'est pas mon
oeuvre, qui n'est même pas moi, que j'ai toujours méprisé et cherché à
vaincre; est-ce la peine que j'aie aimé mon ami préféré comme je l'ai
fait, pour que le plus grand plaisir qu'il trouve en moi soit celui d'y
découvrir quelque chose de bien plus général que moi-même, un plaisir
qui n'est pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut sincèrement
le croire, un plaisir d'amitié, mais un plaisir intellectuel et
désintéressé, une sorte de plaisir d'art? » Voilà ce que je crains,
aujourd'hui que Saint-Loup ait quelquefois pensé. Il s'est trompé, dans
ce cas. S'il n'avait pas, comme il avait fait, aimé quelque chose de
plus élevé que la souplesse innée de son corps, s'il n'avait pas été si
longtemps détaché de l'orgueil nobiliaire, il y eût eu plus
d'application et de lourdeur dans son agilité même, une vulgarité
importante dans ses manières. Comme à Mme de Villeparisis il avait fallu
beaucoup de sérieux pour qu'elle donnât dans sa conversation et dans ses
Mémoires le sentiment de la frivolité, lequel est intellectuel, de même,
pour que le corps de Saint-Loup fût habité par tant d'aristocratie, il
fallait que celle-ci eût déserté sa pensée tendue vers de plus hauts
objets, et, résorbée dans son corps, s'y fût fixée en lignes
inconscientes et nobles. Par là sa distinction d'esprit n'était pas
absente d'une distinction physique qui, la première faisant défaut,
n'eût pas été complète. Un artiste n'a pas besoin d'exprimer directement
sa pensée dans son ouvrage pour que celui-ci en reflète la qualité; on a
même pu dire que la louange la plus haute de Dieu est dans la négation
de l'athée qui trouve la création assez parfaite pour se passer d'un
créateur. Et je savais bien aussi que ce n'était pas qu'une oeuvre d'art
que j'admirais en ce jeune cavalier déroulant le long du mur la frise de
sa course; le jeune prince (descendant de Catherine de Foix, reine de
Navarre et petite-fille de Charles VII) qu'il venait de quitter à mon
profit, la situation de naissance et de fortune qu'il inclinait devant
moi, les ancêtres dédaigneux et souples qui survivaient dans l'assurance
et l'agilité, la courtoisie avec laquelle il venait disposer autour de
mon corps frileux le manteau de vigogne, tout cela n'était-ce pas comme
des amis plus anciens que moi dans sa vie, par lesquels j'eusse cru que
nous dussions toujours être séparés, et qu'il me sacrifiait au contraire
par un choix que l'on ne peut faire que dans les hauteurs de
l'intelligence, avec cette liberté souveraine dont les mouvements de
Robert étaient l'image et dans laquelle se réalise la parfaite amitié?
Ce que la familiarité d'un Guermantes--au lieu de la distinction qu'elle
avait chez Robert, parce que le dédain héréditaire n'y était que le
vêtement, devenu grâce inconsciente, d'une réelle humilité morale--eût
décelé de morgue vulgaire, j'avais pu en prendre conscience, non en M.
de Charlus chez lequel les défauts de caractère que jusqu'ici je
comprenais mal s'étaient superposés aux habitudes aristocratiques, mais
chez le duc de Guermantes. Lui aussi pourtant, dans l'ensemble commun
qui avait tant déplu à ma grand'mère quand autrefois elle l'avait
rencontré chez Mme de Villeparisis, offrait des parties de grandeur
ancienne, et qui me furent sensibles quand j'allai dîner chez lui, le
lendemain de la soirée que j'avais passée avec Saint-Loup.
Elles ne m'étaient apparues ni chez lui ni chez la duchesse, quand je
les avais vus d'abord chez leur tante, pas plus que je n'avais vu le
premier jour les différences qui séparaient la Berma de ses camarades,
encore que chez celle-ci les particularités fussent infiniment plus
saisissantes que chez des gens du monde, puisqu'elles deviennent plus
marquées au fur et à mesure que les objets sont plus réels, plus
concevables à l'intelligence. Mais enfin si légères que soient les
nuances sociales (et au point que lorsqu'un peintre véridique comme
Sainte-Beuve veut marquer successivement les nuances qu'il y eut entre
le salon de Mme Geoffrin, de Mme Récamier et de Mme de Boigne, ils
apparaissent tous si semblables que la principale vérité qui, à l'insu
de l'auteur, ressort de ses études, c'est le néant de la vie de salon),
pourtant, en vertu de la même raison que pour la Berma, quand les
Guermantes me furent devenus indifférents et que la gouttelette de leur
originalité ne fut plus vaporisée par mon imagination, je pus la
recueillir, tout impondérable qu'elle fût.
La duchesse ne m'ayant pas parlé de son mari, à la soirée de sa tante,
je me demandais si, avec les bruits de divorce qui couraient, il
assisterait au dîner. Mais je fus bien vite fixé car parmi les valets de
pied qui se tenaient debout dans l'antichambre et qui (puisqu'ils
avaient dû jusqu'ici me considérer à peu près comme les enfants de
l'ébéniste, c'est-à-dire peut-être avec plus de sympathie que leur
maître mais comme incapable d'être reçu chez lui) devaient chercher la
cause de cette révolution, je vis se glisser M. de Guermantes qui
guettait mon arrivée pour me recevoir sur le seuil et m'ôter lui-même
mon pardessus.
--Mme de Guermantes va être tout ce qu'il y a de plus heureuse, me
dit-il d'un ton habilement persuasif. Permettez-moi de vous débarrasser
de vos frusques (il trouvait à la fois bon enfant et comique de parler
le langage du peuple). Ma femme craignait un peu une défection de votre
part, bien que vous eussiez donné votre jour. Depuis ce matin nous nous
disions l'un à l'autre: «Vous verrez qu'il ne viendra pas. » Je dois dire
que Mme de Guermantes a vu plus juste que moi. Vous n'êtes pas un homme
commode à avoir et j'étais persuadé que vous nous feriez faux bond.
Et le duc était si mauvais mari, si brutal même, disait-on, qu'on lui
savait gré, comme on sait gré de leur douceur aux méchants, de ces mots
«Mme de Guermantes» avec lesquels il avait l'air d'étendre sur la
duchesse une aile protectrice pour qu'elle ne fasse qu'un avec lui.
Cependant me saisissant familièrement par la main, il se mit en devoir
de me guider et de m'introduire dans les salons. Telle expression
courante peu claire dans la bouche d'un paysan si elle montre la
survivance d'une tradition locale, la trace d'un événement historique,
peut-être ignorés de celui qui y fait allusion; de même cette politesse
de M. de Guermantes, et qu'il allait me témoigner pendant toute la
soirée, me charma comme un reste d'habitudes plusieurs fois séculaires,
d'habitudes en particulier du XVIIIe siècle. Les gens des temps passés
nous semblent infiniment loin de nous. Nous n'osons pas leur supposer
d'intentions profondes au delà de ce qu'ils expriment formellement; nous
sommes étonnés quand nous rencontrons un sentiment à peu près pareil à
ceux que nous éprouvons chez un héros d'Homère ou une habile feinte
tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, où il laissa
enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise; on
dirait que nous nous imaginons ce poète épique et ce général aussi
éloignés de nous qu'un animal vu dans un jardin zoologique. Même chez
tels personnages de la cour de Louis XIV, quand nous trouvons des
marques de courtoisie dans des lettres écrites par eux à quelque homme
de rang inférieur et qui ne peut leur être utile à rien, elles nous
laissent surpris parce qu'elles nous révèlent tout à coup chez ces
grands seigneurs tout un monde de croyances qu'ils n'expriment jamais
directement mais qui les gouvernent, et en particulier la croyance qu'il
faut par politesse feindre certains sentiments et exercer avec le plus
grand scrupule certaines fonctions d'amabilité.
Cet éloignement imaginaire du passé est peut-être une des raisons qui
permettent de comprendre que même de grands écrivains aient trouvé une
beauté géniale aux oeuvres de médiocres mystificateurs comme Ossian. Nous
sommes si étonnés que des bardes lointains puissent avoir des idées
modernes, que nous nous émerveillons si, dans ce que nous croyons un
vieux chant gaélique, nous en rencontrons une que nous n'eussions
trouvée qu'ingénieuse chez un contemporain. Un traducteur de talent n'a
qu'à ajouter à un Ancien qu'il restitue plus ou moins fidèlement, des
morceaux qui, signés d'un nom contemporain et publiés à part,
paraîtraient seulement agréables: aussitôt il donne une émouvante
grandeur à son poète, lequel joue ainsi sur le clavier de plusieurs
siècles. Ce traducteur n'était capable que d'un livre médiocre, si ce
livre eût été publié comme un original de lui. Donné pour une
traduction, il semble celle d'un chef-d'oeuvre. Le passé non seulement
n'est pas fugace, il reste sur place. Ce n'est pas seulement des mois
après le commencement d'une guerre que des lois votées sans hâte peuvent
agir efficacement sur elle, ce n'est pas seulement quinze ans après un
crime resté obscur qu'un magistrat peut encore trouver les éléments qui
serviront à l'éclaircir; après des siècles et des siècles, le savant qui
étudie dans une région lointaine la toponymie, les coutumes des
habitants, pourra saisir encore en elles telle légende bien antérieure
au christianisme, déjà incomprise, sinon même oubliée au temps
d'Hérodote et qui dans l'appellation donnée à une roche, dans un rite
religieux, demeure au milieu du présent comme une émanation plus dense,
immémoriale et stable. Il y en avait une aussi, bien moins antique,
émanation de la vie de cour, sinon dans les manières souvent vulgaires
de M. de Guermantes, du moins dans l'esprit qui les dirigeait. Je devais
la goûter encore, comme une odeur ancienne, quand je la retrouvai un peu
plus tard au salon. Car je n'y étais pas allé tout de suite.
En quittant le vestibule, j'avais dit à M. de Guermantes que j'avais un
grand désir de voir ses Elstir. «Je suis à vos ordres, M. Elstir est-il
donc de vos amis? Je suis fort marri car je le connais un peu, c'est un
homme aimable, ce que nos pères appelaient l'honnête homme, j'aurais pu
lui demander de me faire la grâce de venir, et le prier à dîner. Il
aurait certainement été très flatté de passer la soirée en votre
compagnie. » Fort peu ancien régime quand il s'efforçait ainsi de l'être,
le duc le redevenait ensuite sans le vouloir. M'ayant demandé si je
désirais qu'il me montrât ces tableaux, il me conduisit, s'effaçant
gracieusement devant chaque porte, s'excusant quand, pour me montrer le
chemin, il était obligé de passer devant, petite scène qui (depuis le
temps où Saint-Simon raconte qu'un ancêtre des Guermantes lui fit les
honneurs de son hôtel avec les mêmes scrupules dans l'accomplissement
des devoirs frivoles du gentilhomme) avait dû, avant de glisser jusqu'à
nous, être jouée par bien d'autres Guermantes pour bien d'autres
visiteurs. Et comme j'avais dit au duc que je serais bien aise d'être
seul un moment devant les tableaux, il s'était retiré discrètement en me
disant que je n'aurais qu'à venir le retrouver au salon.
Seulement une fois en tête à tête avec les Elstir, j'oubliai tout à fait
l'heure du dîner; de nouveau comme à Balbec j'avais devant moi les
fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui n'était que la
projection, la manière de voir particulière à ce grand peintre et que ne
traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de
peintures de lui, toutes homogènes les unes aux autres, étaient comme
les images lumineuses d'une lanterne magique laquelle eût été, dans le
cas présent, la tête de l'artiste et dont on n'eût pu soupçonner
l'étrangeté tant qu'on n'aurait fait que connaître l'homme, c'est-à-dire
tant qu'on n'eût fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant
qu'aucun verre coloré eût encore été placé. Parmi ces tableaux,
quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde
m'intéressaient plus que les autres en ce qu'ils recréaient ces
illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifierions pas les
objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois
en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à
quelques mètres de nous, alors que nous n'avons devant nous qu'un pan de
mur violemment éclairé qui nous a donné le mirage de la profondeur. Dès
lors n'est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par
retour sincère à la racine même de l'impression, de représenter une
chose par cette autre que dans l'éclair d'une illusion première nous
avons prise pour elle? Les surfaces et les volumes sont en réalité
indépendants des noms d'objets que notre mémoire leur impose quand nous
les avons reconnus. Elstir tâchait d'arracher à ce qu'il venait de
sentir ce qu'il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet
agrégat de raisonnements que nous appelons vision.
Les gens qui détestaient ces «horreurs» s'étonnaient qu'Elstir admirât
Chardin, Perroneau, tant de peintres qu'eux, les gens du monde,
aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu'Elstir avait pour son compte
refait devant le réel (avec l'indice particulier de son goût pour
certaines recherches) le même effort qu'un Chardin ou un Perroneau, et
qu'en conséquence, quand il cessait de travailler pour lui-même, il
admirait en eux des tentatives du même genre, des sortes de fragments
anticipés d'oeuvres de lui. Mais les gens du monde n'ajoutaient pas par
la pensée à l'oeuvre d'Elstir cette perspective du Temps qui leur
permettait d'aimer ou tout au moins de regarder sans gêne la peinture de
Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu'au cours de leur
vie ils avaient vu, au fur et à mesure que les années les en
éloignaient, la distance infranchissable entre ce qu'ils jugeaient un
chef-d'oeuvre d'Ingres et ce qu'ils croyaient devoir rester à jamais une
horreur (par exemple l'_Olympia_ de Manet) diminuer jusqu'à ce que les
deux toiles eussent l'air jumelles. Mais on ne profite d'aucune leçon
parce qu'on ne sait pas descendre jusqu'au général et qu'on se figure
toujours se trouver en présence d'une expérience qui n'a pas de
précédents dans le passé.
Je fus émus de retrouver dans deux tableaux (plus réalistes, ceux-là, et
d'une manière antérieure) un même monsieur, une fois en frac dans son
salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une
fête populaire au bord de l'eau où il n'avait évidemment que faire, et
qui prouvait que pour Elstir il n'était pas seulement un modèle
habituel, mais un ami, peut-être un protecteur, qu'il aimait, comme
autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires--et parfaitement
ressemblants--de Venise, à faire figurer dans ses peintures; de même
encore que Beethoven trouvait du plaisir à inscrire en tête d'une oeuvre
préférée le nom chéri de l'archiduc Rodolphe. Cette fête au bord de
l'eau avait quelque chose d'enchanteur. La rivière, les robes des
femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des
autres voisinaient parmi ce carré de peinture qu'Elstir avait découpé
dans une merveilleuse après-midi. Ce qui ravissait dans la robe d'une
femme cessant un moment de danser, à cause de la chaleur et de
l'essoufflement, était chatoyant aussi, et de la même manière, dans la
toile d'une voile arrêtée, dans l'eau du petit port, dans le ponton de
bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux
que j'avais vus à Balbec, l'hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis
que la cathédrale elle-même, semblait, plus hardi qu'Elstir théoricien,
qu'Elstir homme de goût et amoureux du moyen âge, chanter: «Il n'y a pas
de gothique, il n'y a pas de chef-d'oeuvre, l'hôpital sans style vaut le
glorieux portail», de même j'entendais: «La dame un peu vulgaire qu'un
dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau
poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi,
sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n'y a pas
de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en
elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet, tout le prix est dans
les regards du peintre. » Or celui-ci avait su immortellement arrêter le
mouvement des heures à cet instant lumineux où la dame avait eu chaud et
avait cessé de danser, où l'arbre était cerné d'un pourtour d'ombre, où
les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or. Mais justement parce
que l'instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixée
donnait l'impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait
bientôt s'en retourner, les bateaux disparaître, l'ombre changer de
place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les
instants, montrés à la fois par tant de lumières qui y voisinent
ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout
autre il est vrai, de ce qu'est l'instant, dans quelques aquarelles à
sujets mythologiques, datant des débuts d'Elstir et dont était aussi
orné ce salon. Les gens du monde «avancés» allaient «jusqu'à» cette
manière-là, mais pas plus loin. Ce n'était certes pas ce qu'Elstir avait
fait de mieux, mais déjà la sincérité avec laquelle le sujet avait été
pensé ôtait sa froideur. C'est ainsi que, par exemple, les Muses étaient
représentées comme le seraient des êtres appartenant à une espèce
fossile mais qu'il n'eût pas été rare, aux temps mythologiques, de voir
passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier
montagneux. Quelquefois un poète, d'une race ayant aussi une
individualité particulière pour un zoologiste (caractérisée par une
certaine insexualité), se promenait avec une Muse, comme, dans la
nature, des créatures d'espèces différentes mais amies et qui vont de
compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poète épuisé d'une
longue course en montagne, qu'un Centaure, qu'il a rencontré, touché de
sa fatigue, prend sur son dos et ramène. Dans plus d'une autre,
l'immense paysage (où la scène mythique, les héros fabuleux tiennent une
place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets à la mer,
avec une exactitude qui donne plus que l'heure, jusqu'à la minute qu'il
est, grâce au degré précis du déclin du soleil, à la fidélité fugitive
des ombres. Par là l'artiste donne, en l'instantanéisant, une sorte de
réalité historique vécue au symbole de la fable, le peint, et le relate
au passé défini.
Pendant que je regardais les peintures d'Elstir, les coups de sonnette
des invités qui arrivaient avaient tinté, ininterrompus, et m'avaient
bercé doucement. Mais le silence qui leur succéda et qui durait déjà
depuis très longtemps finit--moins rapidement il est vrai--par
m'éveiller de ma rêverie, comme celui qui succède à la musique de Lindor
tire Bartholo de son sommeil. J'eus peur qu'on m'eût oublié, qu'on fût à
table et j'allai rapidement vers le salon. A la porte du cabinet des
Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudré, je ne
sais, l'air d'un ministre espagnol, mais me témoignant du même respect
qu'il eût mis aux pieds d'un roi. Je sentis à son air qu'il m'eût
attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que j'avais
apporté au dîner, alors surtout que j'avais promis d'être à onze heures
chez M. de Charlus.
Le ministre espagnol (non sans que je rencontrasse, en route, le valet
de pied persécuté par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand
je lui demandai des nouvelles de sa fiancée, me dit que justement demain
était le jour de sortie d'elle et de lui, qu'il pourrait passer toute la
journée avec elle, et célébra la bonté de Madame la duchesse) me
conduisit au salon où je craignais de trouver M. de Guermantes de
mauvaise humeur. Il m'accueillit au contraire avec une joie évidemment
en partie factice et dictée par la politesse, mais par ailleurs sincère,
inspirée et par son estomac qu'un tel retard avait affamé, et par la
conscience d'une impatience pareille chez tous ses invités lesquels
remplissaient complètement le salon. Je sus, en effet, plus tard, qu'on
m'avait attendu près de trois quarts d'heure. Le duc de Guermantes pensa
sans doute que prolonger le supplice général de deux minutes ne
l'aggraverait pas, et que la politesse l'ayant poussé à reculer si
longtemps le moment de se mettre à table, cette politesse serait plus
complète si en ne faisant pas servir immédiatement il réussissait à me
persuader que je n'étais pas en retard et qu'on n'avait pas attendu pour
moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le
dîner et si certains invités n'étaient pas encore là, comment je
trouvais les Elstir. Mais en même temps et sans laisser apercevoir ses
tiraillements d'estomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de
concert avec la duchesse il procédait aux présentations. Alors seulement
je m'aperçus que venait de se produire autour de moi, de moi qui jusqu'à
ce jour--sauf le stage dans le salon de Mme Swann--avais été habitué
chez ma mère, à Combray et à Paris, aux façons ou protectrices ou sur la
défensive de bourgeoises rechignées qui me traitaient en enfant, un
changement de décor comparable à celui qui introduit tout à coup
Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui m'entouraient,
entièrement décolletées (leur chair apparaissait des deux côtés d'une
sinueuse branche de mimosa ou sous les larges pétales d'une rose), ne me
dirent bonjour qu'en coulant vers moi de longs regards caressants comme
si la timidité seule les eût empêchées de m'embrasser. Beaucoup n'en
étaient pas moins fort honnêtes au point de vue des moeurs; beaucoup, non
toutes, car les plus vertueuses n'avaient pas pour celles qui étaient
légères cette répulsion qu'eût éprouvée ma mère. Les caprices de la
conduite, niés par de saintes amies, malgré l'évidence, semblaient, dans
le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations qu'on
avait su conserver. On feignait d'ignorer que le corps d'une maîtresse
de maison était manié par qui voulait, pourvu que le «salon» fût demeuré
intact. Comme le duc se gênait fort peu avec ses invités (de qui et à
qui il n'avait plus dès longtemps rien à apprendre), mais beaucoup avec
moi dont le genre de supériorité, lui étant inconnu, lui causait un peu
le même genre de respect qu'aux grands seigneurs de la cour de Louis XIV
les ministres bourgeois, il considérait évidemment que le fait de ne pas
connaître ses convives n'avait aucune importance, sinon pour eux, du
moins pour moi, et, tandis que je me préoccupais à cause de lui de
l'effet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui qu'ils
feraient sur moi.
Tout d'abord, d'ailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au
moment même, en effet, où j'étais entré dans le salon, M. de Guermantes,
sans même me laisser le temps de dire bonjour à la duchesse, m'avait
mené, comme pour faire une bonne surprise à cette personne à laquelle il
semblait dire: «Voici votre ami, vous voyez je vous l'amène par la peau
du cou», vers une dame assez petite. Or, bien avant que, poussé par le
duc, je fusse arrivé devant elle, cette dame n'avait cessé de m'adresser
avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous
adressons à une vieille connaissance qui peut-être ne nous reconnaît
pas. Comme c'était justement mon cas et que je ne parvenais pas à me
rappeler qui elle était, je détournais la tête tout en m'avançant de
façon à ne pas avoir à répondre jusqu'à ce que la présentation m'eût
tiré d'embarras. Pendant ce temps, la dame continuait à tenir en
équilibre instable son sourire destiné à moi. Elle avait l'air d'être
pressée de s'en débarrasser et que je dise enfin: «Ah! madame, je crois
bien! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouvés! » J'étais
aussi impatient de savoir son nom qu'elle d'avoir vu que je la saluais
enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indéfiniment
prolongé, comme un sol dièse, pouvait enfin cesser. Mais M. de
Guermantes s'y prit si mal, au moins à mon avis, qu'il me sembla qu'il
n'avait nommé que moi et que j'ignorais toujours qui était la
pseudo-inconnue, laquelle n'eut pas le bon esprit de se nommer tant les
raisons de notre intimité, obscures pour moi, lui paraissaient claires.
En effet, dès que je fus auprès d'elle elle ne me tendit pas sa main,
mais prit familièrement la mienne et me parla sur le même ton que si
j'eusse été aussi au courant qu'elle des bons souvenirs à quoi elle se
reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris être
son fils, allait regretter de n'avoir pu venir. Je cherchai parmi mes
anciens camarades lequel s'appelait Albert, je ne trouvai que Bloch,
mais ce ne pouvait être Mme Bloch mère que j'avais devant moi puisque
celle-ci était morte depuis de longues années. Je m'efforçais vainement
à deviner le passé commun à elle et à moi auquel elle se reportait en
pensée. Mais je ne l'apercevais pas mieux, à travers le jais
translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que
le sourire, qu'on ne distingue un paysage situé derrière une vitre noire
même enflammée de soleil. Elle me demanda si mon père ne se fatiguait
pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au théâtre avec Albert, si
j'étais moins souffrant, et comme mes réponses, titubant dans
l'obscurité mentale où je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour
dire que je n'étais pas bien ce soir, elle avança elle-même une chaise
pour moi en faisant mille frais auxquels ne m'avaient jamais habitué les
autres amis de mes parents. Enfin le mot de l'énigme me fut donné par le
duc: «Elle vous trouve charmant», murmura-t-il à mon oreille, laquelle
fut frappée comme si ces mots ne lui étaient pas inconnus. C'étaient
ceux que Mme de Villeparisis nous avait dits, à ma grand'mère et à moi,
quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg.
Alors je compris tout, la dame présente n'avait rien de commun avec Mme
de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai
l'espèce de la bête. C'était une Altesse. Elle ne connaissait nullement
ma famille ni moi-même, mais issue de la race la plus noble et possédant
la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle
avait épousé un cousin également princier, elle désirait, dans sa
gratitude au Créateur, témoigner au prochain, de si pauvre ou de si
humble extraction fût-il, qu'elle ne le méprisait pas. A vrai dire, les
sourires auraient pu me le faire deviner, j'avais vu la princesse de
Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en
donner à ma grand'mère, comme à une biche du Jardin d'acclimatation.
Mais ce n'était encore que la seconde princesse du sang à qui j'étais
présenté, et j'étais excusable de ne pas avoir dégagé les traits
généraux de l'amabilité des grands. D'ailleurs eux-mêmes n'avaient-ils
pas pris la peine de m'avertir de ne pas trop compter sur cette
amabilité, puisque la duchesse de Guermantes, qui m'avait fait tant de
bonjours avec la main à l'Opéra-comique, avait eu l'air furieux que je
la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donné un
louis à quelqu'un, pensent qu'avec celui-là ils sont en règle pour
toujours. Quant à M. de Charlus, ses hauts et ses bas étaient encore
plus contrastés. Enfin j'ai connu, on le verra, des altesses et des
majestés d'une autre sorte, reines qui jouent à la reine, et parlent non
selon les habitudes de leurs congénères, mais comme les reines dans
Sardou.
Si M. de Guermantes avait mis tant de hâte à me présenter, c'est que le
fait qu'il y ait dans une réunion quelqu'un d'inconnu à une Altesse
royale est intolérable et ne peut se prolonger une seconde. C'était
cette même hâte que Saint-Loup avait mise à se faire présenter à ma
grand'mère. D'ailleurs, par un reste hérité de la vie des cours qui
s'appelle la politesse mondaine et qui n'est pas superficiel, mais où,
par un retournement du dehors au dedans, c'est la superficie qui devient
essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes
considéraient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez souvent
négligés, au moins par l'un d'eux, de la charité, de la chasteté, de la
pitié et de la justice, celui, plus inflexible, de ne guère parler à la
princesse de Parme qu'à la troisième personne.
A défaut d'être encore jamais de ma vie allé à Parme (ce que je désirais
depuis de lointaines vacances de Pâques), en connaître la princesse,
qui, je le savais, possédait le plus beau palais de cette cité unique où
tout d'ailleurs devait être homogène, isolée qu'elle était du reste du
monde, entre les parois polies, dans l'atmosphère, étouffante comme un
soir d'été sans air sur une place de petite ville italienne, de son nom
compact et trop doux, cela aurait dû substituer tout d'un coup à ce que
je tâchais de me figurer ce qui existait réellement à Parme, en une
sorte d'arrivée fragmentaire et sans avoir bougé; c'était, dans
l'algèbre du voyage à la ville de Giorgione, comme une première équation
à cette inconnue. Mais si j'avais depuis des années--comme un parfumeur
à un bloc uni de matière grasse--fait absorber à ce nom de princesse de
Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dès que je vis la
princesse, que j'aurais été jusque-là convaincu être au moins la
Sanseverina, une seconde opération commença, laquelle ne fut, à vrai
dire, parachevée que quelques mois plus tard, et qui consista, à l'aide
de nouvelles malaxations chimiques, à expulser toute huile essentielle
de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et à y
incorporer à la place l'image d'une petite femme noire, occupée
d'oeuvres, d'une amabilité tellement humble qu'on comprenait tout de
suite dans quel orgueil altier cette amabilité prenait son origine. Du
reste, pareille, à quelques différences près, aux autres grandes dames,
elle était aussi peu stendhalienne que, par exemple, à Paris, dans le
quartier de l'Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au
nom de Parme qu'à toutes les rues avoisinantes, et fait moins penser à
la Chartreuse où meurt Fabrice qu'à la salle des pas perdus de la gare
Saint-Lazare.
Son amabilité tenait à deux causes. L'une, générale, était l'éducation
que cette fille de souverains avait reçue.
Sa mère (non seulement alliée
à toutes les familles royales de l'Europe, mais encore--contraste avec
la maison ducale de Parme--plus riche qu'aucune princesse régnante) lui
avait, dès son âge le plus tendre, inculqué les préceptes
orgueilleusement humbles d'un snobisme évangélique; et maintenant chaque
trait du visage de la fille, la courbe de ses épaules, les mouvements de
ses bras semblaient répéter: «Rappelle-toi que si Dieu t'a fait naître
sur les marches d'un trône, tu ne dois pas en profiter pour mépriser
ceux à qui la divine Providence a voulu (qu'elle en soit louée! ) que tu
fusses supérieure par la naissance et par les richesses. Au contraire,
sois bonne pour les petits. Tes aïeux étaient princes de Clèves et de
Juliers dès 647; Dieu a voulu dans sa bonté que tu possédasses presque
toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch
qu'Edmond de Rothschild; ta filiation en ligne directe est établie par
les généalogistes depuis l'an 63 de l'ère chrétienne; tu as pour
belles-soeurs deux impératrices. Aussi n'aie jamais l'air en parlant de
te rappeler de si grands privilèges, non qu'ils soient précaires (car on
ne peut rien changer à l'ancienneté de la race et on aura toujours
besoin de pétrole), mais il est inutile d'enseigner que tu es mieux née
que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout
le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis à tous ceux
que la bonté céleste t'a fait la grâce de placer au-dessous de toi ce
que tu peux leur donner sans déchoir de ton rang, c'est-à-dire des
secours en argent, même des soins d'infirmière, mais bien entendu jamais
d'invitations à tes soirées, ce qui ne leur ferait aucun bien, mais, en
diminuant ton prestige, ôterait de son efficacité à ton action
bienfaisante. »
Aussi, même dans les moments où elle ne pouvait pas faire de bien, la
princesse cherchait à montrer, ou plutôt à faire croire par tous les
signes extérieurs du langage muet, qu'elle ne se croyait pas supérieure
aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun
cette charmante politesse qu'ont avec les inférieurs les gens bien
élevés et à tout moment, pour se rendre utile, poussait sa chaise dans
le but de laisser plus de place, tenait mes gants, m'offrait tous ces
services, indignes des fières bourgeoises, et que rendent bien
volontiers les souveraines, ou, instinctivement et par pli
professionnel, les anciens domestiques.
Déjà, en effet, le duc, qui semblait pressé d'achever les présentations,
m'avait entraîné vers une autre des filles fleurs. En entendant son nom
je lui dis que j'avais passé devant son château, non loin de Balbec.
«Oh! comme j'aurais été heureuse de vous le montrer», dit-elle presque à
voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais d'un ton senti, tout
pénétré du regret de l'occasion manquée d'un plaisir tout spécial, et
elle ajouta avec un regard insinuant: «J'espère que tout n'est pas
perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait intéressé davantage c'eût
été le château de ma tante Brancas; il a été construit par Mansard;
c'est la perle de la province. » Ce n'était pas seulement elle qui eût
été contente de montrer son château, mais sa tante Brancas n'eût pas été
moins ravie de me faire les honneurs du sien, à ce que m'assura cette
dame qui pensait évidemment que, surtout dans un temps où la terre tend
à passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il importe que
les grands maintiennent les hautes traditions de l'hospitalité
seigneuriale, par des paroles qui n'engagent à rien. C'était aussi parce
qu'elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, à dire les
choses qui pouvaient faire le plus de plaisir à l'interlocuteur, à lui
donner la plus haute idée de lui-même, à ce qu'il crût qu'il flattait
ceux à qui il écrivait, qu'il honorait ses hôtes, qu'on brûlait de le
connaître. Vouloir donner aux autres cette idée agréable d'eux-mêmes
existe à vrai dire quelquefois même dans la bourgeoisie elle-même. On y
rencontre cette disposition bienveillante, à titre de qualité
individuelle compensatrice d'un défaut, non pas, hélas, chez les amis
les plus sûrs, mais du moins chez les plus agréables compagnes. Elle
fleurit en tout cas tout isolément. Dans une partie importante de
l'aristocratie, au contraire, ce trait de caractère a cessé d'être
individuel; cultivé par l'éducation, entretenu par l'idée d'une grandeur
propre qui ne peut craindre de s'humilier, qui ne connaît pas de
rivales, sait que par aménité elle peut faire des heureux et se complaît
à en faire, il est devenu le caractère générique d'une classe. Et même
ceux que des défauts personnels trop opposés empêchent de le garder dans
leur coeur en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou leur
gesticulation.
--C'est une très bonne femme, me dit M. de Guermantes de la princesse de
Parme, et qui sait être «grande dame» comme personne.
Pendant que j'étais présenté aux femmes, il y avait un monsieur qui
donnait de nombreux signes d'agitation: c'était le comte Hannibal de
Bréauté-Consalvi. Arrivé tard, il n'avait pas eu le temps de s'informer
des convives et quand j'étais entré au salon, voyant en moi un invité
qui ne faisait pas partie de la société de la duchesse et devait par
conséquent avoir des titres tout à fait extraordinaires pour y pénétrer,
il installa son monocle sous l'arcade cintrée de ses sourcils, pensant
que celui-ci l'aiderait beaucoup à discerner quelle espèce d'homme
j'étais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage précieux des
femmes vraiment supérieures, ce qu'on appelle un «salon», c'est-à-dire
ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilité que venait de
mettre en vue la découverte d'un remède ou la production d'un
chef-d'oeuvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous l'impression
d'avoir appris qu'à la réception pour le roi et la reine d'Angleterre,
la duchesse n'avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes
d'esprit du faubourg se consolaient malaisément de n'avoir pas été
invitées tant elles eussent été délicieusement intéressées d'approcher
ce génie étrange. Mme de Courvoisier prétendait qu'il y avait aussi M.
Ribot, mais c'était une invention destinée à faire croire qu'Oriane
cherchait à faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour comble de
scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du maréchal de
Saxe, s'était présenté au foyer de la Comédie-Française et avait prié
Mlle Reichenberg de venir réciter des vers devant le roi, ce qui avait
eu lieu et constituait un fait sans précédent dans les annales des
raouts. Au souvenir de tant d'imprévu, qu'il approuvait d'ailleurs
pleinement, étant lui-même autant qu'un ornement et, de la même façon
que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une
consécration pour un salon, M. de Bréauté se demandant qui je pouvais
bien être sentait un champ très vaste ouvert à ses investigations. Un
instant le nom de M. Widor passa devant son esprit; mais il jugea que
j'étais bien jeune pour être organiste, et M. Widor trop peu marquant
pour être «reçu». Il lui parut plus vraisemblable de voir tout
simplement en moi le nouvel attaché de la légation de Suède duquel on
lui avait parlé; et il se préparait à me demander des nouvelles du roi
Oscar par qui il avait été à plusieurs reprises fort bien accueilli;
mais quand le duc, pour me présenter, eut dit mon nom à M. de Bréauté,
celui-ci, voyant que ce nom lui était absolument inconnu, ne douta plus
dès lors que, me trouvant là, je ne fusse quelque célébrité. Oriane
décidément n'en faisait pas d'autres et savait l'art d'attirer les
hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien
entendu, sans quoi elle l'eût déclassé. M. de Bréauté commença donc à se
pourlécher les babines et à renifler de ses narines friandes, mis en
appétit non seulement par le bon dîner qu'il était sûr de faire, mais
par le caractère de la réunion que ma présence ne pouvait manquer de
rendre intéressante et qui lui fournirait un sujet de conversation
piquant le lendemain au déjeuner du duc de Chartres. Il n'était pas
encore fixé sur le point de savoir si c'était moi dont on venait
d'expérimenter le sérum contre le cancer ou de mettre en répétition le
prochain lever de rideau au Théâtre-Français, mais grand intellectuel,
grand amateur de «récits de voyages», il ne cessait pas de multiplier
devant moi les révérences, les signes d'intelligence, les sourires
filtrés par son monocle; soit dans l'idée fausse qu'un homme de valeur
l'estimerait davantage s'il parvenait à lui inculquer l'illusion que
pour lui, comte de Bréauté-Consalvi, les privilèges de la pensée
n'étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance; soit
tout simplement par besoin et difficulté d'exprimer sa satisfaction,
dans l'ignorance de la langue qu'il devait me parler, en somme comme
s'il se fût trouvé en présence de quelqu'un des «naturels» d'une terre
inconnue où aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du
profit, il tâcherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et
sans interrompre les démonstrations d'amitié ni pousser comme eux de
grands cris, de troquer des oeufs d'autruche et des épices contre des
verroteries. Après avoir répondu de mon mieux à sa joie, je serrai la
main du duc de Châtellerault que j'avais déjà rencontré chez Mme de
Villeparisis, de laquelle il me dit que c'était une fine mouche. Il
était extrêmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil
busqué, les points où la peau de la joue s'altère, tout ce qui se voit
déjà dans les portraits de cette famille que nous ont laissés le XVIe et
le XVIIe siècle. Mais comme je n'aimais plus la duchesse, sa
réincarnation en un jeune homme était sans attrait pour moi. Je lisais
le crochet que faisait le nez du duc de Châtellerault comme la signature
d'un peintre que j'aurais longtemps étudié, mais qui ne m'intéressait
plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le
malheur de mes phalanges qui n'en sortirent que meurtries, je les
laissai s'engager dans l'étau qu'était une poignée de mains à
l'allemande, accompagnée d'un sourire ironique ou bonhomme du prince de
Faffenheim, l'ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms
propre à ce milieu, on appelait si universellement le prince Von, que
lui-même signait prince Von, ou, quand il écrivait à des intimes, Von.
Encore cette abréviation-là se comprenait-elle à la rigueur, à cause de
la longueur d'un nom composé. On se rendait moins compte des raisons qui
faisaient remplacer Elisabeth tantôt par Lili, tantôt par Bebeth, comme
dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s'explique que des hommes,
cependant assez oisifs et frivoles en général, eussent adopté «Quiou»
pour ne pas perdre, en disant Montesquiou, leur temps. Mais on voit
moins ce qu'ils en gagnaient à prénommer un de leurs cousins Dinand au
lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner
des prénoms les Guermantes procédassent invariablement par la répétition
d'une syllabe. Ainsi deux soeurs, la comtesse de Montpeyroux et la
vicomtesse de Vélude, lesquelles étaient toutes d'une énorme grosseur,
ne s'entendaient jamais appeler, sans s'en fâcher le moins du monde et
sans que personne songeât à en sourire, tant l'habitude était ancienne,
que «Petite» et «Mignonne». Mme de Guermantes, qui adorait Mme de
Montpeyroux, eût, si celle-ci eût été gravement atteinte, demandé avec
des larmes à sa soeur: «On me dit que «Petite» est très mal. » Mme de
l'Éclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entièrement
les oreilles, on ne l'appelait jamais que «ventre affamé». Quelquefois
on se contentait d'ajouter un _a_ au nom ou au prénom du mari pour
désigner la femme. L'homme le plus avare, le plus sordide, le plus
inhumain du faubourg ayant pour prénom Raphaël, sa charmante, sa fleur
sortant aussi du rocher signait toujours Raphaëla; mais ce sont là
seulement simples échantillons de règles innombrables dont nous pourrons
toujours, si l'occasion s'en présente, expliquer quelques-unes. Ensuite
je demandai au duc de me présenter au prince d'Agrigente. «Comment, vous
ne connaissez pas cet excellent Gri-gri», s'écria M. de Guermantes, et
il dit mon nom à M. d'Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent cité
par Françoise, m'était toujours apparu comme une transparente verrerie,
sous laquelle je voyais, frappés au bord de la mer violette par les
rayons obliques d'un soleil d'or, les cubes roses d'une cité antique
dont je ne doutais pas que le prince--de passage à Paris par un bref
miracle--ne fût lui-même, aussi lumineusement sicilien et glorieusement
patiné, le souverain effectif. Hélas, le vulgaire hanneton auquel on me
présenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde
désinvolture qu'il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom
que d'une oeuvre d'art qu'il eût possédée, sans porter sur soi aucun
reflet d'elle, sans peut-être l'avoir jamais regardée. Le prince
d'Agrigente était si entièrement dépourvu de quoi que ce fût de princier
et qui pût faire penser à Agrigente, que c'en était à supposer que son
nom, entièrement distinct de lui, relié par rien à sa personne, avait eu
le pouvoir d'attirer à soit tout ce qu'il aurait pu y avoir de vague
poésie en cet homme comme chez tout autre, et de l'enfermer après cette
opération dans les syllabes enchantées. Si l'opération avait eu lieu,
elle avait été en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome
de charme à retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu'il se
trouvait à la fois le seul homme au monde qui fût prince d'Agrigente et
peut-être l'homme au monde qui l'était le moins. Il était d'ailleurs
fort heureux de l'être, mais comme un banquier est heureux d'avoir de
nombreuses actions d'une mine, sans se soucier d'ailleurs si cette mine
répond au joli nom de mine Ivanhoe et de mine Primerose, ou si elle
s'appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s'achevaient
les présentations si longues à raconter mais qui, commencées dès mon
entrée au salon, n'avaient duré que quelques instants, et que Mme de
Guermantes, d'un ton presque suppliant, me disait: «Je suis sûre que
Basin vous fatigue à vous mener ainsi de l'une à l'autre, nous voulons
que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous
fatiguer pour que vous reveniez souvent», le duc, d'un mouvement assez
gauche et timoré, donna (ce qu'il aurait bien voulu faire depuis une
heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir) le signe qu'on
pouvait servir.
Il faut ajouter qu'un des invités manquait, M. de Grouchy, dont la
femme, née Guermantes, était venue seule de son côté, le mari devant
arriver directement de la chasse où il avait passé la journée. Ce M. de
Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit
faussement que son absence au début de Waterloo avait été la cause
principale de la défaite de Napoléon, était d'une excellente famille,
insuffisante pourtant aux yeux de certains entichés de noblesse. Ainsi
le prince de Guermantes, qui devait être bien des années plus tard moins
difficile pour lui-même, avait-il coutume de dire à ses nièces: «Quel
malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes (la vicomtesse de
Guermantes, mère de Mme de Grouchy) qu'elle n'ait jamais pu marier ses
enfants. --Mais, mon oncle, l'aînée a épousé M. de Grouchy. --Je n'appelle
pas cela un mari! Enfin, on prétend que l'oncle François a demandé la
cadette, cela fera qu'elles ne seront pas toutes restées filles. »
Aussitôt l'ordre de servir donné, dans un vaste déclic giratoire,
multiple et simultané, les portes de la salle à manger s'ouvrirent à
deux battants; un maître d'hôtel qui avait l'air d'un maître des
cérémonies s'inclina devant la princesse de Parme et annonça la
nouvelle: «Madame est servie», d'un ton pareil à celui dont il aurait
dit: «Madame se meurt», mais qui ne jeta aucune tristesse dans
l'assemblée, car ce fut d'un air folâtre, et comme l'été à Robinson, que
les couples s'avancèrent l'un derrière l'autre vers la salle à manger,
se séparant quand ils avaient gagné leur place où des valets de pied
poussaient derrière eux leur chaise; la dernière, Mme de Guermantes
s'avança vers moi, pour que je la conduisisse à table et sans que
j'éprouvasse l'ombre de la timidité que j'aurais pu craindre, car, en
chasseresse à qui une grande adresse musculaire a rendu la grâce facile,
voyant sans doute que je m'étais mis du côté qu'il ne fallait pas, elle
pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur
le mien et le plus naturellement encadré dans un rythme de mouvements
précis et nobles. Je leur obéis avec d'autant plus d'aisance que les
Guermantes n'y attachaient pas plus d'importance qu'au savoir un vrai
savant, chez qui on est moins intimidé que chez un ignorant; d'autres
portes s'ouvrirent par où entra la soupe fumante, comme si le dîner
avait lieu dans un théâtre de pupazzi habilement machiné et où l'arrivée
tardive du jeune invité mettait, sur un signe du maître, tous les
rouages en action.
C'est timide et non majestueusement souverain qu'avait été ce signe du
duc, auquel avait répondu le déclanchement de cette vaste, ingénieuse,
obéissante et fastueuse horlogerie mécanique et humaine. L'indécision du
geste ne nuisit pas pour moi à l'effet du spectacle qui lui était
subordonné. Car je sentais que ce qui l'avait rendu hésitant et
embarrassé était la crainte de me laisser voir qu'on n'attendait que moi
pour dîner et qu'on m'avait attendu longtemps, de même que Mme de
Guermantes avait peur qu'ayant regardé tant de tableaux, on ne me
fatiguât et ne m'empêchât de prendre mes aises en me présentant à jet
continu. De sorte que c'était le manque de grandeur dans le geste qui
dégageait la grandeur véritable. De même que cette indifférence du duc à
son propre luxe, ses égards au contraire pour un hôte, insignifiant en
lui-même mais qu'il voulait honorer. Ce n'est pas que M. de Guermantes
ne fût par certains côtés fort ordinaire, et n'eût même des ridicules
d'homme trop riche, l'orgueil d'un parvenu qu'il n'était pas.
Mais de même qu'un fonctionnaire ou qu'un prêtre voient leur médiocre
talent multiplié à l'infini (comme une vague par toute la mer qui se
presse derrière elle) par ces forces auxquelles ils s'appuient,
l'administration française et l'église catholique, de même M. de
Guermantes était porté par cette autre force, la politesse
aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme
de Guermantes n'eût pas reçu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais
du moment que quelqu'un, comme c'était mon cas, paraissait susceptible
d'être agrégé au milieu Guermantes, cette politesse découvrait des
trésors de simplicité hospitalière plus magnifiques encore s'il est
possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restés là.
Quand il voulait faire plaisir à quelqu'un, M. de Guermantes avait ainsi
pour faire de lui, ce jour-là, le personnage principal, un art qui
savait mettre à profit la circonstance et le lieu. Sans doute à
Guermantes ses «distinctions» et ses «grâces» eussent pris une autre
forme. Il eût fait atteler pour m'emmener faire seul avec lui une
promenade avant dîner. Telles qu'elles étaient, on se sentait touché par
ses façons comme on l'est, en lisant des Mémoires du temps, par celles
de Louis XIV quand il répond avec bonté, d'un air riant et avec une
demi-révérence, à quelqu'un qui vient le solliciter. Encore faut-il,
dans les deux cas, comprendre que cette politesse n'allait pas au delà
de ce que ce mot signifie.
Louis XIV (auquel les entichés de noblesse de son temps reprochent
pourtant son peu de souci de l'étiquette, si bien, dit Saint-Simon,
qu'il n'a été qu'un fort petit roi pour le rang en comparaison de
Philippe de Valois, Charles V, etc. ) fait rédiger les instructions les
plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs
sachent à quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains
cas, devant l'impossibilité d'arriver à une entente, on préfère convenir
que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain
étranger que dehors, en plein air, pour qu'il ne soit pas dit qu'en
entrant dans le château l'un a précédé l'autre; et l'Électeur palatin,
recevant le duc de Chevreuse à dîner, feint, pour ne pas lui laisser la
main, d'être malade et dîne avec lui mais couché, ce qui tranche la
difficulté. M. le Duc évitant les occasions de rendre le service à
Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frère dont il est du reste
tendrement aimé, prend un prétexte pour faire monter son cousin à son
lever et le forcer à lui passer sa chemise. Mais dès qu'il s'agit d'un
sentiment profond, des choses du coeur, le devoir, si inflexible tant
qu'il s'agit de politesse, change entièrement. Quelques heures après la
mort de ce frère, une des personnes qu'il a le plus aimées, quand
Monsieur, selon l'expression du duc de Montfort, est «encore tout
chaud», Louis XIV chante des airs d'opéras, s'étonne que la duchesse de
Bourgogne, laquelle a peine à dissimuler sa douleur, ait l'air si
mélancolique, et voulant que la gaieté recommence aussitôt, pour que les
courtisans se décident à se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne
de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions
mondaines et concentrées, mais dans le langage le plus involontaire,
dans les préoccupations, dans l'emploi du temps de M. de Guermantes, on
retrouvait le même contraste: les Guermantes n'éprouvaient pas plus de
chagrin que les autres mortels, on peut même dire que leur sensibilité
véritable était moindre; en revanche, on voyait tous les jours leur nom
dans les mondanités du _Gaulois_ à cause du nombre prodigieux
d'enterrements où ils eussent trouvé coupable de ne pas se faire
inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons
couvertes de terre, les terrasses que purent connaître Xénophon ou saint
Paul, de même dans les manières de M. de Guermantes, homme attendrissant
de gentillesse et révoltant de dureté, esclave des plus petites
obligations et délié des pactes les plus sacrés, je retrouvais encore
intacte après plus de deux siècles écoulés cette déviation particulière
à la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de
conscience du domaine des affections et de la moralité aux questions de
pure forme.
L'autre raison de l'amabilité que me montra la princesse de Parme était
plus particulière. C'est qu'elle était persuadée d'avance que tout ce
qu'elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, était
d'une qualité supérieure à tout ce qu'elle avait chez elle. Chez toutes
les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme s'il en avait
été ainsi; pour le plat le plus simple, pour les fleurs les plus
ordinaires, elle ne se contentait pas de s'extasier, elle demandait la
permission d'envoyer dès le lendemain chercher la recette ou regarder
l'espèce par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages à gros
appointements, ayant leur voiture à eux et surtout leurs prétentions
professionnelles, et qui se trouvaient fort humiliés de venir s'informer
d'un plat dédaigné ou prendre modèle sur une variété d'oeillets laquelle
n'était pas moitié aussi belle, aussi «panachée» de «chinages», aussi
grande quant aux dimensions des fleurs, que celles qu'ils avaient
obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de
celle-ci, chez tout le monde, cet étonnement devant les moindres choses
était factice et destiné à montrer qu'elle ne tirait pas de la
supériorité de son rang et de ses richesses un orgueil défendu par ses
anciens précepteurs, dissimulé par sa mère et insupportable à Dieu, en
revanche, c'est en toute sincérité qu'elle regardait le salon de la
duchesse de Guermantes comme un lieu privilégié où elle ne pouvait
marcher que de surprises en délices. D'une façon générale d'ailleurs,
mais qui serait bien insuffisante à expliquer cet état d'esprit, les
Guermantes étaient assez différents du reste de la société
aristocratique, ils étaient plus précieux et plus rares. Ils m'avaient
donné au premier aspect l'impression contraire, je les avais trouvés
vulgaires, pareils à tous les hommes et à toutes les femmes, mais parce
que préalablement j'avais vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en
Parme, des noms. Évidemment, dans ce salon, toutes les femmes que
j'avais imaginées comme des statuettes de Saxe ressemblaient tout de
même davantage à la grande majorité des femmes. Mais de même que Balbec
ou Florence, les Guermantes, après avoir déçu l'imagination parce qu'ils
ressemblaient plus à leurs pareils qu'à leur nom, pouvaient ensuite,
quoique à un moindre degré, offrir à l'intelligence certaines
particularités qui les distinguaient. Leur physique même, la couleur
d'un rose spécial, allant quelquefois jusqu'au violet, de leur chair,
une certaine blondeur quasi éclairante des cheveux délicats, même chez
les hommes, massés en touffes dorées et douces, moitié de lichens
pariétaires et de pelage félin (éclat lumineux à quoi correspondait un
certain brillant de l'intelligence, car, si l'on disait le teint et les
cheveux des Guermantes, on disait aussi l'esprit des Guermantes comme
l'esprit des Mortemart--une certaine qualité sociale plus fine dès avant
Louis XIV, et d'autant plus reconnue de tous qu'ils la promulguaient
eux-mêmes), tout cela faisait que, dans la matière même, si précieuse
fût-elle, de la société aristocratique où on les trouvait engainés ça et
là, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles à discerner et à
suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l'onyx, ou
plutôt encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clarté
dont les crins dépeignés courent comme de flexibles rayons dans les
flancs de l'agate-mousse.
Les Guermantes--du moins ceux qui étaient dignes du nom--n'étaient pas
seulement d'une qualité de chair, de cheveu, de transparent regard,
exquise, mais avaient une manière de se tenir, de marcher, de saluer, de
regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils
étaient aussi différents en tout cela d'un homme du monde quelconque que
celui-ci d'un fermier en blouse. Et malgré leur amabilité on se disait:
n'ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu'ils le dissimulent, quand ils
nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies
par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l'hirondelle ou
l'inclinaison de la rose, de penser: ils sont d'une autre race que nous
et nous sommes, nous, les princes de la terre? Plus tard je compris que
les Guermantes me croyaient en effet d'une race autre, mais qui excitait
leur envie, parce que je possédais des mérites que j'ignorais et qu'ils
faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore
j'ai senti que cette profession de foi n'était qu'à demi sincère et que
chez eux le dédain ou l'étonnement coexistaient avec l'admiration et
l'envie. La flexibilité physique essentielle aux Guermantes était
double; grâce à l'une, toujours en action, à tout moment, et si par
exemple un Guermantes mâle allait saluer une dame, il obtenait une
silhouette de lui-même, faite de l'équilibre instable de mouvements
asymétriques et nerveusement compensés, une jambe traînant un peu soit
exprès, soit parce qu'ayant été souvent cassée à la chasse elle
imprimait au torse, pour rattraper l'autre jambe, une déviation à
laquelle la remontée d'une épaule faisait contrepoids, pendant que le
monocle s'installait dans l'oeil, haussait un sourcil au même moment où
le toupet des cheveux s'abaissait pour le salut; l'autre flexibilité,
comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde à jamais la
coquille ou le bateau, s'était pour ainsi dire stylisée en une sorte de
mobilité fixée, incurvant le nez busqué qui sous les yeux bleus à fleur
de tête, au-dessus des lèvres trop minces, d'où sortait, chez les
femmes, une voix rauque, rappelait l'origine fabuleuse enseignée au XVIe
siècle par le bon vouloir de généalogistes parasites et hellénisants à
cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu'ils prétendaient
quand ils lui donnaient pour origine la fécondation mythologique d'une
nymphe par un divin Oiseau.
Les Guermantes n'étaient pas moins spéciaux au point de vue intellectuel
qu'au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert (l'époux aux idées
surannées de «Marie Gilbert» et qui faisait asseoir sa femme à gauche
quand ils se promenaient en voiture parce qu'elle était de moins bon
sang, pourtant royal, que lui), mais il était une exception et faisait,
absent, l'objet des railleries de la famille et d'anecdotes toujours
nouvelles, les Guermantes, tout en vivant dans le pur «gratin» de
l'aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les
théories de la duchesse de Guermantes, laquelle à vrai dire à force
d'être Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose
d'autre et de plus agréable, mettaient tellement au-dessus de tout
l'intelligence et étaient en politique si socialistes qu'on se demandait
où dans son hôtel se cachait le génie chargé d'assurer le maintien de la
vie aristocratique, et qui toujours invisible, mais évidemment tapi
tantôt dans l'antichambre, tantôt dans le salon, tantôt dans le cabinet
de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas
aux titres de lui dire «Madame la duchesse», à cette personne qui
n'aimait que la lecture et n'avait point de respect humain, d'aller
dîner chez sa belle-soeur quand sonnaient huit heures et de se
décolleter pour cela.
Le même génie de la famille présentait à Mme de Guermantes la situation
des duchesses, du moins des premières d'entre elles, et comme elle
multimillionnaires, le sacrifice à d'ennuyeux thés-dîners en ville,
raouts, d'heures où elle eût pu lire des choses intéressantes, comme des
nécessités désagréables analogues à la pluie, et que Mme de Guermantes
acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse mais sans aller
jusqu'à rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du
hasard que le maître d'hôtel de Mme de Guermantes dît toujours: «Madame
la duchesse» à cette femme qui ne croyait qu'à l'intelligence, ne
paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n'avait pensé à le prier
de lui dire «Madame» tout simplement. En poussant la bonne volonté
jusqu'à ses extrêmes limites, on eût pu croire que, distraite, elle
entendait seulement «Madame» et que l'appendice verbal qui y était
ajouté n'était pas perçu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle
n'était pas muette. Or, chaque fois qu'elle avait une commission à
donner à son mari, elle disait au maître d'hôtel: «Vous rappellerez à
Monsieur le duc. . . »
Le génie de la famille avait d'ailleurs d'autres occupations, par
exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus
particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement
moraux, et ce n'étaient pas d'habitude les mêmes. Mais les
premiers--même un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu
et était le plus délicieux de tous, ouvert à toutes les idées neuves et
justes--traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la
même façon que Mme de Villeparisis, dans les moments où le génie de la
famille s'exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments
identiques on voyait tout d'un coup les Guermantes prendre un ton
presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et à cause de leur charme plus
grand, plus attendrissant que celui de la marquise pour dire d'une
domestique: «On sent qu'elle a un bon fond, c'est une fille qui n'est
pas commune, elle doit être la fille de gens bien, elle est certainement
restée toujours dans le droit chemin. » A ces moments-là le génie de la
famille se faisait intonation. Mais parfois il était aussi tournure, air
de visage, le même chez la duchesse que chez son grand-père le maréchal,
une sorte d'insaisissable convulsion (pareille à celle du Serpent, génie
carthaginois de la famille Barca), et par quoi j'avais été plusieurs
fois saisi d'un battement de coeur, dans mes promenades matinales, quand,
avant d'avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regardé par elle
du fond d'une petite crémerie. Ce génie était intervenu dans une
circonstance qui avait été loin d'être indifférente non seulement aux
Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et,
quoique d'aussi bon sang que les Guermantes, tout l'opposé d'eux (c'est
même par sa grand'mère Courvoisier que les Guermantes expliquaient le
parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et
noblesse comme si c'était la seule chose qui importât). Non seulement
les Courvoisier n'assignaient pas à l'intelligence le même rang que les
Guermantes, mais ils ne possédaient pas d'elle la même idée. Pour un
Guermantes (fût-il bête), être intelligent, c'était avoir la dent dure,
être capable de dire des méchancetés, d'emporter le morceau, c'était
aussi pouvoir vous tenir tête aussi bien sur la peinture, sur la
musique, sur l'architecture, parler anglais. Les Courvoisier se
faisaient de l'intelligence une idée moins favorable et, pour peu qu'on
ne fût pas de leur monde, être intelligent n'était pas loin de signifier
«avoir probablement assassiné père et mère». Pour eux l'intelligence
était l'espèce de «pince monseigneur» grâce à laquelle des gens qu'on ne
connaissait ni d'Ève ni d'Adam forçaient les portes des salons les plus
respectés, et on savait chez les Courvoisier qu'il finissait toujours
par vous en cuire d'avoir reçu de telles «espèces». Aux insignifiantes
assertions des gens intelligents qui n'étaient pas du monde, les
Courvoisier opposaient une méfiance systématique. Quelqu'un ayant dit
une fois: «Mais Swann est plus jeune que Palamède. --Du moins il vous le
dit; et s'il vous le dit soyez sûr que c'est qu'il y trouve son
intérêt», avait répondu Mme de Gallardon. Bien plus, comme on disait de
deux étrangères très élégantes que les Guermantes recevaient, qu'on
avait fait passer d'abord celle-ci puisqu'elle était l'aînée: «Mais
est-elle même l'aînée? » avait demandé Mme de Gallardon, non pas
positivement comme si ce genre de personnes n'avaient pas d'âge, mais
comme si, vraisemblablement dénuées d'état civil et religieux, de
traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les
petites chattes d'une même corbeille entre lesquelles un vétérinaire
seul pourrait se reconnaître. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes,
maintenaient d'ailleurs en un sens l'intégrité de la noblesse à la fois
grâce à l'étroitesse de leur esprit et à la méchanceté de leur coeur. De
même que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de
quelques autres comme les de Ligne, les La Trémoille, etc. , tout le
reste se confondait dans un vague fretin) étaient insolents avec des
gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, précisément
parce qu'ils ne faisaient pas attention à ces mérites de second ordre
dont s'occupaient énormément les Courvoisier, le manque de ces mérites
leur importait peu. Certaines femmes qui n'avaient pas un rang très
élevé dans leur province mais brillamment mariées, riches, jolies,
aimées des duchesses, étaient pour Paris, où l'on est peu au courant des
«père et mère», un excellent et élégant article d'importation. Il
pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le
canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agrément propre,
reçues chez certaines Guermantes. Mais, à leur égard, l'indignation des
Courvoisier ne désarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six, chez leur
cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n'aimaient pas à
frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et
un thème d'inépuisables déclamations. Dès le moment, par exemple, où la
charmante comtesse G. . . entrait chez les Guermantes, le visage de Mme de
Villebon prenait exactement l'expression qu'il eût dû prendre si elle
avait eu à réciter le vers:
_Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là. _
vers qui lui était du reste inconnu. Cette Courvoisier avait avalé
presque tous les lundis un éclair chargé de crème à quelques pas de la
comtesse G. . . , mais sans résultat. Et Mme de Villebon confessait en
cachette qu'elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes
recevait une femme qui n'était même pas de la deuxième société, à
Châteaudun. «Ce n'est vraiment pas la peine que ma cousine soit si
difficile sur ses relations, c'est à se moquer du monde», concluait Mme
de Villebon avec une autre expression de visage, celle-là souriante et
narquoise dans le désespoir, sur laquelle un petit jeu de devinettes eût
plutôt mis un autre vers que la comtesse ne connaissait naturellement
pas davantage:
_Grâce aux dieux mon malheur passe mon espérance_.
Au reste, anticipons sur les événements en disant que la «persévérance»,
rime d'espérance dans le vers suivant, de Mme de Villebon à snober Mme
G. . . ne fut pas tout à fait inutile. Aux yeux de Mme G. . . elle doua Mme
de Villebon d'un prestige tel, d'ailleurs purement imaginaire, que,
quand la fille de Mme G. . . , qui était la plus jolie et la plus riche des
bals de l'époque, fut à marier, on s'étonna de lui voir refuser tous les
ducs. C'est que sa mère, se souvenant des avanies hebdomadaires qu'elle
avait essuyées rue de Grenelle en souvenir de Châteaudun, ne souhaitait
véritablement qu'un mari pour sa fille: un fils Villebon.
Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient
était dans l'art, infiniment varié d'ailleurs, de marquer les distances.
Les manières des Guermantes n'étaient pas entièrement uniformes chez
tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l'étaient
vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de
cérémonie, à peu près comme si le fait qu'ils vous eussent tendu la main
eût été aussi considérable que s'il s'était agi de vous sacrer
chevalier. Au moment où un Guermantes, n'eût-il que vingt ans, mais
marchant déjà sur les traces de ses aînés, entendait votre nom prononcé
par le présentateur, il laissait tomber sur vous, comme s'il n'était
nullement décidé à vous dire bonjour, un regard généralement bleu,
toujours de la froideur d'un acier qu'il semblait prêt à vous plonger
dans les plus profonds replis du coeur. C'est du reste ce que les
Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de
premier ordre. Ils pensaient de plus accroître par cette inspection
l'amabilité du salut qui allait suivre et qui ne vous serait délivré
qu'à bon escient. Tout ceci se passait à une distance de vous qui,
petite s'il se fût agi d'une passe d'armes, semblait énorme pour une
poignée de main et glaçait dans le deuxième cas comme elle eût fait dans
le premier, de sorte que quand le Guermantes, après une rapide tournée
accomplie dans les dernières cachettes de votre âme et de votre
honorabilité, vous avait jugé digne de vous rencontrer désormais avec
lui, sa main, dirigée vers vous au bout d'un bras tendu dans toute sa
longueur, avait l'air de vous présenter un fleuret pour un combat
singulier, et cette main était en somme placée si loin du Guermantes à
ce moment-là que, quand il inclinait alors la tête, il était difficile
de distinguer si c'était vous ou sa propre main qu'il saluait. Certains
Guermantes n'ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne
pas se répéter sans cesse, exagéraient en recommençant cette cérémonie
chaque fois qu'ils vous rencontraient. Étant donné qu'ils n'avaient plus
à procéder à l'enquête psychologique préalable pour laquelle le «génie
de la famille» leur avait délégué ses pouvoirs dont ils devaient se
rappeler les résultats, l'insistance du regard perforateur précédant la
poignée de main ne pouvait s'expliquer que par l'automatisme qu'avait
acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu'ils pensaient
posséder. Les Courvoisier, dont le physique était différent, avaient
vainement essayé de s'assimiler ce salut scrutateur et s'étaient
rabattus sur la raideur hautaine ou la négligence rapide. En revanche,
c'était aux Courvoisier que certaines très rares Guermantes du sexe
féminin semblaient avoir emprunté le salut des dames. En effet, au
moment où on vous présentait à une de ces Guermantes-là, elle vous
faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, à peu près
selon un angle de quarante-cinq degrés, la tête et le buste, le bas du
corps (qu'elle avait fort haut jusqu'à la ceinture, qui faisait pivot)
restant immobile. Mais à peine avait-elle projeté ainsi vers vous la
partie supérieure de sa personne, qu'elle la rejetait en arrière de la
verticale par un brusque retrait d'une longueur à peu près égale. Le
renversement consécutif neutralisait ce qui vous avait paru être
concédé, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait même pas acquis
comme en matière de duel, les positions primitives étaient gardées.
Cette même annulation de l'amabilité par la reprise des distances (qui
était d'origine Courvoisier et destinée à montrer que les avances faites
dans le premier mouvement n'étaient qu'une feinte d'un instant) se
manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les
Guermantes, dans les lettres qu'on recevait d'elles, au moins pendant
les premiers temps de leur connaissance. Le «corps» de la lettre pouvait
contenir des phrases qu'on n'écrirait, semble-t-il, qu'à un ami, mais
c'est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d'être celui de
la dame, car la lettre commençait par: «monsieur» et finissait par:
«Croyez, monsieur, à mes sentiments distingués. » Dès lors, entre ce
froid début et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le
reste, pouvaient se succéder (si c'était une réponse à une lettre de
condoléance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin que la
Guermantes avait eu à perdre sa soeur, de l'intimité qui existait entre
elles, des beautés du pays où elle villégiaturait, des consolations
qu'elle trouvait dans le charme de ses petits enfants, tout cela n'était
plus qu'une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le
caractère intime n'entraînait pourtant pas plus d'intimité entre vous et
l'épistolière que si celle-ci avait été Pline le Jeune ou Mme de
Simiane.
Il est vrai que certaines Guermantes vous écrivaient dès les premières
fois «mon cher ami», «mon ami», ce n'étaient pas toujours les plus
simples d'entre elles, mais plutôt celles qui, ne vivant qu'au milieu
des rois et, d'autre part, étant «légères», prenaient dans leur orgueil
la certitude que tout ce qui venait d'elles faisait plaisir et dans leur
corruption l'habitude de ne marchander aucune des satisfactions qu'elles
pouvaient offrir.
